Cyrano de Bergerac (Rostand)/Texte entier
C’est à l’âme de CYRANO que je voulais dédier ce poème.
Mais puisqu’elle a passé en vous, COQUELIN, c’est à vous que je le dédie.
PERSONNAGES :
| À la création | À la reprise | ||
| 1897 | 1913 | ||
| MM. | MM. | ||
| CYRANO DE BERGERAC | Coquelin. | Le Bargy. | |
| CHRISTIAN DE NEUVILLETTE | Volny. | Pierre Magnier. | |
| COMTE DE GUICHE | Desjardins. | Desjardins. | |
| RAGUENEAU | Jean Coquelin. | Jean Coquelin. | |
| LE BRET | Castillan. | Etiévant. | |
| CARBON DE CASTEL-JALOUX | Gravier. | Jean Kemm. | |
| Les Cadets | Péricaud. | Mernet. | |
| Demey. | Martin. | ||
| Noizeux. | Fuchs. | ||
| Terval. | Boisjardins. | ||
| Armand. | Rougemont. | ||
| Kirtal. | Lerville. | ||
| Hossard. | Robert. | ||
| Etc. | Etc. | ||
| LIGNIÈRE | Rebel. | Collen. | |
| DE VALVERT | Nicolini. | Basseuil. | |
| Un Marquis | Walter. | Walter. | |
| Deuxième Marquis | Laumonier. | Le Goff. | |
| Troisième Marquis | Hémery. | Glénat. | |
| MONTFLEURY | Péricaud. | Chabert. | |
| BELLEROSE | Davril. | L. Christian. | |
| JODELET | Cartereau. | P. Garnier. | |
| CUIGY | Godeau. | Danequin. | |
| BRISAILLE | Borges. | R. Lévy. | |
| Un fâcheux | Person. | Laporte. | |
| Un Mousquetaire | Carlit. | Lhérys. | |
| Un autre | Durand. | Parny. | |
| Un Officier espagnol | Albert. | Richaud. | |
| Un Cheveau-léger | Doubleau. | Laverne. | |
| Le Portier | Jourdan. | Angély.
| |
| Un Bourgeois | Loiseau. | Person. | |
| Son Fils | Chabert. | Henriot. | |
| Un Tire-laine | Bourgeois. | Émilien. | |
| Un Spectateur | Samson. | Charles. | |
| Un Garde | Danequin. | Trévoux. | |
| Bertrandou le Fifre | G. Monpeurt. | Paryot. | |
| Le Capucin | Ravart. | Lucien. | |
| Deux Musiciens | Gaston Henry. | Nerval. | |
| Damon. | Trémont. | ||
| Les Poètes | William. | Laurent. | |
| Leroy. | Charly. | ||
| Etc. | Dorval. | ||
| Mallet. | Foucault. | ||
| Bercha. | Marty. | ||
| Etc. | Etc. | ||
| Mmes | Mmes | ||
| ROXANE | Maria Legault. | Andrée Mégard. | |
| Sœur MARTHE | Esquilar. | Yvette. | |
| LISE | Blanche Miroir. | V. Tessier. | |
| La Distributrice | Kerwich. | Messery. | |
| Mère MARGUERITE de JÉSUS | Bouchetal. | L. Himmel. | |
| La Duègne | Bourgeois. | Blémont. | |
| Sœur CLAIRE | Pannetier. | Lauris. | |
| Une Comédienne | Lucienne. | Dizella. | |
| La Soubrette | Varennes. | Dancourt. | |
| Les Pages | Marthe Marty. | Darlot. | |
| Loisier. | Morre. | ||
| Bertha. | Bertha. | ||
| Etc. | Andlot. | ||
| La Bouquetière | *** | Rose. |
La foule, bourgeois, marquis, mousquetaires, tire-laine, pâtissiers, poètes, cadets gascons, comédiens, violons, pages, enfants, soldats, espagnols, spectateurs, spectatrices, précieuses, comédiennes, bourgeoises, religieuses, etc.
Tous droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous pays y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège.
PREMIER ACTE
La salle de l’Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations.
La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte qu’un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène, qu’on aperçoit en pan coupé.
Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui peuvent s’écarter. Au-dessus du manteau d’Arlequin, les armes royales. On descend de l’estrade dans la salle par de larges marches. De chaque côté de ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles.
Deux rangs superposés de galeries latérales : le rang supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre, qui est la scène même du théâtre ; au fond de ce parterre, c’est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte vers des places supérieures, et dont on ne voit que le départ, une sorte de buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal, d’assiettes de gâteaux, de flacons, etc.
Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l’entrée du théâtre. Grande porte qui s’entre-bâille pour laisser passer les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit : La Clorise.
Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité, vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre, attendant d’être allumés.
Scène première
Holà ! vos quinze sols !
J’entre gratis !
Pourquoi ?
Je suis chevau-léger de la maison du Roi !
Vous ?
Je ne paye pas !
Mais…
Je suis mousquetaire.
On ne commence qu’à deux heures. Le parterre
Est vide. Exerçons-nous au fleuret.
Pst… Flanquin…
Champagne ?…
Cartes. Dés.
Jouons.
Oui, mon coquin.
J’ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.
C’est gentil de venir avant que l’on n’éclaire !…
Touche !
Trèfle !
Un baiser !
On voit !…
Pas de danger !
Lorsqu’on vient en avance, on est bien pour manger.
Plaçons-nous là, mon fils.
Brelan d’as !
Un ivrogne
Doit boire son bourgogne…
à l’hôtel de Bourgogne !
Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?
Buveurs…
(En rompant, un des cavaliers le bouscule.)
Bretteurs !
(Il tombe au milieu des joueurs.)
Joueurs !
Un baiser !
Jour de Dieu !
— Et penser que c’est dans une salle pareille
Qu’on joua du Rotrou, mon fils !
Et du Corneille !
Tra la la la la la la la la la la lère…
Les pages, pas de farce !…
Oh ! Monsieur ! ce soupçon !…
As-tu de la ficelle ?
Avec un hameçon.
On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.
Or ça, jeunes escrocs, venez qu’on vous éduque :
Puis donc que vous volez pour la première fois…
Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?
Et des pois !
Que va-t-on nous jouer ?
Clorise.
De qui est-ce ?
De monsieur Balthazar Baro. C’est une pièce !…
… La dentelle surtout des canons, coupez-la !
Tenez, à la première du Cid, j’étais là !
Les montres…
Vous verrez des acteurs très illustres…
Les mouchoirs…
Montfleury…
Allumez donc les lustres !
… Bellerose, l’Epy, la Beaupré, Jodelet !
Ah ! voici la distributrice !…
Oranges, lait,
Eau de framboise, aigre de cèdre…
Place, brutes !
Les marquis !… au parterre ?…
Oh ! pour quelques minutes.
Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers,
Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds ?
Ah ! fi ! fi ! fi !
Cuigy ! Brissaille !
Des fidèles !…
Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles…
Ah ! ne m’en parlez pas ! Je suis dans une humeur…
Console-toi, marquis, car voici l’allumeur !
Ah !…
(On se groupe autour des lustres qu’il allume. Quelques personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au parterre, donnant le bras à Christian de Neuvillette. Lignière, un peu débraillé, figure d’ivrogne distingué. Christian, vêtu élégamment, mais d’une façon un peu démodée, paraît préoccupé et regarde les loges.)
Scène II
et LE BRET.
Lignière !
Pas encore gris !…
Je vous présente ?
Baron de Neuvillette.
Ah !
La tête est charmante.
Peuh !…
Messieurs de Cuigy, de Brissaille…
Enchanté !…
Il est assez joli, mais n’est pas ajusté
Au dernier goût.
Monsieur débarque de Touraine.
Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.
J’entre aux gardes demain, dans les Cadets.
Voilà
La présidente Aubry !
Oranges, lait…
La… la…
Du monde !
Eh ! oui, beaucoup.
Tout le bel air !
(Ils nomment les femmes à mesure qu’elles entrent, très parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de sourires.)
Mesdames
De Guéméné…
De Bois-Dauphin…
Que nous aimâmes…
De Chavigny…
Qui de nos cœurs va se jouant !
Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen.
L’Académie est là ?
Mais… j’en vois plus d’un membre ;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ;
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud…
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau !
Attention ! nos précieuses prennent place :
Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace,
Félixérie…
Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis !
Marquis, tu les sais tous ?
Je les sais tous, marquis !
Mon cher, je suis entré pour vous rendre service :
La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !
Non !… Vous qui chansonnez et la ville et la cour,
Restez : Vous me direz pour qui je meurs d’amour.
Messieurs les violons !…
(Il lève son archet.)
Macarons, citronnée…
J’ai peur qu’elle ne soit coquette et raffinée,
Je n’ose lui parler car je n’ai pas d’esprit.
Le langage aujourd’hui qu’on parle et qu’on écrit,
Me trouble. Je ne suis qu’un bon soldat timide.
— Elle est toujours à droite, au fond : la loge vide.
Je pars.
Oh ! non, restez !
Je ne peux. D’Assoucy
M’attend au cabaret. On meurt de soif, ici.
Orangeade ?
Fi !
Lait ?
Pouah !
Rivesalte ?
Halte !
Je reste encore un peu. — Voyons ce rivesalte ?
Ah ! Ragueneau !…
Le grand rôtisseur Ragueneau.
Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ?
Le pâtissier des comédiens et des poètes !
Trop d’honneur…
Taisez-vous, Mécène que vous êtes !
Oui, ces messieurs chez moi se servent…
À crédit.
Poète de talent lui-même…
Ils me l’ont dit.
Fou de vers !
Il est vrai que pour une odelette…
Vous donnez une tarte…
Oh ! une tartelette !
Brave homme, il s’en excuse ! Et pour un triolet
Ne donnâtes-vous pas ?…
Des petits pains !
Au lait.
— Et le théâtre ! Vous l’aimez ?
Je l’idolâtre.
Vous payez en gâteaux vos billets de théâtre !
Votre place, aujourd’hui, là, voyons, entre nous,
Vous a coûté combien ?
Quatre flans. Quinze choux.
Monsieur de Cyrano n’est pas là ? Je m’étonne.
Pourquoi ?
Montfleury joue !
En effet, cette tonne
Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon.
Qu’importe à Cyrano ?
Mais vous ignorez donc ?
Il fit à Montfleury, messieurs, qu’il prit en haine,
Défense, pour un mois, de reparaître en scène.
Eh bien ?
Montfleury joue !
Il n’y peut rien.
Oh ! oh !
Moi, je suis venu voir !
Quel est ce Cyrano ?
C’est un garçon versé dans les colichemardes.
Noble ?
Suffisamment. Il est cadet aux gardes.
Mais son ami Le Bret peut vous dire…
(Il appelle.)
Le Bret !
Vous cherchez Bergerac ?
Oui, je suis inquiet !…
N’est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ?
Ah ! c’est le plus exquis des êtres sublunaires !
Rimeur !
Bretteur !
Physicien !
Musicien !
Et quel aspect hétéroclite que le sien !
Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne
Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ;
Mais bizarre, excessif, extravagant, falot,
Il eût fourni, je pense, à feu Jacques Callot
Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques :
Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,
Cape que par derrière, avec pompe, l’estoc
Lève, comme une queue insolente de coq,
Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
Fut et sera toujours l’alme Mère Gigogne,
Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,
Un nez !… Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là !…
On ne peut voir passer un pareil nasigère
Sans s’écrier : « Oh ! non, vraiment, il exagère ! »
Puis on sourit, on dit : « Il va l’enlever… » Mais
Monsieur de Bergerac ne l’enlève jamais.
Il le porte, — et pourfend quiconque le remarque !
Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque !
Il ne viendra pas !
Si !… Je parie un poulet
À la Ragueneau !
Soit !
Ah ! messieurs ! mais elle est
Épouvantablement ravissante !
Une pêche
Qui sourirait avec une fraise !
Et si fraîche
Qu’on pourrait, l’approchant, prendre un rhume de cœur !
C’est elle !
Ah ! c’est elle ?…
Oui. Dites vite. J’ai peur.
Magdeleine Robin, dite Roxane. — Fine.
Précieuse.
Hélas !
Libre. Orpheline. Cousine
De Cyrano, — dont on parlait…
Cet homme ?…
Hé ! Hé !…
— Comte de Guiche. Épris d’elle. Mais marié
À la nièce d’Armand de Richelieu. Désire
Faire épouser Roxane à certain triste sire,
Un monsieur de Valvert, vicomte… et complaisant.
Elle n’y souscrit pas, mais de Guiche est puissant :
Il peut persécuter une simple bourgeoise.
D’ailleurs j’ai dévoilé sa manœuvre sournoise
Dans une chanson qui… Ho ! il doit m’en vouloir !
— La fin était méchante… Écoutez…
Non. Bonsoir.
Vous allez ?
Chez monsieur de Valvert !
Prenez garde :
C’est lui qui vous tuera !
Restez. On vous regarde.
C’est vrai !
C’est moi qui pars. J’ai soif ! Et l’on m’attend
— Dans les tavernes !
Pas de Cyrano.
Pourtant…
Ah ! je veux espérer qu’il n’a pas vu l’affiche !
Commencez ! Commencez !
Scène III
VALVERT, puis MONTFLEURY.
Quelle cour, ce de Guiche !
Fi !… Encore un Gascon !
Le Gascon souple et froid,
Celui qui réussit !… Saluons-le, crois-moi.
Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte de Guiche ?
Baise-moi-ma-mignonne ou bien Ventre-de-biche ?
C’est couleur Espagnol malade.
La couleur
Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur,
L’Espagnol ira mal, dans les Flandres !
Je monte
Sur scène. Venez-vous ?
Viens, Valvert !
Le vicomte !
Ah ! je vais lui jeter à la face mon…
Hein ?
Ay !…
Je cherchais un gant !
Vous trouvez une main.
Lâchez-moi. Je vous livre un secret.
Quel ?
Lignière…
Qui vous quitte…
Eh bien ?
… touche à son heure dernière.
Une chanson qu’il fit blessa quelqu’un de grand,
Et cent hommes — j’en suis — ce soir sont postés !…
Cent !
Par qui ?
Discrétion…
Oh !
Professionnelle !
Où sont-ils postés ?
À la porte de Nesle.
Sur son chemin. Prévenez-le !
Mais où le voir ?
Allez courir tous les cabarets : le Pressoir
D’or, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque,
Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs, — et dans chaque,
Laissez un petit mot d’écrit l’avertissant.
Oui, je cours ! Ah ! les gueux ! Contre un seul homme, cent !
La quitter… elle !
Et lui !… — Mais il faut que je sauve
Lignière !…
Commencez.
Ma perruque !
Il est chauve !…
Bravo, les pages !… Ha ! ha ! ha !…
Petit gredin !
HA ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !
Ce silence soudain ?…
Ah ?…
La chose me vient d’être certifiée.
Chut ! — Il paraît ?… — Non !… — Si ! — Dans la loge grillée.
— Le Cardinal ! — Le Cardinal ? — Le Cardinal !
Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !…
Mouchez cette chandelle !
Une chaise !
Silence !
Montfleury entre en scène ?
Oui, c’est lui qui commence.
Cyrano n’est pas là.
J’ai perdu mon pari.
Tant mieux ! tant mieux !
Bravo, Montfleury ! Montfleury !
« Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire,
Se prescrit à soi-même un exil volontaire,
Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur les bois… »
Coquin, ne t’ai-je pas interdit pour un mois ?
Hein ? — Quoi ? — Qu’est-ce ?…
C’est lui !
Cyrano !
Roi des pitres,
Hors de scène à l’instant !
Oh !
Mais…
Tu récalcitres ?
Chut ! — Assez ! — Montfleury, jouez ! — Ne craignez rien !…
« Heureux qui loin des cours dans un lieu sol… »
Eh bien ?
Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles,
Une plantation de bois sur vos épaules ?
« Heureux qui… »
Sortez !
Oh !
« Heureux qui loin des cours… »
Ah ! je vais me fâcher !…
Scène IV
Venez à mon secours,
Messieurs !
Mais jouez donc !
Gros homme, si tu joues
Je vais être obligé de te fesser les joues !
Assez !
Que les marquis se taisent sur leurs bancs,
Ou bien je fais tâter ma canne à leurs rubans !
C’en est trop !… Montfleury…
Que Montfleury s’en aille,
Ou bien je l’essorille et le désentripaille !
Mais…
Qu’il sorte !
Pourtant…
Ce n’est pas encor fait ?
Bon ! je vais sur la scène, en guise de buffet,
Découper cette mortadelle d’Italie !
En m’insultant, Monsieur, vous insultez Thalie !
Si cette Muse, à qui, Monsieur, vous n’êtes rien,
Avait l’honneur de vous connaître, croyez bien
Qu’en vous voyant si gros et bête comme une urne,
Elle vous flanquerait quelque part son cothurne.
Montfleury ! — Montfleury ! — La pièce de Baro ! —
Je vous en prie, ayez pitié de mon fourreau :
Si vous continuez, il va rendre sa lame !
Hé ! là !…
Sortez de scène !
Oh ! oh !
Quelqu’un réclame ?
Monsieur de Cyrano
Vraiment nous tyrannise,
Malgré ce tyranneau
On jouera la Clorise.
Si j’entends une fois encore cette chanson,
Je vous assomme tous.
Vous n’êtes pas Samson !
Voulez-vous me prêter, Monsieur, votre mâchoire ?
C’est inouï !
C’est scandaleux !
C’est vexatoire !
Ce qu’on s’amuse !
Kss ! — Montfleury ! — Cyrano !
Silence !
Hi han ! Bêê ! Ouah, ouah ! Cocorico !
Je vous…
Miâou !
Je vous ordonne de vous taire !
Et j’adresse un défi collectif au parterre !
— J’inscris les noms ! — Approchez-vous, jeunes héros !
Chacun son tour ! Je vais donner des numéros ! —
Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ?
Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Le premier duelliste,
Je l’expédie avec les honneurs qu’on lui doit !
— Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt.
La pudeur vous défend de voir ma lame nue ?
Pas un nom ? — Pas un doigt ? — C’est bien. Je continue.
Donc, je désire voir le théâtre guéri
De cette fluxion. Sinon…
le bistouri !
Je…
Mes mains vont frapper trois claques, pleine lune !
Vous vous éclipserez à la troisième.
Ah ?…
Une !
Je…
Restez !
Restera… restera pas…
Je crois,
Messieurs…
Deux !
Je suis sûr qu’il vaudrait mieux que…
Trois !
Hu !… hu !… Lâche !… Reviens !…
Qu’il revienne, s’il l’ose !
L’orateur de la troupe !
Ah !… Voilà Bellerose !
Nobles seigneurs…
Non ! Non ! Jodelet !
Tas de veaux !
Ah ! Ah ! Bravo ! très bien ! bravo !
Pas de bravos !
Le gros tragédien dont vous aimez le ventre
S’est senti…
C’est un lâche !
Il dut sortir !
Qu’il rentre !
Non !
Si !
Mais à la fin, monsieur, quelle raison
Avez-vous de haïr Montfleury ?
Jeune oison,
J’ai deux raisons, dont chaque est suffisante seule.
Primo : c’est un acteur déplorable qui gueule,
Et qui soulève avec des han ! de porteur d’eau,
Le vers qu’il faut laisser s’envoler ! — Secundo :
Est mon secret…
Mais vous nous privez sans scrupule
De la Clorise ! Je m’entête…
Vieille mule,
Les vers du vieux Baro valant moins que zéro,
J’interromps sans remords !
