Cyranette/Texte entier

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. Couv-192).

Norbert SEVESTRE

Cyranette
Qui ne sait celer ne sait aimer.
(Vieux code de l’amour.)
Collection STELLA
Éditions du « Petit Écho de la Mode »
1, Rue Gazan, Paris (XIVe)

CYRANETTE


À ma femme
N. S.


PREMIÈRE PARTIE

I


Dans la salle à manger, où vient de l’introduire tout à trac cette petite folle de Juliette — « Liette », comme on dit familièrement — l’abbé Divoire ne peut réprimer un léger mouvement à la vue de la table desservie et sur laquelle il n’y a que quatre tasses fumantes.

— Déjà au café ? s’effare-t-il, avec sa rondeur de vieux commensal de la maison.

M. et Mme Daliot, et leur autre fille, l’aînée, Denise — qu’on appelle « Nise » tout court — se sont levés avec le plus aimable empressement, et c’est à qui le débarrassera de son chapeau, qu’il a oublié d’accrocher dans le vestibule et que Liette n’a pas songé davantage à lui prendre des mains, quand elle est allée lui ouvrir la porte du palier.

— Excusez-nous, monsieur le curé, répond Mme Daliot. Nous n’osions pas compter sur vous ce soir…

— Je m’en aperçois !

— Puis il va être l’heure d’aller à la gare, ajoute ingénument Liette, pendant que M. Daliot échange une vigoureuse poignée de main avec le prêtre et que Denise, retenue par une discrétion naturelle bien différente de la spontanéité plutôt exubérante de sa cadette, attend la petite tape sur la joue dont M. le curé, en pareille occurrence, ne manque jamais de la gratifier affectueusement.

Mais celui-ci, une fois de plus, paraît penaud.

— À la gare ?

— Mais oui ! dit Liette. Devinez ce qui nous y attire, monsieur le curé ?… Je vous le donne en mille.

Mme Daliot, d’un signe, fait comprendre à la bavarde qu’elle aussi voudrait bien pouvoir placer un mot.

— Ne cherchez pas, monsieur le curé. Il s’agit d’un passage de soldats anglais. Un détachement d’artillerie lourde à destination de l’Italie.

— Première nouvelle ! concède l’abbé Divoire… Eh bien, mes coquines, dit-il aux jeunes filles, en voilà une affaire !… Et moi qui n’avais pas l’air de m’en douter ! Allons, bonsoir ! Je me sauve ! Je m’en voudrais trop de vous faire manquer une si belle occasion.

— Permettez ! intervient M. Daliot. Rien ne presse et je ne sais où ma femme avait la tête de nous faire mettre à table si tôt.

— Mais, papa, murmure Juliette, leur train arrive à dix heures !

— Il n’en est que neuf, huit au soleil, et je parie que M. le curé n’a pas dîné.

— Je vous demande pardon, mon ami.

— Bien vrai, monsieur le curé ? insiste Mme Daliot.

— Puisque je vous l’assure… J’ai dîné sur le pouce dans l’idée de vous surprendre au dessert. Erreur n’est pas compte et j’arrive comme les carabiniers… Ai-je droit à une tasse ?

— Oui, monsieur le curé, acquiesce Liette. Parce que c’est vous…

Et elle court à la cuisine chercher la verseuse qui n’a guère dû refroidir, tant il fait chaud en cette belle soirée de juin 1917.

Soufflant, s’épongeant, M. le curé boude le fauteuil que lui propose M. Daliot.

— Pas de fauteuil, non, merci. Une chaise cannée, comme tout le monde.

Et ce n’est pas humilité chrétienne, mais bien plutôt point d’honneur de chanoine honoraire et… quinquagénaire, qui n’entend faire aucune concession à son léger embonpoint. Plus maigre ou plus douillet, il ne se gênerait pas pour occuper ce siège de sybarite. Chez les Daliot, n’est-il pas chez lui ? Mieux que chez lui où, de propre aveu, il doit compter avec le despotisme ancillaire d’une vieille gouvernante quinteuse et tatillonne.

L’abbé Divoire, curé de Saint-Pierre de Maché, à Chambéry, cousine avec Mme Daliot. À les voir, l’un déjà grisonnant, l’autre si fraîche encore, on ne dirait pas qu’ils sont du même âge, à quelques années près. Quand ils étaient jeunes, leurs parents logeaient porte à porte, rue de Derrière-les-Murs, une antique venelle, tout ce qu’il y a de plus honnête, mais d’assez pauvre aspect, étranglée entre de maussades bâtisses archiséculaires et les lourds contreforts du château. Leur amitié a pu évoluer ; elle n’est pas moins cordiale et sûre qu’en ce bon temps-là. Et, si Mme Daliot marque aujourd’hui tant de déférence à l’abbé, si elle lui dit « monsieur le curé » comme son mari et ses filles, c’est par respect pour l’habit qu’il porte et qui évoque nécessairement son ministère. Lui, au contraire, ne continue à voir en elle que la cousine et il l’appelle par son prénom comme autrefois. M. Daliot n’a garde de s’en formaliser. Se formaliser, mon Dieu, et pourquoi ? Le prêtre qui a béni son mariage, puis qui a baptisé et fait communier ses enfants, ce bon prêtre-là n’est-il pas doublement de la famille ? Qu’on l’accueille à bras ouverts, c’est tout naturel. On est d’ailleurs dans l’hospitalière tradition des Savoisiens, pour qui tout visiteur est comme un invité.

Sans être douillet, l’abbé Divoire n’en aime pas moins ses aises. Pasteur d’une populeuse paroisse, toute en vieilles échoppes, en vieilles croix, en vieilles fontaines, il ne lui déplaît pas de nicher sur l’éminence qui la domine. Le clocher de son église s’y perd dans les magnifiques frondaisons du Grand-Jardin, et l’ancien presbytère, lamentablement délabré, y menace ruine. Mais l’abbé s’y est fait construire, dans un petit terrain à lui, un logis agréable et commode. N’empêche qu’il est bien seul là-haut et, quand sa gouvernante se montre trop acariâtre ou qu’il désire passer une bonne soirée, il descend chez les Daliot, qui habitent rue Nézin, à l’autre bout de la ville, dans une maison moderne, dont leur appartement n’occupe que le second étage. Le site est joli, moins retiré, plus vivant, quoique presque aussi agreste que les hauts et superbes parages de Saint-Pierre. Et l’abbé, en leur compagnie, savoure cette douce intimité de famille que l’ecclésiastique ne peut qu’envier aux laïques.

Ils sont si simples, les Daliot ! Ils sont si charmants, si affables ! La bonhomie du père, l’égalité d’humeur de la mère et de Denise, la gaîté amusante de Liette composent une atmosphère où l’abbé Divoire peut redevenir lui-même et s’épanouir avec délices, après ses exercices religieux, ses visites aux indigents, toutes les charges d’un sacerdoce rendu nécessairement plus lourd par la mobilisation de ses vicaires. Il aime tant cet intérieur coquet et très suffisamment confortable de provinciaux ayant du goût.

Car les Daliot ont du goût, témoin cette spacieuse salle à manger, dont les fenêtres, larges ouvertes sur le parc Lémenc, en aspirent tout l’air, toute la lumière, et que décorent, sans prétention, mais non sans un certain cachet, quelques toiles plaisantes à l’œil, quelques beaux grès flammés comme on en fait à Chambéry et quelques-unes de ces vieilleries de bon aloi que l’on dénichait jadis dans les rustiques chalets des montagnards.

La guerre, jusqu’ici, n’a rien changé aux petites habitudes des Daliot. Ils n’en ont tiré aucun profit, mais ils n’en ont point souffert. L’orage les a épouvantés d’abord. Leur émotion peu à peu s’est calmée, parce qu’ils n’ont personne au front et que, Dieu merci, le front est loin, très loin de leur chère Savoie, vrai pays de cocagne où, en 1917, on peut encore vivre de la même vie qu’avant 1914, sans trop se ressentir de la raréfaction ni de la cherté croissante de toutes choses. Bref, ces heureuses gens sont si bien à l’abri de la tourmente que Mme Daliot — qui fut gentiment dotée en son temps : de quoi doubler les revenus de son mari, appointé comme archiviste municipal — n’a guère que le souci d’établir ses filles. Encore n’est-ce pas là un souci particulièrement pressant. Denise n’a pas vingt ans ; Juliette n’en aura dix-neuf qu’à l’automne ; ces chères petites peuvent donc attendre, Juliette surtout. Car, pour Denise, à vrai dire, peut-être ne la mariera-t-on pas facilement.

Non qu’elle soit disgraciée de quelque manière, Denise. Loin de là, et elle a de qui tenir, gracieuse et svelte comme un lys, jolie comme on l’est en Savoie, comme l’était et l’est encore sa mère. Intelligente avec cela, très observatrice et très fine, capable de se faire une opinion et de s’y tenir en son for, inexpugnable citadelle de cette faible. Mais, par où elle pécherait peut-être, c’est par un excès de douceur, de bonté et de modestie. Elle aimerait mieux souffrir mille morts que de peiner autrui et elle s’enfoncerait sous terre plutôt que de chercher à se faire valoir. Et c’est bien par là aussi qu’elle diffère tant de Liette — que l’une est à l’autre ce que le jour est à la nuit.

Denise est l’effacement même ! Depuis qu’elle a terminé ses études, qui ne l’ont pas conduite très loin, arrêtées avant le baccalauréat, son adolescence s’écoule, calme et discrète, entre de menus travaux d’intérieur et les furtifs, presque craintifs regards qu’elle risque par-dessus cet étroit horizon, vers les magiques, mais un peu troublantes perspectives du mariage. Au lieu que Juliette ne doute de rien. Enfant gâtée de la maison, elle en est aussi l’enfant terrible et elle ne cache pas son intention de s’y « morfondre » le moins longtemps possible.

Il n’y a pas, du reste, l’ombre de méchanceté dans son cas, du moins de méchanceté foncière, et, si elle réfléchissait toujours avant d’agir, si elle n’agissait jamais qu’à bon escient, elle ne ferait pas de mal à une mouche. Mais il y a chez elle un fond d’égoïsme qui s’ignore et un caractère à la fois mutin, fantasque et autoritaire qui lui composent une nature singulièrement complexe, où le romanesque et le frivole le disputent à un sens très positif et très pratique de la vie.

Cœur et cervelle de linotte corrigés par une sorte d’instinct qui lui tient lieu de bon sens et qui la rend assez forte pour vouloir ce qu’elle veut et assez clairvoyante pour discerner son intérêt : telle est cette étrange petite Liette, qui, nonobstant ses petits caprices, ses petits travers et ses petites infériorités morales, se charge de réussir là où Denise, si vertueuse et si bien douée soit-elle, risque d’échouer par trop de timidité ou de sentiment. Quand Liette se mariera, il y a gros à parier que son inclination s’accommodera de solides espérances. Nise, elle, sera toujours à la merci de son cœur. Et Mme Daliot, qui sans doute le comprend, ne respirera vraiment que le jour où Denise aura le bon époux qu’elle mérite…

Mais revenons à M. le curé. Épanoui, guilleret, il hume son moka par petites gorgées, puis fouille dans la poche de sa soutane et, tranquillement, en tire une pipe de bruyère, au court tuyau d’ambre et au foyer artistement « culotté ». De toute évidence, pris au charme du milieu, il ne pense plus à la promenade que ses hôtes doivent faire du côté de la gare. Liette s’en avise et, rieuse, le menace du doigt :

— Et nos tommies, monsieur le curé ?

— Aïe !

Comiquement, l’abbé rengaine sa pipe, ainsi qu’un collégien pris en défaut. Tout de même, la privation lui est pénible et il ajoute d’un ton piteux :

— Au moins, s’il me faut renoncer au tabac, laisse-moi souffler un peu, Liette !…

— Tant que vous voudrez, monsieur le curé, dit Mme Daliot. Et fumez, donc, je vous prie. Si vous écoutez Liette, maintenant…

— Dame, n’a-t-elle pas raison de me rappeler à l’ordre ? Mais je lui demande en grâce de ne pas me mettre à la porte avant que j’aie pu échanger un mot avec son père.

— Pourquoi ne nous accompagneriez-vous pas ? dit l’archiviste. Nous aurions tout le temps de causer chemin faisant.

— C’est ça ! Vive le plein air et tant pis pour la pipe ! s’écrie Liette.

— Permettez, mes enfants… À quelle heure dites-vous, ce train ?

— Vers dix heures, répond M. Daliot.

— Vers !… Heu ! Heu ! c’est bien élastique, ces vers-là. Et si je me laisse induire en tentation, que dira ma gouvernante ? Agathe me règle comme un chronomètre, vous savez. De plus, et ceci est tout à fait sérieux, quand je me couche tard, je m’éveille tard. Or, je n’ai personne pour dire la messe basse à ma place demain matin.

— Sept heures de sommeil ne vous suffisent plus ! persifle Liette.

— Tu peux te moquer, toi ! N’as-tu pas honte de me reprocher ma paresse ? Combien d’heures durent tes nuits ?

— Oh ! cela dépend, dit Mme Daliot.

— Oui, convient l’abbé. S’agit-il d’aller à la gare le soir ou de partir en excursion dès le matin, mademoiselle renonce volontiers au dodo. Mais pour le reste !…

— Au fait, dit l’archiviste en s’interposant, il y a bien longtemps que nous n’y sommes allés, en excursion, qu’en pensez-vous, monsieur le curé ?

— Mon Dieu, oui, bien longtemps.

— Et s’il nous faut attendre la fin de la guerre !…

— Ce serait désolant ! dit Liette. J’ai un tel désir de retourner à Aiguebelette ! Vous n’imagineriez pas comme je raffole d’Aiguebelette, monsieur le curé. Aller par chemin de fer, déjeuner sur l’herbe, retour à pied par le col du Crucifix, voilà mon programme. Qui m’aime me suive !

— Ça va ? fait M. Daliot.

— Ça va, dit l’abbé.

— Mais quand ? demande Mme Daliot, accoutumée à bien faire les choses et pour qui ces sortes de parties équivalent à de vraies expéditions.

— Oh ! pas demain, bien sûr, répond l’abbé. Un de ces dimanches et sous réserve que j’aie trouvé un remplaçant. Mes paroissiens d’abord, vous comprenez.

Liette déchante à ces mots et ne peut s’empêcher de faire la moue. Faire la moue lui réussit très bien, d’ailleurs. La moue peut n’être qu’une grimace, mais elle peut être aussi une séduction.

— Bien la peine de prétendre que ça va, quand ça va si peu qu’autant dire pas du tout ! Vous nous mettez l’eau à la bouche, monsieur le curé. Et puis après, c’est la poire d’angoisse. Vraiment, ce n’est pas très charitable.

— Liette ! murmure Mme Daliot… Ne répondez pas, monsieur le curé. Votre café va refroidir.

— Par cette chaleur !… Anormale, cette chaleur, insiste l’abbé à dessein ; et, jetant un coup d’ail par la grande baie qui lui fait face : M’est avis que nous pourrions bien avoir de l’orage avant la nuit.

Tout alarmée de cette innocente taquinerie, Liette ne fait qu’un bond jusqu’à la fenêtre.

Un peu de vent souffle du sud, par intermittences, et n’apporte que des bouffées de chaleur, car il est brûlant et chargé de poussière comme le sirocco. Dans le parc, les ramures jouent languissamment de l’éventail, puis s’immobilisent complètement, comme accablées par la lourdeur de l’air. Symptôme plus inquiétant encore : de grosses nuées basses et sombres roulent sur la campagne, vers le Nivolet, dont le cône semble si proche qu’on croirait y atteindre en allongeant la main. Mais le ciel n’est qu’une opale et la cime du mont s’y détache nettement, avec sa croix lilliputienne.

— Eh bien ? interroge l’abbé. Ce vieux Nivolet a-t-il son bonnet ?

Liette se retourne en battant des mains.

— Nenni, monsieur le curé, et c’est un excellent signe, ne vous en déplaise.

— Oui, convient-il. Je me trompais, allons ! L’orage n’est pas encore pour ce soir.

Lentement, comme à regret, il achève son café, en discutant de choses et d’autres avec l’archiviste qui a la manie du paradoxe et qu’il prend plaisir à taquiner.

Les deux hommes sont aussi érudits et aussi bons causeurs l’un que l’autre et l’on a fort à faire pour mettre fin à leurs controverses politiques, scientifiques ou historiques. Mais leur marotte, c’est le Granier et son cataclysme légendaire.

Cette célèbre montagne des environs de Chambéry se fendit en deux vers le milieu du douzième siècle, pour des causes encore mal définies, et il en résulta un énorme glissement de terres. Il y avait, au pied du colosse, une vallée profonde et vaste, peuplée de gros bourgs et de nombreux hameaux. Tous furent engloutis par la prodigieuse avalanche. Et, depuis vingt ans, M. le curé et M. Daliot, aux prises sur ce problème, font les recherches et les études les plus savantes sans que ni l’un ni l’autre ait réussi à découvrir l’argument décisif qui lui permettrait de persuader enfin le contradicteur. Pour l’abbé, la catastrophe serait attribuable à une fonte brusque des neiges, succédant à un hiver particulièrement rigoureux. Tandis que M. Daliot soutient mordicus qu’elle n’a pu résulter que d’une secousse sismique. Désagrégation des roches ? Tremblement de terre ? Le Granier garde son secret.

À la faveur d’une reprise de cette docte discussion entre les deux hommes, Mme Daliot s’est arrangée pour suivre Liette et Nise qui sont allées mettre leurs chapeaux. Elles reparaissent bientôt, ravissantes toutes trois dans leurs robes claires. Ainsi « habillée », Mme Daliot fait l’effet d’une jeune femme, dont elle a encore la grâce et la fraîcheur. Quand on parle d’elle à M. le curé : « Germaine ? dit-il. Mais c’est le printemps perpétuel ! » Et c’est mieux qu’un compliment. Les quarante et quelques années de Mme Daliot lui pèsent si peu qu’on ne lui en donnerait guère plus de trente.

— En route, papa ! articule Liette avec aplomb. Il est l’heure.

M. le curé se lève brusquement.

— Je t’en prie, ma fille ! dit Mme Daliot. Prenez votre temps, monsieur le curé, et ne vous occupez pas de nous… Liette est insupportable.

Néanmoins, l’abbé fait mine de se piquer.

— Du tout ! On me chasse, adieu !

— Restez, monsieur le curé ! s’écrie la coupable. Je ne recommencerai plus.

— Je file, mademoiselle.

Serait-ce sérieux ? Liette l’observe avec émoi, surprend un battement de paupières et se met à rire.

— Vous n’êtes pas fâché ?

— Moi ? Pas le moins du monde.

— Alors on sort ensemble ?

— Oui, dit Mme Daliot, mais de grâce, tais-toi. Tu nous fais mal à la tête.

II

L’abbé, dont c’est le chemin, ne peut se dispenser de faire un bout de conduite à ses amis sur le quai Nézin. De vieux platanes y forment un long et bas portique de verdure soutenu par leurs troncs noueux et quasi humains qui donnent l’illusion de monstrueuses cariatides blanchâtres et chevelues.

Ce quai borde la Leysse, torrent tantôt fougueux, gonflé de toutes les eaux de la montagne ; tantôt réduit à un mince chapelet de flaques qui se dessèchent dans son lit de béton, voûté çà et là en tunnel sous les pelouses et les corbeilles de jolis squares. En ce moment, ce n’est qu’un filet d’eau et elle ne dispense pas plus de fraîcheur que le feuillage terreux et étiolé des arbres, sous l’arche desquels la poussière se rabat en trombes et en remous.

Incommodé par la chaleur que le coucher du soleil ne tempère même pas, M. le curé ne cesse de passer sur son front moite le large mouchoir à carreaux dont il s’éponge. Des groupes qui flânent le saluent respectueusement. Parfois d’autres promeneurs, qui se dirigent eux aussi à fout petits pas vers la gare, lui disent bonsoir. On cause un peu et tout cela retarde encore l’allure des Daliot, déjà trop lente au gré de Liette, qui s’impatiente.

Au coin de la rue Sommeiller, M. le curé prend congé.

— Bien du plaisir, mes enfants ! souhaite-t-il un brin ironiquement. Je regagne mes cimes. On ne respire plus dans vos bas-fonds.

Pendant qu’il tourne par le pont du Reclus, devant Notre-Dame, les Daliot continuent tout droit, sans se presser.

Le crépuscule, doucement, descend dans le beau cirque que les montagnes dessinent autour de la vieille ville. N’était cette température sénégalienne, l’heure serait divine. Pourpre encore au couchant, le ciel s’irise merveilleusement derrière la chaîne, naguère violette, maintenant bleu sombre, presque noire, de l’Épine. Et voici qu’au sud-est un dernier reflet de l’astre naufragé, une sorte de rayon cramoisi qui fait flèche, ensanglante le chef tragique du Granier, cependant qu’en face le Nivolet et son voisin le Revard se drapent fantômalement dans des brumes grisâtres où palpite parfois la sourde réverbération d’un éclair.

— Eh ! mais, il a l’air de se coiffer, le Nivolet ! remarque M. Daliot. L’orage pourrait bien éclater tout de même !

Liette ne s’émeut pas outre mesure du pronostic. On approche du chemin de fer. Si l’orage éclate, on s’abritera sous le hall, voilà tout.

Cette sorte de philosophie a pour effet habituel de désarmer l’archiviste qui a eu soin, d’ailleurs, d’emporter son parapluie. Aussi bien, ne s’aventure-t-on pas plus que les nombreux concitoyens qui affluent du côté de la gare.

Toute la ville semble dehors et l’incroyable est que M. le curé n’ait pas entendu parler plus tôt de ce passage d’Anglais. Lui seul devait ignorer la nouvelle, si l’on en juge par cette animation insolite qui rappelle celle des beaux dimanches du temps de paix où, jusqu’à une heure avancée, le bon peuple chambérien envahissait ses jardins et ses magnifiques allées de platanes, illuminées a giorno par les globes des lampes à arc. Mais ce soir, ce peuple est mieux qu’un troupeau moutonnant derrière un autre troupeau. C’est une foule silencieuse et recueillie, une foule qui ne rit pas, qui ne crie pas, qui va dignement, gravement, comme à une cérémonie. On est en guerre et on va voir des soldats alliés, de braves troupiers britanniques. Les saluer, leur souhaiter bonne chance, c’est sans doute un plaisir, mais aussi c’est un devoir. Ils ne s’arrêteront pas longtemps — à peine quelques minutes. Raison de plus pour les fêter un peu, ces garçons.

Bras dessus, bras dessous, couple charmant qui attire tous les regards et les retient invinciblement, les petites Daliot précèdent leurs parents, mi-amusés, mi-ennuyés de ces marques d’intérêt qu’elles reçoivent au passage. Pas un jeune homme qui ne les suive d’un œil langoureux. Elles sont si jolies ! Mais, comme toujours, c’est Liette qui l’emporte, parce que, tout en ne faisant rien pour forcer l’attention, elle ne fait rien non plus dans le sens contraire. Elle se sait séduisante, ne le montre pas, mais en est flattée. Au lieu que Nise, pour peu qu’on la fixe, a vite perdu toute assurance. Outre une invincible timidité, n’y a-t-il pas chez elle un fonds de réserve, dont l’ombre estompe sa grâce ? Et cette grâce, celle plus vive et plus attrayante de sa sœur ne tend-elle pas à l’éclipser ? Fine peau mate et rose ; grands yeux bruns, arqués de sourcils fins et veloutés de longs cils ; lèvres pourpres comme un œillet frais éclos ; petites dents éblouissantes qui font étinceler ses sourires : Liette est si belle en effet. Trop belle peut-être. Non point sans doute de ce que les mauvaises langues appellent « la beauté du diable ». On dirait plutôt la beauté des anges. Encore ne faudrait-il pas trop s’y fier. Liette, à vrai dire, n’est ni un ange ni un diable. Elle est ce qu’elle est : un type intermédiaire entre la coquette et l’innocente, entre la femme et l’enfant. Aussi n’a-t-elle pas une piètre idée d’elle-même et ce soupçon de vanité, qui transparaît à la façon dont elle porte la tête, contraste avec la chaste réserve de son aînée.

Si Nise était seule, elle ferait bien en sorte de passer inaperçue. Sa figure calme, un peu mélancolique, et sa modestie, si prompte à s’effaroucher, ne lui vaudraient pas un sourire. Personne ne se retournerait pour la voir encore une fois ; aucun pauvre homoncule ne demeurerait sur place, figé dans sa contemplation. Liette, au contraire, viendrait à rencontrer un prince charmant, le prince, à coup sûr, ne manquerait pas de la distinguer. Du moins elle en est convaincue. Au reste, il ne faudrait pas lui manquer et elle a horreur des impertinents. Qu’un fat s’avise de lui décocher une œillade trop audacieuse, elle le regarde si fixement et de si haut, avec tant de pudeur tranquille et de souverain mépris qu’il ne s’y frotte pas deux fois. C’est ce qu’elle appelle « l’art de garder ses distances ». Et sous ce rapport, chaperonnée par elle, Nise ne craint rien.

— Nous en avons un succès, Nise ! constate-t-elle.

Nise, un peu rouge, détourne les yeux, sans relever la réflexion.

— Il y a un soldat qui nous salue, reprend Liette. C’est le sergent Lugon. Tu sais, le fils du percepteur. Réponds-lui donc, Nise. Il est très bien, le fils Lugon, et il a la croix de guerre… Tiens, le voici qui parle à papa.

Les jeunes filles s’arrêtent, reviennent sur leurs pas, mais M. et Mme Daliot, au soulagement de Nise, ne cherchent pas à retenir le sergent qui, de son côté, a la délicatesse de les laisser poursuivre leur route.

Tout le monde n’est pas admis sur le quai de la gare, mais Liette n’a de cesse que M. Daliot, usant de toute son influence et de toute son éloquence, n’ait forcé la consigne au profit des siens. Cela fait, autre rencontre, plus mouvementée celle-ci. Une dame de la Croix-Rouge, personne d’un certain âge, rondelette et sémillante, se précipite vers Mme Daliot :

— Vous, ma chère Germaine ! C’est le ciel qui vous envoie ! Nous voulons offrir le thé à ces braves tommies et voyez notre embarras ! On nous a prévenues au dernier moment, rien n’est prêt, et c’est à ne plus savoir où donner de la tête… Je requiers vos services.

— Volontiers, répond Mme Daliot.

— Puis-je vous être utile à quelque chose ? demande l’archiviste.

— Vous, non. Un homme !… Mais les petites, parfaitement, comme leur mère, et je ne les consulte même pas.

Liette se penche à l’oreille de sa sœur.

— Crois-tu ?… Gageons que c’est pour nous faire rincer ses tasses !

— Sotte ! dit Nise. Des tasses pour des soldats ! Les Anglais ne sont pas des Français. Et ils ont une telle habitude du confort !

— Chez eux peut-être. En campagne, c’est différent, et je présume que leur « quart » doit leur suffire. Et puis, quand on devrait mettre la main à la pâte, te croirais-tu déshonorée, Liette ?

Liette proteste pour la forme :

— Pas le moins du monde. À la Croix-Rouge, il n’est pas de vile besogne, tu sais. Ce qui m’effraie, c’est une relégation dans le fond de leur cantine…

— Vous venez, mes petites ? hèle l’amie de Mme Daliot.

— Oui, madame, crie Liette sans grand enthousiasme.

Elle retient Nise qui va pour s’élancer.

— Ne t’emballe donc pas ! Je te disais… Ah ! oui, voilà… Ce que je crains, c’est d’être laissée à l’arrière, alors que je suis faite pour le front. Quand on a des armes, on doit s’en servir. Or, nous parlons anglais, nous. Nous pouvons briller comme interprètes. Good evening, sir !… How do you do ? A cup of tea ? [1]

— Folle ! dit Nise en riant malgré elle.

Les larmes aux yeux à force de rire aussi, Liette enfin se laisse entraîner vers l’annexe du buffet, aménagée en cantine et où Mme Daliot s’occupe déjà.

Son amie n’exagérait pas. Rien n’est prêt, ni le thé, ni les sandwiches destinés aux guerriers kakis. Heureusement, M. le curé est bon prophète. Selon ses prévisions, le train des Anglais a du retard. Une demi-heure se passe sans qu’il soit même signalé. Tant et si bien que le pauvre M. Daliot, qui ne sait plus comment tromper l’attente, finit par s’agiter nerveusement sur le quai, où il se voit réduit à faire les cent pas.

Liette s’en aperçoit, au cours de ses propres allées et venues. Elle bourdonne en effet de-ci de-là, importante et affairée, très fière du rôle qui lui est dévolu et qui vaut infiniment mieux qu’elle ne craignait tout d’abord.

— Comme tu te tourmentes, mon pauvre papa ! dit-elle à l’impatient. Une chance, ce retard. Nous autres de la Croix-Rouge, on le bénit. Il nous sauve d’un beau fiasco !

Puisqu’il faut en prendre son parti, M. Daliot allume une cigarette. En somme, il n’est pas seul dans son cas. Et, rejoint par M. Noblet, le mari de la grosse dame, homme bavard et renseigné, il achève de se dérider en s’entretenant avec lui des événements de la guerre.

Tout arrive, même un train en retard. À onze heures cinq, le fameux convoi brûle les disques et vient stopper à quai. Première satisfaction, qui se double d’un petit fait tout à l’honneur des tommies. Il y a un moment, ceux-ci s’accordaient encore toute licence, enguirlandant de leurs torses puissants et de leurs faces hilares les portières des wagons, sur les toits desquels les plus turbulents, témérairement juchés, faisaient de la voltige. Et, tous, en bras de chemise, le col échancré à cause de la chaleur, de pousser des cris sauvages qui ne sonnaient qu’à demi comme des hourras. Mais, subitement, un curieux phénomène de bienséance collective et spontanée leur a rendu leur flegme et leur correction exemplaire de troupiers britanniques. La rame roule encore que ces grands diables hurleurs et tapageurs ont repris une tenue impeccable. C’est que quelqu’un leur a crié : « Attention, les gars ! Il y a des dames ! » On est galant ou on ne l’est pas.

Sans précipitation, dans un silence, un ordre qui font honneur à leur discipline comme à leurs vertus chevaleresques, ils descendent du train et se rangent devant la rame, sur le quai. Ainsi la tâche des dames de la Croix-Rouge et de leurs auxiliaires se trouve bien simplifiée et, chargées qui d’un broc fumant, qui d’une corbeille de pain, elles peuvent procéder en toute quiétude à une distribution diligente et équitable du thé et des sandwiches. Cette belle ordonnance ne nuit en rien à la cordialité de la réception. Bu le thé, chacun recouvre d’ailleurs ses franches coudées… dans les limites de la gare et du peu de temps dont on dispose. Des groupes sympathiques se forment autour d’interprètes occasionnels et plus zélés que compétents. On cause comme on peut et l’on s’entend de même. Le détachement vient en droite ligne d’Angleterre. Il se rend sur le front des Dolomites et comprend cinq cents gaillards rompus à la pratique de leurs pièces avec lesquelles ils se promettent de faire des hécatombes d’ennemis.

Liette rayonne. Elle est à la fête ; elle s’en donne à cœur joie. Après s’être surpassée pour le service — deux brocs de thé, plus trois corbeilles de sandwiches en dix minutes : un record ! — ne vient-elle pas d’accaparer un jeune et beau lieutenant ?

Grand, distingué, plutôt sérieux, quoique d’une amabilité charmante, cet officier a tout du gentleman et doit être lord ou fils de lord. Quand elle s’est approchée, il parlait à Denise, restée modestement à l’écart de la foule des soldats. Fort en peine de se donner une contenance, Nise devait souhaiter la fin de ce tête-à-tête, passablement embarrassant pour elle. Telle fut du moins l’impression de Liette, qui jugea bon de voler à son secours, quoique le beau lieutenant ne l’assiégeât guère à vrai dire. Et Liette s’y emploie si bien, y apporte tant de dévouement que l’officier n’a plus d’yeux et d’oreilles que pour elle.

Ainsi couverte, masquée, complètement évincée, Nise se voit réduite à écouter le babil puéril de sa cadette. Chose curieuse, au lieu de lui en savoir gré, elle lui en veut un peu. Avait-elle tant besoin d’être protégée ? Pour une fois, elle se le demande. Ce beau grand garçon, si simple et si courtois, l’intimidait-il bien tant que cela ? Elle en doute. Et — voyez sa présomption ! — elle s’imagine presque qu’elle aurait pu se tirer d’affaire sans Liette, dont l’initiative lui cause comme un vague sentiment de regret et d’humiliation.

Peu en chaut à Liette, qui est loin de soupçonner l’état d’esprit de son aînée. L’officier parle assez bien français, l’entretien ne languit pas et, avec elle, il n’y a pas de flegme qui tienne, la glace a tôt fait de fondre. Pour discret qu’il soit, le beau lieutenant ne peut que se mettre au diapason. Questions et réponses se croisent donc, tous deux mêlant le français à l’anglais et riant de leur accent ou de leurs pataquès. Au bout de quelques minutes, on dirait qu’ils se connaissent de longue date. C’est là, proprement, prérogative de mondains. L’habitude des salons n’est-elle une seconde nature ? Et si Liette ne fréquente pas encore dans le monde, la nature chez elle supplée à l’habitude.

Bref, elle est à son affaire.

Mais la halte est courte ; l’heure s’avance et il va falloir se dire adieu. L’officier s’en avise et, avec une belle franchise qui n’exclut pas cette parfaite délicatesse que l’on appelle le tact, il exprime à Liette le plaisir qu’il a eu de faire connaissance avec elle et sa désolation de la quitter si vite. Mais peut-être voudrait-elle bien lui faire l’honneur de l’agréer comme correspondant ?

— Comment ? minaude-t-elle, ravie au fond, quoique perplexe. Vous n’avez pas de marraine qui vous écrive ?

— Ni marraine, ni sweetheart, affirme-t-il d’un accent convaincant.

— Oh ! alors, je ne demande pas mieux, moi !… Vous m’enverrez des cartes, dites ?… Des cartes illustrées, en noir ou en couleur, peu importe. C’est pour un album. J’en fais collection.

— Promis, dit l’officier, Mais y aura-t-il un accusé de réception ?

— Certainement.

— Merci, mademoiselle.

— De rien, monsieur.

Il lui tend un élégant carré de bristol dont elle voudrait bien déchiffrer tout de suite la suscription, mais qu’il lui paraît plus convenable de glisser négligemment dans son réticule. Et, à son tour, sans embarras, tout naturellement, elle lui donne son nom, son prénom, l’adresse de ses parents, toutes indications qu’il s’empresse de noter sur un calepin. Nise s’en montre légèrement scandalisée. À son sens, Liette exagère. Elle ne devrait pas. C’est aller trop loin.

— Liette, murmure-t-elle, voici maman !

Liette se retourne :

— Et papa !… Comme ça tombe ! Juste le temps de faire les présentations. Mon père, ma mère, annonce-t-elle avec désinvolture.

D’abord, M. et Mme Daliot ne comprennent rien à ce qui se passe. Les tommies se rembarquant, ils étaient en quête de leurs filles. Que font-elles avec cet officier et pourquoi celui-ci les salue-t-il eux-mêmes si ostensiblement et si révérencieusement ?

Plutôt interdits, ils lui rendent sa politesse. Un coup de sifflet fait diversion. Le lieutenant saute dans son compartiment et se met à la portière. Liette, sans façon, lui tend la main. Le train démarre et la poignée de main se prolonge.

— Liette ! dit Mme Daliot.

Liette trottine le long du quai, tout près du wagon qui roule. L’officier lui a enfin lâché les doigts, mais continue de causer avec elle.

— Liette ! répète vivement Mme Daliot. Prends garde ! Veux-tu bien faire attention à toi ?

L’imprudente s’arrête, rose de plaisir.

— Oui, mère… Farewell, sir ! Good luck ! (Au revoir, monsieur ! Bonne chance !)

— Au revoir, au revoir ! répond le lieutenant en agitant son mouchoir.

Il est déjà loin et Liette aussi agite frénétiquement le sien.

— Vous tiendrez votre promesse ?… Vous m’enverrez des cartes ?

À cette distance, il faut rugir pour se faire entendre. Elle crie si fort que le fracas même du train et les hourras des hommes ne peuvent étouffer sa voix… Il a compris. Il incline la tête.

— Juliette, tu me désoles, dit simplement Mme Daliot avec l’indulgence des mères.

— Mais, maman, il n’y a pas de mal, voyons, affirme Liette. C’est mon filleul !

Et elle lui montre le bristol, après y avoir jeté un rapide coup d’œil qui lui a permis de lire, sous la clarté d’une lampe à arc :

Lieutenant Robert WELLSTONE
15e Régiment du Royal Artillery Corps

III

Dans l’esprit de Liette se font parfois de curieuses classifications qui relèvent d’une hiérarchie à elle. Ainsi elle donne le pas aux militaires sur les civils, notamment quand ils sont jeunes et qu’ils ont un grade. Et, encore qu’elle se défende de mésestimer le moins du monde ses compatriotes, elle a comme qui dirait un faible pour les alliés, parce qu’ils viennent de loin et qu’elle se les représente sous des couleurs plus romanesques. À ce point de vue, les Anglais ont toujours en sa sympathie et elle leur accorde une certaine prédilection.

Aussi, les jours suivants, toute à la pensée de sa rencontre de la gare, ne tarit-elle pas sur le compte de son « filleul ». Elle parle de lui en toute assurance et en toute sérénité, comme d’un excellent garçon, d’une vieille connaissance, d’un ami de toujours, fidèle, solide, éprouvé. Elle se complaît à le décrire, à le prôner, à le porter aux nues. Si aimable, si correct, si élégant, n’est-ce pas une perle, un phénix, le plus racé et le plus chic officier de l’armée britannique ?

Elle en prend Nise à témoin, qui se récuse sans se récuser, tout en se récusant. Car Nise est de l’avis de Marmontel. Peut-être a-t-elle ses prédilections, elle aussi. Mais, âme délicate, elle s’arrange pour les concilier avec les bienséances, c’est-à-dire qu’elle les tient secrètes. Assez peu rompue à cet art, Liette prend le change et s’étonne que le beau Robert Wellstone n’intéresse pas davantage son ainée.

— Mais enfin, que lui reproches-tu, à ce garçon ? lui demande-t-elle.

— Moi ? Absolument rien.

— Il ne te plaît pas ?

— Qui a dit cela ?

— On le croirait, ma foi.

— Eh bien, on se tromperait, dit Nise, mi-sérieuse, mi-moqueuse.

— À la bonne heure ! J’ai pleine confiance en ton jugement, tu sais, et je serais navrée s’il lui était défavorable. Mr. Robert est si bien ! si comme il faut !

Bref, il n’est pas exagéré de dire que le beau lieutenant occupe dans les pensées de Liette presque autant de place que la nouvelle robe que Mme Daliot, sur ses instances, vient de lui commander pour la fête de charité qui va être donnée prochainement en ville, au bénéfice des orphelins de la guerre, et où elle doit tenir rang de chanteuse et de quêteuse. Car il y aura concert et l’on dira toutes sortes de chansons de soldats, anciennes et modernes. Liette a fait choix d’un air qui date un peu, mais qui, de l’avis unanime, n’en a que plus de saveur. Et elle le fredonne complaisamment, en attendant, sans trop d’émoi, la redoutable épreuve de la scène :

J’ai pour amoureux dans la ligne
Un aimable petit soldat :
J’puis vous assurer qu’il est digne
D’faire battre un cœur délicat…
Qu’il est gentil,
Mon p’tit pioupiou !
C’est mon chéri,
C’est mon bijou.
Bien astiqué,
Propr’comme un sou,
Qu’il est gentil,
Mon p’tit pioupiou !…

Une semaine se passe ainsi, puis une autre, en essayages et en répétitions. Mais au fur et à mesure que le grand jour approche, il n’y a pas à dire, le souvenir de Mr. Robert Wellstone recule de plus en plus, à l’arrière-plan des préoccupations de Liette. La faute en est à sa nouvelle robe. Elle en surveille la confection avec tant d’assiduité qu’elle ne peut vraiment pas s’occuper d’autre chose. Cette robe, dont le style lui a été suggéré par un modèle de la Vraie Mode de Paris, est en mousseline de soie blanche et toute simple, mais d’une ligne, d’une élégance, d’un cachet hors pair. Encore faut-il la réussir, la rendre tout à fait seyante, et, sur ce chapitre, Liette ne transige pas. La couturière le comprend et se voue à sa tâche avec une conscience, un amour-propre, un art, bien faits pour apaiser les craintes de sa pratique. Encore quelques petites retouches, un peu plus de « fronces » aux hanches, et de « vague » à la ceinture, et cette robe-là tiendra positivement du chef-d’œuvre. Telle quelle déjà, Nise la trouve ravissante. Mais Nise a toujours peur d’ennuyer son monde et de se rendre importune en exigeant de lui un petit effort. S’il lui plaît d’être « fagotée », libre à elle. Liette entend « s’habiller ».

Faut-il convenir qu’effectivement, Denise n’est guère coquette ? En tout cas, même à la veille de cette fameuse fête de charité, où elle ne doit, il est vrai, ni chanter ni même quêter, elle n’a pas l’esprit à la toilette.

Que se passe-t-il en elle ? Quelque chose d’insolite et que, toute la première, elle ne s’explique pas très bien. Rêveuse au delà de l’ordinaire, bien qu’elle le soit souvent, elle songe moins à demain. qu’à hier, moins au théâtre municipal où Liette compte éblouir la « galerie » qu’à certaine gare où, certain soir, passa certain officier britannique. Eh bien, oui, voilà. Nise songe à Mr. Robert Wellstone et, au rebours de Liette, plus elle va, plus cette songerie l’absorbe. En même temps, dans le fond jusque-là un peu brumeux de son âme, elle sent éclore une chose pure et douce comme un rayon de soleil printanier. Pour parler clair, le beau lieutenant a fait une profonde impression sur elle, et elle garde un souvenir nostalgique de leur brève entrevue. Mais d’autres éléments n’entreraient-ils pas dans le sentiment complexe qui la trouble mystérieusement ?

