D'Urfé - Astrée - Partie II-2

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(Seconde partiep. 485-1018).

de luy permettre de me servir ; et s’il est si outrecuidé que de me le declarer, qu’il s’asseure que je le traitteray de sorte qu’il n’aura jamais la hardiesse de m’en parler deux fois. – Mais, ma sœur, dit Astrée, quelle est donc votre intention ?

De nous punir tous deux, respondit Diane : je veux dire de le chastier de la hardiesse qu’il aura eue de m’aimer, et me punir aussi de la faute que j’ay faite de l’avoir agreable, afin d’estre pour le moins plus juste que bien avisée.

Ma sœur, dit Astrée, ce dessin est tres pernicieux, car en cela vous ne vous rapporterez nulle satisfaction, mais beaucoup de peine et peut-estre une extreme confusion. Prenez garde que, voyant un caillou, vous n’y apercevez point de feu, mais si vous le frapez, ou avec un autre caillou, ou avec quelque chose de plus dur, vous le voyez incontinent tout couvrir d’estincelles, et par ainsi le feu caché se descouvre. Fait estat que de mesme ces jeunes cœurs, qui ayment bien, s’ils ont de la prudence, cachent discrettement leurs affections, et n’en donnent la veue qu’à ceux qui en doivent avoir connoissance. Mais quand ils sont hurtez, je veux dire quand une trop grande riguer les outrage, ils sont si transportez de leur passion, qu’il leur est impossible qu’ils la puissent dissimuler. Et Dieu sçait si cela peit estre sans mettre un grand trouble en l’ame de celle pour qui ces choses se font, car de quelque costé que ces discours puissent tumber, ils ne peuvent estre à la advantage d’une fille. Vostre sagesse, ma sœur, vous feroit bien conseiller une autre, mais chacun a les yeux clos le plus souvent pour soy-mesme : c’est ce qui convié à vous demander des le commencement si vous aymez ou n’aimez pas ce berger. Car si vous ne ’aymez point, il faut d’abord retrancher toute conference et toute pratique, mais si entierement et si promptement qu’il ne luy reste nul espoinny à ceus qui descouviront son affection, aucun soupçon que vous y ayez jamais consenti. Et il ne faut point se flatter en cela, de dire qu’une femme ne peut non plus s’empescher d’estre aymée que d’estre veue. Ce sont des contes pour endormir les personnes moins ruzées, puis qu’en effect, il n’y a celuy ne se desparte de telle entreprise, si des le commencement toute esperance luy est ostée, non pas d’une partie, mais du tout. Que si nous en voyons quelques opiniastres, c’est pour quelques jopurs seullement, estant certain que l’amour, non plus que le reste des choses mortelles, ne peut vivre sans nourriture, et que la propre nourriture d’amour, c’est l’esparance. Mais si vous l’aymer ainsi que vous m’avez dit, et comme, à la verité, il le merite, ce seroit, ma sœur, une grande imprudence, ce me semble de vouloir vous ravir ce qui vous plait.

Mais, dit Diane, ce qui plait n’est pas tousjours ny honorable ny raisonnable, et cela n’estant pas la vertu nous ordonne de nous de deporter et quant à moy, j’ayermois mieux le mirt que der faire autrement. – Je ne doute point de ce que vous dites, respondit Astrée, estant de la vertut de Diane ; mais voyons donc si cette action est contraire à la raison ou à l’honneur. Est-ce contre la raison d’aimer un gentil berger sage, duscret, et qui a tant esté favorisé de la nature ? Quant à moy, je juge que non, tant s’en faut, il me semble raisonnable. Or rien de raisonnable ne peut estre honteux, et ne l’estant point, je ne vois pas qu’il y ait apparence de douter de ce que vous disiez. – Il est aysé, adjouta Diane, de conclurre icy à advantage de ce berger, n’y ayant personne qui y contredise, mais si quelqu’un vous proposoit : Est-il raisonnable que Diane qui a tousjours esté en consideration parma les bergers de cette contrée, espouse un berger inconnu, et qui n’a rien que son corps, et ce que sa conduitte luy peut acquerir ? Je ne croy pas que vous prissiez la premiere opinion. Et cette consideration est cause que je suis entierement resolue de souffrir sa recherche et son affection, tant que je pourray feindre de ne la croire. Mais s’il me reduit à tel poinct que je ne puisse plus me couvrir de ceste ruze, des l’heure que cela m’adviendra, je proteste que jamais je ne luy permettray de me voir, ou s’il me voit, de m’en parler, ou s’il m’en parle, et qu’il m’ayme, je le traitteray de sorte que s’il vit, je croiray qu’il ne m’aymera plus. – Et vous, dit Astrée, que deviendrez-vous cependant ? – Je l’aimeray sans doute, respondit Diane, et en l’aymant et vivant de cette sorte avec luy, je puniray que j’auray faicte de l’aymer. – Je prevois, adjousta Astrée, que ce dessein vous prepare plus de peines et de mortels desplaisirs que la vanité qui le vous fait faire ne vous donnera jamais de faux contentements.

Cependant que ces bergeres discouroient de ceste sorte, pensant que personne ne les ouyst, Laonice estoit si attentive que pour n’en perdre une seulle parolle, elle n’osoit pas mesme souffler, par ce qu’il n’y avoit rien qu’elle desirast avec plus de passion que de descouvrir les nouvelles qu’elle aprenoit. Mais Silvandre y demeuroit ravy, et lors qu’il cyoit au commencement les favorables parolles que Diane disoit combien s’estimoit-il heureux ? Puis quand il escoutoit les conseils d’Astrée, et la deffence qu’elle faisoit de son merite, combien luy estoit-il oblige ? Mais quand sur la fin il vit la resolution que Diane prenoit, ô dieux ! Qu’est-ce qu’il devint ? Il fut tres à propos pour luy que ces bergeres s’endormissent, puis qu’il luy eust esté impossible de ne donner connoissance qu’il estoit là par quelque cuisant souspir. Car de s’en aller pour souspirer à son aise loin d’elle, il ne pouvoit obtenir cela sur luy-mesme, estant trop desireus d’escouter la fin de leur discours, de sorte que se fut un grand bien pour luy que ces bergeres, apres s’estre donné le bon soir, s’endormissent. Car il se retira vers ses compagnons, ausso doucement qu’il en estoit party, et ayant repris sa place et bien regardé si quelqu’un de ces bergers ne veilloit point, et trouvant qu’ils estoient tous profondement en dormis, il se mit à la renverse, et les yeux en haut, il consideroit à travers l’espesseur des arbres les estoiles qui paroissoient et les diverses chimeres qui se forment dans

la nue, mais il n’y en avoit point tant, ny de si diverses à ce qu’il disoit luy-mesme, que celles que les discours qu’il venoit d’ouyr luy mettoient en la pensée, achetant par la bien cherement le plaisir qu’il avoit de sçavoir que sa Diane l’aimoit, estant en doute s’il estoit plus obligé à sa curiosité qui luy avoit fait avoir ceste connoissance que des-obligé pour avoir appris la cruelle resolution qu’elle avoit faite. Cette imagination fut debatue en son ame fort long temps ; en fin, Amour par pitié luy permit de clorre les yeux, et y laisser couler le sommeil pour enchanter en quelque sorte ses fascheuses incertitudes.


LE
SEPTIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Mais il est temps de revenir à Celadon que nous avons si longuement laissé dans sa caverne, sans autre compagnie que celle de ses pensées qui n’ avoient autre sujet que son bonheur passé et son ennuy present.

Quinze ou seize jours s’escoulerent de cette sorte avec si peu de soucy de la vie, que la tristesse le nourrissoit plus qu’autre chose qu’il se souclast de manger. Tout son plaisir estoit es ses imaginations, avec lesquelles il passoit les jours et les nuicts, qui luy estoient, mesme chose, puis qu’esloigné des yeux d’Astrée, les uns et les autres ne luy sembloient que des tenebres. Il n’avoit jamais eu accident en sa vie qui ne lui revint lors en la momoire, et par malheur il s’arrestoit tousjours d’advantage en ceux qui luy avoient esté plus ennuyeux, comme plus convenables à l’estat où il se retrouvoit. Que si de fortune il s’amusoit quelque temps aux autres, il se reprenoit incontinent de ce qu’il tournoit en une saison si triste les yeux de son ame sur quelque subject de contentement. Passant son aage en ces tristes exercice, et perant de si mauvaises nourritures son visage se changa de sorte qu’il n’esoit pas connoissable. Et ne faut point douter qu’il estoit impossible qu’il vesquist long temps, si le Ciel qui, peut-estre, le reservoit à quelque fortune meilleure, ne luy eust envoyé du soulagement.

Cela fut cause que trouvant Paris fort disposé à semblable visite, demi jours apres qu’elle fut arrivée chez son oncle, ils allerent ensemble dans le hameau de ces bergeres ; mais elle fut bien estonnée quand, demandant des nouvelles de Celadon, elle entendit qu’il n’y estoit point venu et que tant s’en faloit, on l’y croyoit mort. Elle ne laissa toutesfois, pour le contentement de Paris, qui estoit. amoureux de Diane, d’effectuer le dessein qu’elle avoit fait pour le sien propre, à sçavoir de visiter fort souvent ceste bonne compagnie, outre que veritablement il y avoit du plaisir pour elle en une si douce conversation. Vivant donc de ceste sorte, elle se rendit si familiere parmy ces bergeres, qu’elles l’aymoient infiniment, et par son commandement vivoient avec elle comme si elle eust esté bergere, à quoy elle se plaisoit de sorte que, soudain qu’elle pouvoit prendre quelque loisir, elle s’y en alloit, quelquefois en compagnie de Paris, et bien souvent seule, n’y ayant guiere plus d’une demie lieue de la maison où elle demeuroit jusques aux hameaux de ces bergeres ; et le chemin encores estoit tant agreable à cause de la. douce riviere de Lignon, et des boccages qui s’y rencontroient, qu’il estoit impossible de s’y ennuyer.

Il advint donc qu’estant resolue un jour de s’y en aller toute seule, elle alla passer sur le pont de la Bouteresse, et descendant le long des rives de Lignon, encores qu’il n’y eust point de sentier si pres de la rive, elle ne laissoit de s’y faire chemin pour le plaisir qu’elle prenoit de voir le poisson qui, dans la claire eau de la riviere, s’en alloit. à petites trouppes, se jouant ensemble le long du bord.

Et poursuivant ainsi son voyage, se trouva sans y penser prés de la fontaine, où Celadon souloit cueillir le cresson dont il se nourrissoit. Et de fortune le berger s’estant couché sur le bord, s’y estoit endormy un peu auparavant. D’aussi loing que la nymphe l’apperceut, elle le prit pour Lycidas, par ce que ces deux : freres estoyent presque d’une, mesme taille, et avoient accoustumé d’aller vestus .l’un comme l’autre ; et quoy que Celadon fust un peu plus grand, et eust le visage beaucoup plus grand et plus agreable, si est-ce que, s’approchant de luy, elle y fut deceue, tant pource qu’elle creut asseurement que Celadon n’estoit pas en ceste contrée, que pour le changement de son visage, ou pour l’opinion qu’elle avoit que Lycidas plein de jalousie, comme elle sçavoit bien qu’il estoit, se retiroit ainsi seul par ces lieux esgarez.

Tant y a qu’elle s’assit aupres de Celadon, pensant qu’il fust Lycidas ; mais voyant qu’il ne s’esveilloit point, elle resolut de continuer son voyage, et le laisser en repos. Il estoit couché sur le costé, et le petit sac où il souloit tenir ses lettres paroissoit un peu hors de sa poche, d’autant que sa juppe s’estoit retroussée. Elle y porta curieusement la main, et le tirant doucement sans qu’il s’esveillast, fit dessein de voir ce que c’estoit, et le luy faire chercher quelque temps avant que de le luy rendre, si c’estoit chose qui en meritast la peine.

Elle part donc avec ce larrecin, et laisse ce berger endormy, qu’incontinent apres se resveilla. Et parce que le soleil, commençoit de passer sa chaleur plus ardente et qu’il ne s’estoit mis aupres de ceste fontaine que pour jouyr du frais que son onde, et l’ombrage des arbres voisins y conservaient, il partit de ce lieu et se mit dans le plus sauvage du bois. Mais d’autant que tout son entretien estoit de la memoire de sa bergere, il ouvre la petite boite qu’il portoit .au col, où estoit le pourtrait d’Astrée, et apres l’avoir contemplé quelque temps, il leut les paroles qu’il avoit autrefois escrites sur l’autre costé, qui estoient telles,

Privé de mon vray bien, ce bien faux me soulage

Helas ! disoit-il, ô miserable : Celadon ! que c’est bien maintenant que tu peux dire que, privé de ton vray bien, ce bien faux te soulage, puis que tu n’as plus que des biens imaginaires, les autres t’ayans esté ravis par la personne mesme de qui tu les tenois. Et puis considerant le pourtraict, et parlant à luy, comme si c’eust esté Astrée mesme : Est-il possible, disoit-il, ô ma belle bergere, que je vous aye despleu ? Mais est-il possible que, vous ayant despleu, je rive encore ? Que je vous aye despleu, il est impossible selon ma volonté ; mais que je vive apres cette faute, il est impossible selon mon affection.

Et demeurant sur ceste consideration quelque temps muet, il reprit ainsi la parole ; Si elle veut que je vive, pourquoy me bannit-elle du lieu où seulement je : puis vivre ? Et si elle veut que je meure, pourquoy ne me l’a-t’elle commandé absolument ? Mais quel plus expres commemdement faut-il que nous attendions que celuy qu’elle m’a fait de ne me presenter jamais devant elle ? Puis qu’elle sçait bien que sa veue est ma vie, me deffendant ceste veue, ne me commande-t’elle pas de mourir ?

Et lors se reprenant : Cela sans doute, disoit-il, suffiroit pour me faire chercher le trespas, si je ne sçavois que ce qui est raisonnable au jugement des autres, est sans force de raison en elle. Il semble à chacun que c’est chose juste d’aymer celuy dont il est aymé, et que l’amitié ne se paye que d’amitié ; et au contraire, elle .juge raisonnable de hayr ceux qui l’adorent. Pourquoy donc ne dois-je croire que ce commandement de vivre eslongné d’elle est plustost pour me faire souffrir davantage en vivant, que pour me faire abreger mes. peines par une mort avancée ? Mais ce n’est pas encor ce qu’elle veut de moy, puis qu’elle sçait bien que je ne puis vivre ainsi. A-t’elle jamais demandé de moy que des preuves impossibles ? Tesmoins, disoit-il peu apres, les commandemens que, de bouche et par lettres, elle m’a faits si souvent, de feindre d’aymer quelque autre, et rendre ceste feinte accompagnée de ces véritables démonstrations qui sont ordinairement avec les plus parfaites amitiez. Et lors, resserrant ce cher pourtraict pour lire les lettres où ce commandement luy estoit fait : Or sus disoit-il, vivons donc pour sa gloire, puis que nous ne le pouvons faire pour nostre contentement.

Et à ce mot, ayant remis sa petite boitte dans son sein, il voulut prendre : les lettres qu’il portoit en sa poche, serrées dans un petit sac ; mais l’y ayant quelque temps cherché en vain, il s’assit en terre, et espancha sur l’herbe tout ce qu’il avoit en l’une et en l’autre, et voyant qu’en, effect ce qu’il cherchoit n’y estoit point, il ramasse dans un pan de son saye tout ce qui estoit en terre, n’ayant pas le loisir de le remettre en ses poches, et s’encourt en sa caverne, pensant l’y avoir oublié. Mais apres beaucoup de peine, il ne le peust trouver, car c’estoit ce que Leonide avoit desrobé. Il n’y eut feuille en sa caverne, ny de sa caverne à la fontaine, ny de la fontaine aux lieux où il avoit esté ce jour là, qu’il ne tournast et retournast, de sa main, voire de petits festus qu’il n’y avoit pas apparence qui le puissent couvrir, tant estoit grand le desplaisir de ceste perte et le desir de la recouvrer. Car outre qu’il tenoit ces lettres cheres, comme escrites de la main de sa bergere, encore les aymoit-il comme les tesmoins et de son bon-heur et de sa fidelité, et comme le plus doux entretien qu’il peust avoir en la miserable vie qu’il menoit. En fin voyant qu’il se travailloit en vain, et qu’il n’y avoit plus d’esperance de trouver ces cheres lettres : Helas ! dit-il, croisant les bras l’un dans l’autre, et regardant pitoyablement le ciel, comme luy demandant justice, helas ! quel injuste demon m’a ravy le peu de contentement qui me restoit ? Demon, pour certain faut-il bien qu’il soit, puis que nulle personne n’a esté icy, et quand elle y eust esté, elle n’eust peu avoir le courage de commettre une si grande cruauté !

Puis despliant les bras, joignant les mains, et entrelassant les doigts ensemble, laissoit aller ses bras nonchalamment sur ses cuisses : Tu estois encor trop heureux, disoit-il, ô Celadon ! en cette miserable vie, ayant ces heureux temoignages de ta felicité passée ; il ne faloit pas que, la volonté d’Astrée estant de te combler de toute sorte d’infortune., ces cheres et douces memoires contrevinssent à ce qu’elle avoit resolu. Console-toy donc en ta perte, et remercie le Ciel qui se rend si conforme à la volonté de ta bergere, qu’elle-mesme ne le sçauroit desirer d’avantage, et fay paroistre qu’il n’y a rigueur d’elle, ny force du Ciel qui t’en lasse, ny qui t’en separe jamais. Aussi ne faloit-il pas que pour te rendre affligé de toute espece de malheur, tu perdisses toute espece de consolation.

Cependant Leonide, bien ayse de son larcin, s’estant à grand pas esloignée de ce berger,.toute curieuse alloit ouvrant les nœuds du petit sac, et voyant qu’il n’y avoit que des lettres, elle creut que c’estoient de celles de Phillis. Desirant donc outre mesure de voir les secrets de cette bergere, elle s’assit sous un arbre, et les desployant toutes en son giron, la premiere qu’elle rencontra fut telle.

Lettre D’Astrêe à Celadon .[modifier]

Que vous m’aymiez, je le croy, et vous le pouvez cognoistre en ce que j’ay agreable que vous m’en asseuriez. Que si vous aviez autant de cognoissance que de ressentiment d’amour, par la permission que je vous donne de me dire que vous m’aymez, vous jugeriez que je vous ayme, et par là vous seriez asseuré que vous avez de moy ce qu’il semble que vous souhaittez seulement pour estre bien-heureux. Si apres ceste declaration vous n’estes content, je diray que vous n’aymez point Astrée, puis que l’amitié ne doit rien desirer que l’amitié.

Quand Leonide, lisant ceste lettre, rencontra le nom d’Astrée, elle s’arresta tout court, et approchant le papier de ses yeux, releut deux ou trois fois ce mot. En fin se ressouvenant de la jalousie qui avoit esté entre Celadon, Lycidas, Astrée et Phillis, elle creut que peut-estre n’estoit-elle pas mal. fondée et qu’en effect Astrée pouvoit bien avoir aymé Lycidas ; et pour ce, la repliant, la mit en son sein, et en prit une autre qu’elle trouva telle.

Lettre D’Astrêe à Celadon .[modifier]

N’advouerez-vous pas à ce coup, mon fils, que je vous ayme plus que vous ne m’aymez, puis que je vous envoye mon pourtraict, n’ayant jamais peu obtenir le vostre par toutes mes prieres ? Mais Amour est juste en cela, puis qu’il sçait bien qu’il faut tousjours secourir premierement ceux qui en ont plus de necessité. La foiblesse de vostre amitié avoit plus de besoin de ce souvenir que non pas la mienne. Recevez-le donc, pour tesmoignage de vostre deffaut. Qu’en croyez-vous, Celadon ? Penseriez-vous estre aymé de moy si je doutais de vostre affection ? Je me moque, berger, car si j’avois cette opinion de vous, je ne voudrois pas que vous eussiez ceste creance de moy. Et pour ce, ne doutez point, tant, que je vous feray paroistre d’avoir memoire de vous, que ce ne soit un gage tres-asseuré de l’estat que je fay d’estre veritablement aymée de mon fils. [278/279]

Seroit-ce point, disoit Leonide toute estonnée, que Lycidas ayant trouvé apres la perte de son frere ces lettres entre ses meubles plus chers, les eust gardées pour l’amitié qu’il luy portoit ou de peur que ses secrets d’amour n’eussent esté veus par quelque autre ? Mais si cela estoit, il ne les porteroit pas sur luy, de crainte de les perdre. Que seroit-ce donc, et comment les auroit-il eues ? Et lors jettant la main sur la premiere qui se presenta, elle la trouva telle.

Lettre D’Astrêe à Celadon .[modifier]

Il vous sied bien, mon fils, d’avoir moins de courage que moy ! Vous dites que c’est un signe que j’ayme moins que vous, mais voyez comme je l’entends au contraire. Ce qui me fait supporter toutes les peines qui se présentent pour vous, c’est sans plus l’amitié que je vous porte. Doncques ceste affection qui me fait surmonter les plus grandes peines doit estre la plus grande, et ainsi ce courage que vous blasmez en moy est une vraye marque de mon affection. Ne vous laisses donc plus emporter à l’ennuy que vous donnent nos communs ennemys (c’est ainsi, Celadon, que je les nomme et non pas nos peres) si vous voulez que je croye vostre amitié esgale à celle qui me fait non seulement surmonter, mais mespriser pour vous toutes sortes de peines et d’incommoditez.

Leonide leut ceste lettre, sans sçavoir presque ce qu’elle lisoit, parce que se representant le berger à qui elle avoit pris ce petit sac, et se ressouvenant d’en avoir ouy dire quelque chose à Galathée, lors que Celadon fut trouvé sur le bord de Lignon, elle entra en quelque opinion que ce fust luy, et non pas Lycidas. Et lors, considerant de plus, prés ces papiers, elle s’en asseura d’avantage quand elle vid quelques uns qui monstroient d’avoir esté mouillez ; mais beaucoup plus encores, lors que regardant le sac, elle trouva que le cuir s’estoit retiré et ridé en certains lieux, car elle reconnut par là que veritablement c’estoit cestuy-cy dont Galathée luy avoit parlé. O dieux, dit-elle, frappant des mains ensemble, il n’en faut point douter. : c’est Celadon. Mais où avois-je les yeux que je ne l’ay pas connu quand je l’ay veu ?

Et lors ramassant en diligence tous ces papiers, elle les resserre et s’en retourne bien plus viste à la fontaine où elle l’avoit laissé, qu’elle n’en estoit pas venue. Mais elle fut bien faschée de ne l’y trouver plus. Ah ! fontaine, disoit-elle, et vous sejour solitaire, rendez-moy ce que je vous ay laissé ! Rendez-le moy, ce berger, duquel ne voulant interrompre le repos, j’ay perdu entierement le mien !

En proferant ces parolles, elle alloit tournant la veue tout à l’entour, pour voir si elle en pouvoit apprendre quelque nouvelle. Mais elle n’avoit garde, car il s’estoit desja retiré tout triste en sa caverne : apres avoir cherché en vain ce qu’elle luy avoit desrobé, En fin Amour, qui est prudent, luy fit prendre garde que l’herbe depuis la fontaine jusques assez loin de là estoit foulée comme un sentier nouveau, et qui n’est pas bien encor batu. Elle jugea, et certes fort à propos, que ce sentier la conduiroit où s’estoit retiré ce berger. Et de faicit c’estoit la. verité que Celadon ayant accoustumé de passer par là., lors que de sa caverne il s’en venoit en ce lieu, en avoit fait si souvent le chemin, que l’herbe en estoit foulée comme d’un nouveau sentier. Le prenant donc pour son guide, elle ne l’eust point suivy cinq ou six cens pas, qu’elle se trouva, proche du rocher où Celadon faisait sa retraitte ; toutesfois, d’autant que les arbres et buissons qui luy estoient à l’entour le couvroient tout, elle eut presque peur de s’en approcher, craignant que ce ne fust le repaire de quelque loup ou sanglier, ou pour le moins de quantité de serpents. Et comme elle estoit en suspens, il luy sembla d’ouyr souspirer ; ce qui luy fit connoistre qu’il y avoit quelqu’un. Mais jugeant aussi que les couleuvres et serpens sifflent quelquesfois presque de la sorte, elle ne s’en approchoit qu’avec apprehension, et si doucement que Celadon qui estoit dedans ne s’en aperceut point. Mais encor qu’à sa venue elle eust fait plus de bruict, le berger ne s’en fust pas pris garde, tant il estoit attentif à ce qu’il pensoit.

Et lors que, suivant le sentier qui la conduisoit, elle eust fait le tour du buisson, et qu’elle fust venue prés de l’entrée par le costé de la riviere, elle l’ouyt souspirer beaucoup plus haut, et quelquefois parler ; mais elle n’en pouvoit entendre les paroles, encor que le murmure de la voix vint jusques à ses oreilles. Cela fut cause qu’avec plus d’asseurance, elle vint doucement jusques à l’entrée, et se joignant contre le rocher, et puis mettant peu à peu la teste dedans, elle l’ouyt parler de cette sorte : Commençons desormais à bien esperer ô mon cœur, puis que tout ainsi que la mesche de la lampe acheve de brusler, lors que le feu a consumé toute l’huyle, de mesme nous devons croire que nostre mal’heur finira, ayant desormais consumé peu à peu tous les biens et contentemens qui nous restoient. Heureuse perte, que je te cheris, si par ton moyen je puis sortir de la miserable vie que je treine ! Ah ! que je beniray le jour que vous m’avez esté ravis, ô mes chers papiers, si vostre regret me peut faire mourir, puis que je ne dois esperer que mes ennuis cessent qu’avec ma vie.

Leonide qui l’escoutoit, fut touchée de tant de compassion, reconnoissant que veritablement c’estoit Celadon, et fut surprise d’une si soudaine joye, qu’encores qu’elle eust resolu de le laisser plaindre et l’escouter plus long temps, si fut-elle contrainte de s’en aller à luy, les bras ouverts, en luy criant : Ah ! Celadon, c’est trop se plaindre, c’est assez avoir.eu de tristesse et de desplaisir ; il est temps de changer de vie et de passer plus doucement vos jours.

Si Celadon fut surpris oyant ceste voix tout à coup, et la voyant venir à luy, on le peut assez juger, puis que depuis le temps qu’il estoit venu en ce lieu, il n’y avoit veu personne, et qu’ayant l’esprit entierement en ses pensées, elle fut aupres de luy avant qu’il eust seullement ouy ce qu’elle disoit. Il se releva en sursaut ; mais la surprise fut telle qu’il fut contraint de se rassoir, tant la vie qu’il avoit menée, et la mauvaise nourriture qu’il prenoit ordinairement l’avoient affoibly.

Lors la nymphe, pour luy donner loisir de revenir à luy-mesme, s’assit sur son lict, et luy prenant la main : Et bien ! Celadon, luy dit-elle en fin, estoit-ce pour faire cette vie que vous desiriez avec tant d’impatience de sortir d’entre les mains de Galathée ? Est-il possible que nostre compagnie vous fust tant desagreable que vous la voulussiez fuyr pour celle des rochers et des bois ?

Le berger alors ayant repris ses esprits, luy respondit froidement : Vous voyez, belle Leonide, à quoy m’a reduit Amour, et jusqu’où peut parvenir la puissance que vous avez sur ceux qui vous ayment. – Comment, dit-elle, est-il possible que .l’amour d’autruy vous ayt fait mespriser de ceste sorte vostre propre conservation ? – Mais est-il possible, respondit le berger, que vous qui vous, vantez de sçavoir aimer, ayez doute que mon affection ne me puisse encore porter à de plus grandes extremitez ? – Pour le moins, repliqua la nymphe, si j’avois à mourir, j’en voudrois demander la raison à celuy qui me condamneroit. – Et quelle autre meilleure raison, adjousta Celadon, dois-je desirer d’en sçavoir, sinon que celle qui peut tout sur moy le veut ainsi ? Tellement que la raison de mon mal sera que mon bien luy desplait. – Miserable condition, dit la nymphe en le plaignant, que la. tienne, Celadon ! – Tant s’en faut, dit-il, voyez, sage nymphe, combien vous estes deceue. Je ne sçaurois desirer plus de bien que le mal que je souffre ; car en pourrois-je souhaitter un plus grand que de luy plaire ? Et si mon mal luy plait, me pourrois-je douloir ? Tant s’en faut, ne me dois-je point resjouir de ce qui luy est agreable ? Et alors s’escriant : O heureux Celadon, dit-il, et en une chose moins heureux, qu’Astrée ne sçait pas que tu es heureux !

Leonide luy oyant tenir ce langage, demeuroit tant estonnée qu’elle le regardoit avec admiration. En fin, apres avoir esté quelque temps muette, elle dit : J’advoue, berger, que si c’est aymer que ce que vous faites, il n’y a que vous entre tous les hommes qui sçachiez aymer ; mais prenez garde que comme l’abus se mesle ordinairement parmy toutes les choses bonnes pour les corrompre et gaster, de : mesme la melancolie et l’opiniastreté ne prennent place parmy vostre amitié. – J’ay fort peu de soucy, respondit le berger, de tous les accidents qui me peuvent arriver, pourveu que mon amour n’y soit offencée. – Mais, dit Leonide, aymez-vous bien Astrée ? – Vous me faites, respondit-il., une demande à laquelle vous pourriez bien respondre sans moy. – Si vous l’aymez, continua la nymphe, vous devez donques aymer ce qui est à elle ; et si cela est, pourquoy ne vous aymez-vous, puis que vous estes tellement sien, que vous cessez d’estre vous-mesme ? – Puis que j’ayme Astrée, repliqua le berger, je dois hayr tout ce qu’elle hait. Astrée veut mal au miserable Celadon : pourquoy donc, belle nymphe, ne luy porteray-je toute la haine qui me sera, possible ? – Çhascun, dit-elle, est plus obligé à sa propre conservation qu’à la haine ou amitié d’autruy. – Ces loix, interrompit incontinent le berger, sont bonnes et recevables parmy les hommes, mais non pas parmy les amants.

– Et quoy, dit la nymphe, laisse-t’on d’estre homme quand on devient amant ? – Si vous appellez estre homme, dit-il, que d’estre subjet à toutes sortes de peines et d’inquietudes, j’advoue que l’amant demeure homme ; mais si cest homme a une propre volonté, et juge toutes choses telles qu’elles sont, et non pas selon l’opinion d’autruy, je nie que l’amant soit homme, puis que dés l’heure qu’il commence de devenir tel, il se despouille tellement de toute volonté et de tout jugement, qu’il ne veut ny ne juge plus que comme veut et juge celle à qui son affection l’a donné. – O miserable estat que celuy de l’amant ! s’escria la nymphe. – Mais tant s’en faut, respondit incontinent le berger, miserable celuy qui n’ayme point, puis qu’il ne peut jouyr des biens les plus parfaits qui soient au monde. Et jugez, belle nymphe, quels doivent estre les contentements d’amour, puis que les moindres surpassent les plus grands qu’on puisse avoir en toutes les choses humaines sans amour. Y a-t’il rien de si aisé à divertir que les biens qui sont en la pensée ? Et toutesfois, quand un amant se represente la beauté de celle qu’il ayme, mais encor cela est trop, quand il se remet seullement une de ses actions en memoire, mais c’est trop encores, quand il se ressouvient du lieu où il l’a veue, voire quand il pense qu’elle se ressouviendra de l’avoir veu en quelque autre endroit, pensez-vous qu’il voulust changer son contentement à tous ceux de l’univers ? Tant s’en faut ; il est si jaloux et si soigneux d’entretenir seul cette pensée, que pour n’en faire part à personne, il se retire ordinairement en lieu solitaire et reculé de la veue des hommes, ne se soucie point de quitter tous les autres biens que les hommes ont accoustumé de cherir et rechercher avec tant de peine, pourveu qu’avec la perte de tous il achette le bien de ses cheres pensées. Or, Leonide, puis que les contentements de la pensée sont tels, quels jugerez-vous ceux de l’effect, quand il y peut arriver ? Comment, continuoit-il, jouyr de la. veue de ce que l’on ayme ? l’ouyr parler ? luy baiser la main ? ouyr de sa bouche cette parolle : je vous ayme ? est-il possible que la foiblesse d’un cœur puisse supporter tant de contentement ? est-il possible que le pouvant, un esprit les conçoive sans ravissement ? et ravy, qu’il ne s’y fonde et se sente dissoudre de trop de plaisir et de felicité ? Je ne rapporte point icy les dernieres asseurances que l’on peut recevoir d’estre aymé, ny les languissemens dans le sein de la personne, aymée, parce que, comme ces contentements ne se peuvent gouster sans transport et sans nous ravir entierement à nous-mesmes, aussi ne peuvent-ils estre representez par la parole que trop imparfaitement. Or dites maintenant, belle nymphe, que l’estat d’un amant est miserable, maintenant, dis-je, que vous sçavez quelles sont ses extremes felicitez ! – J’avoue, dit la. nymphe, apres l’avoir escouté avec admiration, j’advoue que veritablement Celadon ayme, si c’est aymer que : d’estre hors de soy-mesme, et vivre seulement de pensées ; mais que pour cela je ne l’estime miserable de le voir reduit aux imaginations pour avoir quelque contentement, tant s’en faut que ces parolles me persuadent le contraire, qu’elles me fortifient d’avantage en cette opinion.

Mais, berger, laissons ce discours, puis qu’aussi bien il ne vous peut donner aucun alegement, et me dites quelle a esté vostre vie, depuis que je vous laissay. – Sage nymphe, respondit Celadon, celle que vous m’avez veu faire depuis que vous m’avez rencontré, c’est celle-là mesme que j’ay continuée depuis le jour que vous dites. Car au partir d’aupres de vous, je me suis venu renfermer en ce lieu, attendant que l’amour ou la mort m’en sorte. – Et pourquoy, dit-elle, n’allastes-vous en vostre hameau, où vos amis et vos parens vous regrettent si fort ? – Astrée, dit-il, qui peut plus sur moy que mes parens ny mes amis, m’a deffendu de me faire jamais voir à elle, jusques à ce qu’elle me l’ait commandé. Et c’est pourquoy je vous ay dit que je me suis renfermé en ce lieu attendant que l’amour ou la mort m’en sorte ; parce que si ma bergere m’avoit absolument commandé de ne me faire jamais voir à elle, il n’y a point de doute que je fusse sorty de ceste vie, aussi tost que revenu à moy, je recognus que Lignon ne m’avoit pas voulu donner la mort. Mais ayant bonne memoire de ses paroles, et me ressouvenant que ce bannissement n’estoit pas pour tous joins, mais seulement autant qu’elle demeureroit à me commander de revenir, j’ay vescu de cette sorte, attendant que l’amour me rappellast, comme il semble qu’elle m’ait promis, ou à son deffaut, la mort qui ne me sera jamais moins ennuyeuse qu’en l’estat où je suis. – Mais, comment, pauvre abusé, repliqua la nymphe, pouvez-vous esperer qu’elle vous rappelle, si elle ne sçait : pas où vous estes ? – Amour, respondit-il, qui m’a conduit icy, n’a pas oublié le lieu où je suis, puis qu’ordinairement il m’y vient entretenir ; et puis que c’est par luy que je dois esperer qu’elle me rappelle, il ne faut point, que je doute que sans moy il ne luy fasse bien entendre en quel lieu il m’a confiné. – Si vos imaginations, repliqua la nymphe, pouvoient autant sur les autres que sur vous il y auroit quelque apparence en ce que vous dites ; mais croyez que les dieux n’aident guiere à ceux qui ne s’aident point eux-mesmes. Et ne pensez que je vous en parle sans raison., car je sçay fort bien que, si Astrée vous sçavoit en vie, elle vous desireroit aupres d’elle. – Et comment, dit incontinent le berger, le sçavez-vous, belle nymphe ? – Je l’ay appris, dit-elle, de la tristesse que je vois en son visage. – Elle se trouve peut-estre mal d’ailleurs, dit le berger, mais où l’avez-vous veue depuis que nous nous separames ? – J’ay bien, luy dit-elle, à vous entretenir sur ces discours, et serois bien aise de vous raconter ce qui. m’est advenu depuis que nous nous quitames, pourveu que je vous visse faire meilleure chere que vous ne faites pas. – Cela, dit Celadon, ne vous en doit pas empescher, et croyez que vostre veue m’apporte autant de contentement qu’autre que je puisse avoir sans celle d’Astrée, de laquelle estant privé, le discours que vous me voulez faire m’est sur tout agreable. Alors Leonide reprit la parole de ceste sorte :.

Histoire de Galathée[modifier]

Vous desires : donc sçavoir, Celadon, de quelle façon j’ay vescu depuis quinze ou seize nuicts en çà. Je veux bien vous le raconter, à condition que si je vous ennuye par un trop long discours, nous le couperons où vous voudrez, et le reprendrons une autre fois, quand l’occasion s’en presentera. Sçachez donc que revenant de vous conduire, j’entrois dans le palais d’Isoure au mesme temps qu’Amasis montoit dans son chariot pour retourner à Marcilly, emmenant avec elle Galathée, parce que desireuse de rendre grâces à Hesus du bon succez que son fils Clidaman avoit eu en la bataille qui. s’estoit donnée contre les Neustriens, elle voulut que Galathée y fust, afin de rendre ceste solemnité plus celebre. Et parce que le retardement de telles actions ressemble en quelque sorte à l’oubly, et l’oubly à l’ingratitude, elle partit si promptement qu’elle ne donna pas mesme le loisir à la nymphe de nous pouvoir dire ce qu’elle vouloit que nous fissions de vous. Et quoy qu’elle en fust en une peine extreme, si n’osoit-elle en faire semblant, de peur qu’Amasis ne s’en prist garde, qui la tenoit tousjours par la main, non pas pour aucun soupçon qu’elle eust, mais seulement pour la caresser davantage. Estant donques contrainte d’entrer ainsi avec elle dans ce chariot, tout ce qu’elle peut,ce fut de me dire alors que je luy aydois à monter : Vous, Silvie et Lucinde, viendrez dans le mien, et nous suivrez en diligence. Et moy baissant la teste, et leur faisant une grande reverence, je monstray d’avoir entendu ce qu’elle vouloit dire ; mais je n’avois garde de luy obeir, car vous ayiez pris un chemin bien different. Et quoy que je previsse assez son courroux, si ne pouvois-je me repentir de vous avoir rendu ce bon office, eslisant plustost la haine de la nymphe que de faillir à l’amitié que je vous porte.

Toutesfois, feignant que ç’avoit esté pour obeir à mon oncle, le rencontrant avec Silvie qui me cherchoit, je leur racontay de quelle sorte vous estiez eschappé, sans que personne y eust pris garde : Mais, leur dis-je, je ne fus de ma vie plus surprise que quand en entrant j’ay rencontré Amasis et Galathée, qui montaient en leur chariot, car j’estois perdue si elles m’eussent apperceue hors de la porte ; encor ne sçay-je ce qui en sera lors que l’on sçaura ce qui est advenu. Mais, mon père, luy dis-je en sousrian, et vous ma compagne, vous m’ayderez tous deux à porter ceste charge. – Ma fille, me respondit Adamas, ne craignez jamais d’estre blasmée de faire ce que vous devez, ny de recevoir du desplaisir pour semblables occasions. Les dieux desquels dependent tous les evenemens, sont trop justes pour consentir à une chose tant inique ; et si quelquefois il y a des ,accidens qui semblent advenir au contraire, prenez garde, ma fille, qu’en fin le contentement s’en redouble, voire qu’il semble que ce ne soit que pour nous l’augmenter. Et parce qu’il est tres à propos que vous preniez peine de conserver les bonnes grâces de vostre maistresse, Silvie tesmoignera que vous n’avez rien fait qu’elle ne sçache bien, et afin de vous en descharger davantage, je veux bien que toutes deux vous la faciez entrer en soupçon de moy ; car je ne seray jamais marry qu’elle croye que je haysse ce qui est contraire à la vertu, et vous permettais de l’en asseurer tout à fait, si. ce n’estoit que pour la detromper des faulses imaginations que Climanthe luy a données, il est necessaire que je ne luy sois point odieux entierement.

Avec semblables discours, mon oncle taschoit de nous donner courage, et nous faire continuer en ce louable dessein ; puis prit le chemin du costé de Laigneu, et nous celuy de Marcilly, non pas toutesfois sans consulter ensemble comme nous avions à respondre à Galathée, afin qu’il n’y eust point de contrariété entre nous, sçachant assez qu’il n’y a œil plus vif ny plus penetrant que celuy de la jalousie. Au contraire la nymphe alloit faisant dessein sur dessein pour, ce qui estoit de la possession de sa chere Lucinde, estimant mon esprit, et louant ma ruse de vous avoir fait vestir de ceste sorte, ayant esperance que cest habit luy donneroit plus de commodité de vous avoir sans soupçon continuellement aupres d’elle. Non pas, berger, qu’elle consentit jamais à chose qui contrevinst à son honnesteté, ainsi que j’ay tousjours recogneu par ses actions, mais desseignant de vous espouser, et ne l’osant declarer tant qu’Amasis vivra, elle pensoit de pouvoir jouyr longuement de vostre presence sous cet habit. Et quoy qu’elle ne peut douter de l’affection que vous portez à la belle Astrée, en se flattant elle se figuroit que la veue que vous auriez de ses grandeurs et magnificences l’emporteroit aisement par dessus ; l’amour d’une bergere, de sorte que s’en allant ainsi la plus contente du monde, il n’y avoit rien qui luy donnast alors de l’ennuy que la longueur du chemin.

Mais quand elle fut arrivée à Marcilly, et qu’elle ne vit point entre les autres nymphes sa tant aimée Lucinde, en quelle inquietude fut-elle ? et avec quelle promptitude fit-elle semblant d’avoir affaire en sa chambre, et de la chambre au cabinet ? Moy qui prevoyois bien cet orage, je la suivois, mais non pas franchement comme de coustume ; et faut que j’advoue que me sentant atteinte de quelque espece de trahison, je redoutoy sa .presence. Et toutesfois de peur qu’elle ne soupçonnast qu’il y eust de ma faute, aussi tost que je m’ouys apeller, je courus vers elle, et m’ayant commandé de pousser la porte sur moy : Et bien (me dit-elle), Leonide, qu’est devenu Celadon ? – Madame, luy dis-je, contrefaisant un visage plein d’estonnement et de desplaisir, je ne sçaurois vous le dire, car aussi tost que vous estes partie, Silvie et moy l’avons cherché par tout le palais, et n’avons laissé lieu que nous n’ayons inutilement visité ; et ne pouvons penser qu’autre qu’Adamas en puisse sçavoir des nouvelles. – Comment, dit Galathée, surprise de ceste responce si peu attendue, vous n’en sçavez donc autre chose ? Et voyant que je ne luy respondois point : Ne vous avois-je pas commandé, continua-t’elle, d’en avoir plus de soin ? Est-ce ainsi que vous faites ce que je vous ordonne ? Et là s’estant encor arrestée pour quelque temps, et voyant que je ne luy disois mot : Allez, me dit-elle, Leonide, à ceste heure mesme vers votre oncle, et si Celadon y est, ramenez-le icy ; autrement ne vous presentez plus devant moy, et vous asseurez que je n’oublieray jamais ceste offence que je ne vous aye fait ressentir combien elle m’est cuisante. La voyant en si grande colere, et ne voulant luy repliquer de crainte de l’aigrir d’avantage, je luy fis la reverence, et sortis froidement du cabinet pour n’en donner cognoissance à mes compagnes. Silvie qui estoit aux. escoutes, me suivit jusques hors de la chambre, et nous estant eloignées contre une fenestre, je luy racontay tous les discours de Galathée, et comme elle m’avoit commandé de me retirer. – Je sçavois bien, respondit Silvie, qu’il estoit impossible que cet affaire se finist ; sans la mettre en colere, mais j’eusse pensé toute autre chose plustost que ce que vous me dites. Est-il possible que ce desplaisir l’ait tant aveuglée qu’elle vous ait commandé de sortir de sa maison pour un soupçon si mal fondé ? Et qu’est-ce que chacun, jugera de vostre depart ? Et comment le couvrira-t’elle à Amasis mesme ?

Or bien, ma compagne, me dit-elle en fin, tout le mal est tombé dessus vous, encores qu’egalement j’aye contribué à la faute, si l’on doit : ainsi nommer ce que nous avons deu faire ; mais puis qu’il en est ainsi, j’auray soin de vous faire revenir le plustost qu’il me sera possible. Cependant si l’on me demande la cause de vostre absence, je diray qu’Adamas a supplié Galathée de vous laisser, pour quelque temps chez luy, ayant intention de voir s’il pourrait faire naistre quelque amitié entre Paris son fils, et vous,.et je ne le diray qu’en secret afin qu’il s’esvente moins.

A ce mot. nous nous baisames., et nous recommandant aux dieux, je vins trouver mon oncle à qui je racontay tout ce qui s’estoit passé.

Cependant. Galathée estant demeurée seule en son cabinet, et voyant tous ses desseins tant esloignez qu’elle n’esperoit plus d’en pouvoir r’approcher les occasions, fut tellement oppressée, de ce desplaisir, que s’abbouchant sur un petit lid. verd, elle demeura fort long temps sans respirer. Mais en fin y estant contrainte, elle reprit l’haleine avec un grand helas ! et puis le redoublant par plusieurs fois, apres s’estre. relevée elle jetta les yeux par hasard sur un grand miroir, qui estoit vis à vis d’elle, et s’y considérant toute en larmes : Helas ! Galathée, disoit-elle, à quoy te sert cette beauté dont tu as esté tant estimée par ceux qui en estoient idolatres, puis, qu’elle n’a peu esmouvoir celuy à qui tu as tant desiré de plaire, et qu’elle n’est plus que la vile despouille d’un berger, voire si vile qu’il ne l’a pas seulement pour agreable ? Ne suis-je point la plus malheureuse du monde, puis que celuy que j’ayme et qui n’a rien en soy de plus recommandable que mon amitié la mesprise, et la fuit pour celle d’une vile et ingrate bergere ? Helas ! desseins, dont les commencemens m’estoient si doux, et agreables, combien m’en est le progrez amer et fascheux ? Et lors s’estant teue pour quelque temps, elle reprit ainsi en s’escriant : Mais est-il bien vray, Celadon, qu’en fin tu ne m’aymes point ? Est-il possible que je n’aye peu te retirer de l’affection d’une bergere ? Peut-il estre qu’une beauté rustique ; une champestre, une sauvage, ait eu plus de pouvoir sur ton ame que la mienne ? Faloit-il que pour ma punition le Ciel te fist si aimable et si peu avisé ?

Elle eust continué d’avantage, n’eust esté que Silvie sçachant qu’Amasis la venoit voir, parce qu’on luy avoit dit qu’elle se trouvoit mal, fit du bruit à la porte et après l’avoir ouverte, l’advertit de la venue de sa mere. Elle incontinent se sechant les yeux le mieux qu’il luy fut possible, se coucha de son long sur le lict, et se mit un linge sur les yeux, feignant de dormir. Cela fut cause que Silvie ressortant, rencontra à sa porte Amasis, à qui elle raconta le mal de Galathée, luy disant qu’elle ne croyoit pas que ce fust autre chose qu’une migraine qui se passeroit aussi tost qu’elle auroit un peu reposé. Elle la creut aisément, d’autant que s’estant approchée de Galathée, elle luy vit le visage tout en feu. La nymphe à la venue de sa mere, fit semblant de s’esveiller, et se levant en sursault, luy fit la reverence, et tenant une main sur les yeux, reconfirma ce que Silvie luy avoit dit. Elle luy conseilla de se mettre au lict pour se reposer pour ce soir, afin qu’elle peust mieux assister au feu de joye qui se devoit faire dans deux ou trois jours. Et apres avoir parlé à elle quelque temps, elle se retira pour luy en donner le loisir.

Galathée qui estoit bien aise de cette excuse pour estre seule, fit sortir chacun de. sa chambre, et s’estant deshabillée, se mit au lict, ne voulant autre aupres d’elle que Silvie à qui elle ordonna de demeurer en sa ruelle afin qu’elle la peust. entendre si elle l’appelloit. Silvie qui sçavoit bien quel estoit ce mal, preparait les remedes qu’elle prevoyoit estre necessaires, mais elle fut bien deceue, car la nymphe demeura jusques à la nuict sans parler, comme si elle eust attendu que Silvie commenças. En fin quand l’heure du repas fust venue : Allez-vous en souper, dit Galathée, et faites venir icy quelque autre jusques à ce que vous soyez de retour, car quant à moy, je ne veux point manger. – Madame, respondit Silvie, je vous supplie que je demeure pres de vostre lict, aussi bien le repas ne me sçauroit profiter, vous sçachant sans repos. – Vrayement, dit le nymphe, ma mignonne, je vous en sçay bon gré, et croyez que je reconnoistroy ceste bonne volonté, sans que l’ingratitude des autres m’en empesche. Mais dites-moy tout franchement, je vous prie, luy dit-elle, se relevant sur son lict, et tirant le rideau, n’avez-vous point pris garde comment Leonide a fait eschapper Celadon ? – Madame, respondit Silvie, si c’est ma compagne, il faut bien dire que c’est le plus finement que l’on sçauroit imaginer, car elle n’a jamais bougé d’avec moy. Et s’il vous plaist que je vous en die ce que j’en pense, je vous asseure, madame, que je crois que si quelqu’un luy a donné le moyen de s’en aller, ce doit estre sans doute Adamas, par ce qu’au mesme temps que vous avez commencé de disner, j’ay pris garde qu’il a tire Celadon à part, et luy a parlé d’affection assez long temps. De plus j’ay remarqué que quand il nous a veues en peine de le chercher apres vostre despart, il a hoché deux ou trois fois la teste en sousriant, et mesme quand nous sommes parties toutes affligées de ce que nous ne l’avions peu trouver. Aussi bien, nous a-t’il dit, n’a-t’il que trop demeuré ceans, et eust esté à propos qu’il n’y fust jamais entré. – Comment, dict Galathée, il est donc bien vray que Leonide n’y a point consenty ? – Madame, respondit discrettement Silvie, je ne vous asseureray pas qu’elle n’ait point de part à ceste faute, mais je vous diray bien que mon opinion est qu’elle n’y en a point, et que si quelqu’un est coulpable, outre l’ingratitude de ce berger, je pense que c’est Adamas, – Ne me parlez-vous point de ceste sorte, dit-elle, pour excuser vostre compagne ? Vous estes trop bonne, car si elle avoit autant d’avantage sur vous, ne doutez point qu’elle, ne s’en prevalust bien mieux. C’est la. plus malicieuse et la plus jalouse ; que je vis jamais de toutes celles qui s’approchent de moy, et principalement quand je parle à vous. – Madame, respondit Silvie, jamais la considération d’aucune de mes compagnes ne me. fera manquer à ce que je vous dois. Et quant à leur envie et jalousie, cela ne m’en fera non plus jamais reculer. Et ne sçaurois en vouloir mal à Leonide, car je juge que si elle ne vous aymoit point, elle ne seroit pas jalouse de celles qui vous approchent. – Ma mignonne, dit Galathée, en luy prenant la teste des deux mains, et la baisant au front, il est tout vray que vous estes trop avisée pour vostre age, et qu’à vostre consideration je veux r’appeller Leonide, à qui j’avois deffendu ma maison ; mais avec protestation que je veux que vous soyez la plus proche de ma personne, et que c’est à vous que je remettray tous mes secrets. Jusques icy vostre bas ; age m’en a empeschée, mais je connois à ceste heure que si. vostre corps est jeune, vostre esprit est vieux et sage. Et pour-ce tenez, vous d’or en là le plus pres de moy que vous pourrez, et : sans que je vous appelle, entrez librement par tout où je seray, car je le veux ainsi. Et afin que Leonide vous soit obligée, mandez luy ce que vous avez fait pour elle et qu’elle revienne. – Madame, respondit Silvie, en luy faisant une grande reverence,-et au lieu de la main baisant son linceul, l’honneur que vous me faites est si grand que je ne l’oubliray jamais, et ne sçaurois penser qu’autre consideration que vostre seulle bonté vous ait peu pousser à me faire ce bien. Je le reçois comme ceux que les dieux nous envoyent outre nostre merite, et vous jure, madame, que de volonté et fidelité je ne failliray non plus en ce que je connoistray concerner vostre service, qu’à ce que je dois aux grands dieux mesmes. Et quant à ce qui touche Leonide, ne seroit-il point plus à propos que vous attendissiez le jour des feux de joye qu’Adamas fera, afin que vous fassiez semblant de remettre cette offence à sa consideration. – Mais, m’amie,. respondit-elle, c’est contre Adamas que je suis en colere, puis que c’est luy qui m’a fait ceste offence. – Madame, repliqua Silvie, me permettez-vous de vous dire un conseil que ma mere me donna quand je la laissay ? – Ma fille, me dit elle, ressouvien-toy, quand quelqu’une de tes compagnes t’aura fait desplaisir, de ne leur faire jamais paroistre que tu leur en vueilles mai, que quand tu auras le moyen .de t’en venger. Car si tu le fais en autre saison, cela ne servira qu’à l’aigrir d’avantage contre toy, et à te faire ouvertement ce qu’elle ne faisoit qu’en cachettes.Je veux dire aussi, madame, que vous ne devez point faire paroistre la mauvaise satisfaction que vous avez d’Adamas que vous ne la luy puissiez faire ressentir, de peur que se voyant hors de vos bonnes grces, il ne face ou die chose qui vous rende encor plus de. desplaisir. Ainsi par la prudence de ceste jeune nymphe, Galathée oublia une partie de la colere qu’elle avoit contre moy, et se resolut de n’en faire rien paroistre à mon oncle que la saison ne fust changée, de quoy Silvie m’avertit incontinent, afin qu’Adamas ne faillist pas de se trouver aux festes que Amasis preparoit.