Ha ! — Ho ! — Notre Baro !
Ma chère ! — Peut-on dire ?… Ah ! Dieu !…
Belles personnes,
Rayonnez, fleurissez, soyez des échansonnes
De rêve, d’un sourire enchantez un trépas,
Inspirez-nous des vers… mais ne les jugez pas !
Et l’argent qu’il va falloir rendre !
Bellerose,
Vous avez dit la seule intelligente chose !
Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous :
Attrapez cette bourse au vol, et taisez-vous !
Ah !… Oh !…
À ce prix-là, monsieur, je t’autorise
À venir chaque jour empêcher la Clorise !…
Hu !… Hu !…
Dussions-nous même ensemble être hués !…
Il faut évacuer la salle !…
Évacuez !…
C’est fou !…
Le comédien Montfleury ! quel scandale !
Mais il est protégé par le duc de Candale !
Avez-vous un patron ?
Non !
Vous n’avez pas ?…
Non !
Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom ?…
Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse ?
Non, pas de protecteur…
Mais une protectrice !
Mais vous allez quitter la ville ?
C’est selon.
Mais le duc de Candale a le bras long !
Moins long
Que n’est le mien…
quand je lui mets cette rallonge !
Mais vous ne songez pas à prétendre…
J’y songe.
Mais…
Tournez les talons, maintenant.
Mais…
Tournez !
— Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez.
Je…
Qu’a-t-il d’étonnant ?
Votre Grâce se trompe…
Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe ?…
Je n’ai pas…
Ou crochu comme un bec de hibou ?
Je…
Y distingue-t-on une verrue au bout ?
Mais…
Ou si quelque mouche, à pas lents, s’y promène ?
Qu’a-t-il d’hétéroclite ?
Oh !…
Est-ce un phénomène ?
Mais d’y porter les yeux j’avais su me garder !
Et pourquoi, s’il vous plaît, ne pas le regarder ?
J’avais…
Il vous dégoûte alors ?
Monsieur…
Malsaine
Vous semble sa couleur ?
Monsieur !
Sa forme, obscène ?
Mais du tout !…
Pourquoi donc prendre un air dénigrant ?
— Peut-être que monsieur le trouve un peu trop grand ?
Je le trouve petit, tout petit, minuscule !
Hein ? comment ? m’accuser d’un pareil ridicule ?
Petit, mon nez ? Holà !
Ciel !
Énorme, mon nez !
— Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez
Que je m’enorgueillis d’un pareil appendice,
Attendu qu’un grand nez est proprement l’indice
D’un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
Qu’il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud ! car la face sans gloire
Que va chercher ma main en haut de votre col,
Est aussi dénuée…
Aïe !
De fierté, d’envol,
De lyrisme, de pittoresque, d’étincelle,
De somptuosité, de Nez enfin, que celle…
Que va chercher ma botte au bas de votre dos !
Au secours ! À la garde !
Avis donc aux badauds
Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,
Et si le plaisantin est noble, mon usage
Est de lui mettre, avant de le laisser s’enfuir,
Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir !
Mais à la fin il nous ennuie !
Il fanfaronne !
Personne ne va donc lui répondre ?
Personne ?…
Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !…
Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand.
Très.
Ha !
C’est tout ?…
Mais…
Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme…
En variant le ton, — par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « C’est un roc !… c’est un pic !… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « Çà, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »
Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très commode ! »
Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « C’est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »
Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »
Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
— Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit :
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.
Vicomte, laissez donc !
Ces grands airs arrogants !
Un hobereau qui… qui… n’a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !
Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.
Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encor de sommeil dans le coin de son œil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d’indépendance et de franchise ;
Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est
Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,
Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons.
Mais, monsieur…
Je n’ai pas de gants ?… La belle affaire !
Il m’en restait un seul… d’une très vieille paire !
— Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun :
Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !
Ah ?… Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac.
(Rires.)
Bouffon !
Ay !…
Qu’est-ce encor qu’il dit ?
Il faut la remuer car elle s’engourdit…
— Ce que c’est que de la laisser inoccupée ! —
Ay !…
Qu’avez-vous ?
J’ai des fourmis dans mon épée !
Soit !
Je vais vous donner un petit coup charmant.
Poète !…
Oui, monsieur, poète ! et tellement,
Qu’en ferraillant je vais — hop ! — à l’improvisade,
Vous composer une ballade.
Une ballade ?
Vous ne vous doutez pas de ce que c’est, je crois ?
Mais…
La ballade, donc, se compose de trois
Couplets de huit vers…
Oh !
Et d’un envoi de quatre…
Vous…
Je vais tout ensemble en faire une et me battre,
Et vous toucher, monsieur, au dernier vers.
Non !
Non ?
« Ballade du duel qu’en l’hôtel bourguignon
Monsieur de Bergerac eut avec un bélître ! »
Qu’est-ce que c’est que ça, s’il vous plaît ?
C’est le titre.
Place ! — Très amusant ! — Rangez-vous ! — Pas de bruits !
Attendez !… je choisis mes rimes… Là, j’y suis.
Je jette avec grâce mon feutre,
Je fais lentement l’abandon
Du grand manteau qui me calfeutre,
Et je tire mon espadon ;
Élégant comme Céladon,
Agile comme Scaramouche,
Je vous préviens, cher Myrmidon,
Qu’à la fin de l’envoi, je touche !
Vous auriez bien dû rester neutre ;
Où vais-je vous larder, dindon ?…
Dans le flanc, sous votre maheutre ?…
Au cœur, sous votre bleu cordon ?…
— Les coquilles tintent, ding-don !
Ma pointe voltige : une mouche !
Décidément… c’est au bedon,
Qu’à la fin de l’envoi, je touche.
Il me manque une rime en eutre…
Vous rompez, plus blanc qu’amidon ?
C’est pour me fournir le mot pleutre !
— Tac ! je pare la pointe dont
Vous espériez me faire don, —
J’ouvre la ligne, — je la bouche…
Tiens bien ta broche, Laridon !
À la fin de l’envoi, je touche.
Prince, demande à Dieu pardon !
Je quarte du pied, j’escarmouche,
Je coupe, je feinte…
Hé ! là, donc !
À la fin de l’envoi, je touche.
Ah !…
Superbe !
Joli !
Pharamineux !
Nouveau !…
Insensé !
… Compliments… félicite… bravo…
C’est un héros !…
Monsieur, voulez-vous me permettre ?…
C’est tout à fait très bien, et je crois m’y connaître ;
J’ai du reste exprimé ma joie en trépignant !…
Comment s’appelle donc ce monsieur ?
D’Artagnan.
Çà, causons !…
Laisse un peu sortir cette cohue…
Je peux rester ?
Mais oui !…
C’est Montfleury qu’on hue !
Sic transit !…
Balayez. Fermez. N’éteignez pas.
Nous allons revenir après notre repas.
Répéter pour demain une nouvelle farce.
Vous ne dînez donc pas ?
Moi ?… Non.
Parce que ?
Parce…
Que je n’ai pas d’argent !…
Comment ! le sac d’écus ?…
Pension paternelle, en un jour, tu vécus !
Pour vivre tout un mois, alors ?…
Rien ne me reste.
Jeter ce sac, quelle sottise !
Mais quel geste !…
Hum !…
Monsieur… Vous savoir jeûner… le cœur me fend…
J’ai là tout ce qu’il faut…
Prenez !
Ma chère enfant,
Encor que mon orgueil de Gascon m’interdise
D’accepter de vos doigts la moindre friandise,
J’ai trop peur qu’un refus ne vous soit un chagrin,
Et j’accepterais donc…
Oh ! peu de chose ! — Un grain
De ce raisin…
Un seul !… Ce verre d’eau…
Limpide !
— Et la moitié d’un macaron !
Mais c’est stupide !
Oh ! quelque chose encor !
Oui. La main à baiser.
Merci, monsieur.
(Révérence.)
Bonsoir.
(Elle sort.)
Scène V
Je t’écoute causer.
Dîner !…
(… le verre d’eau.)
Boisson !…
(… le grain de raisin.)
Dessert !…
(Il s’assied.)
Là, je me mets à table !
— Ah !… j’avais une faim, mon cher, épouvantable !
— Tu disais ?
Que ces fats aux grands airs belliqueux
Te fausseront l’esprit si tu n’écoutes qu’eux !…
Va consulter des gens de bon sens, et t’informe
De l’effet qu’a produit ton algarade.
Énorme.
Le Cardinal…
Il était là, le Cardinal ?
A dû trouver cela…
Mais très original.
Pourtant…
C’est un auteur. Il ne peut lui déplaire
Que l’on vienne troubler la pièce d’un confrère.
Tu te mets sur les bras, vraiment, trop d’ennemis !
Combien puis-je, à peu près, ce soir, m’en être mis ?
Quarante-huit. Sans compter les femmes.
Voyons, compte !
Montfleury, le bourgeois, de Guiche, le vicomte,
Baro, l’Académie…
Assez ! tu me ravis !
Mais où te mènera la façon dont tu vis ?
Quel système est le tien ?
J’errais dans un méandre ;
J’avais trop de partis, trop compliqués, à prendre ;
J’ai pris…
Lequel ?
Mais le plus simple, de beaucoup.
J’ai décidé d’être admirable, en tout, pour tout !
Soit ! — Mais enfin, à moi, le motif de ta haine
Pour Montfleury, le vrai, dis-le moi !
Ce Silène,
Si ventru que son doigt n’atteint pas son nombril,
Pour les femmes encor se croit un doux péril,
Et leur fait, cependant qu’en jouant il bredouille,
Des yeux de carpe avec ses gros yeux de grenouille !…
Et je le hais depuis qu’il se permit, un soir,
De poser son regard, sur celle… Oh ! j’ai cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace !
Hein ? Comment ? Serait-il possible ?…
Que j’aimasse ?…
J’aime.
Et peut-on savoir ? Tu ne m’as jamais dit ?…
Qui j’aime ?… Réfléchis, voyons. Il m’interdit
Le rêve d’être aimé même par une laide,
Ce nez qui d’un quart d’heure en tous lieux me précède ;
Alors moi, j’aime qui ?… Mais cela va de soi !
J’aime — mais c’est forcé ! — la plus belle qui soit !
La plus belle ?…
Tout simplement, qui soit au monde !
La plus brillante, la plus fine,
(Avec accablement.)
La plus blonde !
Eh, mon Dieu, quelle est donc cette femme ?…
Un danger
Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer.
Un piège de nature, une rose muscade
Dans laquelle l’amour se tient en embuscade !
Qui connaît son sourire a connu le parfait.
Elle fait de la grâce avec rien, elle fait
Tenir tout le divin dans un geste quelconque,
Et tu ne saurais pas, Vénus, monter en conque,
Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris,
Comme elle monte en chaise et marche dans Paris !…
Sapristi ! Je comprends. C’est clair !
C’est diaphane.
Magdeleine Robin, ta cousine ?
Oui, — Roxane.
Eh bien ! mais c’est au mieux ! Tu l’aimes ? Dis-le-lui !
Tu t’es couvert de gloire à ses yeux aujourd’hui !
Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance
Pourrait bien me laisser cette protubérance !
Oh ! je ne me fais pas d’illusion ! — Parbleu,
Oui, quelquefois, je m’attendris, dans le soir bleu ;
J’entre en quelque jardin où l’heure se parfume ;
Avec mon pauvre grand diable de nez je hume
L’avril, — je suis des yeux, sous un rayon d’argent,
Au bras d’un cavalier, quelque femme, en songeant
Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune,
Aussi moi j’aimerais au bras en avoir une,
Je m’exalte, j’oublie… et j’aperçois soudain
L’ombre de mon profil sur le mur du jardin !
Mon ami !…
Mon ami, j’ai de mauvaises heures !
De me sentir si laid, parfois, tout seul…
Tu pleures ?
Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid,
Si le long de ce nez une larme coulait !
Je ne laisserai pas, tant que j’en serai maître,
La divine beauté des larmes se commettre
Avec tant de laideur grossière !… Vois-tu bien,
Les larmes, il n’est rien de plus sublime, rien,
Et je ne voudrais pas qu’excitant la risée,
Une seule, par moi, fût ridiculisée !…
Va, ne t’attriste pas ! L’amour n’est que hasard !
Non ! J’aime Cléopâtre : ai-je l’air d’un César ?
J’adore Bérénice : ai-je l’aspect d’un Tite ?
Mais ton courage ! ton esprit ! — Cette petite
Qui t’offrait là, tantôt, ce modeste repas,
Ses yeux, tu l’as bien vu, ne te détestaient pas !
C’est vrai !
Hé, bien ! alors ?… Mais, Roxane, elle-même,
Toute blême a suivi ton duel !…
Toute blême ?
Son cœur et son esprit déjà sont étonnés !
Ose, et lui parle, afin…
Qu’elle me rie au nez ?
Non ! — C’est la seule chose au monde que je craigne !
Monsieur, on vous demande…
Ah ! mon Dieu ! Sa duègne !
Scène VI
De son vaillant cousin on désire savoir
Où l’on peut, en secret, le voir.
Me voir ?
Vous voir.
— On a des choses à vous dire.
Des ?…
Des choses !
Ah ! mon Dieu !
L’on ira, demain, aux primes roses
D’aurore, — ouïr la messe à Saint-Roch.
Ah ! mon Dieu !
En sortant, — où peut-on entrer, causer un peu ?
Où ?… Je… mais… Ah ! mon Dieu !…
Dites vite.
Je cherche !…
Où ?…
Chez… chez… Ragueneau… le pâtissier…
Il perche ?
Dans la rue — ah ! mon Dieu, mon Dieu ! — Saint-Honoré !…
On ira. Soyez-y. Sept heures.
J’y serai.
Scène VII
Moi !… D’elle !… Un rendez-vous !…
Eh bien ! tu n’es plus triste ?
Ah ! pour quoi que ce soit, elle sait que j’existe !
Maintenant, tu vas être calme ?
Maintenant…
Mais je vais être frénétique et fulminant !
Il me faut une armée entière à déconfire !
J’ai dix cœurs ; j’ai vingt bras ; il ne peut me suffire
De pourfendre des nains…
(Il crie à tue-tête.)
Il me faut des géants !
Hé ! pst ! là-bas ! Silence ! on répète céans !
Nous partons !
Cyrano !
Qu’est-ce ?
Une énorme grive
Qu’on t’apporte !
Lignière !… hé, qu’est-ce qui t’arrive ?
Il te cherche !
Il ne peut rentrer chez lui !
Pourquoi ?
Ce billet m’avertit… cent hommes contre moi…
À cause de… chanson… grand danger me menace…
Porte de Nesle… Il faut, pour rentrer, que j’y passe…
Permets-moi donc d’aller coucher sous… sous ton toit !
Cent hommes, m’as-tu dis ? Tu coucheras chez toi !
Mais…
Prends cette lanterne !…
Et marche ! — Je te jure
Que c’est moi qui ferai ce soir ta couverture !…
Vous, suivez à distance, et vous serez témoins !
Mais cent hommes !…
Ce soir, il ne m’en faut pas moins !
Mais pourquoi protéger…
Voilà Le Bret qui grogne !
Cet ivrogne banal ?…
Parce que cet ivrogne,
Ce tonneau de muscat, ce fût de rossoli,
Fit quelque chose un jour de tout à fait joli ;
Au sortir d’une messe ayant, selon le rite,
Vu celle qu’il aimait prendre de l’eau bénite,
Lui que l’eau fait sauver, courut au bénitier,
Se pencha sur sa conque et le but tout entier !…
Tiens, c’est gentil, cela !
N’est-ce pas, la soubrette ?
Mais pourquoi sont-ils cent contre un pauvre poète ?
Marchons.
(Aux officiers.)
Et vous, messieurs, en me voyant charger,
Ne me secondez pas, quel que soit le danger !
Oh ! mais moi je vais voir !
Venez !…
Viens-tu Cassandre ?…
Venez tous, le Docteur, Isabelle, Léandre,
Tous ! Car vous allez joindre, essaim charmant et fol,
La farce italienne à ce drame espagnol,
Et sur son ronflement tintant un bruit fantasque,
L’entourer de grelots comme un tambour de basque !…
Bravo ! — Vite, une mante ! — Un capuchon !
Allons !
Vous nous jouerez un air, messieurs les violons !
Bravo ! des officiers, des femmes en costume,
Et vingt pas en avant…
(Il se place comme il dit.)
Moi, tout seul, sous la plume
Que la gloire elle-même à ce feutre piqua,
Fier comme un Scipion triplement Nasica !…
— C’est compris ? Défendu de me prêter main-forte ! —
On y est ?… Un, deux, trois ! Portier, ouvre la porte !
Ah !… Paris fuit, nocturne et quasi nébuleux ;
Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus ;
Un cadre se prépare, exquis, pour cette scène ;
Là-bas, sous des vapeurs en écharpe, la Seine,
Comme un mystérieux et magique miroir,
Tremble… Et vous allez voir ce que vous allez voir !
À la porte de Nesle !
À la porte de Nesle !
Ne demandiez-vous pas pourquoi, mademoiselle,
Contre ce seul rimeur cent hommes furent mis ?
C’est parce qu’on savait qu’il est de mes amis !
DEUXIÈME ACTE
La boutique de Ragueneau, rôtisseur-pâtissier, vaste ouvroir au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de l’Arbre-Sec qu’on aperçoit largement au fond, par le vitrage de la porte, grises dans les premières lueurs de l’aube.
À gauche, premier plan, comptoir surmonté d’un dais en fer forgé, auquel sont accrochés des oies, des canards, des paons blancs. Dans de grands vases de faïence de hauts bouquets de fleurs naïves, principalement des tournesols jaunes. Du même côté, second plan, immense cheminée devant laquelle, entre de monstrueux chenets, dont chacun supporte une petite marmite, les rôtis pleurent dans les lèchefrites.
À droite, premier plan avec porte. Deuxième plan, un escalier montant à une petite salle en soupente, dont on aperçoit l’intérieur par des volets ouverts ; une table y est dressée, un menu lustre flamand y luit : c’est un réduit où l’on va manger et boire. Une galerie de bois, faisant suite à l’escalier, semble mener à d’autres petites salles analogues.
Au milieu de la rôtisserie, un cercle en fer que l’on peut faire descendre avec une corde, et auquel de grosses pièces sont accrochées, fait un lustre de gibier.
Les fours, dans l’ombre, sous l’escalier, rougeoient. Des cuivres étincellent. Des broches tournent. Des pièces montées pyramident. Des jambons pendent. C’est le coup de feu matinal. Bousculade de marmitons effarés, d’énormes cuisiniers et de minuscules gâte-sauces, foisonnement de bonnets à plume de poulet ou à aile de pintade. On apporte, sur des plaques de tôle et des clayons d’osier, des quinconces de brioches, des villages de petits-fours.
Des tables sont couvertes de gâteaux et de plats. D’autres entourées de chaises, attendent les mangeurs et les buveurs. Une plus petite, dans un coin, disparaît sous les papiers. Ragueneau y est assis au lever du rideau ; il écrit.
Scène première
Fruits en nougat !
Flan !
Paon !
Roinsoles !
Bœuf en daube !
Sur les cuivres, déjà, glisse l’argent de l’aube !
Étouffe en toi le dieu qui chante, Ragueneau !
L’heure du luth viendra, — c’est l’heure du fourneau !
Vous, veuillez m’allonger cette sauce, elle est courte !
De combien ?
De trois pieds.
Hein !
La tarte !
La tourte !
Ma Muse, éloigne-toi, pour que tes yeux charmants
N’aillent pas se rougir au feu de ces sarments !