Les façons de sa sœur l’ont quelque peu peinée et cette peine, qui devrait s’apaiser, s’aggrave plutôt à la longue. Évidemment, Juliette n’est pas, comme elle, une pauvre brebis sentimentale, condamnée à laisser de sa laine à toutes les ronces de la route. Avec la bonne opinion qu’elle a d’elle-même, elle ne se gêne pas pour se mettre en avant. Oh ! sans penser à mal, car, s’il y a quelque vanité, il n’y a pas l’ombre de méchanceté dans ses prétentions. Tout de même, il lui arrive d’exagérer.

De quel droit a-t-elle si lestement évincé Nise l’autre soir ? Outre qu’elle est la plus jeune, on ne lui demandait rien. La discrétion lui était donc commandée en l’espèce ; elle n’avait pas à se mêler de ce qui ne la regardait pas, ni à accaparer Mr. Robert Wellstone qui, bientôt, ne s’était plus occupé que de son encombrante petite personne. Mais à qui la faute aussi ? Nise elle-même n’a-t-elle pas sa part de responsabilité dans l’affaire ? Aurait-elle dû tolérer le procédé par trop désinvolte de Liette ? Il est vrai qu’il lui était difficile de la rabrouer devant ce gentleman. Par surcroît, rien ne prouve que Liette eût accepté la leçon. Un sang rebelle gronde parfois dans ses veines et alors elle n’en fait qu’à sa tête. M. et Mme Daliot en savent quelque chose, qui ferment peut-être un peu trop les yeux sur ses peccadilles. Sans lui sacrifier précisément Denise, ne sont-ils pas persuadés, eux aussi, de la supériorité de leur benjamine ? Il y a un peu d’orgueil paternel et maternel dans leur aveuglement volontaire.

Voilà pour le passé et Nise ne trouverait guère de réconfort à s’y appesantir, car elle pourrait se remémorer d’autres petits griefs contre l’innocent égoïsme de sa sœur. Quant à l’avenir, il prend la forme d’un immense point d’interrogation. Mr. Robert Wellstone s’est engagé à écrire à Liette. Tiendra-t-il sa promesse ?

Les premiers jours, quand Nise se posait la question, c’était pour y répondre par l’affirmative, et cette assurance n’était pas exempte d’une légère amertume. Puis, rien ne venant, pas une carte, pas un mot, le doute s’en est mêlé et dans son bon petit cœur, craintif et tendre, l’appréhension fait place à une espèce d’anxiété qui s’avive de plus en plus. Il n’y a là, du reste, rien de contradictoire. Après avoir vaguement redouté un flirt entre sa sœur et Mr. Robert Wellstone à la faveur de leur correspondance de filleul et de marraine, maintenant c’est le silence ambigu de l’officier qui lui fait peur. Que signifie-t-il et comment l’interpréter ? Mr. Robert Wellstone n’a pu se moquer. Nise ne le connaît guère, mais elle ne lui ferait pas l’injure d’un tel soupçon. Alors ?…

L’imagination de la jeune fille s’enfièvre et lui représente toutes les calamités susceptibles de s’abattre sur un combattant. C’est bien toujours le même état d’âme, puisque c’est bien toujours vers l’officier que se tend sa pensée. Mais d’où vient qu’elle porte un si vif intérêt à cet étranger avec qui elle n’a pas échangé dix phrases et qui, en ce qui la concerne, ne s’est mis en frais d’aucun engagement ? Que ne prend-elle exemple sur Liette, chez qui un clou chasse si bien l’autre que le nom même de Mr. Robert Wellstone ne revient plus dans ses conversations ? Jusqu’à quel point il est déjà oublié d’elle, on ne le soupçonnerait pas !

Les Daliot ont leur boîte à lettres dans le couloir commun du rez-de-chaussée et c’est généralement Nise qui se charge d’aller y prendre le courrier après le passage du facteur. Or, un matin, elle en retira un pli dont l’adresse, le timbre, l’écriture lui causent une émotion qui n’est pas encore dissipée quand, ayant regrimpé l’escalier quatre à quatre, elle hèle sa sœur :

— Liette !… Vite ! Une lettre !

Liette est en train d’achever sa toilette, opération délicate qu’elle fait souvent durer plus que de raison.

— Pour moi ? demande-t-elle en jetant un coup d’œil critique dans son miroir.

— Dame !

— De qui donc ?

— Devine.

— Ma langue au chat.

— Ça vient d’Italie.

— Ah ! dit tranquillement Liette. Ce doit être de Mr. Wellstone.

Elle décachette le pli, d’où elle extrait une carte illustrée, une vue sauvage des Dolomites.

— Oui, c’est bien de lui… Tout de même, il se décide ! Il y aura mis le temps ! Enfin, mieux vaut tard que jamais.

La « vue » ne paraît pas l’enchanter outre mesure. Des cimes neigeuses, aux arêtes vives ; un paysage alpestre et hivernal, on connaît cela en Savoie. Elle aurait mieux aimé quelque chose d’inédit.

Au verso de la carte, huit ou dix lignes d’une écriture ferme, aux grands jambages aristocratiques. Liette lit à mi-voix, devant Nise, qui l’écoute en s’agitant un peu :

« Mademoiselle et honorée petite marraine, votre filleul s’excuse en toute sincérité de n’avoir pu se rappeler plus tôt à votre bon souvenir. N’en accusez que ses tribulations et les exigences d’un service qui ne le laisse pour ainsi dire pas respirer, et ne lui refusez pas l’absolution qu’il sollicite de votre bienveillance.

« Comptant recevoir à son tour de vos nouvelles, il vous prie d’agréer, mademoiselle et honorée petite marraine, l’hommage de son souvenir le plus respectueux.

« P. S. — Ses respects également chez vous, s’il vous plaît. »

Liette lance un petit éclat de rire sarcastique.

— Eh bien, non, franchement, ça ne me plaît pas, filleul !… Est-elle assez baroque, sa carte, dis donc, Nise ?… Honorée petite marraine ?… Pourquoi pas « gente princesse » ou « haute et très gracieuse demoiselle », pendant qu’il y est ?… Et puis, cette façon impersonnelle de vous faire ses compliments, est-ce assez froid, assez correct, assez english ?…

Denise s’enferme dans un silence plein d’agitation, tandis que Juliette, d’un geste distrait, laisse choir la carte dans un casier, sur le guéridon de sa chambre, une délicieuse chambrette de jeune fille à lits jumeaux et à tentures blanches et roses, que se partagent les deux sœurs et où elles se retirent en grand mystère chaque fois qu’elles ont quelque chose à se confier.

Cinq minutes se passent. Liette, retournée devant l’armoire à glace, se reprend à minauder en fredonnant son cher refrain :

Qu’il est gentil,
Mon p’tit pioupiou !
C’est mon chéri !
C’est mon bijou !…

— Tu ne lui réponds pas ? risque timidement Denise.

— À qui ?

— Mais à Mr. Wellstone, sans doute.

Liette se récuse d’un mouvement plein de dignité qui ferait sourire Denise en d’autres circonstances.

— Comment veux-tu ? Il y a répétition générale cet après-midi, il faut bien que je m’apprête… Je sais : notre comité et toi, ça fait deux. Tu es si drôle ! Qu’est-ce qui t’empêche d’en être ?

Renonçant à justifier son abstention, Denise se renfonce dans une de ces rêveries qui, depuis quinze jours, font dire à ses familiers qu’elle est toujours dans la lune. Et la journée se passe pour elle, à la maison, en menus travaux d’intérieur, comme d’habitude, alors que Liette, qui s’est joyeusement échappée après déjeuner, ne rentre quel vers sept heures du soir, peu donc avant que l’on se mette à table.

Cependant, le lendemain, Nise essaie de revenir à la charge :

— Voyons, Liette, quel temps te faut-il pour lui mettre un mot, à Mr. Wellstone ?

Mal lui en prend. Liette a ses nerfs en effet. Une anicroche imprévue. Elle a cru découvrir, après livraison, un léger défaut à sa robe neuve. D’après elle, la jupe ne tombe pas tout à fait bien encore et elle voudrait la reporter chez la couturière. Mme Daliot est d’un avis contraire, et Denise, prise comme arbitre, s’est prononcée dans le même sens.

Agacée de l’insistance de son aînée, Liette la rembarre donc sans façon.

— Flûte, là !… Es-tu contente ?… Ma parole, on n’a pas idée !… Ne t’ai-je pas dit, mille et mille fois, que je n’ai pas un instant à moi ? Réponds-lui si tu veux, à ce brave Mr. Wellstone, mais de grâce, ne me demande pas l’impossible, rends-toi compte que je suis débordée… Dé-bor-dée !

— Ne te fâche pas, répond doucement Denise. Mais ce n’est pas à moi qu’il écrit, tu vois bien.

— Qu’est-ce que ça fait ? L’une ou l’autre, c’est blanc et noir, noir et blanc. Et dès lors que je te passe la main…

Tant de logique ne peut que désarçonner Denise qui n’a garde d’envenimer la discussion. D’autre part, il lui paraît peu charitable, pour ne pas dire cruel, de refuser à Mr. Wellstone les nouvelles qu’il sollicite si courtoisement. Comment trancher la difficulté ?

Après mûre réflexion et bien des hésitations, profitant d’un moment de solitude, Denise enfin se décide :

« Vous êtes tout excusé, cher monsieur Wellstone. Si courte que soit votre carte, elle a été la bienvenue, car nous commencions à craindre que les trop brefs instants qu’il nous a été donné de passer avec vous ne fussent sortis de votre mémoire. Quand on est soldat, on doit avoir tant de choses à faire, tant de tracas, tant de soucis !

Merci donc d’une attention à laquelle nous sommes infiniment sensibles, mes parents et moi, et croyez bien que notre pensée vous accompagne, cher monsieur Wellstone, ainsi que tous nos vœux… »

Mais au moment de signer, sa timidité reprend le dessus, elle laisse tomber la plume avec découragement.

— Non, de moi à lui, pas moyen décidément. Que penserait-il ? Il n’y comprendrait rien ou serait capable de croire que je le joue. Dieu sait pourtant… !

Elle soupire et saisit la feuille comme pour la déchirer. À ce moment, elle se ravise :

— À moins… Et pourquoi pas, somme toute ? Liette m’a chargée de répondre pour elle… Ma foi, tant pis, je la prends au mot.

Et bravement, elle achève :

« Votre petite marraine,

« Juliette Daliot. »

IV

Il n’y a rien d’inégal, dans leur durée mathématiquement égale, comme les heures et les journées, suivant qu’elles sont heureuses ou malheureuses, vouées au plaisir ou au chagrin, au travail ou au désœuvrement, à la tranquillité d’esprit ou à l’attente fébrile d’un événement.

Denise et Juliette, pour des motifs différents, en font le constat. L’une dans l’expectative d’une nouvelle lettre de Mr. Robert Wellstone, l’autre, dans la joyeuse impatience de son fameux concert de charité, trouvent le temps si long qu’il leur paraît littéralement interminable.

Enfin, pour sa part, Liette va toucher la récompense de ses peines. La fête effectivement tient ses promesses et lui procure un franc succès, tant comme chanteuse que comme quêteuse.

Le théâtre regorge de monde quand vient son tour de paraître en scène. Aux fauteuils de balcon, M. et Mme Daliot, très émus, osent à peine regarder le rideau qui se lève. Quant à Denise, rouge et pâle tour à tour, le sang lui monte à la figure ou se glace dans ses veines.

À la place de Liette elle mourrait de peur. Jamais elle n’aurait le courage d’affronter tous ces regards !

Pensez qu’il y a là M. le préfet et Madame, M. le général de division commandant la place et Madame, toutes les notabilités chambériennes et tous les officiers de la garnison, sans compter la colonie étrangère, des Italiens, des Belges, des Anglais ! Et tout ce monde tient les yeux fixés sur Liette, légèrement inquiète au fond, mais qui paie d’assurance et ne cède pas au fâcheux « trac des planches ».

Jolie à ravir dans sa robe de mousseline, le teint frais comme une rose sans le secours du crayon, elle sourit de toutes ses dents éblouissantes, quand, d’une voix claire, bien timbrée, musicale — peut-être un tantinet tremblante pour débuter, mais si peu ! — elle chante avec accompagnement de piano :

J’ai pour amoureux dans la ligne
Un aimable petit soldat
J’puis vous assurer qu’il est digne
D’faire battre un cœur délicat.

La salle, charmée, conquise, écoute en silence, puis éclate en bravos. Les applaudissements redoublent quand Liette s’incline avec grâce et, si M. le curé était là, il serait le premier à convenir que cette jolie chanson, qu’à part soi il jugeait peut-être un peu leste, ainsi chantée ingénument et artistement, valait bien d’être admise au programme. Par le fait, elle emporte les honneurs de la journée. C’est de l’enthousiasme, de la frénésie, de l’emballement. On bat des mains à tout rompre ; on crie « bis ! » à tue-tête ; bref, on fait une telle ovation à Liette qu’il lui faut reprendre le dernier couplet et le refrain.

— Un triomphe ! se réjouit-elle en quittant la scène.

Oui, et ce triomphe, après la fête, se traduit encore par une pluie de compliments et de félicitations qui font se rengorger l’heureuse interprète. Celle-ci les accepte sans fausse modestie. Elle est aux anges.

— Vraiment, vous avez été merveilleuse, ma petite, lui dit Mme Noblet qui a chanté aussi…

Radieuse, Liette rentre au bras de son père.

— Hein, papa, lui dit-elle fièrement. J’en ai eu, du succès ! Au moins autant que Mme Noblet, n’est-ce pas ?

— Au moins, convient sans peine M. Daliot.

— Elle chante pourtant bien, Mme Noblet ! murmure Liette. Même, on ne le dirait pas à la voir, car elle est un peu forte et poussive. Quand j’aurai son âge, j’espère bien être plus mince. Et, entre nous, je crois que mon talent sera supérieur au sien.

— Tu ne comptes pas te vouer entièrement à la musique ? dit M. Daliot, avec un soupçon d’inquiétude.

— Oh ! non… Il faut savoir varier ses plaisirs. L’ennui ne naît-il pas de l’uniformité ? Mais, vrai, je suis bien contente de ma journée, papa. Juge donc ! C’est moi qui ai fait la plus belle recette à la quête. Deux cent cinquante-sept francs. Il n’y a que Mlle Yvonne Meris qui m’ait approchée. Encore est-il qu’elle n’y a pas grand mérite. Une fille de préfet, tu comprends ; les « officiels » sont obligés de la favoriser… C’est égal, termine Liette, je connais un petit père qui ne dira pas que ses filles ne lui font pas honneur !

Cependant, Nise, qui suit avec sa maman, médite sur les lenteurs de la poste par ce temps de guerre et suppute le temps approximatif qu’il faut à une lettre pour voyager de France en Italie et vice versa. Cinq ou six jours au bas mot et huit peut-être, sinon davantage, à cause des formalités militaires. Or, il n’y en a pas quatre qu’elle a écrit à Mr. Robert Wellstone, sous le couvert de Liette. En admettant même qu’il réponde tout de suite, sa réponse peut donc se faire désirer pendant quelques jours encore. Et c’est long !

Si long, en vérité, que Denise a l’impression d’avoir attendu une éternité quand arrivent enfin les nouvelles qu’elle souhaite ardemment. Bien entendu, elles sont destinées non pas à elle en personne, mais à Mlle Juliette Daliot, puisque c’est Mlle Juliette qui a, soi-disant, accusé réception de la carte. Et non moins logiquement, c’est Liette qui décachette la seconde missive de Mr. Robert Wellstone. Elle lui paraît d’ailleurs moins « baroque » que la première. Et Nise n’y contredit pas qui lit par-dessus l’épaule de sa sœur :

« Mademoiselle et chère petite marraine.

« Votre gentil message m’a très touché et bien remonté. Car je dois vous dire que toute la beauté du ciel piémontais et du pays qui m’environne ne m’empêche pas de faire du spleen depuis que je suis sur le front italien. La guerre n’aurait-elle plus d’attrait pour moi ? Naguère, je lui trouvais une sorte de charme qui, joint à l’idée que j’ai de notre cause, m’aidait à en accepter philosophiquement les lenteurs et les ennuis. Voici maintenant que je la trouve fade et que ma pensée se retourne trop souvent vers tout ce que j’ai laissé de bon et de cher derrière moi. Néanmoins, et en dépit de toutes les vicissitudes de la campagne, j’en reviendrais vite à mes beaux enthousiasmes du début si une sympathie mutuelle et durable pouvait découler de l’inoubliable rencontre qu’il m’a été donné de faire, un soir, sur le quai d’une gare, dans une ville étrangère que je ne connais encore que de nom.

« Puissiez-vous donc continuer à m’écrire de temps en temps, chère petite marraine ! Ne vous désintéressez pas du triste Robinson que je suis forcément ici, perdu avec mes pièces et quelques pauvres tommies, parmi des glaces et des neiges assurément admirables, mais bien insipides en somme dans leur immuable splendeur… »

Denise, palpitante, dit en s’efforçant de mesurer sa voix :

— Cette fois, j’espère que tu ne te plaindras pas, Liette, et que tu ne le feras plus tirer l’oreille pour donner la réplique à ton correspondant.

Liette veut bien convenir que cette lettre lui plaît assez. Il y a progrès sur la carte, c’est incontestable, encore que le ton n’en soit pas très gai.

— Mais, ajoute-t-elle en riant, le moyen de me rendre à ton invite, ma chérie ? Réfléchis, mon écriture ne ressemble en rien à la tienne. À moins de la contrefaire — ce dont je suis incapable, tu as une si belle main ! — j’ahurirais Mr. Robert. Après avoir admiré la cursive, quel nez ne ferait-il pas, le pauvre, devant mes pattes de mouche ?

— Alors ?…

— Tu as commencé, ma fille. Eh bien, continue !

Denise proteste pour la forme. Sans grande conviction, elle se plaint du rôle que lui impose sa sœur. Ce rôle, au fond, elle ne demande pas mieux que de le remplir. La preuve en est que, le jour même, ayant capitulé sur toute la ligne, elle se substitue une fois de plus à Liette comme correspondante du beau lieutenant :

« Ma sympathie vous est tout acquise, monsieur Robert. Vous l’avez eue spontanément. Il ne dépend que de vous de la conserver. Je veux dire qu’elle ne demeurera pas en reste avec l’amitié que vous voudrez bien avoir pour moi.

« Vous qui faites la guerre, vous la trouvez fade. Moi qui ne la fais pas, je la trouve horrible et je me demande comment elle a jamais pu revêtir quelque attrait à vos yeux. Il est vrai que rien n’arrête ceux qui ont le cœur bien placé et il me semble que, si j’étais un homme, je ne me consolerais pas d’être à l’arrière tant que nous ne serons pas venus à bout de ces affreux Allemands. N’importe ! Quand je songe où vous êtes, — et, depuis que le plus fortuit des hasards a fait se croiser nos chemins, j’y songe souvent, croyez-moi, cher monsieur Robert, — je ne suis pas tranquille. On parle d’une nouvelle offensive italienne. Que d’inconnu et de danger encore ! Est-ce céder au pessimisme, est-ce manquer de confiance en notre cause, que d’aspirer comme vous, plus ardemment que vous, de toute mon âme, à la fin du cauchemar qui accable notre malheureuse humanité ?

« J’ignore votre religion, cher monsieur Robert. Mais, ou je me trompe fort, ou vous en avez une, et moi, catholique, c’est du fond de mon cœur que je prie Dieu d’étendre sur vous sa protection.

« Bien affectueusement,

« Juliette. »

Le lieutenant semble prendre goût aux exercices épistolaires. Il répond, poste pour poste :

« Chère mademoiselle Juliette,

« Je suis anglican, mais Dieu est Dieu, et, quand je serais athée, comment n’agréerait-il pas les prières auxquelles votre bon petit cœur veut bien m’associer ?

« Mais, puisque vous êtes croyante, chère mademoiselle Juliette, pourquoi parler de hasard ? Le hasard n’est rien, s’il n’est la Providence. Nos vies sont dans les mains du Lord et rien n’arrive que par sa volonté, et tout ce qu’il fait est juste et bien. Si donc nous nous sommes rencontrés et s’il en est résulté entre nous un courant de sympathie, c’est que cette rencontre et cette sympathie étaient dans l’ordre divin des choses.

« Je ne me permets pas de conclure, chère mademoiselle Juliette, mais j’espère beaucoup de l’affection dont vous voulez bien m’honorer. Elle me comble de joie et ne doutez pas de la ferme volonté que j’ai de m’en montrer digne.

« Votre reconnaissant et fidèle

« Robert. »

V

Le 7 juillet de ce tragique été 1917, les Daliot dînèrent au presbytère. Il faisait si beau que l’on avait dressé la table dans le jardinet curial, sous un pêcher taillé en tonnelle et dont les branches, alourdies de fruits presque mûrs, retombaient autour des convives sans trop voiler la douce lumière du jour finissant.

Tout en savourant les petits plats d’Agathe, gouvernante bougonne mais excellent cordon-bleu, on ne laissa pas de babiller beaucoup d’un bout à l’autre du repas. Liette plus que tout le monde, comme chaque fois qu’il n’était question ni d’histoire régionale ou locale, ni d’archéologie ou de géologie, thèmes ingrats qui l’inspiraient médiocrement et qu’elle écoutait sans aucune espèce d’indulgence. Que la catastrophe du Granier ait été causée, comme y tient son père, par des infiltrations souterraines, consécutives aux fontes des neiges ou par une forte secousse sismique, comme l’assure avec autant de conviction M. le curé, qu’est-ce que cela peut bien lui faire en vérité ? Et il lui est non moins indifférent que le crochet de fer de l’antique rue du Sénat soit ou ne soit pas le même où le guet, au bon vieux temps, fixait la chaîne qui barrait chaque soir la rue Juiverie. Parlez-nous d’une excursion à Aiguebelette ! Cela, oui, à la bonne heure ! Surtout si le programme comporte une heure de canotage sur le lac, avant d’aborder l’escalade du Crucifix, par la vieille voie romaine — Via romana, comme dit l’archiviste — qui serpente jusqu’au col si haut perché. M. le curé sait ramer, père aussi, et leur prudence répond de la sécurité générale. Avec eux pas d’inquiétude à avoir ; nul danger de prendre un bain intempestif.

Ainsi discourt la bavarde, à bâtons rompus. En revanche, Denise se montre si rêveuse, si distraite, que l’abbé Divoire ne serait pas l’abbé Divoire s’il n’en profitait pas pour la taquiner un tantinet.

— Eh bien, mademoiselle Uranie ? Toujours dans la lune ?

Liette saisit la balle au bond.

— Dans la lune ? Je vous crois, monsieur le curé ! Elle n’en redescend plus. Voilà un mois qu’elle y plane comme une âme essorée !

— Oh ! alors, tâchons de la ramener sur notre pauvre planète… Réponds, Nise, peut-on compter sur toi pour l’excursion de demain ?

— Oui… pardon… quelle excursion, monsieur le curé ?

— Là ! Elle n’y est pas, mais pas du tout ! triomphe Liette en battant des mains.

L’abbé, patiemment, s’explique :

— Nous allons à Aiguebelette. Train de 6 h. 32. Juste le temps de dire ma messe avant de l’attraper. J’ai mis la main sur un prêtre séculier, un brave garçon, convalescent de Salonique, et qui se dévoue à l’une de nos fondations sanitaires en attendant de retourner au front. Il se charge de la grand’messe.

— C’est que j’aimerais autant rester à la maison, bégaie Denise. Je… je ne me sens pas très dispose en ce moment.

Le saint homme ne cache pas sa déception.

— Allez donc arranger une partie !

— Mais, monsieur le curé, mon abstention ne doit pas vous empêcher ! Il ne faut pas s’occuper de moi.

Est-ce bien l’avis de M. et Mme Daliot ? L’abbé les consulte :

— Qu’en dites-vous ? Ce serait dommage de ne pas emmener cette petite.

— Baste ! répond le père, si elle préfère rester, qu’elle reste ! Elle ne s’ennuiera pas chez nous. Elle aime tant lire !

— Et écrire ! ajoute perfidement Liette. Imaginez, monsieur le curé, que mon filleul et elle entretiennent une correspondance en règle.

Denise rougit comme une coupable et baisse les yeux. Heureusement, M. le curé se retourne vers Liette.

— Ton filleul ?… Qu’est-ce à dire ? Tu es donc marraine aussi, toi ?

— Mais oui ! Vous vous rappelez bien. Cet officier anglais que j’ai présenté à papa et à maman, sous le hall de la gare, le soir des Tommies. Un gentleman, Mr. Robert Wellstone du Royal Artillery. Il m’a envoyé des cartes d’Italie. Je n’avais pas le temps de lui répondre à cause de notre fête de charité. Nise m’a servi de secrétaire, n’est-ce pas, Nise ?

L’interpellée demeure lèvres closes. De nouveau, elle se sent rougir jusqu’à la racine des cheveux.

— Tiens ! tiens ! dit ironiquement l’abbé. Et ça continue ?

— Il faut bien.

— Tu m’en diras tant ! Si l’on joue aux Sévigné, à Dieu ne plaise que j’insiste.

Et au soulagement de Denise, qui est sur les épines, on change de conversation.

Le lendemain matin, dès l’aube, grand branle-bas, rue Nézin. Debout la première, Liette s’empresse de jeter un coup d’œil par la fenêtre et laisse échapper un petit cri désenchanté. Le ciel, si pur la veille, est nuageux ; l’air, frais ; la montagne, nimbée de vapeurs.

— Flûte ! Le Nivolet a son bonnet !

En saut-de-lit, ses deux longues nattes ramenées sur sa gorge comme un « tour de cou », la jeune fille va frapper à la porte de ses parents qui couchent dans une chambre contiguë à la chambre des deux sœurs.

— Père ! Mère ! On se lève ?

— Voilà ! Quel temps fait-il ? interroge M. Daliot.

— Comme ci, comme ça.

— En ce cas, il n’y a plus qu’à y renoncer.

Mais Liette n’a pas dit son dernier mot.

— Et M. le curé ?

— C’est ce qui m’ennuie. Je vais courir lui donner contre-ordre.

— Dérangement pour dérangement, si on essayait de partir tout de même ? insinue Liette.

— Il ne pleut pas ? demande Mme Daliot.

— Non, mère, et ça paraît se remettre.

— Soit ! Essayons, on verra bien.

M. Daliot n’a plus qu’à s’incliner. Folle de joie, Liette bat des mains, gambade, valse, fait le diable à quatre et entreprend le siège de Nise, qui ne se rend pas d’ailleurs et sourit à la dérobée. Être un peu seule, ne pas avoir cette folle de Juliette sur le dos toute la journée, quel bonheur ! Elle a besoin de se recueillir, de se consulter, Denise, et non moins que sa sœur elle appréhendait une anicroche au dernier moment.

Le départ même des excursionnistes ne la rassure qu’à moitié. Anxieusement, elle scrute l’horizon. Quoi qu’en ait pu assurer Liette, il ne se dégage guère. Le soleil ne perce que pour repasser derrière de lourds nuages qui dérivent lentement du sud-ouest et qui menacent de crever. Denise allonge le bras par-dessus la rampe du balcon. Une goutte d’eau s’écrase dans le creux de sa main. Elle gémit :

— Ils sont capables de faire demi-tour !

Une sonnerie en ville la rassure : les sept coups de l’heure. Il y a longtemps que le train doit être parti. Allons, bon voyage !

Sa toilette faite, la jeune fille va entendre une messe basse à la cathédrale et revient s’installer devant la fenêtre, à sa table à écrire. Il n’y a pas à dire, pour elle, c’est une détente qui l’allège physiquement et moralement. Des bouffées de brise lui apportent la fraîcheur exquise d’une ondée bienfaisante, les parfums de la campagne et de la montagne, et les cris joyeux d’une troupe d’enfants qui, l’averse passée, vont s’ébattre au parc. Un long moment, elle demeure immobile, regardant vers le pont du chemin de fer ou, plus haut, plus loin, vers les pentes ensoleillées du Nivolet, encore empanaché de nuages à sa cime. Puis, sa pensée vagabonde se calme et se précise : elle ouvre un tiroir et en tire une liasse de cartes et de lettres.

Ce tiroir est sa cachette ; cette liasse, son trésor, car toutes ces lettres sont de Robert. Progressivement, il s’y est départi de sa réserve. Dans les deux dernières en date, ce n’est plus le gentleman qui parle, mais l’homme. Ce sont celles-là surtout que Denise tient à relire, celles-là qui l’eut incitée hier à décliner l’invite de M. le curé et, ce matin, à se dérober aux suprêmes instances de son petit tyran de sœur. L’une est arrivée il y a trois jours. Elle n’est pas très longue, mais contient un aveu qui est très net. Elle dit :

« Chère Liette,

« Permettez, je vous prie, que je vous appelle, moi aussi, de ce délicieux diminutif. De filleul à marraine, la familiarité pourrait vous choquer. Mais moi, elle m’enhardit à vous ouvrir un cœur qu’il ne m’appartient plus de vous fermer davantage.

« Chère Liette, dès notre première et unique entrevue, si courte, hélas, j’ai éprouvé une joie qui était comme une crainte, une crainte qui était comme une joie. Comment vous dire ? Vous m’attiriez et vous me faisiez peur tout ensemble. Ne voyais-je pas en vous je ne sais quelle jolie petite chose frivole et fantasque ? Excusez ma franchise. Je ne devrais pas appuyer et je serais au désespoir de vous causer une peine même rétrospective, mais il est de fait qu’à ce moment-là je doutais un peu que vous puissiez être l’âme tendre et sûre à qui je rêvais déjà obscurément.

« Combien ce doute était injuste ! Et combien eussé-je perdu de m’en tenir à cette sotte impression ! Vos lettres sont venues, toutes imprégnées de votre esprit, de votre âme et de votre cœur. Au travers d’elles, vous m’êtes apparue très différente du jugement que j’avais d’abord porté sur vous. Je vous ai devinée et je vous ai comprise en les lisant. Et le doute s’est dissipé, et l’impression est devenue si favorable qu’il n’y a plus eu que de la joie et de l’amour en moi. Et maintenant, ô Liette, vous ne me faites plus peur du tout. Je vous connais, je vous apprécie et je suis heureux et fier de vous aimer comme je vous aime, ardemment, passionnément, de toutes mes forces, pour la vie.

« Robert. »

« P. S. — Voulez-vous mettre le comble à ma félicité ? De grâce, faites-moi l’envoi de votre photographie en échange de celle qu’au risque de passer pour un fat je prends la liberté de vous dédier ci-inclus. Je ne sais, mais j’ai idée qu’elle me porterait bonheur. »

Le post-scriptum fait pousser un gros soupir à Denise, qui déplie la dernière lettre. Arrivée de la veille seulement, celle-ci confirme la précédente et n’est pas moins touchante, avec son pur parfum de spiritualité et de nostalgie.

« Avant hier, Liette, je vous ai fait, en toute simplicité, l’aveu de mon amour. Aujourd’hui, dans l’attente de votre réponse, voulez-vous souffrir les réflexions que me suggère notre cas ? Voulez-vous me laisser philosopher un peu à mon aise ? J’y suis enclin parfois. D’un Anglo-Saxon cette prédisposition vous étonne peut-être. Raison de plus pour m’expliquer. Je vous connais. Connaissez-moi à votre tour, chère petite âme.

« Ce à quoi je pense est grave. Je pense à la guerre ou plutôt à ses conséquences et à ses répercussions possibles. Féconde en biens comme en maux, je pense qu’elle ne tiendrait pas toutes ses promesses comme elle a tenu malheureusement ses pires menaces, si, entre autres compensations, elle ne vous valait pas, à vous Français, et à nous, Anglais, une plus subtile et plus saine compréhension de nos natures respectives. Une glorieuse « Entente », trempée dans le sang et au feu de tant de batailles, fait déjà communier les deux peuples par le cœur. Mais il en est des nations comme des ménages : pour que leurs alliances soient viables, il faut que le sentiment qui les a inspirées s’appuie sur une estime réciproque. Et comment s’estimer, même en s’aimant, si l’on ne se connaît pas ? Et comment se connaître, si l’on ne se voit pas, non comme nous montrent les apparences, mais comme nous sommes au fond ? Et comment aller au delà des apparences sans dissiper d’abord les nuées qui s’interposent entre l’œil et l’objectif ? Ces nuées, amoncelées comme à plaisir entre deux grands et nobles peuples, la tempête qui souffle sur l’Europe les déchire sans doute un peu plus chaque jour et les emporte lambeau par lambeau. Aux clartés crues du grand drame, les figures se silhouettent autrement qu’aux douteuses lumières d’écrivains sophistiques ou sarcastiques. Voyez Stendhal ! Qu’a-t-il voulu retenir de la joyeuse et loyale Angleterre étudiée objectivement ? Cant et bashfulness ! Hypocrisie de moralité ; timidité orgueilleuse et souffrante, voilà tout ! Notre pudeur ? Un vice ! Et une fausse honte notre discrétion ! J’espère que les Français ont une meilleure opinion de nous maintenant et que de telles billevesées ne suffisent plus à leur édification comme du temps de Stendhal. Mais leurs yeux se sont-ils ouverts tout à fait ? En sont-ils venus à nous bien voir et à nous bien comprendre ? Nous-mêmes, est-ce que nous vous comprenons bien ?

« Considérez, chère Liette, en quelle lourde méprise m’induisaient naguère, à votre endroit, mes préventions britanniques ! La jeune fille française, que savais-je d’elle avant notre rencontre ? Qu’était-elle pour moi, quelle falote petite chose, quelle poupée mécanique ! Et de nous, Anglais, si positifs en affaires, si égoïstes même quand sont en jeu nos intérêts privés ou notre grandeur nationale, quelle singulière idée se font probablement encore la moyenne de vos compatriotes ? Parce que vous aimez à rire en France, que vous êtes liants et empressés, voilà nos puritains en émoi et qui vous tournent en marionnettes ! Parce que, au rebours de vous, nous sommes fort peu communicatifs, et toujours sur nos gardes avec l’étranger, c’est tout juste si l’on ne nous ignorait pas autant que des Indiens ou des Chinois. L’Anglais du home, combien de profanes pénètrent jusqu’à lui ? Et, après tout, si nous avons trop le respect de notre vie privée pour y introduire d’emblée tous venants, est-il bien sûr que les vôtres ne défendent pas aussi jalousement leur vraie intimité ?

« Ne vous lassez donc pas de m’entretenir de vous et de vos proches, petite sweetheart. Je vous en prie, parlez-moi longuement de votre bien-aimée famille, de vos amis, de votre bon M. le curé, en un mot de tout ce qui vous entoure et qui vous tient au cœur et dont je ne sais rien encore. Expliquez-moi comment on peut chez vous être à la fois si versatile et si constant, si timide et si audacieux, si faible et si fort. Dites-moi bien tout, ô mon âme, que je comprenne tout et mieux ! Je n’ai presque rien vu de votre Savoie, traversée de nuit, à toute vapeur. À peine en sais-je qu’elle a de belles montagnes et de beaux bois que Lamartine chanta. Dites ! Avez-vous de verts pacages, avec des saules qui baignent dans une eau claire, et de grands bœufs indolents, et d’agiles et hennissants poneys ? Voit-on luire, entre les longues herbes de vos ruisseaux, l’arc-en-ciel furtif des truites ? Vos arbres fleurent-ils la résine, et vos landes le thym et la bruyère ? Les soirs d’hiver, quand le vent pleure et hurle, ou que la pluie bat les tuiles sonores du toit, avez-vous de ces douces réunions qui rassemblent tour à tour le voisin chez le voisin, dans le sitting-room, où le thé fume sur la grande table nappée de frais, avant que la veillée ne commence aux chants et aux jeux des jeunes et aux soupirs attendris des vieux ? Et le dimanche, après le sermon, dans la détente bienfaisante des âmes et des corps, entend-on l’allègre carillon des cloches paroissiales ? Et, quand reviennent les beaux jours, à la brune, par les sentes discrètes, entre les haies de chèvrefeuilles et d’églantiers, les fiancés s’en vont-ils amoureusement vers le petit oratoire qui se cache sous la charmille comme un nid du bon Dieu ?

« Si vous saviez, ô Liette, si vous pouviez seulement savoir comme elle est pure et simple et belle, notre vie de gentlemen-farmers, là-bas, dans les « South-Hams » du Devonshire ! J’ai passé par le collège d’Exeter, notre chef-lieu de comté et qui est une très vieille ville, fameuse par le grand nombre et l’ancienneté de ses églises, quoique tout à fait « fashionable ». Mais ni Exeter, ni Devonport, ni Darmouth, ni Plymouth même, ni en vérité quelque autre ville que ce soit du comté, — qui est bien le plus pittoresque et le plus savoureux de tous les comtés anglais — ne vaut notre cher petit Sidmouth, et son ciel si clément, et ses environs si charmants, où le myrte pousse en pleine terre et où les champs rejoignent les grèves. C’est là que je me promets de vous conduire, ô mon âme ! Là que prient pour moi mon père, ma mère, mes sœurs, dont vous serez tout de suite aimée…

« À demain, Liette, je suis obligé de vous quitter. L’ennemi s’agite. On m’appelle à la batterie, où nous devons toujours être prêts pour la riposte comme pour l’attaque.

« N’oubliez pas que j’attends un accusé de réception à ma lettre d’avant-hier. Et surtout, surtout, par retour, votre chère photographie… »

Sa lecture achevée, Denise prend le portrait de l’officier et le contemple longuement. Et voici que deux larmes glissent le long de ses joues. Car il est dans son cœur comme devant ses yeux, et un remords lui vient du rôle qu’elle n’a pas craint d’assumer. À quel étrange, à quel fatal malentendu aboutit l’innocent subterfuge des deux sœurs, se substituant l’une à l’autre pour écrire à Robert et le laissant ensuite dans l’erreur ? Denise se voit prise à son piège. Quelqu’un l’aime, qu’elle aime aussi. Mais cet amour qu’elle a fait naître ou qui du moins, sans elle, ne se fut pas déclaré, ce grand amour si probe et si confiant, il ne va pas à elle, mais à Juliette. Et il demande réponse ! Cette réponse, peut-elle prendre sur elle de la faire, une fois de plus, au nom de sa cadette ! Le moment n’est-il pas venu de s’expliquer ? Mais, s’expliquer, est-ce possible ? N’est-il pas trop tard ? Quel effet une telle révélation produira-t-elle sur Robert ? Que pensera-t-il d’un tel expédient ? Et que lui dire, mon Dieu, que lui dire ? Ceci, peut-être, pour commencer :

« Comme vous, mon cher Robert, j’ai un gros aveu à faire, un aveu que je suis bien coupable de ne pas avoir fait plus tôt. Vous croyez correspondre avec ma sœur Juliette. Or, en réalité, c’est moi, Denise, qui vous ai toujours écrit. C’est donc moi également qui…

Mais non ! Elle ne voit pas de suite acceptable à cet exorde déjà baroque. Elle imagine la surprise, la douleur, le courroux de Robert, se croyant joué, renonçant à lire le reste et brisant là. Dame ! quel pourrait être l’état d’esprit d’un garçon qui se serait persuadé qu’il aime une jeune fille et à qui une autre jeune fille viendrait dire tout à trac : « Pardon, pardon, c’est moi qui vous ai écrit, c’est donc moi que vous connaissez et que vous aimez. »

L’imbroglio, si étourdiment noué, il ne dépend plus d’elle à présent de le dénouer. Il lui apparaît tel qu’il est, inextricable. Sous l’affligeante conviction de son impuissance, Denise songe à demander conseil aux maîtres de la littérature qui ont bien dû imaginer une situation analogue à la sienne et y apporter remède. La bibliothèque de M. Daliot hospitalise les meilleurs romanciers et les meilleurs dramaturges. C’est le moment de la mettre à contribution. Avidement, la jeune fille feuillette dix volumes, vingt volumes, tant de volumes qu’elle y gagne une violente migraine. Mais c’est tout ce qu’elle y gagne. Il y a bien une pièce de théâtre dont un des personnages se trouve à peu près dans son cas : Cyrano de Bergerac. Seulement Cyrano ne lui peut suggérer que l’héroïque et fatal recours du silence :

Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien…
Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien.

Mélancoliquement, elle répète les vers sublimes et elle se demande avec désolation :

— Est-ce donc cela qui m’attend ? Devrai-je me sacrifier, moi aussi, et n’être qu’une malheureuse Cyranette ?

VI

Cette question n’est pas faite pour calmer la fièvre de la jeune fille, ni pour lui remettre les idées en place. Accablée, elle songe qu’il lui faut, comme d’habitude, emprunter le nom de Liette pour répondre à l’officier et, de plus, lui envoyer le portrait qu’il demande et qui n’est pas le sien. Il le faut, mais comment s’y résoudre ? Enfin, après un long débat, sa décision est prise : Robert aura satisfaction, elle en passera par là.

.........Eh bien ! écrivons-la,
Cette lettre d’amour qu’en moi-même j’ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu’elle est prête
Et que, mettant mon âme à côté du papier,
Je n’ai tout simplement qu’à la recopier.

Reste à savoir si elle trouvera le temps de l’écrire en toute quiétude. Elle a trop hésité, elle s’est trop attardée à ses investigations littéraires, d’où elle espérait le salut et qui ne lui ont servi à rien. La journée s’avance et il pleut, de sorte qu’elle doit compter avec un prompt retour des siens. Elle essaie pourtant. Mais, tout à coup, elle entend du bruit sur le palier. On frappe, on sonne, on l’appelle à tue-tête. Précipitamment, elle fait disparaître dans son tiroir la lettre inachevée et va ouvrir la porte du vestibule, qu’elle a eu soin de verrouiller en rentrant de la messe.

Liette, crottée comme un barbet, lui saute au cou :

— Ouf ! je suis éreintée, ma pauvre chérie ! Au moins vingt kilomètres dans les jambes depuis ce matin. Juge un peu. Mais quelle bonne journée ! Comme tu as perdu de ne pas venir avec nous !

— Essuie tes pieds, Juliette ! geint Mme Daliot. Mon parquet ! Tu l’arranges bien ! Et ton parapluie, si tu le mettais à l’égouttoir au lieu de le laisser faire une mare ?

L’excursion s’est terminée sous une pluie battante. Néanmoins, à l’exception peut-être de Mme Daliot, on rentre gais et contents.

— Eh quoi ! Nise, pas même « mis » la table ? s’exclame M. Daliot. J’ai une faim d’ogre, moi !

