Cyrano de Bergerac (Rostand)/Acte V
CINQUIÈME ACTE
Quinze ans après, en 1655. Le parc du couvent que les Dames de la Croix occupaient à Paris.
Superbes ombrages. À gauche, la maison ; vaste perron sur lequel ouvrent plusieurs portes. Un arbre énorme au milieu de la scène, isolé au milieu d’une petite place ovale. À droite, premier plan, parmi de grands buis, un banc de pierre demi-circulaire.
Tout le fond du théâtre est traversé par une allée de marronniers qui aboutit à droite, quatrième plan, à la porte d’une chapelle entrevue parmi les branches. À travers le double rideau d’arbres de cette allée, on aperçoit des fuites de pelouses, d’autres allées, des bosquets, les profondeurs du parc, le ciel.
La chapelle ouvre une porte latérale sur une colonnade enguirlandée de vigne rougie, qui vient se perdre à droite, au premier plan, derrière les buis.
C’est l’automne. Toute la frondaison est rousse au-dessus des pelouses fraîches. Taches sombres des buis et des ifs restés verts. Une plaque de feuilles jaunes sous chaque arbre. Les feuilles jonchent toute la scène, craquent sous les pas dans les allées, couvrent à demi le perron et les bancs.
Entre le banc de droite et l’arbre, un grand métier à broder devant lequel une petite chaise a été apportée. Paniers pleins d’écheveaux et de pelotons. Tapisserie commencée.
Au lever du rideau, des sœurs vont et viennent dans le parc ; quelques-unes sont assises sur le banc autour d’une religieuse plus âgée. Des feuilles tombent.Scène I
Sœur Claire a regardé deux fois comment allait
Sa cornette, devant la glace.
Mais sœur Marthe a repris un pruneau de la tarte,
Ce matin : je l’ai vu.
Un tout petit regard !
Je le dirai, ce soir, à monsieur Cyrano.
Non ! il va se moquer !
Sont très coquettes !
N’est-ce pas, Mère Marguerite de Jésus,
Qu’il vient, le samedi, depuis dix ans ?
Depuis que sa cousine à nos béguins de toile
Mêla le deuil mondain de sa coiffe de voile,
Qui chez nous vint s’abattre, il y a quatorze ans,
Comme un grand oiseau noir parmi les oiseaux blancs !
Lui seul, depuis qu’elle a pris chambre dans ce cloître,
Sait distraire un chagrin qui ne veut pas décroître.
Il est si drôle ! — C’est amusant quand il vient !
— Il nous taquine ! — Il est gentil ! — Nous l’aimons bien !
— Nous fabriquons pour lui des pâtes d’angélique !
Mais enfin, ce n’est pas un très bon catholique !
Nous le convertirons.
De l’entreprendre encor sur ce point, mes enfants.
Ne le tourmentez pas : il viendrait moins peut-être !
Mais… Dieu !…
Mais chaque samedi, quand il vient d’un air fier,
Il me dit en entrant : « Ma sœur j’ai fait gras, hier ! »
Ah ! il vous dit cela ?… Eh bien ! la fois dernière
Il n’avait pas mangé depuis deux jours.
Ma Mère !
Il est pauvre.
On ne le secourt pas ?
— Allons il faut rentrer… Madame Madeleine,
Avec un visiteur, dans le parc se promène.
C’est le duc-maréchal de Grammont ?
Il n’était plus venu la voir depuis des mois !
Il est très pris ! — La cour ! — Les camps !
Scène II
Et vous demeurerez ici, vainement blonde,
Toujours en deuil ?
Vous m’avez pardonné ?
Vraiment c’était un être ?…
Ah ! Il fallait ?… Je l’ai trop peu connu, peut-être !
…Et son dernier billet, sur votre cœur, toujours ?
Comme un doux scapulaire, il pend à ce velours.
Même mort, vous l’aimez ?
Qu’il n’est mort qu’à demi, que nos cœurs sont ensemble,
Et que son amour flotte, autour de moi, vivant !
Est-ce que Cyrano vient vous voir ?
— Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes.