Vous avez mal placé la fente de ces miches :
Au milieu la césure, — entre les hémistiches !
À ce palais de croûte, il faut, vous, mettre un toit…
Et toi, sur cette broche interminable, toi,
Le modeste poulet et la dinde superbe,
Alterne-les, mon fils, comme le vieux Malherbe
Alternait les grands vers avec les plus petits,
Et fais tourner au feu des strophes de rôtis !
Maître, en pensant à vous, dans le four, j’ai fait cuire
Ceci, qui vous plaira, je l’espère.
Une lyre !
En pâte de brioche.
Avec des fruits confits !
Et les cordes, voyez, en sucre je les fis.
Va boire à ma santé !
(Apercevant Lise qui entre.)
Chut ! ma femme ! Circule,
Et cache cet argent !
(À Lise, lui montrant la lyre d’un air gêné.)
C’est beau ?
C’est ridicule !
Des sacs ?… Bon. Merci.
Ciel ! Mes livres vénérés !
Les vers de mes amis ! déchirés ! démembrés !
Pour en faire des sacs à mettre des croquantes…
Ah ! vous renouvelez Orphée et les bacchantes !
Et n’ai-je pas le droit d’utiliser vraiment
Ce que laissent ici, pour unique paiement,
Vos méchants écriveurs de lignes inégales !
Fourmi !… n’insulte pas ces divines cigales !
Avant de fréquenter ces gens-là, mon ami,
Vous ne m’appeliez pas bacchante, — ni fourmi !
Avec des vers, faire cela !
Pas autre chose.
Que faites-vous, alors, madame, avec la prose ?
Scène II
Vous désirez, petits ?
Trois pâtés.
Là, bien roux…
Et bien chauds.
S’il vous plaît, enveloppez-les-nous ?
Hélas ! un de mes sacs !
Que je les enveloppe ?…
« Tel Ulysses, le jour qu’il quitta Pénélope… »
Pas celui-ci !…
« Le blond Phœbus… » Pas celui-là !
Eh bien ! qu’attendez-vous ?
Voilà, voilà, voilà !
Le sonnet à Philis !… mais c’est dur tout de même !
C’est heureux qu’il se soit décidé !
Nicodème !
Pst !… Petits !… Rendez-moi le sonnet à Philis,
Au lieu de trois pâtés je vous en donne six.
« Philis !… » Sur ce doux nom, une tache de beurre !…
« Philis !… »
Scène III
Quelle heure est-il ?
Six heures.
Dans une heure !
Bravo ? J’ai vu…
Quoi donc !
Votre combat !…
Lequel ?
Celui de l’Hôtel de Bourgogne !
Ah !… Le duel !…
Oui, le duel en vers !…
Il en a plein la bouche !
Allons ! tant mieux !
« À la fin de l’envoi, je touche !…
À la fin de l’envoi, je touche !… » Que c’est beau !
« À la fin de l’envoi… »
Quelle heure, Ragueneau ?
Six heures cinq !… « … Je touche ! »
… Oh ! faire une ballade
Qu’avez-vous à la main ?
Rien. Une estafilade.
Courûtes-vous quelque péril ?
Aucun péril.
Je crois que vous mentez !
Mon nez remuerait-il ?
Il faudrait que ce fût pour un mensonge énorme !
J’attends ici quelqu’un. Si ce n’est pas sous l’orme,
Vous nous laisserez seuls.
C’est que je ne peux pas ;
Mes rimeurs vont venir…
Pour leur premier repas.
Tu les éloigneras quand je te ferai signe…
L’heure ?
Six heures dix.
Une plume ?…
De cygne.
Salut !
(Lise remonte vivement vers lui.)
Qu’est-ce ?
Un ami de ma femme. Un guerrier
Terrible, — à ce qu’il dit !…
Chut !… Écrire, — plier, —
Lui donner, — me sauver…
Lâche !… Mais que je meure,
Si j’ose lui parler, lui dire un seul mot…
L’heure ?
Six et quart !…
…un seul mot de tous ceux que j’ai là !
Tandis qu’en écrivant…
(Il reprend la plume.)
Eh bien ! écrivons-la,
Cette lettre d’amour qu’en moi-même j’ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu’elle est prête,
Et que mettant mon âme à côté du papier,
Je n’ai tout simplement qu’à la recopier.
Scène IV
Les voici vos crottés !
Confrère !…
Cher confrère !
Aigle des pâtissiers !
Ça sent bon dans votre aire.
Ô Phœbus-Rôtisseur !
Apollon maître-queux !…
Comme on est tout de suite à son aise avec eux !…
Nous fûmes retardés par la foule attroupée
À la porte de Nesle !…
Ouverts à coups d’épée,
Huit malandrins sanglants illustraient les pavés !
Huit ?… Tiens, je croyais sept.
Est-ce que vous savez
Le héros du combat ?
Moi ?… Non !
Et vous ?
Peut-être !
Je vous aime…
Un seul homme, assurait-on, sut mettre
Toute une bande en fuite !…
Oh ! c’était curieux !
Des piques, des bâtons jonchaient le sol !…
…vos yeux…
On trouvait des chapeaux jusqu’au quai des Orfèvres !
Sapristi ! ce dut être féroce…
…vos lèvres…
Un terrible géant, l’auteur de ces exploits !
…Et je m’évanouis de peur quand je vous vois.
Qu’as-tu rimé de neuf, Ragueneau ?
…qui vous aime…
Pas besoin de signer. Je la donne moi-même.
J’ai mis une recette en vers.
Oyons ces vers !
Cette brioche a mis son bonnet de travers.
Ce pain d’épice suit le rimeur famélique,
De ses yeux en amande aux sourcils d’angélique !
Nous écoutons.
Ce chou bave sa crème. Il rit.
Pour la première fois la Lyre me nourrit !
Une recette en vers…
Tu déjeunes ?
Tu dînes !
Battez, pour qu’ils soient mousseux,
Quelques œufs ;
Incorporez à leur mousse
Un jus de cédrat choisi ;
Versez-y
Un bon lait d’amande douce ;
Mettez de la pâte à flan
Dans le flanc
De moules à tartelette ;
D’un doigt preste, abricotez
Les côtés ;
Versez goutte à gouttelette
Votre mousse en ces puits, puis
Que ces puits
Passent au four, et, blondines,
Sortant en gais troupelets,
Ce sont les
Tartelettes amandines !
Exquis ! Délicieux !
Homph !
Bercés par ta voix,
Ne vois-tu pas comme ils s’empiffrent ?
Je le vois…
Sans regarder, de peur que cela ne les trouble ;
Et dire ainsi mes vers me donne un plaisir double,
Puisque je satisfais un doux faible que j’ai
Tout en laissant manger ceux qui n’ont pas mangé ?
Toi tu me plais !…
Hé là, Lise ?
Ce capitaine…
Vous assiège ?
Oh ! mes yeux, d’une œillade hautaine,
Savent vaincre quiconque attaque mes vertus.
Euh ! pour des yeux vainqueurs, je les trouve battus.
Mais…
Ragueneau me plaît. C’est pourquoi, dame Lise,
Je défends que quelqu’un le ridicoculise.
Mais…
À bon entendeur…
Vraiment, vous m’étonnez !…
Répondez… sur son nez…
Sur son nez… sur son nez…
Pst !…
Nous serons bien mieux par là…
Pst ! pst !…
Pour lire
Des vers…
Mais les gâteaux !…
Emportons-les !
Scène V
Je tire
Ma lettre si je sens seulement qu’il y a
Le moindre espoir !…
Entrez !…
Vous, deux mots, duègna !
Quatre.
Êtes-vous gourmande ?
À m’en rendre malade.
Bon. Voici deux sonnets de monsieur Benserade…
Heu !…
…que je vous remplis de darioles.
Hou !
Aimez-vous le gâteau qu’on nomme petit chou ?
Monsieur, j’en fais état, lorsqu’il est à la crème.
J’en plonge six pour vous dans le sein d’un poème
De Saint-Amand ! Et dans ces vers de Chapelain
Je dépose un fragment, moins lourd, de poupelin.
— Ah ! Vous aimez les gâteaux frais ?
J’en suis férue !
Veuillez aller manger tous ceux-ci dans la rue.
Mais…
Et ne revenez qu’après avoir fini !
Scène VI
Que l’instant entre tous les instants soit béni,
Où, cessant d’oublier qu’humblement je respire
Vous venez jusqu’ici pour me dire… me dire ?…
Mais tout d’abord merci, car ce drôle, ce fat
Qu’au brave jeu d’épée, hier, vous avez fait mat,
C’est lui qu’un grand seigneur… épris de moi…
De Guiche ?
Cherchait à m’imposer… comme mari…
Postiche ?
Je me suis donc battu, madame, et c’est tant mieux,
Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux.
Puis… je voulais… Mais pour l’aveu que je viens faire,
Il faut que je revoie en vous le… presque frère,
Avec qui je jouais, dans le parc — près du lac !…
Oui… Vous veniez tous les étés à Bergerac !…
Les roseaux fournissaient le bois pour vos épées…
Et les maïs, les cheveux blonds pour vos poupées !
C’était le temps des jeux…
Des mûrons aigrelets…
Le temps où vous faisiez tout ce que je voulais !…
Roxane, en jupons courts, s’appelait Madeleine…
J’étais jolie, alors ?
Vous n’étiez pas vilaine.
Parfois, la main en sang de quelque grimpement,
Vous accouriez ! — Alors, jouant à la maman,
Je disais d’une voix qui tâchait d’être dure :
« Qu’est-ce que c’est encor que cette égratignure ? »
Oh ! C’est trop fort ! Et celle-ci !
Non ! montrez-la !
Hein ? à votre âge, encor ! — Où t’es-tu fait cela ?
En jouant, du côté de la porte de Nesle.
Donnez !
Si gentiment ! Si gaiement maternelle !
Et, dites-moi, — pendant que j’ôte un peu le sang, —
Ils étaient contre vous ?
Oh ! pas tout à fait cent.
Racontez !
Non. Laissez. Mais vous, dites la chose
Que vous n’osiez tantôt me dire…
À présent j’ose,
Car le passé m’encouragea de son parfum !
Oui, j’ose maintenant. Voilà. J’aime quelqu’un.
Ah !…
Qui ne le sait pas d’ailleurs.
Ah !…
Pas encore.
Ah !…
Mais qui va bientôt le savoir, s’il l’ignore.
Ah !…
Un pauvre garçon qui jusqu’ici m’aima
Timidement, de loin, sans oser le dire…
Ah !…
Laissez-moi votre main, voyons, elle a la fièvre. —
Mais moi j’ai vu trembler les aveux sur sa lèvre.
Ah !…
Et figurez-vous, tenez, que, justement
Oui, mon cousin, il sert dans votre régiment !
Ah !…
Puisqu’il est cadet dans votre compagnie !
Ah !…
Il a sur son front de l’esprit, du génie,
Il est fier, noble, jeune, intrépide, beau…
Beau !
Quoi ? Qu’avez-vous ?
Moi, rien… c’est… c’est…
C’est ce bobo.
Enfin, je l’aime. Il faut d’ailleurs que je vous die
Que je ne l’ai jamais vu qu’à la Comédie…
Vous ne vous êtes donc pas parlé ?
Nos yeux seuls.
Mais comment savez-vous, alors ?
Sous les tilleuls
De la place Royale, on cause… Des bavardes
M’ont renseignée…
Il est cadet ?
Cadet aux gardes.
Son nom ?
Baron Christian de Neuvillette.
Hein ?…
Il n’est pas aux cadets.
Si, depuis ce matin
Capitaine Carbon de Castel-Jaloux.
Vite,
Vite, on lance son cœur !… Mais ma pauvre petite…
J’ai fini les gâteaux, monsieur de Bergerac !
Eh bien ! lisez les vers imprimés sur le sac !
… Ma pauvre enfant, vous qui n’aimez que beau langage,
Bel esprit, — si c’était un profane, un sauvage.
Non, il a les cheveux d’un héros de d’Urfé !
S’il était aussi maldisant que bien coiffé !
Non, tous les mots qu’il dit sont fins, je le devine !
Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine.
— Mais si c’était un sot !…
Eh bien ! j’en mourrais, là !
Vous m’avez fait venir pour me dire cela ?
Je n’en sens pas très bien l’utilité, madame.
Ah, c’est que quelqu’un hier m’a mis la mort dans l’âme,
Et me disant que tous, vous êtes tous Gascons
Dans votre compagnie…
Et que nous provoquons
Tous les blancs-becs qui, par faveur, se font admettre
Parmi les purs Gascons que nous sommes, sans l’être ?
C’est ce qu’on vous a dit ?
Et vous pensez si j’ai
Tremblé pour lui !
Non sans raison !
Mais j’ai songé
Lorsque invincible et grand, hier, vous nous apparûtes,
Châtiant ce coquin, tenant tête à ces brutes, —
J’ai songé : s’il voulait, lui, que tous ils craindront…
C’est bien, je défendrai votre petit baron.
Oh, n’est-ce pas que vous allez me le défendre ?
J’ai toujours eu pour vous une amitié si tendre.
Oui, oui.
Vous serez son ami ?
Je le serai.
Et jamais il n’aura de duel ?
C’est juré.
Oh ! je vous aime bien. Il faut que je m’en aille.
Mais vous ne m’avez pas raconté la bataille
De cette nuit. Vraiment ce dut être inouï !…
— Dites-lui qu’il m’écrive.
Oh ! je vous aime !
Oui, oui.
Cent hommes contre vous ? Allons, adieu. — Nous sommes
De grands amis !
Oui, oui.
Qu’il m’écrive ! — Cent hommes ! —
Vous me direz plus tard. Maintenant, je ne puis.
Cent hommes ! Quel courage !
Oh ! j’ai fait mieux depuis.
Scène VII
Peut-on rentrer ?
Oui…
Le voilà !
Mon capitaine…
Notre héros ! Nous savons tout ! Une trentaine
De mes cadets sont là !…
Mais…
Viens ! on veut te voir !
Non !
Ils boivent en face, à la Croix du Trahoir.
Je…
Le héros refuse. Il est d’humeur bourrue !
Ah ! Sandious !
Les voici qui traversent la rue !…
Mille dious ! — Capdedious ! — Mordious ! — Pocapdedious !
Messieurs, vous êtes donc tous de la Gascogne !
Tous !
Bravo !
Baron !
Vivat !
Baron !
Que je t’embrasse !
Baron !…
Embrassons-le !
Baron… baron… de grâce…
Vous êtes tous barons, messieurs ?
Tous ?
Le sont-ils ?…
On ferait une tour rien qu’avec nos tortils !
On te cherche ! Une foule en délire conduite
Par ceux qui cette nuit marchèrent à ta suite…
Tu ne leur as pas dit où je me trouve ?…
Si !
Monsieur, tout le Marais se fait porter ici !
Et Roxane ?
Tais toi !
Cyrano !…
Ma boutique
Est envahie ! On casse tout ! C’est magnifique !
Mon ami… mon ami…
Je n’avais pas hier
Tant d’amis !…
Le succès !
Si tu savais, mon cher…
Si tu ?… Tu ?… Qu’est-ce donc qu’ensemble nous gardâmes ?
Je veux vous présenter, Monsieur, à quelques dames
Qui là, dans mon carrosse…
Et vous d’abord, à moi,
Qui vous présentera ?
Mais qu’as-tu donc ?
Tais-toi !
Puis-je avoir des détails sur ?…
Non.
C’est Théophraste
Renaudot ! l’inventeur de la gazette.
Baste !
Cette feuille où l’on fait tant de choses tenir !
On dit que cette idée a beaucoup d’avenir !
Monsieur…
Encor !
Je veux faire un pentacrostiche
Sur votre nom…
Monsieur…
Assez !
Monsieur de Guiche !
Vient de la part du maréchal de Gassion !
… Qui tient à vous mander son admiration
Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre.
Bravo !…
Le maréchal s’y connaît en bravoure.
Il n’aurait jamais cru le fait si ces messieurs
N’avaient pu lui jurer l’avoir vu.
De nos yeux.
Mais…
Tais-toi !
Tu parais souffrir !
Devant ce monde ?…
Moi souffrir ?… Tu vas voir !
Votre carrière abonde
De beaux exploits, déjà. — Vous servez chez ces fous
De Gascons, n’est-ce pas ?
Aux cadets, oui.
Chez nous !
Ah ! ah !… Tous ces messieurs à la mine hautaine,
Ce sont donc les fameux ?…
Cyrano !
Capitaine ?
Puisque ma compagnie est, je crois, au complet,
Veuillez la présenter au comte, s’il vous plaît.
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux ;
Bretteurs et menteurs sans vergogne,
Ce sont les cadets de Gascogne !
Parlant blason, lambel, bastogne,
Tous plus nobles que des filous,
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux :
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups,
Fendant la canaille qui grogne,
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
Ils vont, — coiffés d’un vieux vigogne
Dont la plume cache les trous ! —
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux ;
De gloire, leur âme est ivrogne !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne,
Dans tous les endroits où l’on cogne
Ils se donnent des rendez-vous…
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !
Ô femme, adorable carogne,
Voici les cadets de Gascogne !
Que le vieil époux se renfrogne :
Sonnez, clairons ! chantez, coucous !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !
Un poète est un luxe, aujourd’hui, qu’on se donne.
— Voulez-vous être à moi ?
Non, Monsieur, à personne.
Votre verve amusa mon oncle Richelieu,
Hier. Je veux vous servir auprès de lui.
Grand Dieu !
Vous avez bien rimé cinq actes, j’imagine ?
Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine !
Portez-les-lui.
Vraiment…
Il est des plus experts.
Il vous corrigera seulement quelques vers…
Impossible, Monsieur ; mon sang se coagule
En pensant qu’on y peut changer une virgule.
Mais quand un vers lui plaît, en revanche, mon cher,
Il le paye très cher.
Il le paye moins cher
Que moi, lorsque j’ai fait un vers, et que je l’aime,
Je me le paye, en me le chantant à moi-même !
Vous êtes fier.
Vraiment, vous l’avez remarqué ?
Regarde, Cyrano ! ce matin, sur le quai,
Le bizarre gibier à plumes que nous prîmes !
Les feutres des fuyards !…
Des dépouilles opimes !
Ah ! Ah ! Ah !
Celui qui posta ces gueux, ma foi,
Doit rager aujourd’hui.
Sait-on qui c’est ?
C’est moi.
Je les avais chargés de châtier, — besogne
Qu’on ne fait pas soi-même, — un rimailleur ivrogne.
Que faut-il qu’on en fasse ? Ils sont gras… Un salmis ?
Monsieur, si vous voulez les rendre à vos amis ?
Ma chaise et mes porteurs, tout de suite : je monte.
Vous, Monsieur !…
Les porteurs de monseigneur le comte
De Guiche !
… Avez-vous lu Don Quichot ?
Je l’ai lu.
Et me découvre au nom de cet hurluberlu.
Veuillez donc méditer alors…
Voici la chaise.
Sur le chapitre des moulins !
Chapitre treize.
Car lorsqu’on les attaque, il arrive souvent…
J’attaque donc des gens qui tournent à tout vent ?
Qu’un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles
Vous lance dans la boue !…
Ou bien dans les étoiles !
Scène VIII
Messieurs… Messieurs… Messieurs…
Ah ! dans quels jolis draps…
Oh ! toi ! tu vas grogner !