Mais cependant Polemas n’estoit point sans peine, car il voyoit que par toutes les nouvelles qui venoient de l’armée des Francs, il y avoit tousjours tant de choses à l’avantage de Lindamor, quel’onparloit plus de luy presque que de tout le reste, et que cela estoit cause qu’il s’acqueroit merveilleusement la voix de chascun, et qu’au contraire on le tenoit presque pour un faineant, de sorte qu’il sembloit que la gloire de son rival diminuast la sienne d’autant. Mais ce qui luy faschoit le plus, c’estoit que la ruze de Climanthe, dont je vous ay autresfois parlé, n’avoit rien fait à son advantage ; et ne sçachant pas ce qui en estoit advenu, il estoit le plus confus homme du monde. Toutesfois encor qu’il vist tous les jours la nymphe et qu’il I’entretinst bien souvent, si n’osa-t’il luy en faire jamais semblant ; tant s’en faut, une fois que Galathée luy en parla pour esprouver si ce que je luy avois dit de la ruze de Polemas et de Climanthe estoit veritable, il feignit de sorte de n’en sçavoir rien, que la nymphe perdit tout à faict le doute où je I’avois mise, m’accusant en son ame d’avoir inventé cette menterie à l’advantage de Lindamor, ainsi que j’ay sceu depuis par le rapport de Silvie, à qui la nymphe racontoit toutes ces choses.

Cependant je passois une vie qui n’estoit point desagreable, si j’eusse eu le bien que j’ay maintenant de vous voir. Car, Celadon, il faut que vous sçachiez que Paris est tellement devenu amoureux de Diane, que delaissant sa premiere façon de vivre, il ne s’habille plus qu’en berger, et ne se soucie que des exercices de berger. – Est-ce de Diane, dit Celadon, qui est fille de la sage Bellinde ? – C’est, respondit la nymphe, de celle-là mesme. – Je vous asseure, adjouta le berger, que c’est bien une, des plus belles, des plus sages et des accomplies bergeres que je vis jamais, et , qui merite une aussi bonne fortune, et je prie Teutates qu’il la luy envoye. -Je suis, dit la nymphe, de vostre opinion, mais je ne croy pas que Paris l’espouse, car elle m’a dit quelquesfois que je luy en ay parlé, qu’à la yerité elle ayme et honore Paris, et qu’elle connoit bien l’honneur qu’il Iuy fait de la rechercher et l’advantage que ce luy peut estre ; mais qu’elle ne sçait pourquoy elle ne le peut aymer d’autre sorte, que comme s’il estoit son frere, qu’elle reconnoit bien ses merites, mais qu’il luy est impossible de l’affectionner d’autre sorte. – Comment ? interrompit Celadon, en sont-ils desja venus si avant ? et vous parle t’elle familierement de ces choses ? Je le trouve estrange, me ressouvenant de son humeur, qui est assez retenue, voire mesme si retirée, que ses compagnes qu’elle ayme le plus,qui sont,comme je crois, Astrée et Phillis, sçavent fort peu de ses intentions. – O berger, respondit la nymphe, depuis les trois ou quatre lunes que vous n’y avez esté, tout y est bien changé. Car Astrée, Diane et Phillis ne sont qu’une mesme chose ; elles sont ordinairement ensemble, et depuis vostre perte vous diriez que Diane a succedé à vostre place. De plus vous avez autresfois veu Silvandre, que l’on appelloit le berger sans affection : il est maintenant si fort amoureux que, peut-estre, si ce n’est Celadon, il n’y en eut jamais en vostre hameau qui le fust davantage, et cela luy est aven comme je vous vay dire. Phillis et luy entrerent en different de leurs merites, et parce que le berger, qui a l’esprit vif, et a frequenté les escoles des Massiliens, selon que je luy ay ouy dire, avoit des raisons plus fortes et plus pressantes que la bergere, elle qui est d’une humeur tres-agreable, proposa que Silvandre, pour rendre preuve de son merite, fut condamné de servir avec tant de discretion une bergere qu’il s’en fist aymer. Le berger accepta ce qu’elle proposoit, à condition que Phillis fut contrainte , d’en faire de mesme. Apres plusieurs difficultez, Astrée, Diane et moy, ordonnasmes que tous deux serviroient ,une mesme bergere, et que dans trois mois ceste bergere jugeroit lequel des deux avoit plus de merites pour se faire aimer. cela estant ainsi resolu, Diane fut esleue pour estre servie de tous deux. De sorte que depuis ce temps, Phillis fait si bien la passionnée qu’il n’y a berger qui s’en sceust mieux acquitter.

Or voyez ce qui est advenu de cette feinte : Silvandre, qui, comme je vous disois, estoit jadis si desdaigneux, est en faignant devenu si esperduement amoureux de Diane qu’il n’y a personne qui ne recognoisse bien qu’il outrepasse la feinte ; et si je m’y sçay cognoistre, Diane donnera son jugement à son advantage. Car encor que la froideur et la modestie de ceste bergere soient tres-grandes, si recognoit-on bien qu’elle n’a point sa recherche desagreable, et quant à moy, j’avoue que, horsmis Celadon, je ne cognois berger plus digne d’estre aymé. Et parce que ceste feinte recherche est cause que Phillis est presque tous- jours avec Diane, et que Silvandre ne laisse Diane que le moins qu’il peut, Lycidas vostre frere a creu qu’il y avoit de l’amour entre Phillis, et Silvandre, et se l’est tellement persuadé qu’il a conceu une si grande jalousie qu’il ne les peut souffrir ensemble. Et d’autant que Phillis ne peut se bannir de la compagnie d’Astrée, et que Diane est tousjours avec elle, et Silvandre aupres de Diane, le pauvre Lycidas ne le pouvant souffrir, ne voit plus Phillis que par des rencontres qu’il ne peut esviter.

– Voilà bien du changement, respondit le triste Celadon, et faut que j’advoue qu’ils sont tous bien fort à plaindre, et Lycidas sur tous, puis qu’il est retombé en ceste dangereuse maladie d’amour. Mais je ne le trouve point estrange, ayant tousjours esté le naturel de mon frere de se laisser aller à ces impressions. Je proteste quant à moy, que nous ne sommes point freres de ce costé là. Je ne veux pas nier que je n’aye esté une fois jaloux, mais je crois que c’est que les amans y sont subjets une fois en leur vie, comme l’on dit que les petits enfans le sont à des certaines maladies dangereuses qui ne leur viennent qu’une fois. Phillis aussi n’est pas peu à plaindre qui, ayant donné tant d’asseurances de bonne volonté à Lycidas, le voit toutesfois entrer en doute de son amitié. Mais je crois que la cognoissance qu’elle a que ceste jalousie en mon frere n’est qu’un excez d’amour, luy fait porter ce desplaisir avec moins d’impatience. Quant à Silvandre, et à Diane, encores qu’il faille confesser qu’il estoit impossible que deux sujets d’amour se puissent rencontrer plus esgaux, car si Diane en beauté et en biens de fortune surpasse Silvandre, la vertu et le merite du berger les peut bien contrepeser, si est-ce que je les plains tous deux infiniment, parce que les ayant veu vivre tellement maistres de leurs actions, qu’il n’y avoit rien qui peust interrompre leur repos que leurs affaires domestiques, et sçachant par experience en quel cahos de troubles et d’inquietudes ils se vont plonger, il est impossible que je ne sois touché de pitié de leur voir faire un changement si desavantageux. Voilà, sage nymphe, qui nous apprend qu’il n’y a point de bon-heur asseuré entre les hommes.

Celadon, respondit la ,nymphe, je crois que vous seriez le mesme Teutates, si vous leur pouviez persuader qu’ils ne fussent beaucoup plus heureux qu’ils n’estoient autrefois ; et mesme Silvandre, de qui la compagnie est au double plus aymable.qu’elle ne souloit estre, à ce que j’ay ouy dire à ceux qui l’ont veu auparavant.

– Quant à moy, dit Celadon, je suis en cela de l’opinion de ce berger, car s’il y a en amour quelque peine, en quelle sorte de vie n’y en a-t’il point ? Mais si vous considerez quels sont les contentemens que l’on reçoit d’aymer, et d’estre aymé d’une personne qui le merite, je ne croy point que vous ne m’accordiez que ce n’est pas vivre heureusement que de passer son age sans amour. – Ah ! Celadon, dit la nymphe avec un grand soupir, combien sont cherement vendus ces contentemens que vous dites ! Je m’en remets à vous-mesme, si vous en voulez avouer la verité sans passion. – Tous ceux qui ayment, repliqua Celadon, ne rencontrent pas des Astrées. – Mais, adjoosta Leonide, si vous ayez ceste opinion, pourquoy disiez-vous que vous le pleigniez ? – Parce, respondit Celadon, que tout ainsi que c’est une douce chose de vaincre à la luitte ou à la course, tout au contraire d’estre vaincu, de mesme je crains qu’y ayant beaucoup de travail en l’amour, ils ne soient vaincus ou estonnez par les difficultez, et ne s’en retirent avant que de les avoir surmontées. Et n’ay-je pas raison de plaindre ceux que je vois entrer en ce danger dont l’issue est incertaine ? Mais je m’estonne comment vous avez tant appris des nouvelles de Diane, que j’ay tousjours cogneue pour la plus secrette de nos bergeres.

– L’amour de Paris, respondit-elle. en a esté cause ; qui me l’a fait voir plus souvent que je n’eusse pas fait. Encor que j’eusse beaucoup de volonté d’aller en vostre hameau, pensant que vous y fussiez, et lors que j’estois en peine de trouver quelque bonne excuse, Amour me fit rencontrer Paris qui, ne voulant perdre l’occasion qui se presentoit, dés le soir que j’y arrivay, me parla de ceste sorte : Ma sœur (car Adamas veut que nous nous nommions frere et sœur), ne vous ressouvenez-vous plus du contentement que vous eustes la nuit que vous couchastes aux hameaux d’Astrée et de Diane, et combien leur conversation est agreable ? Moy qui sçavois bien qu’il y avoit esté plusieurs fois depuis, je luy respondis : Si fay, mon frere, mais j’ay opinion que vous en avez eu meilleure memoire que moy, à ce que j’ay ouy dire.

– Il est vray, me dit-il, et je ne nieray point que leurs merites ne m’ayent donné plus de volonté d’acquerir l’amitié de ces belles et sages bergeres que je n’en ay fait paroistre. – O ! mon frere luy dis-je, vous m’en dite ; plus que je ne vous en demande. – Je voy bien, me repliqua-tlil en sousriant, que c’est que vous voulez dire, et je le vous advoue librement, afin de vous convier à ne refuser point une requeste que je vous veux faire, vous en conjurant par ceste consideration et par toute nostre amitié. – Puis que c’est par nostre amitié, luy dis-je, demandez ce que vous voudrez, car il n’y a rien que je refuse à mon frere, estant ainsi conjurée. – Je vous supplie donc, continua-t’il, que, cependant que vous ne retournerez point à Marcilly, vous vueillez aller sur les rives de Lignon passer les apres-disnées en la compagnie de ces belles et sages bergeres, et je vous y suyvray. Aussi bien trouverez-vous icy les jours fort longs, ayant accoustumé la Cour de Galathée, outre que les rivages de Lignon ont des ombres fresches et si plaisantes qu’il est impossible de s’y ennuyer. On y voit l’onde claire et nette, si peuplée de toute sorte de poissons, qu’à peine se peuvent-ils couvrir de l’eau. Vous y entendez mille sortes d’oyseaux, qui des proches boccages font retentir leur voix avec mille echos. Il y a des fontaines si fresches et claires qu’elles convient les moins alterez d’en boire. – Bref, luy dis-je en sousriant, on y rencontre des plus belles et agreables bergeres de toute la contrée. – Il est vray, me dit-il, et tout cela ne vous doit-il pas convier d’y aller ? – Tout ce que vous me racontez, luy dis-je, ne m’esmeut point au prix de la volonté que vous en avez, car pour toutes ces choses, mon frere mon amy, je viens du palais d’Isoure, où j’ay bien eu le loisir d’en passe : mon envie. Mais puis que vous desirez que j’aille voir ces bergeres, je le feray, pourveu que vous me disiez à, laquelle vous en voulez : je veux dire si c’est à Astrée ou à Diane. – Vous estes devenue bien curieuse en peu de temps, me dit-il. – Je l’advoue, luy respondis-je, mais cela ne m’empeschera pas que je ne vous face cette demande encor une fois, et que si vous me la refusez, je ne die qu’en peu de temps aussi vous estes bien devenu secret, puis que vous m’en disiez auparavant plus que je n’en voulois sçavoir. – Et quoy ? ma sœur, me dit-il, ayant si peu de merites, pourriez-vous penser que je m’adressasse à la justice ? – Je vous entends, Puy dis-je, vous voulez dire Astrée ; mais aussi, mon frere, prenez garde que la veue de ceste Diane ne vous face devorer à vos desirs. – Or considerez, me repliqua-t’il, en quel estat je suis. Je vous jure, ma sœur, que je voudrois estre en danger d’en estre mangé, voire de mes chiens, aussi bien qu’Acteon, pourveu que j’eusse le bon-heur de voir ceste Diane nue. – Est-il possible, luy dis-je, que vous fassiez si peu de conte de vostre vie ? – Ce n’est pas, me respondit-il, que j’estime peu ma vie, mais c’est que j’estime infiniment la veue de tant de beautez. Et puis qu’aussi bien il faut mourir, et que peut-estre la vie me laissera sans avoir ressenty nul contentement esgal, n’ay-je pas raison de ne la plaindre point, pourveu qu’avec un tel prix ceste felicité me soit acquise ? – Quant à moy, respondis-je, je ne vous blasmeray jamais d’une si belle eslection, mais je ne laisseray pas d’en craindre la peine pour vous. – Ma sœur, me dit-il, la difticulté est la pierre où les desirs s’aiguisent. Mais dites-moy franchement, serez-vous à ma consideration une heure du jour bergere ? – Comment ? dis-je, que je prenne leur habit comme vous celuy de berger ? – Non pas cela, me dit-il, car outre que ce vous seroit de l’incommodité, encor ne rapporteroit-il rien à l’acheminement de ce que je desire. Je veux seulement estre aupres de ces bergeres, feignant de vous y accompagner. – Je feray, mon frere, tout ce que vous voudrez, luy dis-je, mais prenez garde que ceste couverture ne nuise à vostre dessein ; car voyant de ceste sorte Diane, elle ne vous sera point obligée de vostre veue. – Celle ; me dit-il, dont vous parlez, n’est pas personne qui se paisse de ces vanitez, et qui n’ait assez de jugement< pqur discerner mes actions, et les discernant en louer la discretion, outre que la cognoissance qu’elle aura de mon amour par ces visites sera la moindre d’une infinité que je luy donneray à toutes les heures. Cette resolution fut donc .prise de ceste sorte entre nous, et dés le soir mesme, Paris fit entendre à Adamas que s’il le trouvoit bon, il m’accompagneroit à la chasse où j’avois envie d’aller le lendemain. – Non pas, luy dit-il, la seulement, mais par tout où elle voudra, car j’en ay tant aymé le pere, que quoy que je fasse, je ne m’acquitteray jamais envers la fille de l’amitié que je luy ay portée. Paris n’attendoit que ceste declaration pour parachever son dessein.

Cela fut cause que le lendemain, apres avoir disné de bonne heure, nous descendismes la colline de Laignieu, et passant la claire riviere de Lignon sur le pont de Trelin, nous vinsmes suivant la riviere, jusqu’auprés de la Bouteresse, où remontant un peu, et laissant le temple de la bonne Déesse à main droitte, nous vinsmes sur un lieu relevé, d’où nous pouvions voir presque tous les destours de Lignon, et les lieux où les bergers menent paistre leurs troupeaux ; mesmes nous y en vismes qui, pour estre trop esloignez, ne peurent estre recognus de nous. Et lors que par un petit sentier nous commencions à descendre dans la plaine : Voyez-vous, luy dis-je, mon frere, en la luy monstrant du doigt, ceste touffe d’arbres qui est à main droitte, et qui s’approche un peu du bord de la riviere, c’est le premier lieu où je vis jamais Astrée, Diane et Phillis, et si vous eussiez esté avec moy au lieu de Silvie, vous eussiez peut-estre appris plus de leurs nouvelles que nous ne fismes, car lassées du chemin nous nous y endormismes, et cependant ces trois bergeres se vindrent assoir de l’autre costé sans nous avoir apperceues. Et ne faut point douter qu’elles n’y demeurerent muettes, mais par malheur quand nous nous esveillasmes, elles partirent. Il est vray que depuis j’y revins seule au retour de Feurs, et ce fut lors que vous me rencontrastes, et que j’y apris bien des nouvelles de Diane ! – Ah ! ma sœur, me dit-il soudain, que j’ay bonne memoire de ce que vous me dites ! Ce fut au temps que je commençay d’aymer autruy plus que moy-mesme. Mais par la chose que vous aymez le plus, je vous supplie de me dire ce que vous en sçavez. Ayme-t’elle quelque chose ? – Voyez, luy respondis-je en sousriant, comme vous estes desja devenu jaloux, et que seroit-ce de vous, si vous en sçaviez davantage ? Contentez-vous que je vous en diray ce que je cognoistray estre necessaire que vous sçachiez. – Mauvaise sœur ! me dit-il, vous me traittez comme les enfans ausquels on monstre des pommes pour leur en donner seullement envie, et apres on les leur refuse.

– Aussi, luy dis-je, les amants ne sont guiere differents des enfans. – Et quoy ? continua-t’il, je ne sçauray donques point à cette heure si elle ayme ou non ? – Il y a plus de danger, luy dis-je, qu’elle ne vous vueille point aymer, qu’il n’est pas à craindre qu’elle en ayme quelque autre. – Quoy que vous me fassiez, dit-il, une fort grande menace, si suis-je plus ayse de l’asseurance que vous me donnez qu’elle n’ayme personne, que je ne suis en peine de la doute que vous avez qu’elle ne me vueille point aymer. – Et pourquoy, luy respondis-je, ne voudriez-vous point avoir un bien si quelque autre y avoit part ? – Pour vous respondre, dit Paris, il faudroit faire une longue distinction des biens ; si vous diray-je briefvement qu’il y en a qui sont d’autant meilleurs qu’ils sont plus communicables, et d’autres d’autant plus à estimer qu’ils se communiquent moins, et en ce : dernier ordre, il faut selon mon opinion, que les biens d’amour soient mis. – Je croy, respondis-je, que si j’estois capable d’aymer, j’en auroy ceste mesme creance, mais que cette peur ne vous diminue point les faveurs que vous en recevrez ; car vous devez estre tres-asseuré que celles qu’elle vous fera (si toutesfois ce bien vous arrive) pour certain ne seront point communes.

Or, Celadon, je vous ay faict tout ce discours par le menu, à fin que vous jugiez de quelle sorte Paris est vivement attaint ; maintenant je vous diray quelque chose de Silvandre et de Lycidas. Descendant donc de cette sorte dans la plaine, nous aperceusmes Silvandre qui, assis aupres de quelques arbres, estoit tellement attentif à chanter au son de sa cornemuse, qu’il ne se prenoit garde que Diane l’ayant recogneu à la voix, passoit doucement derriere le buisson pour l’escouter sans estre veue. Et Diane estoit si desireuse de l’ouyr, qu’elle ne voyoit pas Astrée et Phillis qui la regardoient faire, qui touchées d’une semblable curiosité, passoient d’un autre costé pour n’estre veues ny de Diane ny de Silvandre. Mais nous eusmes bien du plaisir à considerer Lycidas qui, estant sur une motte un peu plus relevée, regardoit Phillis se trainant en terre lentement pour n’estre point veue de Silvandre. Car ayant opinion que l’amour qu’elle portoit à ce berger luy donnoit la curiosité de l’ouyr, il demeuroit tout debout les bras croisez, et les yeux, à ce que nous pouvions juger, tellement sur elle qu’il sembloit immobile. Je ne l’eusse pas recogneu de si loing sans Paris qui les voyoit tous bien souvent. Or cependant que nous descendions, nous vismes que tout à coup vostre frere enfonçant son chapeau, et tournant le dos à sa bergere, s’en venoit droit à nous sans nous voir, quelquesfois les bras estendus et regardant le ciel, et d’autresfois se les croisant sur l’estomac, et tenant les yeux en terre. L’action où nous le vismes nous donna volonté d’ouyr les parolles qu’il disoit, et pource nous cachant derriere quelques hayes qui estoient le long du chemin, nous prismes garde que tout à coup il se laissa choir, comme si quelque mal luy fust survenu. Nous nous avançasmes pour voir ce qu’il deviendroit, et nous estant approchez doucement de luy, nous ouysmes qu’apres quelques souspirs il parla de cette sorte :

Sonnet


Qu’il est jaloux avec raison.

Amour qui dans mon cœur vas lisant mes pensées,
Dans mon cœur où ta main tous les jours les escrit,
Ne voy-tu qu’un soupçon maugré toy les aigrit,
Quoy qu’avec tes douceurs elles soient commencées ?

Tant de serments jurez, tant de preuves passées
Ne sçuroient r’asseurer à ce coup mon esprit,
Puis qu’autresfois, Amour, elle-mesme m’aprit
Que les voix d’un amant sont en fin exaucées.

Dieux ! s’il est vray qu’en fin l’on exauce un amant,
Ne suis-je point jaloux avecques jugement ?
Qui ne le seroit point, ce seroit une souche.


Je l’ay veu de mes yeux devant elle à genoux,
La voilà qui ne pend que de sa seulle bouche,
Et qui seroit l’amant qui n’en seroit jaloux ?

A peine avoit-il parachevé ces vers, que nous le vismes tout à coup se relever, et se haussant sur le bout des pieds regarder ce que faisoit Phillis, et peu apres au petit pas s’approcher d’elle, s’en retournant d’où il estoit venu. Nous ne fusmes point aperceus de luy, parce qu’il avoit tellement toute sa pensée en sa Phillis

que, quand nous eussions esté devant ses yeux, je croy qu’il ne nous eust point veus. Nous le suivismes de loin, et lors qu’il se cacha aupres de Phillis, nous en fismes de mesme pour ouyr Silvandre qui chantoit ces vers quand nous y arrivasmes.

STANCES

Monde d’amour


I

Amour, grand artisan, a fait un autre monde :
La terre, c’est ma foy, qui n’a nul mouvement,
Et comme l’univers sur la terre se fonde,
Ma foy de ce beau monde est le seur fondement.

II


Que si quelques soupçons d’une jalouse guerre
Esbranlent en mon cœur ceste constante foy,
C’est comme quand les vents sont enclos dans la terre,
Qui par des tremblemens la remplissent d’effroy.

III

Mes pleurs sont l’ocean, aussi tarir mes larmes
N’est un moindre dessein que d’espuiser la mer :
La peur de n’estre aymé cause de tant d’allarmes,
C’est l’orage qui fait cette mer escumer.

IV

Cette mer est amere, encores que ses ondes
Ne soient qu’un grand amas de fleuves qui sont doux :
Plus amers sont mes pleurs, et leurs sources fecondes,
Plus douces de mon cœur comme venant de vous.

V

L’air, c’est ma volonté qui libre en sa puissance,
A l’entour de ma foy va tousjours se mouvant,

Les vents sont mes desirs, ardents dés leur naissance,
Dont s’esmeut mon vouloir comme l’air par le vent.

VI

Aussi comme les vents diversement fremissent
Sous des rochers affreux, dont ils n’osent partir,
De mesmes mes desirs au respect obeissent,
Et dans mon cœur enclos n’en oseroient sortir.

VII

Cest invisible feu qui les airs environne,
C’est la flame secrette oh je me vay bruslant.
Et comme ce grand feu ne se voit de personne,
A chascun mon ardeur je vay dissimulant.

VIII

Comme l’on voit qu’au feu tout est reduit en flame,
Et que source de vie il ne peut rien nourrir,
De mesme les pensers qui sont dedans mon ame,
S’ils ne bruslent soudain, doivent soudain mourir.

IX

La lune, c’est l’espoir qui croist et diminue,
De vous seulle empruntant les rais dont il reluit,
Mais lorsque sans lumiere

elle erre dans la nue,
C’est mon vague penser, qui sans raison vous suit.

X

Le soleil, c’est vostre œil, lumiere sans seconde,
Bel œil, soleil d’amour, qui nous esclaire à tous ;
Que si l’autre soleil donne la vie au monde,
Quel amant peut nier de la tenir de vous ?

XI

Puis, de tant de beautez Amour vous a pourveue,
Que son jour, c’est vous voir, sa nuict, ne vous voir pas,
Si ce n’est que d’avoir le bien de vostre veue,
Nous soit plustost la vie, et l’autre le trespas.

XII

L’esté, c’est le transport dont le sang me bouillonne,
Et l’hyver, c’est la peur qui me gelle en tout temps.
Mais que me vaut cela, si tousjours mon automne
Est sans fruicts aussi bien que sans fleurs mon printemps ?

Silvandre paracheva bien ce qu’il chantoit de ceste sorte, mais non pas ses pensées ; au contraire, s’arrestant sur le dernier couplet : Helas ! disoit-il, Amour, puis que tu ordonnes que l’automne n’ait point de fruicts pour moy, que ne permets-tu pour le moins que le printemps me donne des fleurs ? Si est-ce bien ta cousturne, ô petit Dieu ! de nourrir d’esperance ceux que tu ne peux contenter. Et pourquoy romps-tu ceste coustume pour moy ? Mais va, tu es juste, puis qu’il ne falloit pas chastier mon outrecuidance avec un moindre supplice que celuy que je ressens. Et toutesfois je m’en plains, car encor qu’il soit juste, il ne laisse pas d’estre douloureux, comme, encore que coulpable, je ne laisse pas d’estre sensible.

A ces mots il se teut, et roulant plusieurs sortes de pensées, il donna loisir à Diane de jetter l’oeil sur ses compagnes et voyant qu’elles l’avoient apperceue, elle en eut honte, et pource se levant doucement, et s’approchant d’elles, elle dit à Phillis : Je vous supplie, mon serviteur, cependant qu’Astrée et moy nous esloignerons un peu, demeurez icy, afin que si ce berger nous oyoit partir, vous le puissiez amuser, car je ne voudrois pas qu’il sceust que je l’eusse escouté. Et Phillis ayant fait signe qu’elle y prendroit garde, Astrée et Diane s’en allerent. Je remarquay que Lycidas jugea lors que ces deux bergeres avoient voulu emmener Phillis, mais qu’elle n’avoit voulu laisser Silvandre pour l’amour qu’il croyoit qu’elle luy portast. Les actions qu’il fit de la teste et des mains en la considerant, me firent avoir cette opinion. Cependant Silvandre recommença de chanter ces vers :


Sonnet


Que d’adorer seullement Diane, il est trop heureux.

Silvandre, qui te plains comme d’une injustice
Qu’à si belle maistresse Amour t’a destiné,
Rends luy grace plustost de t’avoir ordonné
De servir de victime en si beau sacrifice.

Depuis que ce grand Dieu d’un puissant artifice
Separant le cahos, le monde a façonné,
Jamais dedans le ciel ne fut imaginé
Rien plus beau que la belle à qui tu fais service.


Cesse donc de te plaindre ou tu plaindras à tort.
Que si tu meurs pour elle, est-il plus belle mort ?
C’est lors que l’ame vit quand elle en est meurtrie.

Que si l’amour te fait idolatrer ses yeux,
Adore-les, Silvandre, ainsi comme des dieux :
Qui jamais a commis plus belle idolatrie ?

Ce berger eut peut-estre continué d’avantage, et Paris et moy estions resolu de suivre les bergeres, mais Driopé, le chien de Diane, s’eschappant d’entre ses mains, s’en courut vers Silvandre pour luy faire feste, parce qu’il avoit accoustumé de le caresser. Le berger se releva incontinent, et jettant la veue de tous costez il ne la vist point, mais il apperceut bien Lycidas qui l’escoutoit, et Phillis, qui l’ayant veu se lever, pour satisfaire à ce que Diane luy avoit dit, s’en venoit vers luy pour l’amuser. Mais ainsi qu’elle s’avançoit, elle apperceut Lycidas, qui luy fit changer de dessein ; car sçachant combien ce berger avoit de jalousie pour Silvandre, elle tourna les pas ailleurs, et cela luy en fit soupconner d’avantage, pensant qu’elle se voulust cacher de luy. Silvandre qui, sçavoit le cœur de tous les deux, à ce qu’il me fit depuis entendre, et qui vouloit, suivant la resolution qu’il en avoit faite autresfois, augmenter cette jalousie en Lycidas, feignant de ne voir point vostre frere, se met à courre vers Phillis, et l’ayant atteinte, luy prend une main qu’il baisa par force deux ou trois fois, et puis la prenant sous les bras, luy demanda des nouvelles de Diane et d’Astrée. La bergere estoit si ennuyée de ce que Lycidas voyoit toutes ses actions, qu’elle ne sçavoit que luy respondre. Paris et moy qui estions desjà acheminez pour suivre Astrée et Diane, nous en allames vers Phillis et Silvandre, qui ne fut point une rencontre fascheuse pour elle, parce que Silvandre qui est fort civilisé comme vous sçavez, la laissa en paix, et vindrent tous deux à nous pour nous saluer. Lycidas au contraire, plus mal satisfait de ceste veue qu’il n’avoit jamais esté, se retira d’un autre costé sans faire semblant de nous avoir apperceus. Estans donc tous quatre ensemble, nous prismes nostre chemin du costé où nous avions veu aller Astrée et Diane, apres que Silvandre rassemblant son troupeau et celuy de Phillis, les eut chassez du costé où elles estoient passées, qui ne fut pas sans doute un petit renouvellement de jalousie en Lycidas, voyant comme ce berger prenoit le soin de conduire les brebis de Phillis ; car vostre frere doit de temps en temps tournant la teste de nostre costé, pour voir ce que nous faisions. – Sans mentir, interrompit Celadon, il est bien à plaindre, car pour le peu que j’en ay esprouvé, je crois que la jalousie est une des plus sensibles blesseures dont un amant puisse estre atteint. Mais, belle nymphe, que devint-il ? – Je ne le vous sçaurois dire, respondit-elle, car je ne le vis plus de tout le jour ; et quant à nous, nous trouvasmes Diane et Astrée peu de temps apres qui attendoient ? à ce que je pense, leur compagne. Nous passames avec elles toute la journée, et avec beaucoup de contentement. Paris entretenoit Diane, Silvandre faisoit la guerre à Phillis, et moy je parlois avec Astrée que je trouvay en verité tres digne d’estre aimée et servie de Celadon. – Me permettez-vous, belle nymphe, dit Celadon, d’estre un peu curieux en cet endroict ? – Et que desirez-vous de sçavoir de moy, dit Leonide ? – Ouystes-vous jamais, dit-il, une plus douce et agreable parole que la sienne ? elle a un certain ton en la voix et quelque façon de prononcer qui charme merveilleusement l’oreille. – Il est certain, respondit la nymphe, et ce que j’estime d’avantage, c’est qu’il n’y a point d’artifice, et que toutes ses paroles sont pleines de modestie et de civilité. – Mais sage nymphe, adjousta Celadon, ne parla-t’elle jamais de moy ? – Si fit, dit-elle, mais ce fut moy qui en commençay le discours, et je cognus bien qu’elle en parloit si peu, pour l’opinion qu’on avoit eue de vostre amitié. – Par Teutates, belle Leonide, adjousta le berger, dites-moy les discours que vous en eustes. – Ils furent fort courts, respondit la nymphe, et je ne sçay si je m’en pourray bien ressouvenir. Je desirois avec passion de sçavoir de vos nouvelles, et lorsque Paris m’avoit parlé d’aller dans vostre hameau, je n’avois jamais eu la hardiesse de vous nommer à luy, et quoy qu’il ne m’eust point parlé de vous, je pensois qu’estant si fort amoureux de Diane, il ne prist garde à autre chose qu’à elle, et à ce coup ne vous voyant point avec ces bergeres, j’en estois en une peine extreme. En fin comme l’on passe d’un subjet en l’autre, pour peu que l’on parle ensemble, je luy dis que je n’eusse pas pensé que les bergers de Lignon eussent esté si gentils ny si civilisez que je les trouvois, et que la premiere fois que revenant de Feurs je m’estois arrestée avec elles, ç’avoit principalement esté en intention de sçavoir si ce que l’on en disoit estoit veritable, et que Silvandre dés ce jour là m’en avoit donné fort bonne impression. – A la verité, me respondit-elle froidement, Silvandre est un tres honneste berger ; mais, madame, si vous fassiez venue en une autre saison, je croy que vous eussiez esté beaucoup plus satisfaite de nous. Car au temps que je veux dire, il y avoit une volée de jeunes bergers, qui sembloient faire à l’envy à qui seroit le plus honneste homme. – Et que sont-ils devenus ? Respondis-je. – Les uns, me dit-elle, sont morts comme le pauvre Celadon ; les autres, affligez de ceste perte qui est encore fort freche, car il n’y a pas plus de trois ou quatre lunes, demeurent solitaires et se retirent de toutes compagnies comme Lycidas ; les autres, estonnez de ce desastre, ont quitté les rives de ce malheureux Lignon. Bref, nous-mesmes qui sommes demeurées, nous trouvons si estourdies de ce coup, que nous ne pouvons nous remettre. – Celadon, repliquay-je, n’estoit-ce pas ce berger dont j’ouys parler depuis que je fus icy ? – C’est celuy-là mesme, me dit-elle, avec un grand souspir. – Estoit-il de vos parents ? luy dis-je. – Non, dit-elle, au contraire, son pere et le mien estoient mortels ennemis. PMais, madame, c’estoit bien un des plus gentils bergers qui ayt jamais esté en cette contrée. Et quoy qu’il y eust une tres grande inimitié entre ceux de sa famille et de la mienne, si ne puis-je m’empescher de le regretter, tant il avoit de bonnes conditions qui contraignent chacun de ressentir sa perte. A ce mot elle changea de visage, et se mettant une main sur les veux, fit semblant de se frotter le front. Je cognus bien à ses discours que vous n’estiez point revenu vers elle depuis que je vous avois laissé, et cognoissant qu’elle. ne me pouvoit dire nouvelle de ce que je desirois, et que la continuation de ses propos ne pouvoit que l’ennuyer, je changeay de discours ; et quelque temps apres, voyant qu’il se faisoit tard, Paris et moy nous retirasmes. Et ce fut lors que je sceus de Silvandre la jalousie de Lycidas, car nous venant accompagner jusques sur le bord de la riviere, je luy demanday’quelle estoit la tristesse de vostre frere, et pourquoy on ne le voyoit point ; et il me raconta qu’estant serviteur de Phillis, il.estoit devenu jaloux d’elle et de luy, et qu’expressement pour le tourmenter davantage, quand il pensoit estre veu de luy, il feignoit d’aymer Phillis et en faisoit toutes les demonstrations qu’il luy estoit possible. Voilà, Celadon, comme nous passames ceste premiere journée, et depuis ne pouvant sçavoir de vos nouvelles, j’ay tousjours continué de voir cette bonne compagnie, me semblant qu’estant aupres de celle que vous aymez, j’estois en quelque sorte aupres de vous. Cela fust cause que quand Amasis, apres avoir fait de grands preparatifs de resjouyssance, fut contrainte de les laisser inutiles pour les nouvelles de la mort du roy Merovée, encores que Silvie, par le commandement de Galathée, me fist sçavoir que je pourrois retourner à Marcilly quand je voudrois, je ne voulus toutesfois m’y en aller, tant je prenois de plaisir à la douce vie de ces discrettes bergeres. – Et pourquoy, respondit Celadon, la mort de ce roy attristat’elle Amasis ? – Parce, comme je pense que vous sçavez, que Clidaman estoit avec luy, et que particulierement il l’avoit obligé à son amitié, outre que principalement ce prince estoit infiniment aymé partout où il estoit cognu. Et de peur que mon oncle ne me fist retourner vers la nymphe, je luy cachay la lettre de Silvie. Mais, Celadon, confessez verité, ne me portez-vous point d’envie de ce que je vois Astrée et que je parle à elle toutes les fois que je veux ? – Puis que vous y prenez plaisir, respondit Celadon, je serois bien marry de le vous envier : il me semble toutesfois que si chasque chose estoit conduite par raison, je pourrois bien avoir part à ce contentement. – Et pourquoy, respondit la nymphe, vous en privez-vous vous-mesmes ? – Ah ! Leonide, dit il, combien verriez-vous le contraire si vous pouviez lire dans mon cœur ! Comment voulez-vous que j’ayme et n’ayme pas en mesme temps ? Que si je n’ayme point Astrée, je n’auray point de plaisir de la voir, et si je l’ayme, comment me puis-je plaire en luy desplaisant ? – Mais, luy dit la nymphe, pourquoy jugez-vous que vous luy desplairiez ? Par ce qu’elle m’a deffendu, dit le berger, de me faire jamais voir à elle qu’elle ne me l’ayt commandé. – Et, comment voulez-vous, dit Leonide, qu’elle vous le commande, si eue ne vous voit point, si elle ne sçait où vous estes, voire si elle croit que vous soyez mort ? – Ah ! nymphe, s’escria le berger, qu’Amour est un puissant dieu ! Et tout ainsi que sans raison a bien trouvé le moyen de me bannir de sa presence, de mesme il trouvera bien avec raison le moyen de me rappeller quand il luy plaira. – Vous estes donc resolu, dit Leonide, de ne vous presenter à elle ? – J’eslirois plustost la mort, dit-il, et que toutes mes fortunes soient entre les mains d’Amour. A ce mot, il se leva pour changer de discours, et prenant la nymphe par la main, se vint asseoir au devant de la porte où il avoit roulé quelques gros cailloux. Mais quand elle le vit au jour, elle ne peut retenir ses larmes, le trouvant si changé, dont Çeladon s’appercevant : N’en soyez point affligée, courtoise nymphe. Ce changement, dit-il, que vous voyez en mon visage, n’est qu’une marque d’un prochain repos. Il seroit ennuyeux de raconter par le menu tous leurs discours ; tant y a que quelques persuasions dont elle peut user pour luy faire changer ceste austere façon de vivre, elle ne peut obtenir autre chose de luy, sinon que si elle vouloit prendre la peine de le voir quel- quefois, il le souffrirait. En fin le soleil estant prest à se cacher, elle fut contrainte de se retirer, avec promesse de le revoir bien souvent.


LE
HUICTIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Quelque dessein que Leonide eust fait de n’avoir plus d’amour pour Celadon, si ne se pouvoit-elle deffaire entierement de la premiere affection qu’elle avoit eue pour luy, tant cette passion est difficillement arrachée quand elle a jetté de profondes racinesdans un cœur qui n’a point d’autre soucy. De sorte que la rencontre qu’elle avoit faite de luy, ne luy avoit pas rapporté un petit contentement ; mais le desplaisir de l’avoir veu en un miserable estat n’estoit pas moindre, et se rendoit encor plus grand, quand elle se representoit l’estrange resolution qu’il avoit faicte. Si bien qu’elle se trouvoit estrangement combatue, et ne sçavoit si elle se devoit plus resjouir de l’avoir trouvé, que s’attrister de l’estat auquel elle l’avoit trouvé. Tant que le chemin dura, elle ne fit que penser et chercher les moyens de le retirer de cette façon de vivre. Quelquefois, eue avoit opinion qu’elle devoit faire entendre le tout à la bergere Astrée, afin que l’y conduisant, il laissast cette vie sauvage. Mais elle changeoit d’avis aussi tost qu’elle se ressouvenoit que par ce moyen elle s’ostoit toute esperance de pouvoir jamais estre aymée de luy, sçachant bien que si Astrée entendoit qu’il fust en vie, et qu’elle le peust trouver, elle luy feroit tant de demonstrations de bonne volonté qu’elle ne devoit plus rien esperer de luy. Car encor qu’elle eust trouvé Celadon si opiniastre pour conserver l’affection qu’il portoit à sa bergere, si ne se pouvoit-elle figurer qu’une amitié peut longuement vivre. seule, et se persuadoit qu’en fin l’amour feroit des merveilles pour elle, ou pour le moins le desdain d’Astrée. Changeant donc d’avis, et se representant qu’Adamas avoit tousjours beaucoup aymé le pere de Celadon, à ce qu’elle luy avoit ouy dire, elle jugea d’estre à propos de l’avertir de la vie qu’il faisoit, s’asseurant bien qu’il y mettroit l’ordre qui seroit necessaire. Toutesfois, considerant que le Lieu où Celadon s’estoit reduit, estoit le plus commode qu’elle sçauroit choisir, fust pour l’entretenir tout seul, fust pour luy rendre de grandes preuves de sa bonne volonté, elle pensa qu’il valoit mieux n’en rien dire à personne pour encores, et essayer de luy faire passer le temps, et le divertir de ses tristes pensées le plus qu’il luy seroit possible, faisant resolution que, si elle voyoit que sa presence et son artifice ne le fissent point changer, il seroit tousjours assez à temps d’en advertir son oncle.

Elle s’arresta donc en ceste resolution, et pour l’effectuer, elle ne failloit point tous les jours de le venir trouver, et passer toutes les heures qu’elle pouvoit aupres de luy. Le berger qui reconnut que le grand soin que la nymphe avoit de le visiter ne pouvoit proceder que d’amour, en receut du desplaisir, luy semblant que de le souffrir, il offençoit en quelque sorte la fidelité qu’il avoit promise à sa bergere, outre que les heures de sa visite luy sembloient estre-perdues, parce qu’il ne pouvoit entretenir ses cheres et douces pensées. Si bien qu’au lieu de se resjouyr, il commença de s’attrister d’avantage; de quoy la nymphe s’appercevant, apres avoir quelque temps consulté en elle-mesme, et voyant que de jour en jour il alloit diminuant, elle resolut de recourre aux sages conseils d’Adamas, s’asseurant de luy en parler de sorte qu’il n’y soupçonneroit rien à son desadvantage.

S’en revenant donc un soir de meilleure heure que de cousturne, elle trouva que son oncle se promenoit sur une terrasse qui avoit la veue du costé de la plaine d’où elle venoit. Et apres l’avoir salué, et que le druyde luy eut demandé où elle avoit laissé Paris, elle luy respondit que toutes ces belles bergeres ’avoyent accompagnée jusques aupres du temple de la bonne Déesse, et que Paris les avoit voulu reconduire. – Mais, dit-elle, mon pere, j’ay faict une plaisante rencontre, et qui m’a retenue, de sorte que je pensois que Paris seroit arrivé avant moy. – Et quelle est-elle ? luy dit le druide. – C’est, respondit Leonide, de Celadon. Il faut que vous sçachiez que depuis que nous le fismes sortir du palais d’Isoure, au lieu d’aller trouver ses parents et amis, il s’est retiré dans une caverne, où il s’est tellement caché à tous ceux de sa connoissance, qu’il n’y a personne qui ne pense qu’il soit mort. – Et pourquoy, dit Adamas, a-t’il fait ceste resolution ? – Je croy, respondit-elle, qu’il a quelque maladie d’esprit et qu’il ne vivra pas long temps, car il ne parle qu’à force, et ne vit que d’herbes, et a une si grande tristesse que vous ne le reconnaistriez pas. – Et d’où vous a-t’il dit, adjousta le druide, que ce mal luy procedoit ? – Il n’en parle qu’à mots interrompus, et si peu, qu’il est aysé à connoistre que le discours luy en desplait. Toutesfois je pense que l’amour qu’il porte à la bergere Astrée en est la cause. – Si cela est, respondit Adamas, il est fils de pere ; car Alcippe a esté autrefois tellement transporté de l’amour d’Amarillis, que je ne vis jamais faire de plus grandes folies. Et mesme cela fut cause qu’il laissa la vie des champs pour celle de la Cour, et qu’il fit long temps les exercices des chevaliers. – Et leur est-il permis, dit Leonide, de changer de ceste sorte de condition ? – Ma fille, dit le druide, ny Celadon, ny ces autres bergers que vous voyez le long des rives de Lignon, ny la plus part de ceux de Loire et de Furan, ne sont pas de moindre extraction que vous estes, et faut que vous sçachiez que leurs ayeux n’ont esleu ceste sorte de vie que pour estre plus douce et accompagnée de moins d’inquietudes. Et d’effect ce Celadon de qui nous parlons, est vostre parent fort proche. Car la maison de Lavieu, et la sienne, viennent d’un mesme tige, si bien que Lindamor et luy vous sont parents en mesme degré, mon ayeul, et les bisayeuls de Lindamor et de Celadon, ayant esté freres. Leonide qui n’avoit encores sceu cette alliance, demeura estonnée, luy semblant que cette proximité luy deffendoit d’aymer Celadon, comme l’amour luy commandoit. Toutesfois, pour n’en donner connoissance à son oncle, elle luy dit que, leur estant si proche, ils estoient donc obligez d’en avoir plus de soin que . d’un estranger, et que la sauvage vie qu’il menoit estoit telle qu’elle ne pensoit pas qu’il peust vivre longuement. – Il faut, respondit le druide, que nous y raportions tout ce que nous pourrons, et afin de n’y point faire de faute, je veux consulter l’antre de la vieille Cleontine ; peut-estre que le Ciel a soin de luy, et que ce n’est point sans subject qu’il le retient ainsi caché. J’en ay veu d’autres qui ont esté preservez de ceste sorte de diverses fortunes dont ils estoient menassez.

Cependant qu’ils parloient, Paris arriva, qui leur fit interrompr leur discours, pource qu’ils ne vouloient qu’il sceut ces nouvelles, et entrant dans le logis, ils se mirent à table, et quelque temps apres dans le lict, afin d’aller plus matin vers Cleontine. Mont-verdun est un grand rocher qui s’esleve en pointe de diamant au milieu de la plaine du costé de Montbrison, entre la riviere de Lignon, et la montagne d’Isoure. Que s’il estoit un peu plus à main droite du costé de Laigneu, les trois pointes de Marcilly, d’Isoure et de Mont-verdun feroient un triangle parfaict. On diroit que la nature a pris plaisir d’embellir ce Lieu sur tous les autres de cette contrée. Car l’ayant eslevé dans le sein de ceste plaine, si esgalement de tous costez, il se va estressissant peu à peu, et laisse au sommet la juste espace d’un temple. qui a esté dedié à Teutates, Hesus, Taramis, Belenus. Et parce que c’est le plus renommé de tous ceux de Forets, c’est le lieu où les Eubages, les Sarronides, les Vacies et les Bardes se tiennent dans les grottes qu’ils ont faictes autour du temple, dans lequel ils font leurs assemblées lors que les druides le leur ordonnent, Mais ce qui est plus admirable, c’est que ce grand rocher, qui a plus de quatre mille pas de tour, quand il commence de s’eslever, et de hauteur plus de quatre cents, et au sommet plus de cinq cents, est tout couvert de terre, et d’un costé planté de vignes, et de l’autre si plein d’une menue herbe, et si verte, que ceux du pays en corrompant son nom, l’ont appellé Mont-verdun au lieu de Mont-vatodun, qui signifioit la montagne et demeure des sacrificateurs, parce qu’en langage Celte, Dunum signifie forteresse, et Vates, en celuy des Romains, sacrificateurs ou ceux qui rendent les oracles. Et depuis que les Gaulois avoient eu la communication des Romains, ils n’avoient pas seullement meslé leurs langages ensemble, mais aussi leur façon de sacrifier, voulant bien pour leur complaire, et s’accommoder au peuple qui estoit victorieux, prendre quelques-unes de leurs coustumes; mais ne pouvant aussi se deffaire de leurs anciennes, ny oublier leurs premieres ceremonies, ils en firent un tel meslange qu’ils retindrent presques esgallement du Romain et du Celte. L’occasion qui avoit rendu ce Mont plus peuplé de ces Bardes, Eubages, Sarronides et autres, ç’avoit esté que Druys, celuy qui institua les druides, ayant trouvé ce lieu plein d’une certaine divinité, qui l’inspira d’abord qu’il y fut, il pensa estre à propos d’en laisser quelque marque à la posterité. Tout ce rocher, qui pour sa grandeur se peut nommer une montagne, est de nature tellement creux, qu’il semble quand on est dedans, que ce ne soit qu’une voute. Il y a trois ouvertures si spatieuses qu’un chariot y pourroit entrer : elles demeurent ordinairement closes, sinon lors que l’on veut consulter l’oracle, qu’il y a tousjours une druide qui, apres le sacrifice, s’en court ouvrir la porte du dieu auquel on fait la demande. Et soudain il en sort un vent assez impetueux qui, venant des concavitez de cest antre, et se froissant contre les destours du rocher, fait un certain bruit, qui semble à des voix mal articulées, et la druide, tenant la teste la plus avancée qu’elle peut dedans avec la bouche ouverte. y demeure tant que le bruit dure, puis s’en revient dehors avec les cheveux mal en ordre, les yeux esgarez et le visage tout changé, et d’une voix tout autre qu’elle n’avoit pas, et faisant des actions d’une personne transportée, prononce l’oracle que bien souvent elle n’entend pas elle-mesme. Or ces trois. portes sont dediées à trois de leurs dieux, ou pour mieux dire, à Dieu sous trois divers noms, à sçavoir : l’une à Hesus, que l’on consultoit quand il falloit faire la guerre ; l’autre, à Taramis, où les choses futures s’apprenoient; et l’autre, à Belenus où les amants addressoient leurs sacrifices et supplications ; et jamais ces portes ne s’ouvroient toutes à la fois, que le sixiesme de la lune de juillet qu’ayant cueiliy le guy, ils en venoient jetter des branches dedans. Que si alors ladame de la province se trouvoit encor fille, il luy estoit permis d’entrer dans la caverne, choisissant pour son chevalier celuy qu’elle vouloit pour son mary, avec lequel et le grand druide, ils visitoient prendre tout ce qui estoit dans ceste caverne, et voyoient toutes les merveilles que le grand druide y avoit laissées.

Or ce fut en ce lieu où Adamas dés le matin s’achemina avec Leonide, pour consulter Taramis. Et apres avoir fait le sacrifice des toreaux blancs, selon leur coustume, et que Cleontine eust esté ceinte de verveine, et eust jetté du sang du sacrifice contre l’entrée, elle mit du laurier dans sa bouche, le macha, et touchant la serrure avec une branche de guy, les portes incontinent s’ouvrirent avec un grand bruict, et elle, se tenant à l’un des gonds, pancha tout le corps en dedans, et recevant en pleine bouche le vent qui en murmurant, venoit de la caverne, y demeura fort long temps, et en fin revint courant au lieu du sacrifice, où le druide et tous ceux qui y avoient assistez, l’attendoient à genoux, et, la teste nue, supplioient Teutates d’avoir leurs veux agreables. Et d’abord qu’elle fut arrivée, prenant l’un des coins de l’autel, et se levant sur le haut des pieds, les cheveux espars et herissez, elle profera d’une voix toute changée telles parolles.

Oracle


A vous, sage Adamàs, le Ciel l’a destiné,
Surmontez par prudence
Et l’amour et l’enfance.
Vous le devez ainsi, puis qu’il est ordonné,
Qu’obtenant sa maistresse,
Contente pour jamais sera vostre vieillesse.

Adamas, apres avoir remercié Taramis et supplié qu’il luy fist bien entendre sa volonté, de peur que par ignorance il n’y contrevint, partit de ce lieu, tout resolu d’assister Cladon en tout ce qu’il pourroit, puis que le dieu luy promettoit une vieillesse contente, quand ce berger possederoit sa maistresse. Il avoit bien desja une bonne volonté envers luy, tant à cause de la proximité qui estoit entre eux, que pour les merites du berger ; mais, depuis la responce de l’Oracle, il y fut bien davantage poussé pour son propre sujet, faisant bien paroistre combien une personne intéressée s’employé plus soigneusement que celle qui n’est touchée que du devoir. Prenant donc le chemin de Lignon, il s’enquit du lieu où Celadon estoit, et elle luy ayant monstre l’endroit, il creut estre à propos de regagner le pont de la Bouteresse ; et prenant le mesme sentier par où elle y avoit esté conduite sans y penser, elle luy monstra la fontaine où elle l’avoit rencontré, et en fin le buisson qui couvroit le rocher où il demeuroit. Et parce qu’ils eurent peur que s’il les appercevoit, il ne s’enfuist, ils s’en approcherent le plus doucement qu’il leur fut possible pour le surprendre. Et de fortune il estoit couché à l’entrée de sa caverne si pres de la riviere, que la considerant appuye sur un coude, les larmes que ses pensees luy arrachoient du cœur, tomboient dedans, et se mesloient parmy son onde. Et lors qu’ils arriverent, il reprit ainsi la parole.