Il vient ; c’est régulier ; sous cet arbre où vous êtes
On place son fauteuil, s’il fait beau ; je l’attends
En brodant ; l’heure sonne ; au dernier coup, j’entends
— Car je ne tourne plus même le front ! — sa canne
Descendre le perron ; il s’assied ; il ricane
De ma tapisserie éternelle ; il me fait
La chronique de la semaine, et…
Comment va notre ami ?
Tout ce que j’ai prédit : l’abandon, la misère !…
Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux !
Il attaque les faux nobles, les faux dévots,
Les faux braves, les plagiaires, — tout le monde.
Mais son épée inspire une terreur profonde.
On ne viendra jamais à bout de lui.
Ce que je crains, ce n’est pas les attaques, c’est
La solitude, la famine, c’est Décembre
Entrant à pas de loup dans son obscure chambre :
Voilà les spadassins qui plutôt le tueront !
— Il serre chaque jour, d’un cran, son ceinturon.
Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire.
Il n’a plus qu’un petit habit de serge noire.
Ah ! celui-là n’est pas parvenu ! — C’est égal,
Ne le plaignez pas trop.
Ne le plaignez pas trop : il a vécu sans pactes,
Libre dans sa pensée autant que dans ses actes.
Monsieur le duc !…
Mais je lui serrerais bien volontiers la main.
Adieu.
— Voyez-vous, lorsqu’on a trop réussi sa vie,
On sent, — n’ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal ! —
Mille petits dégoûts de soi, dont le total
Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ;
Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,
Pendant que des grandeurs on monte les degrés,
Un bruit d’illusions sèches et de regrets,
Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes.
Vous voilà bien rêveur ?…
Vous permettez ? Un mot.
Attaquer votre ami ; mais beaucoup l’ont en haine ;
Et quelqu’un me disait, hier, au jeu, chez la Reine :
« Ce Cyrano pourrait mourir d’un accident. »
Ah ?
Il va venir. Je vais l’avertir. Oui, mais !…
Ragueneau veut vous voir, Madame.
Entrer.
Parti pour être auteur, il devint tour à tour
Chantre…
De théorbe…
Ah ! Madame !
À Le Bret. Je reviens.
Scène III
Puisque vous êtes là, j’aime mieux qu’elle ignore !
— J’allais voir votre ami tantôt. J’étais encore
À vingt pas de chez lui… quand je le vois de loin,
Qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin
De la rue… et je cours… lorsque d’une fenêtre
Sous laquelle il passait — est-ce un hasard ?… peut-être ! —
Un laquais laisse choir une pièce de bois.
Les lâches !… Cyrano !
C’est affreux !
Je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête !
Il est mort ?
Dans sa chambre… Ah ! sa chambre ! il faut voir ce réduit !
Il souffre ?
Un médecin ?
Mon pauvre Cyrano ! — Ne disons pas cela
Tout d’un coup à Roxane ! — Et ce docteur ?
Parlé, — je ne sais plus, — de fièvre, de méninges !…
Ah ! si vous le voyiez — la tête dans des linges !…
Courons vite ! — Il n’y a personne à son chevet ! —
C’est qu’il pourrait mourir, Monsieur, s’il se levait !
Passons par là ! Viens, c’est plus court ! Par la chapelle !
Monsieur Le Bret !
C’est quelque histoire encor de ce bon Ragueneau !
Scène IV
Ah ! que ce dernier jour de septembre est donc beau !
Ma tristesse sourit. Elle qu’Avril offusque,
Se laisse décider par l’automne, moins brusque.
Ah ! voici le fauteuil classique où vient s’asseoir
Mon vieil ami !
Merci, ma sœur.
— Mes écheveaux ! — L’heure a sonné ? Ceci m’étonne !
Serait-il en retard pour la première fois ?
La sœur tourière doit — mon dé ?… là, je le vois ! —
L’exhorter à la pénitence.
— Il ne peut plus tarder. — Tiens ! une feuille morte ! —
D’ailleurs, rien ne pourrait — mes ciseaux?… dans mon sac !
— L’empêcher de venir !
Monsieur de Bergerac.
Scène V
Qu’est-ce que je disais ?…
Comment les rassortir ?
Pour la première fois, en retard !
J’enrage. Je fus mis en retard, vertuchou !…
Par ?
Ah ! oui ! quelque fâcheux ?
Fâcheuse.