Enfin, tu conviendras
Qu’assassiner toujours la chance passagère,
Devient exagéré.
Hé bien oui, j’exagère !
Ah !
Mais pour le principe, et pour l’exemple aussi,
Je trouve qu’il est bon d’exagérer ainsi.
Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire
La fortune et la gloire…
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
Non, merci. D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ? »…
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Aimer mieux faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, — ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
Tout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Comment diable
As-tu donc contracté la manie effroyable
De te faire toujours, partout, des ennemis ?
À force de vous voir vous faire des amis,
Et rire à ces amis dont vous avez des foules,
D’une bouche empruntée au derrière des poules !
J’aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m’écrie avec joie : un ennemi de plus !
Quelle aberration !
Eh bien ! oui, c’est mon vice.
Déplaire est mon plaisir. J’aime qu’on me haïsse.
Mon cher, si tu savais comme l’on marche mieux
Sous la pistolétade excitante des yeux !
Comme, sur les pourpoints, font d’amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches !
— Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,
Ressemble à ces grands cols d’Italie, ajourés
Et flottants, dans lesquels votre cou s’effémine :
On y est plus à l’aise… et de moins haute mine,
Car le front n’ayant pas de maintien ni de loi,
S’abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,
La Haine, chaque jour, me tuyaute et m’apprête
La fraise dont l’empois force à lever la tête ;
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m’ajoute une gêne, et m’ajoute un rayon :
Car, pareille en tous points à la fraise espagnole,
La Haine est un carcan, mais c’est une auréole !
Fais tout haut l’orgueilleux et l’amer, mais tout bas,
Dis-moi tout simplement qu’elle ne t’aime pas !
Tais-toi !
Scène IX
Hé ! Cyrano !
(Cyrano se retourne.)
Le récit ?
Tout à l’heure !
Le récit du combat ! Ce sera la meilleure
Leçon
(Il s’arrête devant la table où est Christian.)
pour ce timide apprentif !
Apprentif ?
Oui, septentrional maladif !
Maladif ?
Monsieur de Neuvillette, apprenez quelque chose :
C’est qu’il est un objet, chez nous, dont on ne cause
Pas plus que de cordon dans l’hôtel d’un pendu !
Qu’est-ce ?
Regardez-moi !
M’avez-vous entendu ?
Ah ! c’est le…
Chut !… jamais ce mot ne se profère !
Ou c’est à lui, là-bas, que l’on aurait affaire !
Deux nasillards par lui furent exterminés
Parce qu’il lui déplut qu’ils parlassent du nez !
On ne peut faire, sans défuncter avant l’âge,
La moindre allusion au fatal cartilage !
Un mot suffit ! Que dis-je, un mot ? Un geste, un seul !
Et tirer son mouchoir, c’est tirer son linceul !
Capitaine !
Monsieur ?
Que fait-on quand on trouve
Des méridionaux trop vantards ?…
On leur prouve
Qu’on peut être du Nord et courageux.
Merci.
Maintenant, ton récit !
Son récit !
Mon récit ?…
Eh bien ! donc je marchais tout seul, à leur rencontre.
La lune, dans le ciel, luisait comme une montre,
Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger
S’étant mis à passer un coton nuager
Sur le boîtier d’argent de cette montre ronde,
Il se fit une nuit la plus noire du monde,
Et les quais n’étant pas du tout illuminés,
Mordious ! on n’y voyait pas plus loin…
Que son nez.
Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?
C’est un homme
Arrivé ce matin.
Ce matin ?
Il se nomme
Le baron de Neuvil…
Ah ! c’est bien…
Je…
Très bien…
Je disais donc…
Mordious !…
que l’on n’y voyait rien.
Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince
J’allais mécontenter quelque grand, quelque prince,
Qui m’aurait sûrement…
Dans le nez…
Une dent, —
Qui m’aurait une dent… et qu’en somme, imprudent,
J’allais fourrer…
Le nez…
Le doigt… entre l’écorce
Et l’arbre, car ce grand pouvait être de force
À me faire donner…
Sur le nez…
Sur les doigts.
— Mais j’ajoutai : Marche, Gascon, fais ce que dois !
Va, Cyrano ! Et ce disant, je me hasarde,
Quand, dans l’ombre, quelqu’un me porte…
Une nasarde.
Je la pare et soudain me trouve…
Nez à nez…
Ventre-Saint-Gris !
avec cent braillards avinés
Qui puaient…
À plein nez…
L’oignon et la litharge !
Je bondis, front baissé…
Nez au vent !
Et je charge !
J’en estomaque deux ! J’en empale un tout vif !
Quelqu’un m’ajuste : Paf ! et je riposte…
Pif !
Tonnerre ! Sortez tous !
C’est le réveil du tigre !
Tous ! Et laissez-moi seul avec cet homme !
Bigre !
On va le retrouver en hachis !
En hachis ?
Dans un de vos pâtés !
Je sens que je blanchis,
Et que je m’amollis comme une serviette !
Sortons !
Il n’en va pas laisser une miette !
Ce qui va se passer ici, j’en meurs d’effroi !
Quelque chose d’épouvantable !
Scène X
Embrasse-moi !
Monsieur…
Brave.
Ah çà ! mais !…
Très brave. Je préfère.
Me direz-vous ?…
Embrasse-moi. Je suis son frère.
De qui ?
Mais d’elle !
Hein ?…
Mais de Roxane !
Ciel !
Vous, son frère ?
Ou tout comme : un cousin fraternel.
Elle vous a ?…
Tout dit !
M’aime-t-elle ?
Peut-être !
Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaître !
Voilà ce qui s’appelle un sentiment soudain.
Pardonnez-moi…
C’est vrai qu’il est beau, le gredin !
Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire !
Mais tous ces nez que vous m’avez…
Je les retire !
Roxane attend ce soir une lettre…
Hélas !
Quoi !
C’est me perdre que de cesser de rester coi !
Comment ?
Las ! je suis sot à m’en tuer de honte.
Mais non, tu ne l’es pas puisque tu t’en rends compte.
D’ailleurs, tu ne m’as pas attaqué comme un sot.
Bah ! on trouve des mots quand on monte à l’assaut !
Oui, j’ai certain esprit facile et militaire,
Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire.
Oh ! leurs yeux, quand je passe, ont pour moi des bontés…
Leurs cœurs n’en ont-ils plus quand vous vous arrêtez ?
Non ! car je suis de ceux, — je le sais… et je tremble ! —
Qui ne savent parler d’amour…
Tiens !… Il me semble
Que si l’on eût pris soin de me mieux modeler,
J’aurais été de ceux qui savent en parler.
Oh ! pouvoir exprimer les choses avec grâce !
Être un joli petit mousquetaire qui passe !
Roxane est précieuse et sûrement je vais
Désillusionner Roxane !
Si j’avais
Pour exprimer mon âme un pareil interprète !
Il me faudrait de l’éloquence !
Je t’en prête !
Toi du charme physique et vainqueur, prête-m’en :
Et faisons à nous deux un héros de roman !
Quoi ?
Te sens-tu de force à répéter les choses
Que chaque jour je t’apprendrai ?…
Tu me proposes ?…
Roxane n’aura pas de désillusion !
Dis, veux-tu qu’à nous deux nous la séduisions ?
Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle
Dans ton pourpoint brodé, l’âme que je t’insuffle !…
Mais, Cyrano !…
Christian, veux-tu ?
Tu me fais peur !
Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son cœur,
Veux-tu que nous fassions — et bientôt tu l’embrases ! —
Collaborer un peu tes lèvres et mes phrases ?…
Tes yeux brillent !…
Veux-tu ?…
Quoi ! cela te ferait
Tant de plaisir ?…
Cela…
Cela m’amuserait !
C’est une expérience à tenter un poète.
Veux-tu me compléter et que je te complète ?
Tu marcheras, j’irai dans l’ombre à ton côté :
Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.
Mais la lettre qu’il faut, au plus tôt, lui remettre !
Je ne pourrai jamais…
Tiens, la voilà, ta lettre !
Comment ?
Hormis l’adresse, il n’y manque plus rien.
Je…
Tu peux l’envoyer. Sois tranquille. Elle est bien.
Vous aviez ?…
Nous avons toujours, nous, dans nos poches,
Des épîtres à des Chloris… de nos caboches,
Car nous sommes ceux-là qui pour amantes n’ont
Que du rêve soufflé dans la bulle d’un nom !…
Prends, et tu changeras en vérités ces feintes ;
Je lançais au hasard ces aveux et ces plaintes :
Tu verras se poser tous ces oiseaux errants.
Tu verras que je fus dans cette lettre — prends ! —
D’autant plus éloquent que j’étais moins sincère !
— Prends donc, et finissons !
N’est-il pas nécessaire
De changer quelques mots ? Écrite en divaguant,
Ira-t-elle à Roxane ?
Elle ira comme un gant !
Mais…
La crédulité de l’amour-propre est telle,
Que Roxane croira que c’est écrit pour elle !
Ah ! mon ami !
Scène XI
Plus rien… Un silence de mort…
Je n’ose regarder…
Hein ?
Ah !… Oh !…
C’est trop fort !
Ouais ?…
Notre démon est doux comme un apôtre !
Quand sur une narine on le frappe, — il tend l’autre ?
On peut donc lui parler de son nez, maintenant ?…
— Eh ! Lise ! Tu vas voir !
Oh !… oh !… c’est surprenant !
Quelle odeur !…
Mais monsieur doit l’avoir reniflée ?
Qu’est-ce que cela sent ici ?…
La giroflée !
TROISIÈME ACTE
Une petite place dans l’ancien Marais. Vieilles maisons. Perspectives de ruelles. À droite, la maison de Roxane et le mur de son jardin qui débordent de larges feuillages. Au-dessus de la porte, fenêtre et balcon. Un banc devant le seuil.
Du lierre grimpe au mur, du jasmin enguirlande le balcon, frissonne et retombe.
Par le banc et les pierres en saillie du mur, on peut facilement grimper au balcon.
En face, une ancienne maison de même style, brique et pierre, avec une porte d’entrée. Le heurtoir de cette porte est emmailloté de linge comme un pouce malade.
Au lever du rideau, la duègne est assise sur le banc. La fenêtre est grande ouverte sur le balcon de Roxane.
Près de la duègne se tient debout Ragueneau, vêtu d’une sorte de livrée : il termine un récit, en s’essuyant les yeux.
Scène Première
… Et puis, elle est partie avec un mousquetaire !
Seul, ruiné, je me pends. J’avais quitté la terre.
Monsieur de Bergerac entre, et, me dépendant,
Me vient à sa cousine offrir comme intendant.
Mais comment expliquer cette ruine où vous êtes ?
Lise aimait les guerriers, et j’aimais les poètes !
Mars mangeait les gâteaux que laissait Apollon
— Alors, vous comprenez, cela ne fut pas long !
Roxane, êtes-vous prête ?… On nous attend !
Je passe
Une mante !
C’est là qu’on nous attend, en face.
Chez Clomire. Elle tient bureau, dans son réduit.
On y lit un discours sur le Tendre, aujourd’hui.
Sur le Tendre ?
Mais oui !…
(Criant vers la fenêtre.)
Roxane, il faut descendre,
Ou nous allons manquer le discours sur le Tendre !
Je viens !
La ! la ! la ! la !
On nous joue un morceau ?
Je vous dis que la croche est triple, triple sot !
Vous savez donc, Monsieur, si les croches sont triples ?
Je suis musicien, comme tous les disciples
De Gassendi !
La ! la !
Je peux continuer !…
La ! la ! la ! la !
C’est vous ?
Moi qui viens saluer
Vos lys, et présenter mes respects à vos ro.....ses !
Je descends !
Qu’est-ce donc que ces deux virtuoses ?
C’est un pari que j’ai gagné sur d’Assoucy.
Nous discutions un point de grammaire. — Non ! — Si ! —
Quand soudain me montrant ces deux escogriffes
Habiles à gratter les cordes de leurs griffes,
Et dont il fait toujours son escorte, il me dit :
« Je te parie un jour de musique ! » Il perdit.
Jusqu’à ce que Phœbus recommence son orbe,
J’ai donc sur mes talons ces joueurs de théorbe,
De tout ce que je fais harmonieux témoins !…
Ce fut d’abord charmant, et ce l’est déjà moins.
Hep !… Allez de ma part jouer une pavane
À Montfleury !…
Je viens demander à Roxane
Ainsi que chaque soir…
(Aux pages qui sortent.)
Jouez longtemps, — et faux !
… Si l’ami de son âme est toujours sans défauts ?
Ah ! qu’il est beau, qu’il a d’esprit et que je l’aime !
Christian a tant d’esprit ?…
Mon cher, plus que vous-même !
J’y consens.
Il ne peut exister à mon goût
Plus fin diseur de ces jolis rien qui sont tout.
Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes ;
Puis, tout à coup, il dit des choses ravissantes !
Non ?
C’est trop fort ! Voilà comme les hommes sont :
Il n’aura pas d’esprit puisqu’il est beau garçon !
Il sait parler du cœur d’une façon experte ?
Mais il n’en parle pas, Monsieur, il en disserte !
Il écrit ?
Mieux encor ! Écoutez donc un peu :
« Plus tu me prends de cœur, plus j’en ai !… »
Eh bien !
Peuh !…
Et ceci : « Pour souffrir, puisqu’il m’en faut un autre,
Si vous gardez mon cœur, envoyez-moi le vôtre ! »
Tantôt il en a trop et tantôt pas assez.
Qu’est-ce au juste qu’il veut, de cœur ?…
Vous m’agacez !
C’est la jalousie…
Hein !…
… d’auteur qui vous dévore !
— Et ceci, n’est-il pas du dernier tendre encore ?
« Croyez que devers vous mon cœur ne fait qu’un cri,
Et que si les baisers s’envoyaient par écrit,
Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres !… »
Ha ! ha ! ces lignes-là sont… hé ! hé !
mais bien mièvres !
Et ceci…
Vous savez donc ses lettres par cœur ?
Toutes !
Il n’y a pas à dire : c’est flatteur !
C’est un maître !
Oh !… un maître !…
Un maître !…
Soit !… un maître !…
Monsieur de Guiche !
Entrez !… car il vaut mieux, peut-être,
Qu’il ne vous trouve pas ici ; cela pourrait
Le mettre sur la piste…
Oui, de mon cher secret !
Il m’aime, il est puissant, il ne faut pas qu’il sache !
Il peut dans mes amours donner un coup de hache !
Bien ! bien ! bien !
Scène II
Je sortais.
Je viens prendre congé.
Vous partez ?
Pour la guerre.
Ah !
Ce soir même.
Ah !
J’ai
Des ordres. On assiège Arras.
Ah !… on assiège ?…
Oui… Mon départ a l’air de vous laisser de neige.
Oh !…
Moi, je suis navré. Vous reverrai-je ?… Quand ?
— Vous savez que je suis nommé mestre de camp ?
Bravo.
Du régiment des gardes.
Ah ! des gardes ?
Où sert votre cousin, l’homme aux phrases vantardes.
Je saurai me venger de lui, là-bas.
Comment !
Les gardes vont là-bas ?
Tiens ! c’est mon régiment !
Christian !
Qu’avez-vous ?
Ce… départ… me désespère !
Quand on tient à quelqu’un, le savoir à la guerre !
Pour la première fois me dire un mot si doux,
Le jour de mon départ !
Alors, — vous allez vous
Venger de mon cousin ?…
On est pour lui ?
Non, — contre !
Vous le voyez ?
Très peu.
Partout on le rencontre
Avec un des cadets…
ce Neu… villen… viller…
Un grand ?
Blond.
Roux.
Beau !
Peuh !
Mais bête.
Il en a l’air !
… Votre vengeance envers Cyrano, — c’est peut-être
De l’exposer au feu, qu’il adore ?… Elle est piètre !
Je sais bien, moi, ce qui lui serait sanglant !
C’est ?…
Mais si le régiment, en partant, le laissait
Avec ses chers cadets, pendant toute la guerre,
À Paris, bras croisés !… C’est la seule manière,
Un homme comme lui, de le faire enrager :
Vous voulez le punir ? privez-le de danger.
Une femme ! une femme ! il n’y a qu’une femme
Pour inventer ce tour !
Il se rongera l’âme,
Et ses amis les poings, de n’être pas au feu :
Et vous serez vengé !
Vous m’aimez donc un peu !
Je veux voir dans ce fait d’épouser ma rancune
Une preuve d’amour, Roxane !…
C’en est une.
J’ai les ordres sur moi qui vont être transmis
À chaque compagnie, à l’instant même, hormis…
Celui-ci ! C’est celui des cadets.
Je le garde.
Ah ! ah ! ah ! Cyrano !… Son humeur bataillarde !…
— Vous jouez donc des tours aux gens, vous ?…
Quelquefois.
Vous m’affolez ! Ce soir — écoutez — oui, je dois
Être parti. Mais fuir quand je vous sens émue !…
Écoutez. Il y a, près d’ici dans la rue
D’Orléans, un couvent fondé par le syndic
Des capucins, le Père Athanase. Un laïc
N’y peut entrer. Mais les bons Pères, je m’en charge !…
Ils peuvent me cacher dans leur manche : elle est large.
— Ce sont les capucins qui servent Richelieu
Chez lui ; redoutant l’oncle, ils craignent le neveu. —
On me croira parti. Je viendrai sous le masque.
Laisse-moi retarder d’un jour, chère fantasque !
Mais si cela s’apprend, votre gloire…
Bah !
Mais
Le siège, Arras…
Tant pis ! Permettez !
Non !
Permets !
Je dois vous le défendre !
Ah !
Partez !
(À part.)
Christian reste.
Je vous veux héroïque, — Antoine !
Mot céleste !
Vous aimez donc celui ?…
Pour lequel j’ai frémi.
Je pars !
(Il lui baise la main.)
Êtes-vous contente ?
Oui, mon ami !
Oui mon ami !
Taisons ce que je viens de faire
Cyrano m’en voudrait de lui voler sa guerre !
Cousin !
Scène III
Nous allons chez Clomire.
Alcandre y doit
Parler, et Lysimon !
Oui ! mais mon petit doigt
Dit qu’on va les manquer !
Ne manquez pas ces singes.
Oh ! voyez ! le heurtoir est entouré de linges !…
On vous a bâillonné pour que votre métal
Ne troublât pas les beaux discours, — petit brutal !
Entrons !…
(Du seuil, à Cyrano.)
Si Christian vient, comme je présume,
Qu’il m’attende !
Ah !…
Sur quoi, selon votre coutume,
Comptez-vous aujourd’hui l’interroger ?
Sur…
Sur ?
Mais vous serez muet, là-dessus !
Comme un mur.
Sur rien !… Je vais lui dire : Allez ! Partez sans bride !
Improvisez. Parlez d’amour. Soyez splendide !
Bon.
Chut !…
Chut !…
Pas un mot !…
En vous remerciant.
Il se préparerait !…
Diable, non !…
Chut !…
Christian !
Scène IV
Je sais tout ce qu’il faut. Prépare ta mémoire.
Voici l’occasion de se couvrir de gloire.
Ne perdons pas de temps. Ne prends pas l’air grognon.
Vite, rentrons chez toi, je vais t’apprendre…
Non !
Hein ?
Non ! J’attends Roxane ici.
De quel vertige
Es-tu frappé ? Viens vite apprendre…
Non, te dis-je !
Je suis las d’emprunter mes lettres, mes discours,
Et de jouer ce rôle, et de trembler toujours !…
C’était bon au début ! Mais je sens qu’elle m’aime !