— Serais-tu plus souffrante, ma petite ? interroge la mère.

— Un peu mal à la tête.

Au fait, la pauvre enfant a totalement oublié que l’on dînerait, comme elle a totalement oublié de déjeuner elle-même, la femme de ménage, qui aurait pu lui rafraîchir la mémoire, ne venant jamais le dimanche. Il n’y a que demi-mal d’ailleurs. Comme bien souvent, le soir, on en sera quitte pour s’accommoder d’un repas froid. Et le couvert ne tarde pas à être dressé. Pendant que Denise se charge de ce soin, Liette va se changer. Ce n’est pas trop long, car elle a hâte de rejoindre sa sœur, moins pour lui donner un coup de main, à vrai dire, que pour lui narrer les mémorables péripéties de la promenade.

Et d’abord, peu s’en est fallu que l’on manque le train. Même, on l’aurait manqué pour de bon s’il n’était pas parti avec quelques minutes de retard, juste ce qu’il fallait pour qu’on saute en queue du convoi, dans un compartiment de seconde classe, à la portière duquel M. le curé, déjà installé, gesticulait désespérément.

— J’ai vu le moment où il allait nous semer malgré lui, ce pauvre M. le curé ! Pense s’il se tourmentait ! Il avait bien envie de descendre. Mais n’étions-nous pas dans un autre wagon ? Il n’en était pas plus sûr que ça et il ne voulait pas se mettre dans le cas de nous laisser partir sans lui. Le pis est que la pluie tombait déjà. Moi, je m’en moque, de la pluie. Ce n’est pas comme mère. Si on l’avait écoutée, on serait encore à l’auberge d’Aiguebelette. Un drôle de bouchon, tu sais, tout au bord du lac. On s’y était engouffrés, bien aises d’y être au sec. Et puis il y avait un petit vin blanc dont M. le curé a redemandé. Moi, je ne l’aime pas beaucoup, le vin blanc. Ça ne vaut pas une bonne orangeade. N’empêche que j’en ai bu deux doigts.

Denise sourit malgré elle. Quand elle s’y met, cette Liette, elle dériderait un convoi d’enterrement.

— Tu parles d’une saucée ! Ça piquait le lac, floc ! floc ! pas moyen de canoter. Une seule yole à l’eau et, dedans, un petit monsieur avec sa petite dame, tous deux en waterproof… Mon Dieu, que j’ai ri ! Ils barbotaient, ils s’ébrouaient, plouf ! plouf ! de vrais canards. Finalement, ils y ont renoncé. Leurs têtes en cherchant refuge au bouchon, non, tu n’as pas idée ! Ils se sont fourrés dans un coin et ils ont feuilleté un vénérable album d’images. C’était d’un comique !…

— À table ! interrompt M. Daliot. La montagne, rien de tel pour vous mettre en appétit !

— Oui, père, je raconte nos aventures à Nise.

M. Daliot hausse les épaules.

— Veux-tu l’intéresser ? Parle-lui plutôt de cette belle eau dormante, si floue parfois, à peine gris perle, et parfois si vive, si miroitante, si richement nuancée de turquoise et de béryl…

Sur quoi, en verve lui aussi, l’archiviste entreprend de décrire le tableau qui lui est apparu à la faveur d’une éclaircie.

C’était de tout là-haut, près du col, avant de dévaler l’autre versant de la chaîne. Une bourrasque venait de nettoyer le ciel ; elle rabattait vers les montagnes de légers charrois de nuées et, dans l’air redevenu transparent, ces pales dragons de la tempête fuyaient à la débandade, puis s’engouffraient, horde après horde, entre les tours et les clochetons de l’Épine. Le soleil triomphait, il dorait le lac ; il régnait sur les collines et les bois ; il révélait la splendeur insoupçonnée de merveilleux lointains, fouillés, ciselés comme des fonds de vieux retables

Mais tout ce beau lyrisme de M. Daliot n’a guère de succès près de ses filles, dont l’une pense toujours à Robert et dont l’autre a tant de choses à dire encore.

Dans leur chambre commune, après dîner, Juliette s’en paie à cœur joie :

— Et toi, chérie, qu’as-tu fait de beau, seule, ici, toute la sainte journée ? As-tu écrit à mon filleul, au moins ?

Denise ne peut que secouer la tête.

— Tiens ! tiens !… serions-nous en froid ? insiste curieusement Liette.

Quelque peu agacée, Nise a la riposte plus vive que d’habitude :

— Pourquoi veux-tu ?

All right ! Mais remontre-moi sa photo. Je ne sais pas, elle ne m’a pas paru très réussie. À mon avis, il est bien mieux au naturel.

Denise s’exécute bon gré mal gré. Juliette examine le portrait de Mr. Wellstone, auquel, faute de temps, elle n’a accordé qu’un coup d’œil assez distrait. Cette fois, l’examen est plus posé, moins superficiel. Et le jugement y gagne.

— Mais si, c’est bien lui ! se ravise-t-elle. Les traits, l’expression, le regard même et jusqu’à cet air de distinction qui me plaît tant chez lui, tout y est… Ne trouves-tu pas, Nise ?

Nise, décidément, est muette ce soir. Elle s’en tire par un geste vague, aussi peu explicite que peu compromettant. Liette l’interprète d’ailleurs comme un assentiment et continue :

— Une riche idée qu’il a eue là, ce cher Robert. D’un autre, ça pourrait paraître prétentieux, cet envoi spontané de photo. Mais lui, il est si simple, si droit, si bon enfant ! Il n’aura songé qu’à m’être agréable.

Elle se recueille un instant, puis déclare :

— Tiens ! si jamais je me marie, — et je ne vois pas pourquoi je finirais vieille fille, — je prendrai quelqu’un comme lui. C’est tout à fait le genre d’homme qu’il me faut. Il entre dans mes idées, quoi ! Il répond à mon rêve.

Elle dit cela très sérieusement, tout badinage à part ; mais Denise en souffre plus que si elle persiflait.

— À propos, reprend-elle, que devient notre commerce, belle épistolière ?… Dire que je ne décachette même plus les lettres qu’il m’envoie !

— Parce que tu le veux bien, répond un peu sèchement Denise.

— D’accord, et je ne te reproche rien, chérie.

— Il ne manquerait plus que ça !

Du coup, Liette se rebiffe :

— Quel ton est-ce là ?… Vrai, Denise, tu es d’une humeur, ce soir.

La pauvre enfant lutte avec elle-même. Sa bonne nature l’emporte et elle embrasse sa sœur :

— Ne fais pas attention, Liette.

Liette se montre magnanime :

— Bon ! Je ne demande pas mieux, moi. Mais qu’as-tu ? Voilà ce que c’est de se claquemurer à la maison. On s’y ennuie, on broie du noir et on devient grincheuse comme une vieille chipie.

Denise est bien près de pleurer.

— Je suis si ennuyée !… Lis, tiens !

Sans trop s’y appesantir, Liette parcourt deux ou trois lettres. Les suivantes retiennent davantage son attention. Elle s’attache même aux dernières, riant parfois, de son rire si gai, parfois très grave et dodelinant dignement de la tête :

— Veux-tu ma façon de penser ?… Il est délicieux, notre filleul ! Mais, se reprend-elle tout à coup, qu’est-ce que je dis, notre filleul ! C’est notre amoureux qu’il faut dire.

— Hélas ! pense Nise.

— Et moi qui, sottement, croyais à une amusette, à un flirt sans conséquence ? Mais, Nise, c’est donc sérieux ?

— Trop sérieux, Liette. Je ne sais plus comment faire. Tu dois comprendre mon embarras.

Liette réfléchit. Elle ne réfléchit pas souvent, mais ses méditations lui réussissent presque toujours.

— Oui, convient-elle. Peut-être n’aurais-je pas dû te passer la main. Il est temps, grand temps d’aviser.

Ce préambule ne rassure pas précisément Denise, mais Liette, elle, est pleine de confiance en soi.

— Ne te tourmente pas, va ! dit-elle, d’un petit ton protecteur. Tout s’arrangera : je vais y mettre bon ordre. Une réponse tapée. Sur brouillon, s’entend, à cause de l’écriture. Tu recopieras. Et, puisqu’il réclame mon portrait, à cor et à cri, eh bien, soit, je le lui bombarde ! Que veux-tu ? Il m’envoie le sien. Donnant, donnant, c’est bien son droit. Justement, j’ai une assez bonne épreuve qui a été prise le jour de notre fête de charité. Il ne s’en plaindra pas ou alors c’est qu’il est bien difficile. Tu mettras, en manière d’hommage : « À mon cher Robert. — Lovingly ».

Voilà bien ce que craignait Denise. Avec Liette, c’est tout l’un ou tout l’autre, l’indifférence ou l’emballement : il n’y a pas de milieu.

— Ne crains-tu pas… ?

— Quoi ?

— Mais… que ce soit excessif ?

— Excessif ! quelle idée, Nise ? Je lui plais, il me plaît, il s’est déclaré : pourquoi tant de façons entre nous ? Si tu crois que papa et maman seront fâchés ! Notre dot n’est pas si lourde vingt malheureux billets de mille ! Et c’est un riche parti qui s’offre là, un parti inespéré. Songe, chérie, ces officiers anglais, mais ce sont tous fils de famille et cousus de bank-notes ! Et quelle éducation ! Quelle distinction ! Quelle élégance ! Robert surtout. Puis, il sait le français et il l’écrit presque aussi bien que moi. Il n’a pas de mal, du reste. Les lettres n’ont jamais été mon fort, dit gaiement Liette, enchantée de son jeu de mots.

Denise, elle, ne rit pas. Elle souffre du puéril verbiage de sa cadette, qui bâtit déjà force châteaux de cartes :

— Quand nous serons mariés, tu sais, je compte bien ne pas prendre racine en Angleterre. Tu viendras nous voir et nous retournerons souvent en France. J’aime tant les voyages ! Surtout par eau ! La mer ! Tu te rappelles l’été que papa nous a emmenées à Nice ? Cette Méditerranée, c’est si beau ! Enfoncé, Aiguebelette !… J’attendrai la fin de la guerre, par exemple. Nous vois-tu torpillés loin de la côte ? Sans doute, il y a les canots et les ceintures de sauvetage. Tout de même, je ne m’y fierais qu’à moitié.

Sur cette réflexion judicieuse, Liette se décide à prendre la plume. Pendant quelques minutes, elle la laisse courir et l’on n’entend plus que son léger grincement sur le papier. Nise attend, mal à l’aise, pleine d’inquiétude. Que sera-ce quand Liette, très fière de son improvisation, lui en donnera lecture ?

« Très cher Robert,

« Merci, mille et mille fois, pour votre portrait, qui est on ne peut mieux réussi. Denise l’admire comme moi et est d’avis qu’il ne pourrait être plus ressemblant, ni plus vivant. Aussi vais-je m’empresser de lui donner un joli cadre pour le mettre sur ma cheminée, avec ceux de papa et de maman.

« Votre aveu ne m’a pas fait moins plaisir. Je suis ravie de la bonne opinion que vous avez de moi et du sentiment que je vous inspire. Sentiment réciproque, rassurez-vous, très cher Robert. Si j’occupe une petite place dans votre cœur, croyez que vous en occupez une bien grande dans le mien.

« Il y a, il est vrai, nos familles. Mais je ne crois pas que nous ayons à craindre qu’elles contrarient nos projets. Ou je me trompe fort ou mes parents feront bon accueil à votre demande, quand vous jugerez convenable de leur écrire. Et ce que vous me dites des vôtres me fait bien augurer de leur sympathie. Il me semble que je m’entendrai facilement avec eux, et mon seul regret est de ne pas les connaître encore. Mais, comme vous le dites, très cher Robert, patience ! cela viendra ! Nous en reparlerons, n’est-ce pas ? Car je serais bien dupe et bien fâchée, si je ne vous revoyais pas avant peu et, de toute façon, bien avant la fin de la guerre. Il faut vous arranger pour revenir à Chambéry le plus tôt possible. Je vous montrerai la ville et les environs, et vous verrez que notre Savoie n’est pas indigne de votre Devonshire.

« C’est entendu ? À bientôt donc, très cher Robert, et le meilleur, le plus tendre souvenir de votre

« Liette. »

L’auteur commente d’un ton satisfait :

— Tu vois ? Pas plus sorcier que ça !… Toi, je sais bien, Nise. Ce n’est pas la même chose. Ton intérêt n’est pas en jeu. Alors, ces réponses-là te donnent trop de tintouin.

Une phalène entre par la fenêtre et stupidement tourbillonne autour de l’ampoule électrique. Liette se lève avec tant d’impétuosité pour la chasser qu’elle renverse sa chaise. Fracas ! Éclats de rire ! Et une voix sévère crie de la chambre à côté :

— Liette ? Est-ce fini, tout ce bruit ? Fais-moi le plaisir d’éteindre la lumière et de nous laisser reposer.

— Allons bon ! murmure Liette. Et, penchée à l’oreille de Denise : ce que j’ai hâte d’être mariée pour pouvoir me coucher à mon heure !… Enfin, je ne veux pas la contrarier, cette pauvre mère… Bonsoir, chérie. Tu penseras à mon affaire, dis ! Arrange-toi, il faut que la lettre parte, avec ma photo, par le premier courrier, demain matin.

VII

Depuis quelque temps, Denise ne dort guère. Cette nuit surtout, le chagrin, la fièvre, je ne sais quel tourment moral et physique la tiennent implacablement éveillée, Elle se tourne entre ses draps, elle essaie de compter jusqu’à mille, de fixer, dans le noir, le bout de son nez, pour arriver hypnotiquement au sommeil. La pensée de Robert, qui l’aime en croyant aimer Juliette, mais qu’elle ne peut tirer de son erreur, ne lui permet pas de repos. À intervalles plus ou moins éloignés, les quarts, les demies, les coups de l’heure lui parviennent de diverses horloges de la ville. Elle rêve parfois tout éveillée ; et c’est comme un délire :

— Robert ! Robert ! ne me viendrez-vous pas en aide ! Dès votre première entrevue avec Juliette, vous l’avez jugée. Vous m’avez découverte ensuite à travers mes lettres. Si intelligent, si clairvoyant, comment ne comprenez-vous pas que nos deux natures sont incompatibles et que vous attribuez à l’une ce qui revient à l’autre ? Devinez-moi ! Écoutez mon cœur qui en appelle à votre cœur. Je suis l’âme que vous aimez. N’aimez plus que mon âme !…

Et ses larmes coulent, et ses soupirs finiraient par réveiller Liette, si Liette ne dormait à poings fermés.

Le matin, pâle, les yeux battus, Denise se fait peur quand elle se regarde dans la glace. Il lui faut, pour reprendre figure, se baigner les tempes à l’eau froide, puis à l’air vif qui descend de la montagne. Cela lui réussit si bien qu’elle trouve le courage de tenir la promesse faite à sa sœur. Se souvenant qu’il est des fidélités qui sont des trahisons, elle s’arrangera d’ailleurs pour que sa copie ne respecte que jusqu’à un certain point l’original, dont le ton et la tournure ne lui plaisent pas et ne plairaient certainement pas non plus à Robert. Ces phrases frivoles, ce ton léger et suffisant contrasteraient trop avec les belles lettres graves et affectueuses de l’officier et avec celles, si simples et si touchantes, où Denise n’a jamais mis que ce qu’elle a de meilleur. Et ce n’est pas ce qui lui coûte le plus, mais d’avoir à joindre à l’envoi le portrait de Liette. Encore a-t-elle eu soin également d’en modifier la dédicace au préalable.

L’inconscience de sa sœur torture la pauvre enfant qui se voit prise dans un engrenage où il lui faudra passer tout entière. Mais qui soupçonne son mal ! Qui donc y compatit ? À qui confier son cas et demander aide et conseil ? À M. le curé ? Oui, peut-être, car il est bon et compatissant. Pourquoi ne s’y résout-elle pas ? Craindrait-elle qu’il ne prît pas la chose au sérieux ?

Quoi qu’il en soit, les jours suivants, alors que son chagrin va empirant et qu’elle n’est plus toujours en mesure de le cacher, au point que M. et Mme Daliot commencent à s’inquiéter de sa mauvaise mine, de son peu d’appétit et de ses silences, Liette continuera de ne s’apercevoir de rien. Et comment s’apercevrait-elle de quelque chose ? Tout lui sourit, à elle ; tout lui réussit, et elle est tout à la joie de son triomphe. Elle a fait voir à ses parents la photo du lieutenant et, maintenant, elle se complaît à la montrer à ses amies et connaissances. On l’en complimente tellement. De l’avis unanime, l’officier est beau garçon et marque bien. M. le curé, lui-même, appelé à se prononcer, convient de la chose et que Mr. Robert Wellstone pourra faire un excellent mari.

— À quand vos noces ? demande-t-il à l’intéressée. Pour après la guerre, je présume ?

— Pourquoi pas aux calendes ? dit Liette.

— Tu es bien pressée de nous quitter, ma petite, fait observer Mme Daliot.

— Mais non, maman, puisque, tant que Robert ne sera pas libéré de ses obligations militaires, je compte rester à la maison.

— Mais, est-ce bien le moment de te marier ? Songes-y, ma petite : un combattant.

Liette semble contrariée :

— Je t’en prie, mère !

— Que veux-tu, Juliette, il faut penser à tout.

— Oui, sauf à ça… D’ailleurs, tous les soldats ne meurent pas à la guerre.

M. Daliot juge bon d’intervenir dans le débat :

— Et puis nous ne sommes pas si avancés. Avant de bâtir des châteaux en Espagne, ma fille, il sied d’attendre que ce jeune homme ait demandé officiellement ta main.

— Pouvait-il la demander sans m’avoir consultée d’abord ? rétorque Liette. Patience, va ! ce ne sera pas long.

De fait, à quelque temps de là, M. Daliot reçoit une lettre de l’officier. Et si ce n’est pas encore la « demande » annoncée par Liette avec tant d’assurance, c’en est évidemment le prologue, car Mr. Robert Wellstone explique qu’il compte obtenir une permission, qu’il doit passer par Chambéry pour se rendre en Angleterre, et qu’il serait heureux, à cette occasion, de présenter ses civilités à M. et à Mme Daliot. L’archiviste, se rendant à l’évidence, admet qu’il ne s’agit plus de temporiser et en confère avec sa femme :

— Se fiancer en pleine guerre, drôle d’idée ! Mais qu’y faire ? Si ce garçon aime Liette et qu’elle l’estime capable de la rendre heureuse, autant lui qu’un autre, après tout.

Tel est bien au fond l’avis de Mme Daliot et, la voyant à court d’objections, Liette exulte.

— Robert va venir ! Robert va venir ! s’exclame-t-elle en se précipitant au-devant de sa sœur qui rentre d’une course.

La nouvelle bouleverse Denise. Elle en reçoit un tel choc qu’il lui est impossible de ne pas accuser le coup.

— Qu’as-tu ? lui demande Liette surprise de ce désarroi.

— Mon rôle a été si ridicule ! dit la pauvre enfant. Jamais je n’oserai reparaître devant lui.

Liette se met à rire :

— Grande niaise ! Écoute ! J’ai réfléchi, moi, et j’ai trouvé une explication qui arrange tout. On lui dira que tu écrivais à ma place parce que je me voyais empêchée de tenir la plume. Ce ne sera que demi-mensonge puisque, comme par un fait exprès, je me suis coupé le pouce hier, ce qui me prive de l’usage de ma main. C’est même bien gênant pour me débarbouiller et me coiffer.

Denise ne trouve rien à répondre et va s’enfermer dans sa chambre. Elle n’en veut plus à cette écervelée de Liette — à quoi bon ? — mais elle ne peut s’empêcher de comparer leur sort respectif. Si chacune était servie selon son mérite, les rôles ne seraient-ils pas tout différents ? Quelle est la contribution réelle de Liette au sentiment de Robert ? Sans doute est-ce elle qui a fait le premier pas, et sa grâce ingénument provocante n’a pas été sans effet sur l’officier. Mais cet effet même était-il si favorable ? Robert, d’instinct, ne s’interdisait-il pas d’y céder ? Il se défiait de la sirène. Bien mieux : elle ne répondait nullement à son idéal. Les quinze premiers jours, n’hésitait-il pas à lui écrire et sa première carte n’était-elle pas comme un coup de sonde dans une âme énigmatique, troublante, où il cherchait le reflet de l’âme rêvée ? Pour le rassurer, il a fallu les lettres de Nise. Sans elle, qui s’est si bien acquittée de sa mission épistolaire, qui l’a tellement prise à cœur, que serait-il advenu d’un flirt voué, dès le début, à la méfiance et à l’indifférence ? Était-il viable seulement ? Après en avoir fait une amusette, Juliette s’en désintéressait. Et quand elle se fût montrée moins légère, quand elle se serait attachée à Robert, quand il lui eût inspiré de l’affection, comment, réduite à ses seuls moyens, eût-elle fait éclore l’amour dans le cœur d’un homme qui appréciait si franchement, si sévèrement même, son insignifiance et sa frivolité ?

« Vos lettres sont venues, toutes imprégnées de votre esprit, de votre âme et de votre cœur. Au travers d’elles, vous m’êtes apparue très différente du jugement que j’avais d’abord porté sur vous… » Qu’est-ce à dire, sinon que celle qu’il aimait n’était pas Liette, mais sa correspondante, sa vraie marraine, Nise, Nise qui ne lui écrivait rien qui ne vînt du cœur. ? C’est si clair, tellement probant qu’il faut toute la suffisance, toute la cécité morale de Liette pour ne pas s’en aviser et faire cesser le quiproquo.

Hélas, maintenant, il est trop tard ! Loin de rendre à Nise ce qui revient à Nise et de renoncer à Robert, Liette tient un langage nouveau et se montre positivement jalouse de ses « droits ». Elle exige les lettres de l’officier comme si c’était sa propriété exclusive. Elle les lit avant sa sœur, au lieu de lui laisser la mélancolique consolation d’en respirer le premier parfum. Et, sans rancune, sans colère, sans basse envie, Denise ne s’en ressent pas moins de ce bonheur qui s’épanouit à ses dépens.

Elle aime ! Et, qui mieux est, elle a réussi à se faire aimer. Mais l’aimé, mais l’amoureux, tout comme Liette, continue d’avoir un bandeau sur les yeux. Malheureuse Denise ! Elle n’est bien qu’une Cyranette, Et elle l’est à son corps défendant. Car l’abnégation est involontaire dans son cas. Elle ne se révolte pas, mais elle ne se résigne pas davantage. Si elle se sacrifie, c’est qu’elle ne peut faire autrement. Elle est comme ces pauvres filles qui prennent le voile et à qui il manque la vocation…

VIII

Sans préciser autrement la date de sa venue, Mr. Robert Wellstone a parlé de la mi-août. Depuis lors, deux semaines ont passé. Le 15 août approche. On y touche presque et Liette, dont l’impatience grandit de jour en jour, ne sait que faire de son importante petite personne. Pour tromper l’attente, elle échafaude projets sur projets.

Robert, suppute-t-elle, ne pourra faire autrement que de lui consacrer la moitié de son congé. Les bonnes, les délicieuses parties que l’on fera ! N’est-ce pas, Nise ? On ira aux Charmettes, pèlerinage obligatoire des fiancés chambériens. On ira aussi à Aix-les-Bains, il va sans dire, et au Bourget, et plus loin, si c’est possible, à la Grande-Chartreuse, aux gorges du Fier, tout au moins jusqu’au Granier. Des amoureux, rien ne les arrête. Ils ont des ailes.

Des ailes ! Liette est sûre qu’il lui en pousse, et elle ne doute pas davantage d’avoir, quand il le faudra, le don d’ubiquité.

Qu’il est gentil.
Mon p’tit pioupiou
C’est mon chéri,
C’est mon bijou…

Tout cela est joli, en effet. Mais, avant de voler par monts et par vaux, dans le plus merveilleux pays du monde (après le Devonshire), avec le beau lieutenant du Royal Artillery, il importe de laisser venir celui-ci. Or, il ne vient pas vite. Et puis M. le curé s’en mêle, taquinant Liette, qui, il est vrai, ne s’en émeut pas beaucoup. Un anglican ? Hem ! À en croire l’abbé Divoire, ça ne l’enchante guère, ces fiançailles-là.

— Si Mr. Wellstone se convertit, parfait ! On s’entendra sans peine. Sinon, dame, ce sera plus difficile…

— Bien, monsieur le curé, répond tranquillement l’imperturbable Liette, j’en fais mon affaire.

— Oui, oui… nous ne sommes plus en temps de paix. Il faut être « large ». Mais si l’un de vous deux doit faire des concessions sur ce chapitre, autant que ce ne soit pas toi.

En réalité, le brave homme n’est pas sans inquiétude. Sur son conseil, avant que les jeunes gens ne se soient formellement engagés, M. Daliot, en répondant à l’officier, a fait allusion à leurs confessions respectives. S’y serait-il pris maladroitement et Mr. Wellstone, blessé au vif de ses susceptibilités religieuses, lui en garderait-il rancune ? Mr. Wellstone n’a plus récrit en tout cas. Et le temps passe, et Liette se met à bouder aussi de son côté. Piquée, elle entend demeurer sur ses positions et ne veut pas que Nise fasse des avances. La correspondance chôme donc de part et d’autre, et M. le curé en tire d’assez fâcheux augures. Il n’y a pas que lui. Que dire de Nise ?

Tous les matins, à l’heure du courrier, dès que le facteur s’engage dans le couloir du rez-de-chaussée où les locataires ont leurs boîtes à lettres, la pauvre enfant dégringole quatre à quatre les deux étages de l’escalier. Et, chaque fois qu’un sourd grondement signale un train venant de Modane, c’est une nouvelle émotion, elle se précipite à la fenêtre. Le train franchit le passage à niveau de la rue Nézin avant d’enfiler la profonde tranchée du pare. Pressés aux portières pour ne rien perdre de l’admirable point de vue qu’offre l’entrée de la ville, les voyageurs entrevoient la silhouette quasi-aérienne de cette jeune fille qui se penche à son balcon. Et il y en a qui lui sourient en agitant galamment la main. Elle n’en a cure, le regard tendu vers ces figures inconnues qui défilent rapidement dans son champ de vision, cherchant, avec un espoir toujours déçu, toujours renaissant, le cher visage qu’elle ne distingue pas. Le train prend la courbe proche de la gare, et on ne le voit plus, on ne l’entend plus, que Denise, l’œil fixe et le cerveau vide, reste là, immobile, tournée vers l’est, vers l’Alpe dont la barrière, cette fois encore, ne s’est pas ouverte devant celui qu’elle attend. Que devient-il dans la si proche et si lointaine Italie, qui pour lui n’est pas le royaume du soleil et de l’amour, mais le pays des neiges et de la mort ? Le revoir ou avoir de ses nouvelles est son unique pensée. Cette obsession la laisse indifférente à tout le reste. La vie sans lui n’est pas une vie. Petits calculs, petites occupations, petits soucis — tout y est si petit !

— Le revoir, ne serait-ce qu’une heure ! Après… eh bien ! c’est vrai, tout serait fini. Mais est-ce que je serais plus à plaindre que maintenant ? Et j’aurais été heureuse une heure !

Quelquefois, elle a maille à partir avec Liette, qui peut d’autant moins se passer d’elle qu’elle meurt elle-même d’ennui.

— Enfin, Nise, qu’est-ce que tu as ? Comme tu es étrange !… Si triste, si fuyante, on ne dirait plus toi !

— Mais non, je n’ai rien, prétend invariablement Nise.

— Mais si, insiste non moins invariablement Liette.

Et Liette en réfère à M. et à Mme Daliot, qu’alarment de plus en plus les longues rêveries de leur fille aînée, ses distractions continuelles et surtout l’espèce de langueur qui s’en mêle et qui les persuade que sa santé n’est pas ce qu’elle devrait être. Dans leur sollicitude inquiète, ils insistent pour la conduire au médecin. Elle résiste, puis cède. Pour comble de malchance, l’homme de l’art, prenant le change à son tour, parle de chloronémie et préconise une cure thermale et climatérique aux eaux de la Bauche, où elle refuse d’ailleurs obstinément d’aller subir les six semaines du traitement.

Et un jour enfin elle n’y tient plus. C’en est trop, et puisque Liette, par orgueil, s’entête dans son veto, Nise passera outre, prendra sur elle de griffonner clandestinement quelques lignes à celui dont sa sœur, décidément froissée, en vient à ne plus vouloir entendre parler. Ah ! ce n’est pas long et elle n’a pas besoin de se mettre en frais de style.

Elle est seule dans sa chambre. Elle peut y exhaler librement le cri de détresse qu’elle retient et qui l’étouffe. Personne, sauf Robert, ne l’entendra :

« Mon cher Robert,

« Que devenez-vous ?

« Pourquoi mes dernières lettres sont-elles demeurées sans réponse et où en est votre projet de vous arrêter à Chambéry en allant en Angleterre ?

« Je tremble qu’il ne vous soit arrivé quelque accident.

« De grâce, rassurez-moi ! Rendez-moi la vie !

« Votre pauvre petite.

« Liette. »

Mais des sanglots la secouent et elle doit s’enfouir le visage dans ses mains. Liette ! Toujours Liette ! Toujours ce nom d’emprunt, cette fausse signature qui lui coûte comme une apostasie ! Que ne donnerait-elle pas pour pouvoir mettre le sien au bas de cette page toute baignée de ses larmes !

Elle a de plus noirs pressentiments que M. le curé. Son imagination enfiévrée l’emporte vers le front austro-italien, vers ces cimes farouches des Dolomites que l’officier décrivait encore récemment et qu’elle se représente, telles qu’elles sont, avec leurs glaces et leurs neiges jadis vierges, aujourd’hui toutes éclaboussées d’un sang généreux. Dire que Robert a quitté son riant et clément petit Sidmouth pour ces mornes et hostiles solitudes ! En reviendra-t-il jamais ? À l’heure qu’il est, n’expire-t-il pas à l’abandon, sur quelque icefield ou au fond de quelque crevasse ? Elle a beau faire, d’affreuses hallucinations le lui montrent mourant de mille morts, tantôt surpris et massacré par d’implacables ennemis, tantôt balayé par une avalanche avec ses hommes et ses pièces. Et, chaque fois, c’est vers elle qu’il se retourne pour l’invoquer in extremis, pour lui demander pardon de s’être trompé, de n’avoir pas su deviner à temps son amour et son subterfuge.

Dieu grand ! Serait-ce qu’elle ne le devait gagner que pour mieux le perdre, elle qui donnerait tout ce qu’elle peut donner, sa vie, son bonheur, si, à ce prix, elle le pouvait sauver ? Et, à genoux, elle supplie avec égarement :

— On ! non, pas cela, pas cela, mon Dieu !

IX

— Denise…

— Monsieur le curé ?

— Tu as les yeux rouges, mon enfant, constate un matin l’abbé Divoire qui vient d’arriver, à l’improviste, rue Nézin, en l’absence de Liette et de M. et Mme Daliot. On dirait que tu as pleuré.

— Vous aussi, monsieur le curé.

En proie à une émotion qu’il dissimule mal, le prêtre n’a plus, en effet, sa figure épanouie et joviale des bons jours. Il est grave, soucieux, et il toussote, et il se mouche, comme en peine d’une contenance.

— Non, murmure-t-il, pas moi, car je n’ai plus de larmes à répandre depuis la mort de ma pauvre mère. Pourtant, je t’assure que j’ai le cœur gros aujourd’hui… Mais parlons de toi. Qui est-ce qui t’a fait de la peine, ma petite ?

— Personne, monsieur le curé.

— Ne te dérobe pas. Je ne suis pas aveugle. Tu as quelque chose, c’est certain.

— Non, rien, je ne sais pas.

— Tu me rassures… Mais, dis-moi, reprend le prêtre au bout d’un temps, ta sœur n’est pas là ?

— Elle vient de sortir avec maman.

— Seront-elles longues à rentrer ?

— Je ne crois pas. Liette s’était commandé un chapeau. Elle le décommande.

— Ton père non plus n’est pas à la maison ?

— Non, monsieur le curé, il n’y a que moi.

— Je vais attendre, décide l’abbé.

Fébrilement, il arpente le tapis du boudoir, puis il se met au balcon. C’est samedi, jour de marché. Par la route de Lémenc, en longue file hiératique, processionnent de lourds chars paysans : les hommes, des vieux pour la plupart, engoncés dans leurs courtes blouses bleues faites un peu comme des étoles, marchent lentement, solennellement, d’un pas quasi rituel, devant leurs bœufs accouplés. Combien de ces patriarches pleurent en secret un fils ou un petit-fils tué à l’ennemi ? Le chagrin ne les abat pas cependant. Ils font front à l’adversité, continuent courageusement leurs labours, leurs semailles, leurs récoltes, après comme avant ces tueries. Leur vie simple et tenace, modèle de patience et de dignité, fait mieux que de résister à la mort : elle la domine.

Le prêtre, plus calme, comme réconforté lui-même, s’attarde sur le balcon. Derrière lui, au paroxysme de l’anxiété, Denise attend qu’il se retourne et qu’il s’explique. Ce qu’il peut avoir à lui dire, elle le pressent trop bien. Et c’est elle qui prend les devants quand il rentre s’asseoir dans le petit salon :

— Une mauvaise nouvelle, monsieur le curé ?

Il acquiesce de la tête.

— Qui nous concerne ? balbutie-t-elle.

— Qui concerne ta sœur.

Nise se raidit contre la peur qui lui bat la gorge.

— Ah !… d’Italie ?

— Précisément. Vois ce qui m’arrive !

D’une main, si tremblante qu’on dirait un geste de vieille, Denise prend la feuille que lui tend le prêtre — une lettre à en-tête de la Croix-Rouge italienne. M. le curé, songeur, le front penché, ne fait plus bien attention à elle. Il dit, et elle croit entendre une voix de cauchemar :

— Je compte sur toi, je compte sur vous tous pour m’aider à préparer Liette à ce coup-là.

Elle ne répond rien… Elle lit : comment peut-elle ? Quelle force la soutient, pendant que, devant ses yeux élargis par l’horreur et atrocement secs, les lignes dansent et vacillent :

« Monsieur le curé,

« Nous avions ici un officier anglais, Mr. Robert Wellstone, lieutenant au 15e R.A.C., de qui je m’occupais tout spécialement. Il y a quinze jours, pendant un violent bombardement, un éclat d’obus l’avait atteint en pleine poitrine, et son état ne laissait guère d’espoir,

« Noble enfant ! Je m’étais attachée à lui comme à un fils d’élection, et il m’avait prise pour confidente, m’entretenant sans cesse de son pays, de sa famille et de sa fiancée, Mlle Juliette Daliot, de Chambéry, une de vos paroissiennes, m’a-t-il dit, et que vous êtes prié, en son nom, de bien vouloir avertir. J’aurais dû vous écrire plus tôt. Pourquoi comptais-je sur je ne sais quel miracle ? Ce miracle, la science ni Dieu ne l’ont produit. Depuis ce matin, tout est fini ; le lieutenant Wellstone n’est plus. Mais je ne connais rien de plus beau et de plus serein que sa mort.

« Magnifique officier, il avait fait supérieurement son devoir. Heureux de s’y être sacrifié de toute son âme et de tout son sang, le soldat repassait derrière l’homme. Et l’homme était aussi épris de rêve que le soldat l’était d’action. C’était un nostalgique, et quand vint son heure, elle ne pouvait être celle du commun. Cette vie qui lui échappait, il la ressaisissait mystiquement et, jusqu’au bout, le mirage de son pays et de ses amours allait faire sourire ses claires et graves prunelles plus qu’à demi éteintes, mais qui discernaient des choses et comme des présences que nous ne voyions pas. Dans notre triste ambulance, entre nos monts pâles et froids, si loin de sa petite ville natale et des siens, il se croyait en Angleterre, devant les gais horizons des South-Hams, dans le home cher à son cœur et où, bienheureux visionnaire, il s’imaginait rentrer avec une douce compagne qui eut été un peu comme son butin.

« En vérité, mourir ainsi n’est pas mourir.

« Dans l’arpent de terre étrangère où nous l’allons pieusement ensevelir, Robert Wellstone gardera l’illusion de la patrie lointaine et poursuivra éternellement son beau rêve mystique.

« Dites-le à sa fiancée, puisse-t-elle en retirer quelque consolation et daignez agréer, Monsieur le curé, l’hommage de mes plus respectueux sentiments.

« Bianca Bellovici,
Infirmière bénévole,
Croix-Rouge d’Italie, ambulance no 17.

« P.-S. — Je préviens la famille… »

Voilà ce que lit Denise. Et pendant que la feuille tremble dans sa main, que ne ressent-elle pas, quelle souffrance aiguë, quel déchirement dans son pauvre petit cœur qui, comme celui de M. le curé, n’a plus de larmes à donner ?

La lumière d’or dont le soleil inonde le balcon lui paraît s’assombrir tout à coup et ses yeux qui se lèvent tragiquement au ciel le voient noir, tout noir, comme en pleine nuit. Dans le même instant, la lettre lui échappe des doigts. Elle veut se soutenir au dossier d’un fauteuil, mais ses forces la trahissent et elle s’affaisse sans connaissance.

— Là ! là ! Mon Dieu… Denise ! ça ne va pas, ma petite ?

Et, pris de court par cette complication, M. le curé a très peur. Tout pantois, il ne sait à quel saint se vouer jusqu’au retour du père et de la mère qui, pour comble d’infortune, n’en finissent pas de rentrer.

Deuxième partie

I

— Le facteur est passé, Agathe ?

Agathe continuant de vaquer rageusement à son ménage, M. le curé, rompu de longue date à ses lubies, répète la question avec cette patience angélique qui fait sa force.

— Agathe, je vous demande s’il n’y avait rien au courrier du soir pour moi ?

La gouvernante, cette fois, daigne répondre… Sur quel ton, Seigneur !

Si fait, il y avait quelque chose au courrier : une lettre. Mais cette lettre-là, « on » a bien failli la jeter au feu quand « on » a vu d’où « ça venait ». Point n’est besoin, en effet, de la décacheter pour deviner de qui elle émane, puisque l’enveloppe, estampillée au chiffre de la Croix-Rouge d’Italie, porte dans un coin ce nom et cette adresse :

Bianca BELLOVICI,
Infirmière bénévole.
ambulance no 17 — S.P. 243.

Et tout s’explique en somme : l’humeur massacrante d’Agathe, comme ses réflexions acrimonieuses et ses gestes saccadés.

La semaine dernière déjà, une lettre identique n’a-t-elle pas troublé la paix relative du presbytère ? Au reçu de cette première lettre, M. le curé ne s’est-il pas mangé les foies et tourné les sangs, plus peut-être que si on lui avait annoncé le jugement dernier ? Cela, Agathe ne peut le pardonner à la signora Bellovici, ni même à l’infortuné Mr. Wellstone. Un étranger que l’on ne connaissait d’Ève ni d’Adam, était-ce permis de se mettre dans des états pareils à son sujet ?

— Je vous en prie, Agathe, disait M. le curé.

Une fois lancée, la vieille ne s’arrêtait pas en si beau chemin.

— Oui, je sais bien, marmonnait-elle. Il était dans les papiers de mam’zelle Juliette, ce garçon. Et puis après ? C’est-il une raison pour vous rendre plus malade qu’elle ? On les connaît, ces jeunesses. Allez, allez, ne vous tourmentez point, elle aura tôt fait de sécher ses yeux.

Bref, pendant quelques jours, le saint homme a essuyé de tels assauts qu’il ne tient pas à s’y refrotter.

— Bien ! bien ! ma nlle[illisible], dit-il, remettez-moi cette lettre et ne nous fâchons pas.

Afin de se dérober à la redoutable sollicitude de la virago, il se hâte de s’enfermer dans son cabinet de travail. Ici du moins, il sera tranquille. Agathe elle-même n’oserait l’y relancer, tant est impressionnante l’ordonnance à la fois sévère et religieuse de cette pièce, où les objets de piété voisinent avec d’antiques bouquins, vénérablement reliés et qui semblent recéler, sous leurs beaux fermoirs de cuivre et d’argent toute la sagesse humaine. Ailleurs, il se peut qu’elle mène son maître tambour battant. Mais céans, c’est comme à l’église : le prêtre recouvre toute son autorité, et elle ne s’y fie point.

Que veut la signora Bellovici et pourquoi prend-elle la peine de récrire à M. l’abbé Divoire ? C’est ce que M. l’abbé Divoire se demande anxieusement. Peut-être avait-elle à lui faire part de quelques détails inédits sur la fin édifiante de Mr. Wellstone. Mais peut-être aussi s’agit-il d’une pénible commission dont il va être chargé au nom du jeune héros.

Justement, il rentre de chez les Daliot. Ces jours-ci, il y est allé tous les soirs, afin de remonter un peu le moral de leurs filles. Et, à part lui, il doit convenir qu’en ce qui concerne Juliette il n’y a pas trop mal réussi et donc qu’Agathe n’avait pas tout à fait tort.

C’est curieux comme elle rebondit, cette petite, comme elle passe facilement d’un état d’âme à l’autre, comme le sourire a vite fait de percer à travers ses larmes ! Naguère abattue, on la sent déjà résignée à l’inéluctable. Tandis que Nise, le coup l’a bel et bien frappée au cœur, et M. le curé craint fort qu’elle ne s’en remette jamais.

Lui se reproche son aveuglement. Dire qu’au reçu de l’affreuse nouvelle, il songeait à Nise pour y préparer Liette ! Dire qu’en la voyant tomber comme une masse, il n’entendait encore rien à son cas ! Mais, tout d’un coup, ses yeux se sont dessillés. Il a fini par deviner le cher et cruel secret de la pauvrette. Il a lu à livre ouvert dans ce petit cœur meurtri, dont la plaie continue de saigner atrocement. Moins avertis, M. et Mme Daliot s’en tiennent aux eaux de la Bauche. Comment soupçonneraient-ils la vérité et qu’un étranger venu de si loin, et tout aussitôt disparu de leur ciel comme ces rapides oiseaux migrateurs qui le traversent au printemps, a emporté l’âme et la pensée de Nise ?