Excusez-moi, mais c’est aujourd’hui samedi,
Jour où je dois me rendre en certaine demeure ;
Rien ne m’y fait manquer : repassez dans une heure !
Eh bien ! cette personne attendra pour vous voir:
Je ne vous laisse pas partir avant ce soir.
Peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte.
Vous ne taquinez pas sœur Marthe ?
Approchez !
Mais…
C’est pour cela qu’il est si pâle !
Vous viendrez tout à l’heure, et je vous ferai boire
Un grand bol de bouillon… Vous viendrez ?
Ah ! vous êtes un peu raisonnable, aujourd’hui !
Elle essaie de vous convertir !
Tiens, c’est vrai ! Vous toujours si saintement bavarde,
Vous ne me prêchez pas ? c’est étonnant, ceci !…
Sabre de bois ! Je veux vous étonner aussi !
Tenez, je vous permets…
De… de prier pour moi, ce soir, à la chapelle.
Oh ! oh !
Je n’ai pas attendu votre permission.
Du diable si je peux jamais, tapisserie,
Voir ta fin !
Les feuilles !
Regardez-les tomber.
Dans ce trajet si court de la branche à la terre,
Comme elles savent mettre une beauté dernière,
Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol,
Veulent que cette chute ait la grâce d’un vol !
Mélancolique, vous ?
Allons, laissez tomber les feuilles de platane…
Et racontez un peu ce qu’il y a de neuf.
Ma gazette ?
Ayant mangé huit fois du raisiné de Cette,
Le Roi fut pris de fièvre ; à deux coups de lancette
Son mal fut condamné pour lèse-majesté,
Et cet auguste pouls n’a plus fébricité !
Au grand bal, chez la reine, on a brûlé, dimanche,
Sept cent soixante-trois flambeaux de cire blanche ;
Nos troupes ont battu, dit-on, Jean l’Autrichien ;
On a pendu quatre sorciers ; le petit chien
De madame d’Athis a dû prendre un clystère…
Monsieur de Bergerac, voulez-vous bien vous taire !
Lundi… rien. Lygdamire a changé d’amant.
Mardi, toute la cour est à Fontainebleau.
Mercredi, la Montglat dit au comte de Fiesque :
Non ! Jeudi : Mancini, reine de France, — ou presque !
Le vingt-cinq, la Montglat à de Fiesque dit : Oui ;
Et samedi, vingt-six…
Cyrano !
Ce n’est rien. Laissez-moi !
D’Arras… qui… quelquefois… vous savez…
Mais ce n’est rien. Cela va finir.
Chacun de nous a sa blessure : j’ai la mienne.
Toujours vive, elle est là, cette blessure ancienne,
Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant
Où l’on peut voir encor des larmes et du sang !
Sa lettre !… N’aviez-vous pas dit qu’un jour, peut-être,
Vous me la feriez lire ?
Oui… Je veux… Aujourd’hui…
Je peux ouvrir ?
Ouvrez… lisez !…
Tout haut ?
« J’ai l’âme lourde encor d’amour inexprimée,
« Et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés,
«Mes regards dont c’était… »
Sa lettre !
« Ne baiseront au vol les gestes que vous faites
« J’en revois un petit qui vous est familier
« Pour toucher votre front, et je voudrais crier… »
Comme vous la lisez, — cette lettre !
« Adieu !… »
« Mon trésor… »
Mais… que je n’entends pas pour la première fois !
« Mon cœur ne vous quitta jamais une seconde,
« Et je suis et serai jusque dans l’autre monde
« Celui qui vous aima sans mesure, celui… »
Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit.
Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle
D’être le vieil ami qui vient pour être drôle !
Roxane !
J’aurais dû deviner quand il disait mon nom !
Non ! ce n’était pas moi !
J’aperçois toute la généreuse imposture :
Les lettres, c’était vous…
Les mots chers et fous,
C’était vous…
Je vous jure que non !
Je ne vous aimais pas.
Vous m’aimiez !
Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !
Ah ! que de choses qui sont mortes… qui sont nées !
— Pourquoi vous être tu pendant quatorze années,
Puisque sur cette lettre où, lui, n’était pour rien,
Ces pleurs étaient de vous ?
Alors pourquoi laisser ce sublime silence
Se briser aujourd’hui ?
Scène VI
Ah ! j’en étais bien sûr ! il est là !