Merci. Je n’ai plus peur. Je vais parler moi-même.
Ouais !
Et qui te dit que je ne saurai pas ?…
Je ne suis pas si bête à la fin ! Tu verras !
Mais, mon cher, tes leçons m’ont été profitables.
Je saurai parler seul ! Et, de par tous les diables,
Je saurai bien toujours la prendre dans mes bras !…
— C’est elle ! Cyrano, non, ne me quitte pas !
Parlez tout seul, Monsieur.
Scène V
et la Duègne, un instant.
Barthénoïde ! — Alcandre ! —
Grémione !…
On a manqué le discours sur le Tendre !
Urimédonte… Adieu !…
C’est vous !…
(Elle va à lui.)
Le soir descend.
Attendez. Ils sont loin. L’air est doux. Nul passant.
Asseyons-nous. Parlez. J’écoute.
Je vous aime.
Oui, parlez-moi d’amour.
Je t’aime.
C’est le thème.
Brodez, brodez.
Je vous…
Brodez !
Je t’aime tant.
Sans doute. Et puis ?
Et puis… je serais si content
Si vous m’aimiez ! — Dis-moi, Roxane, que tu m’aimes !
Vous m’offrez du brouet quand j’espérais des crèmes !
Dites un peu comment vous m’aimez ?…
Mais… beaucoup.
Oh !… Délabyrinthez vos sentiments !
Ton cou !
Je voudrais l’embrasser !…
Christian !
Je t’aime !
Encore !
Non ! je ne t’aime pas !
C’est heureux.
Je t’adore !
Oh !
Oui… je deviens sot !
Et cela me déplaît !
Comme il me déplairait que vous devinssiez laid.
Mais…
Allez rassembler votre éloquence en fuite !
Je…
Vous m’aimez, je sais. Adieu.
Pas tout de suite !
Je vous dirai…
Que vous m’adorez… oui, je sais.
Non ! non ! Allez-vous-en !
Mais je…
C’est un succès.
Scène VI
Au secours !
Non, monsieur.
Je meurs si je ne rentre
En grâce, à l’instant même…
Et comment puis-je, diantre !
Vous faire à l’instant même, apprendre ?…
Oh ! là, tiens, vois !
Sa fenêtre !
Je vais mourir !
Baissez la voix !
Mourir !…
La nuit est noire…
Eh bien ?
C’est réparable !
Vous ne méritez pas… Mets-toi là, misérable !
Là, devant le balcon ! Je me mettrai dessous…
Et je te soufflerai tes mots.
Mais…
Taisez-vous !
Hep !
Chut !…
Nous venons de donner la sérénade
À Montfleury !…
Allez vous mettre en embuscade
L’un à ce coin de rue, et l’autre à celui-ci ;
Et si quelque passant gênant vient par ici,
Jouez un air !
Quel air, monsieur le gassendiste ?
Joyeux pour une femme, et pour un homme, triste !
Appelle-la !
Roxane !
Attends ! Quelques cailloux.
Scène VII
sous le balcon.
Qui donc m’appelle ?
Moi.
Qui, moi ?
Christian.
C’est vous ?
Je voudrais vous parler.
Bien. Bien. Presque à voix basse.
Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en !
De grâce !…
Non ! Vous ne m’aimez plus !
M’accuser, — justes dieux ! —
De n’aimer plus… quand… j’aime plus !
Tiens ! mais c’est mieux !
L’amour grandit bercé dans mon âme inquiète…
Que ce… cruel marmot prit pour… barcelonnette !
C’est mieux ! — Mais, puisqu’il est cruel, vous fûtes sot
De ne pas, cet amour, l’étouffer au berceau !
Aussi l’ai-je tenté, mais… tentative nulle :
Ce… nouveau-né, Madame, est un petit… Hercule.
C’est mieux !
De sorte qu’il… strangula comme rien…
Les deux serpents… Orgueil et… Doute.
Ah ! c’est très bien.
— Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
Auriez-vous donc la goutte à l’imaginative ?
Chut ! Cela devient trop difficile !…
Aujourd’hui…
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?
C’est qu’il fait nuit,
Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.
Les miens n’éprouvent pas difficulté pareille.
Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi,
Puisque c’est dans mon cœur, eux, que je les reçoi ;
Or, moi, j’ai le cœur grand, vous, l’oreille petite.
D’ailleurs vos mots à vous, descendent : ils vont vite,
Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.
De cette gymnastique, ils ont pris l’habitude !
Je vous parle en effet d’une vraie altitude !
Certe, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !
Je descends !
Non !
Grimpez sur le banc, alors, vite !
Non !
Comment… non ?
Laissez un peu que l’on profite…
De cette occasion qui s’offre… de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.
Sans se voir ?
Mais oui, c’est adorable. On se devine à peine.
Vous voyez la noirceur d’un long manteau qui traîne,
J’aperçois la blancheur d’une robe d’été :
Moi je ne suis qu’une ombre, et vous qu’une clarté !
Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !
Si quelquefois je fus éloquent…
Vous le fûtes !
Mon langage jamais jusqu’ici n’est sorti
De mon vrai cœur…
Pourquoi ?
Parce que… jusqu’ici
Je parlais à travers…
Quoi ?
…le vertige où tremble
Quiconque est sous vos yeux !… Mais ce soir, il me semble…
Que je vais vous parler pour la première fois !
C’est vrai que vous avez une toute autre voix.
Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège
J’ose être enfin moi-même, et j’ose…
Où en étais-je ?
Je ne sais… tout ceci, — pardonnez mon émoi, —
C’est si délicieux… c’est si nouveau pour moi !
Si nouveau ?
Si nouveau… mais oui… d’être sincère :
La peur d’être raillé, toujours au cœur me serre…
Raillé de quoi ?
Mais de… d’un élan !… Oui, mon cœur
Toujours, de mon esprit s’habille, par pudeur :
Je pars pour décrocher l’étoile, et je m’arrête
Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette !
La fleurette a du bon.
Ce soir, dédaignons-la !
Vous ne m’aviez jamais parlé comme cela !
Ah ! si, loin des carquois, des torches et des flèches,
On se sauvait un peu vers des choses… plus fraîches !
Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
Dé à coudre d’or fin, l’eau fade du Lignon,
Si l’on tentait de voir comment l’âme s’abreuve
En buvant largement à même le grand fleuve !
Mais l’esprit ?…
J’en ai fait pour vous faire rester
D’abord, mais maintenant ce serait insulter
Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
Que de parler comme un billet doux de Voiture !
— Laissons, d’un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel :
Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
Le vrai du sentiment ne se volatilise,
Que l’âme ne se vide à ces passe-temps vains,
Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !
Mais l’esprit ?…
Je le hais, dans l’amour ! C’est un crime
Lorsqu’on aime de trop prolonger cette escrime !
Le moment vient d’ailleurs inévitablement,
— Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment ! —
Où nous sentons qu’en nous une amour noble existe
Que chaque joli mot que nous disons rend triste !
Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,
Quels mots me direz-vous ?
Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,
Sans les mettre en bouquets : je vous aime, j’étouffe,
Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ;
Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s’agite, et le nom sonne !
De toi, je me souviens de tout, j’ai tout aimé :
Je sais que l’an dernier, un jour, le douze mai,
Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !
J’ai tellement pris pour clarté ta chevelure
Que, comme lorsqu’on a trop fixé le soleil,
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, quand j’ai quitté les feux dont tu m’inondes,
Mon regard ébloui pose des taches blondes !
Oui, c’est bien de l’amour…
Certes, ce sentiment
Qui m’envahit, terrible et jaloux, c’est vraiment
De l’amour, il en a toute la fureur triste !
De l’amour, — et pourtant il n’est pas égoïste !
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien,
S’il se pouvait, parfois, que de loin, j’entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !
— Chaque regard de toi suscite une vertu
Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu
À comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?
Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?…
Oh ! mais vraiment, ce soir, c’est trop beau, c’est trop doux !
Je vous dis tout cela, vous m’écoutez, moi, vous !
C’est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,
Je n’ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu’à mourir maintenant ! C’est à cause des mots
Que je dis qu’elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles !
Car tu trembles ! car j’ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin !
Oui, je tremble, et je pleure, et je t’aime, et suis tienne !
Et tu m’as enivrée !
Alors, que la mort vienne !
Cette ivresse, c’est moi, moi, qui l’ai su causer !
Je ne demande plus qu’une chose…
Un baiser !
Hein ?
Oh !
Vous demandez ?
Oui… je…
Tu vas trop vite.
Puisqu’elle est si troublée, il faut que j’en profite !
Oui, je… j’ai demandé, c’est vrai… mais justes cieux !
Je comprends que je fus bien trop audacieux.
Vous n’insistez pas plus que cela ?
Si ! j’insiste…
Sans insister !… Oui, oui ! votre pudeur s’attriste !
Eh bien ! mais, ce baiser… ne me l’accordez pas !
Pourquoi ?
Tais-toi, Christian !
Que dites-vous tout bas ?
Mais d’être allé trop loin, moi-même je me gronde ;
Je me disais : tais-toi, Christian !…
Une seconde !…
On vient !
Air triste ? Air gai ?… Quel est donc leur dessein ?
Est-ce un homme ? une femme ? — Ah ! c’est un capucin !
Scène VIII
Quel est ce jeu renouvelé de Diogène ?
Je cherche la maison de madame…
Il nous gêne !
Magdeleine Robin…
Que veut-il ?
Par ici !
Tout droit, toujours tout droit…
Je vais pour vous
Dire mon chapelet jusqu’au grain majuscule.
Bonne chance ! Mes vœux suivent votre cuculle !
Scène IX
Obtiens-moi ce baiser !…
Non !
Tôt ou tard…
C’est vrai !
Il viendra, ce moment de vertige enivré
Où vos bouches iront l’une vers l’autre, à cause
De ta moustache blonde et de sa lèvre rose !
J’aime mieux que ce soit à cause de…
Scène X
C’est vous ?
Nous parlions de… de… d’un…
Baiser. Le mot est doux !
Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l’ose ;
S’il la brûle déjà, que sera-ce la chose ?
Ne vous en faites pas un épouvantement
N’avez-vous pas tantôt, presque insensiblement,
Quitté le badinage et glissé sans alarmes
Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes !
Glissez encore un peu d’insensible façon :
Des larmes au baiser il n’y a qu’un frisson !
Taisez-vous !
Un baiser, mais à tout prendre, qu’est-ce ?
Un serment fait d’un peu plus près, une promesse
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ;
C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,
Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,
Une communion ayant un goût de fleur,
Une façon d’un peu se respirer le cœur,
Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme !
Taisez-vous !
Un baiser, c’est si noble, Madame,
Que la reine de France, au plus heureux des lords,
En a laissé prendre un, la reine même !
Alors !
J’eus comme Buckingham des souffrances muettes,
J’adore comme lui la reine que vous êtes,
Comme lui je suis triste et fidèle…
Et tu es
Beau comme lui !
C’est vrai, je suis beau, j’oubliais !
Eh bien ! montez cueillir cette fleur sans pareille…
Monte !
Ce goût de cœur…
Monte !
Ce bruit d’abeille…
Monte !
Mais il me semble à présent que c’est mal !
Cet instant d’infini !…
Monte donc, animal !
Ah ! Roxane !
Aïe ! au cœur, quel pincement bizarre !
— Baiser, festin d’amour dont je suis le Lazare !
Il me vient de cette ombre une miette de toi, —
Mais oui, je sens un peu mon cœur qui te reçoit,
Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurre
Elle baise les mots que j’ai dits tout à l’heure !
Un air triste, un air gai : le capucin !
Holà !
Qu’est-ce ?
Moi. Je passais… Christian est encor là ?
Cyrano !
Bonjour, cousin !
Bonjour, cousine !
Je descends !
Oh ! encor !
Scène XI
C’est ici, — je m’obstine —
Magdeleine Robin !
Vous aviez dit : Ro-lin.
Non : Bin. B, i, n, bin !
Qu’est-ce ?
Une lettre.
Oh ! il ne peut s’agir que d’une sainte chose !
C’est un digne seigneur qui…
C’est De Guiche !
Il ose ?…
Oh ! mais il ne va pas m’importuner toujours !
Je t’aime, et si…
« Mademoiselle, les tambours
Battent ; mon régiment boucle sa soubreveste ;
Il part ; moi, l’on me croit déjà parti : je reste.
Je vous désobéis. Je suis dans ce couvent.
Je vais venir, et vous le mande auparavant
Par un religieux simple comme une chèvre
Qui ne peut rien comprendre à ceci. Votre lèvre
M’a trop souri tantôt : j’ai voulu la revoir.
L’audacieux déjà pardonné, je l’espère,
Qui signe votre très… et cætera…»
(Au capucin.)
Mon père,
Voici ce que me dit cette lettre. Écoutez.
« Mademoiselle,
Il faut souscrire aux volontés
Du cardinal, si dur que cela vous puisse être.
C’est la raison pourquoi j’ai fait choix, pour remettre
Ces lignes en vos mains charmantes, d’un très saint,
D’un très intelligent et discret capucin ;
Nous voulons qu’il vous donne, et dans votre demeure,
La bénédiction
nuptiale sur l’heure.
Christian doit en secret devenir votre époux ;
Je vous l’envoie. Il vous déplaît. Résignez-vous.
Songez bien que le ciel bénira votre zèle,
Et tenez pour tout assuré, Mademoiselle,
Le respect de celui qui fut et qui sera
Toujours votre très humble et très… et cætera. »
Digne seigneur !… Je l’avais dit. J’étais sans crainte !
Il ne pouvait s’agir que d’une chose sainte !
N’est-ce pas que je lis très bien les lettres ?
Hum !
Ah !… c’est affreux !
C’est vous ?
C’est moi !
Mais…
Post-scriptum
« Donnez pour le couvent cent vingt pistoles. »
Digne,
Digne seigneur !
Résignez-vous !
Je me résigne !
Vous retenez ici De Guiche ! Il va venir !
Qu’il n’entre pas tant que…
Compris !
(Au capucin.)
Pour les bénir
Il vous faut ?…
Un quart d’heure.
Allez ! moi, je demeure !
Viens !…
(Ils entrent.)
Scène XII
Comment faire perdre à De Guiche un quart d’heure ?
Là !… Grimpons !… J’ai mon plan !…
Ho ! c’est un homme !
Ho ! ho !
Cette fois, c’en est un !…
Non, ce n’est pas trop haut…
Je vais légèrement troubler cette atmosphère !…
Scène XIII
Qu’est-ce que ce maudit capucin peut bien faire ?
Diable ! et ma voix ?… S’il la reconnaissait ?
Cric ! Crac !
Cyrano, reprenez l’accent de Bergerac !…
Oui, c’est là. J’y vois mal. Ce masque m’importune !
Hein ? quoi ?
D’où tombe cet homme ?
De la lune !
De la ?…
Quelle heure est-il ?
N’a-t-il plus sa raison ?
Quelle heure ? Quel pays ? Quel jour ? Quelle saison ?
Mais…
Je suis étourdi !
Monsieur…
Comme une bombe
Je tombe de la lune !
Ah çà ! Monsieur !
J’en tombe !
Soit ! soit ! vous en tombez !… c’est peut-être un dément !
Et je n’en tombe pas métaphoriquement !…
Mais…
Il y a cent ans, ou bien une minute,
— J’ignore tout à fait ce que dura ma chute ! —
J’étais dans cette boule à couleur de safran !
Oui. Laissez-moi passer !
Où suis-je ? Soyez franc !
Ne me déguisez rien ! En quel lieu, dans quel site,
Viens-je de choir, Monsieur, comme un aérolithe ?
Morbleu !…
Tout en cheyant je n’ai pu faire choix
De mon point d’arrivée, — et j’ignore où je chois !
Est-ce dans une lune ou bien dans une terre,
Que vient de m’entraîner le poids de mon postère ?
Mais je vous dis, Monsieur…
Ha ! grand Dieu !… je crois voir
Qu’on a dans ce pays le visage tout noir !
Comment ?
Suis-je en Alger ? Êtes-vous indigène ?…
Ce masque !…
Je suis donc à Venise, ou dans Gêne ?
Une dame m’attend !…
Je suis donc à Paris.
Le drôle est assez drôle !
Ah ! vous riez ?
Je ris,
Mais veux passer !
C’est à Paris que je retombe !
J’arrive — excusez-moi ! — Par la dernière trombe.
Je suis un peu couvert d’éther. J’ai voyagé !
J’ai les yeux tout remplis de poudre d’astres. J’ai
Aux éperons, encor, quelques poils de planète !
Tenez, sur mon pourpoint, un cheveu de comète !…
Monsieur !…
Dans mon mollet je rapporte une dent
De la Grande Ourse, — et comme, en frôlant le Trident,
Je voulais éviter une de ses trois lances,
Je suis aller tomber assis dans les Balances, —
Dont l’aiguille, à présent, là-haut, marque mon poids !
Si vous serriez mon nez, Monsieur, entre vos doigts,
Il jaillirait du lait !
Hein ? du lait ?…
De la Voie
Lactée !…
Oh ! par l’enfer !
C’est le ciel qui m’envoie !
Non ! croiriez-vous, je viens de le voir en tombant,
Que Sirius, la nuit, s’affuble d’un turban ?
L’autre Ourse est trop petite encor pour qu’elle morde !
J’ai traversé la Lyre en cassant une corde !
Mais je compte en un livre écrire tout ceci,
Et les étoiles d’or qu’en mon manteau roussi
Je viens de rapporter à mes périls et risques,
Quand on l’imprimera, serviront d’astérisques !
À la parfin, je veux…
Vous, je vous vois venir !
Monsieur !
Vous voudriez de ma bouche tenir
Comment la lune est faite, et si quelqu’un habite
Dans la rotondité de cette cucurbite ?
Mais non ! Je veux…
Savoir comment j’y suis monté.
Ce fut par un moyen que j’avais inventé.
C’est un fou !
Je n’ai pas refait l’aigle stupide
De Regiomontanus, ni le pigeon timide
D’Archytas !…
C’est un fou, — mais un fou savant.
Non, je n’imitai rien de ce qu’on fit avant !
J’inventai six moyens de violer l’azur vierge !
Six ?
Je pouvais, mettant mon corps nu comme un cierge,
Le caparaçonner de fioles de cristal
Toutes pleines des pleurs d’un ciel matutinal,
Et ma personne, alors, au soleil exposée,
L’astre l’aurait humée en humant la rosée !
Tiens ! Oui, cela fait un !
Et je pouvais encor
Faire engouffrer du vent, pour prendre mon essor,
En raréfiant l’air dans un coffre de cèdre
Par des miroirs ardents, mis en icosaèdre !
Deux !
Ou bien, machiniste autant qu’artificier,
Sur une sauterelle aux détentes d’acier,
Me faire, par des feux successifs de salpêtre,
Lancer dans les prés bleus où les astres vont paître !
Trois !
Puisque la fumée a tendance à monter,
En souffler dans un globe assez pour m’emporter !
Quatre !
Puisque Phœbé, quand son acte est le moindre,
Aime sucer, ô bœufs, votre moelle… m’en oindre !
Cinq !
Enfin, me plaçant sur un plateau de fer,
Prendre un morceau d’aimant et le lancer en l’air !
Ça, c’est un bon moyen : le fer se précipite,
Aussitôt que l’aimant s’envole, à sa poursuite
On relance l’aimant bien vite, et cadédis !
On peut monter ainsi indéfiniment.
Six !
— Mais voilà six moyens excellents !… Quel système
Choisîtes-vous des six, Monsieur ?