Sonnet II


se compare à la riviere de Lignon.

Riviere que j’ accrois couche parmy ces fleurs,
Je considere en toy ma triste ressemblance :
De deux sources tu prens en mesme temps naissance
Et mes yeux ne sont rien que deux sources de pleurs.

Tu n’as point tant de flots que je sens de malheurs.
Si tu cours sans dessein, je sers sans esperance.
En des sommets hautains ta source se commence.
D’orgueilleuses beautez procedent mes douleurs.

Combien de grands rochers te rompent le passage ?
De quels empeschements ne sens-je point l’outrage ?
Toutes fois. en un point nous differons tous deux :

En toy Fonde s’accroit des neges qui se fondent,
Plus on gele pour moy, plus mes larmes abondent,
Quoy que tu sois si froide, et moy si plein de feux.

Ah ! riviere, continua-t’il peu apres, qui es tesmoin que je suis le plus malheureux, comme autresfois tu m’as veu le plus heureux berger du monde, est-il possible que tu n’ayes point de regret de n’avoir voulu mettre une pitoyable fin à mes infortunes, lors que dans tes eaux tu me sauvas si cruellement la vie ? Falloit-il que les choses mesmes insensibles conjurees ensemble contre moy, me refusassent le secours que naturellement elles donnent à tout autre ? Mais, peut-estre, tu n’as voulu consentir à ma fin, esperant d’avoir par mon moyen une troisiesme source, prevoyant bien que mes yeux n’ayant que trop d’occasion de pleurer, t’en fourniroient d’une plus abondante que celle que tu as. Si ce dessein t’a fait user envers moy de ceste cruelle pitié, tu n’en seras point deceue, puis que mes pleurs ne cesseront jamais tant que je vivray.

A ce mot les souspirs donnerent un tel empeschement à la voix, qu’il fust contraint d’interrompre ses paroles pour quelque temps, et lors qu’il voulut commencer, Leonide sans y penser se remua ; et parce qu’elle estoit fort prés de luy, il tourna la teste de son costé, et fut fort surpris de la voir avec Adamas en ce lieu. Il se releva promptement, et vint saluer le druide qui s’avançoit desja vers luy. La pasleur et la maigreur de Celadon estaient telles qu’Adamas n’en fut pas peu estonné ; mais ayant autresfois esprouvé les forces d’amour, il jugea bien que ceste violente maladie le pourroit reduire en un estat encor plus dan- gereux, s’il demeuroit sans remede. C’est pourquoy, apres les salutations ordinaires, il le prit par la main, et le fit asseoir aupres de luy au mesme lieu où il estoit couché auparavant, où apres quelques discours, il luy tint ce langage : Mais, mon enfant, en quel estât est celuy où je vous trouve ? Estoit-ce pour vivre de ceste sorte que vous me requistes dans le palais d’Isoure, de vous sortir de la peine où vous estiez ? Faisiez-vous dessein de vous venir renfermer dans cest antre, et vivre loin de la frequentation des hommes, comme une personne sauvage ? Vous estes nay, Celadon, à quelque chose de meilleur, vous, dis-je, que le grand Taramis a particulierement doué de la raison, ne serez-vous condamné par son infaillible jugement si à la necessité vous ne produisez les effects qu’il attend de vous ? S’il a mis quantité de troupeaux et de pasturages sous vostre charge, pensez-vous n’estre pas obligé de luy en rendre compte ? Tout ce qui est sous l’estendue du ciel est à luy, et nous n’en sommes que les gardiens, et ne faut point douter qu’il ne nous en demande en fin un compte fort particulier. Et que luy respondrez-vous, mon enfant, quand ce temps-là sera venu ? Encores qu’il nous ait remis sous nostre volonté, si ne sommes-nous pas nostres, et faut que nous attendions un rude chastiment, si nous avons disposé de nous-mesmes autrement que nous n’avons deu. Et comment pensez-vous estre raisonnable, puis qu’en l’aage où vous estes, sans soucy de vos troupeaux, de vos parens ny de vos amis, vous vivez comme un ours sauvage dans les antres escartez, esloigné de la veue de chacun, et sans vous prevaloir en ceste occasion des remedes que ce grand Dieu a remis entre vos mains ? Vous direz que l’affection que vous portez à la bergere Astrée vous y contraint. Mais, mon enfant, rentrez en vous-mesme, et considerez que si vous l’avez offencée, tant que vous serez loin d’elle, vos services n’effaceront point ceste offence, et si vous ne l’avez point offencée, comment esperez-vous de luy faire cognoistre vostre innocence ? Or sus, mon enfant, je vous accorde que par le passé vous avez eu quelque raison de vous retirer de sa presence, voire mesme de la veue de chacun, afin qu’elle cogneust qu’elle peut toute chose sur vous, et que la perte de ses bonnes grâces est du nombre de celles qui ne se peuvent recevoir, sans perdre aussi pour quelque temps l’usage de la raison. Mais à ceste heure il est temps que vous reveniez en vous-mesme, et que vous luy fassiez paroistre que vous n’estes pas seulement amoureux, mais homme aussi, et que si le desplaisir vous a jusques icy osté l’usage de la raison, la raison toutesfois vous est demeurée qui, peu apres, a repris sa force, afin qu’elle ne se repente pas d’avoir affectionné un amant qui n’estoit pas homme.

A ces paroles d’Adamas, Celadon respondit froidement de ceste sorte : Pleust à Dieu, mon pere, que vos paroles fussent adressées à une personne qui eust une ame capable de les recevoir ; car quant à moy, j’advoue qu’il ne m’est resté autre chose de l’homme que la memoire, n’en ayant plus ny l’entendement ny la volonté, et encores je crois que cette memoire n’est demeurée avec moy que pour la nourriture de mes ennuyeuses pensées. De sorte que ce que vous voyez devant vous, ce n’est plus Celadon, fils d’Alcippe et d’Amarillis, que le grand druide Adamas a autrefois tant favorisez de son amitié, mais seulement une vaine idole que le Ciel conserve encores parmy ces bois pour marque que Celadon sceut aymer. Et toutesfois, puis que reduit en cette extremité, l’usage de la parole m’est permis pour respondre au grand Dieu Tharamis, et à tout ce que vous m’opposez, il suffit que je vous dise seulement ce mot, J’AYME. Car, sage Adamas, si j’ayme, comment auray-je peur d’offencer Tharamis en faisant ce que l’amitié me commande, puis qu’il a voulu ou permis pour le moins, que j’aye aymé ; ou ceux qui permettent quelque chose doivent en souffrir tout ce qui en depend, et qui niera que la miserable vie que je traine ne soit une dependance de cest amour ? Et quant à ce qui me touche, celuy-là se peut-il dire amant qui a des yeux pour voir autre chose que ce qu’il aime ? Ah ! mon pere, c’est sans doute que j’ayme, et c’est sans doute aussi que je suis aveugle pour moy, pour mes troupeaux, pour mes parents, et pour tout le reste des hommes. Car je n’ay des yeux que pour celle à qui je suis. Si le Ciel, comme vous dites, m’a laissé en ma puissance, pourquoy.me demanderoit-il compte de moy-mesme, puis que, tout ainsi qu’il m’avoit remis en ma propre conduite et disposition, de mesme me suis-je entierement resigné entre les mains de celle à qui je me suis donné ; et partant, s’il veut demander conte de Celadon, qu’il s’adresse à celle à qui Celadon est entierement. Et quant à moy, c’est assez que je ne contrevienne en rien à la donnation que j’en ay’ faite. Le Ciel l’a voulu, car c’est par destin que je l’ayme. Le Ciel l’a sceu, car dés que j’ay commencé d’avoir quelque volonté, je me suis donné à elle, et ay tousjours continué depuis. Et bref, le Ciel l’a eu agreable ; autrement je n’eusse pas esté si heureux que je me suis veu par tant d’années. Que s’il l’a voulu, s’il l’a sceu, et l’a eu agreable, avec quelle justice me pourra-t’il punir, si je continue à ceste heure, qu’il n’est pas mesme en ma puissance de faire autrement ? de moy Tharamis tout ce qui luy plaira, que mes troupeaux deviennent ce qu’ils pourront. Que mes parens et amis se plaignent et ayent telle opinion qu’ils voudront, ils doivent estre tous satisfaits et contents de moy quand je leur diray pour toute raison que J’AYME.

– Mais comment, respondit Adamas, voulez-vous tousjours vivre de ceste sorte ? – L’eslection, respondit le berger, ne depend de celuy qui n’a ny volonté ny entendement. – Si cela est, adjousta le druide, vous cessez d’estre homme. – II y a long temps, repliqua le berger, que ce soucy ne me touche nullement. – Mais si vous aymez, continua le druide, comment ne vous efforcez-vous de voir celle que vous aymez ? – Si j’ayme, respondit-il, comment voudrois-je desplaire à celle que j’ayme, ou comment luy desobeir ? ou plustost comment ne recevray-je un extrême contentement de luy plaire et de luy obeir ? – Mais, dit le druide, elle ne sçait pas que vous luy obeissez. – II suffit, respondit le berger, quand il n’est pas permis d’en donner plus de cognoissance que, pour notre satisfaction, nous sçachons que nous avons fait ce qui a esté de nostre devoir. Il n’y a point de plus fidelle tesmoin, ny de juge plus rigoureux contre nous que nous-mesmes.

Le druide ne sçavoit s’il devoit plus estimer la vivacité de cest esprit en ses responces, que blasmer Terreur auquel il estoit ; mais en fin considerant que le mal n’estoit pas encor venu à son declin, il pensa que ce seroit l’animer d’avantage que de luy presenter de plus violents remedes. Cela fut cause que s’estant teu quelque temps : Or, Celadon, dit-il, ce que je vous en ay dit, c’a seullement esté pensant d’y estre obligé par les loix de l’amitié, et par le devoir de ma? charge, et non pas pour vous contrarier. Seullement je veux une chose de vous, et que vous ne me devez point refuser, puis que c’est pour mon contentement. Il faut que vous sçachiez que j’ay une fille que j’ayme plus que toutes les choses que la. bonté de Tharamis m’a données. Et parce qu’il n’y a nul bien entre les hommes qui soit parfait de tous points, le contentement de ma chere fille m’est infiniment diminué par sa longue absence, et par la connoissance que j’ay d’en devoir estre encor fort long temps privé. Or dés l’heure que je vous vy au palais d’Isoure, il est certain que je vous aymay pour sçavoir que vous estiez fils d’Alcippe et d’Amarillis, mais il faut que je confesse que mon amitié s’augmenta beaucoup par la veue que j’eus de vostre visage, car d’abord il me sembla de voir ma chere fille, tant vous avez de l’air l’un de l’autre. Cela est cause que je vous conjure par tout ce qui a plus de puissance sur vous, d’avoir agreable que je vienne quelquefois interrompre vostre solitude, pour me donner cette satisfaction de voir en vostre visage un pourtrait vivant de ce que j’ayme le plus au monde.

Le berger qui estoit plein de courtoisie, luy respondit qu’il luy feroit une particuliere faveur de prendre cette peine, et que s’il n’estoit contraint de se tenir esloigné de chascun, il iroit luy-mesme en sa maison, pour luy rendre ce service, et qu’il remercioit la nature de l’avoir tant favorisé que de luy avoir donné quelques traicts ressemblants à quelque chose qui fut aymée de luy.

Bref, pour ne redire icy toutes leurs paroles, qui par leur longueur seroient peut-estre ennuyeuses, Adamas se resolut de visiter bien souvent le berger, esperant par ce moyen le pouvoir retirer peu à peu de cette grande melancolie ; outre qu’il estoit vray qu’Alexis sa fille ressembloit. un peu à ce berger. Et d’autant qu’il estoit contraint, selon leurs statuts, de la laisser jusques en l’âge de quarante ans parmy les filles druides, qui demeuroient aux antres des Carnutes, il prenoit du plaisir, voyant Celadon qui la luy representoit en quelque sorte.

Il avoit esté ordonné par Dis Samothes, et depuis, reconfirmé parle grand Druys, instituteur des druides que les sacrificateurs qui auroient des fils, envoyeroient leurs aisnez aux escoles des Carnutes, où pendant dix ans ils apprenoient leur science, dix ans ils l’enseignoient aux autres, et dix ans ils servoient aux sacrifices et jugements publics, et apres ils pouvoient retourner chez eux et exercer la charge de druides par toutes les Gaules. Que s’ils n’avoient que des filles, ils estoient contraints d’envoyer les aynées, depuis l’âge de dix. ans, au mesme lieu où elles estoient instruites, puis instruisoient, et en fin jugeoient, comme nous avons dict, car les Gaulois s’arrëstoient bien souvent au jugement de. ces femmes druides. Et ce temps-là estant passé, elles revenaient en la maison de leurs peres, où elles se pouvoient marier.

Or ceste resolution estant prise de cette.sorte, Celadon fut celuy qui en eust plus de profit ; car dés le commencement Leonide luy rendit ses lettres qu’elle luy avoit desrobées, qui luy fut un grand presage de meilleure fortune, ayant tousjours ouy dire, que comme les malheurs ne viennent jamais seuls, il semble aussi qu’un bonheur en attire un autre. Et depuis estant visité fort souvent, tantost par Leonide, et tantost par le druide, il estoit fort diverty des tristes pensées qui le consommoient, outre que le soin qu’Adamas avoit de luy donner des vivres secrettement, n’estoit pas petit. Et veritablement ce fut une bonne rencontre pour Celadon, que la bonté du druide et l’affection de la nymphe, car elles estoient cause que l’un et l’autre estoient soigneux de luy outre mesure, et par dessus leur devoir et grandeur. Mais ce qui donna plus de soulagement à ce berger, ce fut que la nymphe luy porta de l’ancre et du papier, parce qu’estant seul, il s’amusoit à mettre par escrit les passions qu’il ressentoit, ce qui le contentoit beaucoup quand il les luy relisoit ; les playes d’amour estant de telle condition que plus elles sont cachées et tenues secretes, plus aussi se vont-elles envenimant, et semble que la parole avec laquelle on les redit, soit un des plus souverains remedes que Ton puisse recevoir en l’absence. En mesme temps Adamas qui jugeoit bien que les trop continuelles pensées du berger ne faisoient que l’arrester et raffermir d’avantage en sa melencolie, luy conseilla de passer son temps dans le boccage sacré, qui estoit aupres de là, fust à graver sur les escorces des jeunes arbres des chiffres et des devises, fust à faire des tonnes et cabinets, pour l’embellissement du lieu, et pour cet effet luy, apporta des outils necessaires. Ce berger qui desjaavoit repris ses forces et sa premiere beauté, ayant aussi l’entendement renforcé, cogneut bien qu’Adamas le conseilloit avec raison de fuir ceste nonchalante oysiveté où il avoit vescu ; et cela fut cause que s’en allant de compagnie au lieu qu’il luy avoit dit, il commença d’y travailler. Mais tout ce qu’il faisoit, c’estoit par le dessein du druide qui aussi, comme un bon medecin s’accommodant avec son malade, luy assaisonnoit tous ses conseils par quelque dessein d’amour : Voyez-vous, luy disoit-il, mon enfant, encore que selon nos statuts, nous ne devions point faire de temples à Teutates, Hesus, Belenus, Tharamis nostre Dieu, si est-ce que depuis que ces usurpateurs de l’autruy, je veux dire ces peuples que l’on appelle Romains, apporterent avec leurs armes leurs dieux estrangers dans les Gaules, et que perdant nostre ancienne franchise, nous fusmes contraints de sacrifier en partie à leur façon, nous avons eu des temples où nostre Dieu a esté adoré parmy les leurs. Et parce que la coustume est passée en fin en loy, il vous sera permis, Celadon, de dedier une partie de ce bocage, non pas comme à une premiere divinité, mais comme à un tres-parfait ouvrage de ceste divinité, à vostre belle Astrée ; ce que nostre Dieu ne trouvera point plus mauvais que les temples dediez par ces estrangers à la déesse Fortune, à la déesse Maladie ou à la déesse Crainte, principalement si vostre ouvrage luy estant directement consacré, vous n’adorez pas sur leurs gazons ceste déesse Astrée, mais luy en eslevant d’autres à costé de leurs chesnes, vous adressez vos vœux à ceste belle, comme à l’œuvre le.plus parfait qui soit sorty de ses mains.

Il faut donc plier ces arbres sur ce chesne, luy dit-il, luy en monstrant un assez beau, et arracher ces petits, afin d’y faire une place que nous dedierons à l’amitié ; et contre le pied du chesne, nous esleverons des gazons en forme d’autel, sur lequel je mettray un tableau qui sera le simbole de l’amitié. Et quand celuy-cy sera finy, nous y ferons une porte pour entrer dans un autre qui sera plus spacieux, et que nous appuyerons sur ce chesne, qui veritablement, dit-il, est admirable, luy monstrant un grand chesne qui s’eslevoit d’un seul tronc, et puis se separant en trois branches, les reunissoit en haut, et les resserroit sous une mesme escorce. Voyez-vous, luy dit-il, que le lieu monstre que l’on y a esté quelquefois ? J’y suis venu bien souvent faire des sacrifices pour le simbole que cet arbre a de Teutates, Hesus, Belenus, Tharamis, nostre Dieu. – Comment, mon pere, respondit Celadon, vous en nommez quatre, et vous ne dites que nostre Dieu ? Il faudroit dire nos Dieux. Je ne vous en eusse pas parlé pour une fois, mais vous l’avez desja plusieurs fois repliqué. – Mon enfant, respondit le druide, ce que vous me demandez n’est pas le moindre de nos mysteres, mais plustost l’un des plus grands de la creance des druides, et quoy que nous ne le devions reveler qu’à ceux qui sont instruits en nos antres, et escholes, si ne laisseray-je de vous en declarer autant que vous serez capable d’en recevoir.

Sçachez donc, mon enfant, que ce grand Dis Samothes, incontinent apres la division des hommes, à cause de la confusion des langues, estant bien instruit par son ayeul, fust en la religion du vray Dieu, fust aux sciences plus cachées, s’en vint descendre par l’Ocean Armorique en cette terre que jusques à ceste heure nous nommons Gaule, et qui peu à peu changeant ce nom, semble prendre celuy de France pour l’advenir ; et depuis s’avançant et la peuplant, y planta heureusement son sceptre, ensemble y mit la religion de ses peres, et donna la cognoissance des sciences à ceux qui plus familiers, et de meilleur esprit, sceurent mieux entendre et retenir ses enseignemens, et qui depuis de son nom furent appellées Samothées. Et celuy-cy fut le premier, roy des Gaules, qui fut tant agreable à Dieu et aux hommes, qu’il regna longuement en paix et apres luy sa posterité, avec tant d’heur, qu’il n’y a eu endroit de la terre qui n’ait cogneu le nom, et la valeur des Gaulois. Que si ce peuple que nous nommons Romain, s’est usurpé la domination des Gaulois, ce n’a point esté par les armes, mais plustost par chastiment de nos dissensions qui, estant pleines d’animosité entre nous, ont esté cause de nous le faire appeller, et demander secours à ceux de qui l’ambition nous a depuis devorez, nous apprenant, mais trop tard, qu’il ne faut jamais esperer que les estrangers nous affectionnent plus que nous ne nous aymons nous-mesmes. Mais le grand Dieu que Samothes nous enseigna d’adorer en pureté de cœur, ne voulant estendre son ire à l’infiny, nous ayant fait passer une demie lune de siecles sous cette domination estrangere, montre qu’il nous en veut retirer par les armes des Francs, qui se vantent d’estre issus des anciens Gaulois. Or ’pour reprendre nostre discours, le quatriesme roy qui domina en Gaule, des descendans de ce grand et sainct Samothes, fut le sage et sçavant Druys, de qui quelques uns pensent que, pour avoir esté instituteur des druides, ils ayent pris leur nom. Mais ceux là se trompent, autant que ces Grecs outrecuidez qui se vantent que c’est de leur mot Drys, qui signifie chesne ; car, avant que les lettres eussent esté portées en Grece, nous estions appeliez druides, et les sciences estoient en Gaule avant que ces peuples vains sceussent seulement lire, comme le nom de druide nous enseigne qui, au langage de l’ayeul de Samothes, signifie contemplateur, du mot Drissim, parce que, comme vous sçavez, mon enfant, nostre principale vacation consiste en la contemplation des œuvres de Dieu. Or ce grand Dis Samothes, et depuis nostre saint instituteur Druys, nous ordonnerent d’adorer Dieu, non pas selon l’erreur des gens, mais ainsi qu’ils l’avoient apris de leurs peres. Et parce que l’ignorance du peuple grossier estoit telle qu’il ne pouvoit comprendre ceste suprême bonté et toute puissance, qu’ils nommoient THAU, c’est à dire Dieu, sans en apprendre quelques effets, ils luy donnerent trois noms : IEHUS qui signifie fort, BELENOS, c’est à dire Dieu homme et TAHARAMIS qui signifie repurgeant, nous voulant enseigner par ces trois noms, que Dieu est tout puissant, Createur et conservateur des hommes. Mais depuis, par les changements que le temps et l’ignorance du peuple apporte en toutes choses, mais principalement aux noms, au lieu de THAU ils dirent THAUTA, et en fin THAUTATES et THEUTATES. Au Heu de IEHUS BELENOS et THAHARAMIS, desquels l’aspiration sur le milieu estoit un peu mal-aysée, ils dirent HESUS, BELENOS et THARAMIS, et le peuple a eu tant de pouvoir sur les plus sçavants que chacun pour estre entendu, a esté contrainct de dire comme eux et consentir à leur erreur.

– Et quoy ? mon pere, respondit le berger, Tautates, Hesus, Tharamis et Belenus, ne sont-ce pas les dieux que l’on nous dit, à sçavoir Mercure, Mars, Jupiter et Apollon, mais un Dieu seulement ? – Pleust à Dieu, mon enfant, dit le druide, que je peusse bien faire entendre ce que vous me demandez ; mais où vostre intelligence ne peut monter, il faut que la croyance que vous avez en moy vous porte et vous retienne. Sçachez donc que les estrangers, voyant que les Gaulois adoroient et reclamoient TAUTATES en toutes leurs affaires, et au commencement de tous leurs voyages, et de toutes leurs actions, et de plus considerant que naturellement ils sont eloquents, et qu’ils se plaisent à bien dire, ils jugerent que c’estoit Mercure, qu’ils disent estre dieu, non seulement de l’eloquence, mais presidant aux chemins, inventeur des arts et le protecteur des marchands et de ceux qui trafîiquent. Et apres, remarquant qu’en nos guerres nous reclamons HESUS, ils creurent que c’estoit Mars, qui pour eux est tenu le dieu des armées. Et parce que, quand nous demandons d’estre nettoyez de nos fautes, il nous oyoient appeller THARAMIS, ils penserent que c’estoit Juppiter, duquel ils redoutent sur tous les chastimens, à cause de la foudre qu’ils luy attribuent ; outre que leur semblant que le pardon des fautes se doit attendre du plus grand de tous les dieux, ils disoient que c’estoit Juppiter, qu’ils croyent estre le premier et plus puissant de tous. Et parce qu’ils nous voyoient recourre à BELENUS, quand nous estions en doute de nostre santé ou de nos amis, ou que nous desirions d’avoir des enfans, ils se persuaderent que c’estoit leur Apollon, qu’ils croyent estre l’inventeur de la medecine ; outre que luy donnant la conduite du soleil, voire prenant mesme bien souvent l’un pour l’autre, et sçachant que le soleil est la cause de la vie de tous les animaux, et de plus que l’homme et luy engendrent l’homme, ils eurent quelque raison de penser que c’estoit nostre BELENUS.

Mais il est certain, mon cher enfant, qu’il n’y peut avoir qu’un Dieu, car s’il n’est tout-puissant, il n’est point Dieu. Que s’il y avoit deux Tout-puissants, la puissance seroit divisée, outre qu’il faudroit qu’ils fussent ou semblables ou differents : s’ils estoient semblables du tout, ils seroient les mesmes, et ainsi ne seroient qu’une chose ; s’ils estoient differents, il faudroit que le bon fust different du bon, ce qui ne peut estre. Je vous dis ces raisons familieres, pour ne vous apporter les autres qui sont fortes et plus pressantes, mais plus obscures aussi, et plus difficiles à estre comprises. – J’ay tousjours creu, mon pere, dit Celadon, qu’il n’y a qu’un Dieu, roy et seigneur de tous les autres ; mais je pensois aussi que comme entre les hommes nous voyons des rois qui ont des officiers sous eux, de mesme il y eust de petits dieux sous celuy qui estoit le principal, et ce grand Dieu, je le nommois Teutates, et les autres, Hesus, Tharamis et Belenus que j’adorois apres luy. – En cela, mon enfant, respondit le druide, vous aviez quelque raison, et toutesfois vous faisiez une grande erreur, car ceux que vous nommez ainsi ne sont proprement que .surnoms de ce grand Teutates. Et quoy que je vous avoue qu’il ait des officiers sous luy comme les roys que vous dites, si devez-vous entendre qu’ils ne meritent point l’adoration qui n’est deue qu’à un Dieu. – Et pour quoy, mon pere, repliqua Celadon, les vois-je dans les temples aupres de nostre grand Teutates ?

– Mon enfant, respondit Adamas, je vous ay desjà dit que les Romains ont meslé leur religion parmy la nostre. Il faut que vous sçachiez que par nos loix il nous est deffendu de faire image de Dieu, parce que l’image n’estant que la representation de quelque chose, et estant necessaire qu’il’ y ait quelque proportion entre la chose representée et celle qui represente, nostre grand Dryus, ne jugeant pas qu’il y eust rien entre les hommes qui en peust avoir avec Dieu, nous deffendit tres-expressement d’en faire, non plus que des temples, luy semblant que c’estoit une grande ignorance de penser de pouvoir enclorre l’immense deité dans des murailles, et une tres-grande outrecuidance de luy pouvoir faire une maison digne d’elle. Cela est cause qu’à la façon de ces anciens, pere et ayeul du grand Samothes, il nous fut commandé d’adorer Dieu dans des boccages en campagne, boccages toutesfois qui luy estoient consacrez par la devotion du peuple, de peur qu’ils ne fussent profanez, et en ces lieux-là on choisissoit de grands chesnes, comme nous faisons encore, sous lesquels Dieu estoit adoré. Et de là est avenu que les Romains entrant en nos contrées, et voyant nos saincts boccages et la iaçon de nos sacrifices, ont dit tous estonnez : que nous estions seuls entre les hommes qui ne cognoissions point Dieu, ou les seuls qui le cognoissions. Et toutesfois, quoy qu’ils ayent voulu ravaler la gloire, non seulement des Gaulois, mais de tous les peuples qui comme des loups affamez, en ont esté engloutis, si ne se sont-ils peu empescher de dire en parlant de nous que les Gaulois sur tout sont tres-religieux, et pleins de devotion envers les dieux. Mais d’autant que le vainqueur donne des loix qu’il luy plaist au vaincu, ils en firent de mesme en Gaule, où s’usurpant avec une extrême tyrannie, non seulement nos biens, mais nos aines aussi, ils voulurent changer nos ceremonies, et nous faire prendre leurs dieux, nous contraignant de leur bastir des temples, de recevoir leurs idoles, et de representer Teutates, Hesus, Belenus et Tharamis avec des figures de leur Mercure, Mars, Appollon et Juppiter. Et parce que les druides s’opposerent vertueusement à leur abus, il y eut un de leurs empereurs qui par edit du Senat, voulut abolir toute nostre religion, chassant et bannissant les druides hors de l’Empire. Mais ce grand Teutates a permis que les bons ayent esté persecutez pour esprouver leur vertu, et non pas abolis, afin de donner cognoissance que jamais ils ne sont entierement abandonnez. Et ainsi parmy la tyrannie de ces estrangers, nous avons tousjours conservé quelque pureté en nos sacrifices, et avons adoré Dieu comme il faut, et mesme en ceste contrée où nous n’avons jamais recogneu la puissance de ces usurpateurs pour le respect qu’ils ont tousjours porté à Diane, de laquelle ils ont pensé que nostre grande nymphe representait la personne. Et maintenant que les Francs ont amené avec eux leurs druides, faisant bien paroistre qu’ils ont esté autrefois Gaulois, il semble que nostre authorité et nos sainctes coustumes reviennent en leur splendeur. – Mais, mon pere, respondit Celadon, si ay-je bien veu dans nos bocages sacrez, lors que vous faites des sacrifices, qu’il y a des statues et des images, quelquefois du grand Dis, et quelquefois d’Hercule. – C’est parce, respondit Adamas, que Dis et Hercule sont des hommes, et non pas des dieux, et qu’estant hommes, on les peut representer. – Mais, repliqua Celadon, si ce ne sont pas des dieux, pourquoy les mettez-vous sur l’autel ? – Pour faire entendre, dit-il, qu’ils ont esté entre les hommes comme des dieux pour leurs vertus, et que, comme tels, nous les devons honorer, et conserver la memoire, afin que les autres hommes en les voyant, dressent leurs actions sur le patron qu’ils nous ont laissé. Et les estrangers qui ne sçavoient pas nostre intention, ont creu que nous les adorions, et ont dit que Dis estoit Pluton, duquel nous nous vantions d’estre yssus, et ont donné à Hercule le surnom de Gaulois, parce que nous en honorions beaucoup la memoire, tant pour avoir esté plein de toutes vertus heroïques, que pour avoir espousé la belle Galathée nostre princesse et fille de Celte nostre Roy. – Vous me racontez, dit Celadon tout estonné, des choses qui me ravissent, et vous supplie, mon pere, de continuer et de me dire comment il faut que je fasse quand j’entre dans ces temples où je trouve des images de Jupiter, de Mars, de Pallas, de Venus et de semblables dieux et déesses. – Mon enfant, respondit Adamas, il faut que vous y alliez fort retenu, et que sur tout vous ne preniez pas cela pour des dieux separés, mais pour les vertus, puissances et effects d’un seul Dieu, et qu’ainsi vous adoriez Juppiter comme la grandeur et majesté de Dieu, Mars comme sa puissance, Pallas comme sa sapience, Venus comme sa beauté, et ainsi des autres. Par ce moyen les adorant comme je dis, vous refererez tout à nostre grand Teutates, et honorant les grands heros pour leurs vertus, vous vous montrerez juste de rendre à ces vertueuses personnes, apres leur mort, l’honneur que vous n’avez peu leur faire durant leur vie. Et que cela vous suffise pour ceste fois, attendant que la frequentation que vous aurez avec moy vous en aprenne peu à peu davantage. Or, mon enfant, laissant donc tous ces discours à part, nous ferons icy une forme de temple dans ce boccage qui de long temps a esté consacré à Teutates, c’est à dire à Dieu: entant que ce sera dans un boccage, nous observerons nos anciennes ordonnances, et pource qu’il y aura un temple, nous obeirons à ces estrangers. Et pour l’intelligence de ce que je viens de vous dire, j’escriray au tronc de ce chesne merveilleux, le sainct nom de Teutates ; puis en ces trois branches qui s’en separent à la droite, je mettray Hesus, au milieu Tharamis, et l’autre costé, Belenus. Et en ce tronc d’en haut où ces trois branches se viennent reunir, nous graverons encores le sacré nom de Teutates, pour monstrer que nous n’entendons qu’un Dieu sous ces autres trois paroles. Que si j’osois vous descouvrir la profondité de nos saints mysteres et les secrets plus cachez de nostre religion, je vous dirois une interpretation que Samothes, le plus sçavant de tous les hommes, nous a laissée et qui de pere en fils est venue jusques à nous. C’est que ces trois noms signifient trois personnes qui ne sont qu’un Dieu, LE DIEU FORT, LE DIEU HOMME, et le Dieu REPURGEANT. Le Dieu fort est le Pere, le Dieu homme est le Fils, et le Dieu Repurgeant, c’est l’Amour de tous les deux, et tous trois ne font qu’un Teutates, c’est à dire un Dieu. Et c’est la mere de ce Dieu homme, à qui nos druides ont dedié dans l’entrée des Carnutes, il y a plus de vingt siecles, un autel avec une statue d’une pucelle tenant un enfant entre les bras avec ces mots : A LA VIERGE QUI ENFANTERA. Mais, mon enfant, vous n’estes pas capable de ces hauts mysteres], et vaut mieux, pour ne les profaner, que je m’en taise. Peut-estre adviendrat’il que quelque sçavant druide venant en ce boccage sacré, adorera Teutates en pureté de cœur comme nous, et louera nostre courage, en approuvant nostre bonne intention.

Le druide alloit discourant de ceste sorte des mysteres les plus cachez de sa religion, et parce qu’ils surpassoient l’entendement du berger, il n’en voulut point dire davantage. Mais soudain que ces noms furent gravez contre l’arbre, ils se jetterent tous deux à genoux, et les adorerent, et ne s’en approcherent plus qu’avec beaucoup de respect. Mais d’autant que le druide avoit opinion que, s’il ne flattoit un peu le mal de Celadon, il perdroit peu à peu la devotion et la volonté d’y travailler, il nomma le temple du nom de la déesse Astrée : Et ne craignez, dit-il, mon enfant, de faillir envers Dieu, pourveu que vous y honoriez ceste Astrée comme l’un des plus parfaicts ouvrages qu’il ayt jamais fait voir aux hommes. Celadon y consentit aysément, et plein d’un zele incroyable, y travailla si assiduellement qu’en peu de jours, il acheva ce que le druide luy avoit ordonné, qui louant sa diligence et son industrie, afin de luy augmenter la volonté qu’il avoit, apporta les loix d’amour, et le tableau de la reciproque amitié.

Mais s’approchant de l’autel d’Astrée, il ne sçavoit ce qu’il y mettroit dessus pour le faire voir et recognoistre.

Et apres y avoir pensé quelque temps : Si vous estiez bon peintre, luy dit-il, vous avez bien la memoire assez vive pour vous ressouvenir des traits du visage de la belle Astrée, de sorte que vous pourriez bien la peindre, et nous la mettrions sur cet autel qui luy est dedié ; mais cela n’estant pas encores, je feray faire un petit tableau où j’escriray seulement son nom. Alors le berger luy respondit : Vous avez raison, mon pere, d’avoir ceste bonne croyance de moy, car veritablement j’ay non seulement les traits de son visage si bien gravez en la memoire, qu’il me semble qu’elle est tousjours devant mes yeux, mais aussi son parler et ses façons de faire me sont tellement en l’ame qu’il faut avouer que rien ne me peut divertir ny separer d’elle, et me figurant à tous coups de la voir devant moy, il me semble que sa parole de mesme me frappe tousjours aux" oreilles. Mais encores que je ne sçache pas peindre, si ne laisserons-nous pour cela d’avoir sa ressemblance, si vous me promettez de me rendre ce que je vous mettray entre les mains. Et le druide le luy ayant promis, il decrocha sa jupe, et ouvrant la boite qu’il portoit au col, il luy montra la peinture d’Astrée : Mais, mon pere, luy dit-il, si vous la perdez ou que vous ne me la rendiez, c’est chose tres-asseurée que j’en mourray de desplaisir, et qu’il n’y a excuse ny consolation qui m’en puisse garantir.

Apres qu’Adamas eut promis par Teutates qu’il la luy rendroit, le berger la luy remit entre les mains, mais non sans l’avoir baisée plus d’une fois, et l’accompagnant tousjours de l’œil comme la regrettant desja. Le druide, l’ayant quelque. temps considerée : Vrayement, dit-il, mon enfant, ta folie est belle, et faut advouer que je ne crois pas qu’il y ait visage plus beau, ny auquel il se lise une plus grande modestie d’amour, ny une plus douce severité. Heureux le pere qui a un tel enfant ! Heureuse la mere qui l’a eslevée ! Heureux les yeux qui la voyent, mais plus heureux celuy qui aymé d’elle la possedera !

A ce mot il la remit en sa boite, avec promesse de la rapporter bien tost, ce qu’il fit dans cinq ou six jours.

Ce fut en ce lieu qu’Astrée et sa troupe entrerent et virent tant de vers et d’escritures de Celadon, car depuis le berger s’y plaisoit de sorte qu’il estoit tousjours ordinairement devant l’image de sa bergere, et Tadoroit de tout son cœur, et selon que diverses imaginations luy venoient, il les escrivoit et les mettoit comme pour offrande sur l’autel de la déesse Astrée. Et ce fut ce berger et Adamas que Silvandre rencontra la nuict discourant ensemble, car le druide par cette frequentation l’ayma de sorte qu’il oublioit presque toute autre chose, et de mesme le berger se sentoit tellement obligé à l’assistance qu’il recevoit de luy, qu’il l’honnoroit comme son pere. Leonide depuis ce temps là n’alloit plus si souvent visiter les bergers qu’elle souloit, feignant, lors que Paris luy en demandoit la raison, que la chasse l’occupoit entierement.

Or Celadon vesquit de cette sorte, quelquefois moins, quelquefois plus affligé, selon que ses pensées le traittoient, jusques à ce qu’il rencontra Silvandre entre les mains duquel il remit la lettre qu’il escrivoit à la bergere Astrée, et qui depuis fut cause de faire venir toute cette trouppe de bergeres et de bergers en ce lieu, où s’estant esgarêe, elle fut contrainte de se reposer en dessein de partir aussi tost que la lune commenceroit de paroistre. Mais la peine que ces bergeres avoient eue le jour et une partie de la nuict, avec la fraischeur du lieu, les assoupit d’un plus long sommeil qu’elles n’avoient pensé ; car tant s’en falut qu’elles se reveillassent lors que la lune se leva, que le jour estoit desja grand que les bergers mesmes estoient encor tous endormis. Au contraire le triste Celadon, suivant sa coustume, se leva de grand matin, afin de pouvoir entretenir ses pensées sans estre rencontré de personne, ayant ordinairement accoustumé de se lever à telle heure, afin de pouvoir sortir dehors quand chacun estoit encor endormy, et puis se renfermoit le plus souvent tant que le jour duroit.

Le soleil ne paroissoit point encores, lors que de fortune il adressa ses pas. du costé où estoit ceste trouppe. Et parcequ’il s’en alloit tout en ses pensées, sans prendre garde à ce qui luy estoit autour, jamais homme ne fut plus estonné que luy, .quand tout à coup il apperceut Astrée. Elle avoit un mouchoir dessus les yeux qui luy cachoit une partie du visage, un bras sous la teste, et l’autre estendu le long de la cuisse, et le cotillon, un peu retroussé par mesgarde, ne cachoit pas entierement la beauté de la jambe. Et d’autant que son corps de juppe la serroit un peu, elle s’estoit deslassée, et n’avoit rien sur le sein qu’un mouchoir de reseul au travers duquel la blancheur de sa gorge paroissoit merveilleusement. Du bras qu’elle avoit sous la teste, on voyoit la manche avallée jusques sous le coude, permettant ainsi la veue d’un bras blanc et potelé, dont les veines, pour la délicatesse de la peau, par leur couleur bleue, descouvroient leurs divers passages. Et quoy que de cette main elle tinst sa coiffure qui la nuict s’estoit destachée, si est-ce que pour la serrer trop negligemment, une partie de ses cheveux s’estoit esparse sur sa joue, et l’autre prise à quelques ronces qui estoient voisines.

O quelle veue fut celle-cy pour Celadon ! Il fut tellement surpris qu’il demeura immobile sans poulx, et sans haleine, et n’y avoit en luy autre signe de vie que le battement du cœur et la veue qui sembloit estre attachée sur ce beau visage. Mais il luy advint lors comme à ces personnes qui ont longuement demeuré dans des profondes tenebres, et qui sont tout à coup portées aux plus clairs rayons du soleil ; car tout ainsi qu’elles demeurent esblouyes par trop de clarté, de mesme pour avoir trop de contentement, il n’en pouvoit jouyr d’un seul, les ayant eu tout à coup, et venant de quitter l’obscurité de ses desplaisirs.

Quelque temps apres, ayant repris un peu plus de force, il commença de considerer ce qu’il voyoit, tantost regardant ce visage aymé, tantost le sein de qui les thresors ne luy avoit jamais esté descouvers, et sans se pouvoir saouler de considerer toutes ces beautez, il eust voulu, comme un nouvel Argus, avoir tout le corps couvert d’yeux. Mais lors qu’il estoit en cette agreable contemplation, voilà sa pensée qui luy represente incontinent un souvenir qui luy trouble toute sa joye. Retire-toy, luy disoit-elle, retire-toy, infortuné berger, de ce lieu bien-heureux, et qu’il ne soit point d’avantage profané par tes yeux. As-tu desja mis en oubly la deffence qui t’a esté faicte ? ne sçais-tu qu’il ne t’est pas permis de te presenter devant ses yeux ? Et peux-tu mettre en oubly ce commandement, ou si tu t’en souviens, y peux-tu contrevenir ? Il se retira les bras croisez et les yeux tendus au ciel apres ces parolles, comme si c’eussent esté des chaînes qui le retirassent avec violence de ce lieu ; mais certes ses pensées et ses pas faisoient bien un different chemin, car plus l’un l’esloignoit d’Astrée, et plus l’autre l’en approchoit. En fin l’ayant perdue de veue, il demeura si troublé qu’il fut contraint de s’arrester tout court. De m’en aller, disoit-il, je ne puis, de m’y en retourner, je ri’oserois, de demeurer icy, je me travaille en vain : à quoy nous resoudrons-nous donc ? A recevoir, disoit-il apres, la faveur que le Ciel nous a faite sans la luy avoir demandée. Mais comment contreviendrons-nous au commandement de celle à qui nous n’avons jamais desobey ? Mais, se respondoit-il, ne contrevenant point à ce qu’elle m’a commandé, n’est-ce pas faute d’amour, si par crainte je me prive de sa veue ? Or elle ne m’a pas commandé de ne la voir point, car dés lors je me fusse privé de mes yeux, mais seulement que je ne me fisse point voir à elle. Mais comment me verra-t’elle en dormant ? Prenons donc Amour pour guide, et sous sa conduitte, allons le adorer en elle, comme au lieu ou il est en sa plus grande gloire.

Porté de cette consideration, il retourne sur ses pas et marche le plus doucement qu’il peut pour ne l’esveiller, et d’aussi loin qu’il la peut appercevoir, se jette à genoux, l’adore et luy addresse d’une voix basse cette priere : Grande et puissante déesse, puis que les dieux ne font pas mieux paroistre leur divinité en punissant qu’en pardonnant, voicy je me jette à genoux. Je ne veux point entrer en jugement avec toy, ny demander si la peine que j’ay supportée n’outrepasse point la grandeur de ma fauté, puis qu’elle a esté commise par ignorance, mais seullement je te requiers que la pitié t’esmeuve en ce que mon amour t’a laissé insensible, et de rendre aussi bien cette preuve de ta divinité, en me remettant en ma felicité perdue que tu m’as osté le bon-heur où tu m’avois eslevé, puis que ma soubmission ne te doit pas moins esmouvoir au pardon que mon offence inconnue au chastiment.

Ainsi disoit le triste berger, n’osant presque laisser sortir ces mots de ses levres, de peur d’esveiller celle à qui il les adressoit. Et lors se relevant, s’approcha d’avantage d’elle, afin de la mieux considerer. Mais lors qu’il estoit plus avant en cette contemplation, par malheur Phillis se tourna d’un costé sur l’autre, sans toutesfois ouvrir les yeux, ny s’esveiller, ce qui donna tant à craindre à Celadon que, se retirant promptement à costé, il fut contraint de s’en retourner en sa triste demeure, où il ne se fut plutost renfermé que, repensant à cette rencontre et à celle du jour precedent, il ne sçavoit s’il en de voit prendre un presage heureux ou malheureux. En fin considerant l’effect de la lettre qu’il avoit remise entre les mains de Silvandre, car il croyoit bien qu’Astrée en avoit sceu quelque chose, il se resolut d’en hazarder une autre, et pour ne perdre temps se depescha de Tescrire, de peur que, s’il tardoit trop, ces bergeres ne s’esveillassent. Il met sur le ply de la lettre, comme il avoit desja fait sur l’autre, et sortant hastivement, s’en va au grand pas où il avoit laissé sa bergere ; mais ayant peur qu’elles ne se fussent esveillées, lors qu’il les approcha, il se couvrit de quelques arbres, et estendant la veue de tous costez, cogneut bien qu’elles ne s’estoient point esveillées. Mais aussi il vit bien que la compagnie estoit plus grande qu’il n’avoit creu au commencement, parce qu’il apperceut un peu loin d’elles les bergers dont nous avons parlé. Et pour sçavoir s’ils dormoient et s’ils estoient de sa connoissance, il s’approcha doucement du lieu où ils estoient, et le premier qu’il rencontra fut Silvandre. Ha ! ridelle amy luy dit-il d’une voix basse ! quelle est l’obligation que je t’ay puis que tu as plus faict pour moy que je ne t’avois osé demander ! Puisses-tu, berger, recevoir de quelqu’un des miens pour remerciemens de ce bien fait quelque office signalé aupres de Diane, puis que de moy il ne faut que tu esperes que de simples souhaits. Et lors tournant les yeux sur les autres quatre bergers qui estoient aupres de luy, il n’en peut recognoistre aucun, bien luy sembla-t’il d’avoir veu Tircis autrefois.

Voyant donc qu’ils estoient tous endormis, il s’achemine vers les bergeres. Le soleil estoit desja assez haut, et trouvant passage entre les arbres, commençoit d’esclairer en quelques lieux sur elles, de sorte que si ce berger eust esté aussi juste juge des beautez qu’il estoit parfait amant, il eust bien peu dire à laquelle de toutes il falloit donner le prix de la beauté. Mais si les longs ennuis d’Astrée iuy faisoient en quelque chose ceder pour lors à Diane, l’affection du berger suppleoit de sorte à ce defaut que le jugement n’en estoit jamais donné par luy à son desadvantage. Et lors considerant particulierement Astrée, il se remet sur un genoux, et s’approchant de sa belle main, ne peut s’empescher de la luy baiser, puis avançant la jambe, et tramant l’autre doucement, luy mit sa lettre dans le sein, et transporté d’amour, ne se peut garder d’accompagner sa main de la bouche. 0 perdu Berger ! quel fust alors le transport qui en te relevant te porta jusques à sa bouche ! Il fut tel en fin qu’oubliant presque la crainte qu’il avoit eue de l’esveiller, il l’appuya de sorte dessus, quela bergere donna signe de s’esveiller, et commençoit d’ouvrir les yeux lors qu’il s’estoit à peine relevé. Et n’eust esté que de fortune les rayons du soleil qui luy donnoient sur le visage l’esblouyrent de leur prompte clairté, il n’y a point de doute qu’elle l’eust recognu ; mais cela fut cause qu’elle ne peut que l’entrevoir comme une ombre, et lors qu’elle voulut tourner la teste pour le suivre des yeux, ses cheveux qui estoient, comme j’ay dit, pris à des ronces, Farresterent avec telle douleur qu’elle ne peut s’empescher de faire un cry assez haut, dont Phillis s’esveilla en sursaut. Et luy demandant quel sujet elle avoit de crier, Astrée luy monstra ses cheveux, n’ayant encores la force de parler, tant elle estoit estonnée de ce qui luy estoit advenu. Phillis en sousriant les luy desprit, et se voulant rasseoir en sa place, elle vit qu’Astrée s’estoit levée, et avoit laissé choir un papier. Elle fut curieuse de le ramasser, et de la suivre à quinze ou vingt pas du lieu d’où elles s’estoient levées. Et lors la triste Astrée s’estant assise contre un arbre, devint pasle outre mesure, et sembloit presque sur le poinct d’esvanouyr, dont Phillis estonnée courut incontinent là soustenir. Helas ! ma sœur, dit-elle à Phillis avec un grand souspir, helas ! qu’est-ce que j’ay veu ? Et lors elle se taisoit pour quelque temps, estant contrainte de souspirer, et peu apres recommençant par un grand souspir, elle disoit : Helas ! ma sœur, j’ay veu Celadon ! Je veux dire que j’ay veu ce qui reste de Celadon.

A ce mot de Celadon, la voix se perdit en sa bouche, et la langue s’attacha à son palais ; puis serrant les mains ensemble, et tenant les yeux tendus au ciel, sembloit luy demander secours en ce travail. Phillis qui la vist en cet estat, ayant ouy le peu de paroles qu’elle venoit de dire, eut soudain opinion qu’elle avoit eu quelque songe estrange qui l’avoit espouvantée de ceste sorte, et pour l’en divertir: Ma sœur, luy dit-elle, c’est une folie de croire aux songes, car l’imagination nous represente en dormant ce que nos yeux ont veu en veillant, ou que nous avons fait ou pensé, si bien qu’ils, ne sont pas presages du futur, mais seulement images du passé. – Ah ! ma sœur, interrompit Astrée, ne croyez point que ce soit songe. Je l’ay veu de mes yeux, et soudain qu’il a conneu que je le regardois, il s’est esvanouy en l’air. – Peùt-estre, ma sœur, respondit Phillis, aviez-vous opinion de veiller, car ’cela advient bien souvent en dormant. – Ne vous figurez point cela, dit Astrée, veritablement je veillois. – Et comment est-ce, dit Phillis, que vous avez pris garde à luy ? – J’estois, respondit Astrée, ny bien esveillée, ny bien endormie, lors que je l’ay ouy souspirer autour de moy, voire jusques aupres de mon visage, j’ay ouvert les yeux et ay veu l’âme de mon berger, devant moy. Mais, ô Dieu ! combien belle et pleine de clairté ! Elle estoit telle qu’il n’y a soleil qui porte plus de rayons. Jugez-le, ma sœur, puis que j’en suis demeurée esblouye, jusques à ce que j’ay esté icy. Mais aussi tost que j’ay jette l’œil sur luy, il s’est perdu aussi viste qu’un esclair.Et vrayement, ô belle ame ! tu as raison de ne vouloir que la veue de celle qui a sceu si mal mesnager ta vie te souille. Si te suis-je infiniment obligée, puis qu’ayant tant d’occasions de me hayr, tu me fais toutesfois paroistre que ton amour continue.

Phillis, toute estonnée, creut alors que veritablement c’estoit ramé de Celadon, et luy dit : Tout ce que nous pouvons faire pour ceux qui ne sont plus en cette vie, c’est d’en avoir la memoire, d’en redire les vertus et de leur rendre le dernier office de pitié qui est la sepulture. De sorte que je suis d’avis, dit-elle, que pour vostre contentement et pour satisfaire à cette ame qui vous a tant aymée, vous luy fassiez dresser un tombeau, afin de la mettre en quelque repos, et puis en conserver la memoire parmy nous le plus longuement qu’il vous sera possible. – Cela, dit Astrée, feray-je toute ma vie; mais, ma sœur, ne sera-t’il point trouvé mauvais si n’estant point de mes parens, je luy rends ce dernier office de la sepulture ? – Que peut-on dire, respondit-elle, sinon que ses parens ne faisant pas leur devoir en cecy, vous faites ce qu’ils devroyent faire ? Que s’il estoit en vie, il y auroit apparence de faire quelque doute, mais à ceste heure qu’il est mort, on ne peut soupçonner que vostre amitié passée, qui n’est guiere plus inconnue qu’à ceux qui n’ont jamais ouy dire vostre nom. Disant ces parolles, elle tenoit le papier qu’elle avoit ramassé, et de fortune Astrée jettant l’œil dessus et recognoissant l’escriture de Celadon, luy demanda quelle lettre elle tenoit en la main. Elle respondit qu’elle l’avoit ramassée, et que c’estoit elle qui l’avoit laissé choir quand elle s’estoit levée. – J’ay bien senty, dit alors Astrée, que quelque chose m’est tombée du sein, mais j’estois tant hors de moy que je ne l’ay pas veue. Et lors la prenant et lisant ce qui estoit au dessus, elle dit que c’estoit la lettre que Silvandre avoit trouvée. – Cela ne peut pas estre, dit Phillis, car je l’ay serrée dans ma poche. Et y mettant la main, la trouva. – Que sera-ce donc ? respondit Astrée, si est-elle escrite de la mesme main. Et lors la despliant, elle trouva qu’elle estoit telle.


Lettre de Celadon à la Bergere Astrée[modifier]

Si l’occasion de vostre venue en ce lieu, où le reste de Celadon est encore, puis que les dieux le veulent ainsi, n’est que pour voir combien vous avez peu, et pouvez sur luy, c’est trop de peine pour chose de si peu de valeur, Que si quelque estincelle de compassion vous y ameine, quels services peuvent meriter une si grande recompense ? Et si la fortune seule vous y a conduitte sans dessein, n’est-ce pas trop de bon-heur pour une personne si mal-heureuse ? De sorte que quelque occasion que ce puisse estre, j’advoue que c’est sans raison, si ce n’est qu’il soit tres-raisonnable que, comme l’affection que je vous porte outrepasse toutes les bornes de la raison, de mesme, en ce qui touche cette affection, la raison n’ait point de lieu. Et par ainsi je ne me dois plaindre qu elle n’ait esté appellêe quand j’ay esté banny, ny qu’aux ennuis que je souffre, elle ne puisse avoir quelque place, estant tres-juste que celuy qui le premier a desdaigné la raison, sente que la raison aussi le desdaigne.