Liette, oui, on comprend qu’elle ne soit pas demeurée indifférente au trépas de Robert, qu’elle en ait éprouvé beaucoup d’émotion, beaucoup de regret, beaucoup de chagrin. Même il eût été malséant qu’elle en accueillit trop légèrement la nouvelle et qu’on ne la vit pas, pendant quelques jours, dolente et morne, comme une fiancée qui a perdu son fiancé.

Mais vous, Nise, en quoi vous concerne-t-il, ce grand malheur ? Robert, qu’était-il pour vous ? Étiez-vous sa sweetheart ? Vous ont-il emmenée en Angleterre, dans ses paisibles South-Hams du Devonshire, où il fait si bon vivre de la vie pure et simple des gentlemen-farmers et où prient pour lui un père, une mère, des sœurs dont sa compagne eût été tout de suite aimée ?

Eussiez-vous, ô Cyranette, battu à son bras les vastes pacages ombragés de saules qui baignent dans une eau claire, et les landes qui fleurent le thym et la bruyère, et la sente discrète, bordée de chèvrefeuilles et d’églantiers, qui mène au petit oratoire caché dans la charmille comme un nid du bon Dieu ?

Non, non, rien de tout cela ne vous était destiné ! Tout ce bonheur revenait de droit à Liette, et c’est elle, elle seule, qui est à plaindre et à qui est dû le viatique des bonnes paroles.

Pourtant, ce viatique, M. le curé s’est efforcé de l’administrer aussi à Nise. C’était avant-hier soir. Afin de distraire leurs filles, M. et Mme Daliot les avaient emmenées au parc. L’abbé Divoire accompagnait ses amis. Après un bout de chemin, on prit place, vers le haut du jardin, sur deux bancs rustiques. Par ce beau clair d’étoiles, les cimes fantomales des grandes Alpes se devinaient dans la nuit veloutée, au delà et au-dessus des jeunes frondaisons qui s’abaissaient avec le terrain. Le banc où Liette était assise entre ses parents se trouvait quelque peu à l’écart de celui qu’occupaient Nise et l’abbé. À cette distance, sous l’ombre des arbres, on pouvait causer intimement.

M. le curé en profita pour dire à la jeune fille :

— Denise, ma chère enfant, pardonne-moi de paraphraser un mot de ce pauvre Robert, mais il est vrai que Dieu fait bien ce qu’il fait. Cette guerre est une immense calamité. Elle accumule les ruines, les deuils, les infortunes. Elle brise les cours des mères, des femmes et des fiancées. Mais tous ces maux ne nous en épargnent-ils pas de plus funestes encore ?

« … Je prêche, Denise ?… Peut-être. Pourtant, considère ton cas. Tu aimais — ne dis pas non, je le sais — tu aimais Mr. Wellstone. Que fût-il arrivé et qu’eusses-tu fait s’il avait vécu ?

Dans la paix du parc doucement enténébré, M. le curé recueillit un soupir qui n’alla pas plus loin que Nise et lui.

— Oui, reprit-il, tu n’aurais rien dit. Tu aurais, par ton silence et ton effacement, essayé d’assurer le bonheur de Liette et de Robert, comme Cyrano celui de Roxane et de Christian. Mais ce bonheur, mon enfant, il ne dépendait pas que de toi. Il dépendait pour le moins autant de lui et d’elle. Franchement, crois-tu que deux jeunes gens dont l’union procède d’une telle équivoque puissent être tout à fait sûrs de leur avenir ?…

Mais M. le curé se tut.

À côté de lui, jugulée par un mouchoir, râlait la plainte sourde d’une gorge battue de sanglots. Et ce soir-là encore on s’est quittés bien tristement. Seule Liette, par intermittences, se reprenait à rire et à caqueter sans rime ni raison. Un perpétuel besoin de joie et de distraction la possède. S’il lui fallait vivre dans le recueillement d’un cloître, elle n’y résisterait pas. Et on l’étonnerait bien en lui disant que son babil, plutôt fatigant à la longue, avive la peine de Nise qui, pour sa part, n’aspire qu’au silence et à la solitude.

M. le curé remonte sa lampe et cherche son binocle pour lire la lettre de la signora Bellovici. Or, dès les premières phrases, il a un tel haut-le-corps que la feuille lui échappe des doigts et qu’il esquisse le geste machinal de l’homme qui se demande s’il est bien éveillé. Mais non, il ne rêve pas. Il a beau se frotter les yeux, essuyer fébrilement ses verres, quand il rapproche la lettre de la lampe, il lui faut bien se rendre à l’évidence :

« Monsieur le curé,

« Un mot en hâte.

« Contrairement à ce que je vous mandais hier, Mr. Robert Wellstone n’a pas succombé à sa blessure. Mon erreur s’explique par celle des médecins. Trompés aux apparences, n’avaient-ils pas cru pouvoir délivrer le permis d’inhumer, alors que le pauvre garçon, pris d’une syncope, n’était que dans l’état cataleptique ? À la mise en bière, la position insolite des membres nous inquiétant, les infirmiers et moi, nous prîmes sur nous de surseoir à l’enterrement et de signifier nos doutes au major dont l’intervention énergique eut les plus heureux effets. Je m’empresse d’ajouter que, d’après lui, cette crise, qui aurait pu entraîner de si épouvantables conséquences, doit être considérée comme salutaire et qu’il estime Mr. Wellstone tout à fait hors de danger.

« Mais moi, quoique je n’aie à me reprocher qu’un excès de zèle, rien n’égale ma confusion de vous avoir écrit dans les termes où je l’ai fait hier, Si ce n’est l’immense allégresse dont mon cœur déborde à la pensée de pouvoir vous rassurer pleinement sur le sort du fiancé de Mlle Juliette Daliot. J’aurais voulu vous télégraphier de ne tenir aucun compte de ma dernière lettre. Hélas, nos bureaux de la zone des armées n’acceptent que les dépêches officielles. Mais comme cette lettre ne date que de vingt-quatre heures et que, dit-on, le contrôle militaire arrête souvent le courrier à la frontière, j’ai bon espoir que ceci puisse vous toucher à temps pour épargner toute émotion à Mlle Daliot.

« Quoi qu’il en soit, souffrez que je vous réitère mes plus sincères excuses, monsieur le curé. Vous pouvez dire à cette jeune fille que son fiancé ne l’oublie pas, qu’il va mieux et que, bientôt, il recommencera sans doute à lui envoyer directement de ses nouvelles… »

Ahuri, et Dieu sait qu’on le serait à moins, l’abbé Divoire reprend cinq ou six fois de suite sa lecture avant d’en croire ses yeux. Pour claires que soient les explications de sa correspondante, il s’y embrouille. Selon elle, qui dit vrai, les cachets de la poste en font foi, ce mot n’est parti qu’un jour après l’autre. Far quelle fatalité est-il parvenu à destination huit jours plus tard ? La faute en est probablement à la censure qui aura laissé passer la première missive et retenu la seconde.

— Eh bien ! eh bien ! ne peut que répéter M. le curé. Ce n’est plus aux Sévigné que nous jouons, c’est aux Balzac !

Nouveau Lazare, Robert Wellstone n’est-il pas ressuscité d’entre les morts, comme cet infortuné colonel Chabert dont l’auteur de la Comédie humaine évoqua si puissamment l’atroce odyssée ?

En proie à une agitation qui ne se calme pas, le prêtre arpente son cabinet. S’il s’écoutait, il retournerait rue Nézin, sonnerait chez les Daliot, n’attendrait pas une minute de plus pour leur faire part de la miraculeuse nouvelle. Mais il réfléchit que les trop grandes joies, tout comme les trop grandes peines, peuvent être fatales aux cœurs sensibles. Et, puisque le mal est fait, il reste à ne pas l’aggraver inconsidérément.

À la réflexion, il décide donc de ne rien entreprendre avant demain. La soirée s’avance, d’ailleurs, et, s’il s’avisait de ressortir sans y être absolument contraint par les charges de son ministère, Agathe aurait de nouveaux griefs à faire valoir contre la Croix-Rouge italienne, coupable de provoquer de tels dérèglements. Aussi bien la nuit porte-t-elle conseil. Et quand, tombé à genoux, M. le curé a dit avec ferveur ses prières, déjà il entrevoit la main de Dieu dans l’aventure inouïe où il se trouve mêlé.

« Que serait-il arrivé si Mr. Wellstone avait vécu ? » demandait-il naguère à Nise. La question va se poser dans toute son acuité. Mais ne peut-on pas se demander également ce qui serait arrivé si l’officier n’avait pas eu cette crise de catalepsie et si l’on n’avait pas cru à sa mort ? La réponse est simple. Lui, M. le curé, n’eût point surpris le secret de Nise. Partant, il n’eût point rempli son devoir de directeur de consciences. Au lieu que, fixé sur le réel degré d’affection que les deux sœurs portent à ce jeune homme, il va pouvoir tenter d’arranger tout cela de son mieux. Il faut que Liette ait un bon mouvement, qu’elle se refuse à bâtir son avenir sur le sacrifice de sa sœur, qu’elle s’explique sincèrement avec Mr. Wellstone et lui expose tout net la situation. Cela fait, le reste ira tout seul. Pleinement édifié, comment ne verrait-il pas en Nise la pure incarnation de son idéal d’amoureux ?

« Allons, tout s’arrangera, murmure le prêtre. La vie se montrera moins inexorable que la navrante fiction du dramaturge. Cyrano est mort de son amour. Seigneur, Seigneur, ayez pitié de Cyranette ! Secourez-la ! Faites-lui miséricorde ! Daignez exaucer ses vœux ! »

II

À quelque temps de là, l’occasion que cherchait l’abbé Divoire lui est enfin offerte d’avoir un tête-à-tête avec Liette. L’autre jour, déjà, chez ses parents, il a pu lui glisser en sourdine :

— Je voudrais te dire quelque chose, mon enfant. Tâche de monter une de ces après-midi à Maché.

— C’est personnel ?

— Et confidentiel.

— Il y a urgence ?

— Mon Dieu oui.

— Vous ne pouvez me parler ici ?

— Non.

— Entendu ! a dit Liette, considérablement intriguée.

Elle eût bien insisté pour savoir au moins de quoi il serait question, mais M. Daliot s’est mis à interpeller les conspirateurs :

— Hep là ! qu’est-ce que vous complotez, vous deux, dans votre coin ?

— Oh ! rien, a répondu Liette avec son aplomb ordinaire, pendant que M. le curé, gêné, cramoisi, toussait, se mouchait, pour éluder toute question indiscrète.

Elle comptait grimper au presbytère dès le lendemain. Seulement, depuis que Mr. Robert Wellstone est ressuscité, elle ne fait plus tout ce qu’elle veut.

L’histoire, d’abord, a fait le tour de la ville. Il est incroyable comme ces sortes de nouvelles se propagent rapidement lorsqu’on n’a aucun intérêt à les garder pour soi. Le feu, au long d’une traînée de poudre, ne court pas plus vite. En un clin d’œil chacun en est informé et tout le monde en parle comme d’un événement sensationnel.

Dans l’infortune, Liette goûtait une sorte de plaisir amer aux condoléances des uns et des autres ; il lui paraissait presque doux d’être considérée elle-même comme une victime, d’être plainte en conséquence, de deviner que l’on disait entre soi :

— Juliette Daliot n’a vraiment pas de chance.

— Croyez-vous, ma chère ? Au moment d’épouser un gentleman, le perdre à la guerre, elle doit en avoir le cœur fendu.

Mais si toute cette mélancolie avait son charme, ce charme même n’était qu’une compensation négative et que l’on ne saurait comparer aux avantages substantiels d’une situation rétablie comme par enchantement, à la suite d’une aventure romanesque.

Or, quoi de plus romanesque que l’aventure de Liette ?

Pleurer à chaudes larmes un fiancé que tout le monde croyait trépassé ; puis, un beau matin, alors que l’on commence à réagir contre sa douleur — pour ne pas faire comme Nise, en train de tourner au bonnet de nuit, — apprendre de but en blanc qu’il y a maldonne, que le prétendu mort se porte sinon comme un charme, du moins assez bien pour que son entourage réponde de lui, assurément voilà qui sort de l’ordinaire !

Que dis-je ! Rien de tel pour vous mettre en vedette et vous donner de l’importance à un degré que le plus franc succès, au mieux réussi des concerts de charité, ne pouvait suffire à vous conférer.

Ce n’est plus seulement de la sympathie que les amies et connaissances de Liette lui témoignent. Elle est partout l’objet d’un accueil suprêmement flatteur. On s’engoue positivement d’elle dans les salons chambériens où l’on ne conçoit plus de réception possible sans sa présence. Pour un peu on se l’arracherait. Il lui faut répondre à d’innombrables invitations, se prodiguer, redire mille et mille fois les fabuleuses circonstances du drame qui la pose en héroïne. Et le plus curieux, c’est qu’en dépit du surmenage qui en résulte pour elle, elle ne se fatigue pas de cette vogue extraordinaire. Sa maman, qui la chaperonne, en a les jambes rompues et la tête cassée. Et Nise, tout en ne se réjouissant pas peu de l’heureuse nouvelle, s’arrange pour rester à la maison où il y a beaucoup à faire. Mais Liette, elle, n’a qu’un regret : c’est d’être en peine de trouver le temps d’aller voir M. le curé. Dieu sait pourtant quelle curiosité il a éveillée chez elle avec tout son mystère !

— Que peut-il bien avoir à me dire en particulier ? ne cesse-t-elle de se demander.

Enfin, n’y tenant plus, elle décide de prélever une heure sur ses obligations purement mondaines. Il lui reste de nombreuses visites à faire en effet et Mme Daliot, complètement fourbue, doit renoncer à l’accompagner. C’est le moment de s’échapper. Rose, excitée, elle escalade la butte de Maché et sonne à la grille du jardinet curial.

Agathe, plus revêche et bougonne que jamais, la reçoit sans aménité. Impavide, la future Mrs Wellstone ne se laisse pas désarçonner pour si peu.

— Oui ou non, M. le curé est-il là ? insiste-t-elle.

— Je ne sais pas.

— Vous devriez savoir, ma bonne, réplique Liette, et avec tant d’assurance et de netteté que la vieille se le tient pour dit,

Perdant pied, Agathe patauge piteusement :

— Je vas voir, ma petite demoiselle. Entrez toujours et prenez la peine de vous asseoir en attendant.

Liette se mord les lèvres pour ne pas rire aux éclats de la déconfiture de sa redoutable adversaire. Plus tard, quand elle sera maîtresse de maison, si elle a le malheur d’avoir des domestiques aussi mal éduqués, elle se chargera de les mettre au pas.

M. le curé, qui étudiait dans son cabinet, évite à dessein de descendre.

— Vous pouvez monter, ma petite demoiselle, redescend dire Agathe de son ton le plus aimable.

Magnanimement, la jeune fille remercie d’un petit mouvement de tête. Enfin, elle va donc savoir ? Cette pensée achève de la rasséréner et c’est gaîment, en lui secouant très fort la main, à l’anglaise, qu’elle s’écrie d’emblée :

— Ah ! monsieur le curé, quelles cachotteries vous me faites faire !

— Je me le reprocherais vivement, s’il n’y allait de ton bonheur comme de celui de Nise, mon enfant.

Liette ouvre ses grands yeux candides, qui reflètent une vague inquiétude.

— Comme vous dites cela, monsieur le curé ! Savez-vous que vous me faites peur ?

— J’ai tort en ce cas. Mais ce que j’ai à te dire est si délicat que je ne sais trop comment m’y prendre, ni par quel bout commencer.

Voyant que la chose est d’importance et très flattée que M. le curé en vienne à traiter avec elle de puissance à puissance, la jeune fille prend un air grave et se dégante avec componction.

— Puis-je vous venir en aide ? interroge-t-elle ingénument. De quoi s’agit-il ?

— De ton projet de mariage.

Un émoi s’empare de Liette, qui a saisi la nuance. M. le curé n’a pas dit : « de ton mariage ». Il a dit : « de ton projet de mariage ». Et ce n’est pas précisément la même chose.

— Mon mariage ?… Auriez-vous changé d’avis ? Le désapprouveriez-vous ?

Le silence du prêtre achève de la rendre nerveuse. Il est mal à l’aise aussi et ne tient pas en place. L’affaire, il en a convenu, est délicate et il a l’impression qu’elle n’est pas bien engagée. Faut-il rompre le fer ou l’engager à fond ? Il lanterne, tergiverse et tâtonne, sans se décider. Liette est comme lui, sur des charbons ardents, mais elle réagit. Elle s’était levée. Elle se rassied. Elle était sérieuse. Elle se fait câline et persuasive.

— Non, n’est-ce pas, ce n’est pas possible ? Votre petite Liette, vous ne voudriez pas lui causer un tel chagrin.

— Entendons-nous, mon enfant, dit le prêtre. Et d’abord es-tu sûre que ce parti te convienne ?

Liette évite de répondre directement.

— Alors, c’est vrai ? fait-elle d’un doux ton de reproche. Mr. Wellstone a cessé de vous plaire ?

— Qui te parle de ça ?

— Mais vous, je suppose, monsieur le curé. Si Robert gardait toute votre estime, est-ce que vous m’infligeriez une question pareille ?… Et qu’a-t-il fait pour encourir cette disgrâce ? soupire-t-elle sans s’arrêter au geste de protestation du prêtre. Que lui reprochez-vous ? Ce n’est pas, j’espère, de ne pas être mort pour de bon ?

L’abbé a tiré son sempiternel mouchoir à carreaux, dont il s’éponge frénétiquement. Il ouvre la bouche, mais Liette ne le laisse pas parler.

— Non, poursuit-elle, et je ne devrais pas dire ça, ce n’est pas bien. N’avez-vous pas été le premier à faire son éloge quand nous pensions ne jamais le revoir ? Vous le considériez comme une nature d’élite, un noble cœur, un excellent garçon. Je vous avais fait lire ses lettres, rappelez-vous. Son âme, à chaque ligne, y transpirait ; le mot n’est pas de moi, mais de vous.

— Et je ne me dédis pas, Liette.

— Vous voyez bien !… Ah ! monsieur le curé, s’écrie pathétiquement la jeune fille, quand on est juste comme vous l’êtes, comment ne lui rendrait-on pas justice ?

— N’ayant pas changé d’opinion sur son compte, mon jugement lui est toujours aussi favorable. Je dirai même que le danger qu’il a couru et son espèce de résurrection me le rendent encore plus sympathique.

— Eh bien ! mais, pourquoi douter d’un tel parti ?

M. le curé se résout à démasquer ses batteries.

— Écoute-moi bien, mon enfant. Tu m’as fait lire ses lettres ? Précisément et c’est pourquoi, à ta place, il me viendrait un scrupule. Je voudrais faire mon examen de conscience avant de prendre une décision irrévocable et me demander, en toute sincérité, si mon cœur vibre bien à l’unisson du sien.

— Je n’y suis plus, balbutie Liette. Il m’aime…

— En es-tu sûre ?

— Dame !

— Qui lui écrivait ?

— Mais, monsieur le curé…

— Qui lui écrivait ? répète gravement le prêtre. Si je ne m’abuse, ce n’était pas toi.

À ce coup droit, Liette se dresse presque agressivement.

— Pardon, monsieur le curé. Est-ce ma sœur qui vous a prié de me faire la leçon ?

— Ni elle, ni qui que ce soit.

— Alors ?

— Tu te demandes de quoi je me mêle, hein ?

— Une telle impertinence, non, je ne me permettrais pas, affirme Liette.

— Sans le dire, on peut le penser. Eh bien ! laisse-moi te répéter que je n’ai en vue que ton bonheur et celui de Nise. Je t’ai prévenue que ce que j’avais à te dire était délicat. Ce n’est pas très agréable non plus, j’en conviens, et encore moins peut-être pour moi que pour toi. Mais je veux ton bien, mon enfant. Mon âge, mon caractère, l’affection que je te porte et qui ne se démentira jamais, quoi qu’il arrive, me donnent le droit et même me font un devoir de te parler comme je le parle. Je t’en supplie, Liette, dit le prêtre avec émotion, rentre en toi-même. De Nise ou de toi, qui a su gagner le cœur de Mr. Wellstone ? Tel est le cas de conscience que tu dois résoudre.

Émue aussi, mais pas assez profondément pour faire bon marché de son dépit, Liette ne cède pas au généreux élan qu’espérait le prêtre.

— Mais il est tout résolu, monsieur le curé, répond-elle d’une voix qui s’altère insuffisamment à son gré et en versant des larmes un peu rétives. Robert nous a vues toutes les deux. Il a fait son choix. Ce n’est pas ma faute, à moi, s’il m’a donné la préférence sur Nise.

Elle a tiré son mouchoir, elle aussi, et elle s’y enfouit la figure. Paternellement, l’abbé Divoire lui tapote la joue.

— Allons, allons, remets-toi, mon enfant. Il t’a préférée, dis-tu ?

— Mais oui. N’est-ce pas moi qu’il a agréée comme marraine dès le premier jour ?

— C’est Nise qui lui en a servi effectivement.

— En mon nom. Et quel portrait lui a-t-on envoyé ? Le mien !

— Oui, tout cela est bien compliqué, concède le prêtre. Vous avez, Nise et toi, contribué toutes deux au sentiment de votre cher Robert. Toi, par ta jolie frimousse espiègle et ta grâce primesautière — suis-je assez franc, hein ? je ne te l’envoie pas dire, — elle, par la tendresse qu’elle a su mettre dans ses rapports épistolaires avec lui. S’il s’agissait d’un coup de foudre, je n’hésiterais pas à t’en attribuer tout le mérite. Mais, mon enfant, c’est peu à peu que l’amour a éclos, puis grandi dans ce cœur d’homme, et seulement dans la mesure où Mr. Wellstone se pénétrait de ces pages que la sœur pensait intensément avant de les écrire. Car, s’il ne lui avait rien inspiré à elle-même, aurait-elle pu lui faire de si belles lettres ?

— Permettez, monsieur le curé, objecte Liette, sans trop se soucier d’être tout à fait sincère et véridique. Ces belles lettres-là, je les lui dictais quelquefois. Et, en tout cas, si Nise aime Robert — ce qui me surprend, entre nous, — je ne lui reconnais pas le droit de prétendre qu’elle l’aime mieux que moi.

— Ne la mettons pas en cause, la pauvre petite. Elle souffre déjà assez, sans que nous lui fassions encore du chagrin.

— On m’en fait bien, à moi ! gémit désespérément Liette. Et croyez-vous que je n’ai pas souffert aussi quand vous m’avez montré la première lettre de Mme Bellovici ?

— Nise a failli en mourir.

— Et moi donc ? sanglote Liette. J’ai eu une migraine atroce qui m’a torturée toute la nuit et, le lendemain matin, il a fallu faire venir le docteur.

M. le curé, en d’autres circonstances, ne pourrait réprimer un sourire légèrement sceptique. Mais l’échec de sa tentative lui coûte trop pour qu’il se laisse dérider aux enfantillages de Liette.

— N’en parlons plus, répond-il tristement. Je t’ai dit ce que je croyais avoir à te dire. Si je me suis trompé et si je t’ai fait de la peine, je t’en demande pardon. Si, par contre, c’est toi qui, comme je le crains, es dans l’erreur, Dieu t’assiste, mon enfant, comme nous t’assisterons tous, au besoin.

— Et vous prierez pour moi ? demande Liette qui cesse enfin de sangloter.

— Peux-tu en douter ?

— Et vous bénirez mon mariage ?

— Je ferai tous mes vœux pour qu’il réalise les tiens.

— Sans arrière-pensée ?

Le bon prêtre, spontanément, la serre contre sa poitrine.

— Chère petite, nul plus que moi ne désire que la vie te soit toujours facile et douce. Puisse aucun regret, aucun remords n’assombrir cet avenir inconnu vers lequel tu t’élances avec une si belle insouciance. Je plains Nise. Plains-la aussi, mais puisqu’elle doit boire le calice jusqu’à la lie, ne lui parle de rien. Et surtout promets-moi d’être bonne pour elle comme elle l’est pour toi.

— Je vous le jure, dit Liette, réellement attendrie cette fois.

Pendant qu’elle s’éponge soigneusement les yeux, puis regarde dans son miroir de sac s’ils ne sont pas trop rouges, M. le curé, levant les siens au ciel, en invoque la protection pour cette jeune âme qui manque de sagesse. Liette surprend le mouvement et plaint ce pauvre M. le curé de se mettre ainsi martel en tête. Mais elle ne veut pas laisser voir cette dernière faiblesse qui, si elle y succombait, risquerait de la mener trop loin. Et afin de reprendre du cran et d’en rendre aussi au saint homme qui semble n’être plus lui-même depuis quelques jours, elle lui confie d’un ton enjoué :

— J’oubliais de vous dire, monsieur le curé. Vous savez, Agathe ? Eh bien, je l’ai remise à sa place. Ça lui apprendra à vouloir brûler vos lettres d’Italie. Un beau coup qu’elle aurait fait là, ma foi !

III

Pendant que Liette maintient ses positions contre l’attaque à revers de l’abbé Divoire et réfléchit aux moyens de les rendre inexpugnables, qu’est-ce que Denise peut bien penser du fait nouveau dont parle tout Chambéry ?

En apprenant la résurrection de Robert et que son rétablissement n’est plus qu’affaire de patience et de soins, c’est peu de dire qu’elle a été heureuse. Tel le condamné qui obtient sa grâce, elle a passé instantanément d’une morne désespérance à une joie assez profonde, assez intense, assez divine pour la payer de toutes ses souffrances et de toutes ses larmes.

Le souhait ardent qu’elle avait formulé dans un affreux moment de détresse ; ce cri tragique de son instinct d’amante ; cette prière presque farouche que lui arrachait la douleur et qu’elle élevait éperdument vers le Très-Haut, le Très-Haut l’a entendue et exaucée.

Elle lui demandait d’épargner Mr. Wellstone. Il l’a épargné. En échange de son salut à lui, elle faisait l’offrande d’elle-même, et son holocauste à ce moment-là ne lui eût rien coûté. Aussi, depuis qu’elle sait l’officier sauf, sinon tout à fait sain encore, n’est-il plus question de la conduire à la Bauche. La cure s’est opérée toute seule, quasi miraculeusement, comme dans le cas de Robert.

Mais, par un de ces revirements ou l’une de ces défaillances dont nos pauvres cœurs sont coutumiers, ne va-t-elle pas, après cet immense afflux de joie, subir un reflux de désespoir devant la triste nécessité de consommer son sacrifice ? À travers toutes les épreuves qui l’attendent encore, conservera-t-elle intacte cette force nouvelle qui l’a si efficacement ranimée et qui continue de l’exalter ?

On verra bien.

En attendant, sa félicité plane assez haut pour qu’aucun chagrin ne l’y puisse atteindre. Et c’est heureux, car, avant l’intervention de M. le curé, Liette ne l’a guère ménagée, allant jusqu’à lui reprocher d’avoir cessé trop vite d’écrire à Robert, dont le silence, alors incompréhensible, s’explique très bien maintenant.

— Mais n’est-ce pas toi qui t’irritais de ne plus rien recevoir d’Italie ? a fait observer Nise. Tu ne voulais plus entendre parler de lui.

— Moi ? s’est mise à protester Liette, dont la mémoire offre de ces sortes de lacunes à l’occasion. Peux-tu bien dire ?

— La preuve en est, a rétorqué malicieusement Nise, que je lui ai écrit tout de même.

— Comment ! À mon insu ?

— Eh oui, puisque tu le boudais.

— Oh ! mais, je ne veux pas de cela, a déclaré Liette. À partir d’aujourd’hui, du reste, je ferai ma correspondance moi-même. Il n’en est que temps. Et puis mon doigt est guéri.

Son entretien avec l’abbé Divoire, sans aboutir précisément au résultat que celui-ci en espérait, a eu du moins pour effet d’engager Liette à rendre justice à son ainée. Obligée de reconnaître en son for qu’elle lui doit beaucoup et que la pauvrette est bien à plaindre, elle veut tenir sa promesse d’être bonne pour Nise. Elle l’a juré à M. le curé, et un serment, c’est sacré. Mais ces heureuses dispositions ne peuvent l’empêcher de voir ce qui est et Nise, pour elle, est une rivale. Oh ! une rivale bien effacée, bien modeste, bien peu à craindre sans doute. Une rivale qui est tout le contraire d’une intrigante et qui l’a surabondamment prouvé. Mais enfin une rivale tout de même et qui pourrait devenir dangereuse malgré elle, si Robert apprenait la vérité. Il n’y a pas à l’évincer. Elle s’est désistée de son chef. Il n’en est pas moins prudent, utile et nécessaire de ne plus lui abandonner exclusivement, comme autrefois, le soin de correspondre avec Mr. Wellstone.

C’est à quoi songe la fine mouche en s’en revenant du presbytère et elle accorde tant d’importance à la chose qu’au lieu de continuer sa tournée, elle renonce à toute autre visite pour rentrer plus tôt rue Nézin.

— Ma chérie, dit-elle à Nise, avec une tendresse insolite, je crois t’avoir fait de la peine.

— Quand ça ? interroge Nise, agréablement surprise de tant de gentillesse.

— Hier ou avant-hier.

— À quel sujet ? Je n’y suis pas du tout, vois-tu.

— À propos de ma correspondance intime.

Cette fois, Nise « y est ». Et son silence même ne manque pas d’éloquence.

— J’ai été méchante, n’est-ce pas ? dit Liette.

— Mon Dieu, je ne prétendrais pas que tes reproches m’ont fait plaisir, mais tu étais un peu nerveuse et je n’y ai pas ajouté plus d’importance qu’il ne convenait.

Liette se suspend au cou de son aînée et la mange de baisers et de caresses.

— Chérie, chérie, tu es un amour de sœurette, tiens ! Je ne t’arrive pas à la cheville.

— Oh ! si, dit gaiment Nise, enchantée de se découvrir une cadette si affectueuse et qui lui tient un langage si touchant. Perchée sur tes cothurnes, tu es même plus grande que moi.

— Je parle au figuré, chérie, et tout à fait sérieusement. Tu as des qualités !… des qualités !…

— Encore un compliment et je me sauve.

— Bon ! Tenons-nous-en là pour cette fois. Mais sache, Nise, que je déplore mes vivacités et les paroles inconsidérées qui m’échappent parfois. Je m’en veux que tu aies à en souffrir.

— C’est bien à toi, Liette, répond Nise, en l’embrassant à son tour. Aimons-nous bien, ma petite. Nous nous entendrons de même.

— Je sais, va, je sais !… Donc, considère que je ne t’ai rien dit, l’autre jour, ou plutôt que je ne t’ai rien dit que de très raisonnable et qui puisse rallier ton approbation. Car, pour en revenir à ce cher Robert, il faut bien, n’est-ce pas, en arriver enfin à lui expliquer comment et pourquoi tu lui écrivais à ma place… Le moment est mal choisi ? Mais non, je t’assure, il me paraît assez propice, à moi. M. le curé, en répondant à Mme Bellovici, lui a demandé de bien vouloir m’écrire directement à l’avenir. Je ne veux pas attendre la prochaine lettre de cette dame pour la remercier de l’intérêt qu’elle nous porte et de tout ce qu’elle a fait pour nous. Ces remerciements, j’ai envie de les lui écrire de ma main et, du même coup, je la prierai de dire à Robert ce que je comptais lui dire moi-même, de vive voix, sur mon bobo et sur l’impossibilité matérielle où je me trouvais de tenir une plume.

— Comme tu voudras, soupire Nise.

— Ça ne t’ennuie pas trop, ma chatte ?… Bien entendu, tu continueras de m’aider de tes conseils et même de tes « tournures ». On a beau prétendre que ce que l’on conçoit bien s’exprime facilement, tel n’est pas toujours mon cas. Tu es une admirable épistolière, supérieurement douée pour le style. Tandis que moi, à la pension, je n’ai jamais brillé en composition française. Te rappelles-tu comment mes devoirs étaient annotés par Mlle Adélaïde ? « Médiocre. — Pas de fond. — Idées superficielles exprimées dans une forme très relâchée. » J’en passe et des meilleurs ! Ainsi, quand tu me servais de copiste, nous n’étions pas dans nos rôles. Tu seras beaucoup mieux dans le tien et moi dans le mien si j’écris sous ta dictée. Élève Juliette, professeur Denise : cela te va-t-il ?

— Il le faut bien, répond Denise.

Et sur ce compromis, qui fait le compte de Liette, les deux sœurs s’installent derrière leur écritoire.

IV

Lettres d’amants, purs et chers feuillets que l’âme détache du cœur quand elle s’élève aux cimes qu’il sait atteindre, vos accents, plus variés et plus nouveaux dans leurs éternelles redites que tous les sons qu’Orphée tirait de sa lyre, tiennent en un mot : « Je t’aime ! » Mais ce mot sacro-saint est et doit être la rançon d’une destinée, et qui le profane ou, grisé par sa magie, le prononce à la légère, se fait le plus sur artisan de son infortune.

C’est ce que Liette se dirait si elle en voulait croire M. le curé, dont l’expérience du cœur humain vaut bien la sienne. Hélas ! quand elle a décidé de n’en faire qu’à sa tête, tous les curés du monde et leurs meilleurs conseils n’y pourraient rien ! Elle s’est embarquée joyeusement pour Cythère. Vogue la barque contre vents et marées, et foin du trop prudent pilote qui la voudrait retenir aux rives !

Aimer réellement, elle ne sait pas ce que c’est. Mais elle croit le savoir et cela suffit à sa présomptueuse petite personne, qui ne doute de rien et d’elle moins que de tout.

Son roman ne prend-il pas de jour en jour meilleure tournure ? Et ses lettres, comme celles de Robert, ne sont-elles pas de vraies lettres d’amour ? Car le fil rompu a été renoué. Au bout de quelques semaines d’incapacité physique absolue, pendant lesquelles la signora Bellovici écrivait pour lui, le jeune homme, entré franchement en convalescence, a pu enfin récrire lui-même.

Il a repris son projet de s’arrêter à Chambéry en allant en Angleterre, projet qui était sur le point d’aboutir quand un malencontreux éclat d’obus est venu tout bouleverser. Liette partage sa légitime impatience et le presserait de fausser compagnie à son médecin et à sa garde, si Nise n’y mettait le holà. Faut-il que Mr. Wellstone, par trop de précipitation, s’expose à une rechute ? Les majors ont mille fois raison de le retenir à l’hôpital jusqu’à guérison complète.

— Mais, Nise, il est guéri !

— C’est lui qui le prétend et tous les blessés tiennent le même langage dès qu’ils peuvent mettre un pied devant l’autre.

Fidèle au pacte que l’on sait, Liette ne veut pas engager une discussion trop vive avec sa sœur, mais au fond elle pense que M. le curé a dû s’exagérer quelque peu le péril. Si Nise aimait Robert comme il est aimé par une exquise jeune fille que Liette connaît bien, adopterait-elle toujours le point de vue des majors contre celui des fiancés ? Il est vrai qu’elle n’est pas fiancée, elle, Nise, et que, dans ces conditions, rien ne la presse.

Le mois d’octobre s’avance, avec son cortège de frimas qui grillent les derniers feuillages du parc et qui chassent les troupeaux de leurs pacages alpestres, quand enfin Mr. Wellstone annonce son arrivée.

Au jour dit, à l’heure dite, Liette et ses parents se rendent à la gare, au-devant de lui. Nise se défierait-elle de ses forces ? En vain l’a-t-on adjurée d’être de la partie.

— La maison ne peut rester vide, arguait-elle.

— Puisque la femme de ménage est là ! rétorquait Liette.

— Raison de plus, il faut quelqu’un pour la surveiller. Quand on s’est promis de bien faire les choses, on ne les fait pas à demi, ma petite.

Donc Denise s’occupe activement des derniers apprêts. Mr. Wellstone couchera à l’hôtel, où M. Daliot lui a retenu une chambre, mais on prendra les repas en famille, d’où la nécessité de corser le menu, d’autant que, ce soir, M. le curé est convié aussi.

Encore quelques recommandations, quelques suggestions à la femme de ménage plongée dans la frénésie culinaire, devant le fourneau où s’élaborent des plats fins ; un dernier coup d’œil à la salle à manger dont la table est dressée, parée, fleurie avec cet art, ce goût qui font de Nise la fée du logis, puis la jeune fille passe dans sa chambre, afin de retaper un peu sa toilette. Coiffée, habillée, un hennissement de locomotive dans la tranchée du chemin de fer l’attire précipitamment au balcon.

L’express de Modane ! Son train !

Seconde émouvante. D’instinct, comme aimanté, le regard de Nise plonge droit au but. À cette portière, cette pâle et belle figure d’officier britannique, ô Lord, c’est lui ! Et dans son trouble indicible, elle doit se comprimer la gorge pour ne pas se trahir par ce cri du cœur :

— Robert !…

Le même magnétisme qui fascine Nise opère sur le jeune homme. Répondant à la suggestion en quelque sorte hypnotique qui les y attire, ses yeux se lèvent invinciblement sur cette fenêtre qu’il ne sait pas encore être celle des Daliot. Reconnaît-il Denise, comme elle l’a reconnu d’emblée ? Lors de leur unique rencontre, il n’a guère fait que l’entrevoir et depuis elle ne lui a pas envoyé sa photographie, comme Liette la sienne. Cependant le vague souvenir qu’il pouvait garder d’elle paraît soudain se préciser et, avant que le train ne s’engouffre sous le pont routier, avant que la fumée de la locomotive ne se rabatte entre elle et lui, la jeune fille recueille son grave sourire.

Pure courtoisie, peut-être, mais qu’elle ait été la première à le revoir et que ce soit elle qu’avant toute autre il ait saluée, l’incident à son sens relève du merveilleux. La superstition de l’amour y veut trouver son compte et comme une sorte de revanche sur le destin.

À la gare, cependant, Liette trépigne comme si elle avait le diable au corps. Les observations aigres-douces de sa mère n’y peuvent mais. Il ne passe pas un employé qu’elle ne le hèle pour savoir à quelle heure exacte arrive le train. Et quant au chef et au sous-chef, ils n’osent sortir de leur cage de verre jusqu’où elle les relance impitoyablement.

— Eh bien ! est-il enfin signalé, ce malheureux express ?

Qu’est-ce donc, lorsqu’il s’arrête à quai et qu’en descend le beau lieutenant du Royal Artillery ? Tout protocole est mis de côté, nonobstant une suprême tentative de Mme Daliot pour sauver l’étiquette.

— Ah ! dear, dear ! roucoule élégiaquement Liette, les mains dans celles de l’officier. Est-ce bien vous, dear, en chair et en os, ou n’est-ce que votre ombre ?

Lui a déposé son sac de voyage à terre et mis sa canne d’invalide sous son bras. Une prompte intervention de M. et Mme Daliot le dégage, mais il s’incline devant eux avec moins d’aisance que si l’étourdissant accueil de leur fille ne l’avait légèrement interloqué.

— Madame… Monsieur… Mad…

— Appelez-moi donc Liette ! coupe l’intéressée ou bien je vous appelle Mister Wellstone, gros comme le bras, you, naughty boy !

Il rit, mais sans beaucoup d’entrain, comme gêné de tant d’exubérance, comme s’il avait perdu le souvenir de la petite folle qui, sur ce même quai, six mois plus tôt, lui faisait de si bruyants adieux.

M. Daliot s’est baissé pour prendre la sacoche. L’officier le prie en vain de n’en rien faire.

— Vous êtes à peine convalescent, mon ami, dit paternellement l’archiviste. Laissez-moi vous alléger de ce sac. Nous n’habitons pas loin, d’ailleurs, et si vous voulez faire la route en voiture…

— Oh ! je puis très bien la faire à pied, assura Mr. Wellstone. Mais il n’est pas convenable que je vous laisse vous fatiguer pour moi.

À la faveur de cet assaut d’amabilités, Mme Daliot gronde Liette, qui ne l’a certes pas volé.

— Ma fille, tu manques de tenue à un degré incroyable.

— Mais non, maman. Seulement, avec toi, il faudrait toujours être empruntée… Vous venez, dear ?

— Attends un peu, dit M. Daliot. Mr. Wellstone a sa cantine aux bagages. Je vais m’occuper de l’en retirer et de la faire porter tout de suite à l’hôtel.

— Merci, mais c’est inutile, déclare le lieutenant. Mieux vaut la laisser à la consigne. Il me faut repartir demain.

Ses traits un peu tirés, mais qui semblaient se détendre, s’assombrissent à nouveau, et un grand froid s’abat sur les épaules de M. et de Mme Daliot. Liette elle-même, toute saisie des derniers mots de l’officier, ne sait qu’imaginer.

— Demain ! s’effare-t-elle. Comment ! Déjà ?

— Je suis si inquiet pour la santé de ma mère ! répond tristement le jeune homme.

Allons bon ! Il ne manquait plus que cela ! Et, navrée de cette nouvelle complication qui dérange une fois de plus ses petites affaires, Liette écoute, la mort dans l’âme, ce pauvre Robert dont la maman va si mal.

C’est l’émotion qui a été funeste à Mrs Wellstone. Elle n’a pu supporter impunément le double coup qu’elle a reçu en apprenant, à quelques jours d’intervalle, le trépas présumé, puis l’inespérée résurrection de son fils. Liette, somme toute, n’en est pas trop surprise. Qui donc, mieux qu’elle, pourrait comprendre l’effet de ces terribles émotions-là ? N’en a-t-elle pas pâti elle-même au point que le docteur a dû intervenir et l’obliger pendant quarante-huit heures à garder la chambre ?

Vraiment, elle a de la peine, Liette. Elle plaint cette bonne dame Wellstone, elle plaint son cher Robert et ne fait pas voir la contrariété que lui cause la décision de l’officier. Tant pis si ses projets à elle sont culbutés cette fois encore. Une mère, c’est une mère. À la place de Mr. Wellstone, elle n’hésiterait pas non plus. Elle ferait comme lui, n’écouterait que le devoir filial. Et, tout assagie par la compassion qu’il lui inspire, plus n’est besoin que Mme Daliot la rappelle à l’ordre ; c’est tout juste si elle se risque à prendre le bras de Robert et si, chemin faisant, elle goûte le charme d’être admirée, enviée, peut-être jalousée par celles de ses amies qu’elle vient à rencontrer. Elle subit trop intensément l’inévitable mélancolie de cette promenade, qui aurait pu être si gaie, si amusante, si triomphale.