Un septième !
Par exemple ! Et lequel ?
Je vous le donne en cent !
C’est que ce mâtin-là devient intéressant !
Houüh ! houüh !
Eh bien !
Vous devinez ?
Non !
La marée !…
À l’heure où l’onde par la lune est attirée,
Je me mis sur le sable — après un bain de mer —
Et la tête partant la première, mon cher,
— Car les cheveux, surtout, gardent l’eau dans leur frange ! —
Je m’enlevai dans l’air, droit, tout droit, comme un ange.
Je montais, je montais, doucement, sans efforts,
Quand je sentis un choc !… Alors…
Alors ?
Alors…
Le quart d’heure est passé, Monsieur, je vous délivre
Le mariage est fait.
Çà, voyons, je suis ivre !…
Cette voix ?
Et ce nez !… Cyrano ?
Cyrano.
— Ils viennent à l’instant d’échanger leur anneau.
Qui cela ?
Ciel !
Scène XIV
RAGUENEAU, Laquais, la Duègne.
Vous !
Lui ?
Vous êtes des plus fines !
Mes compliments, Monsieur l’inventeur des machines :
Votre récit eût fait s’arrêter au portail
Du paradis, un saint ! Notez-en le détail,
Car vraiment cela peut resservir dans un livre !
Monsieur, c’est un conseil que je m’engage à suivre.
Un beau couple, mon fils, réuni là par vous !
Oui.
Veuillez dire adieu, Madame, à votre époux.
Comment ?
Le régiment déja se met en route.
Joignez-le !
Pour aller à la guerre ?
Sans doute !
Mais, Monsieur, les cadets n’y vont pas !
Ils iront.
Voici l’ordre.
(À Christian.)
Courez le porter, vous, baron.
Christian !
La nuit de noce est encore lointaine !
Dire qu’il croit me faire énormément de peine !
Oh ! tes lèvres encor !
Allons, voyons, assez !
C’est dur de la quitter… Tu ne sais pas…
Je sais.
Le régiment qui part !
Oh !… je vous le confie !
Promettez-moi que rien ne va mettre sa vie
En danger !
J’essaierai… mais ne peux cependant
Promettre…
Promettez qu’il sera très prudent !
Oui, je tâcherai, mais…
Qu’à ce siège terrible
Il n’aura jamais froid !
Je ferai mon possible.
Mais…
Qu’il sera fidèle !
Eh oui ! sans doute, mais…
Qu’il m’écrira souvent !
Ça, — je vous le promets !
QUATRIÈME ACTE
Le poste qu’occupe la compagnie de Carbon de Castel-Jaloux au siège d’Arras.
Au fond, talus traversant toute la scène. Au delà s’aperçoit un horizon de plaine : le pays couvert de travaux de siège. Les murs d’Arras et la silhouette de ses toits sur le ciel, très loin.
Tentes ; armes éparses ; tambours, etc. — Le jour va se lever. Jaune Orient. — Sentinelles espacées. Feux.
Roulés dans leurs manteaux, les Cadets de Gascogne dorment. Carbon de Castel-Jaloux et Le Bret veillent. Ils sont très pâles et très maigris. Christian dort, parmi les autres, dans sa cape, au premier plan, le visage éclairé par un feu. Silence.
Scène première
Les Cadets, puis CYRANO.
C’est affreux !
Oui, plus rien.
Mordious !
Jure en sourdine !
Tu vas les réveiller.
(Aux cadets.)
Chut ! Dormez !
(À le Bret.)
Qui dort dîne !
Quand on a l’insomnie on trouve que c’est peu !
Quelle famine !
Ah ! maugrébis des coups de feu !…
Ils vont me réveiller mes enfants !
Dormez !
Diantre !
Encore ?
Ce n’est rien ! C’est Cyrano qui rentre !
Ventrebieu ! qui va là ?
Bergerac !
Ventrebieu !
Qui va là ?
Bergerac, imbécile !
Ah ! grand Dieu !
Chut !
Blessé ?
Tu sais bien qu’ils ont pris l’habitude
De me manquer tous les matins !
C’est un peu rude,
Pour porter une lettre, à chaque jour levant,
De risquer !
J’ai promis qu’il écrirait souvent !
Il dort. Il est pâli. Si la pauvre petite
Savait qu’il meurt de faim… Mais toujours beau !
Va vite
Dormir !
Ne grogne pas, Le Bret !… Sache ceci :
Pour traverser les rangs espagnols, j’ai choisi
Un endroit où je sais, chaque nuit, qu’ils sont ivres.
Tu devrais bien un jour nous rapporter des vivres.
Il faut être léger pour passer ! — Mais je sais
Qu’il y aura ce soir du nouveau. Les Français
Mangeront ou mourront, — si j’ai bien vu…
Raconte !
Non. Je ne suis pas sûr… vous verrez !…
Quelle honte,
Lorsqu’on est assiégeant, d’être affamé !
Hélas !
Rien de plus compliqué que ce siège d’Arras :
Nous assiégeons Arras, — nous-mêmes, pris au piège,
Le cardinal infant d’Espagne nous assiège…
Quelqu’un devrait venir l’assiéger à son tour.
Je ne ris pas.
Oh ! oh !
Penser que chaque jour
Vous risquez une vie, ingrat, comme la vôtre,
Pour porter…
(Le voyant qui se dirige vers une tente.)
Où vas-tu ?
J’en vais écrire une autre.
Scène II
(Le jour s’est un peu levé. Lueurs roses. La ville d’Arras se dore à l’horizon. On entend un coup de canon immédiatement suivi d’une batterie de tambours, très au loin, vers la gauche. D’autres tambours battent plus près. Les batteries vont se répondant, et se rapprochant, éclatent presque en scène et s’éloignent vers la droite, parcourant le camp. Rumeurs de réveil. Voix lointaines d’officiers.)
La diane !… Hélas !
Sommeil succulent, tu prends fin !…
Je sais trop quel sera leur premier cri !
J’ai faim !
Je meurs !
Oh !
Levez-vous !
Plus un pas !
Plus un geste !
Ma langue est jaune : l’air du temps est indigeste !
Mon tortil de baron pour un peu de Chester !
Moi, si l’on ne veut pas fournir à mon gaster
De quoi m’élaborer une pinte de chyle,
Je me retire sous ma tente, — comme Achille !
Oui, du pain !
Cyrano !
Nous mourrons !
Au secours !
Toi qui sais si gaiement leur répliquer toujours,
Viens les ragaillardir !
Qu’est-ce que tu grignotes ?
De l’étoupe à canon que dans les bourguignotes
On fait frire en la graisse à graisser les moyeux.
Les environs d’Arras sont très peu giboyeux !
Moi je viens de chasser !
J’ai pêché dans la Scarpe !
Quoi ? — Que rapportez-vous ? — Un faisan ? — Une carpe ? —
Vite, vite, montrez !
Un goujon !
Un moineau !
Assez ! — Révoltons-nous !
Au secours, Cyrano !
Scène III
Hein ?
(Silence. Au premier cadet.)
Pourquoi t’en vas-tu, toi, de ce pas qui traîne ?
J’ai quelque chose dans les talons qui me gêne !…
Et quoi donc ?
L’estomac !
Moi de même, pardi !
Cela doit te gêner ?
Non, cela me grandit.
J’ai les dents longues !
Tu n’en mordras que plus large.
Mon ventre sonne creux !
Nous y battrons la charge.
Dans les oreilles, moi, j’ai des bourdonnements.
Non, non ; ventre affamé, pas d’oreilles : tu mens !
Oh ! manger quelque chose, — à l’huile !
Ta salade.
Qu’est-ce qu’on pourrait bien dévorer ?
L’Iliade.
Le ministre, à Paris, fait ses quatre repas !
Il devrait t’envoyer du perdreau ?
Pourquoi pas ?
Et du vin !
Richelieu, du bourgogne, if you please ?
Par quelque capucin !
L’éminence qui grise ?
J’ai des faims d’ogre !
Eh ! bien !… tu croques le marmot !
Toujours le mot, la pointe !
Oui, la pointe, le mot !
Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose,
En faisant un bon mot, pour une belle cause !
— Oh ! frappé par la seule arme noble qui soit,
Et par un ennemi qu’on sait digne de soi,
Sur un gazon de gloire et loin d’un lit de fièvres,
Tomber la pointe au cœur en même temps qu’aux lèvres !
J’ai faim !
Ah çà ! mais vous ne pensez qu’à manger ?…
— Approche, Bertrandou le fifre, ancien berger ;
Du double étui de cuir tire l’un de tes fifres,
Souffle et joue à ce tas de goinfres et de piffres
Ces vieux airs du pays, au doux rythme obsesseur,
Dont chaque note est comme une petite sœur,
Dans lesquels restent pris des sons de voix aimées,
Ces airs dont la lenteur est celle des fumées
Que le hameau natal exhale de ses toits,
Ces airs dont la musique a l’air d’être un patois !…
Que la flûte, aujourd’hui, guerrière qui s’afflige,
Se souvienne un moment, pendant que sur sa tige
Tes doigts semblent danser un menuet d’oiseau,
Qu’avant d’être d’ébène, elle fut de roseau ;
Que sa chanson l’étonne, et qu’elle y reconnaisse
L’âme de sa rustique et paisible jeunesse !…
Écoutez, les Gascons… Ce n’est plus, sous ses doigts,
Le fifre aigu des camps, c’est la flûte des bois !
Ce n’est plus le sifflet du combat, sous ses lèvres,
C’est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres !…
Écoutez… C’est le val, la lande, la forêt,
Le petit pâtre brun sous son rouge béret,
C’est la verte douceur des soirs sur la Dordogne,
Écoutez, les Gascons : c’est toute la Gascogne !
Mais tu les fais pleurer !
De nostalgie !… Un mal
Plus noble que la faim !… pas physique : moral !
J’aime que leur souffrance ait changé de viscère,
Et que ce soit leur cœur, maintenant, qui se serre !
Tu vas les affaiblir en les attendrissant !
Laisse donc ! Les héros qu’ils portent dans leurs sang
Sont vite réveillés ! Il suffit…
Hein ?… Quoi ?… Qu’est-ce ?
Tu vois, il a suffi d’un roulement de caisse !
Adieu, rêves, regrets, vieille province, amour…
Ce qui du fifre vient s’en va par le tambour !
Ah ! Ah ! Voici monsieur de Guiche !
Hou…
Murmure
Flatteur !
Il nous ennuie !
Avec, sur son armure,
Son grand col de dentelle, il vient faire le fier !
Comme si l’on portait du linge sur du fer !
C’est bon lorsque à son cou l’on a quelque furoncle !
Encore un courtisan !
Le neveu de son oncle !
C’est un Gascon pourtant !
Un faux !… Méfiez-vous !
Parce que, les Gascons… ils doivent être fous :
Rien de plus dangereux qu’un Gascon raisonnable.
Il est pâle !
Il a faim… autant qu’un pauvre diable !
Mais comme sa cuirasse a des clous de vermeil,
Sa crampe d’estomac étincelle au soleil !
N’ayons pas l’air non plus de souffrir ! Vous, vos cartes,
Vos pipes et vos dés…
Et moi, je lis Descartes.
Scène IV
Ah ! — Bonjour !
Il est vert.
Il n’a plus que les yeux.
Voici donc les mauvaises têtes ?… Oui, messieurs,
Il me revient de tous côtés qu’on me brocarde
Chez vous, que les cadets, noblesse montagnarde,
Hobereaux béarnais, barons périgourdins,
N’ont pour leur colonel pas assez de dédain,
M’appellent intrigant, courtisan, — qu’il les gêne
De voir sur ma cuirasse un col au point de Gêne, —
Et qu’ils ne cessent pas de s’indigner entre eux
Qu’on puisse être Gascon et ne pas être gueux !
Vous ferai-je punir par votre capitaine ?
Non.
D’ailleurs, je suis libre et n’inflige de peine…
Ah ?
J’ai payé ma compagnie, elle est à moi.
Je n’obéis qu’aux ordres de guerre.
Ah ?… Ma foi !
Cela suffit.
(S’adressant aux cadets.)
Je peux mépriser vos bravades.
On connaît ma façon d’aller aux mousquetades ;
Hier, à Bapaume, on vit la furie avec quoi
J’ai fait lâcher le pied au comte de Bucquoi ;
Ramenant sur ses gens les miens en avalanche,
J’ai chargé par trois fois !
Et votre écharpe blanche ?
Vous savez ce détail ?… En effet, il advint,
Durant que je faisais ma caracole afin
De rassembler mes gens pour la troisième charge,
Qu’un remous de fuyards m’entraîna sur la marge
Des ennemis ; j’étais en danger qu’on me prît
Et qu’on m’arquebusât, quand j’eus le bon esprit
De dénouer et de laisser couler à terre
L’écharpe qui disait mon grade militaire ;
En sorte que je pus, sans attirer les yeux,
Quitter les Espagnols, et revenant sur eux,
Suivi de tous les miens réconfortés, les battre !
— Eh bien ! que dites-vous de ce trait ?
Qu’Henri quatre
N’eût jamais consenti, le nombre l’accablant,
À se diminuer de son panache blanc.
L’adresse a réussi, cependant !
C’est possible.
Mais on n’abdique pas l’honneur d’être une cible.
Si j’eusse été présent quand l’écharpe coula
— Nos courages, monsieur, diffèrent en cela —
Je l’aurais ramassée et me la serais mise.
Oui, vantardise, encor, de gascon !
Vantardise ?…
Prêtez-là moi. Je m’offre à monter, dès ce soir,
À l’assaut, le premier, avec elle en sautoir.
Offre encor de gascon ! Vous savez que l’écharpe
Resta chez l’ennemi, sur les bords de la Scarpe,
En un lieu que depuis la mitraille cribla, —
Où nul ne peut aller la chercher !
La voilà.
Merci. Je vais, avec ce bout d’étoffe claire,
Pouvoir faire un signal, — que j’hésitais à faire.
Hein !
Cet homme, là-bas qui se sauve en courant !…
C’est un faux espion espagnol. Il nous rend
De grands services. Les renseignements qu’il porte
Aux ennemis sont ceux que je lui donne, en sorte
Que l’on peut influer sur leurs décisions.
C’est un gredin !
C’est très commode. Nous disions ?…
— Ah ! J’allais vous apprendre un fait. Cette nuit même,
Pour nous ravitailler tentant un coup suprême,
Le maréchal s’en fut vers Dourlens, sans tambours ;
Les vivandiers du Roi sont là ; par les labours
Il les joindra ; mais pour revenir sans encombre,
Il a pris avec lui des troupes en tel nombre
Que l’on aurait beau jeu, certe, en nous attaquant :
La moitié de l’armée est absente du camp !
Oui, si les Espagnols savaient, ce serait grave.
Mais ils ne savent pas ce départ ?
Ils le savent.
Ils vont nous attaquer.
Ah !
Mon faux espion
M’est venu prévenir de leur agression.
Il ajouta : « J’en peux déterminer la place ;
Sur quel point voulez-vous que l’attaque se fasse ?
Je dirai que de tous c’est le moins défendu,
Et l’effort portera sur lui. » — J’ai répondu :
« C’est bon. Sortez du camp. Suivez des yeux la ligne :
Ce sera sur le point d’où je vous ferai signe. »
Messieurs préparez-vous !
C’est dans une heure.
Ah !… bien !…
Il faut gagner du temps. Le maréchal revient.
Et pour gagner du temps ?
Vous aurez l’obligeance
De vous faire tuer.
Ah ! voilà la vengeance ?
Je ne prétendrai pas que si je vous aimais
Je vous eusse choisis vous et les vôtres, mais,
Comme à votre bravoure on n’en compare aucune,
C’est mon Roi que je sers en servant ma rancune.
Souffrez que je vous sois, monsieur, reconnaissant.
Je sais que vous aimez vous battre un contre cent.
Vous ne vous plaindrez pas de manquer de besogne.
Eh bien donc ! nous allons au blason de Gascogne,
Qui porte six chevrons, messieurs, d’azur et d’or,
Joindre un chevron de sang qui lui manquait encor !
Christian ?
Roxane !
Hélas !
Au moins, je voudrais mettre
Tout l’adieu de mon cœur dans une belle lettre !…
Je me doutais que ce serait pour aujourd’hui.
Et j’ai fait tes adieux.
Montre !…
Tu veux ?…
Mais oui !
Tiens !…
Quoi ?
Ce petit rond ?…
Un rond ?…
C’est une larme !
Oui… Poète, on se prend à son jeu, c’est le charme !…
Tu comprends… ce billet, — c’était très émouvant
Je me suis fait pleurer moi-même en l’écrivant.
Pleurer ?…
Oui… parce que… mourir n’est pas terrible.
Mais… ne plus la revoir jamais… Voilà l’horrible !
Car enfin je ne la…
(Christian le regarde.)
nous ne la…
(Vivement.)
tu ne la…
Donne-moi ce billet !
Ventrebieu, qui va là ?
Qu’est-ce ?…
Un carrosse !
(On se précipite pour voir.)
Quoi ? Dans le camp ? — Il y entre !
— Il a l’air de venir de chez l’ennemi ! — Diantre !
Tirez ! — Non ! le cocher a crié ! — Crié quoi ? —
Il a crié : Service du Roi !
Hein ? Du Roi !…
Chapeau bas, tous !
Du Roi ! — Rangez-vous, vile tourbe,
Pour qu’il puisse décrire avec pompe sa courbe !
Battez aux champs !
Baissez le marchepied !
Bonjour !
Scène V
Service du Roi ! Vous ?
Mais du seul roi, l’Amour !
Ah ! grand Dieu !
Vous ! Pourquoi ?
C’était trop long, ce siège !
Pourquoi ?…
Je te dirai !
Dieu ! La regarderai-je ?
Vous ne pouvez rester ici !
Mais si ! mais si !
Voulez-vous m’avancer un tambour ?…
Là, merci !
On a tiré sur mon carrosse !
Une patrouille !
— Il a l’air d’être fait avec une citrouille,
N’est-ce pas ? comme dans le conte, et les laquais
Avec des rats.
Bonjour !
(Les regardant tous.)
Vous n’avez pas l’air gais !
— Savez-vous que c’est loin, Arras ?
Cousin, charmée !
Ah çà ! comment ?…
Comment j’ai retrouvé l’armée ?
Oh ! mon Dieu, mon ami, mais c’est tout simple : j’ai
Marché tant que j’ai vu le pays ravagé.
Ah ! ces horreurs, il a fallu que je les visse
Pour y croire ! Messieurs, si c’est là le service
De votre Roi, le mien vaut mieux !
Voyons, c’est fou !
Par où diable avez-vous bien pu passer ?
Par où ?
Par chez les Espagnols.
Ah ! Qu’elles sont malignes !
Comment avez-vous fait pour traverser leurs lignes ?
Cela dut être très difficile !…
Pas trop.
J’ai simplement passé dans mon carrosse, au trot.
Si quelque hidalgo montrait sa mine altière,
Je mettais mon plus beau sourire à la portière,
Et ces messieurs étant, n’en déplaise aux Français,
Les plus galantes gens du monde, — je passais !
Oui, c’est un passeport, certes que ce sourire !
Mais on a fréquemment dû vous sommer de dire
Où vous alliez ainsi, madame ?
Fréquemment.