Si ne laisseray-je de vous remercier autant que peut faire l’ombre vaine de ce que j’ay esté [car veritablement je ne suis plus autre chose) si vous estes venue voir combien vous pouvez sur moy, car comme que ce soit, c’est un. de mes plus grands desirs d’estre en vostre memoire. Je vous remercie de mesme si la pitié vous y ameine, car encor qu’elle soit bien tardive,ce n’est pas estre sans consolation que d’avoir en fin quelque consolation. Et aussi vous remercieray-je si c’est la fortune, puis que je connois par là qu’il n’a tenu qu’à elle que je n’aye plutost ressenti les effets de vostre douceur. Et cette derniere consideration sera cause que, comme par le jugement de tous ceux qui vous voyent, et par la grandeur de mon affection, vqus estes la plus belle et plus aimée bergere de l’univers, de mesme je me diray, puis que ma fortune et ma constance le veulent ainsi le plus infortuné comme le plus fidelle de vos serviteurs.


Ce fut bien alors que ces bergeres creurent que Celadon estoit mort, et que l’amour fit resoudre Astrée de luy rendre le Rentier devoir de son amitié. Et lors qu’elles se vouloient lever pour esveiller Diane et les autres bergeres, parce qu’il estoit desja tard et qu’elles craignoient que l’on fust en peine d’elles en leur hameau, elles apperceurent que Silvandre estoit venu aupres de Diane qui dormoit, et que demeurant ravy à la regarder apres avoir esté quelque temps immobile, en fin il dit fort haut telles paroles.

Sonnet


La belle dont l’amour me prive de repos,
Reposoit doucement sous l’ombre d’un boccage
Là voloient les amours autour de son visage,
Qui naissoient de ses yeux, encor qu’ils fussent clos.

Là les Zephirs changez en amoureux propos,
Rendoient pour ses amours un amoureux hommage.
Et les arbres chargez de tant d’amours esclos,
N’en estoient garantis par les loix de leur aage.

Hommes, faunes ny dieux, rien n’estoit à l’entour,
Contemplant ce sommeil, qui ne bruslast d’amour,
Et perdist le repos pendant qu’elle repose.

Quelle estes-vous, beauté, quand veinere vous voulez,
Puis que, sans ce dessein, tellement vous bruslez,
Que vous voir, vous aymer, n’est qu’une mesme chose ?

Il parloit ainsi haut, parce qu’il ne craignoit de l’esveilier, ayant eu commandement d’elle de le faire aussi tost mesme que la lune luiroit. Mais la bonne fortune de Celadon ne le voulut afin qu’il eust ce contentement de voir sa maistresse en ce lieu, et fut cause qu’encor que Silvandre eust veillé une partie de la nuit, il n’eut toutesfois la hardiesse d’interrompre le sommeil de sa maistresse, craignant qu’elle s’en trouvast mal, ou que peut-estre elle eust trop d’incommodité à marcher sous la foible lueur de la lune parmy ce bois. Apres que ce berger eut proferé ces paroles, il se mit à genoux pour luy baiser une main, mais ayant peur d’estre apperceu de ces deux bergeres qu’il ne vit plus en leurs places, il se releva marry d’en avoir tant fait, si toutesfois il avoit esté veu.

Cependant ces deux bergeres le regardoient, et Phillis qui estoit bien aise de divertir Astrée : Ne me croyez jamais, ma sœur, luy dit-elle, si ce berger n’ayme Diane, et. s’il n’a esté moins fin qu’il ne pensoit estre. – J’en parlois hier à Diane, respondit tristement Astrée, et selon ce que j’en peus recognoistre, il n’en doit attendre que du desplaisir, car non seulement elle ne le veut point aymer,mais ne veut pas mesme sçavoir qu’il l’ayme. – Voilà, adjousta Phillis, une resolution qui semble devoir conduire en peu de temps Silvandre aux termes de Celadon et Diane à ceux d’Astrée. – Ha ! ma sœur, dit Astrée, Silvandre court bien cette fortune, mais tant que Diane s’exemptera d’amour, elle ne jouera jamais un si malheureux personnage que le mien. – Je vous l’advoue, repliqua Phillis, que tant que veritablement elle sera exempte d’amour, elle ne sera point en ce danger, mais si ce n’estoit que par dissimulation qu’elle en fust exempte, qu’en jugeriez-vous ? – Qu’elle seroit heureuse par opinion, dit Astrée, et qu’en effect elle seroit mal-heureuse; mais il n’y a gueres encpres d’apparence, l’humeur de Diane et les perfections de Silvandre n’estant point telles que la bergere puisse estre prise facilement, ny luy propre sujet pour la pouvoir prendre. Et à ce mot, prenant Phillis par la main, elle se leva pour aller trouver Diane. Toutesfois Phillis ne laissa de luy respondre : O ma sœur ! que vous estes deceue si vous avez cette opinion ! car pour ce qui concerne les merites de Silvandre croyez que quand un berger a dessein de plaire,il se rend tout autre qu’il n’est pas lors qu’il vit nonchalamment. De là advient que quelquefois l’on s’estonne si fort de voir des bergers cheris et aymez, que l’on juge toutesfois si desagreables. Et de là, ce crois-je, a pris naissance ce vieil proverbe : Nulles amours laides. Voire je diray bien davantage, que je n’ay encores veu jusques icy berger, qui ayt esté desagreable à celle qu’il a recherchée, s’il n’y a point eu d’autre occasion de haine que son amour, tant ceste recherche et ce desir de plaire rend agreables ceux qui ont dessein de se faire aymer. Que si cela advient en general à tous, à plus forte raison à Silvandre, de qui le corps n’est point si desagreable que la beauté de l’esprit ne puisse aisément suppléer à tous ces defaux. Et quant à ce qui est de l’humeur de Diane, l’amitié qu’elle a portée à Filandre est une preuve certaine qu’elle n’a pas tous-jours esté insensible à l’amour. Et qui peut empescher que ce qui luy est arrivé une fois ne luy advienne encor une autre ? Quant à moy, je crois qu’amour n’a pas oublié l’adresse dont il usa la premiere fois qu’elle fut blessée et que Silvandre peut bien avoir la mesme fortune que Filandre a eue. – C’est pour-quoy (respondit Astrée en luy serrant la main) je tiens pour chose impossible que jamais Diane se laisse reprendre à l’Amour. Et en cela, nous sommes vous et moy de differente opinion ; car je croy que fort aysément une fille qui n’a jamais rien aymé se laissera emporter à ces douces flateries, mais du tout impossible, selon mon humeur, qu’une personne advisée ayant aymé et perdu la personne aymée, puisse jamais plus laisser prendre racine à un autre amour dans son ame. Et me semble que pour cette occasion le cyprez seroit un bon symbole de mon amitié, puisque s’estant coupé il ne rejette jamais.

A ces dernieres paroles elles arriverent si prés de Diane que Phillis ne luy peust respondre autre chose sinon : Nous verrons bien tost, ma sœur, qui de nous deux aura fait un plus certain jugement.

Cependant que ces bergeres parloyent de ceste sorte, Paris, Hylas, Tircis et Tersandre ayant esté esveillez par Silvandre, s’en venoient trouver ces bergeres et parloient si haut en s’en approchant que Diane s’esveilla presque au mesme temps que Phillis la vouloit pousser de la main. Elle fut honteuse de se voir presque toute des-habillée en si bonne compagnie, et cela fut cause que ramassant son poil d’une main, et couvrant son sein de l’autre, elle s’eslongna entre quelques arbres, où Astrée et Phillis la suivirent, et luy raconterent, cependant qu’elle se coiffoit, la vision d’Astrée, la lettre qui luy est oit tumbée du sein, et en fin la resolution qu’elle avoit prise de faire un vain tombeau à l’ame de Celadon, puisque ses parens n’avoient point de soucy de son repos. – Cet office, respondit Diane, est vrayement plein de pitié, et de pieté, et quant à moy il n’y a rien que j’y des-apreuve, sinon que ce sera donner occasion à plusieurs de parler, trouvant estrange que l’inimitié de vos parens soit changée en une si bonne volonté. – Comment, estrange ? repliqua la triste bergere, elle devroit bien sembler davantage, si cette inimitié dont vous parlez duroit encores apres la mort. Si Celadon vivoit, il n’y a point de doute que je ne voudrois pas que l’amitié que je iuy porte fust recogneue; mais helas ! puisque pour mon malheur il n’est plus parmy les hommes, si ce n’est assez que les hommes la connoissent, je veux bien que la terre et le Ciel ne l’ignorent pas. Et voicy la raison sur quoy je me fonde: mes amyes ne trou- veront jamais mauvais ce qui me plaira, quant aux autres, tant s’en faut que je me vueille priver pour elles de mon contentement, que ce m’est plaisir de leur desplaire. – Puis que vous avez ceste resolution, respondit Diane, le plustost que vous la pourrez mettre en effect sera le meilleur, ce me semble, et si vous croyez mon conseil, ce sera avant que partir d’icy. Je m’asseure que je le feray bien faire à Paris en son nom et toutesfois à vostre intention. – Mais, respondit Phillis, où trouveroit-on les choses necessaires si nous n’allons en nostre hameau ? – Le temple, dit Diane, de la Bonne Déesse où les filles druides et les vestales demeurent, n’est pas loing d’icy; si quelqu’une de nous y va accompagnée de l’un de ces bergers, il ne nous sera rien refusé d’une si sainte compagnie pour un si bon dessein. Mais appelions Paris et ses bergers qui nous en diront leur advis.

Phillis à ce mot les appellant, ils vindrent vers elles, et Diane tirant Paris à part, luy fit entendre la vision et le dessein d’Astrée. Et parce, continua-t’elle, que la medisance a les ongles si aiguës qu’elle treuveroit prise sur le plus poly d’un enclume, je desire de vous ceste courtoisie que ce tombeau soit eslevé en vostre nom à l’intention toutesfois de la bergere. – Vous pouvez, dit Paris, disposer entierement de tout ce qui est en mon pouvoir, et faut seulement que vous preniez la peine de me commander, car je perdray, seulement la volonté de vous faire service quand je seray privé de la connoissance de moy-mesme.

Apres que Diane l’eut remercié le plus honnestement qu’il luy fut possible, elle le pria de faire donc entendre sa volonté à toute la trouppe, ce qu’il fit si discretement qu’il n’y eut personne, hormis Silvandre, qui ne creust que veritablement ce dessein venoit de luy seul. Mais ce berger qui n’ignoroit pas l’amitié qu’Astrée portoit à Celadon, se douta bien que ce n’estoit que pour la couvrir aux plus curieux. Et parce qu’il estimoit la vertu d’Astrée, luy-mesme s’ayda en cette dissimulation, et s’offrit d’aller au temple de la Bonne Déesse, pour avoir les choses necessaires. Àstrée y voulut aller aussi, pensant que sa presence y rapporteroit beaucoup, à cause de l’amitié que Chrisante, la principalle des filles druides, luy portoit. Elle pria donc Phillis et Laonice de demeurer avec Diane en ce lieu, cependant que Madonte et elle s’en iroient avec Silvandre et Tersandre au temple qui estoit proche de là, avec promesse d’estre aussi tost de retour que Paris et ces autres bergers auroient eslevé les gazons, et preparé les fleurs et les choses necessaires. Ainsi s’en alla la bergere Astrée ; et Paris mettant la main à l’œuvre, choisit le plus prés du lieu où elles avoient dormy un endroit qui estoit vuide d’arbres, et où l’herbe semée de diverses fleurs sembloit estre reservée à un semblable office. Tircis et Hylas avec le fer de leur houlette et les cousteaux qu’ils portoient à leurs ceintures, n’ayant point de meilleurs outils, luy aidoient à tracer et couper les gazons, et apres à les esiever l’un sur l’autre en façon de tombeau, cependant que Diane, Phillis et Leonide d’un autre costé, cueilloient diverses fleurs pour les semer dessus quand la ceremonie se feroit, et diligenterent de sorte qu’ils paracheverent en peu de temps. Or il ne falloit que la perche pour mettre la ressemblance d’une colombe dessus pour marque du lieu où estoit mort Celadon, et de quoy graver ou escrire le tiltre ou epitaphe ; mais n’ayant ny hache pour coupper, ny encre pour escrire, ils estoient bien empêchez. En fin Tircis se ressouvint qu’au temple de la déesse Astrée, Hylas avoit trouvé de quoy escrire, et que sans doute il y avoit laissé l’escritoire ; ils le prierent d’y aller, et luy promirent qu’il l’attendroient. Luy, pour obeyr à sa maistresse, partit incontinent avec promesse de revenir bientôt. Et Paris, desireux de tenir toute chose preste, s’adressant à Diane, luy dit qu’il seroit à propos de choisir cependant la perche, qu’ils essayeraient de couper peu à peu avec leurs cousteaux, et pour ne faillir Astrée à son retour, ils allerent du costé qu’elle de voit revenir.

Laissant donc la riviere à main gauche, ils se mirent pas à pas à rechercher parmy ces arbres quelque branche qui’leur fust propre, et ne se donnerent garde qu’ils furent de ceste sorte presque hors du bois sans rencontrer ce qu’ils cherchoient, parce que Diane pensant que Paris s’en prist garde, n’y regardoit pas, et Paris estoit de sorte attentif à elle, qu’il ne pensoit point à sa queste. Dequoy Diane s’appercevant, dit à Tircis : Je crois que nous serons si difficiles en nostre chois que tout ce bois ne nous contentera pas. – Si me semble-t’il, respondit Tircis, que j’ay veu des branches assez bonnes. – II faut, respondit Paris, qu’elles soient bien grandes, autrement elles ne sçauroient servir. – Mais, respondit Tircis, si elles le sont trop, le vent les abat incontinent, de sorte que quand elles ont vingt ou vingt cinq pieds, c’est assez. – II est vray, dit Paris, mais il faut que je confesse que j’ay pensé ailleurs, et que je n’y ay pris garde. – Est-ce ainsi, interrompit Diane en sousriant, que vous nous faictes perdre nos pas inutilement ? Alors Paris se tournant vers Tircis, le pria que, s’il en remarquoit quelqu’une qui fust bonne, il l’en advertit ; et puis adressant sa parole à Diane : Ne me blasmez point, belle Diane, de la faute que vous me faites commettre, car est-il possible d’estre aupres de vous, et penser à quelque autre chose ? – Je ne crois pas, respondit Diane, qu’il vous doive estre plus difficile qu’à moy, estant auprés de vous, de penser ailleurs. – Si vos merites et ce qui est en moy, respondit Paris, estoient esgaux, ou que nos volontez fussent semblables, il y auroit de l’apparence en ce que vous dites. – S’il y a du deffaut, dit Diane, il est de mon costé. – Ouy bien, adjousta incontinent Paris, en ce qui est de la volonté, mais c’est ce qui est cause que je ne puis arrester vostre pensée. – Je l’entends autrement, dit Diane, car je vous estime et vous honore comme je dois. – Pleust à Dieu ! Diane, respondit Paris, avec un grand souspir, que vous fussiez aussi veritable que vous estes belle. – Vous ne desirez pas, dit la bergere, beaucoup de verité en moy. Mais en quoy me jugez-vous mensongere ? Puis-je faire plus d’estime de vous, ou demandez vous que je vous rende plus d’honneur ? S’il y a en cela de la faute, accusez-vous-en, puis que vous ne le voulez pas. -- Cet honneur et cette estime dont vous parlez, dit-il, n’est pas ce que je demande, tant s’en faut, c’est ce qui me rend tesmoigriage du contraire ; mais changez ceste estime en amitié, et cest honneur en familiarité ? et je seray content. – Vous estes trop raisonnable, respondit-elle, pour en vouloir d’avantage de moy, contentez-vous, gentil Paris, que je vous ayme, et vis avec vous comme si vous estiez mon frere. Ce n’est pas que je ne sçache bien qu’estant ce que vous estes, une bergere, telle que je suis, ne le devroit pas oser, mais j’ayme mieux faillir aux loix de la civilité que de vous deplaire, puis que vous le voulez ainsi. – C’est bien, repliqua Paris, un commencement de ce que je desire, mais non pas tout ce que je veux. – En cela, dit Diane comme en toute autre chose, il faut que vous regliez vostre volonté à la raison. – II vous est aysé, respondit Paris, de donner et suivre ce conseil, mais n’est-il pas raisonnable que quelquefois Diane choisisse quelqu’un qu’elle rendra heureux, et avec qui elle puisse vivre heureuse ? – Ce choix, repliqua-t’elle, est bien mal aysé à faire, et pour ne m’y tromper, je le remettray tousjours à ceux qui sont plus sages que moy. – Et qui sont-ils ? adjousta Paris. – Et qui peuvent-ils estre, dit-elle, sinon ma mere et mon oncle ?

Paris vouloit respondre lors que Tircis l’interrompit pour luy monstrer une jeune branche. Diane en fut bien ayse, car ce discours commençoit de la presser bien fort, et au contraire Paris bien ennuyé, qui desiroit de sçavoir d’elle si elle auroit agreable qu’il leur en parlast ; mais elle qui le recognut bien, pria Phillis de ne s’eslongner plus comme elle avoit fait, de peur que Paris ne reprist son discours. Ayant donc choisi ceste perche, ils essayerent de la couper, mais leurs cousteaux n’estant pas assez forts, ils se contenterent de la marquer, en attendant qu’Astrée fust de retour, croyant bien que Silvandre n’auroit pas oublié ce qu’il faudroit pour cet effect.

Reprenant donc le chemin du temple de la Bonne Déesse, ils s’en alloient au petit pas ; et peut-estre que Paris vouloit retourner sur les discours qu’ils avoient laissez, lors qu’ils apperçeurent à la sortie du bois une bergere qui se peignoit sous un large sycomore. Et parce que ses cheveux blonds et crespez estoyent si longs qu’ils la couvroyent presque tout d’autant qu’elle estoit assise, ils ne seeurent d’abord juger ce que c’estoit. Mais s’en estant un peu approchez, et ayant rafermy leur veue, ils recogneurent que c’estoit une bergere; son visage toutesfois que les cheveux cachoient en partie, ne pouvant estre bien veu par eux, leur donna la curiosité de s’en approcher d’avantage. Et lors qu’ils essayoient de la recognoistre, ils veirent un jeune berger qui se vint jetter devant elle à genoux, la surprenant de sorte qu’elle n’avoit eu le loisir de se lever. Ny ce berger ny ceste bergere ne peurent estre recognus de ceste troupe, encores qu’ils feussent d’un hameau assez voisin. Quant à la bergere, elle pouvoit estre dicte belle et la nonchalance de ses cheveux et de ses habits luy adjoustoit plustost quelque grâce qu’elle ne luy en ostoit. Mais ce qui les rendit encor plus estonnez, fut qu’ils veirent le long d’un petit pré un autre berger qui de fortune survenant en ce lieu les avoit apperceus et les consideroit avec une si grande inquietude, qu’encores qu’il montràst de se vouloir cacher, si ne se pouvoit-il empescher de paroistre et de faire bruict par ses divers mouvemens. Quelquefois il avançoit la teste à costé de quelques branches qui le couvroient, et prestoit l’oreille pour ouyr ce qu’ils disoient; d’autresfois mettoit un doigt dans sa bouche, et le serroit entre ses dents ; peu apres, de ceste mesme main il se grattoit la teste, et en fin lors qu’il entr’oyoit quelque mot, il serroit les deux mains ensemble et les laissoit choir sur ses cuisses, et bref portoit si impatiemment de les voir ensemble qu’il n’avoit nulle fermeté en ses actions. D’autre costé la bergere faisoit paroistre d’avoir si peu agreable la venue de celuy qui estoit à genoux devant elle, qu’elle ne daignoit pas seulement tourner les yeux vers luy, et sembloit qu’elle se hastast de parachever sa coiffure, afin de s’en aller plustost de ce lieu.

Diane et sa trouppe voyant la beauté et le desdain de la bergere, l’affection et soubmission de celuy qui estoit à genoux, et les apprehensions de celuy qui les regardoit, prindrent volonté de sçavoir d’avantage de leurs affaires. Et pource, en attendant qu’Astrée revinst, ils s’en approcherent le plus qu’ils peurent sans en estre veus, et lors ils ouvrent que ce berger, apres un grand souspir, reprenoit la parole de ceste sorte : Est-il possible, bergere, que vous n’ayez jamais agreable ny la volonté que j’ay de vous servir, ny la contrainte que vous me faites de vous aymer. – Je ne sçay, respondit-elle desdaigneusement, ny quelle est ceste volonté, ny quelle est ceste contrainte dont vous me parlez, mais je sçay bien que venant de vous, ny l’un ny l’autre ne m’en sçauroit plaire. – Que vous ne sçachiez point, repliqua le berger, ny quelles sont vos chaines, ny quelle est ma servitude, cela ne me remet pas en liberté, mais que vous ne les ayez point agreables, d’autant qu’elles me touchent, c’est bien le plus grand mal qui me puisse arriver. – Si la coustume, dit la bergere, rend toutes choses, pour difficiles qu’elles soient, aisées à supporter, vous ne devez pas beaucoup ressentir le mal que vous dites, puisque il y a si long temps que vous y devez estre accoustumé. Car dés l’heure que vous me declarastes vostre volonté, je vous fis entendre la mienne si franchement que vous en sceustes autant la premiere fois que vous en avez jamais sceu depuis, ny que vous en sçaurez jamais. – Ha ! Doris, respondit le berger, si mon ame s’endurcissoit aussi bien à vos desdains que vostre cœur à mes prieres, il est certain que desormais je ne les sentirois plus; mais, helas ! cette coustume ne sert qu’à me rendre plus sensible, et tant s’en faut qu’elle m’allege, que tout ainsy que celuy est tousjours plus travaillé qui continue de porter un pesant fardeau, de mesme est-il de ceste coustume qui ne fait que rendre ma peine plus insupportable.

La bergere demeura quelque temps sans luy respondre, comme si elle eust esté attentive à s’habiller, mais voyant qu’il ouvfoit la bouche pour recommencer, elle l’interrompit par ces paroles : Voiez-vous, Adraste, tous vos discours ne servent de rien, et vous diray encor une fois pour toutes que je ne veux ny aymer ny estre aymée, et si vous ne voulez estre hay de moy, ne m’en importunez plus. – O Dieux ! dit le berger, qu’est-ce que j’entens ? Et lors se tournant vers elle : Est-il possible, luy dit-il, bergere, que les dieux ne se lassent jamais d’estre adorez des mortels, et que vous soyez ennuyez de l’estre de moy ? – Ne vous en estonnez point, Adraste, dit la bergere, c’est que je ne suis point déesse ; que si je l’estois et que Tonne me fist point de plus agreables sacrifices que les vostres, j’aymerois mieux estre sans temple et sans autels. Et à ce mot ayant parachevé de s’habiller, elle ramassa sa houlette qui estoit à terre, et partit de ce lieu, laissant ce pauvre berger tant affligé qu’il n’eut ny la force. ny là hardiesse de la suivre. Diane la voyant partir fut en volonté de l’appeller, mais considerant que sans y prendre garde plie s’en alloit vers l’autre berger, elle pensa bien qu’il l’arresteroit, et que par ce moyen elle pourroit apprendre d’avantage de ses nouvelles. Et de fait cest autre berger, la voyant venir vers luy, Talla rencontrer, et la print par sa robbe, de peur qu’elle ne passast outre ; mais elle qui fuyoit encor plus celuy-cy, voulant rudement se demesler de ses mains se laissa cheoir si à propos qu’il sembloit qu’elle se fust assise à son gré. Le berger se jetta incontinent à genoux, et luy demandant pardon de ceste faute. – Ce n’est point de ceste-cy, dit-elle, berger, qu’il faut que vous vous repentiez, mais de celle qui m’a fait perdre toute la bonne volonté que je vous ay jamais portée. – Pour celle-là, respondit incontinent le berger, au lieu des paroles j’y mettrois le sang et la vie; mais je n’ose vous en supplier, sinon avec le silence et la soubmission, puisque aussi bien je ne sçay quelle elle est veritablement. – Il n’y a, Palemon, repliqua-t’elle, plus grande ignorance que de celuy qui ne veut pas sçavoir quelque chose, mais cela ne me touche point. Je suis guerie de ceste blesseure, et de telle, sorte que la marque n’y paroist plus. – II est aysé, dit le berger, de guerir d’une playe qui n’a pas esté grande. – Je ne vous diray pas, respondit-elle, quelle elle a esté, pour n’augmenter d’avantage vostre vanité ; tant y a que j’aymerois mieux la mort que’ de retomber aux mesmes accidens dont je suis sortie. – Or voyez, dit alors le berger, à quel poinct je suis reduit ; l’affection que je vous porte a tant de puissance sur moy, que si la condition où vous estes, vous plaist autant que vous dites, elle me deffend de vouloir que vous la changiez jamais, pourveu que vous permettiez que je retourne en celle où je soulois estre. Et de mesme, dit-elle, considerez combien je suis esloignée et differente de vous, puisque j’aimerois mieux ne voir jamais personne que si je vous voyois en l’estat où vous souliez estre. Et pour preuve que je dis vray, ou ne m’en parlez plus, ou ne me retenez plus icy par force. – Puis dit-il, que vous me deffendez la parole ou le contentement d’estre aupres de vous, permettez-moy pour le moins de chanter ce que mes yeux ne cesseront jamais de pleurer. Et lors il souspira ces vers, ausquels pour luy deplaire elle respondit.

Dialogue Palemon, Doris[modifier]

I
PALEMON

Si fayme autre que vous, que je meure, et soudain

D’éternelle douleur ceste mort soit suivie,

DORIS

Que je puisse mourir d’un tourment inhumain.
Si d’aymer rien que moy je prens jamais envie.

II
PALEMON

Aymez ou n’aymez point, tous jours vous adorant,
Vous verrez que ma foy se rendra plus extreme.

DORIS

Aymez ou n aymez point’, il m’est indifferent,
Mais vous ne verrez point que jamais je vous aime.

III
PALEMON

J’y vaincray vous aymant toute difficulté,
Encor qu’à mon dessein le Ciel mesme s’oppose.

DORIS

Mon cœur est tellement de l’amour rebutté,
Que pour ne vous aymer il vaincra, toute chose.

IIII
PALEMON


Si le Ciel estoit juste, il puniroit en vous
Cet orgueil qui vous fait mespriser tous les hommes.

DORIS

Mais tant s’en faut : le Ciel estant tres, juste en nous,
 Nous detient l’un et l’autre au dessein où nous sommes.

V
PALEMON

Quand il veut qu’on vous aime, il est juste en ce point,
Mais injuste en ostant à l’amour l’esperance.

DORIS

S’il veut que vous aimiez, et que je naime point,
 Il venge mon amour et punit vostre offence.

Encor que Doris ne fist responce au berger, qui ne luy rendis ! tesmoignage de mauvaise volonté, si ne laissoit-il de prendre quelque espece de contentement à la voir et à l’entretenir, de sorte qu’il n’eust si tost mis fin à ce qu’il chantoit, si elle ne luy eust faussé compagnie. Et parce qu’elle vouloit esviter le premier berger, elle s’en vint droit à Diane sans l’avoir apperceue, qui voyant alors qu’elle ne se pouvoit cacher, s’avança avec sa trouppe vers cette bergere, et apres l’avoir saluée, luy dit : Je ne m’estonne plus, gentille Doris, si ces bergers que je viens de voir aupres de vous sont tant espris de vostre beauté, puis qu’elle est telle qu’il faudroit estre privé de veue pour ne l’admirer ; mais je ne puis assez treuver estrange la cruauté dont vous usez envers eux, puis que vous estes seule qui mesprisez ce qui est vostre, et que vous avez acquis avec de si belles et de si cheres armes.

Cependant que Diane parloit ainsi, Palemon y arriva, et peut ouyr la responce de Doris, qui fut telle : Sage bergere, la beauté que pour m’obliger, vous dites estre en moy, est veritablement admirée en vous de tous ceux qui vous voyent, et ne sçay avec quelles armes je puis avoir acquis ceux dont vous parlez, sinon qu’elles doivent estre fort malheureuses d’avoir fait une telle conqueste. – La beauté, dit Diane, sied aussi bien aux filles, que l’orgueil et la presomption est mal seante aux belles. – Si vous sçaviez, respondit l’estrangere, quelle est l’occasion qui me fait parler ainsi, vous admireriez la puissance que j’ay sur moy-mesme de pouvoir seulement regarder ce berger. A ce mot Palemon se jetta à leurs genoux, et les. mains jointes dans son chapeau : Je vous supplie et conjure, dit-il, sage et discrete bergere, si vous aymez, par la personne que, vous honnorez de vostre amitié, et si vous n’aymez point, par vous-mesme et par la douceur que vos yeux me promettent, de prendre la peine d’ouyr nostre different ; et si vous me jugez coulpable, je ne veux pas que la vie me demeure, et si au contraire elle a le tort, je demande seulement qu’elle me permette, ainsi qu’elle me contrainct, de passer le reste de mes jours en la servant.

Diane vouloit respondre, lors qu’elle vit approcher Astrée qui revenoit du temple avec une troupe bien plus grande qu’elle n’y estoit pas allée, car la nymphe Leonide y estoit et Chrisante, la principale des druides avec l’une de ses filles, qui venoient honnorer les funerailles de Celadon, conduisant mesme le vacie du lieu, qui estoit celuy qui ordinairement faisoit les sacrifices journaliers pour le hameau, dans le temple de la Bonne Déesse. Celuy-cy avoit apporté tout ce qui estoit necessaire pour le tombeau vuide de Celadon, et les filles druides avec Chrisante estoient chargées, les unes de fleurs, le autres de laict, les autres de’vin et d’eau, et devant elles touchoient les brebis et jeunes taureaux necessaires. Lycidas mesme estant allé ce matin au temple de la Bonne Déesse rendre quelque vœu que sa jalousie peut-estre luy avoit fait faire, s’y rencontra tant à propos qu’estant adverty du dessein de Paris pour le repos de son frere, et se resouvenant qu’il avoit manqué à ce devoir, se resolut, pressé de ce remords, d’y assister, quoy qu’il receust un extrême desplaisir de voir Phillis et Silvandre. Et pour cet effect ayant choisi une grande truye pour en faire sacrifice selon la coustume à Ceres et à la Terre, il suivoit lentement ceste troupe.

Diane donc, voyant approcher ceste grande compagnie, ne peut respondre, ny au berger, ny à la bergere, sinon que la nymphe Leonide qui venoit en ce lieu avec tant de druides, seroit bien aise d’ouyr leur different et de les mettre en repos, apres toutesfois que la ceremonie seroit parachevée, à laquelle ils feroient un acte de piété d’assister. Et sans attendre leur responce, s’avança avec Paris, et alla saluer la nymphe et Chrisante ; et apres quelques propos communs, le vacie demanda où le vain tombeau avoit esté eslevé pour Celadon, afin de ne perdre d’avantage de temps. Et y estant conduit par Paris, il mit la main à l’œuvre, mais premierement par la truye que Lycidas offrit, qui fut sacrifiée à Ceres et à la Terre, et puis tuant les brebis et les jeunes taureaux noirs, en receut le sang dans des coupes. Il disposa les filles druides selon la ceremonie : aux unes, il donna le laict sacré, aux autres le vin, et choisissant Lycidas pour faire porter l’eau Arferiale, et s’approchant du vain tombeau, l’arrosa de toutes ces choses avec un petit rameau de cypres, appellant par diverses fois l’ame de Celadon ; et apres, versant l’eau aux dieux Mânes, il respandit le vin, le laict et le sang sur le tombeau, appellant encores l’ame de Celadon. Et à cette seconde fois toutes ces filles druides, et les autres encores, se descoiffant et laissant leurs cheveux espars, commencerent avec pleurs et cris d’appeller et de regretter Celadon. Et ayant demeuré quelque temps en ce pitoyable office, le vacie, commençant à faire le tour du tombeau du costé gauche, l’environna trois fois, et à chacune l’appellant par son nom, et semant des rosés et des fleurs sur les gazons, à la derniere, il dit d’une voix encor plus haute : Adieu, Celadon ? Adieu, et pour jamais à Dieu ! La terre, où que tu sois, te puisse estre legere.

Alors la nymphe commençant les mesmes tours, en fit autant que luy, jettant les fleurs à pleines poignées dessus, encores qu’elle sceut bien qu’il ne fust pas mort. Paris la suyvit, et apres tous ces bergers et bergeres en foule. Cependant que les filles druides d’un chant triste et funebre plaignoient la perte de ce berger, et en racontoient selon leur coustume la vie et les actions, combien il estoit aimé de chacun, comme il avoit honoré son perë, chery sa mere, aimé tous ses parens, combien de fois il avoit vaincu ses compagnons à la course, à la luitte et aux autres exercices honnestes et accoustumez parmy les bergers, et en fin combien ils regrettoient ceste mort avancée, et quelle perte c’estoit à toute la contrée.

Il fut tout à propos pour Astrée que tous les bergers et bergeres fissent le tour de ce vain tombeau en confusion, et criassent à Celadon l’eternel Adieu ; car si elle eust esté seule, elle eust donné trop de cognoissance du regret qu’elle en avoit, mais parmy les autres son ennuy ne parut guieres. Or toutes ces choses estant finies, il ne restoit plus que de mettre la perche dessus avec la figure de la colombe tournée du costé où Celadon estoit mort, ce que le vacie ne sçachant, il falut qu’Astrée le desseignast elle-mesme, qui ne fut pas un petit renouvellement de ses ennuis, remettant alors en sa memoire ce miserable accident. Ceste perche donques estant dressée, il ne falloit plus qu’y attacher le tiltre que Silvandre escrivoit sur une table que le vacie avoit apportée, ne l’ayant peu escrire auparavant, parce que Hylas qui estoit allé chercher un escritoire, n’estoit point retourné, pour s’estre amusé aupres de quelques bergeres qu’il rencontra en allant au temple de la déesse Astrée. Le tiltre que Silvandre escrivoit estoit tel.

AUX.DIEUX.MANES.

ET.
A.LA.MEMOIRE.ETERNELLE.
DU.PLUS AYMABLE. BERGER.
DE.LIGNON.AMOUR.
QUI.PAR.IMPRUDENCE.FUT.CAUSE.
DE.LA.MORT.DE.CELADON.
APRES.AVOIR.NOYE.SON.BANDEAU.
DE.SES.PLEURS.
ROMPU.SON.ARC.
FROISSE.SES.TRAITS.
ESTAINT.A.JAMAIS.SON.FLAMBEAU.
LUY.REND.
PLEIN.DE.TRISTESSE.ET.DE.DESOLATION.CE.DERNIER.DEVOIR.
ET.APAND.
SA.DESPOUILLE.SUR.CE.TOMBEAU.
POUR.MARQUE.ETERNELLE.QU’AYANT.PERDU.UN.
SUBJET.SI.AYMABLE.
IL.NE.VEUT.NY.NE.DAIGNEROIT.PLUS.EMPLOYER.SES.
TRAITS.NY.SES.FLAMMES.INUTILES.

Chascun loua l’esprit de Silvandre, mais plus ceux qui sçavoient le subjet de sa perte et sur tout Astrée et Diane, leur semblant que s’il eust sceu leur intention, il n’eut pas mieux escrit cest epitaphe. Or les pleurs estant cessez, et le vacie et ses gens ayant emporté le reste des animaux sacrifiez et les vazes et autres instruments necessaires, Leonide prenant Chrisante par la main, sortit de ce Bois, cependant que d’une longue suitte, toute la trouppe venoit apres, ayant desja ramassé et remis leurs cheveux sous leurs coiffures. Et sembloit que Diane eust oublié la priere de Palemon, lors qu’Adraste et luy la supplierent de faire en sorte que Leonide et Chrisante ouyssent leurs plaintes, et en jugeassent comme elles trouveroient raisonnable.

Diane alors s’approchant de Leonide : Grande nymphe, luy dit-elle, lors que vous estes arrivée, ces bergers offencez de cette bergere, luy monstrant Doris, avoient voulu remettre leurs differens entre mes mains, mais je leur ay donné conseil d’attendre que cette ceremonie fust parachevée, et puis de s’en adresser à vous et à la sage Chrisante, s’il vous plaisoit d’en prendre la peine, m’asseurant que le jugement que vous en donneriez toutes deux, seroit si juste, qu’ils auroient tous occasion de le suivre.

La nymphe qui estoit pleine de courtoisie, receut le salut de cette bergere et de ces deux bergers et Chrisante de mesme ; et lors, qu’elle vouloit parler, Palemon et Adraste se jetterent à ses genoux, luy disant : Si jamais amants ont merité que Ton prist compassion de leur peine, croyez, madame, que ces deux bergers se peuvent vanter d’estre ceux-là, de sorte que vous ferez une action digne de vous, s’il vous plait d’ouyr nos differents, et en ordonner comme non pas la raison, mais l’amour vous inspirera, car c’est à sa justice, et non point à celle d’aucun autre des dieux, que nous voulons demander secours. – Sans mentir, dit la nymphe si vous pensiez, gentile bergere, que la venerable Chrisante et moy fussions capables d’ouyr le subjet de vos dissentions, et d’en pouvoir juger, nous serions tres-aises de vous donner à tous le repos que je m’asseure que vous n’aurez pas, tant que vous demeurerez en l’estat où vous estes.

Doris, avec une tres-grande modestie, respondit de cette sorte : Grande nymphe, ces bergers, qui abusez de la faveur que vous leur faites de les escouter, vous font ceste supplication desadvan-tageuse pour eux, montrent bien qu’ils ne sçavent ce qu’ils demandent ; car par la peine qu’il vous plait de prendre de nous escouter, vous ne descouvrirez que trop les mauvaistiez et infidelitez de l’un, et les indiscretions et importunitez de l’autre. Toutesfois, puis que la bonté qui est en vous surpasse nostre folie, madame, je vous en remettray le jugement, et à la venerable Chrisante, à. condition que ny eux ny moy ne contreviendrons jamais à ce que vous ordonnerez. – Je jure, dit Palemon, que je desobeyray plustost aux dieux qu’à ses commandements. – Et moy, dit Adraste, je proteste de vous aymer toute ma vie, quelque ordonnance qui me soit faicte au contraire ; mais je jure bien aussi par le Guy de l’An neuf, s’il m’est ordonné de vous quitter, que jamais vous ne recevrez importunité de mon affection et je ne ferois point de difficulté de vous faire une aussi entiere responce que ce berger, si l’extrême amour que je vous porte le pouvoit consentir. Mais en cela vous pouvez cognoistre combien son affection est moindre que la mienne. – Adraste, Adraste, dit alors Palemon, tu te trompes fort si tu penses que je vueille obeyr aux ordonnances de ceste grande nymphe, si elles me sont contraires, d’autre sorte qu’avec la fin de ma vie. Si bien que je te surmonte autant en vraye amitié que toy faisant dessein de vivre estant condamné, et moy de mourir, ma passion estant plus forte que la tienne. Adraste luy respondit froidement : Puis que tu disposes ainsi absolument de ta vie, et de ta mort, tu monstres bien que tu as toute puissance sur toy. Mais helas ! mon affection qui est entierement maistresse de ma volonté et de toute mon ame, me deffend d’ordonner de moy si librement que tu fais. Si Leonide ne les eust interrompus, ils n’eussent si tost mis fin à leur dispute, estant chacun desireux outre mesure de monstrer à Doris qu’il l’aymoit d’avantage. Mais la nymphe prenant la venerable Chrisante d’une main, et Doris de l’autre : Cherchons, dit-elle, un lieu qui soit commode pour nous asseoir, afin que plus à nostre ayse nous puissions escouter leurs raisons ; ce sera une bonne œuvre que celle-cy et qui sera agreable aux dieux, et peut-estre non pas moindre que celle que nous venons de faire.

A ce mot, chascun prit une de ces bergeres sous les bras, Tircis Astrée, Paris Diane, et Silvandre, voyant que sa place estoit prise et que Lycidas estoit à costé, qui regardoit Phillis du coin de l’œil sans s’en vouloir approcher, se resolut de luy augmenter sa peine, puis qu’ainsi sans raison, il estoit jaloux de luy. Il s’adresse donc à Phillis, et la veut prendre sous les bras, mais elle qui voyoit bien l’œil de Lycidas, fit un tour entier pour l’eviter, feignant que ce fust pour appeller quelqu’une de ses compagnes. Mais Silvandre s’opiniastrant, fit le tour aussi bien qu’elle. Phillis n’osoit le refuser tout ouvertement, de peur que cfeux qui le verroient ne le trouvassent mauvais ; aussi ne pouvant souffrir qu’il la prist, elle luy dit : Pensez-vous, Silvandre, que je vous sois fort obligée de ce que vous venez vers moy à faute d’autre  ? Silvandre cogneut bien à quel dessein elle le disoit, mais sans en faire semblant, il s’approcha de son oreille, et feignant de luy parler, se retira incontinent apres, non sans avoir tourné la teste du costé de Lycidas, faisant toutesfois semblant qu’il estoit bien marry qu’il l’eust apperceu.

Ce coup fut un des plus sensibles que Lycidas eust peu recevoir, car il creut, comme il y avoit apparence, que c’estoit à son occasion qu’il s’en retiroit et qu’il y avoit une grande intelligence entre Phillis et le berger. Cela fut cause que ne pouvant suporter ceste y eue, il s’alloit peu à peu retirant. Mais Phillis qui eust bien desiré de se rapointer, voyant qu’il vouloit se desrober : Vous vous en allez, dit-elle, Lycidas, et ne voulez-vous point ouyr le discours de ces estrangers  ? – II y a assez bonne compagnie sans moy, respondit-il en tournant la teste d’un autre, costé, et puis il y en a qui se contraignent trop quand j’y suis. – Si j’estois de vostre conseil, dit Phillis, je se rois d’avis que vous eussiez plus d’esgard à vostre contentement qu’à celuy des autres. – Je voy bien, respondit Lycidas, que vous me donnez le conseil que vous prenez pour vous, et suis bien marry de ne m’en pouvoir servir, mais je n’ay pas encores assez de puissance sur moy. Phillis entendit bien ce qu’il vouloit dire, et en fut piquée jusques en l’ame ; toutesfois feignant autrement, elle luy repliqua : A ce que je vois, Lycidas, si la nymphe vouloit accorder tous ceux qui ont quelque differend en ceste trouppe, vous et moy ne serions pas hors du nombre.

– II est vray, dit le berger rouge de cholere, mais pour bien faire, il faudroit que Silvandre en donnast le jugement. – Et pourquoy Silvandre ? dit la bergere. – Parce, dit-il, qu’il n’y a personne qui en soit mieux informé. Et à ce mot, sans attendre autre responce, il se remit dans le bois au grand pas. Si ceste replique toucha vivement Phillis, on le peut penser, puis que de tout le jour on ne peut avoir une bonne parolle d’elle.


LE
NEUFIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Cependant que Leonide et la venerable Chrisante alloient cherchant quelque lieu commode pour s’asseoir, elles apperceurent à travers le bois des bergeres qui venoyent vers elles, car les arbres qui estoient fort hauts, et assez esloignez les uns des autres, leurs troncs fort eslevez, et sans avoir guiere de branches basses, et la terre sans ronces ny autre menu bois, ne pouvoient empescher que la veue s’estendist fort loin et que l’on ne vist ce qui estoit par delà les arbres. Au commencement qu’elles furent apperceues, et que Leonide demanda qui elles estoient, il n’y eut personne qui le sceut dire ; mais s’estant aprochés, Hylas qui estoit parmy elles fut incontinent recognu, et bien tost apres les bergeres qui estoient Palinice, Circene et Florice, avec lesquelles il s’estoit amusé, les ayant rencontrées sur son chemin, sans se ressouvenir de l’escritoire, qu’il alloit querir. Et n’eust esté qu’elles luy demanderent d’où il venoit et où il alloit, il ne pensoit plus à ce qu’il avoit à faire, mais ceste demande l’en fit ressouvenir ; et les ayant priées de l’attendre, il s’encourut prendre l’escritoire, et les ayant retrouvées, leur fit entendre les ceremonies du tombeau de Celadon, ausquelles elles desirerent d’assister, mais elles arriverent trop tard. Leonide qui avoit sceu desja qui elles estoient, voulut les attendre, et Hylas qui ne demeuroit jamais muet, eslevant la voix, s’en venoit chantant ces vers, à haut de teste.

Sonnet


Qu’il ne faut point aymer sans estre aymé.

Quand je vois un amant transi
 Qui languit d’une amour extreme,
L’œil triste et le visage blesme,
Portant cent plis sur le sourcy.

Quand je le vois plein de soucy,
Qui meurt d’amour sans que l’on l’ayme,
Je dis aussi tost en moy-mesme :
 C’est un grand sot d’aymer ainsi.


Il faut aymer, mais que la belle
Brusle pour qui brusle pour elle,
Ou bien c’est pure lascheté.

L’amour de l’amour est extraicte ;
La charge n’est jamais bien faite,
Qui panche toute d’un costê.

A ces dernieres paroles, ces estrangeres furent si proches de Leonide et de Chrisante, qu’ayant sceu de Hylas qui estoit la nymphe, elles l’allerent saluer, et Chrisante aussi, apres que Leonide leur eust fait sçavoir qui elle estoit. Et parce qu’Hylas apportoit l’escritoire, et que Phillis s’en rioit : Pensez-vous, dit-il, bergere, que je ne sois venu en Forests que pour servir les morts ? Tircis qui n’a autre affaire y peut bien employer le temps, mais c’est en quoy Hylas s’entend le moins ; et pource ne trouvez estrange que par une honneste permission, je vous die que si vous ne me voulez tel que je suis, vous n’esperiez pas de me changer sur mes vieux jours. Phillis qui avoit bien d’autres choses en la teste : Je te jure, dit-elle, Hylas, que si tu estois d’autre humeur, je ne t’aymerois pas tant que je fais. Mais tout ainsi que je ne dois pas esperer de te changer, aussi ne faut-il pas que tu penses de me rendre autre que je ne suis ; et pource, quand je voudray rire, permets que je rie, et que je me taise, quand je ne voudray pas parler, et j’en feray de mesme te laissant en tes humeurs : avec ceste franchise, nous vivrons tous deux bien contens, et sans guiere de peine. – Ah ! ma maistresse, dit-il, que je vous ayme ! mais plustost que je vous adore, puis que vous estes de ceste humeur ! Je ne pensois pas en pouvoir jamais rencontrer une telle. Et en disant ces paroles il luy tenoit les jambes embrassées, et la vouloit porter en ses bras, dont elle se deffendoit. Chacun rioit de voir la peine de Phillis et l’humeur du berger. Et cependant Leonide et Chrisante, ayant trouvé un lieu qui leur sembloit commode, prindrent leurs places ; car quant à Paris, il estoit tousjours aupres de Diane, qui n’estoit point un petit desplaisir à Silvandre, n’osant l’approcher pour le respect qu’il luy vouloit rendre. Cela fut cause qu’estant privé du bien de sa parole, afin d’avoir celuy de sa veue, il fut contraint de se mettre vis à vis d’elle. Et lors chacun s’estant assis, Palemon et Adraste choisirent leur place au devant de Doris, où ils se mirent tous deux à genoux, sans vouloir s’en oster, quoy que la nymphe ou la venerable druide leur puissent dire. En fin la bergere commença de parler en ceste sorte par le commandement qui luy en fut fait.

==Histoire de Doris, et Palemon==

J’ay tousjours eu ceste opinion, grande et sage nymphe, et vous, venerable Chrisante, que s’il y avoit quelque chose entre les hommes qui les peust obliger les uns aux autres, ce devoit estre l’amitié ; et si cela est vray ou faux, j’en laisseray le jugement à celles qui ont esté aymées. Tant y a que suivant cette croyance, apres l’avoir esté longuement de ce berger, je pensay d’estre en quelque sorte obligée de luy rendre amitié pour amitié. Il est vray que comme d’ordinaire, les commandements sont tousjours peu de chose, à la naissance de cette bonne, volonté, je ne jugeois pas qu’elle peust jamais devenir telle que je l’ay depuis ressentie. Mais elle prit insensiblement une si profonde racine par une longue conversation que, quand je m’en apperceu, il ne fut plus en ma puissance de m’en deffaire ; et par ainsi je l’aimay de façon que, s’il m’avoit rendu la premiere preuve de son affection, je luy tesmoignay depuis mon amitié en tant de sortes que, comme je ne voulois point douter de la sienne, aussi ne le pouvoit-il de celle qu’il desiroit de moy pour le moins avec la raison. Toutesfois je ne sçay comment pour mon malheur, quand il en fut plus asseuré, ce fut lors qu’il me fit paroistre d’en avoir plus de meffîance, si bien que ce ne luy fut pas assez de me retirer de la frequentation de tous ceux que j’avois accoustumé de voir, mais vouloir encore que tous les autres fussent privez de la mienne, ne se contentant plus que je ne visitasse une seule de mes compagnes, mais si quelqu’une me venoit trouver, ce luy estoit chose insupportable.

Voyez quelle offence il me faisoit ayant une si mauvaise opinion de moy par sa jalousie, et jugez, pour Dieu ! en quelle extrême tyrannie son amitié s’estoit changée, et toutesfois, plutost que de luy desplaire, j’esleus de perdre entierement la bonne volonté de toutes mes voisines, que de luy donner quelque mauvaise satisfaction de moy. Les dieux sçavent avec quelle peine je le peus, et non pas que je n’eusse un tres grand contentement de faire chose qui luy fust agreable, mais si faloit-il m’y conduire avec une grande contrainte, et avec une prudence qui ne fust pas moindre pour ne donner occasion de mescontentement à celles que j’eslongnois de ma compagnie.

J’y parvins le plus doucement qu’il me fut possible, et le contentay, de sorte qu’il sembloit que j’eusse quelque maladie contagieuse, tant je demeurois retirée des bergers et des bergeres, qui me souloyent pratiquer. Que si ceste jalousie procedoit de l’affection qu’il me portoit, n’estoit-il pas pour le moins obligé de faire autant pour moy qu’il me contraignoit de faire pour luy ? Mais au contraire durant tout ce temps de ma vie que je puis bien apeller sauvage (car veritablement telle estois-je devenue pour luy estre agreable) de tout le jour je ne le voyois qu’un moment, mais je dis un moment si bref qu’en verité, je ne faisois que le veoir, ne me donnant ny la commodité ny le loisir de luy pouvoir dire presque une parole, sans que le cruel considerast que puis que p’our luy je me privois de tout autre, s’il ne pouvoit estre tout le temps à moy, il le devoit estre pour le moins la plus grande partie.

Et jugez si je n’ay pas occasion de dire que son affection s’estoit changée en tyrannie, puis qu’encor’il pensoit que je luy en deusse de retour, imitant en cela les avares qui au commencement retranchent leur depence, sous ombre d’estre bons mesnagers, et en fin viennent à une telle espargne qu’ils s’ostentà eux et à ceux qui les servent, les moiens de pouvoir vivre. Car je croy bien que sa vie n’estoit pas plus agreable que la mienne, sinon entant que la sienne estoit volontaire. Et voyez si je l’aimois, et si j’estois bonne. Il usa de ceste tyrannie sur moy, sans que j’en murmurasse jamais, aussi longuement qu’il luy pleut ; et si jamais il ne l’eust quittée, jamais je ne m’en fusse soustraitte, et la derniere preuve que je luy rendis de mon obeyssance (car telle la puis-je dire, et non pas seulement affection) fut telle qu’elle devoit estre plus que capable de luy oster tous ces fascheuses et estranges humeurs.

Il faut que vous sçachiez, grande nymphe, que je suis demeurée fort jeune sans pere et sans mere, entre les mains d’un frere qui pour avoir plus d’aage que moy, et pour l’amitié qu’il m’a tousjours faict paroistre, m’a tenu jusques icy lieu de pere, soit en la conduitte de ma personne ou en celle de mon bien, ayant receu en toutes les occasions qui se sont presentées tant de bons offices de luy, que je puis en cela luy donner nom de pere. Estant tel, jugez s’il faloit, et si la raison mesme ne me commandoit que je me conformasse le plus qu’il m’estoit possible à toutes ses humeurs et volontez, et s’il y avoit apparence que je le deusse contrarier. Palemon toutesfois sans consideration de toutes ces choses, vouloit qu’absolument je m’en retirasse, non pas que je sortisse de sa maison, car il ne voyoit lieu où je peusse aller, mais ouy bien que desdaignant ce qui le contentoit, je ne fisse point d’estat de ceux qu’il aymoit, voire leur defendisse ma veue. Ceux qui ont esté soubs l’authorité d’autruy, sçauront si cela est faisable ou non, toutesfois pour luy faire cognoistre qu’il ne voudroit jamais tesmoignage de mon amitié que je ne m’efforçasse de luy rendre, encore entrepris-je de le satisfaire en cecy.