Le temps a bien changé depuis les fortes chaleurs de mai et semble s’adapter aux pensées mêmes du jeune couple. Il souffle, sous les platanes, une bise aigrelette qui en arrache les dernières feuilles et les roule par brassées, sur les quais gris et déserts de la Leysse.

— Vous n’avez pas froid, dear ?

— Pas du tout… Là-bas, dans les Dolomites, c’était bien pire. Quand je suis parti, la neige tombait à gros flocons.

Ils se taisent parce que, lorsqu’on s’aime et qu’on a le cœur oppressé, il est plus doux de ne rien dire. Et le reste du chemin se fait ainsi, lentement, pour ne pas essouffler l’invalide, silencieusement, pour ne pas rompre l’harmonie un peu factice qui s’est établie entre ces deux âmes l’une à l’autre étrangères.

Rue Nézin, on trouve M. le curé avec Nise. Ils sont assez émus, mais les présentations, auxquelles préside M. Daliot en l’édifiante carence de sa cadette, se passent, somme toute, fort bien.

— Monsieur l’abbé Divoire, curé de Maché… Mr. Robert Wellstone, lieutenant au Royal Artillery.

— Monsieur le curé, je suis très heureux et très honoré de vous connaître, dit le jeune homme.

— Je ne le suis pas moins de vous voir parmi nous, rétabli, répond le prêtre en lui rendant avec usure son vigoureux shake-hand.

— Ma fille aînée, Denise, reprend rituellement M. Daliot.

L’officier s’incline :

— Je connais mademoiselle. Et, ajouta-t-il en retrouvant son grave sourire, j’ai déjà eu l’honneur de la saluer aujourd’hui.

Liette ne saurait tenir sa langue indéfiniment.

— Aujourd’hui, dear ? Par quel sortilège ?

— Le train passait sous vos fenêtres.

— Et j’étais au balcon, avoue Nise en toute simplicité.

Si Liette ne se mordait les lèvres, elle laisserait échapper une sottise. Une sottise et, qui pis est, une méchanceté. Mais ce n’est pas perdu et ce qu’elle n’ose dire tout haut, elle le pense tout bas.

— Voilà donc pourquoi tu tenais tant à surveiller la femme de ménage, Nise ? All right, ma coquine ! Nous t’allons surveiller aussi, toi !

V

Liette n’a jamais su apprécier, comme son père ou sa sœur, la sauvage et grandiose poésie des hivers savoisiens. Quand les monts d’alentour s’ensevelissent dans les brumes de novembre ; qu’avec décembre se succèdent les lourdes tombées de neige qui ouatent les toits et les rues de la ville et font de ses environs un paysage arctique ; et qu’il semble que toute gaité se soit réfugiée au logis, dans l’âtre qui ronfle et pétille : alors, comme désâmée, elle ne sait plus que faire, ni que devenir.

Cet hiver de 1917-1918, si rigoureux encore, quoique un peu moins hyperboréen que le précédent, de glaciale mémoire, lui paraît si long et si exécrable qu’elle craindrait de n’en voir jamais la fin, n’étaient les distractions qu’elle se donne et qui l’aident à « tuer le temps ».

Actuellement, sa marotte — elle a toujours une marotte, qui dure autant que peut durer un caprice — c’est le patinage. Pour se perfectionner dans la langue de Shakespeare et de Byron, qu’il lui faudra parler correctement une fois mariée, sous peine d’être ridicule, elle fréquente quelques jeunes misses de la colonie anglaise, et depuis que la saison n’est plus propice au tennis, au rowing, au golf, à l’alpinisme, férue de sports en plein air, elle s’est mise à l’école de ses nouvelles amies qui s’adonnent avec ardeur aux joies du skating.

Joies relatives d’ailleurs, pour une novice qui a débuté sur le tard et qui n’est pas encore des plus expertes dans l’art des glissades impeccables et des figures harmonieuses. Quelques « billets de parterre » qu’elle ne peut s’empêcher de ramasser et qui la couvrent de confusion ne laissent même pas de la refroidir et elle commence à croire que Mme Daliot n’avait pas tout à fait tort de lui déconseiller vivement ce genre d’exercice, où Nise n’a cure de rivaliser d’émulation avec elle.

— Tu t’estropieras, lui prophétise sa mère, et après in feras une belle mariée !

— Il n’y a pas de danger, affirme-t-elle.

Une chute brutale qu’elle fait certain après-midi (par suite d’une collision avec un grand dadais de lycéen, dégourdi comme ses pieds) et qui la laisse pâmée de souffrance sur la glace traîtresse d’un étang, la convainc du contraire et la dégoûte à jamais du skating.

Elle ne s’est pas estropiée, Dieu merci. Elle s’en tire avec une foulure. N’empêche qu’il faut la ramener en auto et, comme sa cheville gonflée, violacée, presque noire, lui fait endurer mort et martyre, elle se persuade qu’il y a fracture, bien que le docteur, mandé en hâte, affirme que ce n’est rien.

Rien ! Il est bon, le docteur ! S’il souffrait comme elle, il en parlerait moins à son aise.

Des massages répétés, force compresses d’eau blanche calment les tortures qui lui arrachaient des gémissements à fendre un cœur de pierre. Mais on lui impose le repos — un repos absolu. Et, clouée sur une chaise longue, dans sa chambre, près du feu, elle broie du noir quand, de grand hasard, Denise n’est pas là pour lui tenir compagnie.

Heureusement, Denise est une bonne fille, qui fait en sorte de ne pas l’abandonner à son triste sort. Ensemble, on ne s’ennuie pas. On cause de Robert et, quand on cause de Robert, on a tant de choses à se dire, et de si intéressantes, que les heures s’envolent comme des minutes.

Ainsi qu’il en avait prévenu ses hôtes, l’officier n’a passé qu’un jour à Chambéry, mais ce jour-là fait époque dans l’existence de Liette. Ne lui a-t-il pas apporté la consécration officielle de ses fiançailles ?

C’est dans les formes en effet, quoique sans « tralala », que Mr. Wellstone a fait sa demande, le soir même de son arrivée, en présence de l’abbé Divoire. Les jeunes filles s’étaient retirées, mais de leur chambre, en prêtant un peu l’oreille, on entend ce qui se dit au salon, où M. et Mme Daliot venaient de passer avec leurs invités.

Nul besoin au demeurant d’être magicienne pour deviner de quoi il s’agissait. Et quand Robert quitta la maison, en compagnie de M. le curé qui s’était obligeamment offert à le conduire à l’hôtel, Liette était fixée sur le résultat de cette grave délibération, dont ses parents ne lui fournirent le compte rendu que le lendemain matin.

Mr. Wellstone avait bel et bien sollicité l’honneur d’obtenir sa main. Il était agréé comme futur gendre par l’heureux père et l’heureuse mère, et tout avait été prévu et réglé pour le mieux, sauf la date précise du mariage qui, comme de juste, ne pouvait être célébré tout de suite. M. et Mme Daliot tenaient à ce qu’il eût lieu à Chambéry, mais par cela même Robert allait avoir plus de formalités à remplir qu’il n’en aurait eu en Angleterre, où l’on se marie avec une facilité dont on n’a pas idée en France. Les fiancés s’y présentent devant un clergyman quelconque, lequel leur lit un bout de papier et leur remet un certificat, après un geste de bénédiction. C’est tout. Pas de bans. Non ! pas de publication, pas de témoins, pas de pièces d’identité ! L’hymen à la vapeur, à la six-quatre-deux ! Et en voilà tout de même pour la vie !

Mais en France on aime à faire les choses plus posément. De plus, Robert lui-même était d’avis d’attendre des jours moins tristes. L’état de santé de sa mère pouvait s’améliorer et le militaire qu’il était encore avait tout intérêt à ne pas brusquer le dénouement. Il ne devait pas retourner au front, sa blessure quoique cicatrisée ne lui permettant plus de braver les fatigues de la campagne. Mais avant d’être radié des cadres, il allait avoir à subir d’autres visites et contre-visites qui le pouvaient mener assez loin.

— Eh bien, avait dit M. Daliot, si vous voulez, mon ami, ce sera pour le printemps. Vous aurez le temps de vous retourner, nous aussi. Et j’espère qu’alors madame votre mère pourra être des nôtres.

Un point délicat avait été également abordé : celui de la dot de Liette. Effleuré plutôt, Robert n’attachant aucune espèce d’importance à cette question, comme le montrait assez son sourire. Néanmoins, M. Daliot avait tenu à faire observer que, sous le rapport de la fortune, les deux jeunes gens auraient pu être mieux assortis.

— Monsieur, avait répondu Mr. Wellstone, vous me peineriez d’insister. Ce n’est pas ma faute si ma famille est riche et il y a quelque chose qui me paraît infiniment plus précieux que l’argent : c’est une affection mutuelle. Or, nous nous aimons. Mlle Juliette et moi.

— Une grosse dot n’exclut pas nécessairement l’affection, mon ami.

— Sans doute et je suis heureux de savoir que ma compagne aura une vie large et facile. Mais que pourrais-je attendre d’une « héritière » qui ne m’apporterait que la vanité d’une âme vénale ou mondaine ? Ce genre de femme m’inspire une telle frayeur, dit en riant Robert, que je n’en voudrais pour tout l’or du monde.

— Quel digne et bon jeune homme ! s’était laissé aller à dire l’archiviste, en rapportant cet entretien à sa fille cadette.

— Une perle, papa, une vraie perle ! avait renchéri Liette. On nie que la perfection soit de ce monde. On a tort. Lui est parfait.

Entre les fiancés, la correspondance avait repris dès les premiers jours de leur nouvelle séparation, qui n’avait pas permis au jeune homme de voir en Liette la petite chose frivole et fantasque dont il se méfiait. Ses légères incartades de la gare ne tiraient pas, en somme, à conséquence. Ce n’était là, pensait-il, que le faible de cette délicieuse enfant, aux spontanéités un peu paradoxales, mais non inquiétantes pour qui connaissait ses vertus foncières.

En ces vingt-quatre heures passées dans son intimité, la grâce de Liette — d’une Liette que les circonstances obligeaient de s’observer — n’avait pas démenti l’opinion qu’il s’était faite d’elle à travers des pages sublimisées par un grand et pur amour. Et il l’avait quittée, plus épris peut-être qu’il ne l’était en arrivant.

Nise s’en était rendu compte. Avec elle, il s’était comporté comme un frère qui en viendrait à se découvrir une sœur longtemps ignorée et pleine de grâce aussi. Il lui avait témoigné toute l’attention qu’il lui pouvait accorder en l’espèce et que son éducation raffinée savait nuancer à merveille. Mais elle n’avait pas d’illusions à se faire. Elle voyait bien que ce frère ne l’aimerait jamais que comme une sœur, alors qu’il aimait Liette tout autrement. Et, quoique le contraire ne fût ni possible, ni même désirable, maintenant que le sort en était jeté, c’était comme s’il avait retourné le fer dans la plaie. Mais si la souffrance était aiguë, lancinante comme aux plus mauvais jours d’avant le drame, l’antidote, à présent, se trouvait près du poison.

— Il vit ! se disait-elle.

Et qu’il vécût, lui dont elle avait cru pleurer la mort, cette heureuse réalité faisait contrepoids à l’écroulement définitif de son rêve.

Vers le mois de janvier, les nouvelles de Mrs Wellstone s’étaient faites de plus en plus alarmantes. Quand son fils l’avait rejointe, une certaine amélioration avait paru se produire dans son état, de sorte qu’on espérait presque un rétablissement. Ce n’avait été, hélas ! qu’une éclaircie dans le ciel de la famille. Peu à peu, ses forces déclinaient ; la vie se retirait de ce cœur de mère comme elle avait failli se retirer du cœur de Nise. Dans le pseudo-paradis de l’arrière, auquel rêvaient les bons poilus, que de drames se déroulaient ainsi, pendant les luttes infernales où ruisselait leur sang !

Et voici venir la dépêche qu’appréhendaient tant les Daliot. Une lettre la suit, une lettre désolée de Robert : Mrs Wellstone n’est plus !

— Dois-je prendre le deuil, maman ?

Tel est le premier souci de Liette, après qu’elle a versé une larme sur la disparition de celle en qui, si le Lord l’avait permis, elle eût trouvé une seconde mère.

— Contente-toi d’assombrir ta toilette, ma petite. Pas de crêpe, mais pas de couleurs voyantes.

— Et mes bijoux ?

Ils ont fabuleusement augmenté, les bijoux de Liette, depuis ses fiançailles. Outre la bague symbolique, merveille d’orfèvrerie, sortie de chez le plus chic bijoutier de la ville, elle ne compte plus les gourmettes, les pendentifs et toutes les jolies choses dont Robert l’a comblée et qui lui permettraient de se parer comme une chasse, si elle n’avait le bon goût de ne les porter qu’à tour de rôle, sans la moindre ostentation. Faire la roue, parader sur le mail dans tous ses atours, avec des pierres à chaque doigt, des perles plein le cou, d’énormes bracelets, une vraie « batterie de cuisine » — pourquoi pas aussi avec un bel anneau dans le nez, comme certaines négresses ? — c’est bon pour Mme Novaritch, cette excentrique cosmopolite qui défraie la chronique scandaleuse de Chambéry et dont personne ne pourrait dire l’âge — est-ce vingt-cinq, quarante ou soixante ans ? — ni la nationalité — est-elle Polonaise, Arménienne ou Circassienne ? — mais dont tout le monde sait qu’elle mène un train fastueux, avec hôtel particulier, auto de maître, grooms et laquais en grande livrée. La future Mrs Wellstone junior ne donnera jamais dans ce travers-là ! Elle a bien trop peur du ridicule.

— Tes bijoux, mon enfant ? dit Mme Daliot. Laisse-les dans leur coffret. Tu peux t’en passer.

Denise, pendant ce temps, relit la triste missive où Robert a épanché son affliction filiale :


« Chère petite Liette,

« Plaignez-moi ! Je n’ai plus de mère. Ma dépêche vous l’a appris, mais vous, dont les parents sont si alertes et si jeunes, comment imagineriez-vous toute l’étendue d’une telle perte ?

« Elle n’est plus, la bonne mère qui s’est penchée tant de fois sur mon berceau de baby, qui m’a appris mes premiers mots et mes premiers pas, consolé de mes premiers chagrins et de mes premiers déboires ! Nous avons perdu la gardienne du home, l’admirable éducatrice qui s’ingéniait à modeler mes sœurs sur son image et à me faire digne de mon père, homme d’abord un peu rigide et froid, mais bon dans l’âme, juste comme un saint et à qui l’attachaient des liens sur lesquels le temps n’a jamais eu de prise. Pauvre père ! Après avoir tremblé pour elle, je vais trembler pour lui, qui n’est plus qu’un corps sans âme.

« Chère petite Liette, vous me pardonnerez de vous montrer mon cœur à vif. Qu’il vous appartienne, vous n’en sauriez douter, mais mon amour pour vous s’y superposait, sans l’exclure, à mon amour pour ma mère, et vous aurez beaucoup à faire pour y combler un si grand vide.

« Ô ma bien-aimée, toute ma pensée se tend vers votre tendresse, comme vers le seul flambeau qui éclaire ma nuit ! Vous êtes mon étoile. Vous êtes mon espérance et ma foi ! Aimez-moi davantage encore si possible. C’est ce que j’attends de vous et c’est le baume que vous voudrez verser sur mon cœur qui se déchire… »

Et quand Nise a fini de la relire, cette triste lettre qui en évoque d’autres dont elle pensait mourir comme en est morte Mrs Wellstone, son abattement contraste avec le sang-froid de sa cadette, occupée de détails pratiques.

Il faut répondre pourtant et la collaboration des deux sœurs aboutit une fois de plus à l’une de ces pages que Robert sait si bien apprécier.

— Souffle-moi, veux-tu, Nise ? a supplié Liette.

Et Nise, d’un jet, lui a dicté ces quelques lignes :

« Je souffre avec vous et pleure avec vous, mon Robert, mais je vous crie courage, parce que tout en moi s’insurge contre l’idée impie que la mort puisse être la fin de tout. S’il en était ainsi, il vaudrait mieux ne jamais naître, puisque, trop souvent, vivre c’est souffrir. Dans sa justice, Dieu a voulu la souffrance. Dans sa bonté il a voulu le bonheur. Nos joies humaines sont trop fugitives pour compenser nos infirmités. Cette compensation, il nous faut l’attendre d’un monde meilleur et, bien souvent, ceux qui partent sont moins à plaindre que ceux qui restent.

« Soyez vaillant dans cette épreuve comme j’ai essayé de l’être dans la mienne, et tachez de remonter monsieur votre père, dont nous concevons ici toute la douleur. Que ne suis-je près de vous pour vous y aider de mon mieux ! Comme je l’aimerais aussi, ce pauvre et bon père, comme je m’appliquerais à lui plaire et à lui changer les idées !… »

Liette cesse un instant d’écrire.

— Parfait ! approuve-t-elle en connaisseuse. C’est simple et bien senti. Mais, en nous y appesantissant, nous risquerions de rater notre effet. Nise. N’es-tu pas de mon avis ? Moi je trouve que, pour nous changer les idées, il serait bon de parler d’autre chose. Robert réclame sans cesse de nos nouvelles. Il raffole de détails inédits. Accordons-lui satisfaction. Ça lui sera tout aussi salutaire et agréable que nos larmes et nos soupirs, voire que nos évocations des félicités posthumes. Je suis croyante, moi aussi. Ne le serais-je pas que M. le curé, qui est une façon d’apôtre, aurait tôt fait de me convertir. Mais, soit dit entre nous, si je ne doute pas de l’immortalité de l’âme, ni d’une seconde existence, l’au delà ne m’attire guère en ce moment-ci, je m’accommode des faibles satisfactions que l’on peut trouver dans cette vallée de larmes et, sans m’écrier, comme je ne sais quel roi : « Après nous le déluge ! » ou : « Après nous la fin du monde » — je ne me rappelle plus bien, — il me semble sage de profiter un peu des biens terrestres. Plus tard, quand je serai toute ridée et ratatinée, peut-être ne raisonnerai-je pas ainsi. Peut-être aurai-je hâte de dépouiller ma guenille. Mais…

Mais Nise l’écoute-t-elle seulement ?

Elles ont beau se faire des concessions mutuelles — Nise surtout, — jamais leurs idées ne concordent étroitement et vient toujours un moment où tout ce que peut dire l’une n’a plus d’intérêt pour l’autre, quand pour cette autre tout cela ne détonne pas étrangement.

C’est ce qui navre Nise et lui inspire tant d’inquiétude pour l’avenir. Sachant à quel point Robert communie avec elle, elle se demande comment il pourra s’entendre avec Liette, qui n’a ni son tour d’esprit, ni ses penchants, ni ses aspirations profondes. Et la réponse est si désespérante que, pour ceci comme pour le reste, elle n’a d’autre recours que de s’en remettre à Dieu.

VI

Mme Daliot « retarde » peut-être, mais, tout comme Liette, elle tient à ses idées qui font que la mère, sur certains points, est aux antipodes de la fille.

Ainsi il lui paraît inadmissible qu’un acte auguste comme le mariage puisse s’accomplir sans apparat. Elle convient volontiers que, du fait des circonstances — la prolongation de la guerre, le deuil de Mr. Wellstone — il soit séant de réduire le cérémonial au strict nécessaire. Mais entre la pompe des grands mariages et un dédain systématique de tout décorum, il y a un moyen terme auquel on devrait se tenir.

Or, Liette parle de se marier en marge de l’étiquette. On se rendrait individuellement à la mairie, de là à l’église, puis on se séparerait sans plus de formalisme, parents et témoins pour rentrer chez eux, les nouveaux conjoints pour sauter dans le train et filer… à l’anglaise.

— Mais, ma fille, tu n’y songes pas ! se récrie Mme Daliot que consterne l’évocation d’une épousée en costume de voyage et non accompagnée de demoiselles d’honneur. Cela ne s’est jamais vu !

— Raison de plus. Nous innoverons, mère. Je suis pour le progrès, tu sais !

— Si c’est être pour le progrès que d’aller à l’église comme on irait chez l’épicier, j’avoue qu’à ton âge j’étais bien rétrograde ! Car, pour un empire, je ne me serais pas présentée à l’autel sans mon voile et ma belle robe blanche à traîne.

— Oui, mais papa n’était pas Anglais comme Robert.

— Mr. Robert a trop de tact pour ne pas se prêter à nos usages si tu l’en pries.

— Je ne dis pas, mais et toi, mère, ne veux-tu pas lui être agréable ? Nous avons décidé de ne rien faire. Vais-je revenir sur nos conventions ? Et puis ne rien faire, ce n’est pas à la portée de tout le monde, et ce sera bien plus original comme cela.

Le mot est lâché. Être originale, pour Liette, c’est le comble de l’art en matière de mondanités, comme en peinture ou en littérature. Il ne faut jamais se mettre à la remorque des foules, de leurs conventions et de leurs préjugés. Un préjugé, la robe blanche. Un autre préjugé, les demoiselles d’honneur. Et quant à l’étalage de la corbeille, quant au dîner, quant au bal, Liette y voit autant, d’archaïsmes.

— Et nos amis, qu’en fais-tu ? dit Mme Daliot, comme suprême argument.

— Oh ! ils pourront assister à la bénédiction nuptiale si le cœur leur en dit. Mais il n’y aura pas de « faire part ». Mme Daliot n’est nullement convertie. Même sa contrariété ne fait guère de doute. Mais pour les mères — et ce n’est pas la moindre épreuve de leur vie toute de dévouement — l’heure de l’abdication sonne tôt ou tard et elle sent bien que sa fille lui échappe. Dans un mois, Liette sera femme. Comment, d’ores et déjà, ne s’essaierait-elle pas à voler de ses propres ailes ?

— Tout de même, pense Mme Daliot, j’ai toujours ménagé maman, moi. Aussi me versait-elle les trésors de son expérience et de sa tendresse.

Une mélancolie la gagne, qui la reporte de vingt et quelques années en arrière. Un quart de siècle, pour qui anticipe sur l’avenir, c’est comme l’éternité. Pour qui se retourne vers le passé, c’est bien peu de chose et il semble que les événements qui y font époque affluent aux premiers plans de la mémoire à mesure qu’ils reculent dans l’ordre chronologique.

Elle n’a qu’à clore à demi les yeux, et la magie cérébrale opère, revivifiant intensément les moindres souvenirs de ses propres fiançailles. Comme tout y avait été bien préparé, calculé et réglé, depuis la savante ordonnance de la première rencontre jusqu’à la minutieuse composition de son trousseau ! Et quel sage et harmonieux acheminement de son inexpérience vers le sacrement qui de la vierge fait une épouse !

On n’était riche ni d’un côté, ni de l’autre, mais on appartenait à de bonnes familles, respectueuses des saines traditions. Et, dans la fleur de ses dix-sept ans, quand, sous l’égide de sa mère, Germaine avait fait son entrée dans le monde où elle allait connaître M. Georges Daliot, alors tout jeune fonctionnaire, bien qu’une inclination secrète ne dût pas tarder à le lui rendre très sympathique, elle ne se fût pas permis de contrarier ses parents, encore moins de leur tenir tête, si, dans leur prudence et leur prévoyance, ils avaient cru devoir choisir pour elle un autre parti. Mais quel autre parti lui eût pu mieux convenir ? Georges l’aimait. Il avait d’excellentes manières, des qualités que le premier venu n’a pas, tout ce qu’il faut pour « arriver » dans l’administration. On ne pouvait donc le voir d’un mauvais œil, ni faire en sorte qu’il n’approchât point Germaine. S’il cherchait les occasions de la rencontrer, il y apportait d’ailleurs beaucoup de discrétion, savait s’effacer au besoin et attendre stoïquement de pouvoir échanger quelques mots avec elle sans qu’en souffrissent les convenances.

Mme Daliot revoit la bonne figure du vieil ami commun qui s’était entremis comme négociateur près de son père. Elle revoit Mr. Daliot père, en jaquette, haut de forme et gants chamois, se présenter à son tour pour la demande en mariage. Elle n’assistait pas à cette entrevue, il va sans dire. Mais rue de Derrière-les-Murs, quand un visiteur lirait la sonnette, on regardait par une persienne pour savoir à qui on avait affaire… Et puis, avant la première visite officielle de Georges agréé comme fiancé, ç’avait été son premier envoi de fleurs blanches, une gerbe de muguets dont Germaine, en toilette rose, avait détaché un brin pour le piquer à son corsage. Ce soir-là, pour la première fois, elle lui tendait la main en le remerciant de son bouquet et il profitait de la circonstance pour lui remettre une bague toute simple, ornée seulement de quelques perles. On dînait entre intimes, les fiancés réunis au bout de la table, et, huit jours plus tard, l’invitation était rendue, dans les règles, par la famille du fiancé, Germaine prenait place entre son futur beau-père, côté gauche, et Georges, côté droit.

À partir de ce moment, lui, Georges, pouvait et devait la venir voir chaque jour, en présence de la maman de Germaine qui dirigeait la conversation, s’associait aux projets d’avenir des jeunes gens et, avec une délicatesse infinie, sous ombre d’un ordre à donner, de quelque détail domestique à régler, s’arrangeait pour leur ménager un instant de tête-à-tête au salon, dont la porte restait entr’ouverte. L’intimité, ainsi, s’établissait progressivement, sans heurts ni à-coups. On s’était dit d’abord : « monsieur » et « mademoiselle ». Puis : « monsieur Georges » et « mademoiselle Germaine ». Maintenant, on se disait : « Georges » et « Germaine » tout court et l’on n’avait pas l’impression que ce fût osé ou déplacé, tant c’était venu naturellement. Le fiancé ne se départait pas encore de toute réserve d’ailleurs, loin de là. Bien que son couvert fût toujours mis chez sa nouvelle famille, il n’abusait pas de ce privilège et se conduisait en garçon bien élevé et non en pique-assiette. Vers le milieu des fiançailles, obligé de s’absenter de Chambéry pour quelque temps, il avait sollicité et obtenu l’autorisation d’écrire à Germaine, mais Germaine montrait ses lettres à sa mère et n’y faisait jamais réponse qu’elle ne l’eût consultée au préalable

Par la suite, sous le même chaperonnage bienveillant encore que vigilant, ils étaient allés au concert, au théâtre et même au bal, où ils ne dansaient qu’ensemble. Les invitait-on dans une tierce maison ? Ils évitaient de s’y rendre de compagnie. Au surplus, jamais ils ne fussent sortis seuls en ville.

Le reste à l’avenant. Rien que de conforme aux bienséances et à la tradition, les invitations pour le mariage rédigées avec soin et réparties judicieusement entre la famille, les amis et celles des notabilités susceptibles d’honorer la cérémonie de leur présence :

Monsieur Louis GRIVARD, conservateur du Musée de la Ville, secrétaire de la Société d’Archéologie de la Savoie, officier de l’Instruction publique, et Madame Louis GRIVARD ont l’honneur de vous faire part du mariage de Mademoiselle Germaine GRIVARD, leur fille, avec Monsieur Georges DALIOT.
Monsieur Philippe DALIOT, ex-greffier du Tribunal civil de Chambéry en retraite, membre honoraire de l’Association philotechnique, chevalier de l’Ordre du Mérite agricole, et Madame Philippe DALIOT ont l’honneur de vous faire part du mariage de Monsieur Georges DALIOT, leur fils, avec Mademoiselle Germaine GRIVARD.
Et vous prient d’assister à la Bénédiction nuptiale qui leur sera donnée le jeudi 29 avril 1897, à midi précis, en la Cathédrale.

Et que d’autres dispositions, que d’autres apprêts avant le grand jour où toute la maison aménagée pour recevoir les invités regorgeait de monde ! Enfin, habillée avec amour par ses suivantes, la mariée prenait place dans le landau rangé bien à l’avance devant la porte. Et le cortège s’organisait. En tête, elle et ses père et mère ; dans la seconde calèche, Georges et ses parents ; et dans les autres la famille et les invités. Et quand, sortis de la mairie, on arrivait à l’église, la mariée y entrait solennellement au bras de M. Grivard, entre deux haies de curieux. Alors, éclatait une marche allègre et l’orgue accompagnait Germaine qui, les yeux chastement baissés, gagnait son fauteuil…

Mme Daliot laisse échapper un soupir.

Que tout cela est loin et que les temps sont donc changés !

Dépourvu de la mise en scène indispensable à son éclat, que va être le mariage de Liette ? Ce qu’auront été ses fiançailles, quoique chose d’incontestablement original, mais aussi, hélas, de très choquant pour qui a le respect inné des convenances. Outre-Manche, on agit comme on l’entend et il se peut qu’il soit normal de s’y fiancer sur le quai d’une gare et de s’y marier en mackintosh. Mais Chambéry est en Savoie et la France n’est pas l’Angleterre.

Enfin, il faut se résigner et Mme Daliot essaie d’en prendre son parti, mais vraiment c’est dur. Si encore toute la vie conjugale de Liette et de Robert ne devait pas se ressentir de cette absurde dérogation aux principes !

Mi-indulgence, mi-prudence, M. Daliot a préféré ne se mêler de rien, et Nise observe la même retenue. Peu lui en chaut de savoir comment Juliette se mariera. Ce qui l’épouvante, c’est le fait en lui-même : Liette se marie et se marie avec Robert !

Le jeune homme n’appartient plus à l’armée. Toutefois il n’a recouvré qu’une liberté relative, son père lui ayant passé la main pour l’exploitation du vaste domaine rural d’où les Wellstone tirent le gros de leurs revenus. Aussi ne passera-t-il pas en France tout le temps qu’il désirerait. Il arrivera huit ou dix jours avant le mariage, emmènera sa jeune femme pour huit ou dix autres jours en un court voyage de noce dans le Midi, et reviendra avec elle faire ses adieux à M. et Mme Daliot avant de reprendre le chemin du home, par Paris, Boulogne, Folkestone, Londres et Plymouth. Liette se promet de s’arrêter un peu partout, notamment à Paris, où elle désire répondre à l’invitation d’une amie mariée avant elle et qui y réside. Si donc maintenant le temps s’écoule trop vite au gré de Nise, il traîne joliment au gré de sa sœur qui, comme les soldats à la caserne, compte les jours sur le calendrier.

— Plus que huit !… plus que six !… plus que quatre !… songe l’une en frissonnant malgré elle.

— Encore sept !… encore cinq !… encore trois !… geint l’autre, qui bout d’énervement.

Et avec son égoïsme qui s’ignore, cette inconscience qui lui est habituelle, ce peu de mémoire qu’elle a dès lors que son intérêt ou son plaisir est en jeu et que, sans mauvaises intentions, par étourderie, elle fait abstraction de ce que peut penser et endurer Nise, dont après tout elle n’est pas censée savoir le secret, Liette déclare :

— Je m’explique à présent pourquoi les tommies chantent Tipperary. Dieu que c’est long, Nise ! Dieu que c’est long !

Elle jette un coup d’œil par la fenêtre, constate que le ciel est clair, que le Nivolet n’a pas son bonnet, et reprend :

— Tiens ! je voudrais être plus vieille de trois jours et même de dix. Nous nous amuserons bien pendant le séjour de Robert à Chambéry. Nous retournerons à Aiguebelette avec lui et tu nous accompagneras cette fois, Nise, ainsi qu’à Aix-les-Bains, au Bourget, au Granier, aux Gorges du Fier, bref, partout où je le conduirai. Mais tu connais les idées de maman. Elle ne nous lâchera la bride sur le cou que lorsqu’elle ne pourra plus nous tenir, et nous ne serons vraiment tranquilles qu’une fois mariés. Alors mon seul chagrin sera de vous quitter, papa, elle et toi, peut-être pour très longtemps. Pas le jour de mes noces, puisque je vous reverrai après notre petit tour dans le Midi. Quand nous filerons sur Paris, veux-je dire. Car il paraît qu’il est extrêmement difficile d’obtenir des passeports entre la France et l’Angleterre et, si la guerre ne finit pas bientôt, ce qui est peu probable du train dont vont les choses — ces nouvelles offensives boches, qu’en dis-tu, hein ? — je ne serai pas près de refranchir l’eau une fois de l’autre côté du détroit… Mais qui sait ? Tout s’arrangera petit-être, Nise. On dit que Foch prépare un coup. S’il culbute Ludendorff comme le père Joffre a culbuté von Kluk, sur la Marne, la paix ne tardera guère. Et alors les autorités françaises et britanniques ne nous raseront plus avec leurs formalités. Les trains remarcheront comme auparavant, les paquebots reprendront leur service régulier et, si je ne viens pas la première, vous en serez quittes, mère, père et toi, pour aller me voir dans le Devonshire. En tout cas, ma chérie, promet solennellement Liette, compte sur moi pour t’écrire. Je te mettrai un mot de Paris et t’enverrai des vues de partout où nous passerons, et aussi de longues lettres où tu trouveras mes impressions d’Angleterre… Es-tu contente ?… Non ?… Tu ne réponds pas ?… Tu te détournes ?… Ah ! Nise, Nise, ce n’est pas bien, ça. Pleurer parce que je ris ! Te rendre malheureuse de mon bonheur !

Nise a un geste de protestation violente, mais elle ne peut dissimuler les larmes qui lui jaillissent des yeux. Liette lui passe les bras autour du cou.

— Ma chérie, pardon !… Embrasse-moi ! Je t’aime bien, tu sais… Oui, va, je m’explique ta peine… Mais, puisque je te reviendrai bientôt ! Puisque tu iras me voir là-bas ! Allons, faisons risette à votre jeune sœur, grande vilaine, et embrassons-la, embrassons-la vite, mieux que cela. Autrement, dame, je croirais… Non, ce n’est pas vrai. Je ne crois rien. Mais embrasse-moi, Nise, et ne pleure plus. Là, c’est fini ! Tu es la meilleure des filles, ma chérie. Et rappelle-toi ce que je te dis : avant longtemps, tu feras un bon mariage, toi aussi, et tu riras bien en pensant que tu avais du chagrin, parce que, moi, ta cadette, j’ai trouvé à me caser avant toi.

VII

Et maintenant tout est consommé. L’irréparable est accompli et Nise a bu la lie de son calice. Devant Dieu et devant les hommes, Liette est unie pour la vie à Robert !

S’il nous fallait tirer la morale de ce mariage, en tant que cérémonie, tenant compte de la déconvenue de Mme Daliot, mais aussi de l’état d’esprit de sa fille aînée, nous ne saurions rien faire de mieux que de reprendre à notre compte l’humaine et profonde sagesse du vieil adage : « À quelque chose malheur est bon. »

Cette mère a pu souffrir dans son légitime amour-propre de bourgeoise. Ce mariage a pu manquer de grandeur. Et il est vrai qu’il en eût été totalement dépourvu, sans le caractère d’élévation chrétienne qu’en officiant l’abbé Divoire a su donner à la cérémonie. Mais, en somme, au point de vue de Nise, ne valait-il pas mieux que tout se passât entre intimes et en toute simplicité ?

Après la formule sacramentelle de l’Ego conjungo vos in matrimonium et la présentation rituelle de l’anneau, quand M. le curé, faisant le signe de la croix sur les époux agenouillés, les a solennellement bénis, in nomine Patris, et Filii et Spiritus Sancti, puis, d’une voix qu’il s’efforça d’affermir, a psalmodié un émouvant Kyrie, eleison, Nise a chancelé sous sa croix et gémi, elle aussi :

— Seigneur, ayez pitié ! Christ, ayez pitié !

Mais sa croix ne l’eût-elle pas écrasée, elle l’incomprise, la douloureuse, la sacrifiée, si elle avait dû la porter tout un jour de pompe et de liesse, parmi les fleurs, l’encens et la musique, et les joyeux hosannas d’une foule d’invités ? Ce mariage sans faste et, pour parler comme Liette, sans « tralala » ; cette cérémonie dépouillée de toute mise en scène et comme escamotée, quelles souffrances ne lui ont-ils pas épargnées ? Si donc, en les voulant tels quels. Liette ne songeait pas seulement à se singulariser, si une pensée compatissante l’engageait à rendre moins cruel le supplice de Nise, il se peut que, par ailleurs, elle ait beaucoup péché, cette bonne pensée, on devra lui en tenir compte, et il lui sera beaucoup pardonné.

Hélas, pourquoi ses meilleurs élans s’arrêtent-ils court ? Pourquoi est-elle si étourdie, si sujette aux réflexions inconsidérées ? Grisée par sa fortune, pourquoi, sur le point de partir en voyage de noces, a-t-elle fait encore de la peine à Nise en laissant échapper ce mot malheureux :

— Ne trouves-tu pas, chérie, que cela ressemble à un enlèvement ?

Avant leur mariage, durant les huit jours que Robert a passés à Chambéry, les fiancés avaient déjà pu prendre comme un avant-goût de leur lune de miel. Le matin, il n’était plus besoin de secouer Liette pour qu’elle sautât du lit. Debout la première, c’était elle qui se chargeait de sonner le branle-bas dès qu’un rayon de soleil, filtrant de biais à travers les jalousies, faisait danser au coin de la chambre d’agiles corpuscules d’or. Car le soleil se montrait bon prince : jamais mois de mai n’avait prodigué plus de tiédeur précoce à la terre, décapelé si tôt de leurs capuches de neige le Revard et le Nivolet, métamorphosé si vite la vallée en un immense bouquet de merisiers et d’acacias en fleurs. Et telle était l’attirance de ce beau temps et de cette belle campagne, qu’il fallait partir dare dare avec ou sans M. et Mme Daliot, mais toujours avec Nise, dont la mère joignait ses instances à celles des fiancés pour qu’elle les accompagnât dans leurs randonnées d’excursionnistes infatigables.

Robert, parfois affrétait une auto qu’il conduisait lui-même et dont Liette, quand on était loin de la ville, prétendait apprendre à tenir le volant

— Mais, Liette, tu vas nous jeter dans un ravin ! se récriait Mme Daliot, peu disposée à courir le risque d’un capotage.

— N’aie pas peur, maman, répondait Liette, entre deux inquiétantes embardées que la poigne experte de Mr. Wellstone s’arrangeait heureusement pour rendre inoffensives. Je t’assure, il n’y a aucun danger.

— Tu en disais autant du patinage.

— Oui, mais Robert n’était pas là. N’est-ce pas, darling ? N’est-ce pas que, si vous aviez été là, vous ne m’auriez pas laissé bousculer par ce stupide lycéen ?

D’autres fois, on se contentait de prendre le train, puis d’aller à pied par les chemins de la montagne. Mais, au bout de trois ou quatre jours, Mme Daliot et M. Daliot lui-même, qu’exténuaient ces marches forcées, avaient dû demander grâce, et les jeunes gens ne s’en plaignaient pas.

— On est bien plus tranquille comme cela, opinait Liette.

Robert pensait peut-être de même et il n’était pas jusqu’à Nise qui ne s’accommodât assez bien de ces sorties à trois.

Mr. Wellstone, en effet, ne se croyait plus tenu de ne lui marquer qu’une courtoisie banale. Doucement, la glace fondait entre eux, comme elle s’était brisée tout de suite entre Liette et lui. L’harmonie qui régnait dans leurs idées et leurs sentiments les engageait à de longs entretiens où certaine étournette de fiancée ne trouvait guère à se mêler, car ils portaient exclusivement sur des sujets intellectuels qui n’étaient pas de son ressort comme les caquetages où elle excellait. Elle en éprouvait bien quelque agacement, mais sans le faire voir, parce que ces échanges de vues sur l’art, la science ou la religion ne tiraient pas à conséquence et qu’il n’était pas mauvais que Robert se fit une haute opinion de la culture de la famille.

Cependant, Mr. Wellstone s’y complaisait peut-être un peu trop, à ces entretiens-là. Et sans négliger le moins du monde sa chère petite Liette, si vive, si enjouée, si spirituelle même quand elle s’y mettait ; tout en continuant d’être pour elle le plus empressé et le plus galant des fiancés, il lui arrivait de s’étonner des paradoxes et des imperfections qu’il constatait chez elle, comme il s’émerveillait de la pondération et de l’équilibre de sa sœur. Aussi le danger de ces dialogues, que Liette écoutait distraitement, quand elle ne les coupait pas d’un éclat de rire ou d’une réflexion baroque, était-il plus réel qu’elle ne l’imaginait. Et, moins indifférente à sa menace, elle se serait félicitée que ses affaires fussent si avancées.

Nise ne s’y trompait pas, elle, et ne laissait pas de s’effrayer un peu d’une sympathie qui lui était infiniment précieuse, mais qui ne pouvait se développer qu’au dam de Liette. Là était le péril, et un péril capable de ruiner d’autres vies que la sienne. Mais comment se soustraire au charme subtil et inespéré du curieux revirement qui s’opérait chez Mr. Wellstone et qui prouvait qu’en somme, dans son cas à elle, Denise, tout provenait d’un malentendu ?

Le courage lui en manquait. Et puis tout ne conspirait-elle pas contre elle ? Songeant que le jeune homme ne s’appartenait plus et que ni la religion, ni l’opinion, ni la conscience n’absolvent le parjure, elle se reprochait son intimité croissante avec lui, première ombre sur le soleil conjugal de Liette. Et elle aurait voulu pouvoir l’éviter. Mais on la poussait en quelque sorte vers lui, Mme Daliot aveuglément, parce qu’il n’eût pas été convenable que les fiancés sortissent seuls ; Liette elle-même, sans réfléchir suffisamment, quoique par calcul, pour garder près d’elle la sage conseillère qui lui avait été si utile dans sa conquête de Mr. Wellstone.

Bref, il était temps de se séparer, du propre aveu de Nise, qui, d’ailleurs, ressent cruellement le vide de ce départ des jeunes mariés. La maison, sans Liette, n’est plus la maison. Cette petite folle y tenait tant de place ! Et qui occupera jamais celle que Robert, en quelques soirées, a su s’y faire ? Lorsqu’on s’y retrouvait réunis, après les longues et sentimentales promenades de la journée et qu’elle bruissait des fredons et des caquets de Liette, c’était comme un coin de paradis terrestre. À présent, c’est comme un désert où Nise erre à l’abandon, quêtant, tristement des souvenirs qui n’allègent pas sa peine.

Ici, dans ce fauteuil, Robert goûtait la poésie de l’heure quand elle s’était mise au piano pour accompagner Liette qui lui voulait chanter le Temps des cerises.