Alors je répondais : « Je vais voir mon amant. »
— Aussitôt l’Espagnol à l’air le plus féroce
Refermait gravement la porte du carrosse,
D’un geste de la main à faire envie au Roi
Relevait les mousquets déjà pointés sur moi,
Et superbe de grâce, à la fois, et de morgue,
L’ergot tendu sous la dentelle en tuyau d’orgue,
Le feutre au vent pour que la plume palpitât,
S’inclinait en disant : « Passez, señorita ! »
Mais, Roxane…
J’ai dit : mon amant, oui… pardonne !
Tu comprends, si j’avais dit : mon mari, personne
Ne m’eût laissé passer !
Mais…
Qu’avez-vous ?
Il faut
Vous en aller d’ici !
Moi ?
Bien vite !
Au plus tôt !
Oui !
Mais comment ?
C’est que…
Dans trois quarts d’heure…
… ou quatre…
Il vaut mieux…
Vous pourriez…
Je reste. On va se battre.
Oh ! non !
C’est mon mari !
Qu’on me tue avec toi !
Mais quels yeux vous avez !
Je te dirai pourquoi !
C’est un poste terrible !
Hein ! terrible ?
Et la preuve
C’est qu’il nous l’a donné !
Ah ! vous me vouliez veuve ?
Oh ! je vous jure !…
Non ! Je suis folle à présent !
Et je ne m’en vais plus ! D’ailleurs, c’est amusant.
Eh quoi ! la précieuse était une héroïne ?
Monsieur de Bergerac, je suis votre cousine.
Nous vous défendrons bien !
Je le crois, mes amis !
Tout le camp sent l’iris !
Et j’ai justement mis
Un chapeau qui fera très bien dans la bataille !…
Mais peut-être est-il temps que le comte s’en aille :
On pourrait commencer.
Ah ! c’en est trop ! Je vais
Inspecter mes canons, et reviens… Vous avez
Le temps encor : changez d’avis !
Jamais !
Scène VI
Roxane !…
Non !
Elle reste !
Un peigne ! — Un savon ! — Ma basane
Est trouée : une aiguille ! — Un ruban ! — Ton miroir ! —
Mes manchettes ! — Ton fer à moustache ! — Un rasoir !
Non ! rien ne me fera bouger de cette place !
Peut-être siérait-il que je vous présentasse,
Puisqu’il en est ainsi, quelques de ces messieurs
Qui vont avoir l’honneur de mourir sous vos yeux.
Baron de Peyrescous de Colignac !
Madame…
Baron de Casterac de Cahuzac. — Vidame
De Malgoyre Estressac Lésbas d’Escarabiot. —
Chevalier d’Antignac-Juzet. — Baron Hillot
De Blagnac-Saléchan de Castel-Crabioules…
Mais combien avez-vous de noms chacun ?
Des foules !
Ouvrez la main qui tient votre mouchoir.
Pourquoi ?
Ma compagnie était sans drapeau ! Mais, ma foi,
C’est le plus beau du camp qui flottera sur elle !
Il est un peu petit.
Mais il est en dentelle !
Je mourrais sans regret ayant vu ce minois,
Si j’avais seulement dans le ventre une noix !…
Fi ! parler de manger lorsqu’une exquise femme !…
Mais l’air du camp est vif et, moi-même, m’affame :
Pâtés, chauds-froids, vins fins : — mon menu, le voilà !
— Voulez-vous m’apportez tout cela !
Tout cela !
Où le prendrions-nous, grand Dieu ?
Dans mon carrosse.
Hein ?…
Mais il faut qu’on serve et découpe, et désosse !
Regardez mon cocher d’un peu plus près messieurs,
Et vous reconnaîtrez un homme précieux :
Chaque sauce sera, si l’on veut, réchauffée !
C’est Ragueneau !
Oh ! Oh !
Pauvres gens !
Bonne fée !
Messieurs !…
Bravo ! Bravo !
Les Espagnols n’ont pas,
Quand passaient tant d’appas, vu passer le repas !
Hum ! hum ! Christian !
Distraits par la galanterie
Ils n’ont pas vu…
La galantine !
Je t’en prie,
Un seul mot !…
Et Vénus sut occuper leur œil
Pour que Diane, en secret, pût passer…
son chevreuil !
Je voudrais te parler !
Posez cela par terre !
Vous, rendez-vous utile !
Un paon truffé !
Tonnerre !
Nous n’aurons pas couru notre dernier hasard
Sans faire un gueuleton…
pardon ! un balthazar !
Les coussins sont remplis d’ortolans !
Ah ! Viédaze !
Des flacons de rubis !…
Des flacons de topaze !
Défaites cette nappe !… Eh ! hop ! Soyez léger !
Chaque lanterne est un petit garde-manger !
Il faut que je te parle avant que tu lui parles !
Le manche de mon fouet est un saucisson d’Arles !
Puisqu’on nous fait tuer, morbleu ! nous nous moquons
Du reste de l’armée ! — Oui ! tout pour les Gascons !
Et si de Guiche vient, personne ne l’invite !
Là, vous avez le temps. — Ne mangez pas si vite ! —
Buvez un peu. — Pourquoi pleurez-vous ?
C’est trop bon !
Chut ! — Rouge ou blanc ? — Du pain pour monsieur de Carbon !
— Un couteau ! — Votre assiette ! — Un peu de croûte ? — Encore ?
— Je vous sers ! — Du bourgogne ? — Une aile ?
Je l’adore !
Vous ?
Rien.
Si ! ce biscuit, dans du muscat… deux doigts !
Oh ! dites-moi pourquoi vous vîntes ?
Je me dois
À ces malheureux… Chut ! Tout à l’heure !…
De Guiche !
Vite, cachez flacon, plat, terrine, bourriche !
Hop ! — N’ayons l’air de rien !…
(À Ragueneau.)
Toi, remonte d’un bond
Sur ton siège ! — Tout est caché ?…
Scène VII
Cela sent bon.
To lo lo !…
Qu’avez-vous, vous ?… Vous êtes tout rouge !
Moi ?… Mais rien. C’est le sang. On va se battre : il bouge !
Poum… poum… poum…
Qu’est cela ?
Rien ! C’est une chanson !
Une petite…
Vous êtes gai, mon garçon !
L’approche du danger !
Capitaine ! je…
Peste !
Vous avez bonne mine aussi !
Oh !…
Il me reste
Un canon que j’ai fait porter…
là, dans ce coin,
Et vos hommes pourront s’en servir au besoin.
Charmante attention !
Douce sollicitude !
Ah çà ! mais ils sont fous ! —
N’ayant pas l’habitude
Du canon, prenez garde au recul.
Ah ! pfftt !
Mais !…
Le canon des Gascons ne recule jamais !
Vous êtes gris !… De quoi ?
De l’odeur de la poudre !
Vite, à quoi daignez-vous, madame, vous résoudre ?
Je reste !
Fuyez !
Non !
Puisqu’il en est ainsi,
Qu’on me donne un mousquet !
Comment ?
Je reste aussi.
Enfin, Monsieur ! voilà de la bravoure pure !
Seriez-vous un Gascon malgré votre guipure ?
Quoi… !
Je ne quitte pas une femme en danger.
Dis donc ! Je crois qu’on peut lui donner à manger !
Des vivres !
Il en sort de sous toutes les vestes !
Est-ce que vous croyez que je mange vos restes !
Vous faites des progrès !
Je vais me battre à jeun !
À jeung ! Il vient d’avoir l’accent !
Moi !
C’en est un !
J’ai rangé mes piquiers, leur troupe est résolue !
Acceptez-vous ma main pour passer leur revue ?…
Parle vite !
Vivat !
Quel était ce secret !
Dans le cas où Roxane…
Eh bien ?
Te parlerait
Des lettres ?
Oui, je sais !…
Ne fais pas la sottise
De t’étonner…
De quoi ?
Il faut que je te dise !…
Oh ! mon Dieu, c’est tout simple, et j’y pense aujourd’hui
En la voyant. Tu lui…
Parle vite !
Tu lui…
As écrit plus souvent que tu ne crois.
Hein ?
Dame !
Je m’en étais chargé : J’interprétais ta flamme !
J’écrivais quelquefois sans te dire : j’écris !
Ah ?
C’est tout simple !
Mais comment t’y es-tu pris,
Depuis qu’on est bloqué pour ?…
Oh !… avant l’aurore
Je pouvais traverser…
Ah ! c’est tout simple encore ?
Et qu’ai-je écrit de fois par semaine ?… Deux ? — Trois ?…
Quatre ? —
Plus.
Tous les jours ?
Oui, tous les jours. — Deux fois.
Et cela t’enivrait, et l’ivresse était telle
Que tu bravais la mort…
Tais-toi ! Pas devant elle !
Scène VIII
CARBON et DE GUICHE donnent des ordres.
Et maintenant, Christian !…
Et maintenant, dis-moi
Pourquoi, par ces chemins effroyables, pourquoi
À travers tous ces rangs de soudards et de reîtres,
Tu m’as rejoint ici ?
C’est à cause des lettres !
Tu dis ?
Tant pis pour vous si je cours ces dangers !
Ce sont vos lettres qui m’ont grisée ! Ah ! songez
Combien depuis un mois vous m’en avez écrites,
Et plus belles toujours !
Quoi ! pour quelques petites
lettres d’amour…
Tais-toi !… Tu ne peux pas savoir !
Mon Dieu, je t’adorais, c’est vrai, depuis qu’un soir,
D’une voix que je t’ignorais, sous ma fenêtre,
Ton âme commença de se faire connaître…
Eh bien ! tes lettres, c’est, vois-tu, depuis un mois,
Comme si tout le temps, je l’entendais, ta voix
De ce soir-là, si tendre, et qui vous enveloppe !
Tant pis pour toi, j’accours. La sage Pénélope
Ne fût pas demeurée à broder sous son toit,
Si le Seigneur Ulysse eût écrit comme toi,
Mais pour le joindre, elle eût, aussi folle qu’Hélène,
Envoyé promener ses pelotons de laine !…
Mais…
Je lisais, je relisais, je défaillais,
J’étais à toi. Chacun de ces petits feuillets
Était comme un pétale envolé de ton âme.
On sent à chaque mot de ces lettres de flamme
L’amour puissant, sincère…
Ah ! sincère et puissant ?
Cela se sent, Roxane ?…
Oh ! si cela se sent !
Et vous venez ?
Je viens (ô mon Christian, mon maître !
Vous me relèveriez si je voulais me mettre
À vos genoux, c’est donc mon âme que j’y mets,
Et vous ne pourrez plus la relever jamais !)
Je viens te demander pardon (et c’est bien l’heure
De demander pardon, puisqu’il se peut qu’on meure !)
De t’avoir fait d’abord, dans ma frivolité,
L’insulte de t’aimer pour ta seule beauté !
Ah ! Roxane !
Et plus tard, mon ami, moins frivole,
— Oiseau qui saute avant tout à fait qu’il s’envole, —
Ta beauté m’arrêtant, ton âme m’entraînant,
Je t’aimais pour les deux ensemble !…
Et maintenant ?
Eh bien ! toi-même enfin l’emporte sur toi-même,
Et ce n’est plus que pour ton âme que je t’aime !
Ah ! Roxane !
Sois donc heureux. Car n’être aimé
Que pour ce dont on est un instant costumé,
Doit mettre un cœur avide et noble à la torture ;
Mais ta chère pensée efface ta figure,
Et la beauté par quoi tout d’abord tu me plus,
Maintenant j’y vois mieux… et je ne la vois plus !
Oh !…
Tu doutes encor d’une telle victoire ?…
Roxane !
Je comprends, tu ne peux pas y croire,
À cet amour ?…
Je ne veux pas de cet amour !
Moi, je veux être aimé plus simplement pour…
Pour
Ce qu’en vous elles ont aimé jusqu’à cette heure ?
Laissez-vous donc aimer d’une façon meilleure !
Non ! c’était mieux avant !
Ah ! tu n’y entends rien !
C’est maintenant que j’aime mieux, que j’aime bien !
C’est ce qui te fait toi, tu m’entends, que j’adore,
Et moins brillant…
Tais-toi !
Je t’aimerais encore !
Si toute ta beauté tout d’un coup s’envolait…
Oh ! ne dis pas cela !
Si ! je le dis !
Quoi ? laid ?
Laid ! je le jure !
Dieu !
Et ta joie est profonde ?
Oui…
Qu’as-tu ?…
Rien. Deux mots à dire : une seconde…
Mais ?…
À ces pauvres gens mon amour t’enleva
Va leur sourire un peu puisqu’ils vont mourir… va !
Cher Christian !
Scène IX
avec CARBON et quelques cadets.
Cyrano ?
Qu’est-ce ? Te voilà blême !
Elle ne m’aime plus !
Comment ?
C’est toi qu’elle aime !
Non !
Elle n’aime plus que mon âme !
Non !
Si !
C’est donc bien toi qu’elle aime, — et tu l’aimes aussi !
Moi ?
Je le sais.
C’est vrai.
Comme un fou.
Davantage.
Dis-le-lui !
Non !
Pourquoi ?
Regarde mon visage !
Elle m’aimerait laid !
Elle te l’a dit !
Là !
Ah ! je suis bien content qu’elle t’ait dit cela !
Mais va, va, ne crois pas cette chose insensée !
— Mon Dieu, je suis content qu’elle ait eu la pensée
De la dire, — mais va, ne la prends pas au mot,
Va, ne deviens pas laid : elle m’en voudrait trop !
C’est ce que je veux voir !
Non, non !
Qu’elle choisisse !
Tu vas lui dire tout !
Non, non ! Pas ce supplice.
Je tuerais ton bonheur parce que je suis beau ?
C’est trop injuste !
Et moi, je mettrais au tombeau
Le tien parce que, grâce au hasard qui fait naître,
J’ai le don d’exprimer… ce que tu sens peut-être ?
Dis-lui tout !
Il s’obstine à me tenter, c’est mal !
Je suis las de porter en moi-même un rival !
Christian !
Notre union — sans témoins — clandestine,
— Peut se rompre, — si nous survivons !
Il s’obstine !…
Oui, je veux être aimé moi-même, ou pas du tout !
— Je vais voir ce qu’on fait, tiens ! Je vais jusqu’au bout
Du poste ; je reviens : parle, et qu’elle préfère
L’un de nous deux !
Ce sera toi !
Mais… je l’espère !
Roxane !
Non ! Non !
Quoi ?
Cyrano vous dira
Une chose importante…
Scène X
Importante ?
Il s’en va !…
Rien… Il attache, — oh ! Dieu ! vous devez le connaître ! —
De l’importance à rien !
Il a douté peut-être
De ce que j’ai dit là ?… J’ai vu qu’il a douté !…
Mais vous avez bien dit, d’ailleurs, la vérité ?
Oui, oui, je l’aimerais même…
Le mot vous gêne
Devant moi ?
Mais…
Il ne me fera pas de peine !
— Même laid ?
Même laid !
(Mousqueterie au-dehors.)
Ah ! tiens, on a tiré !
Affreux ?
Affreux !
Défiguré ?
Défiguré !
Grotesque ?
Rien ne peut me le rendre grotesque !
Vous l’aimeriez encore ?
Et davantage presque !
Mon Dieu, c’est vrai, peut-être, et le bonheur est là.
Je… Roxane… écoutez !…
Cyrano !
Hein ?
Chut !
Ah !…
Qu’avez-vous ?
C’est fini.
Quoi ? Qu’est-ce encore ? On tire ?
C’est fini, jamais plus je ne pourrai le dire !
Que se passe-t-il ?
Rien !
Ces hommes ?
Laissez-les !…
Mais qu’alliez-vous me dire avant ?…
Ce que j’allais
Vous dire ?… rien, oh ! rien, je le jure, madame !
Je jure que l’esprit de Christian, que son âme
Étaient…
(Se reprenant avec terreur.)
sont les plus grands…
Étaient ?
(Avec un grand cri.)
Ah !…
C’est fini.
Christian !
Le premier coup de feu de l’ennemi !
C’est l’attaque ! Aux mousquets !
Christian !
Qu’on se dépêche !
Christian !
Alignez-vous !
Christian !
Mesurez… mèche !
Roxane !…
J’ai tout dit. C’est toi qu’elle aime encor !
Quoi, mon amour ?
Baguette haute !
Il n’est pas mort ?…
Ouvrez la charge avec les dents !
Je sens sa joue
Devenir froide, là, contre la mienne !
En joue !
Une lettre sur lui !
Pour moi !
Ma lettre !
Feu !
Mais, Roxane on se bat !
Restez encore un peu.
Il est mort. Vous étiez le seul à le connaître.
— N’est-ce pas que c’était un être exquis, un être
Merveilleux ?
Oui, Roxane.
Un poète inouï,
Adorable ?
Oui, Roxane.
Un esprit sublime ?
Oui,
Roxane !
Un cœur profond, inconnu du profane,
Une âme magnifique et charmante ?
Oui, Roxane !
Il est mort !
Et je n’ai qu’à mourir aujourd’hui,
Puisque, sans le savoir, elle me pleure en lui !
C’est le signal promis ! Des fanfares de cuivres !
Les Français vont rentrer au camp avec des vivres !
Tenez encore un peu !
Sur la lettre, du sang,
Des pleurs !
Rendez-vous !
Non !
Le péril va croissant !
Emportez-la ! Je vais charger !
Son sang ! ses larmes !…
Elle s’évanouit !
Tenez bon !
Bas les armes !
Non !
Vous avez prouvé, Monsieur, votre valeur :
Fuyez en la sauvant !
Soit ! Mais on est vainqueur
Si vous gagnez du temps !
C’est bon !
Adieu, Roxane !
Nous plions ! J’ai reçu deux coups de pertuisane !
Hardi ! Reculès pas, drollos !
(À Carbon, qu’il soutient.)
N’ayez pas peur !
J’ai deux morts à venger : Christian et mon bonheur !
Flotte, petit drapeau de dentelle à son chiffre !
Toumbé dèssus ! Escrasas lous !
Un air de fifre !
Ils montent le talus !
On va les saluer !
Feu !
Feu !
Quels sont ces gens qui se font tous tuer ?
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux ;
Bretteurs et menteurs sans vergogne…
Ce sont les cadets…
CINQUIÈME ACTE
Quinze ans après, en 1655. Le parc du couvent que les Dames de la Croix occupaient à Paris.
Superbes ombrages. À gauche, la maison ; vaste perron sur lequel ouvrent plusieurs portes. Un arbre énorme au milieu de la scène, isolé au milieu d’une petite place ovale. À droite, premier plan, parmi de grands buis, un banc de pierre demi-circulaire.
Tout le fond du théâtre est traversé par une allée de marronniers qui aboutit à droite, quatrième plan, à la porte d’une chapelle entrevue parmi les branches. À travers le double rideau d’arbres de cette allée, on aperçoit des fuites de pelouses, d’autres allées, des bosquets, les profondeurs du parc, le ciel.
La chapelle ouvre une porte latérale sur une colonnade enguirlandée de vigne rougie, qui vient se perdre à droite, au premier plan, derrière les buis.
C’est l’automne. Toute la frondaison est rousse au-dessus des pelouses fraîches. Taches sombres des buis et des ifs restés verts. Une plaque de feuilles jaunes sous chaque arbre. Les feuilles jonchent toute la scène, craquent sous les pas dans les allées, couvrent à demi le perron et les bancs.
Entre le banc de droite et l’arbre, un grand métier à broder devant lequel une petite chaise a été apportée. Paniers pleins d’écheveaux et de pelotons. Tapisserie commencée.