Mon frere aymoit entre tous ses voisins un berger qui s’appelloit Pantesmon, homme à la verité qui avoit toutes les bonnes conditions qui peuvent rendre une personne aggreable. Il estoit sage, courtois, plein de respect, officieux, courageux et bon amy, et sur tout parmy les bergeres le plus discret de tout le hameau : ces qualitez convierent mon frere à l’aymer, et l’amitié rapporta une si ordinaire practique entre eux que malaysément se voyoient-ils l’un sans l’autre. Or il faut que j’advoue qu’encor qu’il eust de l’amitié pour mon frere autant qu’il en pouvoit. avoir, toutes-fois l’amour ne laissa de trouver place en son cœur ; car je ne sçay s’il remarqua quelque chose qui luy pleut en moy, ou si la fami- liarité qu’il avoit avec le frere fit naistre de la bonne volonté pour la sœur, tant y a qu’il est vray que je recognus bien qu’il m’aymoit.

Et voyez si je ne vivois pas franchement et comme je devois avec Palemon : aussi tost que j’en eus cognoissance, je le luy dis, et luy allois par apres racontant toutes ses actions, et toutes les demonstrations d’amitié que je remarquay en luy. Si j’eusse eu quelque dessein, jugez si j’en eusse jugé de ceste sorte ! 0 Dieux ! quel respect, quel honneur et quelle soumission me rendoit ce berger ! Ses merites et son affection estaient bien dignes d’estre aimez et mesmes accompagnez de la volonté que mon frere en avoit qui, comme j’ay cogneu depuis, faisoit dessein de nous marier ensemble. Mais que je ne puisse de ma vie avoir bien, si jamais j’eus seulement opinion que je luy peusse vouloir du bien plus particulierement qu’aux autres amis de mon frere î au contraire, je recevois sa recherche avec plus de froideur que de plusieurs autres. Car sçachant qu’il avoit de l’amour pour moy, il me semblait que de le souffrir sans peine, c’estoit faire tort à l’affection de Palemon, au lieu que les autres n’y estant poussez que de la civilité, ne pouvoient me faire ceste offence. Ce fut à celuy-cy que Palemon voulut que je deffendisse de me voir.

Considerez comme je le pouvois faire ! Aussi si Pantesmon n’eust eu plus de volonté de m’obeyr que ce berger de raison en ce qu’il demandoit, je ne sçay comme, à ce coup, j’eusse peu luy satisfaire, car en quelle sorte luy pouvois-je interdire la maison de mon frere qui l’aimoit peut-estre autant et plus qu’il ne m’aimoit pas ? Toutesfois quand je le retiray à part, et que je luy fis sçavoir ma volonté : Non seulement, me dit-il, je vous veux faire paroistre que j e vous ayme par les effets de mon amitié, mais par ceux aussi de vostre hayne. Vous me bannissez sans raison de vous, et je veux que le tort que vous avez en cela vous rende tesmoignage de mon affection, vous faisant voir combien vous avez de pouvoir sur moy, puisque sans murmurer je vous obeys en un commandement tant injuste. Je me retireray donc de vostre veue pour vous contenter. Il est vray que perdant ce bon-heur, je ne perdray jamais l’affection que je vous porte, encore que je la doive espreuver infructueuse tout le reste de. ma vie. Aussi ne vous ay-je jamais aymée que pour vous aymer. – Pantesmon, luy dis-je, l’entiere puissance que vous me donnez sur vous, me liarité qu’il avoit avec le frere fit naistre de la bonne volonté pour la sœur, tant y a qu’il est vray que je recognus bien qu’il m’aymoit. Et voyez si je ne vivois pas franchement et comme je devois avec Palemon : aussi tost que j’en eus cognoissance, je luy dis, et luy alllois par apres racontant toutes ses actions, et toutes les demonstrations d’amitié que je remarquay en luy. Si j’eusse eu quelque dessein, jugez si j’en eusse jugé de ceste sorte ! O Dieux ! quel respect, quel honneur et quelle soumission me rendoit ce berger ! Ses merites et son affection estoient bien dignes d’estre aimez et mesmes accompagnez de la volonté que mon frere en avoit qui, comme j’ay cogneu depuis, faisoit dessein de nous marier ensemble. Mais que je ne puisse de ma vie avoir bien, si jamais j’eus seulement opinion que je luy peusse vouloir du bien plus particulierement qu’aux autres amis de mon frere ! au contraire, je recevois sa recherche avec plus de froideur que de plusieurs autres. Car sçachant qu’il avoit de l’amour pour moy, il me sembloit que de le souffrir sans peine, c’estoit faire tort à l’affection de Palemon, au lieu que les autres n’y estant poussez que de la civilité, ne pouvoient me faire ceste offence. Ce fut à celuy-cy que Palemon voulut que je deffendisse de me voir.

Considerez comme je le pouvois faire ! Aussi si Pantesmon n’eust eu plus de volonté de m’obeyr que ce berger de raison en ce qu’il demandoit, je ne sçay comme, à ce coup, j’eusse peu luy satisfaire, car en quelle sorte luy pouvois-je interdire la maison de mon frere qui l’amoit peut-estre autant et plus qu’il ne m’aimoit pas ? Toutesfois quand je le retiray à part, et que je luy fis sçavoir ma volonté : Non seulement, me dit-il, je vous veux faire paroistre que je vous ayme par les effets de mon amitié, mais par ceux aussi de vostre hayne. Vous me bannissez sans raison de vous, et je veux que le tort que vous avez en cela vous rende tesmoignage de mon affection, vous faisant voir combien vous avez de pouvoir sur moy, puis que sans murmurer je vous obeys en un commandement tant injuste. Je me retireray donc de vostre veue pour vous contenter. Il est vray que, pendant ce bonheur, je ne perdray jamais l’affection que je vous porte, encore que je la doive espreuver infructueuse tout le reste de ma vie. Aussi ne vous ay-je jamais aymée que pour vous aymer. – Pantesmon que vous me donnez sur vous, me fait avoir plus de regret de vous esloigner de moy que je n’eusse pas estimé. Et suis bien marrie que vous m’ayez trouvée en estat que je ne puisse disposer de ma volonté ; car vos merites et l’affection que vous me faites paroistre me font avoir du desplaisir de ne pouvoir d’avantage pour vous. Mais croyez-moy pour veritable, et soyez asseuré que ce n’est point sans raison ny sans regret que je vous fay ceste priere. Si vous pouviez avoir quelque esperance en moy, vous auriez plus de subject de vous fascher ; mais puis que cela n’est pas, quel plaisir auriez-vous, si vous m’aimez, de me rendre miserable, sans qu’il vous en revienne autre advantage que mon desplaisir ? – Il ne faut point, me respondit-il, que vous me le persuadiez avec plus de paroles ; mon affection qui tient entierement le party de vostre volonté, m’en represente plus que je ne vous sçaurois dire. Je feray jusques à la mort tout ce que vous m’ordonnerez, sans autre dessein que celuy de vous obeir. Toutesfois si mon affection, si mes services et si mon obeissance en ceste derniere action doivent esperer quelque chose de plus avantageux que d’estre chassé de vostre presence sans aucune demonstration d’amitié, je vous supplie, et si toutes ces choses n’ont point de pouvoir envers vous, et que ma consideration ne soit point assez forte, je vous conjure par ce que vous aymez le plus et qui peut-estre est la cause que vous me bannisez ainsi, que pour la fin de mon espoir et pour la derniere importunité que vous recevrez de cet infortuné amant, vous me permettiez qu’en vous disant ce dernier et eternel Adieu, je puisse vous baiser et la bouche et la sein. Je rougis certes, ô grande nymphe, en le racontant (dit-elle, se mettant une main de honte sur le visage) mais il faut que je l’advoue, il est vray, je luy permis, me semblant que sa bonté m’y obligeoit, et de plus que j’eusse fait tort à l’amitié que je portois à Palemon, si je n’eusse accordé la requeste qu’il me faisoit en me conjurant par luy. Incontinent apres il partit, et depuis il ne s’est jamais trouvé en lieu où il m’ait peu voir. Or toutes ces preuves de mon amitié n’estoient-elles capables d’obliger à jamais envers moy cet ingrat et mescognoissant berger ? Et toutesfois il advint au contraire ; car tant s’en falut qu’il m’en sceut gré, que depuis je ne le vis plus, je ne diray pas comme amant, mais non pas mesme comme amy. Je voulus sçavoir l’occasion de sa retraitte, et une de mes plus fidelles amies qui l’alla trouver de ma part ne me raporta autre responce de luy que ce mot :

Amour chasse l’Amour comme un clou chasse l’autre.

Je jugay alors deux choses : la premiere, qu’estant devenu amoureux de quelque autre bergere, il avoit par ceste seconde amour chassé la premiere qu’il me portoit ; et l’autre qu’avec mespris il me conseillot d’en faire de mesme. Si cela me fut fascheux à supporter, je n’ay point affaire de le redire, et m’en tairay quand ce ne seroit que pour ne fortifier point d’avantage ce glorieux berger en la bonne opinion que sa vanité luy donne ; mais fasse le Ciel que nos plus grands ennemis en ressentent les moindres traits ! Or estant ainsi delaissée, encor qu’il me fust infiniment necessaire de m’armer contre cest accident de quelques bonnes et fortes armes, si ne voulus-je me servir de celles que cet ennemy m’avoit envoyées, tant pour les juger honteuses que pour ne me prevaloir de chose qui vinst d’une personne a qui j’avois si peu d’occasion de vouloir du bien ; outre que les meprisant comme siennes, je les croyois indignes de moy, et infideles, aussi bien que j’estimoy leur inventeur perfide. Je recourus donc à d’autres qui estoient plus tardives certes en leurs effects, mais aussi plus selon mon humeur, qui furent celles du temps ; le temps, dis-je, fut l’arme et celuy mesme qui m’enseigna de me servir de ceste arme. Le temps fut mon medecin et ma medecine. Et à la verité, selon la coustume des choses qui se font lentement, le bien de ceste guerison n’a pas esté pour un jour, ny la deffence de ses armes pour un assault seulement, mais, Dieu mercy ! pour le reste de ma vie. Je dis Dieu mercy ! avec beaucoup de raison. Car, grande nymphe, quand je repasse par ma memoire la vie que j’ay faite, tant que ce perfide a monstré de m’aimer, et que je represente celle où je suis à ceste heure, il faut par force que j’advoue qu’il m’a plus obligée en me trahissant, que Pantesmon en m’obeyssant ; car ce n’estoit pas vivre, mais estre esclave, que de demeurer en l’estat où sa tyrannie me retenoit. Or ce desloyal estant, comme je crois, envieux de la douceur de ma vie, ou n’estant pas content d’avoir triomphé une fois de moy, a voulu rebastir ses trahisons. Et comme au commencement il me surprit par soubmissions et par de tres-grandes demonstrations d’une violente amitié, il a creu en pouvoir faire de mesme à ce coup ; et c’est pourquoy vous le voyez, ô grande et sage nymphe, à genoux devant moy, usant des paroles telles que ceux qui ayment veritablement ont accoustumé de dire. Mais il n’a pas consideré que m’estant recogneue plus foible de ce costé-là que de tout autre, j’ay tasché de m’y fortifier d’avantage, et me semble que son opinastreté devroit estre desormais vaincue par la resistance que je luy ay faite, si ce n’estoit que, comme je croy, il ayme mieux se travailler et me desplaire, que de vivre en repos ; et semble qu’il cherisse d’avantage ce qui m’ennuye, que ce qui luy peut estre profitable.

Il continue donc ses feintes, et renouvelle au lieu d’amour un si aspre desdain en mon ame, que sa veue m’est plus insupportable que sa perfidie ne me le fut jamais, et faut advouer qu’il vient fort bien à bout de son dessein, si son dessein est de me deplaire. Que si cela n’est pas, comme il jure, et comme il tasche de me persuader, et que par juste punition des dieux, il ayt veritablement rallumé sa flame esteinte, à qui faut-il qu’il s’en prenne qu’à luy-mesme, puis qu’il est le seul autheur de son mal, et que c’est luy qui s’est preparé ce supplice, sans que j’y aye rien contribué du mien, non pas les vœus seulement ? J’advoue qu’en me vengeant de la meschanceté qu’il m’a faicte, et que se chastiant de sa perfidie, par les mesmes armes dont il m’avoit offencée, il est homme plus juste qu’il n’est bon amant. Mais pourquoy m’accuse-t’il de sa peine, moy, dis-je, qui ne veus pas mesme avoir memoire qu’il soit au monde ? Ou pourqouy veut-il que je luy remette les armes en la main, desquelles en pensant me blesser il s’est offencé luy-mesme ? C’est une trop lourde imprudence de chopper deux fois contre un mesme bois. Il ne doit point esperer cela de moy, qui ay les images de ma vie passée trop vives encor en l’ame pour ne les veoir point toutes les fois que je tourne les yeux sur lui. Qu’il se retire donc et me laisse jouyr du bonheur qu’il m’a luy-mesme acquis, quoy que ç’ait esté avec un dessein bien contraire. Mais si le Ciel, selon sa coustume, a tiré du mal qu’il me preparoit un si grand bien pour moy, qu’il ne soit point marry, si j’en jouys, et si je sçay mieux me prevaloir de la faveur qu’il m’a faite en cela, que luy de celles que je luy ay faites par le passé, et qu’il juge et confesse que justement le Ciel a pris la cause et la deffence de mon innocente amitié contre la personne la plus ingrate et la pus perfide qui ai jamais esté bien aymée. Que si, comme les joueurs qui perdent, il demande quelque chose pour sa derniere main, voicy, sage et grande nymphe, tout ce que je puis pour luy : je luy avoueray que je suis assez satisfaite de son ingratitude, que je luy quitte l’offence, que le vengeance qu’il m’a faite me plaist, voire, afin qu’il se retire entierement de moy, que j’ay pitié de son mal, mais que cela luy suffise, et qu’il ne m’importune plus. Ainsi finit la bergere avec une telle emotion, que le couleur qui luy en estoit venue au visage, la rendoit plus belle qu’elle ne souloit estre. Et lors que Leonide cogneut qu’elle ne vouloit rien dire d’avantage, elle fit signe à Palemon de respondre, s’il avoit à dire quelque chose contre ce qu’elle leur avoit fait entendre. Alors, le berger se relevant, apres avoir salué la nymphe, luy parla de ceste sorte :

Responce du berger Palemon[modifier]

Grande nymphe, je cognoy bien estre tres-veritable, ce que j’ay tousjours ouy dire de la divinité : que jamais les dieux et déesses n’entrent en un lieu sans y faire quelque bien, puis que vous qui, par vostre merite et vostre condition, en representez l’image parmy nous, n’avez presque esté plustost en ce lieu que me voilà detrompé et sorty de l’erreur où j’ay si longuement vescu, si toutesfois on peut appeler vie ce qui raporte plus de mal que la mort mesme. J’advoue que tout ce que ceste belle bergere vient de vous raconter est veritable, et que je luy ay plus d’obligation encore qu’elle ne sçauroit dire ; mais si faut-il qu’ayant ouy de sa bouche ce qu’elle vient de me reprocher, je me plaigne que le Ciel, comme envieux de mon ayse, m’ait caché la plus grande partie de mon bon heur. Et croyrois d’avoir plus d’occasion de m’en douloir et de l’accuser d’injustice, si je ne cognoissois bien que c’est ainsi que tous les hommes sont traitez, afin qu’il n’y ayt point çà bas de parfait contentement. Toutesfois, si faut-il que l’on me permette de me douloir du tort que ceste bergere a fait à l’amitié qu’elle m’avoit promise, puis qu’elle ne peut trouver occasion de se douloir de la mienne que par le soupçon, et se desguisant à mon desadvantage ce qu’au contraire elle devoit prendre pour plus grande asseurance de mon affection. Mais comment, ô Amour, m’oseray-je plaindre d’elle, puis que tu me commandes de ne trouver mauvais chose qu’elle veuille faire ? Je n’useray donc point de plainte, car mon cœur ne la desdira jamais en rien. Mais, ô sage nymphe, j’essayeray, en vous disant la verité, de vous faire entendre que Palemon sçait aimer, et que c’est sans raison que Doris a creu le contraire. Et pour commencer, et ne point user de longs discours, elle advoue que je l’ay aimée et qu’elle m’a aimé, mais que me reproche-t’elle pour avoir sujet de rompre ceste amitié ? Que j’ay esté jaloux, et je confesse que je l’ay esté ; mais si elle m’a aimé, ainsi qu’elle dit, pour avoir recogneu que je l’aimois, comment a-t’elle eu agreable mon amitié, et non point l’effect de mon amtitié ? Si tous ceux desquels elle estoit veue me donnoient de la jalousie, et si leur conversation, leurs paroles, voire leurs regards mesmes estoient soupçonneux, n’estoit-ce un tres-certain tesmoignage que je l’amois infiniment ? Elle dit toutesfois que de douter d’elle, c’estoit l’offencer et en faire un sinistre jugement. Ah ! grande nymphe, si cette bergere sçavoit aussi bien aimer que ses yeux se sçavent faire adorer, ne diroit-elle pas plustost que c’estoit un extreme amour et la trop bonne opinion que j’avois d’elle qui me le faisoient faire ? Car si je ne l’eusse creue digne d’estre servie de tous, comment eussé-je creu que tous l’eussent servie ? Mais si je n’eusse eu cette creance, comment eussé-je esté jaloux de chacun ? Ceste jalousie donc, ô belle Doris, n’est point un moindre signe d’affection et d’une tres violente amour, et les souspirs et les larmes dont les amans vont noiant les mains de leurs bien-aymées, puis qu’elle naist de la cognoissance de la perfection de la personne que l’on ayme, et les souspirs et les larmes procedent le plus souvent de la cruauté seulement qu’ils trouvent en elle, ou du tourment qu’ils en ressentent.

Cognoissant donc, grande nymphe, que j’estois jaloux, ne devoit-elle pas augmenter la bonne volonté qu’elle me portoit, pour balancer en quelque sorte la pesanteur que j’allois adjoustant à la mienne ? Au contraire, qu’est-ce que sa cruauté, ou pour le moins sa mescognoissance, luy conseilla de faire ? Vous l’oyez de sa propre bouche ? Elle se deslie de ceste estroitte amitié que tant de services, que tant de cognoissances d’une vraye affection, devoient avoir rendue indissoluble, et pour s’en donner quelque pretexte, se figure des refroidissements de mon costé, et des nonchalances, qui helas ! n’estoient qu’en son opinion. Elle dit qu’en ce temps-là je ne demeurois guiere aupres d’elle. Quand je considere ce reproche, il faut en fin que j’advoue que toutes les actions peuvent estre soupçonnées contraires au dessein de celuy qui les fait, puis que les effets mesmes qui s’en produisent, ne sont le plus souvent apperceus de ceux qui y ont le plus d’interest. Si je vous demande, ô belle Doris, quelle opinion vous avez eue de moy dés le commencement que ma fortune m’appella prés de vous, pour ne vous contredire, je m’asseure que vous avouerez que je vous ay aimée et servie avec autant d’affection que jamais berger ait peu aymer ou servir. Or maintenant, n’ayez point desagreable, je vous supplie, que devant ceste grande nymphe, et ceste venerable druide, je vous conjure de dire quelle a esté la bergere pour qui je vous ay changée, et à qui vous m’avez veu rendre du devoir, ou seulement l’avez ouy dire. Que si vous n’en sçavez point, et si vous confessez que mon affection n’a point esté distraite ailleurs, pourquoy vous plaignez-vous, et pourquoy avez-vous soupçonné mes actions tout au contraire de mon dessein ? C’estoit, ce me semble, tres-mal conclure à vous ? Palemon m’a aimée, mais parce qu’il ne me voit pas si souvent que de coustume, il ne m’ayme plus. Tant s’en faut, n’estiezvous point plus obligée par les loix de l’amitié de dire : Si mon berger ne me voit point si souvent que de coustume, je sçay que c’est quelque necessaire contrainte qui l’empesche. Compatissant ainsi au mal que je souffrois esloigné de vostre presence, et jugeant autruy par vous-mesme, vous n’eussiez pas offencé si cruellement celuy qui n’offença jamais l’affection qu’il vous a promise. Mais me direz-vous, que vouloient donc signifier ces demy-moments qui à peine vous pouvoient retenir auprés de moy, au lieu qu’auparavant les jours les plus longs ne vous pouvoient pas contenter ? Je le vous diray, ô sage nymphe, et je m’asseure qu’en m’escoutant vous ne ferez point un si sinistre jugement de moy, que ceste belle a fait de ma fidelité, et seulement je la supplie de se ressouvenir de la vie que je menois en ce temps-là, et parmy quelles compagnies on me voyoit demeurer. Je puis dire avec verité, ô grande nymphe, que jamais homme n’a vescu plus sauvagement que moy, non pas mesme ceux qui font profession de ne demeurer que parmy les rochers, et les deserts, sinon durant les moments que mon affection me contraignoit une fois le jour de la voir. Car dés que la clarté commençoit de paroistre, je sortois de ma cabane, et loing de toutes les compagnies, je ne revenois que la nuict ne fust close, demeurant quelquefois caché dans les antres les plus retirez, et quelquefois dans le plus haut des montagnes, tellement seul que rien que mes pensées ne pouvoient me trouver ; mais elles ne tenoient aussi si bonne compagnie qu’elles me contraignoient bien souvent de mettre en lieu d’où je peusse voir l’endroit de sa demeure, me semblant que les heureuses murailles où elle estoit, me rapportoient une espece de consolation qui n’estoit pas petite, sans que rien me retirast de ceste sorte de vie, non l’amitié de mes voisins, non le devoir de mes parens, non le soucy de mes troupeaux bien aymez, ny bref que l’on peust dire de moy, sinon le seul desir de sa veue dont je jouissois tous les jours une fois, mais si peu de temps, à mon grand regret, que quand je m’en retournois, il me sembloit que je ne faisois que d’y arriver. Et toutesfois celle qui se deult de ceste vie, en estoit la seule cause, et l’extreme affection que je luy portois m’empeschoit de la luy desouvrir.

Or, sage et grande nymphe, j’ay tousjours eu ceste opinion que celuy qui ayme comme il doit, doit avoir plus cher l’honneur de la personne aimée que le contentement qu’il en peut retirer. La malice des hommes mal pensants n’ayant jamais esté si foible, qu’elle n’ayt tousjours trouvé sujet de s’emploier où il luy a pleu, ne luy fit en ce temps-là plus de grace à nostre amitié qu’elle a accoustumé de faire à toutes les autres plus remplies de vertu, de sorte que nostre ordinaire frequentation fut desapreuvée, et donna sujet à ces malins d’en parler assez mal à propos, si sourdement toutesfois que les autheurs de ces impostures, quelque diligence que j’y employasse, me furent tousjours de sorte incognus, que je ne pus trouver à qui m’en prendre. Que pouvois-je faire en cela ? D’entreprendre un bien long voyage ? je n’estois pas maistre entierement de mes actions ; de cesser de l’aymer ? j’eusse plustost cessé de vivre. Puis donc que notre trop grande pratique estoit celle qui donnoit quelque apparence de verité à leur medisance, à quoy me devois-je plustost resoudre qu’à l’interrompre pour quelque temps, et à payer ainsi plustost aux despens de mon contentement que de sa reputation la faute de ces meschantes ames ? Que si elle se plaint que je ne luy en aye rien dit jusques à cette heure, qu’elle se plaigne aussi que je l’ay trop aymée, car veritablement ç’a esté pour l’avoir trop aymée, que j’ay plustost choisi de me priver du bon heur de sa veue, voire mesme la laisser en doute de mon affection, que de luy dire l’occasion qui me faisoit vivre avec elle de ceste sorte, de peur de luy faire part de l’ennuy que j’en ressentois, sçachant assez qu’elle qui avoit tousjours si curieusement conservé sa vie exempte de ces calomnies, ne les sçauroit supporter qu’avec de trop grands desplairs. Or considerez, grande nymphe, par ce veritable discours, si tels effects se voyent parmy les vulgaires affections, et de là prenez cognoissance, s’il vous plaist, de quelle qualité doit estre la mienne, et si estant telle, c’estoit sans raison qu’elle demandoit à ceste bergere de grandes preuves de la sienne, puis que l’amour ne se paye qu’avec l’amour. Et toutesfois ce qui advint de Pantesmon qui est, ce me semble, le plus grand suject de plainte qu’elle ayt contre moy, ne proceda pas seulement d’une jalousie mal fondée, comme elle dict, mais de beaucoup de raison. Car ainsi qu’elle vous a advoué, ce berger est tel, et a tant de bonnes conditions qu’il est plus croyable que celle qu’il recherchera le doive aimer que mespriser. De plus l’amitié que son frere luy portoit, ne m’estoit point suspecte sans cause, mais encore plus, le bon accueil qu’elle luy faisoit, qui à la verité estoit tel, qu’ayant, comme elle dit, si bien recogneu ma jalousie par le passé, elle avoit plus de tort d’en user ainsi, que moy de penser quoy que ce fust à son desadvantage ; et de fait, qu’elle die si cela ne fut pas cause que tout ouvertement on parloit de leur mariage. Si oyant ces nouvelles, je n’eusse point esté esmeu, n’eussé-je pas plus offencé nostre amitié qu’elle son frere, en faisant ce que je requerois ? Que si l’amitié a plus de privilege que l’amour, elle a bien quelque occasion de se douloir de moy. Mais si cela n’est pas, pourquoy trouve-t’elle estrange que mon amour ait voulu triompher de l’amitié qu’elle portoit à son frere ?

Et c’est d’icy, grande nymphe, que tous mes malheurs ont pris leur origine. Car luy reprochant la bonne chère qu’elle faisoit à ce berger, elle me respondit que l’amitié que son frere luy portoit en estoit la cause ; mais quand je luy repliquay que le bruit de leur mariage estoit si commun qu’il m’estoit impossible de vivre tant qu’il continueroit, et que je verrois le contentement de qui elle prefereroit. Et à quoy est-ce (me dit-elle, en changeant de visage) que vostre bizarre soupçon me veut encores contraindre ? – Vous le nommerez, luy dis-je, comme il vous plaira, mais je n’auray jamais repos que je ne voye ce berger eslogné de vous. – Et bien (me dit-elle d’une voix toute alterée) je vous contenteray encor en cecy, et Dieu vueille que ce soit la derniere fois que vous prendrez de semblables humeurs. Elle profera de sorte ces paroles, qu’elles redoublerent beaucoup plus mon soupçon que si elle m’eust avec quelque excuse entierement refusé. Ce qui me fit resoudre d’en apprendre une fois en ma vie la verité, et pour m’en esclaircir mieux, je ne voulus me fier qu’à mes yeux propres. O malheureuse meffiance ! ô dommageable resolution ! qui depuis m’a cousté tant d’ennuis, de travaux et de larmes ! En ce dessein donc, j’espie le temps que Pantesmon la vint trouver en sa chambre, car de fortune ce jour elle tenoit le lict, fust de desplaisir, fust pour quelque legere maladie. Et passant par une montée desrobée qui entroit dans le logis, je vins par un passage caché me mettre en un cabinet dont la porte respondoit sur le lict. Mon malheur fut tel que par la fente des aix, je peux voir tout ce qu’ils firent, mais pour estre trop esloigné, je n’en ouys une seule parole. Je vis donques, et trop certes pour mon contentement, que le berger s’assit d’abord sur le pied du lict, et apres luy avoir pris la main, qu’il baisa plusieurs fois sans resistance, parla fort long temps la teste nue. Je vis qu’elle luy respondoit, et à ce que je pouvois remarquer à son visage, ce n’estoient point paroles de courroux. Que si la fortune m’eust permis de voir aussi bien celuy de Pantesmon, peut-estre y eussé-je apperceu quelque mescontentement, qui m’eust contenté, mais il me tournoit presque le dos pour luy parler plus bas. Et lors que j’estois en ceste peine, je vis que tout à coup il se jetta à genoux, et elle se releva un peu sur le lict, et apres se pencha et le baisa. Dieux ! quel coup de cousteau receus-je, mais plus encore quand le berger ne se contentant point de ces extraordinaires faveurs, luy descouvrit le sein, et sans resistance le luy baisa. Amour ! quel devins-je ? mais, ô dieux ! quel devois-je devenir ? Je ne sçay comme je pus le souffrir et vivre, si ce n’est que tout ainsi que mon affection estoit celle qui m’en faisoit avoir de si extremes ressentiments, elle-mesme aussi me donnoit de la constance de supporter ce que je pensois luy estre agreable. Pantesmon partit et je partis aussi, luy pour moy mal satisfait, et moy pour luy entierement desesperé. Voyez comme Amour nous chastioit l’un par l’autre ! Or dites-moy, je vous supplie, sage nymphe, eussiez-vous, creu que j’eusse aimé, si je n’eusse point ressenty un coup si sensible? Et le ressentiment pouvoit-il estre accompagné de plus de discretion que de n’en parler à personne ? J’advoue que j’essayay de r’avoir ma liberté ; et lors que je trouvois plus de difficulté à démesler les liens dont elle me tenoit pris, je dis plusieurs fois en moy-mesme, qu’il falloit couper ceux qui ne pouvoient estre dénouez. Et sur le point que je faisois le plus d’effort contre ma volonté, il est vray qu’elle m’envoya l’une de ses amies. Mais quel pouvois-je penser que fust ce message, qu’une continuation de sa tromperie ? Estoit-il possible de desmentir de si fideles tesmoins que mes propres yeux ? Sur ceste creance je luy fis, tout en cholere, la responce dont elle se plaint : à sçavoir, qu’un clou chasse l’autre ; mais quel moindre reproche luy pouvois-je faire, ayant opinion d’avoir esté si ingratement trahy ? Outre que j’y estois obligé par les loix de mon affection, qui ne me pouvoient permettre de luy mentir à ceste fois, non plus que je n’avois jamais fait par le passé. Si elle le print autrement que je ne l’entendois, son innocence en estoit la cause, et l’erreur en quoy j’estois me faisoit parler ainsi.

Je voulois bien qu’elle cogneust que je sçavois qu’une autre amour avoit chassé la mienne de son cœur, et toutesfois la crainte que j’avois de luy donner du desplaisir, m’a jusques icy privé de mon plus grand contentement. Car lors que quelquefois je me resolvis de luy faire les reproches que je pensois estre dignes d’une si grande trahison, amour qui a tousjours eu le plus de force de mon ame, m’en empeschoit, et me faisoit changer d’advis, en me disant, que ce seroit trop offencer celle que j’avois tant aymée, de luy faire honte d’une aussi grande faute, et tant indigne d’elle, et que je me devois contenter d’estre hors de la tromperie où j’avois esté si longuement retenu. Je creus ce conseil tres-mauvais pour moy ; car c’est sans doute que si dés le commencement je luy eusse dict ce que j’avois veu, elle m’eust raconté ce qu’elle avoit fait, et ainsi j’eusse eu autant de bon-heur et de contentement que j’ay souffert depuis de sanglants desplaisirs. Au contraire m’eslongnant entierement d’elle, je ne peus de long temps sçavoir que Pantesmon ne la voyoit plus, et le mal estoit que mesme je n’osois demander de leurs nouvelles, pour ouyr chose qui accreust mon regret.

Enfin mon amour plus forte que ny ma resolution, ny ma colere, me ramena peu à peu aupres d’elle, et dés la premiere veue, ayant oublié tous les outrages que je pensois avoir receus, me voilà plus à elle que je n’avois jamais esté. Mais quelle la retrouvay-je ? C’estoient bien ces mesmes yeux, ceste mesme bouche, et ceste mesme beauté, mais non pas ceste Doris qui à mon depart n’estimoit que Palemon, n’aymoit que Palemon, et ne caressoit que Palemon. A ce triste retour, je ne vis plus que desdain, je ne recognus que hayne, et ne ressentis que rigueur ; de sorte que jusques icy il m’a esté impossible de luy faire entendre le sujet que j’avois eu de m’en retirer, parce que jamais elle n’a voulu souffrir que je luy aye parlé qu’à discours interrompus. Or si toutes ces choses ne sont des preuves d’une tres-fidelle, et tres-violente affection, je ne veux point qu’elle me fasse de grace, encores, ô grande nymphe, que la grace que je demande n’est point pour faute que j’aye faite contre l’amour, mais seulement pour l’ennuy que je luy puis avoir donné en l’aymant plus, peut-estre, qu’elle ne croyoit pas. Que si l’amour me permettoit de me plaindre d’elle, aussi bien que je le pourrois faire avec raison, je dirois qu’elle a fait un tort extreme à l’amour, à Doris et à Palemon. Car amour se peut plaindre qu’elle a estaint les feux qui estoient allumez en elle d’une si pure flame que la vertu mesme n’eust point esté offencée d’en brusler ; elle les a estaintes, dis-je, pour allumer celles du despit, si noires de fumée, qu’au lieu d’esclaircir, elles ne remplissent son ame que de tenebres et de confusion. Mais Doris se plaindra bien d’avantage qu’une si legere opinion l’ayt rendue parjure, luy faisant rompre les sermens si souvent rejurez à ce berger desastré, de ne changer jamais de volonté. Et que pourroit-elle respondre à Palemon, s’il luy disoit : Est-il possible, mescognoissante bergere, que tant d’années de service, tant de tesmoignages d’affection, et tant d’asseurance de ma fidelité, ne vous ayent peu oster la croyance que si desadvantageusement vous avez conceue de moy ? Et bien ! j’ay esté jaloux : mais ne sont-ce pas des fruicts de l’amour ? pourquoy non jaloux, si amoureux ? et de qui jaloux, sinon de ce que j’ayme ? Et toutesfois soit ainsi que ceste jalousie soit une faute, et qu’il la faille punir, le juge n’est-il pas cruel qui esgale le supplice au peché ? Or sus, qu’il soit encor permis de l’esgaler, et que œil pour œil, et bras pour bras, doive expier le faute, comment est-ce qu’estant jaloux de vous, je devois estre puny ? Par le mesme supplice, c’est à dire que si je vous offençois estant jaloux de vous, vous me deviez chastier estant jalouse de moy. O que ceste action eust esté glorieuse et digne veritablement d’une personne qui aymoit ! Mais, me direz-vous, vous vous estes eslongné de moy, vous m’avez quittée, et vous estes rendu incapable de ce traictement. Et bien ! faisons la mesme ordonnance de punition contre ceste faute que contre la premiere. Je me suis esloigné de vous : il faut que vous vous esloignez aussi de moy. Mais quoy ? peut-estre l’avez-vous desjà fait, et qui sçait si en cest eslongnement vous ne m’avez point plus offencé ? Posons toutesfois que la chose soit esgale. Puis donc que vous me voulez chastier tout ainsi que je vous offence, et non point d’avantage, à ceste heure que je retourne à vous avec desplaisir extreme de tout ce qui s’est passé, n’estes-vous obligée d’en faire de mesme ? Me voicy à vos genoux avec les repentirs les plus cuisants qu’un amant puisse ressentir : est-il possible que vostre courroux se puisse estendre plus outre, et que le souvenir de ce que je vous ay esté, ne vous esmeuve à me rendre le bonheur, duquel le souvenir des offences que vous avez opinion d’avoir receues de moy m’a privé depuis un si long siecle ? Donc Amour qui est le plus grand de tous les dieux, et qui est la chose du monde la plus forte, à ce coup cedera sa place à l’offence et au desdain. Ainsi dit Palemon, et desjà Leonide et Chrisante se preparoient de dire ce qui leur en sembloit, quand l’autre berger se hasta de leur faire entendre ses raisons de ceste sorte.

Histoire du berger Adraste

Je vous conjure, grande et puissante nymphe, et vous sage et venerable Chrisante, de surseoir le jugement que vous voulez donner jusques à ce que vous m’ayez ouy, et vous fais ceste adjuration par la plus sincere, fidelle et patiente amour, qui jamais ayt esté, à fin qu’avec une plus grande cognoissance de nostre different, vous puissiez mettre une juste conclusion à nos peines et inquietudes. J’ay aymé ceste bergere depuis le berceau, et tant s’en faut que j’aye jamais cessé de l’aymer, que, comme en tout autre chose, je suis tousjours allé croissant en la volonté que j’ ay de luy faire service. J’ay souffert ses desdains, j’ay patienté que son amitié devant mes yeux fust toute à un autre. La longueur du temps ne m’a point diverty de mon dessein, ses rigueurs ne m’en ont point distrait, et je n’ay peu toutesfois jusques icy lui faire changer la moindre de ses cruatez. Je sçay que les deffaveurs qu’elle me faisoit estoient par elle mises en compte de faveurs à Palemon, qu’ensemble ils se sont mocquez de mon amour et de ma patience, et que trop cruellement elle m’a mesprisé. Mais à quoy m’a servy ceste cognoissance, sinon à rendre ma vie plus fascheuse, et à rengreger d’avantage mes insupportables desplaisirs ? Car ils ont esté tellement inutiles à me divertir de son service, que plus j’y rencontrois de difficultez et de peines, plus se renforçoit la violence de mon affection. Dieux ! qu’un homme attaint de ce mal est peu sage ! et combien a-t’il peu de pouvoir de rechercher guerison, puis que mesme sa volonté n’y peut consentir ! Tous ceux qui me conseilloient contre amour, estoient mes ennemis declarez, et quoy que l’esperance mesme ne peust trouver place parmy mes desastres, mon affection toutesfois s’est-elle changée ? s’est-elle lassée ? ou seulement s’est-elle allentie ? Nullement, grande nymphe : j’aymerois mieux la mort que de diminuer ma flame de la moindre estincelle qui me brusle. Elle m’a veu souvent fondre en pleurs devant elle, elle m’a veu tomber à ses pieds hors de sentiment. Mais ny mes pleurs, ny ma prochaine mort, n’ont rien d’avantage acquis envers elle, qu’un mespris et une mocquerie, de laquelle un juste ressentiment m’eust peu faire prendre vengeance sur Palemon, si mon amour eust peu consentir que j’eusse voulu desplaire à ceste cruelle. Mais ceste passion de vengeance estoit trop foible pour me porter à semblable dessein, et quelque opinion qu’elle ayt de moy, si sçay-je bien qu’elle ne peut en rien reprendre mon affection, et que sans outrecuidance je me puis donner le nom veritable D’AMANT SANS REPROCHE : Car la jalousie n’a jamais trouvé place en mon ame, comme elle a fait en ce trop aymé berger, ny jamais je n’ay, seulement avec le penser, trouvé nulle de ses actions mauvaises. Amour me soit tesmoing que mesme les rigueurs que j’en recevois m’estoient cheres, quand je me ressouvenois qu’elles estoient agreables à ceste belle Doris. Et encores que je n’aye point esté tant disgratié en mes autres fortunes, que quelque bergere peut-estre ne m’ayt regardé de bon œil, si suis-je tres-asseuré que je n’ay point rendu de foibles tesmoignages de ma fidelité. Aussi Amour pour ne laisser tant de desdains impunis, et pour n’abandonner entierement sans secours une amour si innocente et pure que la mienne, (encores certes que ce n’a pas esté à ma requeste, car je ne luy demanday jamais vengeance, mais assez de patience seulement) a permis, comme je croy, qu’elle ayt ressenty des amertumes, dont elle m’abreuve depuis si long temps, par le divorce d’elle et de ce berger. Mais avant que Palemon l’ayt aymée, depuis qu’il l’a aymée, quand il s’en est eslogné, et quand il est revenu, qu’elle die si elle n’a pas toujours veu une extreme affection en moy, et si jamais elle a recogneu ceste affection alterée pour quelque traittement qu’elle m’ait faict. J’ay esté le premier qui l’ay servie, je suis le seul qui ay tousjours continué, et comment que je sois traicté, je seray le dernier qui conserveray ceste volonté, pour le moins ce sera celle qui m’accompagnera dans le cercueil. Je ne luy remets point ces choses devant les yeux pour le reproche, mais pour la verité seulement ; verité toutesfois que je voudrois bien vous pouvoir representer avec des paroles qui luy donnassent de moins fascheuses souvenances, car telles appellé-je celles de mes services passez pour elle. Et encor que sa cruauté ayt esté telle envers moy, si faut-il que je l’excuse en quelque sorte, puis qu’estant engagée à Palemon, elle eust peut-estre offensé sa fidelité de faire autrement ; mais à ceste heure que, Dieu mercy, elle l’a quitté, quelle raison peut-elle alleguer pour couverture de sa cruauté ? puis mesme que, dés qu’elle a commencé de parler devant vous, elle vous a dit qu’elle avoit aymé Palemon, parce qu’elle avoit jugé estre tres-raisonnable d’aymer celuy de qui l’on est aymé. C’est suivant son jugement mesme que je requiers le vostre ; ô grande nymphe, vous jurant par elle-mesme, qui est bien le plus grand serment que je puisse faire, que jamais beauté ny destin ne causerent une plus grande, plus sincere ny plus fidelle amour que celle d’Adraste envers la belle Doris. Adraste finit de ceste sorte son discours, avec tant de demonstration d’une parfaicte amour, que ceux qui l’ouyrent ressentoient une partie de sa peine. Et la bergere Doris voyant qu’il ne vouloit plus rien dire apres une grande reverence, respondist avec telles paroles :

Grande et sage nymphe, j’ay beaucoup de regret pour le repos de ce berger, que tout ce qu’il vous a dit soit veritable, car il me desplaist bien fort qu’il soit si mal traicté, pour l’affection qu’il me porte, encore que vous jugerez bien, m’ayant ouye, qu’il n’y a point de ma faute, et que ç’a esté luy seul qui opiniastrement a poursuivy son mal-heur. La premiere fois qu’il me declara sa volonté, nous estions tous deux si jeunes, que mal aysément eust-on peu penser ny qu’il eust quelque ressentiment d’amour, ny moy l’entendement d’en pouvoir comprendre quelque chose. Si bien que ce qu’il m’en dit, ne m’esmeut non plus qu’une personne à qui la chose ne touchoit aucunement. Depuis il fit un voyage assez long, et à son retour il trouva que je n’estois plus mienne, m’estant desja donnée à Palemon. De sorte que si à la premiere fois il avoit eu occasion de se plaindre de mon ignorance, à la seconde il en avoit bien d’avantage de se douloir de mon trop de cognoissance. Mais de moy nullement ; car vous plaignez-vous, berger, que n’estant point capable d’amour, je ne vous aye point aymé ? Accusez-en la nature, accusez-en les ordonnances ausquelles elle nous a soubmises. Et trouvez-vous estrange que je ne vous puisse aymer quand ma volonté n’est plus mienne ? Il faut que vous en fassiez de mesme de ce que je n’ay qu’un cœur, que je n’ay qu-’une ame, et qu’une volonté. Mais vous pouvez avec plus de raison vous plaindre (et c’est, ce me semble, la seule plainte que vous devez faire) que vous soyez venu vers moy trop tost, et que vous y soyez retourné trop tard, parce que quand vous dites que je ne vous ay jamais regardé qu’avec desdain, et que j’ay esté si retenue à vous favoriser, si vous preniez bien mes actions, vous cognoistriez que vous m’avez plus d’obligation en cela, que si j’avois faict autrement. Car si vous eussiez receu quelque satisfaction de moy, jugez à quelle extremité vostre amour fust parvenue, puis qu’ayant usé envers vous de tant de rigueurs, vous la ressentez toutesfois si grande. Et vous ressouvenez, Adraste, que les faveurs que vous eussiez receues de moy, eussent esté plustost rengregement que soulagment de vostre mal. Outre que mesmes elles ne vous pouvoient estre accordées sans beaucoup offencer la sincere amitié que j’avois promise à Palemon.

Que si j’advoue qu’il soit juste d’aymer qui nous ayme, je ne dis pas qu’il soit injuste de n’aymer pas tous ceux qui nous affectionnent ; autrement il n’y auroit point de fidelité ny d’asseurance en amour ; et vous-mesme, s’il estoit ainsi, devriez estre obligé de rendre à la bergere Bybliene qui meurt pour vous, un amour reciproque. Mais j’ay bien voulu dire qu’une fille, se trou- vant libre de tout autre affection, peut sans reproche aymer celuy qui l’ayme, s’il n’y a point d’autre occasion de haine que ceste amour : or, en ce qui se presente entre vous et moy, il n’y a rien de semblable, puis qu’estant engagée ailleurs, je ne pouvois faire une nouvelle amitié avec vous sans la ruine de celle que j’avois desjà. Si je vous l’ay dissimulé, ou si je vous ay entretenu de paroles, plaignez-vous de moy, car ce sera avec raison ; mais si je vous en ay tousjours parlé fort franchement, que ne recognoissez-vous l’obligation que vous m’en avez ? Et ne vous arrestez point à publier celles que je vous ay pour m’avoir si longuement aymée : ne vous ay-je pas mille fois supplié, conjuré, voire commandé, autant que j’ay eu d’authorité sur vous, que vous missiez fin à ceste affection ? Et lors qu’avec plus de violence je vous en ay requis, ne m’avez-vous tousjours respondu que vous le feriez, si vous pouviez vivre et ne m’aymer point. Si vous avez continué, n’a-ce point esté pour vostre consideration, et non pas pour la mienne ?

Mais, grande et sage nymphe, voicy, selon que j’ay peu considerer par ses parolles, ce qui l’a d’avantage deceu. Il a pensé sans doute que l’affection que je portois à Palemon estoit la seule cause qui m’empeschoit d’avoir chere la sienne, et d’effect il n’a point sçeu plustost les dissentions de ce berger et de moy, qu’incontinent le voylà enflé d’esperance de parvenir à ce qu’il avoit tant desiré, et pour n’en perdre l’occasion, m’a tellement pressée depuis ce temps-là qu’avec raison je le puis plustost dire mon ennemy que mon amy, voire, si la discretion ne m’en empeschoit, plustost importun que serviteur. Mais il a bien esté deceu par cette opinion, et n’a pas consideré que jamais cette amitié ne se perdroit, que je ne perdisse ensemble tellement toute puissance d’aymer, qu’il ne seroit plus en moy d’en ressentir les effects. Ainsi paracheva Doris, et Adraste vouloit repliquer, luy semblant d’avoir beaucoup de raisons pour alleguer au contraire, quand Léonide luy fit signe de la main qu’il se teust, et tirant à part Chrisante, Astrée, Diane, Phillis, Madonte et Laonice, leur demanda de quel advis elles estoient ? Mais parce qu’elles furent long temps à se resoudre, et que ces bergers qui n’estoient point appellez à leur conseil, ne pouvoient demeurer sans rien faire, Hyras fut le premier qui s’addressant à Doris : Il n’y a que vous au monde, luy dit-il, qui vous faschez d’estre trop riche. – Comment l’entendez-vous ? respondit-elle. – Je veux dire, adjousta Hylas, que vous ne devez pas seulement recevoir ces bergers qui vous ayment (pour tesmoignage que vous estes belle) mais tous ceux encores qui se voudront donner à vous ; car c’est honneur à une fille d’estre aymée et recherchée de plusieurs, outre la commodité qui s’en peut retirer. – Je croy, respondit froidement Doris, que cela seroit bon pour celles qui veulent estre estimées belles, et ne le sont pas, ou bien qui preferent ceste vanité, dont vous parlez, à un repos, et à un solide contentement. – Si c’est bien d’estre aymée, repliqua Hylas, plus vous le serez et plus vous aurez du bien. – Et si c’est mal, adjousta Doris, plus je seray aymée, et plus j’auray de mal. – Il est vray, reprit Hylas, mais quelle apparence y a-t’il que ce soit mal d’estre aymée de plusieurs ? – Ils nous hayssent à la fin, respondit-elle. – Ouy bien, repartit-il, si vous ne les contentez. – Comment, adjousta Doris, en satisfaire plusieurs, puis qu’il est impossible d’en contenter un seul ? – Et quoy ! continua Hylas, vous n’estimez point d’avoir plusieurs serviteurs ? – Ils deviennent en fin nos ennemis, dit la bergere, et lors qu’ils nous ayment, ils nous importunent plus qu’ils ne nous profittent. – Il faut, adjousta-t’il, avoir soin de les conserver. – La peine, repliqua Doris, surpasse le plaisir. – Si est-ce, continua le berger, que les dieux ne se sentent point importunez que plusieurs chargent leurs autels de sacrifices. – Il est vray, repondit-elle, mais c’est aussi un particulier privilege des dieux, de pouvoir faire du bien à plusieurs, sans se donner de la peine. – Il me semble, dit Hylas, que puis que l’amour depend de la volonté, et que la volonté s’estend à tout ce qu’il luy plaist, il n’y a pas grande peine d’aymer diverses personnes. – Les amants de ce siecle, respondit-elle, ne se contentent pas de la volonté, ils veulent posseder en effect. Et quand cela ne seroit pas, je ne laisserois de croire impossible que la volonté se puisse en mesme temps donner toute à des personnes separées. – Il faut, repliqua-t’il, ne leur en donner qu’une partie. – C’est, respondit la bergere, ce que je crois encore plus impossible. Et quand il se pourroit, puis que l’amour d’un seul est si penible, que seroit-ce d’une si grande multitude ? – Vous n’en voulez donc aymer qu’un ? – Un, respondit-elle, est encores trop ; c’est pourquoy je n’en veux point du tout. – Et vous, bergers, dit Hylas, s’adressant à Palemon, et à Adraste, que dites-vous là dessus ? – Nous faisons bien paroistre, dit Palemon, que nous avons sa mesme opinion. – Comment ? dit Hylas, que l’on n’en peut aymer qu’un ? – Encores moins, respondit Palemon, puis que nous nous sommes mis deux pour en aymer une.

Le discours d’Hylas eussent bien continué davantage, si la nymphe, s’en revenant avec toute sa troupe, ne les eust interrompus. Elle se remit donc en sa place, et chacun ayant repris la sienne, elle parla de ceste sorte.

Jugement de la nymphe Leonide[modifier]

Encores que nous remarquions en ces differents, qui sont entre nos mains, plusieurs accidents qui semblent estre contraires entre eux, si est-ce qu’il n’y a rien qui contrevienne à l’amour, car il n’est pas plus naturel à la flame de se mouvoir et d’eschauffer, qu’à l’amour de produire, ces dissentions entre ceux qui ayment ; et qui voudroit les oster d’entre les amants n’entreprendroit pas une chose moins impossible que s’il vouloit oster le mouvement et la chaleur à la flame. D’autre costé, considerant que ce n’est pas aymer que de ne se donner tout entierment à la personne aymée, nous ne pouvons penser que ce ne soit une espece de trahison de faire part de son affection à quelque autre. C’est pourquoy, toutes choses longuement debattues et sagement considerées, nous disons : Que celuy seroit injuste, qui jugeroit que l’amour se deut perdre pour une chose qui luy est si naturelle, ou se diviser à plusieurs, pour quelque consideration que ce soit. Et nous declarons que les dissentions et petites querelles sont des renouvellements d’amour, et que diviser ou changer une affection est crime de leze Majesté en amour.

Et en consequence de cela, nous ordonnons que Doris aymera Palemon, et que Palemon toutesfois, asseuré de la bonne volonté de Doris, luy donnera à l’advenir de meilleures preuves de son affection que celles de sa jalousie, qui à la verité est bien signe d’amour. Mais comme la maladie est signe de vie, car non plus que sans la vie on ne peut estre malade, sans amour aussi on ne peut estre jaloux, toutesfois, comme la maladie est tesmoignage d’une vie mal disposée, de mesme la jalousie rend preuve d’un amour malade. Et Doris pardonnant et recevant Palemon en ses bonnes graces, en oubliera tout ce qui luy aura despleu, considerant que l’amour qui est une tresviolente passion, fait commettre plusieurs choses qui ne seroient pas appreuvées de celuy qui les fait, s’il n’estoit atteint de ceste maladie. Mais pour esviter les desplaisirs qu’elle a ressentis par le passé, nous voulons qu’ainsi que Doris traitera Palemon comme la personne du monde qu’elle aymera le plus, de mesme Palemon tienne Doris pour celle qui aura de plus de pouvoir sur sa volonté, d’autant que la puissance qui penche tout d’un costé, encor qu’elle soit permise volontairement, tombe en fin en tyrannie. Et quant à l’infortuné et patient Adraste, nous ordonnons qu’il eslise d’estre à jamais exemple d’une fidelle et infructueuse affection, en continuant celle qu’il porte à Doris sans estre aymé, ou rompant ses premiers liens par l’effort du despit ou du desespoir, il satisfasse à l’amitié de celle dont il est aymé.