Quand nous chanterons le temps des cerises,
Et gai rossignol, et merle moqueur
Seront tous en fête !

Hélas, le poète a raison. Les poètes ont toujours raison qui nous rappellent que toute vie, comme toute gloire, passe et tombe, éphémère.

Mais il est bien court, le temps des cerises,
Où l’on s’en va deux, cueillir en rêvant
Des pendants d’oreilles…
Cerises d’amour aux roses pareilles,
Tombant sous la feuille en gouttes de sang…
Mais il est bien court, le temps des cerises,
Pendants de corail qu’on cueille en rêvant.

Ce qui est long, en revanche, pour Nise, ce sont les huit jours du voyage de noces. Ils prennent fin pourtant et, comme il était convenu, les nouveaux mariés repassent par Chambéry.

De leur brève tournée dans le Midi, — brève à leur sens, il va sans dire, — ils rapportent, semble-t-il, des impressions assez contradictoires. La jeune Mrs Wellstone, très en verve, plus enjouée que jamais, s’est prodigieusement amusée de tout ce qu’elle a vu et entendu dans les trains, dans les hôtels, sur la Corniche et ailleurs. Et quand elle entreprend de raconter tout cela aux siens, c’est un babil intarissable.

Moins emballé, son flegme national le lui interdit, Mr. Wellstone paraît un peu déçu. Oh ! très peu, si peu même que ses beaux-parents ne s’aperçoivent de rien. Mais quelque aiguë que puisse être la clairvoyance d’un père et d’une mère, elle ne saurait se comparer à l’espèce de don de divination qui est propre aux cœurs en mal d’amour. Et cette imperceptible nuance n’échappe pas à Nise comme à M. et Mme Daliot.

— Mon Dieu, déjà ! se dit-elle.

Mais non. Elle veut s’être trompée. Robert ne peut brûler si vite ce qu’il adore et, à défaut de constance, sa loyauté seule lui interdirait de se détacher de Liette avant d’avoir tout fait pour la comprendre et lui mettre un grain de sagesse dans la tête. Cependant, si ce n’est pas cela, c’est autre chose, Car il y a quelque chose, quelque chose qu’il est difficile d’analyser, encore plus de définir, et qui ressemble à un premier et vague désenchantement. En ce cas, le devoir de Nise est tout indiqué. Il ne faut pas que Robert puisse refaire certaines comparaisons qui, peut-être, n’ont pas tourné à l’avantage de Liette. Il ne faut pas, de toute nécessité, que Nise ait à se reprocher d’avoir été cause d’une mésintelligence susceptible de désunir le jeune ménage. Et, prétextant une violente migraine, elle garde la chambre afin de ne plus échanger avec Mr. Wellstone qu’un mot banal au moment des adieux.

Cela fait, elle n’est pas très rassurée encore et la première prière qui du cœur lui monte aux lèvres quand elle s’agenouille, le soir, sur son prie-Dieu, est pour appeler les grâces d’en haut sur sa sœur et son beau-frère :

— Soyez tout à Liette, ô Robert ! Et toi, Liette, sois toute à lui ! Vous avez toute la vie pour vous étudier, vous comprendre, vous aimer. Puissiez-vous y réussir et vous, mon Dieu, aidez-les-y ! aidez-les-y !

VIII

Dans le Midi, Liette n’a pas tenu sa promesse d’écrire à Nise. Mais il ne s’agit plus d’un faux départ, cette fois. Robert et elle se sont mis en route pour de bon et quand reviendront-ils ? Bien téméraire qui prétendrait répondre à cette question par le temps qui court. Elle l’a dit : tout dépend du maréchal Foch et de ses armées. S’il boute le Boche au delà du Rhin et qu’un Dieu de clémence ramène enfin la paix parmi les hommes de bonne volonté, il ne sera sans doute plus besoin de passeport pour se rendre de France en Angleterre et vice versa. Par malheur, on n’en est pas encore là, fin de mai 1918.

Où va-t-on ? Chacun se le demande, Liette comme tout le monde, quoique en toute sérénité. Car si quelqu’un ne « s’en fait pas », c’est bien elle. Et elle a raison. Qu’arriverait-il s’il n’y avait que de ces broyeurs de noir qui, l’oreille tendue au grondement sourd du canon et l’œil hypnotisé par les cartes où des épingles jalonnent l’avance allemande, ne savent plus à quel saint se vouer et doutent de tout, même d’un miracle renouvelé de celui de la première Marne ? On ne mourrait peut-être pas sous la botte ennemie, mais à coup sûr on mourrait d’appréhension. Et ce n’est pas la peine vraiment ! Ne vaut-il pas mieux avoir confiance en un chef comme Foch et en des hommes comme ses poilus ?

Donc Liette se garde bien de se laisser aller au désespoir. Et voici la première lettre que Nise reçoit d’elle, une longue lettre datée de Paris et bâclée à la diable, parce que la vie d’une jeune mariée n’est qu’une fièvre et aussi parce qu’entre sœurs on n’est pas tenu comme entre fiancés de ne pas dire tout ce qui nous passe par la tête.

« Ma chérie,

« Dieu que j’ai eu peur !

« Figure-toi…

« Mais n’anticipons pas, comme disait la sagace Mlle Adélaïde, à la pension. Tu te rappelles, et quelle drôle de bouche elle faisait en articulant cela ?

« Je commence donc par le commencement. Et d’abord un mot de notre voyage. Il s’est bien passé, malgré l’encombrement des gares, la fréquence des arrêts et les formidables retards des trains sur les lignes du P.-L.-M. Dans notre express à nous, il n’y avait pas trop de monde. On ne va guère à Paris en ce moment-ci. On le quitterait plutôt comme tant de paniquards — vilaine engeance que j’abhorre — et comme tant de familles auxquelles je ne saurais reprocher de vouloir mettre leur progéniture à l’abri. Les enfants, Nise, c’est l’espoir de la race, c’est la France de demain. Il ne devrait pas en rester un seul dans la zone où sévissent les grosses berthas et les ignobles gothas. Mais les vieux froussards qui ne songent qu’à se défiler, si j’étais du gouvernement, je les ferais boucler dans les catacombes et les y laisserais au pain et à l’eau jusqu’à la fin des hostilités. De cette façon, ils n’iraient pas démoraliser la province.

« Je t’avais dit notre intention de descendre chez Yvonne Teissier — aujourd’hui Mme Le Bail. À la bonne heure ! Elle est fidèle au poste, elle, au moins, et nous l’avons trouvée qui nous attendait à la gare.

« L’avenue Reille, où elle habite au cinquième étage d’une grande maison de rapport, longe le bas du parc de Montsouris — un joli parc, tu sais, dans le genre du parc de Lemenc — et se coude à angle obtus vers la rue d’Alésia, que prolonge la rue de Tolbiac. L’appartement, bien disposé, clair, spacieux, donne à la fois par devant sur la partie de l’avenue bordée d’acacias qui est exposée à l’est et, par derrière, sur des jardins, de basses constructions d’usines et l’immense quadrilatère de l’asile Sainte-Anne, tout planté de beaux grands marronniers. Nulle part, la vue n’est arrêtée. De l’air, de l’espace. On se croirait presque à Chambéry, si ce n’est qu’il y a plus de toits que de montagnes aux environs, et que ces montagnes, même celle de Sainte-Geneviève, que l’on découvre d’ici, comme on découvre la butte Montmartre, seraient de simples taupinières près du Revard ou du Nivolet.

« Ne t’étonne pas trop, ma chérie, de ces détails topographiques dont l’importance t’apparaîtra dans la suite de mon récit, vraie page d’histoire, s’il te plaît. Une page inédite, même, et qui, je l’espère, ne tombera pas sous l’œil d’Anastasie. Sans quoi, dame, je pourrais passer un mauvais quart d’heure. Ma foi, tant pis. Je suis pour la sincérité, moi. Pas de défaitisme, mais pas de bourrage de crânes non plus. Il faut voir les choses comme elles sont, qu’en penses-tu, Nise ? Or il n’y a pas à se le cacher : l’ennemi est revenu sur la Marne et, à l’heure qu’il est, avec tous ces va-et-vient de troupes, nous ignorons encore si nous pourrons passer le canal.

« On verra bien. Situation critique ne signifie pas partie perdue. Les Américains arrivent en foule. Lloyd George nous envoie aussi du renfort. De leur côté, nos braves poilus ne reculent que pas à pas et… chut ! taisons-nous, méfions-nous, mais sache qu’il se prépare vraiment de grandes choses. Alors pourquoi désespérer ? Je l’ai toujours dit que nous serions vainqueurs à la fin. Je te l’affirme à nouveau. Et pas comme cela, en l’air. Parce que j’ai de sérieux motifs de le penser. Robert est comme moi. Il est persuadé que le temps travaille pour nous, que ça se tassera, que les Allemands ne tarderont pas à être au bout de leur rouleau. Bref, notre mot d’ordre à nous, c’est celui de Pétain : « Courage ! On les aura ! »

« Mais nous voilà loin de l’avenue Reille, hein ? Moins que tu te le figures, ma chérie, car les grosses pièces qui abîment Paris — un obus, pas plus tard qu’il y a trois jours, est encore tombé sur une église dont le nom commence par une M. et finit par un E, comme celui d’une célèbre pécheresse repentie — et les gothas, qui prennent l’habitude de le survoler presque chaque nuit, font que l’on y est un peu comme au front. Cela vous donne un aperçu de la guerre et de ses horreurs et, cette nuit, nous en avons eu plus qu’un aperçu, tu peux m’en croire.

« C’était après dîner. Dans la journée nous avions visité un peu la ville, qui est toute drôle avec ses nombreux abris de bombardement, ses statues déboulonnées ou enfoncées sous des sacs de terre, ses vitres sous bandes et les emplâtres de ses soupiraux. Certains quartiers, presque déserts, ne montrent que boutiques closes et fenêtres garnies de leurs auvents, tandis qu’un peu plus loin les gens continuent de vaquer à leurs affaires comme si de rien n’était. Par exemple, quand vient le soir, toutes les rues ont l’air de coupe-gorge, tant elles sont parcimonieusement éclairées.

« Au lieu de ressortir, nous étions donc restés chez Yvonne, à causer avec elle. La pauvre fille s’ennuie beaucoup de son mari, qui est toujours soldat, et je renonce à te dépeindre sa joie de nous avoir un peu. Et nous allions nous coucher quand, patatras ! Alerte ! Une auto de pompiers débouche à fond de train de la rue de la Glacière et s’engouffre dans la rue de Tolbiac, cornant de la trompe et jouant horriblement de la sirène.

« Moi je m’écrie :

« — Ça y est : Un raid !

« — Ne t’effraie pas, me dit Yvonne. La maison a une cave où, sous ses six étages, il n’y a pas grand’chose à craindre.

« Elle appelle la bonne, une brave Lannionaise, pas très dégourdie, et lente à s’émouvoir comme à se mouvoir.

« — Fermez le compteur, Francine. Puis vous prendrez la lampe Pigeon pour conduire monsieur et madame à la cave.

« — Et toi, Yvonne ? Tu ne descends pas ?

« — Mon Dieu non.

« — Pourquoi, chère madame ? lui demande Robert.

« — Oh ! une idée à moi et comme une superstition. Mon mari se bat, je veux prendre ma part de risques.

« — Mais, madame, riposte Robert, quand votre mari peut se mettre à couvert, il le fait assurément, comme je le faisais moi-même, sans fausse honte.

« — Peut-être, mais, je vous en prie, n’insistez pas.

« — Au moins, lui dis-je, as-tu une Nénette et un Rintintin ?

« — Oui, me répond-elle sans rire et elle nous montre un médaillon contenant deux miniatures : le portrait de son mari et celui de sa mère.

« Cependant, l’alerte se propage rapidement, bouleversant le quartier dont tous les chiens gémissent ou hurlent. Les locataires du sixième dégringolent déjà l’escalier. Et Francine, qui nous a plongés dans les ténèbres en éteignant le gaz, tarde à reparaître avec sa lampe Pigeon qu’elle est allée chercher à la cuisine. Yvonne va l’y relancer. J’en profite pour dire à Robert :

« — Est-ce que nous allons descendre sans elle, darling ?

« Il m’a pris dans ses bras, car je tremblais un peu. Et c’était très doux d’être enlacés ainsi, en pleine obscurité, tandis que la sirène ululait diaboliquement et que l’affolement régnait dans la maison.

« — Vous avez peur, chère âme, murmure-t-il.

« — Pas du tout.

« — Si fait, et il n’est pas bon que vos nerfs soient trop secoués.

« — Oh ! dis-je, je ne suis pas une femmelette. J’ai escaladé deux fois la dent du Nivolet et une fois l’accore du Granier.

« — Ce n’est pas la même chose.

« — Mais Yvonne, darling ?

« Alors, il m’a donné un baiser et je le lui ai rendu avec usure. Même que, venant à rentrer sur ces entrefaites, la lampe Pigeon à la main, Yvonne a dû s’apercevoir de quelque chose, car elle a eu un léger sourire qui signifiait : « Eh bien, ne vous gênez pas, mes petits ! Faites comme chez vous ! »

« Bref, nous sommes restés, malgré les objurgations de notre amie, dont c’était le tour de nous prêcher la prudence. Ce que voyant, Francine a fait comme nous et nous voilà tous les quatre, attendant les événements là-haut, autour d’une lampe Pigeon, derrière les volets hermétiquement, tirés d’une des fenêtres donnant sur l’avenue. L’attente ne dura guère. Tout à coup, boum ! crac ! pan ! et reboum ! boum !

« — Des bombes, Robert ! des bombes !

« — Pas encore, explique Yvonne qui s’y connaît. Mais « ils » arrivent et la défense déclenche son tir de barrage.

« — Si près de chez toi ?

« — Oh ! les forts de Malakoff, de Montrouge et de Bicêtre ne sont pas très loin, et nombre d’autos-canons tirent de Paris même.

« — Quand vous en aurez assez, chère âme, me dit Robert à l’oreille, prévenez-moi.

« — Merci, pas encore.

« Quelques minutes s’écoulent. Le canon fait rage et la maison en tremble, à croire qu’il tire sur nous. Mais malgré ma frousse — car, je peux bien te l’avouer, à toi, j’avais une frousse terrible — voilà-t-il pas qu’une folle envie me prend de mettre le nez à la fenêtre ? Les feux d’artifices, tu sais, ç’a toujours été mon fort et, avant la guerre, à Chambéry, je n’en ratais pas un.

« — Yvonne, dis-je, est-ce qu’on ne pourrait pas entr’ouvrir les volets ! Ça doit être si curieux à contempler, un ciel de bataille !

« — Il y aurait danger à le faire.

« — Pas plus qu’à nous tenir dans ton salon.

« — Si, parce que les batteries contre avions tirent à shrapnells au-dessus de Paris même, et que les éclats retombent un peu partout. La dernière fois, j’en ai ramassé un sur le balcon.

« Mais je n’y tenais plus, et Robert a eu beau s’en mêler et déclarer que c’était parfaitement insensé — perfectly foolish, indeed ! — il a dû mettre les pouces.

« — Soufflons la lampe, alors ! a soupiré Yvonne.

« Aussitôt dit, aussitôt fait. Puis Robert pousse un peu les volets et regarde le premier. Que se passe-t-il ? Pourquoi ne me laisse-t-il pas regarder aussi ? Je suis obligée de le supplier.

« — Laissez-moi voir, darling ! Juste un coup d’œil.

« Il y consent enfin et, enlacés, nous nous penchons sur le balcon, dans l’entrebâillement des volets. Que c’était beau, Nise ! De la fenêtre où nous nous tenions, on commande tout le secteur est de la ville, du nord au sud. Et des fenêtres qui s’ouvrent par derrière et où, après, nous sommes allés voir aussi, c’est l’autre moitié de Paris que l’on embrasse, depuis le Sacré-Cœur jusqu’au clocher de Saint-Pierre de Montrouge. Or, on tirait de partout à la fois et le ciel fourmillait de jolis éclatements qui s’allumaient, palpitaient et s’éteignaient comme des étoiles. Puis, soudain, les projecteurs se démasquèrent. Leurs grandes tentacules rigides, groupées en faisceaux, s’écartaient et se rapprochaient brusquement pour fouiller la nue, qui était d’un gris assez foncé et pommelée de petits nuages blancs.

« — Liette, je vous en prie, assez ! me disait ce pauvre Robert. Vous êtes une désobéissante petite femme.

« — Oh ! non, darling, mais laissez-moi regarder encore un peu !

« Une vraie féerie, ce spectacle, ma chérie, et je ne pouvais m’en rassasier. Des fusées s’élevaient, bleues, jaunes, vertes ou rouges. Et puis il y eut des étoiles filantes et des espèces de chenilles volantes, tout comme chez Ruggieri. Des signaux d’avions, m’expliquait Robert. Les escadrilles de la défense évoluaient au-dessus de nous, les gothas aussi probablement et les torpilles allaient pleuvoir.

« — Rentrez, Liette ! il faut tirer les volets ! On entend des moteurs.

« — Oui, tout de suite. Plus qu’un petit coup d’œil, le dernier.

« Je parlais encore, quand un fracas épouvantable me coupe le souffle. Robert m’arrache de la fenêtre, la referme et me tient dans ses bras.

« — Ils nous bombardent, darling ! Ils nous bombardent !

« — Oui, mon âme, mais ne criez pas, ce n’est rien.

« N’empêche que la torpille était tombée tout près de chez nous, rue de Tolbiac, sur une maison qu’elle détruisit aux trois quarts, comme je m’en suis rendu compte ce matin. Certainement, à vol d’oiseau, la distance n’excède pas cinq cents mètres. Dans le jour, quand tout est rentré en ordre, et que l’on se transporte à pied d’un point à l’autre, ça fait l’effet d’être assez loin, cinq cents mètres. Mais la nuit, avec la vitesse des avions et la puissance de ces engins-là, on a l’impression de tout recevoir sur la tête, quand ils éclatent dans le voisinage.

« — Juliette, tu vas te rendre malade à vouloir rester en haut, m’a dit gravement Yvonne. Il faut descendre, ma petite.

« — Pas sans toi !

« — Tu y tiens ! Allons, soit, pour te faire plaisir !

« Et nous sommes descendus tous, moi dans les bras de Robert, trop secouée pour pouvoir mettre un pied devant l’autre sans rouler du haut en bas des marches. Yvonne, qui a un cran vraiment étonnant, ouvrait la marche avec la lampe Pigeon, rallumée en hâte, et Francine formait l’arrière-garde, ce qui était assez dans son rôle.

« Les torpilles, pendant ce temps, succédaient aux torpilles. Crac ! crac ! crac ! Et chaque fois, croyant notre dernière heure venue, je serrais le cou de Robert, à l’étrangler. Enfin, nous arrivons au rez-de-chaussée. Et comme il y avait une accalmie, avant de nous enfoncer dans la cave, j’ai prié mon cher porteur de se débarrasser de son fardeau.

« — Ça va mieux, darling, laissez-moi marcher. Il ne faut pas que les troglodytes d’en bas se moquent de votre petite femme.

« Et je suis descendue sur mes jambes, toute seule, bravement, en riant de ma frayeur.

« — Il n’y a pas de quoi rire, allez ! m’a même dit la concierge, qui était en train de prophétiser les pires calamités à quelques-uns de ses locataires, groupés autour d’elle, dans un caveau à charbon.

« — Ah ! vraiment ? ai-je répondu. Mais qu’y faire si c’est plus fort que moi ?

« — Pensez aux victimes ! a grommelé une vieille dame en peignoir et mantille.

« — Y en a-t-il beaucoup ? me suis-je enquis innocemment.

« Mais un vieux monsieur en bonnet de loutre et robe de chambre — son époux, je crois — m’a rembarrée de belle façon :

« — N’y en aurait-t-il qu’une, madame, cela devrait vous suffire.

« Robert m’a empêchée de continuer la discussion qui menaçait de s’aigrir et Yvonne a tout arrangé en expliquant au monsieur que j’étais une jeune lady peu au courant des raids, bien que mon mari, ici présent, eût fait campagne jusqu’en 1917 et rapporté de la guerre, en sus d’une grave blessure, trois ou quatre citations et la Victoria Cross.

« Aussitôt, changement à vue. Le vieux monsieur a serré énergiquement la main de Robert, la vieille dame est devenue on ne peut plus aimable avec moi et la concierge m’a déniché un tonnelet sur lequel j’ai pu m’asseoir. Au fond, vois-tu, nous étions entre braves gens et je me suis richement amusée, car c’étaient des types, tu sais. Une autre dame, très liante et empressée — la voisine du dessous d’Yvonne — avait amené son petit chien, un amour de King’s Charles, laid à ravir, hargneux de même et répondant au nom distingué de Pépé. Deux antiques demoiselles, les sœurs Plumet, bien déplumées d’ailleurs dans leur toilette de nuit, étaient accompagnées de leur chat Kiki, de leur serin Fifi et de leur poisson rouge Coco. Citons encore un gros bonhomme rondouillard et grasseyant, très ferré sur la question des points de chute ; une jeune femme distinguée qui se tient très bien à la cave ; une autre jeune femme moins distinguée et qui s’y tient très mal ; un vieillard soupçonneux qui ne lâche pas son sac de cuir bourré, dit-on, de bijoux et d’argent ; et l’as de l’équipe, un beau petit jeune homme pâle et mince, en pantoufle et redingue, réformé no2, je crois, pour faiblesse de constitution, mais orateur de première force, très informé des dessous de la guerre et qui, par des arguments saisissants, réussit à raffermir les courages que les sombres prédictions de la concierge et la longueur inusitée de l’alerte avaient quelque peu ébranlés. Et quand la berloque a sonné, vers deux heures du matin, j’ai presque regretté que ce raid n’eût pas duré une heure de plus, car le digne jeune homme était en train de nous révéler des secrets militaires et politiques dont je ne te dis que ça. Mais il fallait bien faire comme Yvonne, Francine, Pépé, Kiki, les demoiselles Plumet, la lampe Pigeon, etc., et nous sommes remontés, Robert et moi.

« Voilà, ma chérie ! Juge si je commence bien et si l’on a tort d’assurer que les voyages forment la jeunesse.

« Mille et mille baisers à père et mère, avec notre plus affectueux souvenir pour vous trois et aussi pour M. le curé.

« Ta sœur qui t’aime,
« Juliette Wellstone. »

P.-S. — J’espère que cette copieuse tartine apaisera un peu ta fringale de nouvelles, grande gourmande, et que tu ne me reprocheras plus ma paresse pour écrire. »

IX

Il y a encore passablement de légèreté dans les élucubrations épistolaires de la jeune Mrs Wellstone, passablement d’infatuation et d’inconscience. Et, à la lire, Nise éprouve parfois cette crispation involontaire et cette souffrance aiguë qu’il lui a fallu si souvent subir depuis les fiançailles de sa sœur. Mais son parti est pris. Elle n’oubliera jamais et, n’ayant pu être à Robert, jamais elle ne sera à un autre seulement, la résignation est venue. Et, si son cœur est un peu plus torturé quand Liette lui parle de Robert en termes dithyrambiques, son âme au contraire éprouve comme une douce détente à la pensée que les jeunes époux font bon ménage. Après tout, ce n’est peut-être qu’une affaire de concessions réciproques. Si Liette se montre assez aimante et pas trop fantasque, si Robert, de son côté, renonce à s’expliquer l’inexplicable, pourquoi l’entente ne régnerait-elle pas entre eux comme elle finit par s’établir chez des couples assurément moins bien partagés ?

De Londres, Liette a écrit ce qui suit :

« Ma Nise,

« Vous avez dû, père, mère et toi, — sans compter M. le curé, recevoir les vues que je vous ai envoyées de Boulogne et de Folkestone. Quelques détails toutefois sur la traversée et le reste ne vous paraîtront probablement pas superflus, car je n’y ai fait qu’allusion dans mes dernières cartes.

« La Manche ne ressemble pas du tout à la Méditerranée, ma chérie. Bien qu’on soit au mois de juin, il ventait à démâter les barques quand notre paquebot a pris la mer. C’est te dire si elle était méchante, la mer ! Une furie ! Les Boches ne sont que des agneaux à côté d’elle. Ajoute que c’est de nuit que nous nous sommes embarqués, le service de jour étant suspendu à cause des sous-marins dont j’avais et ai encore une peur bleue. Ce n’est pas loyal, cette arme-là. On ne devrait pas en tolérer l’usage. Il est vrai qu’avant de s’en servir messieurs les Allemands n’ont pas songé à nous consulter et qu’ils en usent et abusent avec un parfait mépris de l’opinion que je peux professer sur leurs méthodes de combat.

« Aussi, sachant ce qui m’attendait en cas d’attaque, avais-je pris mes précautions et m’étais-je pourvue de quelques vessies de porc que je comptais gonfler dans ma cabine. C’est un vieux matelot de Boulogne qui m’a passé la recette. Il paraît que cela vaut mieux que toutes les ceintures de liège pour vous tenir à flot lorsqu’on vient à faire naufrage. Et puis, c’est beau, les ceintures de liège, mais on n’en a pas toujours une sous la main au moment psychologique, tandis que mon appareil natatoire, on peut le disposer d’avance sur soi. Le brave homme m’avait montré la façon de m’en servir. Rien de plus simple. Il faut quatre vessies (on en trouve chez tous les charcutiers). Bien les gonfler, en serrant fort la ficelle pour qu’elles ne se dégonflent pas ensuite peu à peu, puis se les attacher autour du buste : un point, c’est tout. Par exemple, avoir soin de les remonter sous les aisselles. À la taille, ce serait plutôt dangereux, car il pourrait y avoir rupture d’équilibre, lors de l’immersion, entre les jambes et le haut du corps, et l’on flotterait bien, mais la tête en bas et les pieds en l’air, ce qui ne serait pas une solution idéale. Tu me vois d’ici dans cette posture incongrue, et gigotant dans le vide, et renâclant sous l’onde amère comme un jeune cachalot qui plonge en jouant de la queue ? Merci ! pas de ça, Lisette !

« Aussitôt gréée — comme disent les marins — mon intention était de remonter sur le pont, en dissimulant mes vessies sous ma pèlerine de bord. Tu comprends, je ne voulais pas me tenir en bas. Lorsqu’on est torpillé, l’eau peut envahir la cale avant que l’on ne s’en échappe et l’on risque d’y être noyé comme une souris dans un baquet. Mais la tempête était si violente que d’énormes paquets de mer balayaient jusqu’à la dunette et que, pour ne pas être enlevée, j’ai dû me blottir dans l’entrepont, entre deux grandes caisses assez bien arrimées.

« Robert ne me savait pas là. Sur ces maudits paquebots qui piaffent et se cabrent à la lame comme des chevaux-marins, les messieurs ont leurs couchettes à part des dames et il me croyait dans la mienne. Mais, au bout d’un quart d’heure, étant venu voir comment j’étais installée, ce qui était son droit, et si je ne souffrais pas trop du mal de mer, ce qui était son devoir, voilà-t-il pas qu’il constate ma disparition ! Gros émoi, d’autant que la stewardess de service n’était au courant de rien. Très inquiet, il me cherche partout et finit par me découvrir, transie et mourante, entre mes caisses, sous ma pèlerine toute trempée ; avec mon sac à main et ma ceinture de vessies.

« — By Jove, que faites-vous là, Liette ? s’effare-t-il.

« Moi, j’avais à peine la force de parler.

« — Vous voyez, darling, je suis en train de rendre l’âme par amour pour vous. Je me suis engagée à vous suivre comme votre ombre. Je vous suivrai. Mais, de grâce, ne me parlez plus de la mer. Je la hais.

« — Venez, mon enfant. Il faut vous mettre à l’abri en bas.

« — Non ! non ! On y est trop mal, en bas. Cela sent trop l’huile, le cambouis et le renfermé.

« Alors il est allé chercher des oreillers et des couvertures pour m’arranger un nid plus douillet où il est resté à se morfondre avec moi jusqu’à notre arrivée dans les jetées de Folkestone. C’est un si bon garçon, Robert ! Et qu’il m’est doux de l’entendre m’appeler « my child ». Son enfant, des fois, Nise, il me semble que je le suis plus que sa femme, bien qu’il ne soit pas d’âge à être mon père, tant s’en faut. Il est si sérieux, lui, si posé, si réfléchi ! Et moi je suis si turbulente, si évaporée, si petite fille !

« Londres, où nous sommes arrivés hier, un peu fatigués, ne m’a pas plu, de prime abord, comme Paris. On me dit bien que sa physionomie a changé depuis la guerre et qu’il a passablement souffert des raids de gothas et de zeppelins. Possible. Mais Paris aussi a souffert et s’il n’offre pas plus d’animation que Londres, surtout en ce moment-ci, il garde, même dans le danger et l’angoisse, un je ne sais quoi de crâne et de pimpant que je cherche en vain ici, où les gens me déconcertent par leur gravité morose. On dirait que toute joie est bannie du royaume et c’est, dans les rues, comme un défilé d’automates pensifs et silencieux qui, le nez dans leur gazette, semblent vivre exclusivement des nouvelles de la guerre. Et puis, avec les Anglais, il faut constamment s’observer. Au Claridge, où nous sommes descendus, ce n’est pas comme dans nos braves petits hôtels du Midi, où je me sentais toujours à l’aise. Il y sévit un règlement draconien bien plus à l’usage des vieilles misses et des ambassadeurs que des jeunes mariés. Ainsi on n’y dîne qu’en habit et en toilette de soirée. Et ce qu’il y a de mieux, c’est que Robert trouve cela tout naturel. Je te le dis entre nous. Ne va pas le répéter à maman, elle ne manquerait pas d’en tirer argument contre moi qui, naïvement, croyais à l’absence de préjugés et de conventions chez nos voisins et qui me suis mariée tout bonnement en robe de ville. Ma consolation, c’est que Londres et puis Sidmouth, ça fait deux. Là-bas, ma chérie, espérons que l’esprit est moins étroit, moins rigide… »

Cet espoir de Liette, si Nise en juge par la suite de sa correspondance, ne paraît guère devoir se réaliser. Heureusement, ce n’est là sans doute qu’un petit mécompte et qui ne donne que plus de piquant à sa verve endiablée :

Oak Grove, Sidmouth, le 25 juin 1918.

« Enfin, ma bonne chérie, nous voilà donc à destination ! Si les voyages forment la jeunesse, ils contribuent également à lui ôter quelques illusions et je viens d’apprendre à mes dépens qu’il n’y a pas que sur le P.-L.-M. ou sur la compagnie du Nord que les trains luttent de lenteur avec les tortues et partent ou arrivent quand il leur plaît. Tu peux franchir le détroit. Sous ce rapport, tu ne seras pas trop dépaysée.

« En revanche, méfie-toi de certaines descriptions imagées dont le lyrisme s’excuse d’ailleurs chez un soldat qui a une âme de poète et qui, dans son exil, n’entrevoit la patrie qu’à travers le prisme de sa nostalgie (ça, c’est une phrase de composition française que je repêche dans le répertoire de Mlle Adélaïde). Je ne veux pas dire par là que le Devon soit de la gnognotte en tant que pays. Et, d’après ce que j’ai pu voir au cours des quelques promenades que nous avons déjà faites à droite et à gauche, mon mari et moi, le cadre est bien tel qu’il nous le peignait dans ses lettres d’Italie. Tu y retrouverais les verts pacages qu’il célébrait, et ses beaux champs qui rejoignent les grèves, et ses jolis chemins bordés de chèvrefeuilles et d’églantiers. Mais, je ne sais pourquoi, il me semble que sur le papier ça faisait mieux qu’au naturel et, te rappelant notre Savoie, sa couronne de neiges et de glaces, ses gorges, ses vallées et ses lacs, tu ne pourrais t’empêcher de penser des environs de Sidmouth : « Eh ! quoi, n’est-ce que cela ? »

« Ce n’est que cela, ma chérie, et je t’avoue que chez nous c’est autrement grandiose, autrement impressionnant. Oui, c’est beaucoup moins plat, la Savoie, beaucoup moins pot-au-feu, à mon avis, que le Devonshire, et quelques arpents de landes, quelques carrés de myrtes n’y feront rien. Il me faudrait autre chose pour me faire oublier nos vergers, nos rochers et nos sapinières, et je reconnais que papa n’avait pas tort de s’emballer sur des sites comme ceux de l’Aiguille et d’Aiguebelette, vus du col du Crucifix, quand le soleil révèle « la splendeur insoupçonnée de merveilleux lointains ». Robert a beau dire, ils n’ont pas ça à Sidmouth. Je ne veux pas le peiner, bien entendu, et je m’extasie comme il sied avec lui sur « l’éclair furtif des truites entre les longues herbes de ses ruisseaux », sur ses saules « qui baignent dans une eau claire », sur ses « grands bœufs indolents » et ses « agiles et hennissants poneys ». Après tout, ce n’est pas mal. Seulement, il y a mieux.

« Mais si, au lieu de te décrire à mon tour le cadre, je te parlais plutôt de mon nouveau domaine et de mon entourage immédiat ?

« Oak Grove » est une façon d’ancien manoir situé excentriquement par rapport à l’agglomération proprement dite de Sidmouth. Son nom n’est pas trompeur. Le corps de logis et ses dépendances se trouvent en effet au fond d’une chênaie archicentenaire et si touffue qu’on s’y perdrait sans l’admirable symétrie des allées. C’est rudement chic, cette vieille demeure de gentilshommes campagnards et je m’y plairai énormément, pourvu qu’on ne m’y tienne pas enfermée toute l’année.

« Ce que je lui reproche un peu, c’est d’abord son isolement et, ensuite, ses dimensions excessives. Tu ne t’imaginerais pas la grandeur des pièces, ni la hauteur des plafonds. J’y dois faire l’effet d’une mouche emprisonnée sous une cloche à fromage. Encore est-il qu’une mouche, ça voltige, tandis que moi je n’ai pas d’ailes pour me donner l’illusion d’être partout à la fois. Rien qu’à l’entresol, on pourrait installer tout un pensionnat comme celui de Mlle Adélaïde. J’en vois très bien le parloir où est notre hall, les salles d’études dans nos drawing-room et sitting-room, et le réfectoire dans notre dining-room qui est garni d’une cheminée monumentale et d’une table plus monumentale encore. Ajoute à cet immense entresol un immense « basement » où tiennent cuisine, office, buanderie, et un non moins immense étage, comprenant, outre les chambres, une salle de bal, une salle de jeux, une nursery et un fumoir ; coiffe le tout d’un grand toit d’ardoise abritant je ne sais combien de séchoirs, de greniers et de mansardes, et tu auras une idée d’Oak Grove.

« Et les communs, chérie ! La remise, le garage (nous avons tilbury, cab et auto), le colombier haut comme une tour, le poulailler aussi spacieux à lui seul que toutes les volières du grand jardin de Chambéry, la faisanderie — ouf ! soufflons un peu, veux-tu ? Mais tu conçois mon ahurissement en arrivant à Oak Grove. Que ma nouvelle famille eût du bien au soleil, c’est ce dont je me doutais déjà. Il suffit de voir Robert pour être sûr qu’il n’est pas né dans une chaumine et, quoiqu’il n’ait jamais parlé de sa fortune, sinon pour s’en excuser, j’avais tout lieu de croire qu’elle représentait un beau denier. Mais je ne soupçonnais rien de pareil, ma bonne chérie. C’est seigneurial ! C’est magnifique ! C’est écrasant ! Et je ne suis pas encore tout à fait préparée à mon rôle de châtelaine.

« Mon beau-père m’a bien accueillie, un peu froidement toutefois. De ce chef, j’étais prévenue. Rien à dire. Et le pauvre homme a tant de chagrin de la mort de Mrs Wellstone que je ne peux lui en vouloir de ne pas me sauter au cou. Comment ne modérerait-il pas ses transports en songeant que, moi, étrangère, je viens prendre la place de la mère de ses enfants ? Je voudrais le distraire, le remonter, et je n’y renonce pas, bien que Robert incline à croire qu’en voulant alléger sa peine je risque de l’aggraver. Comme nous sommes destinés à reposer sous le même toit et à manger à la même table, il faut bien faire en sorte de nous regarder autrement qu’en chiens de faïence, lui et moi, n’est-ce pas, chérie ? Mais, jusqu’ici, je confesse que mes avances n’ont guère eu de succès. J’ai beau faire, il ne se déride pas. Non qu’il soit précisément renfrogné. Il est trop gentleman pour me manquer d’égards en quoi que ce soit. Seulement, ses silences pendant les repas, ses longues rêveries ensuite, font de lui un hôte assez distant qui me glace et m’empêche d’être moi-même quand nous sommes en tête à tête.

« Tu n’ignores pas que mes deux belles-sœurs, Gerty et Gladys, se sont mariées de leur côté depuis que Robert est revenu du front. Si c’est heureux pour elles, c’est regrettable pour moi, car leur compagnie m’eût empêchée de trouver le temps long en l’absence de mon mari. Il ne m’a pas encore quittée. Mais il ne sera pas toujours avec moi, je veux dire toute la journée.

« Hier encore, il m’a dit :

« — Chère âme, je vais être obligé de reprendre contact avec nos gens. Ce qui nous différencie des landlords, des grands propriétaires fonciers, nous gentlemen farmers, c’est que nous n’avons pas d’intendants, pas même de métayers. Nous exploitons directement nos terres.

« — Oh ! Robert, je ne vous vois pas très bien conduisant une charrue ou une herse.

« — Ce n’est pas de mon ressort non plus, quoique j’y sois assez habile à l’occasion. Mais nos gens ne sauraient être livrés plus longtemps à eux-mêmes. Le maître doit toujours payer de sa personne et mon père, ai-je besoin de vous le dire, ne s’occupe plus de rien.

« — Accordez-moi encore quelques jours, darling ! Le temps de me familiariser un peu avec les autres.

« — Soit ! a-t-il consenti.

« Mais ce sursis ne durera pas éternellement et je me demande avec quelque inquiétude ce que je vais devenir lorsqu’il partira le matin pour ne rentrer que le soir. Je l’accompagnerais bien dans ses tournées, mais il assure que c’est impossible, que ça me fatiguerait trop. Et puis ça ne se fait pas. Une lady — et je suis une lady, Nise — ne doit pas se commettre avec les gens de ferme. N’en souffle mot à maman, qui rirait bien de me voir si attrapée, mais, plus je vais, plus je m’aperçois qu’en fait de conventions et de préjugés mondains, sociaux et autres, les Anglais et les Anglaises n’ont rien à envier aux plus collets montés de nos compatriotes. Chez eux, c’est jusqu’au bout des ongles. que l’on est aristocrate ou bourgeois. Et moi qui admirais de bonne foi la simplicité de Robert, je m’aperçois qu’au fond il est raffiné comme un dandy, quoiqu’il n’ait pas cru déchoir en s’alliant avec moi.

« Very well ! Nous avons un rang à tenir, nous le tiendrons. Mais tu sais, Nise, j’aurai quelque peine à m’y faire et il me faudra ouvrir joliment l’œil pour pouvoir toujours répondre de moi… »

X

Telles sont les premières impressions de la nouvelle Mrs Wellstone, là-bas, dans le home cher à Robert.

Rue Nézin, on ne s’en émeut pas outre mesure. Seule, Nise, experte à lire entre les lignes, craint que Liette ne soit pas faite pour s’adapter au sévère milieu d’Oak Grove. Certes, le deuil de son mari et le mariage de ses belles-sœurs tombent mal pour elle. Elle va se trouver bien esseulée dans ce vieux manoir perdu au fond de sa chênaie, et il est à redouter qu’elle ne s’y accommode guère de l’austère compagnie d’un vieillard que le chagrin consume et que fatiguent son babil, son rire trop gai, jusqu’à son désir de lui être agréable. Si jamais beau-père et belle-fille furent peu faits pour s’entendre, ce sont bien eux.

À ce vieillard désâmé, qui pleure sa femme et a déjà un pied dans la tombe, il faudrait une tout autre bru, une de ces douces créatures que leur patience, leur bonté, leurs vertus filiales et domestiques désignent pour les grands dévouements. Il faudrait une sainte et non un diablotin, une attentive et non une étournette, quelqu’un dont la réserve répondrait à ses silences, dont les attentions préviendraient ses désirs et qui, à force de soins discrets, par la lente persuasion d’une constance que rien ne rebute, arriverait à le réconcilier avec la vie ou tout au moins à lui rendre le courage d’en porter le faix. Et si, dans la situation de Liette, Denise eût pu remplir ce rôle de sœur de charité et y trouver satisfaction grâce à la reconnaissance de Robert, Liette, pour disposée qu’elle soit à bien faire, y est-elle suffisamment préparée ?

Mais qui se peut vanter d’être à sa place ici-bas ? Non plus que Liette, Denise n’est faite pour le rôle auquel elle se condamne et, en se vouant au célibat, ne va-t-elle pas anéantir le pur trésor d’amour qui gît en elle ? Est-il bien vrai, d’ailleurs, qu’on ne puisse aimer qu’une fois et qu’en aucun cas le cœur qui s’est donné ne puisse se reprendre ?

Dans l’ignorance où ils sont du secret de leur fille, M. et Mme Daliot ne songent même pas à se poser la question. Quand un parti se présentera pour elle, le parti auquel sa sœur a fait allusion, sa mère ne s’étonnera donc pas peu de son obstination à n’en pas vouloir entendre parler.

Le pis est que Mme Daliot, qui connaît de longue date la famille du jeune homme et qui le tient en haute estime, croyait avoir supérieurement manœuvré. Ne voulant pas forcer Denise, elle s’était ingéniée à préparer le terrain avant de se décider à lui demander :

— Eh bien, ma petite, que penses-tu de Bernard Lugon ?

Bernard Lugon ? L’ex-sergent Lugon ? Le fils du percepteur, ce brave garçon de qui, dès l’an dernier, Juliette disait tant de bien et qui, depuis lors, est rentré dans « ses foyers » comme « inapte définitif » ? Mon Dieu, Denise l’estime à sa valeur. Néanmoins, sous le coup de cette question au sens duquel il ne lui est pas permis de se méprendre, elle a eu un instinctif mouvement de surprise et de révolte.

Voilà donc pourquoi, depuis quelque temps, on ne jure plus que par les Lugon ? Pourquoi on les voit si souvent, pourquoi on les retient à dîner sans façon, à la fortune du pot, comme M. le curé ? Pourquoi, enfin, Bernard est si attentif, si empressé, lui qui passerait plutôt pour un sauvage ?