Au lever du rideau, des sœurs vont et viennent dans le parc ; quelques-unes sont assises sur le banc autour d’une religieuse plus âgée. Des feuilles tombent.
Scène première
les Sœurs.
Sœur Claire a regardé deux fois comment allait
Sa cornette, devant la glace.
C’est très laid.
Mais sœur Marthe a repris un pruneau de la tarte,
Ce matin : je l’ai vu.
C’est très vilain, sœur Marthe.
Un tout petit regard !
Un tout petit pruneau !
Je le dirai, ce soir, à monsieur Cyrano.
Non ! il va se moquer !
Il dira que les nonnes
Sont très coquettes !
Très gourmandes !
Et très bonnes.
N’est-ce pas, Mère Marguerite de Jésus,
Qu’il vient, le samedi, depuis dix ans ?
Et plus !
Depuis que sa cousine à nos béguins de toile
Mêla le deuil mondain de sa coiffe de voile,
Qui chez nous vint s’abattre, il y a quatorze ans,
Comme un grand oiseau noir parmi les oiseaux blancs !
Lui seul, depuis qu’elle a pris chambre dans ce cloître,
Sait distraire un chagrin qui ne veut pas décroître.
Il est si drôle ! — C’est amusant quand il vient !
— Il nous taquine ! — Il est gentil ! — Nous l’aimons bien !
— Nous fabriquons pour lui des pâtes d’angélique !
Mais enfin, ce n’est pas un très bon catholique !
Nous le convertirons.
Oui ! Oui !
Je vous défend
De l’entreprendre encor sur ce point, mes enfants.
Ne le tourmentez pas : il viendrait moins peut-être !
Mais… Dieu !…
Rassurez-vous : Dieu doit bien le connaître.
Mais chaque samedi, quand il vient d’un air fier,
Il me dit en entrant : « Ma sœur j’ai fait gras, hier ! »
Ah ! il vous dit cela ?… Eh bien ! la fois dernière
Il n’avait pas mangé depuis deux jours.
Ma Mère !
Il est pauvre.
Qui vous l’a dit ?
Monsieur Le Bret.
On ne le secourt pas ?
Non, il se fâcherait.
— Allons il faut rentrer… Madame Madeleine,
Avec un visiteur, dans le parc se promène.
C’est le duc-maréchal de Grammont ?
Oui, je crois.
Il n’était plus venu la voir depuis des mois !
Il est très pris ! — La cour ! — Les camps !
Les soins du monde !
Scène II
ancien comte de Guiche, puis LE BRET et RAGUENEAU.
Et vous demeurerez ici, vainement blonde,
Toujours en deuil ?
Toujours.
Aussi fidèle ?
Aussi.
Vous m’avez pardonné ?
Puisque je suis ici.
Vraiment c’était un être ?…
Il fallait le connaître !
Ah ! Il fallait ?… Je l’ai trop peu connu, peut-être !
…Et son dernier billet, sur votre cœur, toujours ?
Comme un doux scapulaire, il pend à ce velours.
Même mort, vous l’aimez ?
Quelquefois il me semble
Qu’il n’est mort qu’à demi, que nos cœurs sont ensemble,
Et que son amour flotte, autour de moi, vivant !
Est-ce que Cyrano vient vous voir ?
Oui, souvent.
— Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes.
Il vient ; c’est régulier ; sous cet arbre où vous êtes
On place son fauteuil, s’il fait beau ; je l’attends
En brodant ; l’heure sonne ; au dernier coup, j’entends
— Car je ne tourne plus même le front ! — sa canne
Descendre le perron ; il s’assied ; il ricane
De ma tapisserie éternelle ; il me fait
La chronique de la semaine, et…
Tiens, Le Bret !
Comment va notre ami ?
Mal.
Oh !
Il exagère !
Tout ce que j’ai prédit : l’abandon, la misère !…
Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux !
Il attaque les faux nobles, les faux dévots,
Les faux braves, les plagiaires, — tout le monde.
Mais son épée inspire une terreur profonde.
On ne viendra jamais à bout de lui.
Qui sait ?
Ce que je crains, ce n’est pas les attaques, c’est
La solitude, la famine, c’est Décembre
Entrant à pas de loup dans son obscure chambre :
Voilà les spadassins qui plutôt le tueront !
— Il serre chaque jour, d’un cran, son ceinturon.
Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire.
Il n’a plus qu’un petit habit de serge noire.
Ah ! celui-là n’est pas parvenu ! — C’est égal,
Ne le plaignez pas trop.
Monsieur le maréchal !…
Ne le plaignez pas trop : il a vécu sans pactes,
Libre dans sa pensée autant que dans ses actes.
Monsieur le duc !…
Je sais, oui : j’ai tout ; il n’a rien…
Mais je lui serrerais bien volontiers la main.
Adieu.
Je vous conduis.
Oui, parfois, je l’envie.
— Voyez-vous, lorsqu’on a trop réussi sa vie,
On sent, — n’ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal ! —
Mille petits dégoûts de soi, dont le total
Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ;
Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,
Pendant que des grandeurs on monte les degrés,
Un bruit d’illusions sèches et de regrets,
Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes.
Vous voilà bien rêveur ?…
Eh ! oui !
Monsieur Le Bret !
Vous permettez ? Un mot.
(Il va à Le Bret, et à mi-voix.)
C’est vrai : nul n’oserait
Attaquer votre ami ; mais beaucoup l’ont en haine ;
Et quelqu’un me disait, hier, au jeu, chez la Reine :
« Ce Cyrano pourrait mourir d’un accident. »
Ah ?
Oui. Qu’il sorte peu. Qu’il soit prudent.
Prudent !
Il va venir. Je vais l’avertir. Oui, mais !…
Qu’est-ce ?
Ragueneau veut vous voir, Madame.
Qu’on le laisse
Entrer.
(Au duc et à Le Bret.)
Il vient crier misère. Étant un jour
Parti pour être auteur, il devint tour à tour
Chantre…
Étuviste…
Acteur…
Bedeau…
Perruquier…
Maître
De théorbe…
Aujourd’hui, que pourrait-il bien être ?
Ah ! Madame !
(Il aperçoit Le Bret.)
Monsieur !
Racontez vos malheurs
À Le Bret. Je reviens.
Mais, Madame…
Scène III
D’ailleurs,
Puisque vous êtes là, j’aime mieux qu’elle ignore !
— J’allais voir votre ami tantôt. J’étais encore
À vingt pas de chez lui… quand je le vois de loin,
Qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin
De la rue… et je cours… lorsque d’une fenêtre
Sous laquelle il passait — est-ce un hasard ?… peut-être ! —
Un laquais laisse choir une pièce de bois.
Les lâches !… Cyrano !
J’arrive et je le vois…
C’est affreux !
Notre ami, Monsieur, notre poète,
Je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête !
Il est mort ?
Non ! mais… Dieu ! je l’ai porté chez lui.
Dans sa chambre… Ah ! sa chambre ! il faut voir ce réduit !
Il souffre ?
Non, Monsieur, il est sans connaissance.
Un médecin ?
Il en vint un par complaisance.
Mon pauvre Cyrano ! — Ne disons pas cela
Tout d’un coup à Roxane ! — Et ce docteur ?
Il a
Parlé, — je ne sais plus, — de fièvre, de méninges !…
Ah ! si vous le voyiez — la tête dans des linges !…
Courons vite ! — Il n’y a personne à son chevet ! —
C’est qu’il pourrait mourir, Monsieur, s’il se levait !
Passons par là ! Viens, c’est plus court ! Par la chapelle !
Monsieur Le Bret !
Le Bret s’en va quand on l’appelle ?
C’est quelque histoire encor de ce bon Ragueneau !
Scène IV
Ah ! que ce dernier jour de septembre est donc beau !
Ma tristesse sourit. Elle qu’Avril offusque,
Se laisse décider par l’automne, moins brusque.
Ah ! voici le fauteuil classique où vient s’asseoir
Mon vieil ami !
Mais c’est le meilleur du parloir !
Merci, ma sœur.
Il va venir.
Là… l’heure sonne.
— Mes écheveaux ! — L’heure a sonné ? Ceci m’étonne !
Serait-il en retard pour la première fois ?
La sœur tourière doit — mon dé ?… là, je le vois ! —
L’exhorter à la pénitence.
Elle l’exhorte !
— Il ne peut plus tarder. — Tiens ! une feuille morte ! —
D’ailleurs, rien ne pourrait. — Mes ciseaux ?… dans mon sac ! —
L’empêcher de venir !
Monsieur de Bergerac.
Scène V
Qu’est-ce que je disais ?…
Ah ! ces teintes fanées…
Comment les rassortir ?
Depuis quatorze années,
Pour la première fois, en retard !
Oui, c’est fou !
J’enrage. Je fus mis en retard, vertuchou !…
Par ?
Par une visite assez inopportune.
Ah ! oui ! quelque fâcheux ?
Cousine, c’était une
Fâcheuse.
Vous l’avez renvoyée ?
Oui, j’ai dit :
Excusez-moi, mais c’est aujourd’hui samedi,
Jour où je dois me rendre en certaine demeure ;
Rien ne m’y fait manquer : repassez dans une heure !
Eh bien ! cette personne attendra pour vous voir :
Je ne vous laisse pas partir avant ce soir.
Peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte.
Vous ne taquinez pas sœur Marthe ?
Si !
Sœur Marthe !
Approchez !
Ha ! ha ! ha ! Beaux yeux toujours baissés !
Mais…
Oh !
Chut ! Ce n’est rien !
Hier, j’ai fait gras.
Je sais.
C’est pour cela qu’il est si pâle !
Au réfectoire
Vous viendrez tout à l’heure, et je vous ferai boire
Un grand bol de bouillon… Vous viendrez ?
Oui, oui, oui.
Ah ! vous êtes un peu raisonnable, aujourd’hui !
Elle essaie de vous convertir !
Je m’en garde !
Tiens, c’est vrai ! Vous toujours si saintement bavarde,
Vous ne me prêchez pas ? c’est étonnant, ceci !…
Sabre de bois ! Je veux vous étonner aussi !
Tenez, je vous permets…
Ah ! la chose est nouvelle ?…
De… de prier pour moi, ce soir, à la chapelle.
Oh ! oh !
Sœur Marthe est dans la stupéfaction !
Je n’ai pas attendu votre permission.
Du diable si je peux jamais, tapisserie,
Voir ta fin !
J’attendais cette plaisanterie.
Les feuilles !
Elles sont d’un blond vénitien.
Regardez-les tomber.
Comme elles tombent bien !
Dans ce trajet si court de la branche à la terre,
Comme elles savent mettre une beauté dernière,
Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol,
Veulent que cette chute ait la grâce d’un vol !
Mélancolique, vous ?
Mais pas du tout, Roxane !
Allons, laissez tomber les feuilles de platane…
Et racontez un peu ce qu’il y a de neuf.
Ma gazette ?
Voici !
Ah !
Samedi, dix-neuf :
Ayant mangé huit fois du raisiné de Cette,
Le Roi fut pris de fièvre ; à deux coups de lancette
Son mal fut condamné pour lèse-majesté,
Et cet auguste pouls n’a plus fébricité !
Au grand bal, chez la reine, on a brûlé, dimanche,
Sept cent soixante-trois flambeaux de cire blanche ;
Nos troupes ont battu, dit-on, Jean l’Autrichien ;
On a pendu quatre sorciers ; le petit chien
De madame d’Athis a dû prendre un clystère…
Monsieur de Bergerac, voulez-vous bien vous taire !
Lundi… rien. Lygdamire a changé d’amant.
Oh !
Mardi, toute la cour est à Fontainebleau.
Mercredi, la Montglat dit au comte de Fiesque :
Non ! Jeudi : Mancini, reine de France, — ou presque !
Le vingt-cinq, la Montglat à de Fiesque dit : Oui ;
Et samedi, vingt-six…
Il est évanoui ?
Cyrano !
Qu’est-ce ?… Quoi ?…
Non ! non ! je vous assure,
Ce n’est rien. Laissez-moi !
Pourtant…
C’est ma blessure
D’Arras… qui… quelquefois… vous savez…
Pauvre ami !
Mais ce n’est rien. Cela va finir.
C’est fini.
Chacun de nous a sa blessure : j’ai la mienne.
Toujours vive, elle est là, cette blessure ancienne,
Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant
Où l’on peut voir encor des larmes et du sang !
Sa lettre !… N’aviez-vous pas dit qu’un jour, peut-être,
Vous me la feriez lire ?
Ah ! vous voulez ?… Sa lettre ?
Oui… Je veux… Aujourd’hui…
Tenez !
Je peux ouvrir ?
Ouvrez… lisez !…
« Roxane, adieu, je vais mourir !… »
Tout haut ?
«C’est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée !
« J’ai l’âme lourde encor d’amour inexprimée,
« Et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés,
«Mes regards dont c’était… »
Comme vous la lisez,
Sa lettre !
« …dont c’était les frémissantes fêtes,
« Ne baiseront au vol les gestes que vous faites
« J’en revois un petit qui vous est familier
« Pour toucher votre front, et je voudrais crier… »
Comme vous la lisez, — cette lettre !
« Et je crie :
« Adieu !… »
Vous la lisez…
« Ma chère, ma chérie,
« Mon trésor… »
D’une voix…
« Mon amour !… »
D’une voix…
Mais… que je n’entends pas pour la première fois !
« Mon cœur ne vous quitta jamais une seconde,
« Et je suis et serai jusque dans l’autre monde
« Celui qui vous aima sans mesure, celui… »
Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit.
Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle
D’être le vieil ami qui vient pour être drôle !
Roxane !
C’était vous.
Non, non, Roxane, non !
J’aurais dû deviner quand il disait mon nom !
Non ! ce n’était pas moi !
C’était vous !
Je vous jure…
J’aperçois toute la généreuse imposture :
Les lettres, c’était vous…
Non !
Les mots chers et fous,
C’était vous…
Non !
La voix dans la nuit, c’était vous.
Je vous jure que non !
L’âme, c’était la vôtre !
Je ne vous aimais pas.
Vous m’aimiez !
C’était l’autre !
Vous m’aimiez !
Non !
Déjà vous le dites plus bas !
Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !
Ah ! que de choses qui sont mortes… qui sont nées !
— Pourquoi vous être tu pendant quatorze années,
Puisque sur cette lettre où, lui, n’était pour rien,
Ces pleurs étaient de vous ?
Ce sang était le sien.
Alors pourquoi laisser ce sublime silence
Se briser aujourd’hui ?
Pourquoi ?…
Scène VI
Quelle imprudence !
Ah ! j’en étais bien sûr ! il est là !
Tiens, parbleu !
Il s’est tué, Madame, en se levant !
Grand Dieu !
Mais tout à l’heure alors… cette faiblesse ?… cette ?…
C’est vrai ! je n’avais pas terminé ma gazette :
… Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné,
Monsieur de Bergerac est mort assassiné.
Que dit-il ? — Cyrano ! — Sa tête enveloppée !…
Ah ! que vous a-t-on fait ? Pourquoi ?
« D’un coup d’épée,
Frappé par un héros, tomber la pointe au cœur ! »…
— Oui, je disais cela !… Le destin est railleur !…
Et voilà que je suis tué dans une embûche,
Par derrière, par un laquais, d’un coup de bûche !
C’est très bien. J’aurai tout manqué, même ma mort.
Ah ! Monsieur !…
Ragueneau, ne pleure pas si fort !…
Qu’est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ?
Je suis moucheur de… de… chandelles, chez Molière.
Molière !
Mais je veux le quitter, dès demain ;
Oui, je suis indigné !… Hier, on jouait Scapin,
Et j’ai vu qu’il vous a pris une scène !
Entière !
Oui, Monsieur, le fameux : « Que diable allait-il faire ?… »
Molière te l’a pris !
Chut ! chut ! Il a bien fait !…
La scène, n’est-ce pas, produit beaucoup d’effet ?
Ah ! Monsieur, on riait ! on riait !
Oui, ma vie
Ce fut d’être celui qui souffle — et qu’on oublie !
Vous souvient-il du soir où Christian vous parla
Sous le balcon ? Eh bien ! toute ma vie est là :
Pendant que je restais en bas, dans l’ombre noire,
D’autres montaient cueillir le baiser de la gloire !
C’est justice, et j’approuve au seuil de mon tombeau :
Molière a du génie et Christian était beau !
Qu’elles aillent prier puisque leur cloche sonne !
Ma sœur ! ma sœur !
Non ! non ! n’allez chercher personne :
Quand vous reviendriez, je ne serais plus là.
Il me manquait un peu d’harmonie… en voilà.
Je vous aime, vivez !
Non ! car c’est dans le conte
Que lorsqu’on dit : Je t’aime ! au prince plein de honte,
Il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil…
Mais tu t’apercevrais que je reste pareil.
J’ai fait votre malheur ! moi ! moi !
Vous ?… au contraire !
J’ignorais la douceur féminine. Ma mère
Ne m’a pas trouvé beau. Je n’ai pas eu de sœur.
Plus tard, j’ai redouté l’amante à l’œil moqueur.
Je vous dois d’avoir eu, tout au moins, une amie.
Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.
Ton autre amie est là, qui vient te voir !
Je vois.
Je n’aimais qu’un seul être et je le perds deux fois !
Le Bret, je vais monter dans la lune opaline,
Sans qu’il faille inventer, aujourd’hui, de machine…
Que dites-vous ?
Mais oui, c’est là, je vous le dis,
Que l’on va m’envoyer faire mon paradis.
Plus d’une âme que j’aime y doit être exilée,
Et je retrouverai Socrate et Galilée !
Non ! non ! C’est trop stupide à la fin, et c’est trop
Injuste ! Un tel poète ! Un cœur si grand, si haut !
Mourir ainsi !… Mourir !…
Voilà Le Bret qui grogne !
Mon cher ami…
Ce sont les cadets de Gascogne…
— La masse élémentaire… Eh oui ?… voilà le hic…
Sa science… dans son délire !
Copernic
A dit…
Oh !
Mais aussi que diable allait-il faire,
Mais que diable allait-il faire en cette galère ?…
Philosophe, physicien,
Rimeur, bretteur, musicien,
Et voyageur aérien,
Grand riposteur du tac au tac,
Amant aussi — pas pour son bien ! —
Ci-gît Hercule-Savinien
De Cyrano de Bergerac
Qui fut tout, et qui ne fut rien.
… Mais je m’en vais, pardon, je ne peux faire attendre :
Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre !
Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant,
Ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement
Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres,
Vous donniez un sens double à ces voiles funèbres,
Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil.
Je vous jure !…
Pas là ! non ! pas dans ce fauteuil !
— Ne me soutenez pas ! — Personne !
Rien que l’arbre !
Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,
— Ganté de plomb !
Oh ! mais !… puisqu’elle est en chemin,
Je l’attendrai debout,
et l’épée à la main !
Cyrano !
Cyrano !
Je crois qu’elle regarde…
Qu’elle ose regarder mon nez, cette Camarde !
Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !
Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile !
— Qu’est-ce que c’est que tous ceux-là ! — Vous êtes mille ?
Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
Le Mensonge ?
Tiens, tiens ! — Ha ! ha ! les Compromis,
Les Préjugés, les Lâchetés !…
(Il frappe.)
Que je pactise ?
Jamais, jamais ! — Ah ! te voilà, toi, la Sottise !
— Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez à bas ;
N’importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !
Oui, vous m’arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
Que j’emporte, et ce soir, quand j’entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J’emporte malgré vous,
et c’est…
(L’épée s’échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau.)
C’est ?…
Mon panache.