Tel fut le jugement de la nymphe, qui en mesme temps fit trois effects bien differents en ces trois personnes : en Palemon, d’extreme contentement ; en Doris, d’un estonnement si grand qu’elle demeura sans parler ; mais en Adraste, d’un si prompt saisissement d’esprit, qu’il se laissa choir en terre comme mort. De sorte que, cependant que Palemon avec mille paroles confuses et mal arrangées, essayoit de remercier son juge d’une si favorable ordonnance. Doris, sans dire mot, tenoit les yeux en terre, comme ne sçachant si elle devoit en estre ayse ou marrie. Et Adraste couché de son long, quouy que sans sentiment, ne laissoit d’en causer un si grand de son ennuy en ceux qui le regardoient, que Doris mesme en fut touchée de pitié. Toute cette trouppe accourut à luy, et luy rapporta tout le secours qui fut possible, et le voyant revenu, Leonide accompagnée d’Astrée, et de ses compagnes, les laissa tous trois. Mais ils ne furent pas long temps ensemble, car incontinent apres Palemon prenant Doris sous les bras, s’en alla du costé de Montverdun, et Adraste les ayant accompagnez quelque temps de l’œil, et commençant à les perdre entre quelques arbres : Or allez, dit-il, plus heureus que parfaicts amants, allez et jouissez de vostre heur et du mien, cependant que contraint par une trop injuste ordonnance, j’yray payant de mes larmes durant le reste de ma vie, le bien que vous possederez. Ces paroles furent les dernieres qu’il dict de long temps d’un jugement bien sain ; car depuis son esprit se troubla, de sorte qu’il en perdit l’entendement, et fit des folies si grandes que ceux mesmes qu’il faisoit rire ne pouvoient s’empescher d’en avoir compassion. Hylas qui ne trouvoit point de justice au jugement que la nymphe en avoit fait, soustencit contre tous que ce different pouvoit estre terminé plus equitablement. Et parce que Leonide et Paris n’ignoroient pas l’humeur de ce berger, ils furent bien aises pour passer le temps de le faire parler, et Paris à ce dessein prenant la parolle : Il me semble, dit-il, ma sœur, que vous avez fait un grand tort au pauvre Adraste, et que vous pouviez bien ordonner quelque chose de plus doux pour luy. N’est-il pas vray ? Hylas. – Quant à moy, respondit le berger, je crois que le Ciel a voulu punir par cette injuste ordonnance, la sottise d’Adraste, autrement il n’y avoit apparence qu’il fust condamné de cette sorte. Mais j’advoue que l’imprudente et sotte passion à laquelle il s’est laissé conduire si long temps ne meritoit pas une moindre punition. – Voyez, Hylas, resondit la nymphe, combien nous sommes differents d’opinion : tant s’en faut que l’amour qu’il a portée avec tant de constance à Doris et continuée avec tant d’opiniatreté, me semble punissable, qu’il n’y a rien que je loue davantage en luy, et cela a esté cause que je luy ay permis de le pouvoir continuer s’il luy plait. – Voilà, dit Hylas, une permission bien favorable et avantageuse ; il vaudroit autant que vous luy eussiez permis de prendre toute sa vie une peine tres-inutile. Je tiens quant à moy, que c’est en cela que vous luy avez esté trop rigoureuse, et s’il en eust appellé à moy, et que j’en eusse eu la puissance, je sçay bien que j’eusse revoqué vostre jugement. – Et quel eust esté le vostre ? dit la nymphe en sousriant. – Je les eusse, dit Hylas, rendus tous trois contents. – Je m’asseure, interrompit Silvandre, que cette ordonnance sera bien digerée et quelle rendra preuve d’un bon jugement. – Il n’y a point de doute, dit Hylas, avec un haussement de teste, que qui voudra s’amuser aux melancoliques humeurs de Silvandre ne jugera jamais bien de l’amour ; mais si on veut regarder sainement pourquoy c’est que l’on ayme, on dira que j’ay raison, et que Doris, Adraste et Palemon pouvoient estre tous trois contentez. – Et comment se pouvoit faire cela ? respondit la nymphe. – En ordonnant, repliqua Hylas, que Doris les aymast tous deux, et que tous deux la servissent ; car par ce moyen ils eussent eu ce qu’ils desiroient, qui estoit d’estre aymez d’elle, et elle en eust esté mieux servie.

Il n’y eust celuy qui peut s’empescher de rire, oyant un tel jugement, et Leonide plus que les autres, de sorte que s’addressant à elle : Il semble, dit-il, grande nymphe, que vous vous mocquiez de moy ? – Tant s’en faut, dit-elle, il semble bien mieux, Hylas, que vous vous moquiez de nous. – Excusez-le, madame, interrompit Silvandre, il en parle selon sa pensée. – Si la vostre, dit-il, s’addressant à Silvandre presque en colere, est differente à la mienne, vous pensez tres-mal, et voudrois bien sçavoir sur quelle raison vous pouvez vous appuyer pour blasmer cette ordonnance ? Silvandre luy respondit froidement : Le sens commun nous apprend que ce que plusieurs possedent n’est à personne entierement. Si plusieurs possedent la bonne volonté de Doris, ny Adraste ny Palemon n’en auront que leur portion ; mais en amour, n’en avoir qu’une partie, c’est n’en avoir rien du tout.

Diane prenant la parolle, et s’addressant à Silvandre : Pourquoy, dit-elle, parlez-vous de ceste sorte à Hylas ? Ne sçavez-vous, berger, qu’il n’entend pas ce langage ? A la verité, reprit Hylas, vous avez raison de vous en mesler aussi, car peut-estre Silvandre n’a pas assez de babil pour confondre luy seul tout le reste du monde.

Et puis se tournant vers Leonide : Ouystes-vous jamais, dit-il, grande nymphe, un plus fausse opinion que celle de Silvandre ? N’avoir qu’une partie d’une chose, c’est n’en avoir rien du tout, et qui jugera que dans une tasse il n’ait point d’eau, parce que toute la mer n’y est pas ? Je voudrois bien sçavoir quel est le sens commun qui luy apprend une chose si fausse. Silvandre luy respondit : Si l’amour comme l’eau pouvoit estre divisée et demeurer toujours amour, vous auriez quelque raison ; car l’eau est de telle nature qu’une seule goutte est aussi bien eau que toute la mer, et toutes les sources ensemble. Mais l’amour au contraire n’est plus amour, aussi tost que le moindre partie luy deffaut ; et pour faire voir que je dis vray, l’amour consiste principalement en l’affection axtreme, et en la perpetuelle fidelité. Si nous ostons quelqu’une de ces parties, ce n’est plus amour, et croy qu’il n’y a personne en la compagnie, si ce n’est Hylas, qui ne l’advoue. – Et que sera-ce donc ? dit Hylas ? – Ce sera, respondit Silvandre, le contraire d’amour ; car si l’exremité deffaut à l’affection, telle affection n’appartient non plus à l’amour que le froid au chaud, et si la fidelité manque à l’extreme affection, c’est une trahison, et non pas une amour. Que si la fidelité y est non pas continuée ou pour mieux dire, perpetuelle, ce n’est pas fidelité, mais perfidie. Voyez donc, Hylas, et confessez que j’ay eu raison de dire, que qui n’avoit qu’une partie d’amour n’en avoit rien du tout. Que s’il est vray que l’amour soit quelque chose d’indivisible, comme eust-il esté raisonnable d’ordonner à Doris qu’elle la divisast pour Palemon et pour Adraste ?

A la fin de ses parolles, Paris reprit ainsi froidement : Il me semble, Hylas, que nous avons la raison de nostre costé, mais que Silvandre par ses discours s’acquiert l’opinion de toute la troupe qui le favorise ; et faut que je confesse que si vous ne luy respondez, je me sens presque contrainct d’advouer ce qu’il dict. – Gentil Paris, dict Hylas, quoy que Silvandre en die et quoy que vous en croyez, la verité ne se changera pas ; et quant à moy, je sçay bien que l’experience est plus certaine que les parolles. Or Silvandre n’a que des parolles pour preuver ce qu’il dit, et moy j’ay les effects et l’experience si familiere, que je n’en veux point chercher de plus esloignée qu’en moy-mesme. Car j’en ay aymé plusieurs tout à la fois, et sçay fort bien, quoy qu’il vueille dire, que veritablement je les aymois, et pourqouy Doris n’en pourroit-elle faire de mesme ? – Il y a plusieurs personnes, repliqua Silvandre, qui pensent faire des choses qu’ils ne font pas. Tous les artisans, mais plus encor tous ceux qui s’addonnent aux sciences, et aux arts qui ne sont point mecaniques, ont opinion de faire tres-bien ce qu’ils font, et y en a fort peu qui ne jugent leur courage plus beau et plus parfait que celuy de tout autre, et toutesfois on voit bien qu’ils se trompent, et qu’il y a bien souvent de tres-grandes imperfections ; mais l’amour de soy-mesme qui est presque inseparable du jugement, couvre ordinairement les yeux à chacun en ce qui le touche. Il en faut autant dire de Hylas, qui pense de bien aymer, et toutesfois en est un fort mauvais ouvrier, et par ainsi qui voudra bien aymer, s’il ne veut errer, ne prendra jamais son patron sur luy.- Et sur qui donc ? interrompit Hylas, sera-ce point sur vous ? – Si quelqu’un, respondit Silvandre, le vouloit bien representer, le patron que vous dites seroit trop difficile, et ne crois pas que personne le puisse que Silvandre seul. – Voilà, luy respondit Hylas, l’une des plus grandes outrecuidances que l’amour de soy-mesme puisse produire : Que vous seul puissiez bien aymer. – Je dis, repliqua Silvandre, que mon amitié est parfaite, et que nous ne sçauriez y trouver rien à reprendre, et de plus que vous ne sçauriez m’en proposer un autre qui le soit davantage. – Voyez, s’escria Hylas, quelle outrecuidance est celle de ce berger : luy seul sçait aymer, c’est luy qui donne les loix à l’amour, qui l’a fait venir du Ciel parmy les hommes, et qui mesure la grandeur et perfection de nos volontez. Belle nymphe, si ce ne vous est chose ennuyeuse, permettez-moy que je luy montre son erreur. Et lors enfonçant son chappeau, et relevant un peu l’aisle qui luy couvroit le front, mettant une main sur le costez, et de l’autre accompagnant par des gestes la violence de sa parole, il luy parla de ceste sorte : Tu dis deux choses, Silvandre : l’une que ton affection est parfaicte, et ne peut estre reprise, et l’autre que je ne t’en sçaurois proposer une plus accomplie. Respons moy pour la premiere : A ce qui est parfaict peut-on adjouster quelque chose ? Je m’asseure que tu diras que non, car s’il se pouvoit, la chose auroit manqué auparavant de ce qu’on y auroit raporté. La chose à laquelle on ne peut rien adjouster, doit estre venue à son extremité. Et par ainsi il faut advouer que tout ce qui est parfaict est extreme. Or si ton affection est parfaicte, on n’y peut donc rien adjouster, et ne sçauroit se rendre plus grande qu’elle est, ny plus accomplie. Dy moy donc maintenant : qu’est-ce qu’amour ? N’est-ce pas un desir de beauté et du bien qui deffaut ? Mais si ton amour est desir du bien qui deffaut, advoue par force qu’on peut adjouster à ton amour quelque chose qu’elle n’a pas. De plus tu dis qu’elle ne peut estre reprise. Si je te demande que c’est que tu aimes, tu respondras que c’est Diane, et si passant plus outre, je m’enquiers qui est ceste Diane, tu diras que c’est la plus parfaicte bergere du monde. Or respons moy : Si ceste bergere est aussi parfaicte que tu l’estimes, n’es-tu pas bien outrecuidé d’oser aymer une telle perfection, puis qu’il faut qu’il y ayt de la proportion entre l’amant et l’aimé ? Car je ne croy pas que ta presomption soit telle qu’elle te persuade que tu sois aussi parfaict comme tu l’estimes.

Je m’asseure que tu me voudras reprendre de mesme faute, pource que j’ayme Phillis, que tu diras avoir beaucoup plus de perfection que moy ; mais je suis de contraire creance à la tienne, premierement, parce que je ne tiens pas Phillis telle que tu dis ta Diane. J’advoue bien qu’elle a de la beauté et du merite, mais aussi ne suis-je pas sans l’un ny sans l’autre. Elle a de l’esprit, j’en ay aussi. Elle est sage, je ne suis pas fol. Bref, elle est bergere, je suis berger, er si elle est Phillis, je suis Hylas. N’y a-t’il pas quelque conformité entre nous ? Car, tout ainsi que je ne vaux pas tant qu’un autre ne puisse valoir davantage, aussi n’est-elle pas si belle qu’une autre ne la puisse estre plus. De sorte que je puis dire pour respondre mesme à ce que tu m’as demandé que je te proposasse une plus parfaicte amour que la tienne : que si quelqu’un veut bien aimer, il faut que ce soit comme Hylas, et non pas comme Silvandre. Car à quelle occasion aime-t’on, sinon pour avoir du contentement ? Mais quel plaisir peuvent avoir ces mornes et pensifs amants qui vont continuellement serrez en eux-mesmes, se rongeant l’esprit et le cœur avec cette chimere de constance ? Diane, nous dira Silvandre, ne m’ayme point : elle en aime un autre, et me mesprise ; mais je ne laisseray de l’aimer et de la servir, de peur d’estre dit inconstant. Phillis, nous dira Hylas, ne m’ayme point : elle en ayme un autre, et me mesprise ; pour quoy ne changeray-je cette ingratte et mescognoissante, pour une autre qui m’aymera, et mesprisa quelque autre pour moy ? Sera-ce de peur d’estre taxé d’inconstance ? Ah ! mes amis, dictes-moy quelle beste est-ce que cette inconstance ? Qui a-t’elle devoré ? ou bien quelle maladie cause-t’elle, et qui est-ce qui en est mort ? ou quel frere ou pere a jamais eu occasion d’en porter dueil ? C’est une imagination, ou plustost une invention de quelque fine amante, qui se voyant devenue laide, ou preste à estre changée pour une plus belle qu’elle n’estoit pas, mit en avant cette opinion, et la fit croire pour quelque chose de tres-mauvais. Et faut-il qu’un homme d’esprit s’y abuse, et qu’il passe sans subject tout son aage en travaillant sans estre soulagé ? Appellera-t’on cela amour et constance, ou si avec plus de raison on ne luy doit point plustost donner le nom de folie ? Quoy ! languir dedans le sein d’une vieille et ingratte maistresse ? ô erreur indigne d’un homme d’esprit et de courage ! Quand on dit vieille, ne s’ensuit-il pas de necessité, laide ? que si elle est vieille est laide, où est le jugement qui la tiendra pour estre aimable ? Et quand on dit ingratte, n’est-ce pas autant que trompeuse, perfide, et desdaigneuse ? Mais si elle est telle, où est le courage qui pourra souffrir de se soumettre à une si outrageuse et indigne personne ? Que Silvandre ne me demande donc plus en quoy l’on peut rependre son amour, et où l’on en peut trouver une plus parfaicte, puis que je m’asseure qu’il n’y a personne en ceste troupe qui ne luy die : Hylas ayme, et Hylas seul sçait aymer en homme d’esprit et de courage. Le berger inconstant finit de ceste sorte, s’estant tellement esmeu par ses propres raisons, qu’il en estoit tout en feu ; chacun sousrit, et tourna les yeux sur Silvandre pour ouyr ce qu’il diroit. Et luy, pour leur satisfaire, respondit froidement de ceste sorte. Je pensois, madame, devoir parler à un berger, et en presence des dames et des bergeres, mais à ce que je vois, c’est à un de ces orateurs qui haranguent devant les autels de l’Athénée de Lyon, tant Hylas s’est laissé transporter à son bien dire. Si voudrois-je bien toutefois (voyez combien je suis asseuré de la bonté de ma cause) que celuy de nous deux qui sera condamné fust aussi rudement chastié, que ceux qui ont la hardiesse de parler devant ces autels sacrez, que l’on constraint, ayant esté vaincus, d’effacer leur harangue avec la langue, ou d’estre plongez dans le Rosne. – Cela n’est pas raisonnable, interrompit Hylas, et si j’en eusse esté adverty dés le commencement, j’eusse pris des juges qui ne m’eussent point esté suspects, et à tout le hazard j’eusse fait mon discours de moins de paroles, afin pour le moins, de n’avoir pas tant de peine s’il le faloit effacer. – Et comment, dit la nymphe, vous nous jugez suspectes, et pourquoy avez-vous ceste opinion de nous ? – Par ce, dit Hylas, que vous croyez toutes Silvandre comme un oracle, et sous pretexte qu’il a esté quelque temps aux escholes des Massiliens, vous admirez tout ce qu’il dit et vous semble qu’il a toujours raison. – Non, non, Hylas, reprit incontinent Silvandre, ne refuse point le jugement de ceste grande nymphe, ny de la venerable Chrisante, et te ressouviens que les dieux ont plus ordinairement les pardons et les bienfaicts en la main, que la justice, et les chastimens. – Mais, dit Hylas, ces bergeres de qui la condition ne les approche point davantage des dieux que nous, y ont leurs voix, encores qu’elles ne jugent pas seules. – Ha ! Hylas, adjousta Silvandre, tu offences leurs merites et leurs beautez, qui peuvent bien les eslever encor plus haut que la condition la plus relevée qui soit en terre. Mais ne crain rien, berger, car je voy bien qu’il n’y a personne icy qui se dispose à la rigueur, et tout le chastiment que tu en dois attendre, c’est seulement la cognoissance de ton erreur. Tu dis donc, Hylas, qu’il n’y a point d’amour parfaicte, sans l’acquisition du bien desiré, parce qu’amour n’est qu’un desir du bien qui deffaut. Mais, madame, avant que de respondre à ce berger, il faut que je vous supplie tres-humblement de m’excuser, si pour descouvrir ses subtilitez je suis contraint d’user de quelques termes qui ne sont guieres accoustumez parmy nos champs. Il m’y contrainct, comme vous voyez, et me force, pour soustenir la verité, de parler de ceste sorte. – Or respond-moy donc, berger. Desire-t’on ce que l’on possede ? tu diras que non, puis que le desir n’est que de ce qui defaut. Mais si l’amour, comme tu dis, n’est qu’un desir, ne vois-tu pas que posseder ce que l’on desire, c’est faire mourir l’amour, puis que personne ne desire ce qu’elle possede ? – Et comment, adjousta Hylas, on n’aime point ce que l’on possede ? Si cela est, j’aime mieux que tu aimes et que je n’aime point, afin que tu desires, et que je possede. – Cela n’est pas, respondit Silvandre, ce que je dis, mais c’est pour te monstrer que l’amour n’est pas seulement le desir de la possession, comme tu nous voulois persuader, et qu’au contraire ceste possession la fait plustost mourir que vivre. – Si ce n’est, repliqua Hylas, ce qui la fait vivre, c’est pour le moins ce qui luy donne sa perfection. – Ce n’est point cela encores, dit Silvandre, car elle n’est nullement necessaire pour parfaire l’amour, tout ainsi qu’un diamant est aussi parfaict diamant avant qu’estre mis en œuvre, qu’apres que l’artisan l’a poli, parce que si la perfection de l’amour despendoit de ceste jouyssance, il ne seroit au pouvoir de celuy qui aime d’aimer parfaictement, puis que ceste possession ne despend de luy, mais du consentement d’un autre. Et toutesfois l’amour estant un acte de la volonté qui se porte à ce que l’entendement juge bon, et la volonté estant libre en tout ce qu’elle faict, il n’y a pas apparence que ceste action qui est la principale des siennes despende d’autre que d’elle-mesme.

Mais soit ainsi qu’amour ne soit qu’un desir, pour cela faut-il conclure comme tu fais, à sçavoir qu’elle se peut augmenter en jouyssant de ce que l’on desire ? Au contraire, si tu le consideres, tu diras que l’amour en est moindre, parce que tu sçais bien que nostre ame ressemble en cecy à l’arc, et tout ainsi que plus la corde est tendue, et plus il jette la fleche avec violence, de mesme nostre ame pousse bien avec plus de violence les desirs dont les effects luy sont mal aisez et deffendus, que ceux dont l’accomplissement est en sa puissance. Que si les desirs s’amoindrissent quand ils sont faciles, à plus forte raison quand ils seront assouvis ; mais si l’amour n’est qu’un desir, comment peux-tu penser qu’il augmente par la possession qui diminue le desir ?

Ne dis donc plus, Hylas, que mon amour estant un desir ne peut estre parfait sans la possession, et ne m’oppose plus, pour m’accuser d’arrogance, qu’il faut qu’il y ait de la proportion entre Diane et moy, car si tu nies que l’homme doive aimer Dieu, je t’accorderay ce que tu dis ; mais si tu advoues que c’est un des premiers commandements qu’il nous faict, je te demanderay, berger, quelle plus grande disproportion y a-t’il entre Diane et moy, que celle qui est entre le grand Teutates, et Hylas ? Et pour te sortir d’erreur, il faut que je t’explique encores ce secret mystere d’amour. Nous ne pouvons aimer que nous ne cognoissions la chose que nous aimons. O ! s’escria Hylas, combien est fausse ceste proposition. J’ay aimé plus de cent dames, ou bergeres, et je n’en cogneus jamais bien une, et pour preuve de ce que je dis, aussi tost que je les trouvois ingrattes ou desdaigneuses, je les laissois, et m’en retirois tout en colere de les avoir estimées autres que je ne les trouvois pas. – Ceste preuve que tu as faicte, respondit Silvandre, est celle qui te doit faire advouer ce que je viens de dire. Car tu aimois ce que tu cognoissois, c’est à dire qu’ayant opinion qu’elles eussent les perfections que tu jugeois aimables, tu les aymois, mais ayant recogneu la verité, tu as laissé de les aimer, et par là tu vois que la cognoissance de la perfection que tu t’estois imaginée, estoit la source de ton amour. Et à la verité, si la volonté dont naist l’amour, ne se meut jamais qu’à ce que l’entendement juge bon, n’y ayant pas apparence que l’entendement puisse juger d’une chose dont il n’a point de cognoissance, je ne sçay comment tu te peux imaginer qu’on puisse aimer ce qu’on ne cognoist point. Je t’advoueray bien toutesfois que tout ainsi que le veue se trompe quelquefois, de mesme l’entendement se peut decevoir, et juger aimable ce qui ne l’est pas ; mais tant y a que l’amour vient de la connoissance, soit-elle fausse ou vraye. Or cela estant ainsi, n’as-tu pas appris dans les escoles des Massiliens que l’entendement qui entend, et ce qui est entendu, ne sont qu’une mesme chose ? Et me dis, berger, puis que j’ayme Diane, et que je ne la puis aymer sans la cognoistre, quelle plus grande proportion peux-tu desirer, que celle qui est entre deux choses qui n’en sont qu’une. – Te voicy revenu, dict Hylas, d’où tu partis hier au soir. Et quoy, Silvandre, tu es encore Diane comme tu estois hyer ? Vrayement, Diane, dit-il, se tournant vers elle, vous estes un beau garçon, et vous Silvandre, continua-t’il, s’addressant au berger, vous estes une belle pucelle. Croy-moy, berger, que pour peu que tu continues, ta compagnie sera point des-agreable, et que tu te rendras un fol aussi plaisant que jamais la Font-fort en ayt produit en Forests. Chacun se mit à rire et Silvandre mesme ne s’en pust empescher, oyant la façon dont il parloit, et comment il expliquoit ce qu’il avoit dict. Cela fut cause que, reprenant la parole, il continua ainsi. Tu as raison, berger, de te moquer de moy, puis que je ne devrois prophaner ces mysteres en te les communiquant ; aussi ne le ferois-je si tu estois seul, mais j’y suis contraint pour ne laisser en erreur ceux qui nous escoutent. Et puis que tu ne veux recevoir ce que je t’ay dict, tu ne refuseras peut-estre ce que tu viens de m’opposer en parlant de Phillis. Je veux dire que tu allegues pour une bonne raison, l’opinion que tu as de ton merite et de celuy de Phillis, que tu n’estimes point tant, que le tien ne le puisse esgaller ; car si ta creance peut cela en toy, pourquoy ne veux-tu que celle que j’ay de moy en puisse autant à mon advantage ? Or je croy que la mesme proportion qui est entre le feu et le bois qu’il brusle, est entre Diane et moy ; que si tu me nies ce que j’en dy, hé ! mon amy, pourquoy veux-tu avoir plus de privilege ?

Mais je dirais bien avec asseurance que Hylas n’aime point Phillis. Car qu’il y ait quelque chose plus parfaicte qu’elle, je m’en remets à la verité, et n’en veux pas estre le juge ; mais que tu ayes ceste mauvaise opinion d’elle, et que tu l’aimes, je diray et soustiendray bien qu’il est entierement impossible, puis que l’une des premieres ordonnances d’amour c’est QUE L’AMANT CROYE TOUTES CHOSES TRES PARFAITES EN LA PERSONE AYMÉE. Et à la verité, ceste loy est tres-juste et fondée sur toute sorte de raison, car si l’amant doit plus aymer sa maitresse que toutes les choses de l’univers, ne faut-il pas, puis que la volonté le porte tousjours à ce que l’entendement luy dit estre le meilleur, qu’il l’estime plus que toute autre chose ? Mais ce n’est pas en cela seul que tu fais paroistre que c’est Hylas que tu aimes, et non pas Phillis, comme on voit en ce que tu dis que l’on n’ayme que pour avoir son propre contentement ; les travaux que les amants reçoivent volontiers seulement pour faire service à celles qu’ils ayment, font bien paroistre le contraire, et n’as-tu jamais ouy dire que nous vivons plus où nous aymons qu’où nous respirons ? – C’est ce que je ne croiray jamais, respondist Hylas, tournant dédaigneusement la teste de l’autre costé, tous ces discours ne procedent que de quelques imaginations blessées comme la tienne. – J’advoue, dit Silvandre, que ces discours viennent de quelques imaginations blessées, mais celle d’un amant, ne l’est-elle pas ? Malaisément, si cela n’estoit, nous verroit-on mourir de desplaisir pour la moindre parole que l’on nous dit, pour un clin d’œil, voire un soupçon ? Malaisément, nous verroit-on desdaigner tout repos, et toute autre contentement pour jouir un moment de le veue de la personne aymée ? Mais si tu sçavois, Hylas, quelle felicité c’est d’affoler pour ce sujet, tu dirois que toute la sagesse du monde n’est point estimable au prix de ceste heureuse folie. Que si tu estois capable de la comprendre, tu ne me demanderois pas, comme tu fais, quels plaisirs reçoivent ces fideles amants que tu nommes mornes et pensifs, car tu cognoistrois qu’ils demeurent de sorte ravis en la contemplation du bien qu’ils adorent, que, mesprisant tout ce qui est en l’univers, il n’y a rien qu’ils plaignent plus que la perte du temps qu’ils employent ailleurs, et que leur ame n’ayant assez de force pour bien comprendre la grandeur de leur contentement, demeure estonnée de tant de thresors, et de tant de felicitez qui surpassent la cognoissance qu’elle en peut avoir. Et contente-toy pour ce coup de sçavoir que le bien dont amour recompense les fidelles amans, est celuy-là mesme qu’il peut donner aux dieux, et à ces hommes qui s’eslevant par dessus la nature des hommes, se rendent presque dieux. Car les autres plaisirs dont tu fais tant de compte, ne sont que ceux qu’un amour bastard donne aux animaux sans raison, et à ces hommes qui s’abbaissant par dessous la nature des hommes se rendent presque animaux privez de raison. Et c’est en ce monstre, ô Hylas ! que tu degeneres, quand tu aymes autrement que tu ne dois, en ce monstre, dis-je, qui se fait bien paroistre tel en toy, puis que comme les monstres, il est sans proportion, que comme les monstres, il ne peut produire son semblable, et bref, que comme les monstres il ne peut vivre longuement. Au contraire mon amour est quelque chose de si parfaict que rien n’y peut estre adjousté ny diminué sans faire offence à la raison ; car, soit en la grandeur qui esgale le subject qu’il s’est proposé, soit en la qualité en laquelle la vertu ne peut rien remarquer qui luy puisse desplaire, je puis dire sans vanité qu’il est parvenu à la perfection. Que si j’ay dit que mon affection ne pouvoit estre reprise, c’est avec raison, puis qu’outre que celle qui l’a fait naistre en moy, ne produit jamais rien qui ne soit parfait, encor sçay-je bien que les dieux me chastieroient si j’osois offrir à une ame si parfaite une affection qui peust estre blasmée. Silvandre vouloit continuer, lors que Hylas, ne pouvant patienter plus long temps, l’interrompit tout à coup de ceste sorte : Jusques à quand en fin, Silvandre, abuseras-tu de la patience de ceux qui t’escoutent ? Jusques à quand nous rempliras-tu les aureilles de tes vanitez et de tes imaginations ? Et jusques à quand esperes-tu que je puisse souffrir l’impertinence de tes paroles ? Toute la trouppe qui estoit attentive au discours de Silvandre fut si surprise d’ouyr parler Hylas d’une voix si esclatante, qu’apres l’avoir consideré quelque temps, chacun se prit si fort à rire qu’il fut contraint de se taire. Et parce que la plus grande partie du jour estoit desja passée, et que Leonide avoit dessein de s’en retourner vers Adamas, pour luy raconter ce qu’elle avoit veu, elle dit à Hylas, lorsqu’il vouloit reprendre la parole : Non, non, Hylas, c’est assez disputé pour ceste fois. La venerable Chrisante n’a pas accoustumé de laisser son temple ny sa bonne déesse si long temps sans les revoir. Qu’il vous suffisse, berger, que nous sçavons bien que vous avez de fort bonnes raisons contre Silvandre, mais nous vous prions de les remettre à une autre fois ; et cependant nous nous en irons avec ceste creance, que si vous eussiez eu du loisir de parler, vous eussiez eu sans doute autant d’avantage sur ce berger, qu’il en emporte par dessus vous. – Voilà que c’est, dit Hylas, à moitié en colere, il faut, comment que ce soit, que nous tenions tousjours quelque chose de l’imperfection de nostre nature. – Que dites vous ? adjousta la nymphe ? – Je dis, respondit Hylas, qu’encore que vous soyez nymphe, il faut que vous fassiez paroistre que vous estes femme, n’ayant pas la patience d’ouir la vertité, et vous plaisant si fort aux flateries de ce berger qui vous trompe. – Vous ne m’offensez point, dit Leonide en sousriant, de m’appeller femme, car veritablement je la suis et la veux estre et ne voudrois pas avoir changé avec le plus habile homme de ceste contrée. Mais je ne sçay pourquoy vous m’accusez de la faute que Silvandre a faicte en rapportant de trop bonnes raisons, et de celle que Hylas a commise en luy repliquant si mal. Il n’a point de doute que Hylas eust respondu, s’il eust bien ouy la nymphe, mais s’en estant allé de colere aussi tost qu’il eut achevé de parler, il n’entendit point ces dernieres paroles. Et Leonide voyant qu’il se faisoit tard, apres quelques discours communs, se retira en compagnie de la venerable Chrisante, et ses filles druides, au temple de la Bonne Déesse, et apres le disner, s’en alla trouver Adamas, sans que Paris la voulust suivre, parce que l’affection qu’il portoit à Diane estoit telle qu’il n’avoit autre con- tentement que d’estre aupres d’elle. La nymphe donc s’en allant chez son oncle, Paris prit le chemin con- traire, et ayant retrouvé ces belles bergeres, s’arresta avec elles presque tout le reste du jour.


LE
DIXIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Quant à Leonide, elle marcha avec plus de diligence depuis qu’elle eust laissé Chrisante au temple de la Bonne Déesse, parce qu’elle desiroit de raconter à son oncle ce qui avoit esté fait pour Celadon. Et de fortune elle le rencontra sur une terrasse que quelques sicomores couvroient à l’entrée de la maison. Et d’autant qu’il s’estonna qu’elle fust venue de si bonne heure, elle luy dit le subject, dont il ne peut s’empescher de rire, voyant comme chacun estoit abusé. – J’ay pensé, continua la nymphe, que c’estoit un bon sujet pour retirer ce miserable berger de la vie qu’il faict ; car luy faisant cognoistre que sa bergere l’aime et le regrette, sans doute il prendra resolution de la voir. Mais je ne luy en ay voulu parler, et m’en suis venu vous trouver avant que de le voir, m’asseurant que les raisons que vous luy direz mieux que je ne sçaurois faire, et l’amitié et respect qu’il vous porte, seront cause que vos paroles auront un plus grand poids. – J’en parleray à Celadon, dit le druide, mais je ne sçay si nous obtiendrons cela de luy, car il est certain qu’il m’ayme et me porte beaucoup de respect en tout, sinon en ce qui concerne son affection, et faut que j’advoue que n’eust esté que je crains qu’en le declarant il ne s’en aille en quelque autre lieu plus escarté et plus sauvage, il y a long temps que j’en eusse desja parlé à la bergere Astrée, cognoissant assez qu’elle l’ayme ; mais la peur que j’ay eu de le perdre entierement, m’en a empesché. Il y a deux jours que nous ne l’avons veu, aussi bien il est à propos que nous y allions demain ; nous y ferons tout ce que nous pourrons.

En ceste resolution, dés que le jour commença de paroistre, Leonide fut hors du lict, et Adamas de mesme, de sorte qu’estant peu de temps apres habillez, ils se mirent en chemin. Le matin, le berger n’esoit point sorty de sa caverne, estant demeuré pensif outre mesure de ce qui luy estoit advenu le jour precedent, tres-ayse toutesfois et tres-satisfait de la fortune qui luy avoit permis de voir avant sa mort ceste belle Astrée. Et considerant que jamais il n’avoit eu tant de faveur d’elle qu’en ceste rencontre, hormis lors que jeune enfant il la vit au temple de Venus, il s’escrioit : O heureux malheur qui as esté plus favorisé que ma meilleure fortune ! O bonté d’Amour qui, parmy ses plus grandes peines, donne mesme ses plus grands contentements ! Qui voudroit jamais se retirer de ton obeissance, puique tu as un si grand soing de ceux qui sont à toy ? A ces paroles, il adjousta ces vers.


Stances


Belles onde de Lignon que j’enfle de mes pleurs,
Campagnes qui sçavez quelles sont mes douleurs,
Tesmoins de mes ennuis, ô Forests solitaires,
Echo de qui la voix respond à mes accens,
Air remply de souspirs et de cris languissants,
Ayez part à mon heur comme à tant de miseres.

De tempestes tousjours le mont de Marcilly,
Quoy qu’il soit eslevé, n’a le dos assailly,
Tousjours impetueux Lignon ne se courrouce,
L’espoir de nos moissons ne nous deçoit tousjours,
Par divers changements s’entresuivent noz jours,
Et d’un bransle divers, le temps mesme se pousse.


Ma bergere dormoit, mais autour de ses yeux,
Mille petits amours voletoient soucieux,
A trouppes les desirs sur sa lévre jumelle
Accouroient murmurant, comme fantosmes vains,
Et ces desirs naissoient des amoureux Sylvains,
Qui ne virent jamais une nymphe si belle.
 
Heureux, ah ! trop heureux tous mes ennuys passez !
Vous estes à ce coup trop bien recompensez,
Puis que je l’ay peu voir avant que je finisse ;
Mais s’il ne te plaist pas de changer son desdain,
Je te supplie, Amour, fay moy mourir soudain,
De peur qu’en languissant mon heur ne s’amoindrisse.

En sa course Lignon reflote moins de fois,
Nos champs jaunissent moins, Isoure a moins de bois,
Et moins de voix Echo, bien qu’elle soit son ame,
Moins d’eslans a cet air d’un grand vent agité,
Que mon cœur n’a d’amour, ma nymphe de beauté,
Que mon amour de foy, que sa beauté de flame.

Cependant que ce berger s’entretenoit de cette sorte, Adamas et Leonide y arriverent ; et parce que le visage de Celadon, beaucoup changé de ce qu’il souloit estre, donnoit tesmoignage du contentement qu’il avoit receu, le druide et la nymphe le recognoissant luy dirent, apres quelques autres propos communs, qu’ils se resjouissoient de luy voir quelque espece de soulagement. – Le plaisir qui se lit en mon visage, respondit Celadon, est comme ces soleils d’hiver qui se levent tard et se couchent à bonne heure, et qui, à la verité, apportent bien le jour, mais avec de si espaisses nuées que la clairté ny la chaleur ne s’en voit ny ne s’en ressent guiere.

Et lors il leur raconta la rencontre qu’il avoit eue de Silvandre, la lattre qu’il luy avoit mise entre les mains, et la venue d’Astrée avec toutes ces bergeres, et comme il l’avoit veue, et luy avoit mis une lettre dans le sein. – Mais helas ! mon pere, continua-t’il, encor que cet heur soit tres-grand pour moy, n’ay-je point occasion de craindre qu’il ne me soit advenu que pour me faire mieux ressentir mes desplairs ? Et que le Ciel, pour me donner plus de regret du miserable estat où je suis, m’ait voulu faire voir celuy où je devrois estre s’il y avoit quelque justice en amour ? – Tant s’en faut, mon enfant, respondit le druide, que ce sage amour dont vous parlez, ayant soin de vous, et desseignant de vous mettre en une fortune plus heureuse que vous n’avez point esté, a voulu vous donner ce petit contentement pour ne vous porter d’une extremité en l’autre, sçachant assez combien tels changements sont dangereux. Et pour vous monstrer que je dis vray, Leonide vous dira ce qu’elle a appris, et quelle declaration d’amitié elle a veu faire à la belle Astrée.

La nymphe alors luy raconta le vain tombeau qui luy avoit esté dressé, les ceremonies, les pleurs et les discours de chacun, et particulièrement d’elle. – Et pour vous faire croire ce que je dis, adjousta la nymphe, venez voir le tombeau de Celadon ; il est si pres d’icy que je ne sçay comment vous n’avez ouy les voix des filles druides et du vacie. – Vous me racontez, dit le berger, des choses que je n’eusse pas crues facilement de la bouche d’un autre – Je ne veux pas, repliqua la nymphe, que Vous m’adjoustiez plus de foy qu’à la plus estrangere du monde, il me suffit que vous croyez à vos yeux. A ce mot le druyde et Leonide le faisant sortir de ce lieu, le conduirent dans le bois où le vain tombeau luy avoit esté dressé.

O Dieu ! quel devint-il ! et comme promptement il se mit à lire l’escriture que Silvandre y avoit mise ! Et l’ayant relue deux ou trois fois : J’advoue, dit-il, que vous m’avez dit la verité. Mais ayant receu un si grand contentement, sera-ce point faute d’amour, si j’ay la volonté de vivre, me voyant privé de sa veue ? Adamas alors prenant la parole : Il n’y a point de doute, luy dit-il, que si vous pouvez demeurer reclus et sans la voir, c’est faute de courage et d’amour. – Ah ! d’amour ? non, respondit incontinent le berger. Je l’advoueray bien du courage qui en ceste occasion me deffaut autant que j’ay trop d’abondance d’amour. – Je croiray, respondit Adamas, que vous n’aymez point Astrée, si sçachant qu’elle vous ayme, et la pouvant voir, vous vous tenez eslongné de sa presence. – Amour, dit le berger, me deffend de luy desobeir. Et puis qu’elle m’a commandé de ne me faire point voir à elle, appellez-vous deffaut d’amour, si j’ob­serve son commandement ? – Quand elle vous l’a commandé, adjousta le druide, elle vous hayssoit. Mais à ceste heure, elle vous ayme et vous pleure non pas absent, mais comme mort. – Comment que ce soit, respondit Celadon, elle me l’a commandé, et comment que ce soit, je luy veux obeyr. – Et toutesfois, reprit Adamas, quelque entier observateur que vous soyez de ses commandemens, si est-ce que vous y estes desja contrevenu, puis que vous l’avez veue, et vous estes presenté devant ses yeux. – Elle ne m’a pas deffendu, dit-il, de la voir, mais seulement de me laisser voir à elle. Et comment m’auroit-elle veu, puis qu’elle dormoit ? – Si cela est, respondit le druide, et comme en effect je trouve que vous avez raison, je vous donneray un moyen de la voir tous les jours, sans qu’elle vous voye. – Je trouve cela bien difficile, respondit Celadon, car il faudroit ou qu’elle dormist, ou que je fusse caché en quelque lieu. – Nullement, repli­qua le druide, tant s’en faut, vous luy parlerez si vous voulez. – Cela ne se peut, ajousta le berger, si je ne suis en lieu bien obscur. – Vous serez, dit Adamas, en plein jour. Voyez seule­ment si vous en avez le courage, ou l’Amour a la force de le vous faire entreprendr. – Ne croyez point, mon pere, respondit-il, qu’il y ait deffaut d’amour en moy ny de courage, pourveu que je ne contrevienne point à ses commandemens.– Or, dit le druide, oyez donc ce que je viens de penser. Il a pieu au grand Teutates de m’avoir donné une fille que j’ayme, ainsi que je pense vous avoir dit autrefois, plus que ma vie propre. Ceste fille, selon la rigueur de nos loix, est entre les filles druides nourrie dans les antres des Carnutes, il y a plus de huict ans, dont je n’ay nul espoir de la sortir de tant d’années, que je n’y ose penser, car il faut qu’elle y demeure un siecle, dont la tierce partie n’est point encor escoulée. Peut-estre vous resouvenez-vous bien que je vous ay dit que vous avez beaucoup de ressemblance et d’âge et de visage. Or je me resous de faire courre le bruit qu’il y a desja quelque temps qu’elle est malade et qu’à ceste occasion les druides anciennes ont esté d’advis que je la retirasse jusques à ce qu’elle soit en estat d’y pouvoir faire les exercices necessaires. Et quelques jours apres vous vous habillerez comme elle, et je vous recevray chez moy sous le nom de ma fille Alexis ; et il sera fort à propos de dire qu’elle est malade, car la vie que vous avez faite depuis plus de deux lunes vous a changé de sorte le visage, et tant osté de la vive couleur que vous souliez avoir, qu’il n’y a celuy qui n’y soit trompé en vous regardant. Et quoy que la ressemblance qui est entre vous, ne soit pas telle que quand on vous verroit ensemble, on ne recognut bien une grande difference, il n’importe, d’autant qu’il y a si long temps que personne de cette contrée ne l’a veue, que quand vous seriez encor beaucoup moins ressemblants, me l’oyant dire, on ne laissera de vous prendre pour elle. Je ne vois en tout cecy qu’un inconvenient : c’est que tous les ans, nous nous assemblons tous à Dreux, qui est si proche des antres des Carnutes que les vacies et druides sçauront aisé­ment que ma fille n’en est point partie ; mais il ne faut pas s’arrester pour cela, car, comme je vous dis, cette assemblée des druides ne se fait d’une lune et demy, et sont contraints d’y demeurer plus de deux lunes, et Dieu sçait si avant ce terme vous n’aurez repris vos habits et changé de vie ! Or regardez, Celadon, si cela n’est pas bien faisable ? – Ah ! mon pere, respondit le berger, apres y avoir songé quelque temps, et comment enten­dez-vous qu’Astrée, par ce moyen, ne me voye point ? – Pensez-vous, adjousta le druide, qu’elle vous voye, si elle ne vous cognoit ? et comment vous cognoistra-t’elle ainsi revestu ? – Mais, repliqua Celadon, en quelque sorte que je sois revestu, si seray-je en effect Celadon, de sorte que veritablement je luy desobeiray. – Que vous soyez Celadon, il n’y a point de doute, respondit Adamas, mais ce n’est pas en cela que vous contreviendrez à son ordon­nance, car elle ne vous a pas deffendu d’estre Celadon, mais seullement de luy faire voir ce Celadon. Or.elle ne vous verra pas en vous voyant, mais Alexis. Et par conclusion, si elle ne vous cognoit point, vous ne l’offencerez point ; si elle vous cognoit, et quelle s’en fache, vous n’en devez esperer rien moins que la mort. Et telle fin n’est-elle pas meilleure que de languir de cette sorte ?

– Voylà, dit alors le berger, la meilleure raison, et je m’y veux arrester; et pource, mon pere, je remets entre vos mains et ma vie et mon contentement : disposez donc de moy comme il vous plaira.

Ce fut de ceste sorte qu’Adamas vainquit la premiere opiniastreté de Celadon. Et afin qu’il ne changeast d’advis, il s’en retourna dés l’heure mesme pour donner ordre à ce qui estoit necessaire, et sur tout pour faire courre le bruit du mal de sa fille, et de son retour. Car c’estoit la coustume des filles druides qu’elles sortoient des antres, lors qu’elles estoient malades, et si leurs parents n’estoient songneux de les envoyer querir, les anciennes les leur renvoyoient, d’autant qu’elles tenoient pour un grand malheur, lors qu’il y en mouroit quelqu’une. Et cela fut cause qu’il feignoit que la sienne s’en revenoit par le commandement des an­ciennes, et qu’il l’attendoit de jour à autre.

Cette nouvelle ayant couru quatre ou cinq jours, Adamas et Leonide revindrent avec tout ce qui estoit necessaire vers Celadon, qui cependant avoit eu le loisir de dire adieu à Lignon, et prendre congé de ces bois, de son antre, et sur tout du temple de la déesse Astrée. Et lors qu’il fut revestu en nymphe (c’est ainsi qu’en ceste contrée s’habilloient les filles des druides quand elles revenoient de leurs antres) et qu’il fust prest à partir, ils l’un ni d’advis qu’il faloit attendre le soir, afin que personne ne le vist arriver seul, et cependant Adamas l’instruisoit de ce qu’il avoit respondre à ceux qui s’enquestoient de la façon de vivre des filles druides, de leurs ceremonies, de leur sacrifice, et de leurs escoles et science. – Mais en fin, luy disoit-il, le meilleur sera, ce me semble, d’en parler le moins qu’il vous sera possible et principalement devant ceux qui sçauront quelque chose, car pour les autres il n’importera, d’autant que facilement ils croiront ce que vous leur en direz.

Or le jour estant presque finy, ils sortirent de ce lieu à l’entrée duquel Celadon avoit gravé des vers de la pointe d’un poinçon sur le rocher avec beaucoup de peine et de temps, les ayant com­mencez dés le jour qu’il résolut d’en sortir, pour memoire eternelle du sejour qu’il y avoit fait : ils estoient tels.


Madrigal


Dans les tristes recoings de ceste

roche obscure,
Habiterent long-temps l’amour et le desdain,
Sans passer plus avant, si tu crains leur blessure,
Passant, fuy-t’en soudain.

Car comme le charbon, sa flame estant esteinte,
Retient long temps le chaut,
Aussi craindre il te faut
Que ces grands dieux absents de leur demeure sainte
Ayent laissé dedans
Des feux encor ardans.

Ceste affaire fut conduite par Adamas, avec tant de prudence, que Paris mesme n’en sceut rien, ayant resolu de le tromper, afin que les autres y fussent mieux deceus. Il receut donc pour sa sœur ceste fainte Alexis (c’est ainsi que d’oresnavant nous appellerons Celadon) ; et de fortune, lors qu’Adamas arriva chez luy, il n’y estoit point, qui fut une bonne rencontre, parce qu’il ne vid point qu’elle estoit seule. D’abord il la fit mettre au lict, disant qu’elle estoit travaillée du long chemin, et de son mal, de sorte que Paris ne la vid que le matin qu’Adamas et Leonide ne la voulurent laisser sortir de la chambre, dont les fenestres estoient si fermées que le peu de clarté empeschoit de descouvrir ce qu’ils vouloient tenir caché ; et continuerent de cette façon plusieurs jours, encor que cet artifice fut bien superflu, d’autant qu’elle sçavoit si bien jouer son personnage qu’il n’y avoit per­sonne qui la pust soupçonner. Toutesfois cela la r’asseura encor d’avantage, parce qu’elle receut en cet estat presque toutes les visites de ses voisines, qui s’en alloient plus satisfaictes d’elle qu’il ne se peut dire.

Quelques jours s’escoulerent de cette façon ; en fin elle commença de visiter la maison, et de sortir dehors, faisant semblant que l’air, la fortifioit. L’assiette du lieu estoit tres-belle et agreable, ayant la veue de la montagne et de la plaine, et mesme de la delec­table riviere de Lignon, depuis Boen jusques à Feurs. Cela avoit esté cause que Pelion, pere d’Adamas, y avoit fait bastir. Et depuis, Adamas y fit eslever le somptueux tombeau de son frere Belizar, au sortir de la maison, et tout aupres d’un petit boccage qui touchoit presque la maison du costé de la montagne. En ce lieu Alexis et Leonide se venoient bien souvent promener à cause de la beauté des allées et de la veue ; et parce qu’il falloit un peu monter, Alexis prenoit quelquefois Leonide sous les bras, quand elles n’estoient pas veues, et une fois entre autres qu’elles s’estoient levées assez matin, et qu’Alexis luy rendoit ce service : Voicy, dit la nymphe en sousriant, un service que vous aimeriez bien mieux rendre à quelque autre qui peut-estre ne vous en sçauroit pas tant de gré que moy. – Ha ! nymphe, dit Alexis en souspirant, je vous supplie au nom de Dieu, ne renouveliez point le souvenir de mon mal. Penseriez-vous que je le pense oublier, le ressentant d’ordinaire comme je fay ?

Elles parvindrent avec ces propos au boccage qui, estant plus relevé que la maison, descouvroit encores mieux toute la plaine, de sorte qu’il n’y avoit reply ny destour de Lignon, depuis Boen d’où il commençoit de sortir de la montaigne, jusques à Feurs où il entroit en Loire, qu’elles ne descouvrissent aisément. Cette representation fut si sensible à la feinte Alexis, qu’elle ne peust s’empescher de dire tout haut : Ha ! mes tristes yeux, comment souffrez-vous, sans mort la veue de ces rives heureuses où vous laissastes par mon depart tout vostre contentement! Leonide qui vouloit l’interrompre : Je croy, luy dit-elle, que de tous ceux qui ayment, vous estes seule qui vous ennuyez de voir les lieux où vous avez receu du plaisir, car si le souvenir des travaux pas­sez est aggreable à la pensée, à plus forte raison le sera celuy du bon-heur receu. La triste Alexis luy respondit : Ce qui rend douce la memoire du mal passé, c’est celle qui rend celle du bien pleine d’insupportables amertumes, parce que la cognoissanee d’avoir passé ce mal resjouyt, et celle de n’avoir plus ce bien, attriste ; mais encore ay-je une surcharge à mes ennuis, qui n’est pas petite, qui est de ne sçavoir l’occasion de mon mal. C’est, je vous jure, Leonide, une des plus cruelles poinctes qui me tra­verse le cœur en ceste affliction. J’ay fait une exacte recherche de ma vie, mais je n’en ay peu condamner une seule action. De penser qu’une humeur volage ou quelque autre dessein luy ayt donné volonté de changer d’amitié, c’est la trop offencer, et demen­tir trop de tesmoignages que j’ay du contraire ; de croire aussi qu’elle me traitte ainsi sans quelque raison, c’est avoir peu de cognoissance d’elle, de qui les moindres actions n’en sont jamais despourveues : qu’est-ce donc que nous accuserons de nostre mal ? O dieux ! je pense que la langue ne pouvant bien expliquer le mal, duquel les sentimens ne peuvent assez bien comprendre la grandeur, vous ne voulez pas que l’entendement le cognoisse !

Et lors continuant ses tristes pensées : Voyez-vous, dit-elle, grande nymphe, une petite isle que Lignon faict au droict de ce hameau, qui est de là la riviere, un peu plus en là que Mont-verdun et un peu par dessus Julieu. Nous y estions passez par dessus des grosses pierres que nous avions jettées en. l’eau de pas en pas, parce qu’en ce temps-là nous cherchions les lieux les plus sçachez pour esviter la veue de nos parens, et mesme de mon pere qui ne trouvant remede à cette affection qu’il voyoit croistre devant ses yeux, resolut de me faire sortir de la Gaule, et me faire passer les Alpes, et visiter la grande cité, pensant que l’esloignement pourroit obtenir sur moy ce que ses deffences et contrarietez n’avoient jamais peu. Et parce que nous en estions bien advertis, nous allions cherchant, comme j’ay dict, les endroicts les plus reculez, pour au moins employer le peu de temps qui nous restoit à nous, entretenir sans contraincte. Quelquefois à cause de la commodité du lieu, nous venions dans ce rocher que vous voyez beaucoup plus prés de nous, qui est creux, et laissions Lycidas ou Phillis en sentinelle pour nous advertir quand quel­qu’un passoit, parce qu’estant pres du grand chemin, nous avions peur d’estre ouys.

Or cette fois, comme je vous dy, suivant nos brebis qui s’estoient comme de coustume ramassées ensemble, nous passames sur des gros cailloux en cette petite isle de Lignon. Et quoy que nous eussions desja diverses fois pris congé l’un de l’autre, afin de n’estre point surpris, car mon pere me tenoit caché le jour de mon despart, si ne laissames-nous de renouveller encor nos adieux. D’abord que nous vismes que nous ne pouvions estre aperceus de personne, elle s’assit en terre, et s’appuya contre un arbre, et moy me jettant à genoux je luy pris la main, et après l’avoir baisée et mouillée de mes larmes quelque temps, en fin lors que je peux parler, je luy dis : Doncques, mon bel Astre, il faut que je vous eslongne, et que je ne meure pas, puis que vous me l’avez commandé. Mais comment le pourray-je, si la pensée de cet esloignement m’est tant insupportable qu’elle m’oste presque la vie toutes les fois que je me souviens qu’il vous faut laisser ? Elle ne me respondit rien, mais me jetta un bras au col, et me fit coucher en son gyron, exprés, comme je croy, pour m’oster la veue des larmes qu’incontinent apres elle ne peut retenir.