Jusque-là, elle ne s’était aperçue de rien, Nise. Tout ce manège lui avait complètement échappé. Bernard lui adressait-il la parole ? Elle répondait, mais si distraitement ! En vérité, s’il avait conclu de ses distractions que c’est lui qui la troublait et la rendait rêveuse, il était encore plus aveugle qu’elle !

— Bernard Lugon ? Mais je ne sais pas, moi ! a-t-elle balbutié.

— C’est que… je vais te dire, Denise, il est tout disposé à demander ta main.

— Qu’il s’en garde bien ! s’est-elle récriée avec une vivacité, une agitation extraordinaires.

— Aurais-tu un autre parti en vue, ma fille ? a interrogé, d’un ton légèrement caustique, Mme Daliot.

— Aucun.

— Tu m’étonnes… Voyons ! Bernard ne peut t’être antipathique ?

— Il m’est indifférent.

Mme Daliot, du coup, a jugé bon de jeter du lest.

— Soit ! C’est qu’il ne t’aura pas bien fait sa cour, ce garçon. Il est timide et donc assez emprunté. Dans l’ordinaire de la vie, tous les héros du front sont de même une gaucherie incroyable. Ai-je besoin de te dire que ce n’est pas là un signe d’infériorité morale ? Timide, qui l’est plus que toi ?

— Je t’en prie, maman, a supplié la jeune fille. N’insiste pas.

— Pourtant…

— Je n’ai pas envie de me marier. Ne suis-je pas bien avec papa et toi ?

— Mais, mon enfant, il faut songer à ton avenir !… Je ne prêche pas pour nous. La maison n’est déjà plus ce qu’elle était du temps de Liette et, quand tu seras partie à ton tour, nous y pousserons bien des soupirs, ton père et moi. Mais si les parents peuvent ressentir leur abandon, cet abandon est trop naturel pour qu’ils songent à s’y soustraire. C’est là un genre d’égoïsme qu’on ne leur connaît guère, Nise. Ne nous accorde donc pas plus que nous te demandons. Pourvu que tu sois bien établie, le reste importe peu.

— Tu disais que rien ne pressait, qu’il valait mieux attendre la fin de la guerre. Et maintenant…

— Oui, nous avons réfléchi. Ta cadette est mariée. Ton tour doit venir le plus tôt possible. Et Bernard Lugon…

— Jamais ! a coupé Nise.

— C’est ton dernier mot ?

— Oui, maman.

— N’en parlons plus.

Et, quelque déçue et embarrassée qu’elle puisse être, — car, ce pauvre Bernard, comment lui rapporter un refus si cassant ? — Mme Daliot n’en parle plus en effet. Mais son attention, maintenant, est en éveil.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment interpréter cette répugnance pour le mariage chez une jeune fille que tout destinait à faire une bonne épouse et une bonne mère ? Et — Mme Daliot en revient là, malgré les dénégations de Nise — si elle ne veut pas se marier, n’est-ce pas qu’elle ne peut se marier à son idée ? N’est-ce pas que son cœur est pris sans espoir, par l’un de ces amours impossibles qui, lorsqu’on leur est fidèle, nous condamnent aux amertumes et aux regrets stériles d’une vie manquée ? Mme Daliot le croirait assez, n’était qu’elle ne voit pas bien qui pourrait être l’objet d’une telle passion. Depuis 1914, on ne sort pas beaucoup et l’on ne reçoit pas davantage. Au moment des fiançailles de Liette, on a resserré quelques liens distendus par la guerre et c’est, ainsi que Mme Lugon et Mme Daliot en sont venues à envisager l’union éventuelle de leurs enfants. Mais c’est tout. En dehors de Bernard, nul jeune homme n’a pu approcher suffisamment Denise pour se faire aimer d’elle, serait-ce sans réciprocité.

Finalement, ne trouvant pas, Mme Daliot en appelle à son mari, qui se contente de hausser les épaules :

— Que vas-tu chercher là, ma pauvre Germaine ! Denise aimer ? Allons donc !

— Eh bien, explique-moi son cas, toi, gros malin !

— Il s’explique assez de lui-même. Tu te places dans l’absolu. Je m’en tiens, moi, au relatif. Autrement dit, elle n’est pas bien fixée, cette enfant. Aujourd’hui elle ne veut pas se marier. Demain, ce sera une autre chanson, j’espère. Souvent femme varie.

— Je n’ai jamais varié quant à moi, proteste assez vivement Mme Daliot. Et tu n’as pas été si fou de t’y fier.

— L’exception, ma femme, n’infirme jamais la règle, répond l’archiviste en l’embrassant. Ce que j’en disais ne s’applique pas à toi.

— Tu as de telles boutades aussi !

— Bon !

— Encore, si tu m’aidais à déchiffrer cette énigme ! se lamente Mme Daliot, qui y tient.

— Denise a été très souffrante l’été dernier. As-tu oublié la peur qu’elle nous a faite le jour où, en notre absence, elle a eu ce long évanouissement qui durait encore à notre retour ?

La lumière que Mme Daliot réclamait commence à se faire dans son esprit, quoique tout autrement que l’imagine l’archiviste. Et tandis que celui-ci lui rappelle l’espèce de langueur dont souffrait Nise, ses périodes de dépression et de surexcitation, son refus incompréhensible d’aller se soigner à la Bauche, les dernières écailles tombent des yeux de cette mère qui se remémore elle-même mille petits faits paradoxaux, dont l’explication lui avait toujours échappé, et qui, se souvenant notamment que sa fille lisait la lettre de Mme Bianca Bellovici quand cette effrayante syncope l’a terrassée, se dit, avec autant d’horreur que de consternation :

— C’était donc cela, mon Dieu ?

Elle ne fait part de rien à M. Daliot, qui n’y croirait pas. Y croit-elle bien elle-même ? C’est si invraisemblable, cette explication-là, si grave, si inadmissible pour la femme, la mère et la chrétienne qu’elle est !

Nise aimerait. Et qui, grand Dieu ? Le mari de sa sœur, son propre beau-frère !

Épouvantée, Mme Daliot se hâte de quitter son mari afin qu’il ne lui demande pas la cause de son désarroi. Mais l’archiviste pense sans doute à toute autre chose, car cette brusque sortie de sa femme n’a même pas le don de l’intriguer.

« Je vais voir M. le curé ! » s’est dit Mme Daliot.

Et elle monte à Maché comme y était montée Juliette quelques mois plus tôt, un après-midi, clandestinement. Dieu soit loué ! Agathe n’est pas là et c’est l’abbé Divoire en personne qui reçoit la pauvre femme.

Comme il fait chaud et que la gouvernante, partie en courses, ne doit pas rentrer tout de suite, on s’assied dans le jardin, sous le pêcher taillé en tonnelle. On y est un peu comme au confessionnal, et l’agitation de sa visiteuse avertit M. le curé qu’elle vient trouver le prêtre autant que l’ami.

— Qu’y a-t-il, Germaine ? Rien de fâcheux, J’espère ?

Mme Daliot se contient depuis trop longtemps. C’est plus fort qu’elle, il faut qu’elle donne cours à ses larmes :

— Ah ! monsieur le curé !… monsieur le curé !…

— Voyons, voyons, répète-t-il, très inquiet. Liette va bien ?

— Il ne s’agit pas de Liette… C’est Denise qui… — j’étouffe, monsieur le curé, quelle honte ! — Je crois, je ne suis pas sûre, mais j’ai tout lieu de croire qu’elle aime Mr. Wellstone.

— Eh ! je le savais, répond l’abbé.

Mme Daliot n’en revient pas.

— Vous le saviez ?… Denise ?… car j’ai dit Denise, monsieur le curé, Denise, pas Liette !

— Oui, murmura le prêtre, et c’est un malheur, ma pauvre Germaine, mais qu’y faire ?

Avec accablement, Mme Daliot se penche sur son siège, le front entre les mains. Elle espérait du secours et voici que ce qu’elle entend achève de la désemparer.

— Alors, c’est vrai ? Je ne me trompais pas ? J’ai deviné juste ?… Mon Dieu ! mon Dieu ! Et vous le saviez, et vous ne m’aviez rien dit, à moi, sa mère ? Et, maintenant encore, vous vous contentez de me dire qu’y faire ?

— Germaine, il faut vous calmer, mon enfant. Nous sommes ici pour avoir une explication. Ayons-la de sang-froid, si pénible soit-elle. Je ne vous ai rien dit parce que j’ai le respect de ce qui est respectable et que je ne sache pas que Denise ait rien à se reprocher en l’espèce.

— Comment, rien à se reprocher ? Une telle passion ! Vous l’excusez ? Mais c’est monstrueux !

— N’exagérons pas, Germaine. Et permettez-moi de vous dire que vous n’y êtes pas. Est-ce Denise qui vous a livré son secret ?

— Il n’aurait plus manqué que cela !

— C’est donc fortuitement que vous l’avez découvert ?

— Oui, tout à fait fortuitement. Pouvais-je supposer…

M. le curé l’arrête.

— Vous avez eu raison de venir me trouver, Germaine. Le mal n’est pas où vous le voyez. Le mal c’est que Mr. Wellstone ait épousé Liette au lieu d’épouser Nise. Et la coupable — si coupable il y a, car nous sommes faibles et nos défaillances ne doivent pas être jugées avec trop de rigueur — la coupable, Germaine, ce n’est pas Nise, ce n’est même pas Liette.

— Qui serait-ce alors ?

— Mais vous.

— Moi ? se récrie la pauvre femme.

— Si coupable il y a, vous ai-je dit. Parce que ?… Parce que vous avez été trop mère dans un cas et pas assez dans l’autre. Trop mère avec Juliette. Pas assez peut-être avec Nise… Ne vous excitez pas. Nous sommes ici pour nous entendre dire nos vérités. Et, en vous disant les vôtres, je n’ai pas l’intention de vous blesser, mon enfant, mais de vous montrer d’où est venu le mal qui a déjà fait une victime et qui, hélas, risque d’en faire d’autres, malgré l’ardeur de nos vœux pour le conjurer. Le mal, Germaine, est venu de votre extrême indulgence pour votre benjamine et, d’autre part, d’un défaut de pénétration qui ne vous a pas permis de lire dans le cœur de Nise, comme j’y ai lu moi-même, trop tardivement.

Toute bonne chrétienne qu’est Mme Daliot, il faut que ce soit l’abbé Divoire qui lui parle ainsi pour qu’elle l’écoute sans se fâcher, tant elle est convaincue d’être une mère juste et qui ne fait aucune différence entre ses enfants. Mais, le premier mouvement d’orgueil passé, il y a trop de bonne foi en elle, et elle a trop conscience de ce qu’il en coûte à ce vieil ami de lui dire si franchement sa façon de penser, pour qu’elle ne reconnaisse pas ce qui est. Et, si elle n’a pas péché sciemment, n’a-t-elle pu pécher par inadvertance ? Il ne l’accuse pas d’avoir sacrifié délibérément l’une de ses filles à l’autre. Ce serait inique parce qu’excessif. Il ne prétend même pas qu’elle aurait pu agir autrement qu’elle ne l’a fait. Il sait que la perfection n’est pas de ce monde. Il constate simplement que, s’il y a une coupable, la coupable n’est pas Denise. Denise, coupable ? Et de quoi donc, Seigneur ? De s’être effacée ? D’avoir laissé Liette circonvenir ce cœur d’homme qui, au fond, ne battait que pour elle, comme le sien ne battait que pour lui ?

— Et est-ce sa faute, à cette chère petite, si sa chair n’a pas toujours été aussi stoïque que son âme ? plaide éloquemment le bon prêtre. Est-ce sa faute si cet amour qu’elle a refoulé tout au fond d’elle lui arrache encore parfois un soupir ou une larme ?

— Non, convient Mme Daliot, émue au-delà de ce qui se peut exprimer, mais d’une tout autre émotion que précédemment… Ma pauvre petite ! Mon enfant, mon enfant ! Je ne t’ai pas comprise non plus, moi ta mère, qui te chéris pourtant à l’égal de Liette. Mais je vais t’en demander pardon. Et je ferai si bien…

— Vous ferez si bien, l’interrompt l’abbé Divoire, avec sa rude bonhomie, vous ferez si bien que, si vous ne voulez pas m’en croire, vous la rendrez dix fois plus malheureuse qu’elle n’est. Croyez-moi donc, Germaine. Tenez-vous tranquille. Ne lui laissez pas voir que vous avez surpris son secret. La résignation, je le sais, est venue pour elle. Ne rouvrez pas sa plaie. Laissez plutôt opérer le temps. C’est un grand médecin et, s’il n’est pas tout-puissant, nos prières aidant. Dieu fera le reste.

XI

Deux mois s’écoulent. Régulièrement, chaque semaine, Liette écrit à Nise qui lui répond poste pour poste. Faut-il que la jeune Mrs Wellstone ait des loisirs pour qu’elle se montre si assidue !

Elle en a, en effet, et plus qu’elle n’en souhaite. Elle ne le cache pas, ni qu’elle s’ennuie à Oak Grove. Elle s’y ennuie beaucoup. Elle s’y ennuie tellement que Nise, de plus en plus, a peur qu’il ne lui ait servi à rien de s’immoler et qu’au lieu de faire le bonheur de Robert et de Liette elle n’ait contribué qu’à faire leur infortune, comme la sienne.

Aussi respire-t-elle en recevant ces pages moins déprimantes où se retrouve la verve gamine d’une cadette qu’elle connaît :

« Brighton, le 18 septembre 1918.

« Hip ! hip ! hurrah !

« Je t’ai laissé entendre, ma chérie, que je manœuvrais de manière à envelopper Robert et à l’enlever de son poste de commandement, sur notre insipide front du Devonshire. Victoire ! L’opération, préparée avec soin, exécutée avec brio, a réussi parfaitement, comme dit le communiqué officiel. Nous avons quitté Oak Grove avant-hier, sitôt après la moisson, et nous n’y rentrerons qu’au début d’octobre.

« Ce n’est pas trop tôt, ma foi ! Je n’y tenais plus et je serais morte, s’il m’avait fallu y affronter l’hiver sans avoir pris d’abord un peu de bon temps. Ces quinze jours de villégiature à Brighton, plage select et dont quelques bombardements maritimes et aériens n’ont pu décourager les fervents, vont me permettre de rebondir.

« Je ne dis pas que je m’y amuse comme une petite folie, oh ! non. Les conventions, chérie ! Toujours ces assommantes conventions ! Il n’est pas d’usage… Il n’est pas convenable… Il n’est pas de bon ton… Voilà ce que j’entends sans cesse ici comme ailleurs. Croirais-tu qu’aux bains les gentlemen n’ont pas le droit de barboter avec les ladies ? Dans les plages françaises, il y a des bains mixtes, au moins, et s’il vous prend une crampe ou si une lame vous roule, votre mari est là pour vous porter secours. Tandis qu’à Brighton on ne peut compter que sur soi ou sur les maîtres-nageurs, des mercenaires qui, après tout, ne sont pas obligés de boire un coup en l’honneur d’une pauvre petite femme qui se noie.

« Mais ne déblatérons pas. Vérité en deçà de la Manche, erreur au delà, comme dirait Mlle Adélaïde. Et si je ne suis pas précisément à la fête, je ne m’embête pas comme à Oak Grove, Dieu merci ! Ces derniers temps surtout, ce n’était plus tenable. Je ne sais ce que mon pauvre beau-père peut bien avoir contre moi, mais il me saute de moins en moins au cou, et l’on croirait que tout ce que je dis et tout ce que je fais pour l’amadouer n’aboutit qu’à le rendre plus coriace. Il est bien à plaindre d’avoir perdu Mrs Wellstone mère. Moi aussi, va ! Car j’en supporte les conséquences et ce n’est pas folichon !

« Il n’a pas voulu nous accompagner aux bains. En revanche, Gerty et Gladys nous y ont rejoints, avec leurs maris, deux officiers hors cadres qui ne retourneront plus au front. Ils sont bien gentils tous les quatre. Gladys me plaît. Elle a de beaux yeux, de belles dents, un très beau teint aux transparences de nacre, et elle serait tout à fait réussie, si elle n’avait les attaches un peu fortes. J’aime moins sa sœur, qui est plate et comme qui dirait hommasse. Ce n’est pas qu’elle soit pimbêche, Gerty, mais avec elle si l’on ne fait pas exactement ce que l’on doit faire, comme il faut le faire et au moment précis où il y a lieu de le faire, elle crie à l’abomination de la désolation. Moi, je n’ai pas été élevée dans une nursery. Les us et coutumes d’Angleterre ne me sont pas encore très familiers. Alors ce sont des « Don’t say so » et des « Don’t do it » à n’en plus finir, et des « Shocking !  », et des « Be correct, be careful, Djiouliette !  » (Gerty ne pourra jamais dire « Juliette » comme toi et moi).

« Son mari, le capitaine Sir Frank Townsbridge, magnifique échantillon de sportsman, tout en muscles et en os, est un grand champion de cricket. Il se proposait de m’apprendre les règles du jeu, mais Gerty prétend que j’ai passé l’âge de m’y mettre. Elle a pourtant deux ans de plus que moi, comme je le lui ai fait poliment observer. Au fait, c’est moi qui détiens le record de la juvénilité, Gladys même étant mon aînée de trois mois et six jours. Et trois mois et six jours, c’est quelque chose dans la vie d’une femme : je m’en suis aperçue à Sidmouth. Quant au lieutenant Simpson, « Dick » comme on l’appelle familièrement, son genre me conviendrait assez (en général les Anglais sont mieux que les Anglaises), sans la coupe de sa moustache coupée beaucoup trop ras. Cela lui fait sous le nez une espèce de brosse à dents qui ne lui va pas du tout. Il serait mieux franchement barbu ou complètement rasé. C’est ce que je disais, pas plus tard que ce matin, à sa femme, quand Gerty — de quoi se mêle-t-elle ? — m’a bellement rembarrée :

« — Aoh ! shocking ! Don’t say so, Djiouliette, it’s not ladylike !

« Enfin, à mon avis, il n’y a encore que Robert. Il a ses idées, lui aussi, et même ses marottes, mais il n’en fait pas un plat. Il vous souffle habilement votre rôle, vous reprend sans acrimonie, cherche à vous expliquer pourquoi on doit faire ainsi et non d’autre façon. Si je l’avais toujours près de moi, comme en ce moment, je n’aurais jamais le cafard. Lui non plus. Du moins, je le suppose, car les hommes, vois-tu, Nise, après le mariage, ce n’est pas tout à fait comme avant. Non, pas tout à fait, on s’en rend compte peu à peu, à des riens. Le fiancé se jetterait carrément au feu pour sa fiancée. Il se précipiterait sans hésiter dans n’importe quel abîme. Il se ferait couper en quatre sur un signe d’elle. Elle n’aurait qu’à lever le petit doigt pour qu’il aille au pôle nord, à Zanzibar ou en Patagonie, qu’il escalade l’Himalaya, qu’il vole de Sidmouth à Pékin en avion et de Pékin à Sidmouth en dirigeable. Pour un peu, il décrocherait la lune. Du moins, il l’affirme et l’on sent qu’il est de bonne foi. Le mari, c’est différent. Quand on lui suggère de vous emmener à Brighton, il ne dit pas « ne ! », mais Dieu sait ce qu’il faut user de diplomatie pour le décider à dire « yes !  » Pourtant, ce n’est pas la lune, Brighton, ce n’est même pas le pôle nord, et l’on s’y rase bien moins que dans le Devon.

« Mais ne récriminons pas, encore une fois. D’ailleurs, notre deuil a pris fin et je m’en félicite. À notre retour à Oak Grove, il est entendu que Robert m’introduira dans les salons de la gentry locale, et que j’aurai mon jour. Je me propose, en outre, de me rendre utile à mon nouveau pays, c’est-à-dire à l’Entente tout entière, en m’occupant d’œuvres charitables. À un moment donné, je songeais à m’enrôler dans le Women’s Royal Naval Service, le « Service naval féminin », où l’on peut remplir les fonctions de cuisinière ou de chauffeuse, de secrétaire ou de téléphoniste (ce qui est plus relevé) ou même d’officier (ce qui est réellement smart). Et j’aurais été fière de porter l’uniforme et de me soumettre à la discipline générale. Mais, primo : je n’ai pas le pied marin et, même dans les bureaux, il paraît qu’il faut l’avoir ; secundo, Robert n’a pas approuvé mon projet, parce que j’aurais dû vivre à Plymouth, où l’on est logé dans des baraques, aux frais de l’État. Donc. j’ai décidé de me rabattre sur le club local de l’Y.W.C.A. (Young Women’s Christian Association), en bon français l’Association chrétienne des jeunes femmes. Dans ce domaine, je serai on ne peut mieux à mon affaire. Il se prépare déjà de grandes « festivities » pour Christmas. J’y chanterai le Noël d’Augusta Holmes. Tu te rappelles quand nous l’apprenions au pensionnat, Nise, et combien l’air et les paroles nous en plaisaient ?

Trois anges sont venus ce soir
M’apporter de bien belles choses.
L’un d’eux avait un encensoir,
L’autre avait un chapeau de roses.
Et le troisième avait en main
Une robe toute fleurie
De pertes fines et de jasmin,
Comme en a madame Marie…

« N’est-ce pas délicieux, ma chérie ? Et le refrain, dis ? Qu’il est donc joli, musical, quasi séraphique !

Noël ! Noël !
Nous venons du Ciel
T’apporter ce que tu désires
Car le bon Dieu,
Au fond du ciel bleu.
Est chagrin lorsque tu soupires.

« Sur ce, good bye, ma bonne chérie ! Hier, au tennis, j’ai été prise sous une averse. Mais, ayant espoir de figurer dans la finale du championnat double-mixte (ladies et gentlemen), je n’ai pas voulu déclarer forfait et je suis restée là, sans prendre le temps de retourner me changer, bien que je fusse trempée comme une soupe. Il ne faisait pas chaud avec cela et, aujourd’hui, je tousse un peu. Ce n’est rien. L’essentiel, c’est d’avoir pu tenir assez bien ma raquette pour battre les Townsbridge que nous avions comme adversaires, Robert et moi. Gerty enrageait, mais moi j’ai bien ri. Et ce matin, comme le temps paraît remis, je ne tiens pas à manquer mon bain dont voici l’heure. Les bains, j’en raffole. Cela ne me rend pas malade comme le paquebot. Et, pressée par Gerty — la marée ne vous attendra pas, you know, Djioulette ! — je termine en t’embrassant bien tendrement, ainsi que papa, maman et M. le curé.

« Ta Liette.

Écris-moi vite ici, au Victoria Hôtel.

Par malheur, la lettre suivante, qui se fait passablement attendre, détruit tout l’effet de ces lignes endiablées. Jamais la jeune Mrs Wellstone n’a eu d’accents si tristes. Le rire, çà et là, voudrait reparaître parmi les boutades mélancoliques de la déracinée. Il sonne faux comme certains airs de bravoure.

« Oak Grove, le 4 octobre 1918.

« Ne t’étonne pas du retard que je mets à te répondre, ma pauvre Denise. La faute en est à cet affreux guignon qui s’acharne contre nous et qui vient encore de bouleverser tous mes projets. Le lendemain même du jour où je prenais plaisir à te les exposer, ne recevions-nous pas une dépêche qui, toute villégiature cessante, nous obligeait de rallier immédiatement Sidmouth avec les Simpson et les Townsbridge ? C’était le médecin de la famille qui nous télégraphiait. Mon beau-père avait eu une attaque. Et nous sommes arrivés juste à temps pour recueillir son dernier soupir.

« J’ai beaucoup, beaucoup de chagrin de sa mort, ma chérie. Il avait repris connaissance à notre retour et il m’a reconnue quand, tout en larmes, je suis tombée à genoux, la tête contre son lit.

« — Vous êtes une bonne petite fille, Juliette, m’a-t-il dit de sa voix éteinte, en me caressant les cheveux de ses longs doigts jaunes et décharnés.

« Les sanglots m’étranglaient tellement que je n’ai rien pu répondre et que la bonne Gladys m’a emmenée pour que Gerty ne me fasse pas je ne sais quels reproches absurdes sur ma trop grande sensibilité.

« Nous savions bien que le pauvre homme n’en avait plus pour très longtemps à vivre et qu’il souhaitait ardemment rejoindre Mrs Wellstone. Tout de même, ça m’a prise à l’imprévu, cette fin presque subite, et je me demande si j’ai bien fait tout ce que je devais pour gagner son affection. Oui, sans doute, puisqu’il m’a dit que j’étais une bonne petite fille. Mais je ne croyais pas lui être si sympathique et je n’ai pas été maîtresse de mes nerfs en le retrouvant dans cet état. Il faut dire aussi que j’étais et suis encore toute patraque, ma pauvre chérie. L’émotion et la fatigue venant après ce maudit rhume que j’ai pincé au tennis m’ont mise bien bas moi-même. J’ai tenu bon jusqu’à l’enterrement, mais aussitôt après la fièvre m’alitait et ce pauvre Robert, si cruellement frappé dans ce qu’il a de plus cher, a dû tout quitter, sœurs et beaux-frères, pour s’installer à mon chevet.

« Gerty n’a pas été très gentille, tu sais. Je veux bien être bonne et je le suis toujours quand on l’est pour moi. Mais je n’admets pas qu’on s’immisce dans mes affaires, ni qu’on me marche sur les pieds. Or, pendant les tristes jours que nous venions de passer ensemble, elle m’avait déjà bien énervée, Gerty, et j’avais dû me gendarmer contre sa prétention de tout régenter à Oak Grove, maison et personnel. Elle est mon ainée, c’est vrai. Mais elle est la cadette de Robert et, en Angleterre, c’est toujours le fils qui remplace le père et qui recueille la majeure partie de sa succession. Ici, je suis donc bien chez moi. S’il y a une maîtresse, ce n’est pas Gerty, mais Mrs Wellstone junior. Je me suis trouvée dans la pénible nécessité de le lui dire et je le lui ai dit tout net, malgré ses « shocking !  » et ses « Don’t say so, Djiouliette !  ».

« Que veux-tu, Denise ? J’ai eu assez à faire pour établir mon autorité sur des domestiques qui ne m’ont pas vue, d’un très bon œil, succéder à la vieille Mrs Wellstone. N’ai-je pas dû en menacer un ou deux de renvoi avant de leur faire comprendre que je ne badinerais pas sur ce chapitre, et que la foreigner, « l’étrangère », comme ils m’appelaient entre eux, avait droit à leur respect ? Ils sont très fiers de leur nationalité, ces domestiques anglais, très imbus de leur importance sociale, très persuadés qu’en dehors du Royaume-Uni, il n’est rien qui vaille ici-bas. Gerty, dans son genre, a un peu de cette mentalité-là. Pour elle comme pour eux, il n’y a que l’Angleterre qui compte. Il n’y a qu’une Anglaise qui soit capable de tenir un home et de commander aux gens. Pouvais-je, par ma soumission, la confirmer dans cette erreur ? Je ne l’ai pas cru.

« Française j’étais, Française je reste. Et je n’ai pas à rougir de mon extraction, Robert se charge de l’apprendre à ceux qui l’ignoreraient. Je ne lui ai parlé de rien, parce que je ne suis pas une cafarde et, de son côté, cette vilaine Gerty s’est bien gardée de le prendre pour arbitre. Mais elle aurait mérité une petite leçon et qu’il la remit vertement à sa place. Elle ne serait pas venue ensuite me gronder pour l’imprudence qu’il paraît que j’ai faite en continuant de prendre des bains au lieu de soigner mon rhume. Des bains ! Toujours ses exagérations ! Car je n’en ai pris qu’un après avoir eu froid au tennis et ce n’est sûrement pas ça qui a pu me faire mal. Si ma toux s’est aggravée et si la fièvre s’en est mêlée, c’est bien plutôt à cause du voyage, du chagrin et du mécontentement.

« Le médecin, qui revient me voir chaque jour, ne m’a pas dit ce que j’avais. Il ne l’a dit qu’à Robert, devant moi il est vrai, mais en anglais (et, en anglais, les termes de médecine, je n’y entends goutte). Mais si, d’après mon cher mari, ce n’est pas grave, ç’aurait pu l’être d’après Gerty qui a l’air de penser que je ne l’ai pas volé et qu’une autre fois je ne recommencerai plus. En ce cas, elle s’abuse étrangement, Gerty. Je recommencerai si je veux et ce n’est ni elle, ni ses rappels à l’ordre qui m’en retiendront. L’ennui est que la saison des bains est passée et que, même moins souffrante, je ne retournerai pas à Brighton, clouée ici par notre nouveau deuil et par le temps qui est affreux.

« Ah, Nise, nous qui, en Savoie, avons de si beaux automnes, si clairs, si ensoleillés ; dont les hivers mêmes, une fois les neiges tombées, sont si secs et si propices au skating ou au toboggan, quel changement quand, de ma chambre où je suis encore consignée pour je ne sais combien de jours, de semaines ou de mois, j’entrevois, à travers des baies sinistres — nos fenêtres sont à guillotine et jouent comme des couperets — ce pan de ciel morne ouvert sur nos têtes comme une écluse ?

« La pluie ne cesse de jour ni de nuit. Elle a commencé au lendemain de l’enterrement et dure encore à l’heure que je t’écris. Eh bien, ils doivent être jolis, les ruisseaux de Robert ! Elles peuvent s’en payer, des cabrioles, ses truites ! Et ce serait tout à fait le moment de nous rendre bras dessus, bras dessous, lui et moi, par les sentes discrètes, au petit oratoire caché sous la charmille comme un nid du bon Dieu !

« Au moins, chez nous, ma Nise, quand il pleut, on en est quitte pour une bonne averse, comme la fois où nous étions allés sans toi à Aiguebelette et au col du Crucifix. L’orage arrive. Gare là-dessous ! On se met à l’abri dans un bouchon quelconque. Le vent se lève. Les nuages déguerpissent. Coucou ! c’est fini. Tandis que dans le Devon, quand on croit que c’est fini, ça recommence et quand ça recommence, ah ! ma chère, ce n’est pas fini !

« Mais, vas-tu dire, ça doit avoir son charme à la veillée. Oui, à condition d’être bien portante et en nombreuse et agréable société. Alors, dans l’intervalle des chants et des jeux, entre les soupirs attendris des vieux, il se peut que l’on aime prêter l’oreille aux hurlements de l’ouragan et à la tambourinade sonore des cataractes célestes se déversant généreusement sur le toit. Il se peut… Il se peut… Et je ne conteste pas qu’à l’occasion j’y serais sensible, à ce drôle de charme-là. Mais les grandes eaux du matin au soir et du soir au matin : un ciel funèbre et pleurard qui ne se lasse pas de doucher vos ardoises et vos vitres, de faire gargouiller vos gouttières et sangloter vos citernes ; les giboulées succédant aux bourrasques et les bourrasques aux giboulées ; et n’avoir devant soi, pour tout reposoir, en premier plan, que les pelouses et les corbeilles d’un jardin à l’anglaise (qui tourne à l’aquarium) et, dans le recul, qu’une immense allée où s’égouttent les têtes échevelées de vieux chênes qui, telles les sœurs Plumet, se déplument un peu plus chaque jour, avoue, ma pauvre chérie, que cet ensemble n’a rien de folâtre lorsqu’on quinte comme un asthmatique et qu’affaissée sur une immense bergère, devant les immenses baies d’une des plus immenses chambres d’un vieil et grand manoir, on évoque malgré soi les harmonieux horizons du pays natal, ses ciels si purs, ses monts si pittoresques, ses lacs qui ne débordent pas ; et que, d’autre part, on songe qu’il va falloir renoncer aux petites distractions que l’on s’était promises et à ces festivities de Christmas où l’on devait chanter un si gentil « Noël » !

« Que n’es-tu près de moi ! C’est égoïste, le cri qui m’échappe là ! Mais toi, Nise, tu te plais partout. Un rien t’occupe et te distrait. Et tu me serais d’un autre recours que Gerty et même que Gladys pour me changer les idées. Au reste Gerty et Gladys sont sur le point de partir. Le capitaine Townsbridge et le lieutenant Simpson ayant été rappelés à leurs postes respectifs, il leur tarde de les rejoindre. Tout le monde s’ennuie à Oak Grove. Il n’y a que Robert pour s’y plaire. Mais, lui, il n’est pas comme tout le monde. Il s’occupe, d’abord. Puis, tout comme toi, il adore la lecture. Enfin, il est poète pour de bon et fait des vers à ses moments perdus, ce que je ne savais pas. Depuis que je le sais, il m’en récite quelquefois. Seulement, ce sont des vers anglais et il n’y a rien de plus difficile à comprendre que ces vers-là, quand ils ont ce que tu appellerais une certaine tenue littéraire. Moi je ne m’y connais pas énormément. Ce doit être très noble, très supérieur à la moyenne, très beau. Rien que le rythme m’en berce comme une musique ; mais, à la vérité, je n’en saisis qu’imparfaitement le sens qui s’applique, je crois, à l’amour et à la mort.

« L’Amour ! La Mort ! Pourquoi, en français, les deux mots sonnent-ils presque de même et pourquoi les rapprocher sans cesse, comme s’ils ne pouvaient aller l’un sans l’autre ? Les poètes tiennent donc bien à ce que l’on meure d’amour ?

« Je divague, ma pauvre chérie. Voilà où nous mènent les imprudences, n’est-ce pas, dear Gerty ? Ça, c’est juste. Et, puisque rhume il y a, qu’est-ce que je prends pour le mien, ô Nise !… »

XII

— Liette, j’ai à sortir, mon enfant. J’espère qu’en mon absence vous serez bien sage. Le médecin…

La jeune femme fait la moue :

— Oh ! le médecin… Il est comme Gerty : si on l’écoutait !… D’ailleurs, pour venir à bout de cette vilaine toux qui me déchire la poitrine, je sais bien ce qu’il me faudrait, darling. Il me faudrait changer d’air, aller un peu là où il y a du soleil. Quel malheur que la Savoie soit si loin ! Et puis, traverser l’eau en ce moment, je n’en aurais pas le courage. Ça vous secoue trop, la mer. Mais quand je serai mieux, nous irons à Chambéry, n’est-ce pas ?

— Certainement. Je ne veux pas vous voir rouler à la neurasthénie, chère petite. Et, puisque vous vous ennuyez tellement ici, j’ai décidé de vendre mes terres. Nous garderons le manoir, qui est le patrimoine d’une longue lignée de Wellstone et que je voudrais pouvoir transmettre à mon fils (si le Lord nous en donne un) comme je l’ai reçu de mon père. Mais nous n’y viendrons qu’en été et n’y séjournerons qu’autant qu’il vous plaira. Le reste du temps, nous serons en Savoie, à Brighton ou ailleurs.

Liette tend les bras au brave garçon qui, depuis cinq mois, s’applique patiemment à déchiffrer son étrange petite nature qui, pour lui, tient de la sphynge.

— Ça, c’est mignon, darling ! Je ne sais si nous aurons un fils, mais assurément vous êtes un amour de mari…

Ils sont à l’étage d’Oak Grove, dans la grande chambre du devant réservée à la malade et dont les fenêtres s’ouvrent sur les pelouses du jardin et l’allée maîtresse de la chênaie.

Liette va mieux. Toutefois des précautions s’imposent si l’on veut éviter une rechute qui, d’après le docteur, serait très grave. Elle commence à se lever et même à quitter sa bergère, et elle pourrait descendre une heure ou deux chaque jour dans le parc, au bras de son mari, si les brumes et les nuées du Devon laissaient percer le pâle soleil d’automne. Mais l’humidité persiste ; un crachin tenace poisse l’air, enveloppe le rustique château d’une fine poussière d’embruns qui en détrempent les festons de lierre. Aussi Robert s’est-il rendu au conseil de son médecin, lequel, comme la jeune femme elle-même, estime que ce climat, si tempéré soit-il, ne lui convient pas. Encore faut-il pouvoir l’emmener. Et Mr. Wellstone, qui a des dispositions à prendre, préfère attendre qu’elle ait recouvré ses forces.

— Quand partons-nous ? interroge Liette, au bout d’un temps.

Il s’est assis à côté d’elle, car déjà elle ne tient plus en place.

— Dès que possible, mon enfant. Patientez encore quelques jours. À la première éclaircie, nous filerons.

Le sein de Liette se gonfle.

— Quelques jours et quelques jours, cela fait bien des jours, darling ! Et si la pluie ne cesse pas ? Pleut-il toujours comme ça, chez vous ?

— En cette saison-ci seulement. Vous avez vu la douceur de nos étés. Nos printemps sont également fort agréables. Mais en automne et en hiver, il arrive qu’il tombe beaucoup d’eau.

— Oui, beaucoup, murmure Liette.

Robert lui tient compagnie encore un moment, causant de choses et d’autres avec elle, notamment de l’arrivée possible des siens, à qui elle a demandé de venir la voir. S’ils viennent, comment fera-t-on ? Qu’à cela ne tienne. Mr. Wellstone compte louer tout un cottage là où l’on ira. On s’arrangera pour les y recevoir aussi hospitalièrement qu’à Oak Grove.

— Allons, dit le jeune homme, au revoir, chère petite chose. J’ai affaire, vous savez. Il me faut harceler l’avoué qui s’est chargé de la liquidation de mes biens.

D’ordinaire, quand il la quitte ainsi, ce n’est jamais qu’après une petite scène où, avec sa tyrannie d’enfant malade, elle lui reproche de la laisser à l’abandon. Mais telle est sa joie de la décision qu’il a prise de vendre ses terres que, cette fois, elle ne cherche pas à le retenir.

Good bye, darling… Dites à Mary de monter, voulez-vous ? Quand je la sonne, elle n’en finit pas de répondre à mes appels, et c’est agaçant. Je voudrais Pat aussi.

— Bon, dit Robert, comptez sur moi.

Par le fait, deux minutes après, bousculant la maid pour entrer plus vite, Patrick, un jeune fou de cocker irlandais, brun sur le dos, blanc sous le ventre, avec un poil crépu comme une laine, de larges oreilles tombantes, des yeux d’intelligence aux reflets presque humains, se précipite vers le fauteuil de sa maîtresse, autour de qui il gambade, saute et jappe, en lui léchant les mains et lui faisant mille amitiés, mille caresses.

— Doucement, Pat !… Vous me salissez, my boy ! Oh ! l’amour de toutou !

— Madame désire ? interroge la maid.

— Le courrier n’est pas arrivé ?

— Non, madame.

— Dieu que c’est long !… Il est souvent en retard le courrier, ne trouvez-vous pas, Mary ?

— Oui, madame, répond impassiblement la maid, qui a l’air d’une ordonnance plutôt que d’une chambrière, une ordonnance trop rompue au « drill » et au règlement militaire pour jamais sourire, jamais se départir d’une attitude martiale, jamais ouvrir la bouche avant qu’on ne lui ait adressé la parole, et ne répondant, d’ailleurs, que par monosyllabes.

— Vous devriez le faire observer au facteur.

— Bien, madame.

— Mais ce n’est peut-être pas sa faute, à ce brave homme. C’est sans doute la poste qui marche mal. Qu’en pensez-vous, Mary ?

— Je ne sais pas, madame.

— À moins que ce ne soit la pluie qui l’arrête en route, réfléchit Liette. Il ne doit pas être à la fête tous les jours quand il fait sa tournée. Comment peut-il y tenir, Mary ?

— Je ne sais pas, madame.

Liette hoche la tête. La voilà bien renseignée !

— Sois sage, Pat… Mr. Wellstone ne veut pas que nous fassions les fous, tant que je serai patraque… Mary !

— Madame ?

— Vous pouvez vous retirer, ma fille. Si j’ai des lettres au courrier, vous me les monterez tout de suite. Les journaux aussi. Les journaux français, s’entend, car les autres… Mais ils arrivent bien irrégulièrement, les journaux français, et avec des retards épouvantables… Ah ! cette guerre, Mary, cette guerre, quand finira-t-elle ?

— Je ne sais pas, madame.

— Espérons que ce sera bientôt. Les Bulgares ont capitulé. Les Autrichiens sont en pleine déroute. Seuls, les Boches tiennent encore, mais on les aura, Mary, on les aura… Vous avez un frère aux armées, m’avez-vous dit ?

— Non, madame.

— C’est juste. Je confonds avec Flora. Vous, Mary, vous y avez votre « boy », n’est-ce pas ?

— Non, madame.

— Ah ! oui, c’est Dora. Vous, Mary, vous n’y avez qu’un cousin ?

— Oui, madame.

— Un caporal, je crois ?

— Oui, madame.

— Il est venu jusqu’à Oak Grove lors de sa dernière permission ?

— Oui, madame.

— Vous devez bien l’aimer, ce brave cousin ?

— Oui, madame.

— Mais pas d’amour ?

— Non, madame.

— Tant mieux pour vous, ma fille. L’amour, voyez-vous, ça risquerait de vous mener trop loin. J’en sais quelque chose, moi qui ai quitté la France pour l’Angleterre, la Savoie pour le Devon, Chambéry pour Sidmouth et la rue Nézin pour Oak Grove… Vous n’êtes jamais allée en France, Mary ?

— Non, madame.

— Cela vous fera plaisir d’y venir avec moi ?

— Je ne sais pas, madame.

Liette part d’un éclat de rire qui fait aboyer Pat et met au front de la maid un pli soucieux. Elle craint que sa maîtresse ne se moque d’elle et, toute militaire qu’elle est dans l’âme, comme le caporal son cousin, elle a le sens de sa « respectability », ainsi qu’il sied d’une chambrière de bonne et pure race britannique. Très digne, elle insiste à dessein :

— Non, je ne sais pas, madame. Je ne crois pas, madame. Je…

— Mais si, mais si, vous verrez ! pouffe Liette de plus belle. Je vous présenterai à Agathe, la terreur de M. le curé. Elle ne sait jamais non plus, elle. Asinus asinum fricat. Vous vous entendrez très bien toutes les deux.

Et Mary, qui n’y a rien compris, s’en va de son pas de gendarme, que Liette rit encore en embrassant Pat, dressé sur le bras de son fauteuil.