Il s’est tué, Madame, en se levant !
Mais tout à l’heure alors… cette faiblesse ?… cette ?…
C’est vrai ! je n’avais pas terminé ma gazette :
… Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné,
Monsieur de Bergerac est mort assassiné.
Que dit-il ? — Cyrano ! — Sa tête enveloppée !…
Ah ! que vous a-t-on fait ? Pourquoi ?
Frappé par un héros, tomber la pointe au cœur ! »…
— Oui, je disais cela !… Le destin est railleur !…
Et voilà que je suis tué dans une embûche,
Par-derrière, par un laquais, d’un coup de bûche !
C’est très bien. J’aurai tout manqué, même ma mort.
Ah ! Monsieur !…
Qu’est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ?
Je suis moucheur de… de… chandelles, chez Molière.
Molière !
Oui, je suis indigné !… Hier, on jouait Scapin,
Et j’ai vu qu’il vous a pris une scène !
Oui, Monsieur, le fameux : « Que diable allait-il faire ?… »
Molière te l’a pris !
La scène, n’est-ce pas, produit beaucoup d’effet ?
Ah ! Monsieur, on riait ! on riait !
Ce fut d’être celui qui souffle — et qu’on oublie !
Vous souvient-il du soir où Christian vous parla
Sous le balcon ? Eh bien toute ma vie est là :
Pendant que je restais en bas, dans l’ombre noire,
D’autres montaient cueillir le baiser de la gloire !
C’est justice, et j’approuve au seuil de mon tombeau :
Molière a du génie et Christian était beau !
Qu’elles aillent prier puisque leur cloche sonne !
Ma sœur ! ma sœur !
Quand vous reviendriez, je ne serais plus là.
Il me manquait un peu d’harmonie… en voilà.
Je vous aime, vivez !
Que lorsqu’on dit : Je t’aime ! au prince plein de honte,
Il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil…
Mais tu t’apercevrais que je reste pareil.
J’ai fait votre malheur ! moi ! moi !
J’ignorais la douceur féminine. Ma mère
Ne m’a pas trouvé beau. Je n’ai pas eu de sœur.
Plus tard, j’ai redouté l’amante à l’œil moqueur.
Je vous dois d’avoir eu, tout au moins, une amie.
Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.
Ton autre amie est là, qui vient te voir !
Je n’aimais qu’un seul être et je le perds deux fois !
Le Bret, je vais monter dans la lune opaline,
Sans qu’il faille inventer, aujourd’hui, de machine…
Que dites-vous ?
Que l’on va m’envoyer faire mon paradis.
Plus d’une âme que j’aime y doit être exilée,
Et je retrouverai Socrate et Galilée !
Non ! non ! C’est trop stupide à la fin, et c’est trop
Injuste ! Un tel poète ! Un cœur si grand, si haut !
Mourir ainsi !… Mourir !…
Mon cher ami…
— La masse élémentaire… Eh oui ?… voilà le hic…
Sa science… dans son délire !
A dit…
Mais que diable allait-il faire en cette galère ?…
Rimeur, bretteur, musicien,
Et voyageur aérien,
Grand riposteur du tac au tac,
Amant aussi — pas pour son bien ! —
Ci-gît Hercule-Savinien
De Cyrano de Bergerac
… Mais je m’en vais, pardon, je ne peux faire attendre
Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre !
Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant,
Ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement
Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres,
Vous donniez un sens double à ces voiles funèbres,
Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil.
Je vous jure !…
— Ne me soutenez pas ! — Personne !
Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,
— Ganté de plomb !
Je l’attendrai debout,
Cyrano !
Qu’elle ose regarder mon nez, cette Camarde !
Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !
Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile !
— Qu’est-ce que c’est que tous ceux-là ! – Vous êtes mille ?
Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
Le Mensonge ?
Les Préjugés, les Lâchetés !…
Jamais, jamais ! — Ah ! te voilà, toi, la Sottise !
— Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez à bas ;
N’importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !
Oui, vous m’arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
Que j’emporte, et ce soir, quand j’entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J’emporte malgré vous,
Mon panache.
C’est à l’âme de CYRANO que je voulais dédier ce poème.
Mais puisqu’elle a passé en vous, COQUELIN, c’est à vous que je le dédie.