Et parce que j’attendois qu’elle me dist quelque chose, je de-meuray quelque temps muet ; elle cependant, me flatoit les yeux et les cheveux avec la main, et me sembloit bien d’ouyr quelques souspirs qui estant contraincts n’osoient sortir avec violence pour ne se faire ouyr. Ayant en ce silence quelque temps repensé en mon mal, en fin je parlay à elle de ceste sorte : Helas ! mon Astre, ne plaignez-vous point ce miserable berger que la cruauté d’un pere, et la rigueur du destin chasse d’aupres de vous ? Elle me respondit avec un grand souspir : Est-il possible, mon fils, que vous ayez memoire de ma vie passée et que vous entriez en doubte que je ne ressente vivement tout ce qui vous desplait ? Croyez, Celadon, que je vous rendray tesmoignage que je vous aime, et Dieu vueille que ce ne soit trop clairement.

Je me relevay pour voir quelle estoit cette preuve qu’elle me vouloit donner de son amitié ; mais elle tourna la teste de l’autre costé, et me remit avec la main au mesme lieu où j’estois aupa­ravant, afin que je ne visse ses larmes dont il sembloit que. son honneur eust honte. – C’estoit peut-estre, dit Leonide, son cou­rage glorieux, qui ne vouloit qu’autre qu’amour sceut que l’Amour l’eut surmontée. – Quoy que ce fust, dit Alexis, elle rie voulut que je visse ce que l’amour la contraignoit de faire pour moy. Pourquoy, luy dis-je, mon bel Astre, si mon esloignement vous fasche, ne me commandez-vous que je demeure ? Croyez-vous qu’il y ayt commandement de pere, ny contrainte de la necessité, qui ne fasse contrevenir à ce que vous m’ordonnerez ? – Mon fils, me dit-elle, alors, j’aimerois mieux vous demander la mort que vous destourner de vostre voyage : vous offenceriez trop contre vostre devoir, et moy contre mon honneur. Et ne pensez pas que je fasse doute du pouvoir absolu que j’ai sur vous ; je vous juge par moy-mesme qui sçay bien n’y avoir puissance de pere, authorité de mere, volonté de parens, conseil ny sollicita­tion d’amis qui me puisse jamais faire contrevenir à l’amitié que je vous porte. Et afin que vous partiez avec quelque contente­ment d’aupres de moy, emportez ceste asseurance avec vous. Je vous jure et promets en presence de tous les dieux que j’appelle à tesmoins, et par cette ame qui vous aime tant, dit-elle, mettant la main sur son estomac, qu’il n’y a, mon fils, ny ordonnance du Ciel, ny contraincte de la terre, qui me fasse jamais aimer autre que Celadon, ny qui me puisse empescher que je ne l’aime tousjours. – O paroles ! dict alors en souspirant Alexis, ô paroles dictes trop favorablement à celuy qui depuis de voit estre tant defavorisé !

Quelques jours apres je partis, et passant par les Allobroges, je ne sçaurois vous dire combien je courus de fortune par les rochers et precipices affreux des Sebusiens, des Caturiges, des Bramovices et Carroceles, et jusques aux Segusiens, où je paracheyay les Alpes Coties ; car autant de pas que l’on faict, autant voit-on de fois l’horreur de la mort, et toutesfois cela n’estoit point capable de distraire ma pensée.

En passant sous ces effroyables rochers que l’on ne peut regar­der qu’en haussant la teste de propos delibéré, et tenant son chappeau, de peur qu’il ne tumbe, je fis ces vers.

Stances


Precipices, rochers, montagnes sourcilleuses,
Abysmes entre-ouverts, vous, pointes orgueilleuses,
Qui vous armez d’horreur et d’espouventement,
Encor que de pitié vous ne soyez atteintes,
De vos sommets chenus escoutez mes complaintes,
Et soyez pour ce coup tesmoins de mon serment.
Ainsi que j’apperçois dessus vos testes nues
Les arbres se nourrir, et voisiner les nues,
Je fay vœu qu’à jamais en moy je nourriray
Contre tous mes malheurs mon amour infinie.
Accroisse s’il se peut le Ciel sa tyrannie,
Si je n’esmeus l’amour, la mort je fleschiray.

Et parce qu’auparavant ayant passé les destroits des Sebusiens, je voulus éviter la fascheuse montagne des Caturiges, me mettant sur le Rosne, je me resolus de suivre ce grand lac qui flotte contre les rochers escarpez de cette montagne, mais je ne fus pas soulagé par l’eau davantage que par la terre ; au contraire, la tourmenté s’eslevant, nous faillimes plusieurs fois de nous perdre tous. Et lors que chacun pour la prochaine mort qui nous menaçoit, trembloit dans le bateau, sans estre esmeu de cette crainte, je ne pensois qu’en ma bergère, et voicy des vers que j’en fis à l’heure mesme.


Sonnet


Ondes qui souslevez vos

voûtes vagabondes
Contre le joible sein de mon fresle vaisseau,
Sçachez que dans le sein je porte un tel flambeau
Qu’il peut rendre une mer des abismes sans ondes.

Plusieurs fois de mes yeux les deux sources fecondes
Aur oient desja fait naistre un ocean nouveau,
Si l’ardeur de ce feu ne consommoit leur eau :
Vagues, refuyez donc en vos grottes profondes.

De vos replis bossus plus fort vous nous hurtez,
Sans craindre de l’amour les flambeaux redoutez,
N’estes-vous point d’Enfer quelque source maudite ?

0 dieux ! s’il est ainsi du destin estably,
Soit plustost qu’un Lethé, pour le moins un Cocyte,
Fleuve plustost-de mort, que fleuve de l’oubly.

Au sortir de ce grand lac, je traversay les grands bois des Caturiges, et apres avoir passé Isere, riviere qui vient des Centrons , je traversay l’etroitte valée des Carroceles et Bramovices, qui me conduit jusques aux monts Coties. Je fis, en passant par ces grands rochers et ces deserts, des vers que j’ay oubliez ; mais un estranger, en la compagnie duquel je m’estois mis, en fit qu’il me recita. Et parce qu’ils me pleurent, je les appris par cœur : ils estoient tels.

Sonnet


Des Montagnes et Rochers à un Amant.
Ces vieux rochers tous nuds, glissants en precipice,
Ces cheutes de torrent, froissez de mille sauts,
Ces sommets plus neigeux, et ces monts les plus hauts,

Ne sont que les pourtraits de mon cruel supplice.
Si ces rochers sont vieux, it faut que je vieillisse,
Lié par la constance au milieu de mes maux,
S’ils sont nuds et sans fruit, sans fruit sont mes travaux,

Sans qu’en eux nul espoir je retienne ou nourrisse.
Et ces torrens rompus, sont-ce pas mes desseins ?
Ces neiges, vos froideurs ? ces grands monts, vos desdains ?

Bref, ces deserts en tout à mon estre respondent.
Sinon que vos rigueurs plus malheureux me font :
Car d’en-haut bien souvent quelques neiges se fondent,
Mais las ! de vos froideurs pas une ne se fond.

Leonide qui estoit bien aise de distraire Alexis de ses fascheuses pensées : Racontez-moy, luy dit-elle, ce que vous vistes de rare en vostre voyage. – Cela seroit trop long, respondit-elle, car l’Italie est la province la plus belle du monde et mesme quand j’eus descendu les monts Coties et que j’eus passé là ville des Segusiens. Mais je vous veux raconter l’une des plus belles advantures qui m’y advindrent, m’asseurant que nous en aurons assez de loisir.

Histoire d’Ursace et D’olimbre[modifier]

Sçachez donc, madame, qu’Alcippe ayant faict dessein de m’eslongner d’Astrée, il m’ordonna de laisser les habits des ber­gers, afin que plus librement je peusse frequenter parmy les bonnes compagnies. Car en ces païs dont je vous parle, il n’y a que les personnes plus viles qui demeurent aux champs, et les autres habitent dans les grandes villes qu’ils nomment citez, où les palais de marbre, et les enrichissures qui surpassent l’ima­gination estonnent plustost ceux qui les regardent, qu’ils ne peuvent estre assez considerez. Encores certes que chacun y fut encor effrayé de la venue d’un barbare qui par mer estoit descendu en Italie, et l’avoit presque toute ravagée, et Rome particuliere­ment, j’avois tant de desir de me rendre aymable, que je ne vous sçaurois dire avec quelle curiosité je voulois apprendre toute chose, esperant qu’Astrée m’en aymeroit mieux. Approchant donc de l’Appennin, je sçeus qu’il y avoit des montagnes qui brusloient continuellement ; afin d’en sçavoir parler à mon retour, je voulus les voir, et cela fut cause que me détournant un peu du grand chemin, je prins à main droitte.

Mais je fis une rencontre qui rompit mon dessein comme je vous diray. Je n’avois pas encor monté plus de deux milles (c’est ainsi qu’ils comptent la distance des lieues) que j’ouys une voix qui se plaignoit, et parce que j’eus opinion que ce serait peut-estre quel­qu’un qui auroit faute d’assistance, je tournay du costé où mon oreille me guidoit. Je n’eus pas marché cent pas que je vis un homme estendu de son long contre terre, qui, sans m’apercevoir, à l’heure que j’arrivay, parloit de ceste sorte.

Sonnet


S’il doit mourir ou vivre.

Mon esprit combattu diversement chancelle,
Dois-je vivre ou.mourir parmy tant de malheurs ?
Si je vis, hé ! comment souffrir tant de douleurs ?
Si je meurs, hé ! comment estre à jamais sans elle ?

En mourant je n’auray que l’espine cruelle,
Dont Amour si souvent m’a tant promis de fleurs ;
En vivant je seray tousjours noyé des pleurs,
Que mon cuisant regret sans cesse renouvelle.

Pour tromper tant de maux, mon cœur, que ferons-nous ?
Vivons. La vie en fin est agreable à tous. Mourons.
Douce est la mort dont l’ame est soulagée.

En quel cruel estat m’ont reduit mes ennuis,
Puis que, ny vif ny mort, la misere où je suis,
Tant mon desastre est grand, ne peut estre allegée !

Miserable Ursace, disoit-il, apres s’estre teu quelque temps, jusques à quand te trompera ce vain espoir qui te flatte ? Combien te fera-t’il passer encores de jours en ceste cruelle misere ? Et combien te contraindra-t’il de conserver ceste vie tant indigne et de tes actions et de ton courage ? Toy qui as, le cœur si plain d’outrecuidance que d’avoir levé les yeux à l’espouse d’un Cesar, qui as eu le courage pour la venger et ton amour aussi, de tremper tes mains dans le sang d’un autre, en auras-tu maintenant si peu que tu puisses vivre et voir ta chere Eudoxe entre les mains d’un Vandale qui l’emmené dans le profond de l’Afrique, et pour triomphe, et pour saouler, peut-estre, son impudicité ? O Dieu ! comment souffrirez-vous que ceste beauté qui veritablement ne doit estre sinon adorée, soit indignement la despouille d’un si cruel barbare ? Si l’outrecuidance de l’Empire Romain vous a despieu, si les vices de la miserable Italie vous ont offencé, je ne trouve pas estrange que vous l’ayez mise en proye aux Huns et aux Vandales, et que Rome mesme, riche des despouilles de toute sorte de gens, soit maintenant saccagée par toute sorte de gens, car il est bien raisonnable qu’elle leur rende avec usure ce qu’elle leur a ravy. Mais, ô dieux ! comment souffrez-vous que ceste beauté qui estoit divine, coure maintenant la fortune des plus miserables choses humaines ? Et tu le sçais ? Ursace, et tu l’as veu devant tes yeux, et tu n’es pas mort ? Et tu te vantes encores d’estre ce mesme Ursace Romain, qui as esté aymé de ceste divine Eudoxe; et qui as vangé et delivré l’Empire et ceste belle, de la tyrannie de Maxime ? Ah ! meurs, si tu veux que le nom t’en demeure avec raison, et ce que le regret n’a peu faire, que ce fer le fasse maintenant pour laver par ceste acte signalé, la honte d’avoir survescu la liberté d’Eudoxe.

Cest estranger parloit de ceste sorte, et prenant tout transporté de fureur un petit glaive qui luy pendoit à costé de la cuisse, il s’en fust donné sans doute dans l’estomach, si un sien compagnon accourant à temps, ne luy eust retenu le bras qu’il avoit eslevé pour donner un plus grand coup. Mais il advint qu’en luy sauvant la vie il faillit d’avoir la main coupée. Car Ursace se sentant pris, et ayant desja l’esprit occupé de l’opinion de la mort, il le retira si promptement, que sa manche luy eschapa, et la main de celuy qui estoit survenu, coulant tout le long, le tranchant luy fit une grande blesseure, .qui fut cause que ne le pouvant plus retenir de ceste main, et craignant qu’il ne parachevast son cruel dessein, il se jetta sur luy, luy disant : Jamais Ursace ne mourra sans Olimbre.

Grand effect de l’amitié ! à ce nom d’Olimbre, je vis cet homme auparavant si transporté, revenir tout à coup en luy-mesme, et comme s’il fust tombé de quelque lieu bien haut, il sembloit tout estonné de ce qui luy estoit advenu, et de ce qu’il voyoit. En fin, lors qu’il peut reprendre la parole : Amy, dit-il, hé ! quel demon contraire à mes desirs t’a conduit en ce lieu escarté pour m’empescher de suivre, si je ne puis comme Ursace, comme son esprit pour le moins, sa tant aymée Eudoxe ? – Ursace, luy dit-il, le dieu qui preside aux amitiez et non point un mauvais demon, est cause que je te cherche depuis trois jours, non pour t’empescher de suivre Eudoxe, si c’est ton contentement, mais pour t’y accompagner, ne voulant souffrir que si ton amour te fait faire ce cruel voyage, mon amitié ayt moins de pouvoir à me faire te tenir compagnie. Et par ainsi, si tu veux achever le des­sein que tu dis, il faut que tu fasses resolution de mettre premiere­ment ce fer que tu tiens en la main, dans l’estomac de ton amy, et puis rouge et fumeux de mon sang, tu pourras executer en toy ce que tu voudras. – Ah ! Olimbre, dit-il, que tu me fais une requeste dont l’effet est’ incompatible avec mon amitié ! penses-tu que ma main pust avoir la force d’offencer l’estomac de l’amy , d’Ursace ? me tiens-tu pour si cruel que je pusse consentir à la mort de celuy de qui la vie m’a tousjours esté plus chere que la mienne propre ? Oste, oste cela de ton esprit ; jamais ceste volonté ne sera en ceste ame qui t’a aymé, et qui ne cessera jamais de t’aimer. Mais si tu as quelque compassion de ma peine, par nostre ancienne et pure amitié, je te conjure, amy, de me laisser sortir de ceste misere où je suis. – Est-il possible, respondit incontinent Olimbre, que mon amitié estant si parfaicte envers toy, je recognoisse la tienne si deffaillante ? Tu n’as pas eu le courage de m’oster la vie, afin que je te puisse suivre, et tu as bien la volonté de te ravir de moy, afin que tu puisse suivre Eudoxe ? Crois-tu la mort estre bien ou mal ? Si c’est mal, pourquoy veux-tu le donner à ce que tu sçais bien que Olimbre ton amy ayme plus que luy-mesme ? Si c’est bien, pourquoy ne veux-tu qu’Olimbre que tu aymes participe à ce bien avec toy ? – A toutes ces rai­sons, respondit Ursace, je ne te puis dire autre chose, sinon qu’Olimbre vivra eternellement s’il ne meurt que de la main d’Ursace, et que tu me rendras une extreme preuve d’amitié de me laisser librement parachever ce dessein qui seul peut effacer la honte d’avoir survescu à mon bon-heur.

Et en disant ces paroles il essayoit de retirer le bras que son amy luy tenoit engagé sous le corps, dequoy m’appercevant, et craignant,, que celuy qui estoit blessé n’eust pas assez de force pour l’en empescher, je m’approchay doucement d’eux et pre­nant la main d’Ursace, je luy ouvris les doigts à force, et me saisis du glaive. Et parce que l’effort qu’Olimbre faisoit, luy avoit fait perdre beaucoup de sang par la blesseure de la main, incontinent apres se sentit defaillir, et prenant garde que c’estoit à cause, de la perte du sang, il se leva de dessus son com­pagnon, et luy monstrant sa main : Amy ! luy dit-il, tu as faict ce que je desirois. Voylà ! je m’en vay t’attendre aupres d’Eu­doxe, bien-heureux de ne te pas survivre, puis que tu voulois mourir. Et presque en mesme temps se laissant couler en terre, il s’esvanouit sur le sein de son amy. Ursace, pressé de la crainte d’une telle perte, laissa l’opinion qu’il avoit de se tuer pour, le secourir, et courant à une fontaine qui estoit prés de là, en apporta de l’eau sur son chapeau pour luy jetter au visage.

Cependant, parce que je cogneus bien que le mal procedoit de la perte qu’il faisoit de son sang, je luy liay la playe avec un mouchoir, y mettant un peu de mousse, ne pouvant prompte­ment y trouver autre remede. Et je’n’avois encor achevé qu’Ursace revint, qui arrousant le visage de son amy d’eau froide, et l’appellant à haute voix par son nota, le fit en fin revenir. A l’ouverture de ses yeux : Helas ! dit-il, amy, pourquoy me rappelles-tu ? Laisse partir mon ame bien contente, et permets qu’elle t’at­tende où tu veux aller, et aye ceste creance d’elle, je te supplie, qu’elle ne pouvoit clorre ses jours plus heureusement que par ta main et en te faisant service. – Olimbre, dit Ursace, s’il faut que tu partes pour venir avec moy, il faut que je sois le premier ; et pour ce, ne pense point que mon amitié permette que le passage soit ouvert à ton ame par ma main, qu’elle-mesme et avec le mesme fer n’ayt chassé la mienne hors de son miserable sejour. Et à ce mot, il cherchoit de l’œil où estoit l’arme que je luy avois ostée, dont me prenant garde : Ne pense, luy dis-je, Ursace, de pouvoir satisfaire avec ce fer à ta cruelle deliberation : le Ciel m’a envoyé icy pour te dire, qu’il n’y a rien au monde de si deses­peré qu’il ne puisse remettre en son premier estat lorsqu’il luy plaira, et pour te deffendre de ne point attenter sur la vie, ny de toy, ny de ton amy, car c’est à luy à qui elle est et non point à vous. Que si tu fais autrement, je t’annonce de la part du grand Dieu, qu’au lieu de suivre ceste Eudoxe que tu desires avec tant de passion, il te releguera dans des obscures tenebres où tant s’en faut que tu ayes jamais ceste veue tant souhaittée, qu’au contraire il ne t’en laissera pas la memoire seulement.

Je vous raconteray, nymphe, dit Alexis, un estrange effect. Olimbre croyant mes paroles, surpris de ravissement, se voulut lever pour se mettre à genoux devant moy, mais la foiblesse l’en empescha, et «seulement me joignit les mains, se tournant de mon costé. Mais Ursace se tournant à mes pieds : O messager, du Ciel ! me dit-il, que je recognois, soit aux discours, soit à Tesclat du visage, me voicy prest : qu’est-ce que tu commandes ? – Ils vous prindrent, interrompit Leonide, pour Mercure, parce qu’ils le representent jeune et beau comme vous estes. – II est vray, respondit Alexis, qu’ils me penserent estre Mercure, ou quelque messager celeste, mais je ne sçay pourquoy. Tant y a que pour me prevaloir à leur profit de ceste opinion, je fis telle response à Ursace : Dieu, ô Ursace; te commande, et à toy aussi, Olimbre, de vivre, d’esperer. Et à ce mot, sortant de ma poche un petit cuir plain de vin, à la façon des Vissigots, j’en fis boire un peu à Olimbre, et luy donnant la main, je luy dis : Debout ! Olimbre, le Ciel te guerira bien tost de ceste blesseure, et pour cest effect, allons en ceste bourgade prochaine, car il veut que les graces qu’il fait soient le plus souvent par l’entremise des hommes, afin d’entretenir l’amitié entre eux par ces mutuelles obligations.

Ce fut une chose estrange que l’effect de l’opinion en cet homme, puis que pensant que je feusse envoyé du Ciel, et que le breuvage que je luy avois donné, fust quelque chose de divin, le voilà qui reprit ses forces, et se mit à me suivre, tout ainsi presque que s’il n’eust point eu de mal. Craignant toutesfois que quelque deffaillance ne luy revint, je me tournay vers Ursace, et luy dis : Encor que le Ciel puisse donner telle force à vostre amy, qui luy sera necessaire, si n’est-il point hors de propos, que vous luy aydiez à marcher. Car Dieu se plaist, d’autant qu’il est bon, de voir les effects de la bonté entre les hommes. A ce mot, Ursace s’appro­chant de son amy, le pria de s’appuyer sur luy. De ceste sorte nous arrivasmes à la prochaine bourgade, où de fortune nous trouvasmes un mire qu’ils nomment chirurgien, qui pensa la main d’Olimbre ; et parce qu’il n’y avoit rien de dangereux que la perte du sang, il luy ordonna de tenir le lict pour quelque temps.

Quant à moy, je me retiray en un autre logis, estant bien ayse de leur avoir rendu ce bon office, encores que cela fut cause que mon dessein demeura imparfaict, car le jour estoit tant advancé, qu’il n’y avoit pas du temps pour aller voir ces montagnes bruslantes. Ursace fut bien empesché quand il me vid partir, parce qu’il me vouloit accompagner ; et toutesfois son amitié luy deffendoit d’esloigner son amy en cest estat. Je recognus aysément sa peine, et pour l’en oster, je luy dis qu’il devoit demeurer aupres de son amy, et que Dieu luy sçauroit gré de l’assistance qu’il luy rendroit. Si je ne l’en eusse empesché, je croy qu’il se fust jette à mes pieds pour remerciement; mais ne voulant le souffrir, je le luy deffendis, et incontinent je me retiray en un autre logis. Mais Ursace m’ayant suivy de loing, remarqua le lieu où j’estois entré, et ayant sceu que j’avois demandé à loger, s’en retourna vers son amy pour l’advertir qu’encores que je fusse sorty de leur logis, toutesfois je ne m’en estois pas allé, espérant par ce moyen que je le reverrois encores. Car, grande nymphe, ils avoient pris une si grande confiance en moy qu’ils s’asseuroient, avec mon assistance, de r’avoir bien tost Eudoxe.

Mais trouvant qu’il s’estoit endormy, il revint incontinent où j’estois, et voyant que je prenois mon repas, il demeura un peu estonné. Si n’en fit-il point de semblant, tant qu’il vid quelques personnes du logis autour de moy ; mais quand la nappe fut ostée, et que nous demeurasmes seuls, je luy dis qu’il serrast la porte de la chambre sur nous. Et puis le faisant asseoir, quoy qu’avec beaucoup de peine, pour le mettre hors d’erreur, je luy parlay de ceste sorte : Je voy bien, seigneur chevalier, que l’assistance que vous avez eue de moy tant à propos vous a faict croire que j’estois quelque chose plus qu’homme, et n’ay point esté marry que vous ayez eu ceste creance, afin de vous destourner du cruel et furieux dessein que vous aviez. Mais à ceste heure que la raison a repris sa premiere force en vous, je ne veux pas que vous demeuriez plus long temps deceu. Sçachez donc que je suis Celte, que vous appeliez Gaulois, et né dans une contrée dont les habitants sont nommez Segusiens et Foresiens. Quelques occasions qui seroient longues et inutiles à vous desduire, m’ont fait sortir de ma patrie, et me contraignent de demeurer en ceste Italie pour quelque temps. Toutesfois je tiens pour certain que ce ne fut point sans une particuliere pro­vidence du Ciel que je fus conduit si à propos au lieu où vous estiez, qu’il s’en est ensuivy un si bon effect. Je l’en remercie de tout mon cœur, et me semble que vous en devez faire de mesme, puis que vous devez estre tres-asseuré qu’il ne vous eust point retiré de ceste prochaine mort, si ce n’eust esté pour faire de vous quelque chose, ou à sa gloire ou à vostre honneur et contentement.

Je vy à ces paroles qu’Ursace devint pasle, et changea deux ou trois fois de couleur, se voyant deceu de l’assistance divine qu’il avoit esperée; toutesfois, comme homme de courage, apres y avoir pensé quelque temps : J’advoue, me dit-il, que j’ay esté deceu, car vous voyant en quelque sorte vestu d’autre façon que nous ne sommes, le visage si beau, oyant vostre voix plus douce, et vostre parole si grave, et de plus estant arrivé presque invisi-blement et si à propos prés de nous, il faut que j’advoue que je vous prins pour l’un des messagers du grand Dieu. Mais puis que j’entends par vostre bouche mesme, que vous estes mortel comme nous, je ne veux pas laisser de croire pour cela, que vous ne soyez envoyé de luy pour luy conserver la vie de deux fidelles servi­teurs. Et quoy que par la premiere opinion que j’avois eue de vous, je me feusse incontinent figuré des assistances extraordinaires du Ciel, je n’en veux pas pour cela perdre l’esperance entierement, puis que par la rencontre que nous avons faite de vous, il est impossible de nier que ce soit un soin particulier que quelque grand dieu, ou grand demon pour le moins, a de la conservation de nostre vie. – N’en doutez point, luy dis-je, ny que vous ne soyez reservez à quelque meilleure fortune, puis qu’ils vous ont retirez d’un danger si apparent, car ils ne font jamais rien que pour nostre mieux. Et parce que je suis estranger, et du tout ignorant de la fortune que vous regrettez, ce me seroit un grand plaisir de l’ouyr de vostre bouche, à fin que je sceusse pour le moins, pour qui les dieux m’ont faict vivre ceste journée. Alors avec un grand souspir, il me respondit de ceste sorte : Le Ciel me puniroit avec raison, comme un ingrat, si je refusois à celuy qui m’a conservé la vie, de luy raconter quel en a esté le cours et l’entresuitte. Et pour ce, je satisferayà vostre curiosité, avec promesse toutesfois que vous tiendrez secret ce que je vous en diray ; car estant descouvert, il pourroit estre cause de la perte de ceste vie, que nous pouvons dire que vous nous avez conservée. Et luy en ayant donné toute l’asseurance qu’il voulut, il continua de ceste sorte.

Alexis vouloit continuer son discours, et raconter tout au long ce qu’Ursace luy avoit dit. Mais Adamas survenant l’en empescha, car Leonide et elle furent contraintes de se lever, et luy rendre l’honneur qu’elles luy devoient. Et le sage druide, les prenant chacune d’une main, commença de se promener par une allée qui, encores que couverte du soleil, ne laissoit d’avoir une belle veue du costé du bois d’Isoure.

Et cependant qu’ils discouroient de diverses choses, on les vint advertir que Silvle estoit arrivée et qu’elle estoit desja entrée dans la maison. Alexis fit difficulté de se laisser voir à elle de peur d’estre recogneue. Mais en fin se ressouvenant combien ceste nymphe avoit desja contribué du sien, pour le sor­tir de la peine où il estoit au palais d’Isoure, elle creut qu’elle ne seroit pas changée. Toutesfois Adamas ne fut pas d’advis qu’elle se laissast voir, craignant que la jeunesse de la nymphe, et les faveurs qu’il avoit sceu que Galathée luy faisoit, depuis que sa niepce n’estoit plus aupres d’elle, ne la fissent parler plus qu’elle ne debvroit. Et il vouloit de sorte tenir cest affaire secrette, que s’il eust pu, il se la fust cachée à luy-mesme. Il commanda donc à Leonide d’aller trouver sa compagne, et sur tout ne luy parler de Celadon ; que si elle demandoit de voir Alexis, qu’elle luy dist qu’ils estoient empeschez ensemble, pour quelques affaires de leurs charges et offices ; et qu’estant resolue de retourner bien tost vers les Carnutes, et parachever son terme, elle ne se laissoit voir que le moins qu’elle pouvoit.

Leonide s’en alla donc de ceste sorte bien instruitte trouver Silvie, à laquelle elle donna d’abord tant de baisers, et fit tant d’embrassements qu’il sembloit qu’elles ne se fussent veues de plus d’un an. Et apres ces premiers accueils, et que, pour se gratifier l’une l’autre, elles se furent asseurées qu’elle ne s’estoient jamais veues si belles, et que Silvie eust dit à sa compagne que les champs ne luy avoient point gasté son beau teint, et que Leonide luy eust reproché qu’elle ne monstroit pas beaucoup de regret de ne la voir plus, et que le tracas de la Cour ne la travailloit guiere, puis qu’elle avoit un meilleur visage encores que quand elle la laissa, elles s’assirent eslongnées de chacun, et lors, Silvie luy parla de ceste sorte.

==Suitte de l’histoire de Lindamor==

Encores, ma sœur, qu’il ne me faille point de subjet pour me convier de vous venir voir, sinon le seul desir que j’en ay, si vous diray-je qu’à ce coup ce qui m’a conduict icy, n’est pas cette seule volonté, car c’est pour conferer avec vous, et si vous le trouvez bon, avec Adamas aussi, d’une affaire que j’ay jugé estre à propos de vous faire sçavoir, parce que Galathée et nous en pouvons recevoir beaucoup de contentement, ou beaucoup de desplaisir.

Sçachez donc, ma sœur, que Fleurial est revenu du lieu où vous l’aviez envoyé et qu’il a rapporté des lettres de Lindamor. Il fut bien estonné quand il ne vous trouva plus à Marcilly, et voulut venir icy, mais de fortune Galathée se prit garde qu’il parloit à moy, et soupçonnant que vous me l’eussiez envoyé, car elle ne sçavoit le voyage que vous luy aviez commandé, de faire, elle l’appela, et luy demanda d’où il venoit, et que c’est qu’il me vouloit. Luy qui pensoit bien faire, sans desguiser chose du monde, luy fit responce qu’il venoit de trouver Lindamor et en mesme temps luy presenta les lettres qu’il en avoit. Et elle, luy ayant demandé qui luy avoit fait faire ce voyage, il respondit que ç’avoit esté vous, depuis que nous estions au palais d’Isoure. Galathée alors se tournant à moy, en pliant les espaules : Voyez, dit-elle, quelle est l’humeur de vostre compagne ! Et refusant les lettres, luy commanda de me les donner pour vous les envoyer. Et puis se retirant en sa chambre, car de fortune elle venoit de se promener, elle me commanda de la suivre. Cela fut cause que je ne peus dire autre chose à Fleurial, sinon, prenant ses lettres, qu’il m’attendist en ce lieu, jusques à ce que j’eusse parlé à la nymphe. Aussi tost qu’elle fut en son cabinet, et qu’elle vit que j’estois seule : Que vous semble, me dit-elle, de vostre compagne ? N’est-elle pas resolue de me rendre tous les desplaisirs qu’elle pourra ? – Madame, luy respondis-je, je ne sçay que dire sur cela, il faut parler à elle pour sçavoir quel subject elle en a eu, et quel a esté son dessein. – Je le sçay, repliqua-t’elle, mieux qu’elle ne vous le dira, car elle ne vous confessera pas la vérité, et je me doute bien de ce qui en est. Elle a donné advis à Lindamor que j’aymois Celadon. – Seroit-il possible, madame, respondis-je, qu’elle eust pris la peine de luy escrire ces nouvelles de si loin, et ayant à faire un chemin si dangereux ? – Voyons, me dit-elle, les lettres de Lindamor, et vous cognoistrez que je ne mens point. Et lors me les ostant d’entre les mains, elle rompit le cachet et les leut. La premiere qu’elle rencontra fut celle qui s’adressoit à vous, et parce que je les ay apportées, nous les pourrons lire. Et mettant la main dans sa poche, elle en tira le paquet ouvert, et donnant à Leonide la lettre qui s’adressoit à elle, elle vit qu’elle estoit telle.

Lettre de Lindamor à Leonide[modifier]

Vous croyez que ma presence me sera utile, et je pense qu’aussi sera-t’elle, mais par un moyen bien different de celuy que vous attendez. Elle me profitera sans doute en deux sortes : l’une, en me sortant de la miserable vie où je suis, m’estant impossible de veoir un tel changement en ma dame, sans mourir ; et l’autre, en me faisant prendre vengeance de celuy qui est cause de mon mal. Jurant par tous les dieux que le sang de ce perfide est la seule satisfaction que t je puis recevoir d’une si grande offence. Je seray pour ce subject vers vous dans le temps que ce porteur vous dira. Cependant, si vous le trouvez à propos, faictes voir à ma dame la lettre que je luy escrits, attendant que la fin de ma vie, devancée de la mort de ce meschant, luy rende tesmoignage que je ne pouvois survivre l’amitié qu’elle m’avoit promise, ny mourir aussi sans en tirer vengeance.

Voicy, me dit-elle, continua Silvie, ce que j’ay tousjours le plus redouté : l’imprudence de Leonide, ou plustost sa malice, est si grande qu’elle a declaré à Lindamor l’amitié que je porte à Celadon, et ce rapport est cause qu’il le veut tuer. J’aymerois mieux la mort que si ce berger avoit le moindre mal du monde à mon occasion, et il ne faut point douter que cest outrecuidé ne le fasse pour me desplaire ; et Dieu sçait combien il le pourroit outrager facilement, puis que le pauvre berger n’y pense point, et qu’outre cela il n’a point d’autres armes que sa houlette. Il faut bien dire que c’est une grande malice que la sienne, de pro­curer la mort à celuy qui ne luy fit jamais desplaisir. Je croy que c’est de rage, car elle l’ayme, et voyant qu’il n’a tenu compte d’elle, elle voudroit qu’il fust mort. – Madame, luy respondis-je, je ne croy pas que ma compagne ait fait ceste faute, mais plus­tost une plus grande, car lisant ce que Lindamor luy escrit, je ne pense pas qu’il vueille parler de Celadon, mais de Polemas : car à quelle occasion nommeroit-il Celadon perfide ? – Et pour-quoy, interrompit-elle incontinent, plustost Polemas ? – Parce, madame, luy dis-je, qu’elle luy aura fait sçavoir l’artifice dont il a usé de ce faux druide. – Et quoy ! Silvie, me dit-elle, en se moquant de moy, vous croyez encores q’ue Leonide vous ayt dit vray ? Ne cognoissez-yous pas que ce fut une menterie qu’elle inventa pour me distraire de Celadon afin de le posseder toute seule ? Or je vous apprens, si vous ne le sçavez, qu’elle en estoit tellement amoureuse, qu’elle ne pouvoit presque souffrir que je le regardasse ; et si elle eust eu autant de puissance sur moy, que j’en ay sur elle, ô qu’elle m’eust bien empeschée de n’entrer jamais en lieu où il eust esté ! Et quoy ? m’amie, vous n’avez point pris garde à ses actions, et comme lors qu’elle le voyoit, elle le mangeoit des yeux, s’il faut dire ainsi, ne le pouvant assez regarder, et s’ennuyoit tellement de nous voir aupres de luy, qu’elle en mouroit de jalousie ? Je vous asseure que j’ay quelquesfois passé mon temps à considerer les diverses passions qu’elle ressentoit. Je la voyois maintenant toute en feu, et puis incontinent devenir pasle et sans couleur. Quelquesfois il n’y avoit à parler que pour elle, et puis tout à coup elle se taisoit, de. sorte’qu’il sembloit qu’on luy eust osté la voix, ou là langue. Je l’ay si souvent surprise qu’elle avoit les yeux sur luy, qu’en fin je ne prenois plus la peine de la regarder, mais seulement me moquois d’elle quand je la voyois en cette extase, tel se peut nommer son ravissement. Et pensant de m’en retirer du tout, elle fit cette belle invention dont vous avez ouy parler, mais cela est aussi peu vray que la plus grande fausseté qui fut jamais.

A ce mot, elle prit l’autre lettre qui s’addressoit à elle, que vous pourrez lire, dict Silvie, la presentant à Leonide, qui la prenant trouva qu’elle estoit telle.

Lettre de Lindamor à Galathée[modifier]

Puisque ce malheureux esloignement, outre l’honneur de vostre presence, me ravit celuy de vos bonnes graces, je proteste que je ne veux plus vivre que pour vous rendre preuve que je merite mieux ce que vous m’avez promis, que le perfide qui est cause de ma disgrace, que s’il faloit obtenir le bien que je regrette, par amour, ou par armes et non par artifice, ne croyez point que ce meschant osast y aspirer, tant que je serois en vie. Il advouera bien tost ce que je dis, ou l’espée qu’il a desjà ressentie, luy ostera à ce coup la vie, que je ne luy laissay que trop malheureusement pour ce miserable et infortuné Lindamor.

Quand Leonide eut leu ceste lettre : Je m’asseure, dict-elle, ma sœur, que Galathée a bien recognu que son tant aymé Celadon n’estoit point en danger de perdre la vie par mon moyen, et que c’est plustost ce traistre Polemas qui est cause de toute nostre peine. Et je prie Hesus qu’il le punisse par les armes, ou Tharamis par le foudre, et qu’en fin par la grace de Teutates, madame cognoisse que je n’ay point menty quand je luy ay raconté la meschanceté de Climanthe, et de ce cauteleux amant ; car tout ce que je luy en ay dit, est aussi veritable que je desire le guy de l’an neuf m’estre salutaire, et si je ments, que je ne puisse jamais assister au sacrifice du pain et du vin, ny baiser la serpe d’or dont le guy ceste année sera abatu. Bref, ma sœur, je le vous jure par tous les serments qui nous sont plus saincts et sacrez ; et quoy que je ne me soucie guiere de retourner à Marcilly, tant qu’elle sera de ceste humeur, si serois-je bien aise qu’à toutes les occasions qui se presenteront, vous fissiez tout ce qui se peut pour l’oster de l’erreur où elle est, non point pour autre subjet que pour ne luy laisser une si mauvaise impression de moy, qui ne veux pas à la verité vivre, ny en druide, ny en vestale, mais ouy bien en fille de ma condition, et sans reproche. – Ma sœur, respondit Silvie, il ne faut point que vous m’asseuriez avec plus de ser­ments de la finesse de Polemas. Je l’ay creue, dés la premiere fois que vous m’en parlastes, tant pour vous croire veritable, que pour ne douter point de l’esprit de Polemas, ny de sa volonté, par la cognoissance des choses qu’il avoit desja faites pour ce subjet. Et devez croire qu’à toutes les occasions qui se presen­teront, je ne failliray point de persuader la verité à la nymphe, comme jusques icy je n’en ay laissé passer une seule, sans m’y estre essayée. Mais il ne faut point que je vous flatte en cela : je n’espere pas que mes paroles ny mes persuasions y puissent beaucoup faire, jusques à ce que son esprit n’y soit préparé d’autre sorte, ce qui peut-estre adviendra trop tard, si Dieu ne nous envoyé quelque moyen inesperé. Car je vois bien que Polemas a un mauvais dessein, et qu’il ne le couvre que pour la crainte qu’il a de Clidaman et de Lindamor, qu’il sçait estre armez, et tant aymez du roy Childeric, qui ayant succedé à ce grand Merouée, a pris une si particuliere amitié à Clidaman, à Lindamor, mais plus encor à Guyemants, qu’il ne peut estre sans eux. Et. Polemas qui est fin et rusé, craint que s’il entreprend quelque nouveauté, ce Franc ne les assiste, et par sa force ne ruine tous ses desseins.

Mais pour laisser ces affaires d’Estat, qui doivent estre demeslées par de plus capables personnes que nous, je vous diray, ma sœur, que quand Galathée eut leu ce que Lindamor luy escrivoit, elle fut si aise de voir que Celadon ne courait point de for­tune, que la moitié de sa cholere fut passée. – Et bien, luy dis-je, madame, n’ay-je pas deviné que Lindamor voûtait parler de Polemas ? – Vous avez raison, me dit-elle, et j’advoue que j’ay à ce coup accusé à tort Leonide, mais la compassion que j’avois de ce pauvre berger, qui à la verité ne peut mais de tout cecy, me faisoit tenir ce langage. – Madame, continuay-je, faites moy l’honneur de croire que Leonide ne vous rendra jamais du des­plaisir à son escient, et que cognoissant bien que vous n’aimez nullement Polemas, elle a quelque raison de desirer que Linda­mor parvienne à l’honneur qu’il recherche en vos bonnes graces, pour le parentage qui est entre elle et luy. Car vous sçavez, madame, que Lindamor est de cest illustre sang de Lavieu, et elle de celuy de Feurs, qui de si long temps ont eu tant d’al­liances ensemble, qu’il semble que ces deux races ne sont qu’une. Et au contraire il y a tousjours eu tant d’inimitié entre celle de Surieu, et celles-cy, que si elle tasche d’esloigner Polemas du bien qu’il pretend, vous devez l’en excuser, puis qu’elle y a un si grand interest. – Je sçavois bien, respondit Galathée, qu’il y avoit eu de grandes inimitiez entre ceux de Lavieu, et de Surieu, et depuis le combat de Lindamor et de Polemas, qu’il n’y avoit eu guere d’amitié entre eux, quoy que Polemas n’en ait rien sceu que par soupçon. Mais je ne sçavois point le sujet que Leonide avoit de favoriser Lindamor, et j’advoue qu’elle a raison, d’autant que chacun doit desirer que le lieu dont il tire son origine soit le plus illustre qu’il se peut. Et si je l’eusse sceu plustost, je n’eusse pas trouvé si mauvais la protection qu’elle a tousjours prise de Lindamor, soit contre celuy dont nous parlons, soit contre Celadon, qui à la verité a esté tant opiniastre quelquefois que j’ay eu sujet de croire qu’il y avoit de l’amour et non pas de la haine. Mais maintenant que je considere ce que vous, dites, je veux croire qu’Adamas a fait eschapper Celadon, afin que Lindamor, qui est son parent comme vous dictes, par ce parvint à ce qu’il desire, et je pense bien que Leonide n’y a pas nuy pour ce mesme subject. Toutesfois je le luy pardonne pour ceste consideration, et mesme n’ayant rien mandé à Lindamor de tout ce qui s’est passé en mon palais d’Isoure. Et faut que nous fassions, continua-t’elle, une contreruze par son moyen et sans qu’elle s’en doute.

A ce-mot, Silvie se teust, et laissant son premier discours, peu apres reprist de cete sorte : Voyez-vous, ma sœur, je ne vous cache rien, parce que nostre amitié me le commande ainsi, mais si vous me descouvriez, je serois ruinée ; c’est pourquoy je vous supplie de n’en faire jamais semblant. – J’aymerois mieux, respondit Leonide, ne parler jamais que si j’avois fait cette faute – Sçachez donc, continua Silvie, que Galathée, apres avoir quelque temps pensé en elle-mesme, me dit en fin : Voyez-vous, Silvie, je suis infiniment empeschée de ces deux hommes, je veux dire de Lindamor et de Polemas, et faut que je vous advoue que celuy qui m’en defferoit, m’obligerait infiniment ; car je sçay bien qu’ils ne laisseront jamais en paix Celadon aupres de moy. C’est pourquoy je voudrais bien essayer de me despecher de l’un par le moyen de l’autre, ce que nous pouvons faire par l’entremise de Leonide, à laquelle il faut que vous conseillez qu’elle doit advertir Lindamor de tout ce qu’elle dict de Climanthe et de luy. Mais qu’elle se garde bien d’y embrouiller Celadon, et vous luy pourrez dire, afin de luy en oster la volonté, que je n’ay plus de memoire de luy, et que la presence de Lindamor qui est chevalier de tant de merites me fera bien oublier ce berger entierement ; parce que ou Lindamor me deffera de Polemas, ou cestuy-cy de l’autre, et par ainsi j’en seray deschargée à moitié, et peut-estre du tout si ma fortune veut qu’en mesme temps l’un me defface de l’autre Je ne voudrois pas que ce fust par leur mort, mais plustost par quelque autre moyen, et toutesfois je me sens si fort importunée d’eux, et j’ayme de sorte Celadon, que s’il ne se peut autrement, j’y consentiray, pourveu que je n’y mette-point la main, et que l’on ne sçache que cela vienne de moy.

J’advoue, ma sœur, qu’oyant ces paroles, je demeuray estonnée, et me resolus de vous en advertir, non pas pour vous don­ner volonté de faire ce qu’elle dict, mais au contraire pour y pour­voir. Je respondis donc à la nymphe, qu’avant que de faire des­sein sur ce qu’elle disoit, il falloit sçavoir de Fleurial en quel temps Lindamor luy avoit dict qu’il viendroit. Ce qu’elle trouva à propos et me commanda de l’appeller, ce que je fis. Mais avant que de le faire parler à elle, je luy dis qu’il se gardast bien de dire à Galathée le temps que Lindamor devoit venir, ny le lieu où il se devoit trouver, et que si elle le luy demandoit, il dict qu’il reviendroit beaucoup plus tard qu’il ne vous mandoit. Encor qu’il soit d’assez peu d’esprit, si est-ce qu’il creut ce que je luy en dis, et lors qu’il fut devant elle, il mentoit si asseurément que Galathée le creut.

Et parce qu’elle a trouvé à propos que je sois venue vers vous pour commencer de vous convier d’escrire à Lindamor, ou pour le moins de luy faire sçavoir ce que Polemas a fait contre luy, j’ay pensé qu’il estoit bon d’amener Fleurial pour vous dire plus au long ce que Lindamor vous mande, et qu’il ne m’a point voulu dire, mais il craint que vous soyez en colere contre luy, pour la faute qu’il a faite de donner ses lettres à Galathée, et de luy avoir dit le subjet de son voyage, si bien qu’il ne s’ose pre­senter devant vous. Il me semble qu’encor qu’il ait failly, il ne le faut pas toutesfois rudoyer, de sorte qu’il perde la volonté de parachever; car devant qu’un autre en sceust autant que luy, nous perdrions beaucoup de temps, et à l’aventure ne feroit-il pas mieux. – Vous avez raison, respondit Leonide, et peut-estre n’a-t’il pas fait tant de mal qu’il semble, puis que Galathée a leu la lettre de Lindamor, que sans doute elle eust faict diffi­culté de voir, et que j’eusse esté bien empeschée de luy presenter, pour estre bannie de sa presence comme je suis. Vous le devez donc asseurer que je n’en suis point marrie, qu’au con­traire il a fort bien fait, mais qu’il n’y retourne plus, car peut-estre une autre fois, il ne seroit pas à propos. Silvie sortant de la salle, fit appeller Fleurial, auquel elle fit entendre tout ce que vous avez sceu, et puis le conduit vers Leonide, qui luy fit un fort bon visage, et l’asseura de ce que sa compagne luy avoit dict, et luy demandant particulierement le succez de son voyage, il commença de ceste sorte.

J’ay eu crainte d’avoir failly, madame, ainsi que vous a peu dire Silvie, que j’avois suppliée de vous faire mes excuses, comme celle qui a veu en quelle sorte le tout s’est passé ; mais puis que, Dieu mercy, il est advenu autrement, j’en suis tres-aise et m’en resjouys comme du plus grand bien qui me puisse arriver, ayant voué tant de services à Lindamor que s’il reconnoit en moy quelque faute d’esprit, je sçay bien pour le moins qu’il n’en trouvera jamais de fidelité ny d’affection. Cela fut cause qu’aussi tost que vous me commandastes de l’aller trouver, je le fis avec toute la plus grande diligence qu’il me fut possible, et arrivay en une ville qui s’appelle Paris, où Merovée demeuroit pour lors, estant de retour du pays des Neustriens. Ceste ville est assise dans une isle si petite que les murailles sont continuellement lavées de la riviere qui l’environne de tous costez, de sorte que l’on n’y sçau-aroit aller que par des ponts. Aussi tost qu’il me vit, je remarquay bien à son visage une grande alteration, mais d’autant qu’il estoit au lict, et qu’il y avoit quantité de personnes aupres de luy, il ne peut parler à moy, ny me demander l’occasion de mon voyage. Mais lors qu’il fut seul, il me fit appeller, et me deman­dant quel subject m’avoit amené, je luy dis qu’il le verrait par vostre lettre. – Et n’y en a-t’il point, dit-il incontinent, de celles de Madame ? – Vous sçaurez tout, luy respondis-je, par ceste lettre. Il changea de couleur quand je luy tins ce langage, croyant bien qu’il y eust du changement, mais quand il eut leu ce que vous luy escriviez, je ne vis jamais un homme si estonné. Je ne sçay quant à moy ce qu’il y avoit dans ce papier, mais il faillit de luy oster la vie. – Je me ressouviendray bien, dit Leonide, des mesines paroles, car il en avoit fort peu, et veus, ma sœur, que vous les oyez, afin, dit-elle, s’approchant de son oreille, que vous puissiez les dire à Galathée, s’il est necessaire. Il n’y avoit que ce que je vay vous dire.

Et lors se reculant, elle dit tout haut.

==Lettre de Leonide a Lindamor==

Si autrefois vous avez deu esperer en moy, je vous dis mainte­nant que vous devez remettre toute vostre esperance en vous-mesme, non pas que j’aye diminué de bonne volonté envers vous, mais parce que les artifices de Polemas ont esté tels qu’ils m’ont osté tout pouvoir de vous servir. Vos affaires sont en si mauvais terme, qu’il n’y a point d’apparence de salut si vous ne revenez promptement. Je ne puis vous en dire d’avantage que ce ne soit de bouche, n’estant pas à propos qu’autre que vous entende ce à quoy tout seul vous pouvez remedier.

– Vous luy donniez, dit Silvie, l’alarme bien chaude, et ne m’estonne plus qu’il ait changé de couleur, car ceste nouvelle estoit bien assez fascheuse pour luy causer de semblables effects. – Que pouvois-je, dit Leonide, luy escrire moins ? n’estoit-il pas vray ? Quant à moy, je ne sceus jamais mentir, mais moins à mes amis, et à ceux qui se fient en moy qu’à tous les autres. – Vos paroles, reprit alors Fleurial, ne demeurerent pas sans effect. De fortune il n’y avoit personne aupres de luy, comme je vous ay dit, sinon un jeune homme qui le servoit en la chambre. Il eut tant de puissance sur sa douleur, qu’il retint les plaintes jusques à ce qu’il eut commandé à ce jeune homme et à moy, de nous reti­rer dans sa garderobbe, attendant qu’il nous appellast. Et faisant tirer le rideau, il se mit à souspirer si haut, que nous l’enten­dions quelquefois, encor que la porte fust fermée.

Je m’enquis alors quel estoit le mal qui le retenoit dans le lict, et je sceus que c’estoient des blesseures qu’il avoit eues en une rencontre, où les Neustriens avoient esté desfaicts par la valeur de Qidaman et de Lindamor. Et parce que j’estois curieux de sçavoir comme le tout s’estoit passé, prenant la parolle, il me parla de ceste sorte : Je croy, Fleurial, me dit-il, (car il sçavoit mon nom, m’ayant veu bien souvent dans les jardins de Montbrison et dans le logis mesme de son maistre, lors que vous m’y envoyez) que tu as ouy dire les batailles qui ont esté gagnées sur les Neustriens par le roy, avec l’assistance toutesfois de Clidaman et de mon maistre. Je m’asseure aussi que tu as ouy parler d’une dame (il me la nomma bien, dit-il, s’addressant à Leonide, mais j’en ay oublié le nom) qui, s’habillant en homme, avoit suivy, d’un pays qui est de là la mer, un Neustrien qu’elle aymoit, et qui ressembloit tant à Ligdamon, qu’estant pris pour luy, il mourut, ne voulant point espouser une femme pour qui celuy-là s’estoit battu, et avoit tué un homme, pour le meurtre duquel estant banny, il s’enfuit en ce pays que je ne sçay nommer, et depuis revenant, fut pris par un parent du mort. Et sans ceste dame dont je te parle, il eust esté entre les mains de la justice, mais elle combatit pour luy, et se mit en prison pour l’en sortir. Ce discours embrouillé de Fleurial fit rire les nymphes, encores que Silvie, pour la mémoire de Ligdamon, en eust peu de volonté ; et Leonide, pour luy aider, luy dit : Tu veux parler, Fleurial, de la belle Melandre... – Il est vray, (interrompit-il) c’est ainsi qu’elle se nomme. – Et de Lydias, continua la nymphe, qui fut retenu à Calais par Lypandas, à cause de la mort d’Aronte. – Ce sont ceux-là mesme, dit Fleurial, en frappant d’une main contre l’autre, mais je ne pouvois me souvenir de leurs noms, et pourveu que vous m’aidiez un peu, j’acheverai bien de vous raconter tout ce qu’il me dit. Or ceste dame, continua-t’il, fut cause que Calais fut pris par les Francs, et Lypandas (je ne sçay si je dis bien son nom) fut mis prisonnier. Quant à Melandre qui estoit dans un cachot, aussi tost qu’elle fut delivrée, elle s’en alla sans parler à Lydias, ayant opinion, selon ce qu’elle en avoit ouy dire, que Ligdamon qui estoit entre les mains des ennemis, fust Lydias, ainsi que chacun luy disoit. Aussi tost que Lydias sceut le despart de ceste dame, il se mit apres, sans redouter la rigueur des ennemis, ny de la justice. Mais Lypandas qui estoit dans une prison, ayant sceu qu’il avoit tenu une. femme prison­niere, et qu’il avoit combattu contre elle, devint tant amoureux de Melandre, qu’il ne cessa de poursuivre sa delivrance, jusques à ce qu’il fut mis en liberté, et soudain prit le chemin de la ville où elle estoit allée, dont j’ay oublié le nom pour estre fort estrange. – N’est-ce point Rothomage ? dit Leonide. – C’est celle-là mesme, dit Fleurial. 0 dieux! que je vous raconterois de belles choses, si j’avois une aussi bonne memoire ! Tant y a que le fils du roy, ayant eu quelque advertissement, s’en alla attendre les ennemis, et les deffit apres un long combat, où Lindamor fut blessé de sorte qu’il ne pouvoit sortir du lict. – Vrayement, respond Leonide, tu es le meilleur raconteur des choses que l’on t’a dictes, qui se puisse trouver en toute ceste contrée. Or dis-nous le reste, et si tu t’en acquittes aussi bien, nous serons fort satisfaictes de ton bien dire. – J’ay une memoire, dit-il, qui ne me sert pas si bien que je voudrois, et ayme mieux ne dire pas plusieurs choses, que de mentir.