— Quel numéro, cette Mary !… C’est pourtant vrai qu’il faudra que je la présente à Agathe. Mademoiselle Agathe Routin, gouvernante en chef de M. le curé de Maché… Miss Mary Broomstaff, première camériste du manoir d’Oak Grove — que dis-tu de ça, mon Pat ? N’est-ce pas que cela fera très bien dans le tableau ?

Un accès de toux interrompt brutalement la petite folle qui, de pale devenue rouge, et les larmes aux yeux, repousse le cocker, cherche son mouchoir et, ne le trouvant pas, appuie sur la poire de la sonnette électrique volante qui pend du plafond à portée de sa main.

Reparaît Mary.

— Un mouchoir, ma fille, dit Liette.

Et, après le mouchoir :

— J’ai les bronches en feu. Donnez-moi vite une tasse de tisane.

Et, la tisane apportée :

— Dieu que c’est amer, ce lichen ! Je n’en veux plus, vous entendez, Mary ?

— Oui, madame.

— Désormais vous ne me ferez que des infusions de mauves.

— Oui, madame.

— Allez, ma fille, et pensez à mon courrier.

Ainsi se passent les matinées de la jeune Mrs Wellstone à Oak Grove. Et ses après-midi n’en diffèrent guère, sauf en plus « saumâtre », car le courrier lui est généralement d’une grande distraction et le facteur n’en fait qu’une distribution par jour.

Certain matin qu’elle se morfondait dans son attente, le regard tendu sur la grande allée d’où il débouche nécessairement, elle le voit qui arrive à pas mesurés, comme un homme que rien ne presse. Oh ! la lenteur des minutes qui s’écoulent entre cette apparition et le moment où Mary lui apporte le plateau traditionnel ! Elle se tortille sur sa bergère, la tête tournée vers la porte qui tarde tant à s’ouvrir. Enfin, voici la maid, moins pressée encore que le facteur et qu’elle a déjà sonnée deux ou trois fois.

— Eh bien, Mary, que faisiez-vous ?

— Rien, madame.

— Vraiment ? Vous ne dormiez pas ?

— Non, madame.

Liette n’en est pas très convaincue malgré ses dénégations. Mais elle a mieux à faire que de tancer Mary et elle s’empare avidement des deux lettres qui sont sur le plateau, deux lettres de France, à l’écriture familière, une de Nise, une de M. le curé.

Nise lui écrit de Chambéry, à la date du 6 novembre 1918 :


« Ma bien chère sœur,

« Puisque tu te languis tant de nous et que l’état de la santé ne te permet pas d’affronter les fatigues du voyage, papa et maman me chargent de te dire qu’ils feront l’impossible pour l’aller voir en Angleterre aussitôt que l’on ne se battra plus. Or les derniers communiqués ont si fière allure que cette échéance, désirée de tous, paraît imminente. On assure que les Allemands lâchent pied sur toute la ligne et que, s’ils veulent éviter un désastre, un immense Sedan, ils n’ont plus un jour à perdre pour implorer la paix. Puisse-t-il en être ainsi ! Il est temps que ces affreuses boucheries prennent fin, que nos pauvres et braves soldats recueillent le bénéfice de leur vaillance et que leurs familles cessent de trembler pour eux.

« Je voudrais bien accompagner papa et maman et serais infiniment heureuse de répondre ainsi à ton invitation, ma chère petite. Mais ne compte pas trop sur moi. Je suis assez souffrante moi-même et, quoiqu’il n’y ait pas lieu de s’inquiéter à mon sujet, peut-être vaut-il mieux que je reste à la maison. Aucune décision n’est encore prise pour ou contre. Tout dépendra de mon degré de solidité. Quel que soit mon désir de nous retrouver un peu ensemble, tu comprends bien en effet qu’il ne serait pas raisonnable de m’exposer à tomber malade comme toi… »

Liette, que le début de la lettre avait enchantée, ne va pas plus loin et laisse retomber ses bras avec découragement. C’est son tour d’apprendre à lire entre les lignes et elle devine ce que son aînée hésite à lui annoncer crument. Nise ne viendra pas. D’ores et déjà, elle en est certaine. Et si Nise ne vient pas, ce n’est point que la traversée l’effraie comme elle voudrait le faire croire, mais qu’elle ne tient pas à repasser par où elle est passée à cause de Robert.

— Reste donc tranquille, Pat !… Tu es assommant, ce matin, mon pauvre ami !

Penaud de la petite tape qu’elle lui a infligée, le cocker lève sur sa maîtresse le doux reproche de ses bons yeux étonnés. Et, c’est plus fort qu’elle, voici que Liette se met à pleurer. Elle ne sait pas très bien ce qu’elle a ou plutôt elle le sait trop bien.

Lorsqu’elle a épousé Robert, à quel mobile a-t-elle obéi ? L’aimait-elle vraiment ? Grand, beau, distingué, son genre lui plaisait beaucoup. Et elle était fière de se montrer à son bras, comme on l’est quand on a été une petite jeune fille sans grand avenir devant soi et que l’on se voit élevée à la dignité de dame — d’une dame richement rentée, d’une lady du meilleur monde roulant auto et ayant tout un train de maison. Mais l’aimait-elle ?… Ses prévenances et ses soins la comblaient d’aise. Elle lui témoignait une sympathie croissante, une réelle affection faite de reconnaissance, d’estime et d’orgueil, de reconnaissance pour sa bonté, d’estime pour son caractère, d’orgueil pour sa fortune et sa position sociale. Mais l’aimait-elle ?… L’aimait-elle vraiment comme l’aimait Nise, d’un pur et puissant amour où gratitude, intérêt, vanité n’avaient rien à voir, d’un amour si entier et si exclusif qu’il se suffirait à lui-même et qu’elle eût aimé tout autant, voire davantage, si Mr. Wellstone était revenu défiguré de la guerre ou s’y était ruiné ?

Aujourd’hui même est-elle bien sûre de l’aimer autrement que comme un généreux ami, un bon camarade, un charmant garçon qu’elle apprécie de plus en plus pour toutes ses qualités et qu’elle trouve exquis parce qu’il lui est indulgent comme M. Daliot et bienveillant comme M. le curé ?

Non, elle n’en est pas très sûre, et c’est ce qui lui arrache des larmes. Elle se rappelle son avertissement, à M. le curé. Elle se revoit délibérant avec lui dans son cabinet de travail et l’entend encore lui dire d’un ton si solennel :

— Chère petite, nul plus que moi ne désire que la vie te soit toujours facile et douce. Puisse aucun regret, aucun remords n’assombrir cet avenir inconnu vers lequel tu t’élances avec une si belle insouciance !

Cet avenir, à présent qu’elle le connaît, répond-il bien à ses espérances ? Et même répond-il bien aux aspirations de Robert ? L’aime-t-il bien, Robert, l’aime-t-il passionnément comme il aimait la Liette d’avant le mariage — une Liette qui n’était pas la vraie Liette, qui n’en était que le prête-nom ?

Infortunée Denise !

Est-ce l’effet du mal qui mine la jeune Mrs Wellstone et dont, non plus que son entourage, elle ne soupçonne pas encore toute la gravité ? Est-ce le résultat de cette souffrance où le sceptique voit un motif de plus de douter, mais où le croyant voit, lui, une autre raison de croire parce qu’il la sait purifiante et régénératrice ? Le remords n’est pas étranger à la crise de la jeune Mrs Wellstone et elle commence à comprendre qu’elle n’a pas bien agi en donnant le change à Robert et en n’écoutant pas

M. le curé qui s’efforça de la mettre en garde contre les conséquences de cette erreur. Mais que peut-il bien avoir encore à lui reprocher, M. le curé ? Ne serait-ce pas de lui avoir écrit pour le prier d’insister près de sa sœur et de ses parents afin de les décider à la venir voir ? Voyons un peu ce qu’il dit :

« Ma chère enfant,

« J’espère que ce mot te trouvera plus vaillante. Cependant, je me suis empressé de déférer à ton désir et d’appuyer ta requête. Sache que tes parents sont disposés à y donner suite dans la mesure de leurs moyens. On parle d’un armistice prochain. S’il est signé, ce ne sera plus pour eux qu’une question de formalités et là encore je pourrai t’être utile en leur facilitant les démarches de mon mieux.

« Mais, ma chère enfant, ne me demande pas l’impossible. Quelque disposé que je sois à te venir en aide dans l’espèce de crise que tu sembles traverser, tu ne peux attendre de moi que je fasse pression sur ta sœur pour qu’elle aille là-bas. Denise a toujours besoin de beaucoup de ménagements, mon enfant, et, il serait inique de lui imposer une épreuve qui pourrait avoir de si déplorables résultats. Ta maman qui, je ne sais comment, a fini par découvrir la vérité, partage mon sentiment à cet égard. Je ne doute pas que tu le partages aussi et qu’en y réfléchissant… »

Pour la seconde fois, les mains de Liette retombent lourdement, et ses larmes coulent, lentes et amères, le long de ses joues creuses où la fièvre met comme un éclat de mauvais aloi.

— Pat !… Viens, mon chien ! Console-moi ! Je suis si misérable !

Une réaction se produit sous la première pensée qui lui vient et, dans un ressaut de volonté, ayant sonné la maid :

— Mary, dit-elle, donnez-moi vite de quoi écrire !

Avec l’aide de cette femme, elle s’installe à un guéridon. Mary, patiente en somme et attentionnée, lui cale le dos avec des coussins, dispose l’encre et la plume devant elle, ouvre le sous-main où sont des feuilles de papier au chiffre de la jeune Mrs Wellstone et qu’orne cette belle devise qui est la sienne : « Ma foi est ma loi ! »

— Si Nise ne vient pas, soliloque-t-elle, c’est à cause de Robert. Mais si j’éloigne Robert de moi, elle pourra venir sans inconvénient, je présume. Oui, mais, comment éloigner Robert ?

Cette autre réflexion coupe l’inspiration à Liette.

— Mary ! Mary !

— Madame ?

— Décidément, je ne me sens pas capable de répondre à ces lettres aujourd’hui. Remettez-moi dans ma bergère, ma fille… Et puis jetez donc une bûche dans la cheminée. Ce n’est pas le bois qui manque à Oak Grove et, moi, je n’ai pas chaud.

Dehors, la tempête mugit et bouscule la chênaie ; les averses cognent aux vitres et le grand feu qui brule jour et nuit dans la chambre de la convalescente n’y maintient une température assez douce qu’autant qu’il donne toute sa flamme.

Voyant que sa maîtresse n’est pas d’humeur à jouer, Pat va se coucher sur la dalle du foyer, entre les sphynx hiératiques des landiers monumentaux qui l’encadrent. Et Liette, derechef esseulée, se console comme elle peut.

— Éloigner Robert, non, je n’en ai pas le moyen… Enfin, tant pis !… Si Nise reste à la maison, tant pis pour moi. Je ne l’aurai pas volé et c’est plus que je ne mérite si papa et maman se décident à venir… Mais quand viendront-ils ? Mettons qu’il faille huit ou dix jours pour les formalités. Je pense bien qu’il n’en faudra pas davantage. Mais ce délai ne courra qu’à partir de l’armistice, a l’air de dire M. le curé. Voyons un peu… Mary !… Allons bon, elle est redescendue (nouveau coup de sonnette)… Il ne faut pas vous sauver comme cela, ma fille, sans savoir si je n’ai plus besoin de vous… Qu’est-ce que je voulais vous demander déjà ? Je ne me rappelle plus, tenez, vous me faites perdre la tête… Ah oui… les journaux ! Il n’y en avait pas au courrier ?

— Non, madame.

— Pas même de journaux anglais ?

— Si, madame.

— Qu’attendez-vous pour me les monter ?

La maid, toujours impassible, redescend chercher les feuilles. Liette en déplie une et la parcourt fébrilement.

— Le communiqué… Où diable niche-t-il, le communiqué, dans vos gazettes anglaises, Mary ?

— Je ne sais pas, madame.

— Vous ne les lisez donc pas ?

— Non, madame.

— Eh bien, vous n’êtes guère curieuse, ma fille… Ah ! le voici, tenez, enfoui et comme caché dans le bas de cette colonne. Si c’était le compte rendu d’un match de boxe ou de football, il s’étalerait sous une manchette d’un pied, dans le haut de la première page. Mais un communiqué… peuh !

Elle s’arrête un instant et pousse un petit cri :

— Mais non, je n’y étais pas. Ça, ce n’est que le communiqué de l’armée d’Orient. L’autre, le bon, est bien en première page et en caractères gras. Il paraît même joliment intéressant !

Elle s’absorbe dans sa lecture, arrêtée par des mots rares, des termes techniques, des phrases, difficiles. Mais l’ensemble la satisfait beaucoup.

— Les Boches demandent la cessation immédiate des hostilités, Mary ! Hier, le maréchal Foch, mon compatriote, vous savez, a reçu leurs plénipotentiaires. On s’attend à la signature d’un armistice pour aujourd’hui. Vous voyez que j’ai bien fait de regarder dans le journal. Mr. Wellstone ne m’avait rien dit et, si je savais déjà que ça marchait très bien, je ne m’attendais pas à un pareil coup de théâtre.

Dans cet instant, du côté de la mer, des salves d’artillerie grondent formidablement. Ce sont les batteries côtières qui tonnent toutes à la fois, faisant trembler les vitres d’Oak Grove et jusqu’aux tableaux de la chambre.

— Mary !… Le canon !

— Oui, madame.

— Est-ce que les pourparlers sont rompus ? La guerre recommence peut-être. Peut-être les Boches nous tendaient-ils un piège pour mieux bombarder Sidmouth.

— Je ne sais pas, madame.

— Moi non plus, comme de juste, mais vous feriez bien d’aller voir. C’est très important, cette canonnade-là. Ça me rappelle les raids de gothas à Paris. Vous n’avez jamais été bombardés à Oak Grove, Mary ?

— Non, madame.

— Je ne vous souhaite pas de l’être… Allez voir et ne soyez pas trop longue, ma fille… Pat, ici ! Ne t’en va pas, toi. Toute seule, j’aurais trop peur. Et puis, s’il y a un débarquement avant le retour de Robert, tu me défendras, dis, mon petit chien ?

Mary revient bientôt. Elle revient avec Flora, avec Dora, avec tout le personnel féminin d’Oak Grove, que suit tout le personnel masculin. Et chez ces gens si flegmatiques, c’est une émotion, une effervescence extraordinaire.

— Oh ! madame… Oh ! madame…

— Quoi ? interroge ardemment la jeune Mrs Wellstone, gagnée par la contagion.

— L’armistice, madame ! L’armistice !

Liette, surexcitée, transfigurée, s’est levée d’un bond. Elle a tout oublié, sa faiblesse et sa langueur, la promesse qu’elle a faite à Robert d’être bien sage en son absence, jusqu’à sa dignité un peu factice de grande dame.

— Nous sommes vainqueurs ?

— Oui, madame, dit un palefrenier. Vive la France !

— Vive l’Angleterre ! s’écrie Liette, complètement emballée.

— Madame, reprend le palefrenier, avec une belle révérence, nous voudrions bien aller voir un peu au village. Monsieur n’est pas at home. Si madame avait la bonté de nous permettre…

— Mais oui, mes amis. Courez !… Courez-y tous ! J’y vais moi-même.

— Oh ! fait Dora. Si j’étais de madame, ce n’est pas là que j’irais.

— Et où iriez-vous, ma bonne ?

— À Plymouth, madame ! L’escadre toute pavoisée, les équipages à terre, le défilé de la garnison : c’est ça qui va être beau !

— Vous faites bien de me le dire. Il faut que je voie cela. L’armistice !… La victoire !… Pareille occasion ne se rencontre pas deux fois dans la vie… Mais dites-moi, Fred, comment Mr. Wellstone est-il sorti ?

— Monsieur a pris le cab, répond le palefrenier.

— Prévenez le chauffeur, dit Liette. Qu’il prépare l’auto !… Allez, braves gens ! Allez le prévenir… Pas vous, Mary. J’ai besoin de vous pour m’habiller. Et puis vous m’accompagnerez, ma fille. À Plymouth ! À Plymouth !

XIII

Quinze jours plus tard, ayant reconduit le docteur jusqu’à la grille du parc, Mr. Wellstone, pâle, soucieux, comme harassé, donne nerveusement ses instructions aux domestiques avant de remonter près de sa femme, laissée à la garde de Mary.

La rechute qui était à craindre a terrassé Liette au retour de sa folle équipée de Plymouth. Et ce soir-là, et toute la nuit, pendant que l’on courait de droite et de gauche après le médecin parti soigner d’autres malades, Robert a dû veiller la chère et imprudente enfant. Brûlée par la fièvre et toute délirante, ne se croyait-elle pas tantôt rue Nézin ou au presbytère de Mâché, tantôt à Paris, pendant le raid des gothas, bu sur le paquebot, au fort de la tempête ? Puis, subitement, sans transition, elle échangeait des propos aigres-doux avec Gerty, pourchassait Pat dans la grande allée d’Oak Grove, ou prenait part à l’explosion d’allégresse qui avait accueilli la nouvelle de l’armistice. Et, bien que tout cela fût aussi décousu, aussi incohérent, aussi absurde que le peuvent être des scènes de cauchemar, Robert n’en était que plus douloureusement affecté quand, penché sur elle, de toute sa tendresse conjugale, il s’efforçait en vain d’endiguer ce flot de propos étranges qu’entrecoupaient de brusques sanglots et des éclats de rire nerveux. Loin de se taire comme il l’en conjurait, elle s’était mise à chanter, non plus de sa jolie voix de soprano, d’une petite voix fêlée, lointaine, comme réduite à un filet et qu’une quinte de toux, un râle achevaient parfois de briser. Et c’était tout son répertoire qui y avait passé par bribes et par morceaux, depuis le « Petit Pioupiou » du concert de charité jusqu’à ce délicieux « Noël » d’Augusta Holmès qu’elle rappelait récemment à Nise, mais qui, nasillé ainsi, par cet organe de ventriloque, dans cette lugubre nuit de novembre, au fond de ce vieux manoir battu par la pluie et le vent, détonnait à faire mal :

Trois anges sont venus ce soir
M’apporter de bien belles choses…

Un air surtout revenait en leitmotiv, lancinant, obsédant comme une hantise, l’air alerte et triomphal de cette Madelon dont la vogue s’étendait à l’Angleterre et que, l’autre jour, en plein Plymouth, dans les rues débordantes d’une foule ivre de joie, elle s’était mise à reprendre de toutes ses forces, dix fois, cent fois, jusqu’à épuisement :

Quand Madelon vient nous verser à boire…

Elle a déliré ainsi durant des heures et des heures, et délirait encore à l’arrivée tardive du médecin dont les remèdes n’ont réussi qu’à couper sa fièvre, car depuis lors, sous l’œil impuissant de Robert, atterré de la marche rapide, implacable, du mal, elle n’est pas sortie d’une prostration, d’une atonie plus effrayantes peut-être que son délire.

Pourtant, ce matin, quand son mari est allé reconduire le docteur, elle semblait moins déprimée. Et il se peut que ce ne soit là que ce mieux qui, si souvent, prélude au pire, mais à peine les deux hommes ont-ils eu quitté sa chambre qu’elle a ouvert des yeux dont la flamme naguère vacillante, comme éteinte, paraît se raviver. Pénétrée d’une douce langueur, d’une sorte de béatitude, elle a regardé un moment autour d’elle et s’est vue esseulée dans son grand lit bas, tendu de rideaux blancs, jusqu’où se glisse un jour moins terne que d’habitude. Par extraordinaire, en effet, le soleil a percé. Il épanche sa douceur d’arrière-saison sur les chênes presque dépouillés du parc. Il caresse les vitres encore emperlées de gouttes scintillantes et, des pelouses mouillées, si vertes toujours, monte un arôme de foin que la chambre aspire par ses baies entr’ouvertes.

— Mary, soulevez-moi sur mes oreillers, voulez-vous ? J’ai à écrire.

La maid hésite. Si madame enfreint à nouveau les ordres du docteur, que dira monsieur ? Mais madame insiste :

— Entendez-vous, Mary ?

Mary obéit à regret. Pour un soldat, le devoir n’est pas très clair dès qu’un chef donne une consigne et que l’autre la viole. Et quand monsieur a dit ceci et que madame fait cela, la maid, volontiers, rentrerait sous terre.

Liette doit faire un grand effort pour tenir la plume, mais elle sait s’armer en pareil cas d’une volonté, d’une énergie qui confondent Mary, comme elles passent Mr. Wellstone en personne. Ce qui fait qu’au bout d’un petit quart d’heure, venant à rejoindre sa femme, ledit Mr. Wellstone la surprend une fois de plus en flagrant délit de désobéissance. Discrétion ou tout autre motif, Mary s’esquive sans demander son reste.

— Liette, mon enfant, vous faites mon désespoir !

— J’en suis désespérée moi-même, darling, assure doucement la coupable. Mais il me fallait écrire cette lettre. Et, l’ayant commencée, vous permettrez que je la termine.

— C’est de l’avoir commencée que je vous fais reproche, Liette. Quant à vouloir la terminer, faible comme vous l’êtes, en vérité, mon enfant, vous n’êtes pas raisonnable.

— Raisonnable, darling, je ne l’ai jamais été. Il est un peu tard pour m’y mettre aujourd’hui.

— Vous n’êtes qu’une enfant.

— Oh ! non, Robert. Autrefois, je ne dis pas. Plus maintenant, mon ami.

Elle s’exprime si gravement que le jeune homme, un instant, en demeure interloqué.

— Vous êtes une enfant, répète-t-il machinalement. Si vous n’en étiez pas une, il y a longtemps que vous seriez guérie et que nous aurions quitte Oak Grove. Mais vous ne faites rien de ce qu’il faudrait faire pour vous rétablir, ma pauvre Liette. Le jour de l’armistice, par exemple, quelle imprudence de vous en aller à Plymouth sous la pluie et par le froid !

— Pouvais-je demeurer insensible à l’enthousiasme général ? Vous-même, Robert, entendant les cloches et le canon, n’avez-vous pas renoncé à vos démarches ?

— Oui, pour rentrer chez nous et ne pas vous y trouver, hélas !

— Mais vous m’avez rejointe en ville !

— Trop tard ! Vous vous étiez échauffée et brisée à crier et à chanter.

— On m’avait reconnue comme Française et on m’acclamait de si bon cœur, on poussait de tels hourras en l’honneur de mon pays, que n’importe qui, à ma place, eût fait comme moi. N’aurais-je pas eu mauvaise grâce à me dérober, quand ces braves gens me demandaient de leur chanter la Marseillaise ou la Madelon ?

— Oui, mais dans quel état je vous ai retrouvée !

Liette baisse la tête avec accablement. C’est vrai, elle a été bien imprudente encore ce jour-là et, depuis, son mal s’est terriblement aggravé. Mais ce qui est fait est fait. Il n’y a pas à y revenir.

— Ne me grondez pas trop, darling ! Je suis si punie !

Il l’embrasse tendrement et veut lui ôter l’écritoire qu’elle tient sur ses genoux, mais elle supplie :

— Non, Robert, il faut que je termine cette lettre.

— À qui est-elle destinée ?

— Vous êtes bien curieux.

— Pas du tout, mon enfant, mais comme j’ai écrit moi-même à Chambéry, pour presser M. et Mme Daliot de venir…

— Vous n’avez pas écrit à M. le curé. Et moi, darling, je veux que M. le curé vienne aussi.

— S’il vient, il sera le bienvenu, articule avec effort Mr. Wellstone, dont l’émotion va grandissant. Mais pourquoi lui écrire de votre main, Liette ? Je pourrais très bien le faire, moi.

— Ce ne serait pas pareil, darling. J’ai des choses à lui dire… Et si, par malheur, il ne vient pas, ces choses-là, j’entends qu’il les sache tout de même.

— Quelles choses, mon enfant ?

— Des choses que vous saurez aussi un jour, Robert.

— Pourquoi pas tout de suite ?

Liette le regarde étrangement.

— Au fait, vous avez raison : pourquoi pas tout de suite ?

Assis sur le bord du lit, il lui a passé le bras autour de la taille pour la soutenir et il sent battre contre le sien ce petit cœur de linotte.

Elle se recueille, puis câline :

— D’abord, darling, laissez-moi vous chanter quelque chose.

Il a un léger tic, l’air de dire : « mon Dieu, encore ! » mais elle va au-devant de toute objection.

— Oh ! pas la Madelon, bien entendu, elle ne serait plus de mise. Quelque chose qui vous fera comprendre ce que je ressens, darling.

Il n’ose la mécontenter.

— Chantez, mais très bas, mon enfant.

— Oui, en sourdine, à votre oreille.

Elle tousse, exprès cette fois, pour se dégager la gorge, et sa voix, contenue, mais redevenue mélodieuse et où ne tremble qu’un grand attendrissement, s’élève à peine dans le silence intime de la chambre.

Combien j’ai souvenance
Du joli lieu de ma naissance,
Ma sœur, qu’ils étaient beaux les jours
De France !
Ô mon pays, sois mes amours,
Toujours !

Robert, à cette poignante évocation de la patrie lointaine, où il retrouve ses propres nostalgies de soldat, ne sait comment retenir les soupirs qui l’oppressent. Mais Liette s’en aperçoit et ne va pas plus loin.

— Oh ! darling, ne voyez pas là un reproche. J’ai le mal du pays, mais vous n’y êtes pour rien.

— Je ne sais, balbutie-t-il. Si je vous avais enveloppée de plus de soins et de tendresse, le spleen ne vous ravagerait pas.

— Ni vos soins, ni votre tendresse ne m’ont manqué, darling. Mais — et c’est où il me fallait en venir — je n’avais pas droit à votre amour, puisque votre cœur ne vous appartenait plus.

Un tressaillement involontaire trahit le jeune homme, lors même qu’il proteste :

— Oh ! chère aimée, pouvez-vous bien… ?

— Ne m’appelez pas ainsi. Appelez-moi plutôt votre enfant, bien que, je vous l’ai dit, je ne sois plus la petite chose frivole et fantasque qui s’est jetée étourdiment en travers de votre bonheur.

— Que voulez-vous dire, Liette ? balbutie-t-il dans son émoi.

— Quelque chose de beaucoup plus douloureux encore pour moi que pour vous, mon ami. Quelque chose que je n’oserais jamais vous dire si je n’en étais au chapitre de la mort.

— De la mort ! Vous, Liette ? Quelle idée !

Elle se blottit contre lui, qui semble lui faire rempart de sa force et de son affection.

— Ce n’est pas une idée, c’est une conviction, une certitude que j’ai depuis quelques jours. Je ne reverrai pas ma Savoie. Et si papa et maman, si ma chère sœur Denise et notre bon M. le Curé n’arrivent pas bientôt, je sais que je ne les reverrai pas non plus.

— Nonsense ! s’efforce-t-il de se récrier bravement. Auriez-vous encore de la fièvre ?

Liette hocha la tête : elle a senti frissonner le jeune homme, qui ne sait pas mentir.

— Ni fièvre, ni délire, non. Et combien de fois devrai-je vous répéter que je ne suis plus une poupée ? La poupée, déjà, est morte, darling. Il a suffi d’un choc et elle s’est brisée en morceaux, ne laissant échapper que du son. Beaucoup de bruit pour rien.

Elle sourit vaguement de son calembour, qui a d’ailleurs échappé à Robert, et, avec ce sérieux, cette gravité sereine qu’il ne lui connaissait pas depuis leur mariage :

— Le médecin m’a condamnée, Robert. J’ai lu son verdict dans vos yeux. Mais vous n’y êtes pour rien encore une fois, et il est juste que je m’en aille.

— Ma chère petite, je vous en supplie, ne parlez pas ainsi. C’est blasphémer.

— Oh ! non. C’est reconnaître mon erreur, une erreur qui, M. le curé m’en avait prévenue, portait son châtiment en soi. Je ne devais pas m’interposer entre vous et celle que vous aimiez, Robert. Je le devais d’autant moins qu’elle vous aimait aussi et qu’en vous donnant le change je la livrais au désespoir.

— Je ne comprends pas, je ne comprends pas, assure le jeune homme, en toute sincérité.

— Attendez, vous allez comprendre, mon ami. Si je ne vous arrache pas plus vite à vos illusions, c’est qu’il m’est très pénible de le faire… Qui aimiez-vous avant notre mariage ?

— Mais vous assurément !

— Non, Robert, pas moi. Celle qui vous écrivait sous mon nom et dont les qualités s’harmonisaient si bien avec les vôtres. Et celle-là, vous la connaissez, mon pauvre ami. C’est la meilleure, la plus dévouée des sœurs.

Mr. Wellstone blêmit. Pour lui, qui cherchait la vérité depuis six mois, quelle brusque clarté, quelle révélation !

— Denise ?

— Denise ! affirme véhémentement Liette… Oh ! croyez-moi, Robert, je n’ai péché que par légèreté et un peu aussi par vanité. Mais j’ai besoin de votre pardon comme de celui de Nise, mon cher ami. Je ne puis m’en aller sans l’assurance que vous me serez indulgents tous les deux et que mon souvenir ne vous abreuvera pas d’amertume. Non, Robert ! Je ne puis partir ainsi, sans avoir au moins l’espoir que le mal que j’ai fait involontairement, mais fait tout de même, n’est pas irréparable et qu’il sera réparé un jour.

Et avec exaltation :

— Songez-y ! Puis-je comparaître devant Dieu avec cette tache sur la conscience ? Denise vous aime. Dans sa timidité, elle a fait un secret de cet amour. Dans sa modestie, elle s’est effacée devant moi. Dans sa bonté et son abnégation, elle s’est sacrifiée tout entière, et c’est miracle qu’elle ait survécu à ce sacrifice, M. le curé vous le dira comme moi. Et qui plus est, vous n’avez jamais cessé de l’aimer, vous, Robert. C’est elle que vous aviez découverte, elle, l’âme tendre et sûre à qui vous rêviez obscurément. Moi je n’étais que la marionnette qui vous faisait peur et l’impression que j’avais produite sur vous n’était pas trompeuse, comme vous en veniez à le penser sur la foi de notre correspondance. Les belles lettres que vous receviez n’étaient pas de moi. Elles étaient de Nise et toutes imprégnées de son esprit, de son âme et de son cœur. C’est Nise qui vous apparaissait à travers elles si différente du jugement que vous aviez porté sur moi. Vous ne m’aviez nullement devinée, nullement comprise comme vous l’imaginiez, mais vous l’aviez très bien devinée, très bien comprise, elle. Et de votre propre aveu — car j’ai bonne mémoire, Robert, — c’est ce qui a dissipé le doute que vous aviez à mon sujet. C’est pourquoi, mon pauvre ami, qui me connaissiez si peu, il n’y eut plus en vous que de la joie et de l’amour et vous en vîntes à m’écrire que vous m’aimiez ardemment, passionnément, de toutes vos forces, pour la vie.

Liette, sur un hoquet qui sonne comme un sanglot, s’arrête, épuisée. Dans la tête de Robert, tout n’est que vertige. Un immense désarroi lui bouleverse l’âme et le cœur, et peut-être y a-t-il chez lui, à ce moment, comme un effroi, comme une répulsion — l’épouvante de tout ce qu’il vient d’entendre, le choc en retour d’une affection qui se brise. Mais ce n’est là qu’un sentiment passager et qui l’effleure à peine. Au fond de cette âme si noble, seule la pitié subsiste ; pour ce cœur si généreux ne comptent que la franchise de Liette et la sincérité de sa contrition. Et cette pitié grandit, et cette générosité emporte tout, quand l’homme sent défaillir dans ses bras la frêle et déconcertante créature qui a fait le mal sans le savoir et qui, sachant l’avoir fait, en a tant de regret, tant de chagrin, tant de remords.

— Liette, my child, mon petit enfant !

Le soleil danse par le travers de la chambre comme il dansait chaque matin dans celle des deux sœurs, à Chambéry. Il arrive jusqu’au lit où, sans les bras qui l’enlacent, Liette retomberait, pâmée de douleur.

— Mon enfant, revenez à vous ! Vous vivrez, Liette ! Vous vivrez, vous dis-je, par amour de Nise et de moi !

— Là-haut, oui, dit-elle en levant les yeux au ciel. Et je ne serai plus entre vous comme une ombre. Je planerai sur votre bonheur commun. J’en serai l’ange gardien.

Il ne trouve plus rien à dire que ceci :

— Nous verrons ce que M. le curé en pense. Car il va venir, mon enfant, je vous réponds qu’il va venir.

— Oui, n’est-ce pas ? Il le faut. Et vous convenez que je n’ai pas tort de lui écrire.

— Oh ! dit Robert, en se contraignant à un sourire confiant, je ne vous avais pas attendue pour le faire, Liette. Je lui ai déjà écrit, comme à vos parents, et même télégraphié. Mon intention était de vous faire la surprise de son arrivée, qui est imminente.

— Il vous a répondu ?

— Oui, mon enfant.

— Et Nise vient aussi ?

— Oui, mon enfant. Je les attends aujourd’hui même.

— Ah ! mon Dieu, merci ! dit Liette avec ferveur.

Sa jolie petite tête pâle et maigre, où les yeux, immenses, cernés de bistre, scintillent comme des étoiles derrière l’embu de leurs larmes, se retourne vers Robert qui, à bout de vaillance, les dents plantées dans les lèvres, ferme les paupières pour retenir l’eau qui les gonfle.

— Ne pleurez pas, mon ami. Dieu est juste, Dieu est bon. Et puisque sa sagesse nous éclaire, nous devons l’en remercier…

En bas, dans le « parlour », les domestiques tiennent conciliabule.

— Il va être l’heure d’aller au train, dit John, le chauffeur. Mais je me demande comment je vais identifier la famille de madame.

— Ce n’est pourtant pas malin, répond Fred, le palefrenier. Monsieur vous a dit à l’instant, devant Dora et moi, qu’un prêtre français accompagne monsieur son beau-père, madame sa belle-mère et mademoiselle sa belle-sœur. Une soutane en gare de Sidmouth, il n’y a pas moyen de s’y tromper, mon vieux.

— Mais, dit John à Mary, croyez-vous que Madame soit si bas ?

— Hélas ! soupire la maid, dont la froideur, la raideur ne sont après tout qu’en surface. Phtisie aiguë, on a beau faire, John, ça ne pardonne pas…

En haut, dans la grande chambre de la malade. Robert, le visage caché parmi la chevelure éparse de Liette, pleure silencieusement. Ah ! ces larmes d’homme, qui pourrait dire de quoi au juste elles sont faites, de quelle tendresse et de quelle compassion pour celle qui se meurt et qui, si elle ne pouvait se faire aimer vraiment de lui, comme une sweetheart de son sweetheart, sut être une si gentille petite femme et se faire chérir comme un enfant ?

— My child !… My own dear little child !

— Ne pleurez pas, Robert, ou je vais pleurer aussi et ce n’est pas le moment, puisque, dites-vous, père, mère, Nise et M. le curé sont sur le point d’arriver. J’aime mieux chanter, chanter encore… Oh ! laissez-moi chanter encore un peu, mon ami ! Rien qu’un couplet, pendant que le soleil me caresse et m’empêche de tousser. Le soleil, c’était ma vie, à moi. Le soleil et la neige, comme l’edelweiss qui pousse dans l’une et fleurit dans l’autre. Et vous savez, darling, en France, tout finit par des chansons.

Il se raidit, parvient à sourire comme elle.

— Ne vous fatiguez pas, my child.

— Au contraire. Je vais me mettre l’âme en fête pour mieux accueillir les miens… Vous vous rappelez, Robert, le jour où nous étions allés au Bourget avec Denise ? Le lac était si beau, vers le soir, avec ses eaux bleues, roses et violettes, que, si je vous avais écouté, nous aurions manqué le dernier train à force de nous attarder dans leur contemplation. Denise rêvait comme vous. Et moi, petite folle, je fredonnais je ne sais quoi, tout ce qui me passait par la tête, quand vous me demandâtes le Lac de Lamartine. Mais je ne voulus pas le chanter. Un caprice. Et je ne chantai que le Temps des Cerises, comme pour faire un peu plus de peine encore à ma pauvre sœur :

J’aimerai toujours le temps des cerises
C’est de ce temps-là que je garde au cœur
Une plaie ouverte !
Et dame Fortune, en m’étant offerte,
Ne pourra jamais fermer ma douleur…

« J’ai été bien vilaine ce soir-là, mon ami. Mais ne mentais-je tant à moi-même en persiflant :

Quand vous en serez au temps des cerises,
Si vous avez peur des chagrins d’amour,
Évitez les belles !
Moi qui ne crains pas les peines cruelles,
Je ne vivrai point sans souffrir un jour.

Et puisque ce jour est venu, ô Robert, je veux vous le chanter, le Lac. Je veux vous le chanter comme je vous l’aurais chanté là-bas, sur ses belles eaux dormantes, si je vous avais aimé comme vous aimait Denise :

Ô lac, l’année à peine a fini sa carrière
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir…
Un soir, t’en souvient-il, nous voguions en silence,
On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux.
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Les flots harmonieux.

— Écoutez ! dit Fred, dans le parloir. Je crois que madame chante.

— Dieu l’assiste ! murmure Dora. Le rossignol aussi chante avant de rendre l’âme… Dépêchez-vous, John ! Mais dépêchez-vous donc, lambin ! Et ramenez vite la famille de madame, car, croyez-moi, il n’y a qu’un ange pour chanter un chant si suave…

Épilogue

Novembre 1918 !… Novembre 1919 !… Un an d’écart entre ces deux dates, dont l’une a vu s’essorer une âme naguère puérile, mais qui, grandie soudain par la souffrance et comme touchée de la grâce, a pu prendre place parmi les justes et les saintes. Douze mois bien longs, bien douloureux à maints égards pour ceux qui ont mis Liette en tombe et qui reviennent de faire le pèlerinage du petit oratoire à l’ombre duquel elle repose, sous la charmille, comme en un nid du bon Dieu. Mais aussi, à d’autres égards, douze mois bien employés en fortes et saines méditations.

Avant de mourir, à l’arrivée des siens à Oak Grove, Liette avait dit à Nise, confidentiellement :

— Ma chérie, un jour viendra, je le sais, où Robert te demandera de lui permettre de réparer mes torts envers toi. Ce jour-là, promets-moi de ne pas te dérober ?

Et à l’abbé Divoire, qui avait pu la confesser en pleine lucidité, avant de lui administrer les secours de la religion :

— Monsieur le curé, si vous voulez que je comparaisse sans crainte devant Notre Seigneur, promettez-moi de préparer papa et maman à ce que vous savez. Vous les y préparerez peu à peu, n’est-ce pas ? Nise aussi qui, autrement, ne prendrait peut-être pas sur elle de déférer à mon désir, bien qu’au fond il vienne à l’appui de ses vœux.

Liette a bien fait de tout prévoir et d’exprimer clairement sa volonté. Denise, au retour du cimetière, ne s’appuierait pas ainsi au bras de Robert, en levant sur lui un regard tendrement mélancolique ; Mme Daliot n’accepterait jamais les secondes fiançailles auxquelles prélude ce cruel pèlerinage, fait en commun, avec tant d’émotion et de recueillement, si l’une et l’autre n’avaient conscience que le moment est venu de les envisager sous peine de désobéir à la chère disparue.

Et quand le devoir — et le plus sacré de tous, l’exécution d’une volonté posthume — vient à l’appui de l’amour — et du plus pur, du moins égoïste des amours — le respect humain n’a le droit d’intervenir que pour assigner une durée suffisante aux manifestations de nos douleurs. Il n’eut pas été digne de Robert, encore moins de Nise, d’abréger leur deuil. Vouloir le prolonger indéfiniment serait se dérober à une obligation dont M. le curé, fidèle et persuasif interprète de la pensée de Liette, a su montrer la nécessité, comme la grandeur, comme la portée féconde et bienfaisante.

Robert demeurant veuf avec le double désespoir d’une affection à jamais perdue et d’un amour qui lui échappe ; Denise comprenant mal son rôle et s’obstinant dans une immolation stérile, ce seraient deux autres vies ruinées sans rémission. Tandis qu’en joignant leur foi, sa puissance souveraine leur est garante d’un bel avenir, harmonieux et lumineux.

Car, Liette l’a dit, entre eux son souvenir ne mettra pas d’ombre. Ils ne l’évoqueront pas comme un fantôme. Elle planera tutélairement sur leur bonheur. Elle ne sera plus la rivale de Nise, la première femme de Robert. Elle sera ce qu’elle a toujours été en somme pour eux, si précocement graves : une enfant, une chère petite âme d’enfant capricieuse et gâtée, que l’on regrette et que l’on pleure, mais que l’on sait heureuse aussi, là-haut, avec les anges…

Le temps est superbe aujourd’hui. Si Liette était encore de ce monde, elle ne reconnaîtrait plus le lugubre paysage qui, l’an dernier, à pareille époque, assombrissait ses derniers jours. Cette année, il n’est presque pas tombé d’eau, dans le Devon, depuis octobre. Avec ses nues ensoleillées et ses tiédeurs printanières, novembre a presque figure de mai. Et, dans les haies qui bordent la sente discrète par où l’on rentre du champ de repos, les chèvrefeuilles refleurissent çà et là, au milieu des houx, tout égayés déjà de leurs jolies grappes rouges.

Ainsi, nature et ciel semblent sourire à un bonheur renaissant. Cette sérénité des choses apaise les suprêmes convulsions des âmes qui se souviennent et des cours qui n’oublient pas.

— Que ce pays est beau ! murmure l’archiviste.

— Liette aimait mieux la Savoie, soupire Mme Daliot.

— Nous l’y ramènerons, ma femme, répond M. Daliot, en lui prenant doucement la main.

M. le curé, qui lit son bréviaire, marche à côté de ses amis, derrière les deux jeunes gens.

Et parce que l’apaisement se fait dans les cœurs ulcérés de ce père et de cette mère ; et parce qu’il n’y a plus d’incomprise, plus de sacrifiée, plus de Cyranette, mais une fiancée au bras de son fiancé ; et aussi parce que le ciel est bleu, l’air tiède, que les oiseaux chantent dans les arbres encore parés de magnifiques feuillages aux tons de rouille et d’or, le prêtre pense profondément ce qu’il lit, et que Dieu est juste, et que Dieu est bon, et que Dieu est miséricordieux.

Novembre 1919-Janvier 1920
FIN
  1. Bonsoir, monsieur ! Comment allez-vous ? Une tasse de thé ?