Or cependant que ce jeune homme me racontoit ces choses, Lindamor souspiroit et parloit quelquefois, mais il m’estoit im­possible d’ouyr ses paroles parce que la porte estoit fermée. En fin j’ouys qu’il m’appella, et sans ouvrir les rideaux, il me dit: Je veux, Fleurial, que tu partes demain, et je te devancerois si je n’avois les deux cuisses percées qui, m’empeschent de pouvoir souffrir le cheval, mais je te suivray bien tost ; et dis à Leonide que je m’en iray descendre chez Adamas, puis qu’elle m’a acquis son amitié, et que ce sera dans vingt nuicts, si pour le moins mes blessures me le permettent. Et à ce mot, me commandant de m’aller reposer, je fus bien estonné que la nuict mesme on me dit que l’on l’avoit tenu deux ou trois fois pour mort, et que ses playes estoient tellement changées, qu’il estoit en grand danger de sa vie. Je crois que les nouvelles que vous luy aviez escrites, en furent cause ; tant y a qu’il fut longuement en cest estat, et ne peus partir d’une lune apres, que s’estant consolé ou pris quelque resolution, son mal ne fut plus si dangereux. Outre les blesseures, il avoit eu une si fascheuse fievre qu’il resvoit presque ordinairement, et nommoit à tous coups Galathée, Leonide, et Polemas, meslant parmy des propos d’amour, de vengeance et de mort. Il revint en fin en santé, mais encor qu’il fust en cest estat, si ne pouvoit-il sortir du licf, et les mires luy dirent que de quinze nuicts pour le moins il ne sçauroit sortir de la chambre. Cela fut cause qu’il me despescha, et me dit que dans le dixiesme de la lune suivante, il seroit icy ; et me donna les lettres que vous avez veues, me commandant de vous dire beaucoup de belles paroles, qui n’estoient que des remerciements, et desquels je vous advoue, madame, que j’ay perdu entierement la memoire.

Les nymphes ne peurent s’empescher de rire, oyant les discours de Fleurial, et les effets de sa bonne memoire. Et parce qu’elles vouloient parler ensemble, elles luy commanderent de sortir et d’attendre que Silvie s’en retournast, et sur tout qu’il se gardast bien de dire à personne que Lindamor deust revenir. Et estant demeurées seules, elles resolurent de dire tout ouver­tement à Galathée la verité de ce voyage, esperant que peut-estre le merite de Lindamor la feroit revenir à son devoir ; mais de luy cacher en toute façon le temps de son retour, de peur que si elle le sçavoit, elle n’en donnast advis à Polemas, non pas pour amitié qu’elle luy portast, mais seulement afin qu’il se tinst sur ses gardes, et qu’il fist une telle deffence que, Lindamor le voulant tuer, ils y demeurassent tous deux, ou bien que, luy disant le dessein et l’entreprise de Lindamor, il demandast le camp, et qu’ils y mourussent, dequoy les paroles de la nymphe les mettoient en soupçon.

Ayant donc fait ce dessein, Silvie fut d’avis de le communi­quer au sage Adamas, afin d’en sçavoir son opinion ; mais Leonide luy dit, qu’elle luy en parleroit à loisir, et qu’à ceste heure il estoit empesché avec sa fille. – Et ne la verray-je point ? dit Silvie. – II sera bien mal aisé, dit Leonide, pour ce coup, car ils sont infiniment empeschez, à cause qu’il n’y a plus qu’une lune ou environ, d’icy au jour que l’assemblée des druides se fait à Dreux, et je croy que pour ceste année mon oncle s’en veut exempter à cause de sa fille, qu’il seroit contrainct de rame­ner, de la presence de laquelle il veut jouir le plus long temps qu’il luy sera possible. Toutesfois, si vous voulez, je ne laisseray pas de les en faire advertir, car je sçay qu’ils auront un tres-grand plaisir de vous voir. – II ne le faut pas, dit Silvie, je suis bien aise qu’Adamas se resolve de demeurer ceste année, car sa presence nous sera peut-estre plus necessaire que nous ne pensons. Il ne faut point les destourner, et me suffit de sçavoir qu’ils se portent bien.

Et apres quelques autres discours, Silvie print congé, et se Tetira à Marcilly, où Galathée l’attendoit en bonne devotion, pour le desir qu’elle avoit d’entendre les discours que Leonide et elle avoient tenus, et.sur tout pour apprendre des nouvelles de Celadon, s’asseurant bien que Leonide en auroit. Mais quand elle sceut que le berger n’estoit point en son hameau, et que per­sonne ne sçavoit où il estoit, elle demeura fort empeschée, ne sçachant de quoy accuser Leonide, car elle pensoit bien que si le berger se fust sauvé par son advis, elle n’eust pas permis qu’il fust sorty hors de la contrée.

Et apres avoir quelque temps songé en elle-mesme, elle dit : Peut-estre en fin sera-t’il vray que Leonide n’est point coulpable du despart de Celadon, puis qu’il s’en est allé de ceste sorte. – Je croy veritablement, respondit Silvie, qu’elle n’a jamais pensé à le faire sortir du palais d’Isoure, et selon que je luy en ay ouy parler, je respondrois en cela presque autant pour elle que pour moy. – Mais si ce n’est point elle, reprit Galathée, pourquoy n’a-t’elle pas voulu revenir quand vous le luy avez mandé de ma part ? – Madame, dit Silvie, me permettrez-vous de vous dire franchement la responce qu’elle m’a faicte ? – Je ne le vous permets pas seulement, adjousta la nymphe, mais je le vous commande. – Sçachez donc, madame, continua Silvie, qu’apres avoir veu ma lettre, elle me respondit : qu’elle recognoissoit bien l’honneur que ce luy estoit de vous faire service, et plus encores d’estre prés de vostre personne, n’ignorant pas que nous sommes toutes obligées par la nature et par vos merites, à vous donner, et nostre peine, et nostre vie. Mais quand elle considerait les estranges opinions que vous aviez conceues contre elle, et le mauvais traittement que pour ces opinions elle avoit recela de vous, elle aymoit mieux s’esloigner de vostre presence, que d’estre en danger de recevoir, encores un mauvais visage, et un congé avec si peu de subject. Qu’en ceste resolution elle se forçoit infiniment, et .l’inclination qu’elle avoit d’estre tousjours aupres de vostre personne, mais qu’elle aimoit mieux supporter ceste peine en particulier, que d’estre la fable de toute la cour. Qu’une fille n’avoit rien de si cher que la reputation, et que les soupçons que vous aviez d’elle depuis quelques lunes, l’offençoient de sorte qu’elle donnoit à parler à chacun à son desadvantage. Qu’elle rechercherait tousjours l’honneur de vos bonnes graces par tous les services qu’elle vous pourroit rendre, mais elle vous supplioit tres-humblement de trouver bon qu’elle ne revinst plus. Et à ceste fois que je luy en ay parlé, elle m’a fait encores la mesme responce, et a adjousté tant de sermens, que ce qu’elle vous avoit dit de Polemas et de Climanthe estoit veritable, qu’il faut que j’advoue que j’en crois quelque chose. – Pensez-vous, dit Galathée, que cela puisse estre ? – Madame, respondit Silvie, je n’y vois rien d’impossible, car il est bien cer­tain que Polemas vous ayme et qu’il a bien assez de finesse pour inventer cet artifice. Et ce qui me le fait mieux croire, c’est que le jour que vous trouvastes Celadon, Polemas fut veu tout seul au mesme lieu, s’y promenant fort long temps, et monstrant bien qu’il y avoit quelque dessein. – Et comment le sçavez-vous ? dit la nymphe. – Je l’ay appris, dit Silvie, de plusieurs personnes, parce que depuis que ma compagne m’eut raconté ce qu’elle vous en avoit dit, et voyant la doubte en quoy vous en estiez, je fus curieuse d’en descouvrir la verité, et m’enquerant en quel lieu estoit Polemas ce jour-là, je sceus au commencement qu’il n’estoit point à Marcilly. Et depuis, recherchant la verité de plus prés, je descouvris qu’il estoit party de Feurs, n’ayant qu’un homme en sa compagnie que personne ne cognoissoit, auquel il faisoit des caresses extraordinaires. Et en fin j’ay sceu de plu­sieurs que ceux qui recherchoient Celadon, le long de Lignon, trouverent Polemas tout seul, qui se promenoit au mesme lieu où vous trouvastes le berger. – Vrayement, dit Galathée, ce que vous me racontez me met bien en peine, et s’il est vray, il ne faut point douter que j’ay eu tort de traicter Leonide comme, j’ay fait, car j’ay pensé jusques icy que c’estoit une pure menterie. – Madame, respondit Silvie, je vous asseureray bien que c’est la verité que Polemas fut long temps sur le lieu, et que depuis on l’y a veu plusieurs jours suivans, sans compagnie. Jugez ce qu’il y pouvoit attendre ! – II faut advouer, dit Galathée, que veritablement Polemas est meschant, et que si j’en puis des­couvrir la verité, je l’en feray bien repentir ; cependant je veux que vous disposiez Leonide à revenir, et que vous l’asseuriez que je l’aymeray, pourveu qu’elle vive, et avec moy, et avec vous, comme elle doit.

D’autre costé Leonide, aussi tost que sa compagne fut partie, retourna vers Adamas et luy raconta une partie des nouvelles qu’elle luy avoit dites, schant avec finesse ce qu’elle creut qu’il pourroit trouver mauvais. Et parce qu’il estoit heure de disner, le druide, Alexis, et elle se retirerent au petit pas dans le logis.


LE
UNZIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Douze ou quinze jours s’estoyent passez depuis qu’Alexis avoit laissé sa triste demeure, et desja la plus part des voisins avoit visité Adamas, quand on l’advertit que quelques bergers desiroient de parler à luy, et qu’entre les autres, il y en avoit un nommé Lycidas. A ce nom de Lycidas, Alexis tressaillit de sorte, qu’Adamas s’en prit garde, et de peur que Paris n’en fist de mesme, il luy commanda d’aller sçavoir qui c’estoit : il prit de bon cœur ceste commission, pour l’amitié qu’il portoit à Diane. Cependant Adamas, s’approchant d’Alexis : J’ay peur, luy dit-il, ma fille, que la haine que vous portez à ce frère, ne decouvre ce que nous voulons tenir si caché. — II m’a esté impossible responditelle, de ne me laisser surprendre à ceste nouvelle si peu attendue. Et si vous le trouviez à propos, je me retirerais dans ceste chambre voisine jusques à ce que ces bergers s’en fussent retournez, afin d’eviter le danger qu’il y a que je ne me découvre. – Il ne le faut pas faire, dit Adamas, car sans doute, ils viennent icy en partie pour vous voir, et ne faut penser qu’ils n’en ayent demandé des nouvelles à Paris, aussi tost qu’ils l’ont veu ; outre que nous le mettrions luy-mesme en une grande doute.

Alexis ne repliqua rien, parce qu’elle ouyt parler Lycidas an bas de l’escalier, et peu apres toute la trouppe entra dans la sale, où le druide les receut avec des demonstrations d’amitié extraordinaires. Ceux qui estoient les plus apparents, c’estoient Diamis, oncle de Diane, Phocion, oncle d’Astrée, Lycidas, Sil-vandre, Corilas, Amidor, et bien que Tircis ny Hylas ne fussent point de ceste contrée, si ne laisserent-ils d’assister ces bergers en ce devoir, tant à cause de l’amitié qu’ils luy portoient, que pour avoir desja sejourné trois pu quatre mois en leur hameau.

Phocion, au nom de tous les autres, asseura le druide de leur bonne volonté, et du desir qu’ils avoient de luy faire service, et puis luy dit que deux occasions particulierement les conduisoient vers luy : l’une pour se resjouyr du contentement qu’il avoit de revoir Alexis plustost, et en meilleure santé qu’il n’avoit esperé, et l’autre, pour l’advertir qu’il avoit pieu au grand Teutates leur envoyer le guy dans les boccages de leur hameau, et qu’ils venoient le supplier de vouloir, selon leur coustume, prendre la peine de faire le sacrifice des actions de graces. Lors le vacie s’avançant : C’est une chose estrange, dit-il, seigneur, que celle que je vous vay raconter. Dans le boccage sacré à Hesus, Tharamis, Belenus, et nostre grand Teutates, j’ay trouvé des choses merveilleuses en cherchant le guy pour l’an neuf. Premierement un temple de petits coudres et de jeunes chesnes, tellement plyez et appuyez sur un grand arbre qui est au milieu, qu’ils font une voute assez spacieuse pour y contenir une grande quantité de personnes ; et dans le milieu, il y a des gazons en forme d’autel, sur lesquels on voit un tableau qui represente l’amitié reciproque, avec des vers où sont escrites les douze tables des loix d’Amour. Plus en là, nous rencontrasmes un autre temple dedié à la déesse Astrée. O seigneur ! combien est-il misterieux ! Il y a deux autels dont le principal est fait en triangle, apuyé contre un chesne le plus merveilleux qui fut jamais ; car n’ayant qu’un tige, il se separe en trois branches esgales, et peu apres les rejoint toutes trois ensemble dans une mesme escorce, de telle façon qu’elles ne sont plus qu’un seul tronc, qui s’eslevant plus que je ne vous sçaurois dire par-dessus les autres arbres du boccage, a esté esleu de Teu­tates pour son arbre bien-aymé. Et pour nous en donner cognoissance, nous y avons trouvé le guy salutaire, si beau, et si bien nourry, qu’il n’y en a point dans la contrée de tel, au rapport de tous les vacies. Et sans mentir, le nom du grand Teutates, qui est gravé en son tronc, et celuy de Hesus, Tharamis, et Belenus, qui sont aux trois branches, avec les autres merveilles qui se voyent en ce lieu, font bien cognoistre que Dieu s’y ayme et qu’il veut y estre adoré.

Ainsi discouroit le vacie, et racontoit au druide une chose, qu’il sçavoit mieux que luy, comme en ayant esté l’inventeur. C’estoit la coustume des Gaulois, de chercher, une lune avant le sixiesme de celle de Juillet, par toute la contrée, le chesne qui avoit le plus beau guy, et en faire rapport au grand druide, afin que le jour qu’il devoit estre cueilly, l’assemblée se fist dans le hameau, où il s’estoit rencontré. Et pour cest effect, tous les vacies s’assembloient, et suivoient tous les boccages sacrez, et choisissoient le plus beau, et le marquoient. Et parce qu’ils estimoient que c’estoit un signe d’estre aymez de Dieu, que de le trouver dans les boccages, qui dépendoient de leur hameau, pour luy en rendre grace, ils souloient faire un sacrifice parti­culier, où le grand druide assistoit, pour peu qu’il les voulust favoriser. Et, d’autant qu’Adamas aymoit infiniment ceux-cy, outre le dessein qu’il avoit pour Alexis, du contentement duquel il pensoit que le sien dependist, ainsi qu’il avoit sceu par l’oracle, il leur promit d’y aller quand le vacie le viendroit advertir. Les bergers le remercierent avec les plus honnestes paroles qui leur furent possibles. – Encores, dit-il en sousriant, que j’aye quelque occasion de me douloir des bergeres de vostre hameau, que je puis dire estre les seules qui ne me sont point venu visiter, et se resjouyr avec moy, depuis l’heureux retour de ma fille, si ne veux-je pour cela laisser de donner cognoissance qu’il n’y en a point en toute la contrée que j’estime plus qu’elles. Paris qui vouloit excuser sa maistresse avec les autres : Mon pere, respondit-il, ne leur en sçachez point mauvais gré, car je vous asseure que je les ay veues s’en accuser elles-mesmes, et faire resolution de venir voir ma sœur. Mais la maladie d’Astrée, qui n’est point assez grande pour la retenir au lict, ny assez petite pour luy permettre de venir si loing, les en a empeschées parce qu’elles ne vouloient point y venir sans elle. – Si cela est vray, respondit Adamas, je reçois ceste excuse ; mais s’il n’est pas, je suis un peu en colere. Phocion prenant la parole : II est vray, adjousta-t’il, que ma niepce depuis quelques lunes se trouve mal, et que depuis dix ou douze nuicts, elle s’abat plus que de coustume, mais je crois que pour la guerir, il la faut marier. – Vous y devriez songer, dit Adamas, car elle commence d’en avoir l’aage. – Elle a, dit Phocion, la moitié d’un siecle, et trente six lunes, ou environ, et j’espere de la loger bien tost, s’il plait à Dieu.

Cependant qu’Adamas parloit de ceste sorte avec ces bergers ; Leonide et Alexis entretenoient les autres ; mais aussi tost que Lycidas mit les yeux sur son frere, il demeura longtemps sans les en pouvoir retirer, car il luy sembla d’abord de voir le visage de Celadon. Et puis le considerant de plus prés, il demeuroit estonné, que deux personnes puissent se ressembler si fort. Toutesfois l’opinion qu’il avoit qu’il fust mort, l’authorité du druide qui disoit que c’estoit sa fille, et l’abit de nymphe qui l’embellissoit, et le changeoit un peu, l’ampescherent d’en descouvrir la verité, et luy faisoient démentir ses yeux. Si ne peut-il s’empescher en fin, apres l’avoir quelque temps consideré, de luy dire : Si je ressemblois autant à la personne que vous aymez le plus, que vous, madame, à celle que j’ay le plus aymée et honorée, j’espererois d’estre bien tost en vos bonnes graces. – Gentil berger, respondit Alexis, en rougissant, je suis tres satisfaite de mon visage, puisque, tel qu’il est, il ressemble à ce que vous aimez, car ayant appris de mon pere, combien il vous estime et cherit, je seray tousjours tres-aise de vous donner occasion de continuer l’amitié que vous luy portez. – Et les obligations que nous avons au pere, respondit Lycidas, et les merites de la fille nous commandent à tous de vous rendre toutes sortes de services, mais à moy, ce me semble, plus qu’à tout autre, qui voy revivre en vostre visage, celuy pour qui je ne ferais difficulté de mettre ma vie, si cela pouvoit r’appeler la sienne.

Telles furent les premieres paroles dont ces deux freres userent ; et quoy que Leonide se contraignit, si ne peut-elle s’empescher de sousrire, voyant combien Lycidas estoit trompé. Mais ayant peur qu’Alexis à l’abord ne fust pas bien accoustumée de parler en fille, elle voulut interrompre leur discours, faignant d’estre curieuse d’entendre des nouvelles des bergeres ses amies, qu’elle n’a voit veues il y avoit plusieurs jours. – Vous reprendrez une autrefois ces belles paroles, dit-elle, Lycidas, mais à cette heure, dites-moy je vous prie, comment se portent mes cheres amies, j’entens les bergeres de vostre hameau ? – Les unes, respondit Lycidas, sont contentes, les autres faschées, et les autres ny fachées ny contentes, mais passent doucement leur vie. – Qui est celle, adjousta Leonide, qui est tant insensible au bien et au mal, qu’elle ne ressent ni l’un ni l’autre ? – C’est respondit Lycidas, la ber­gere Diane, car n’aymant rien, je’ ne croy pas qu’elle puisse avoir ny bien ny mal, puisque tous les biens et tous les maux qui ne procedent d’amour, ne meritent d’avoir ce nom. – Je croy, dit Leonide, que vous le pensez comme vous le dites ; mais chacun n’est pas de cette opinion. – Ceux qui le jugent autrement, dit-il, ressemblent à ces anciens qui croyoient l’eau et le gland estre la meilleure et plus douce nourriture de l’homme, parce qu’ils n’avoient esprouvé ni le vin ni le bled, et maintenant nous tenons que l’eau et le gland ne sont que pour les bestes : de mesme, quand ils auront esprouvé les douceurs ou les amertumes d’amour, ils avoueront que tout le reste n’est rien. – Et croyez-vous, continua Leonide, que Diane n’ait rien aimé, ou qu’elle n’ayme rien encores ? – Je ne sçay, respondit Lycidas, ce qui est du passé ; mais pour cette heure je croy qu’elle laisse toute l’amour aux autres. – Vous me dites, repliqua Leonide, de mauvaises nouvelles pour Paris. – Voilà que c’est, dit le berger, que de la sottise de nos villages ; si ne puis-je penser que Diane ressente avec amour, l’honneur que Paris luy fait. Toutesfois, si j’estois deceu, je ne serois pas le premier trompé au jugement des femmes. – Or bien, dit Leonide, laissons Diane pour ce coup, car si elle n’ayme point encore, ne doutez que sa fortune ne l’attende, et dites-moy quelle est celle qui est faschée ? – C’est Astrée, respondit Lycidas, car Phocion qui est avare, et qui ne songe, suivant la coustume des vieillards, qu’à loger richement sa niepce, veut qu’elle espouse un berger des Boïens, nommé Calidon, qu’elle n’a jamais veu qu’un moment, à quoy elle ne se peut resoudre, et je ne croy pas, quant à moy, que ce vieillard en vienne à bout. – Ce Calidon, dit la nymphe, n’est-ce pas le neveu de Thamire ? – C’est celuy-là mesme, respondit-il. – Mais a-t’il oublié, repli­qua Leonide, l’amour de Celidée ? – O madame, adjousta le berger, que Celidée n’est plus celle qu’elle souloit estre, et que l’accident de sa perte est estrange ! – Comment, dit la nymphe, Celidée est perdue ? – Elle se peut dire telle, respondit-il. Et Thamire n’a rien à cette heure tant à cœur que de marier Calidon.

Encore qu’Alexis parlast avec Hylas, Corilas, et Amidor, si ne laissoit-elle de prester l’oreille à Lycidas, et d’ouyr ces parolles, qui luy serrerent de sorte le cœur, qu’il n’y eust berger qui n’y prist garde, parce qu’elle changea au commencement de couleur, et puis devint froide comme un glaçon. Cela fut cause que Leonide luy dit : Vous vous trouvez mal, ma sœur, ce sont encore des restes de vostre maladie, vous devriez vous asseoir, Hylas qui, dés le moment qu’il l’avoit veue, l’avoit trouvée tant à son gré, que Phillis commençoit fort à perdre son cœur, et celle-cy à le luy desrober, la prenant sous les bras, la fit asseoir à moitié par force, et se mettant à genoux aupres d’elle, ne destournoit nullement les yeux de dessus son visage. Cependant Leonide et Lycidas se retirans contre une fenestre, continuerent leur discours, mais avant que de les reprendre, Lycidas considerant Alexis : Je ne puis, dit-il, souler mes yeux de regarder la belle fille d’Adamas ; car elle ressemble de telle sorte à mon pauvre frere ; que plus je la considere, et plus j’y trouve des traits, soit au visage, soit en ses façons, où je n’y connois difference que celle des habits. – Y a-t’il long-temps, respondit Leonide, qu’il est mort ? – II y a environ quatre lunes, respondit-il. – Je suis marrie, adjouta Leonide, de ne l’avoir jamais veu, pour avoir ouy dire beaucoup de bien de luy. – Quant à ce qui est de son humeur et de son esprit, dit Lycidas, je ne sçaurois vous le monstrer, mais pour son visage et pour ses actions, regardez Alexis et vous le verrez. Et lors il continuoit : Voilà son mesme œil, sa mesme bouche, sa mesme rondeur de visage. Et par fortune Alexis en mesme temps sousrit de ce que Hylas luy disoit, encor qu’elle n’en eust pas beaucoup d’envie. O dieux ! dit Lycidas, voilà son mesme sousris, et son mesme tourner de teste : fut-il jamais rien de si ressemblant ?

Leonide qui craignoit que cette consideration troc continuée ne luy fist descouvrir qu’Alexis ressembloit si fort à Celadon, que c’estoit Celadon mesme, luy dit : Mais à propos de vostre frere, lors que Paris luy dressa ce vain tombeau, j’appris qu’Astrée l’avoit infiniment aymé, et qu’elle ne s’estoit peu empescher de le declarer un peu avant que nous y fussions arrivez. – Je le sceus aussi par Tircis, respondit Lycidas. Et pleust à Dieu, con-tinua-t’il avec un grand souspir, que cela n’eut point esté ! je jurerais presque que mon frere seroit encores en vie. – Et com­ment, dit Leonide, l’accusez-vous de sa mort, puis qu’elle n’en pouvoit mais, estant elle-mesme en un extreme danger, à ce que j’ay ouy dire ? Lycidas respondit froidement : L’histoire seroit trop longue et trop ennuyeuse pour la raconter maintenant ; tant y a que si elle souffre du mal pour Calidon qui ne l’ayme point, je croy qu’Amour l’ordonne ainsi pour venger la perte de Celadon qui l’adoroit, et dont elle est coulpable. – Et’y a-t’il long­temps, dit la nymphe, que cette belle fille est perdue ? – II y a, respondit Lycidas, douze où quinze nuits. – Ce fut donc, ajouta la nymphe, peu de temps après qu’elle receut nostre juge­ment ? – Dix ou’douze nuicts apres, dit le berger, et vous asseure que tous ceux qui l’avoient connue, l’ont regrettée. – Quant à moy, dit la nymphe, je n’en ai rien sceu qu’à cette heure, et je vous jure que je ressens sa perte. Mais dites-moy, Lycidas, comment est-elle advenue ?

Suitte de l’histoire de Celidée[modifier]

Je pensois, madame, respondit Lycidas, que vous eussiez sceu sa pitoyable histoire, parce que c’a esté un accident si estrange que chacun le racontoit pour une grande merveille. Mais puis que cela n’est pas, et que vous desirez de l’entendre, il faut que vous sçachiez, grande nymphe, que le pauvre Calidon ayant esté con­damné par vous, en receut le desplaisir que vous pouvez penser et apres avoir long temps pleint sa fortune, en fin la raison luy remettant devant les yeux, ce qu’il devoit à Thamire, le dedain de Celidée, et le serment qu’il avoit fait d’obeir à ce que vous ordonneriez, il prit un bon conseil ; et s’essayant d’effacer cette passion de son ame, vesquit quelque temps avec un esprit un peu plus reposé.

Cependant Thamire ayant fait entendre son dessein à Cleontine, et elle aux autres parents, et mesme à la mere de Celidée, dans dix ou douze nuits, le tout fut de sorte avancé, qu’il ne faloit plus que coucher ensemble. Le soir estant venu que le mariage devoit estre consommé, on n’oyoit dedans la maison, que resjouyssance de ceux qui attouchoient de quelque parentage à cette fille, pour l’esperance du support qu’ils esperoient de ce riche pasteur. Jusques à ce point Calidon obéit à vostre ordonnance, mais quand il vint à penser que cette nuit Celidée seroit entre les bras d’autre que de luy, il perdit toute resolution, et rendit bien tesmoignage par cette action, que quand les yeux voient ce qu’ils n’ont jamais veu, le cœur pense ce qu’il n’a jamais pensé ; car s’estant aupraavant figuré d’estre résolu à cette perte, quand il vit qu’il n’y avoit plus qu’une heure d’intervalle entre son esperance, et l’entière perte de son esperance, il perdit, toute resolution, oublia tout devoir, et mesprisa toute consideration. Il estoit retiré à un des coins de la chambre, où cette pensée le faisoit mourir de regret, cependant que chascun dansoit. Thamire qui l’aimoit comme si c’eust esté son enfant, se douta bien d’où procedoit cette tristesse, et ayant pitié de son mal, s’approcha doucement de luy, qui ravy en son desplaisir proferoit à voix basse telles parolles, sans appercevoir son oncle.

Madrigal


Que je vive et qu’on la possede,
N’est-ce point d’amour un deffaut,
Puis que pour bien aymer il faut,
Qu’on meure plustost que l’on cede ?


Mais si je meurs, je ne pers pas
Le souvenir qui me tourmente :
Au creux de ma tombe relente,
Ce regret suivra mon trespas.

Quelle fortuen pitoyable
Me contraint Amour de courir,
Puis que pour n’estre miserable,
Je ne puis vivre ny mourir ?

Thamire l’escoutant en prit une compassion qui ne fut pas petite, et plus encores lors qu’apres ces paroles il luy vit tendre les yeux en haut, et joindre les mains dans son giron, couvrant son visage de larmes, qui luy empechoient de parler. Il se retira doucement, et s’addressant à Celidée, luy dit l’estat en quoy il l’avoit trouvé, et la pria de parler à luy, et luy donner quelque consolation. La bergere qui estoit bien aise d’obeir à Thamire, et qui faisoit dessein de n’avoir point les mauvaises graces de Calidon, puis qu’elle devoit vivre avec son oncle, s’y en alla aussi tost que Thamire le luy eut dit, et le trouvant en cet estat : Et quoy, luy dit-elle, berger, serez-vous le seul qui ne danserez point ? – A la verité, respondit-il, en luy tendant la main, vous avez raison, belle Celidée, de me faire cette demande, car c’est bien à mes despens que ce bal se fait. Mais pleut à Dieu que sans offencer Teutates, ny vous, je puisse aussi bien mettre fin à mes jours, que cette nuit me ravira tout espoir de contentement. – Et qu’est-ce que vous voulez dire ? respondit la bergere, feignant de ne l’entendre pas. – Je veux dire, répliqua-t’il, que si je ne craignois d’offencer Teutates, en me faisant mourir sans son commandement, et vous, en vous faisant perdre un serviteur, cette main me raviroit la vie avant qu’en cette malheureuse nuict Thamire possedast en vous ce que mon affection seule pourroit meriter. Celidée, faisant semblant de ne penser plus en ces choses : J’avois opinion, dit-elle, que vous eussiez oublié toutes ces folies, et en est-il encores memoire ? – Comment ? reprit Calidon avec un grand souspir, que Calidon oublie jamais Celidée ? Et n’avez-vous point de peur que Tharamis vous chastie pour l’offence que vous faites à mon amour ? – Vous en devriez bien avoir d’avantage de Teutates, respondit-elle, que vous appellastes, quand vous promites à Leonide d’observer ce qu’elle ordonneroit. Et avez-vous desjà mis en oubly le jugement qu’elle fit. Ou pensez-vous que les dieux l’ayent oublié ? Ou comment esperez-vous que le gui de l’an neuf vous puisse estre profitable, puis que c’est par luy que vous jurastes ? Pour le moins je vous conseille de ne chercher jamais l’œuf salutaire des serpents, car vous courez fortune de n’en point eschaper. – Ha ! bergere, reprit Calidon, ne croyez point que j’aye oublié l’injuste jugement de l’impitoyable nymphe (pardonnez-moy, madame, dit Lycidas, si j’use des mesmes mots du berger interessé) le souvenir m’en est trop douloureux pour l’oublier. Ne pensez non plus que j’aye opinion que Teutates n’ait memoire de ce que je juray ; mais n’estimez pas aussi que je tienne que le guy de l’an neuf ny l’œuf des serpents me soit salutaire, puis qu’en vous perdant il n’y a plus rien au monde dont je me soucie. – Encores devez vous redouter, dit-elle, la justice des dieux apres vostre mort. – Ils ne sçauroient, respondit-il, me donner plus de mal que j’en souffre en vie, et sçay bien qu’ils n’ont point de plus cruels supplices que ceux que j’endure. Mais ne croyez toutesfois que je sois si peu juste observateur de ce que j’ay promis ; car si vous avez bonne memoire, je dis que je voulois que jamais le guy de l’an neuf ne me pût estre salutaire, et que si je rencontrois l’œuf soufflé des serpents, je priois Teutates qu’il les animast de sorte contre moy, qu’ils me fissent mourir, si je n’observois le jugement de la nymphe tant que je vivrois. – Et bien, dit-elle, n’y contrevenez-vous pas par les paroles, que vous me venez de dire ? – Nullement, respondit-il, car j’ay mis une condition qui m’en empesche. – Et quelle est-elle ? dit Celidée. – Que je n’y contreviendrois point, dit Calidon, tant que je vivray et ne voiez-vous pas que je mourus dés lors que cette ordonnance fut faite, si pour le moins, la vie est un bien ? car dés ce moment malheureux, je perdis non seullement toute sorte de bien, mais toute esperance mesme de quelque bien. Que si toutesfois vous appellez vivre que de languir comme je faits, dans peu de nuicts je laisseray sans doute ce que vous nommez vie ; que si entre cy et là je contreviens à ce que j’ay juré, je veux bien que le guy de l’an neuf ne me seve de rien, aussi bien n’esperé-je pas de le voir jamais, outre que sans vous rien ne me peut estre salutaire, et je mourray bien tost, si les dieux veulent exaucer les vœux du plus desolé homme du monde. – Et quel advantage esperez-vous, dit-elle, en mourant ? – J’attends, dit-il, toute ma felicité, puis qu’il me sera permis de vous aymer, sans offencer ny Thamire ny les dieux, ny vous que je redoute davantage. Mais cruelle bergere, quel dessein vous conduit vers moy ? Est-ce point pour triompher encore une fois de Calidon, ou bien pour imiter ces cruels, qui ayant tué le miserable qui ne se deffend point, en viennent voir le corps pour considerer combien grandes et diverses en sont les blesseures ? – Ce n’est point ce sujet, desolé berger, dit-elle, qui me conduit, mais pour essayer de vous divertir de vos tristes pensées, et voir si je puis vous donner quelque soulagement, sans contrevenir toutesfois à la volonté des dieux. – Et comment ? interrompit-il incontinent, il ne vous suffit pas que je meure, par la cruauté de mon destin, et par l’injustice des hommes, qui m’ont ravy tout ce qui me pouvoit retenir en vie, si vous n’y ajoutiez encore cette vaine compassion que vous faictes paroistre d’avoir de moy, seulement pour me faire mourir avec plus de regret ? Quoy ! Celidée, vous voulez que je pense que vous estes touchée de pitié, en voyant le miserable estat où je suis, afin que vous perdant et vous voyant possedée par un autre, je vous plaigne davantage ? Si c’est votre dessein, vivez contente, et coyez que vous ne sçauriez me desirer plus de mal que celuy que je ressens ; et si ce ne l’est pas, ne me parlez jamais plus de pitié, de salut, de remede, ou de quelque esperance, car j’en suis aussi incapable que le Ciel et vous, avez eu peu de volonté de mon bien. Et à ce mot la laissant, quoy qu’elle s’efforçast de le retenir, il sortit hors de la chambre.

Il estoit desja tard, de sorte que le bal finit tost apres, et chacun se retira quand Celidée, suivant nos coustumes, eut esté mise dans le lict aupres de Thamire. Vous devez croire que le contentement de ce berger estoit à son extremité, puis que le Ciel ne luy en voulut point donner davantage, comme je vous diray. Calidon, au sortir de la chambre, s’en alla hors du logis, et de fortune se coucha soubs des grandes ormes qui estoient le long du chemin aupres de la maison, où apres avoir consideré quel heur estoit celuy de Thamire, et au contraire, combien sa fortune depuis peu de temps s’estoit changée, il prit si grand serrement de cœur, que peu à peu l’ennuy lui ravissant la force, il demeura esvanouy, et si longuement que Cleontine et sa trouppe sortant du logis de Thamire, le trouverent estendu, comme s’il s’y fut endormy. Mais l’ayant voulu esveiller, et voyant qu’il ne se remuoit point, Cleontine mesme le prit par une main, et d’autant que tout la chaleur avoit delaissé les extremitez du corps pour se retirer autour du cœur, elle le trouva si froid, que toute surprise de frayeur, elle s’escria : O Dieu ! Calidon est mort !

Quelques-unes de ses parentes qui ouyrent ceste voix, y accoururent, et le voyant en cest estat, esleverent de si grands cris qu’elles y firent accourir tout le voisinage. Et parce qu’il estoit infiniment aimé, et que cest accident estoit tant inesperé, plusieurs retournerent dans le logis de Thamire, où criant à haut de teste que Calidon estoit mort, Thamire en ouyt le bruit, et n’oyant que le nom de Calidon et de mort, se doutant de quelque sinistre accident, saute hors du lict en terre, court à la porte, et appelle quelque’un de la maison, et en fin apprend que Calidon est mort. Il aimoit ce neveu autant que s’il eust esté son fils, si bien qu’à ces premieres nouvelles, il faillit de tumber de sa hauteur sur le plancher, mais estant soustenu par quelques-uns des siens, ce fut tout ce qu’il peut faire que de se remettre au lict avec l’ayde de ceux que le tenoient. Aussi tost qu’il fut couché, il demeura sans poux, et peu à peu devint froid, et en fin s’il n’eust esté secouru, il luy en fut autant advenu qu’à Calidon ; mais les divers remedes qu’on luy fit, et le soing que Celidée en eut, l’en empescherent. Qui eust veu ceste belle et jeune bergere toute eschevelée, et à moitié vestue, fondre en larmes sur le visage de Thamire, lors que peu à peu il alloit deffaillant entre ses bras, et n’eust esté touché de pitié, eust eu sans doute une ame, ou un cœur de rocher. On dict qu’on ne vit jamais rien de plus beau, et sembloit que les nonchalances de son habit, et le peu de soing qu’elle avoit d’elle-mesme adjoustassent une grace extresme à ses beautez. Tant y a qu’elle fit revenir Thamire, et le pressant entre ses bras à moitié nuds, et se coulant sur sa bouche avec un ruisseau de pleurs, ne pouvoit le caresser assez à son gré.

Mais le pauvre berger estant presque devenu insensible à toute autre passion qu’à celle de la perte qu’il pensoit avoir faite, repoussant doucement Celidée, et tournant la teste à costé, recevoit ses baisers si froidement qu’il sembloit qu’ils luy fussent ennuyeux. Car, sans seulement la regarder, il demandoit d’ordinaire des nouvelles de Calidon ; mais voyant qu’il n’en pouvoit avoir de bonnes : Il faut, dit-il, que je le voie et s’il est mort pour le contentement que j’ay, que je meure pour le desplaisir qu’il a eu.

Et se jettant de furie à terre, s’abilla à moitié, et courut à demy nud au lieu, où le pauvre Calidon estoit estendu de son long, ressemblant tout à faict à une personne morte. D’abord chacun luy fit place, tant pour le respect qu’on luy portoit que pour la compassion qu’on avoit de son dueil, qui devoit estre grand, puis qu’il luy faisoit laisser Celidée, et desdaigner le bien qu’il avoit si longtemps, et si ardamment desiré. Soudain qu’il vit Calidon, ayant opinion qu’il fust mort, il se laisse choir dessus si mal à propos, que donnant du front contre une pierre quarrée, sur laquelle on avoit appuyé la teste de Calidon, et rencontrant par mal’heur le trenchant, il se la fendit si avant que le sang incontinent luy en retumba par le visage, et en demeura esvanouy. Ceux qui estoient autour de Calidon, oyant le coup que Thamire s’estoit donné, eurent bien opinion qu’il se fust blessé, mais non pas tant qu’il estoit ; et n’eust esté qu’ils le virent si long temps sans mouvement, et qu’il ne parloit point, ils n’y eussent pris garde que bien tard.

Le cry se redoubla, et les clameurs de ceux qui voyoient ce piteux spectacle. Mais jugez quelle fut la veue que Celidée eust quand on rapporta son mary et son nepveu, comme s’ils eussent esté morts ! De fortune, lors qu’on voulut oster de dessus une eschelle Calidon pour l’emporter plus à son aise dans une chambre, il revint, et voyant tant de peuple autour de luy, et qu’il estoit couvert du sang de Thamire, il ne sçavoit que penser, et luy sembloit de resver. Mais quand il vid emporter son oncle qui n’avoit point encores de sentiment, avec cette grande playe à la teste, s’imaginant que quelqu’un l’eust blessé, il se releve porté de la furie, et demande qui est le meurtrier, et prenant à ses pieds un cailloux, tenoit le bras relevé comme prest d’en assommer celuy qui auroit faict cest homicide ; mais quelques-uns de ses parens, le rapaisant, luy firent entendre comme le tout s’estoit passé. Comment, s’escria-t’il, c’est donc moy qui ay faict ce parricide ? Il n’est pas raisonnable que je n’en face aussi bien la vengeance, que si c’estoit un estranger, voire d’autant plus grande que je luy ay plus d’obligation. Et à ce mot, il se leva le bras pour se frapper de la pierre contre la teste, mais ceux qui estoient qupres de luy furent prompts à courre au coup ; et les uns luy retindrent le bras, et les autres luy firent tumber la pierre de la main, et le saisissant des deux costez, ne l’abandonnerent plus qu’il ne fust un peu remis.

Cependant Thamire, par les cris de Celidée, ne fut pas plustost pansé et remis dans le lict qu’il revint de son évanouissement ; et à l’ouverture de ses yeux, soudain qu’il put parler, la premiere parole qu’il profera, ce fut le nom de Calidon, demandant où estoit son corps. – Calidon, luy respondit un vieux mire qui l’avoit pansé, se porte mieux que vous, et n’a point d’autre mal que le vostre. – Comment, dit-il, Calidon n’est pas mort ? Ha, mes amis, me renouvellez point ainsi ma peine ! – Il n’est point mort, respondit le mire, et si vous voulez ne vous point esmouvoir quand vous le verrez, nous le vous amenerons icy en bonne santé. – O Dieu ! dit Thamire, si ce que vous dictes est vray, ne me dilaiez point davantage ce seul remede qui me peut guarir. Et à ce mot il se voulut efforcer de se lever, mais les mires l’en empescherent. Et parce que de son costé, Calidon pressoit avec une impatience extresme de le voir, ils penserent que pour remettre leur esprit en repos, il seroit bon de les faire entrevoir, encor qu’ils craignissent fort que ceste emotion ne fust cause que la plaie de Thamire ne retournast seigner. Mais jugeant que cest inconvenient seroit moindre que les autres dont le desni qu’ils luy en pourroient faire, le menaçoit, ils firent venir Calidon, qui voyant Thamire en cet estat, et ayant desja entendu tout ce qui s’estoit passé, se jette d’abord à genoux devant luy, et luy demande pardon de l’ennuy qu’il luy a donné. Excusez, luy dit-il, mon pere, le peu de puissance que j’ay sur moy. J’ay faict ce qui m’a esté possible pour ne vous en donner cognoissance, et voulois bien mourir s’il m’eust esté possible, sans vous donner cette seconde occasion de regretter la peine que vous avez eue à m’eslever ; mais la fortune qui ne cessera de m’affliger tant que je seray en vie, ne m’a pas mesme voulu contenter en cela. Je viens vous en demander pardon, et vous supplier de croire que je n’auray jamais contentement, que je n’aye tellement satisfaict à cette faute, qu’il ne m’en reste nulle tache. – Mon fils, dit Thamire, en luy tendant la main, releve-toy, et me viens embrasser, et croy que si j’eusse pensé que Celidée eust pû estre tienne, jamais je ne l’eusse voulu avoir ; tout le regret qu’il me reste à cette heure, est que si autrefois il y a eu un empeschement à ton desir, il y en a maintenant deux. Le premier, celuy de sa volonté, qui a tousjours esté tant eslognée de toy, que jamais elle n’y a pu consentir ; et l’autre, le mariage qui est entre elle et moy. Que si sa volonté se pouvoit changer aussi bien que je pourrois remedier au dernier, sois certain, Calidon, que la mort me seroit agreable, si je pensois que par ma mort je te rendisse content.

Calidon vouloit respondre, mais il ne put, de peur de l’interrompre, parce qu’en mesme temps il adressa sa parolle à Celidée. Et vous, ma fille, dit-il, qui voyez combien vous estes aimée de Calidon, sera-t’il possible que vous ne changiez jamais de volonté envers luy ? Ny son affection, ny ses merites, ny mes prieres ne pourront-elles jamais rien envers vous ? Sera-t’il vray que Celidée soit née pour faire mourir Calidon, et Thamire, et d’amour et de regret ?

Celidée toute en pleurs vouloit respondre, lors que Calidon reprit la parolle ainsi : Il ne faut pas, mon pere, que l’ordonnance du Ciel, et ce qu’il a pleu à ceste belle d’ordonner de moy soit autrement qu’il est. Teutates sçait mieux ce qu’il nous faut que nous-mesmes. Il n’est pas raisonnable que deux personnes qui meritent toute sorte de bon-heur, comme font Thamire et Celidée, changent de fortune pour le plus infortuné qui fut jamais entre les hommes. Et quant à moy, je proteste entre vos mains, et appelle le Ciel et la Terre pour tesmoins, que je ne veux point contrevenir au jugement qu’il a pleu aux dieux de faire de nous par la bouche de la nymphe. – Et que signifient donc, dit Cleontine, ces plaintes, ces pleurs, et ces esvanouissements ? – Ce sont, respondit Calidon, des tesmoignages que je suis homme. Mais comme les bons mires n’ostent pas la main de la blesseure, encore que le patient s’en plaigne, voire en crie, de mesme vous ne devez tous laisser de mettre fin à ce qu’il a pleu à Teutates d’ordonner en ceste affaire, et je ne vous demande autre faveur, sinon qu’il me soit permis de me plaindre, voire de crier quand la douleur du mal me pressera. – Non, non, dit Celidée, d’une parole proferée avec violence, ne vous mettez plus en peine, ny les uns ny les autres. Le grand dieu Tharamis vient de m’inspirer secrettement un moyen pour vous mettre tous en repos d’esprit. Il n’est pas raisonnable, Thamire, que tes peines et tes remonstrances demeurent plus long-temps sans nul effect ; mais il ne faut pas que nous contrevenions à la volonté de Teutates, ny que l’affection que tu m’as portée, soit inutile, non plus que l’amitié que dés le berceau je t’ay eue. Et toy aussi, Calidon, il ne faut pas que tu te consommes toute ta vie de ceste sorte ; vivez tous deux contents, et me donnez loisir seulement de quatre ou cinq nuicts, et vous verrez que le Ciel m’a mis en l’ame un moyen pour vous sortir tous deux de peine.

A ce mot elle reprit ses habits, et pria Thamire de trouver bon qu’elle ne couchast point de trois ou quatre nuicts auprés de luy, afin qu’elle peust achever ce qu’elle avoit desseigné.

Thamire qui commençoit de ressentir la douleur de sa playe et qui outre cela eust consenty à sa mort pour sauver la vie à Calidon, luy accorda librement sa demande, et apres quelques autres propos sur ce subject, les mires qui virent que l’esperance que Celidée leur avoit donnée, leur rapportoit quelque sorte de repos, conseillerent toute la troupe de se retirer, et Calidon faisant apporter un lict dans la chambre de Thamire, ne le voulut plus abandonner. D’autre costé, Thamire avoit tant de satisfaction de l’amitié que son nepveu luy faisoit paroistre, qu’il le vouloit tousjours avoir pres de luy.

Il n’y avoit que Celidée qui fust bien en peine, car elle ne vouloit declarer sa deliberation à personne, de peur d’y estre contrariée, et toutesfois elle ne sçavoit par quelle moien y parvenir. Elle avoit fait un dessein bien different de celuy de toutes les filles, parce que cognoissant que la beauté de son visage estoit cause de l’amour que l’oncle et le neveu luy portoient avec tant de passion, et considerant que c’estoit la seule occasion du divorce qui estoit entre-eux, elle resolut de se rendre telle qu’ils fussent à l’advenir autant refroidis par sa laideur, qu’ils avoient esté eschauffez par sa beauté ; esperant par ce moyen de remettre Calidon en son bon sens, et de rendre preuve à chacun qu’ell n’avoit jamais consenty à ses folies. Lors qu’elle y eust longuement pensé, ne pouvant se resoudre au fer, à cause du sang et de la cruauté, à quoy son courage ne pouvoit consentir, outre qu’il luy sembloit que les coupures se guerissent, et que ce seroit tousjours à recommencer, elle s’addressa à la mere de sa nourrisse, et la tirant à part, luy fit entendre qu’elle avoit une si extréme animosité contre une bergere, sa voisine, qui l’avoit infiniment outragée, qu’elle estoit resolue d’en prendre vengeance ; qu’elle ne la vouloit pas faire mourir, parce que sa haine ne passoit jusques à la mort, mais qu’elle desiroit de s’en venger sur son visage, comme la plus chere chos qu’elle eust. Qu’à ceste occasion elle la prioit de luy enseigner quelque herbe, ou quelque autre recepte, qui peust tellement gaster le visage d’une fille, qu’elle ne pust plus revenir en son premier estat.

La bonne femme qui aimoit Celidée comme si elle l’eust nourrie, luy respondit fort sagement qu’elle devoit perdre ceste mauvaise volonté, et chasser de son ame ce cruel desir de vengeance ; que si l’autre l’avoit offencée, elle en laissast le chastiment à Hesus, qui avoit la puissance de le faire, et qu’il estoit à craindre, que celle à qui elle vouloit faire du mal, ne luy rendist par apres au double. Bref, elle luy representa tout ce qu’elle put pour l’en divertir. Mais ceste sage fille qui avoit un dessein bien different à celuy qu’elle disoit, s’opiniastrant en sa demande, et luy faisant entendre que ce n’estoit pas personne qui pust s’en venger, outre qu’elle le feroit faire si secrettement qu’elle ne sçauroit à qui s’en prendre, la conjura encores par toute l’amitié qu’elle luy portoit, de satisfaire à sa demande, luy protestant que si cela n’estoit, elle se resoudroit à quelque chose de pire, et qu’elle en seroit cause. La bonne femme luy respondit qu’elle en seroit bien marrie, et que dans deux ou trois nuicts, elle luy en rendroit responce : N’y faillez donc pas, dit Celidée, car si vous me trompez, vous serez cause de quelque plus grand mal. Le terme estant escoulé, que ceste bonne femme n’avoit pris que pour pousser le temps, comme l’on dit, avec l’espaule, elle luy en demanda encor autant ; mais Celidée qui cognut bien que ce n’estoit que pour l’amuser, fit semblant de la croire, et cependant resolut de faire de son costé ce qu’elle penseroit estre meilleur pour achever son dessein, feignant de ceste sorte avec ceste bonne vieille, de peur qu’elle ne descouvrist sa deliberation à Cleontine.

Cherchant donc tout ce qu’elle pouvoit pour devenir laide, de mauvaise fortune elle estoit un matin à la chambre de Cleontine, qu’elle estoit encor au lict, et parce que ceste bonne femme avoit accoustumé de porter une pointe de diamant au doigt pour signe qu’elle estoit dediée à Teutates, comme vous sçavez, madame, que c’est la coustume de toutes nos druides, elle la posoit tous les soirs avant que de se mettre au lict, et la reprenoit le matin. Il advint que Celidée prenant ceste bague, se la mettoit au doigt, et de l’un en l’autre alloit cherchant auquel elle estoit plus juste, sans peut-estre songer à ce qu’elle faisoit. Dont Cleontine s’appercevant : Voudriez-vous bien, luy dit-elle, ma fille, estre obligée de porter ceste bague aux mesmes conditions que je la porte ? – Si j’en estois capable, respondit Celidée, il n’y auroit rien au monde que je souhaittasse davantage. – Et comment, dit Cleontine, penseriez-vous satisfaire à Thamire, et à Calidon, ainsi que vous avez promis ? – Ce seroit, respondit-elle, le meilleur remede de tous, car ils sont si religieux, qu’estant dediée à Teutates, ny l’un ny l’autre ne voudroit pas m’en retirer. – L’amour, dit Cleontine, est encor plus forte que le devoir, ny que la religion. Mais dites-moy, ma fille, de quelle sorte pensez-vous de les contenter ? Car je ne le puis entendre : en premier lieu, vous ne pouvez estre qu’à Thamire, puis que vous estes sa femme, et quand vous voudriez vous dedier à Teutates, vous ne le pouvez sans la permission de celuy à qui vous estes. Et quand vous seriez une druide, penseriez-vous pour cela les contenter tous deux ? Tant s’en faudroit, vous les mescontenteriez, les privant de vous. – Ma mere, respondit Celidée, le grand dieu qui me mit les paroles en la bouche, lors que pour aleger leur ennuy, je promis ce que vous me demandez, m’en donnera sans doute quelque moyen, puis qu’il ne laisse jamais une œuvre imparfaicte ; il a commencé celle-cy par moy, il me rendra asseurément capable de la finir avic son aide. – Ma fille, dit Cleontine, estonnée des sages propos de sa niepce, je ne suis plus en doute qu’il n’advienne comme vous dictes, pourveu que veritablement vous vous remettiez en luy, car jamais personne ne fut refusée, quand c’est avec une bonne et pure intention qu’on le supplie.

Cleontine vouloit continuer, mais Celidée qui, sans y penser, s’estoit mis la pointe du diamant dans la main, se print à crier de la douleur que l’esgratigneure luy avoit faicte ; dequoy la bonne femme surprise : Qu’avez-vous ? dit-elle, ne vous estes-vous pas blessée de ce diamant ? – C’est peu de chose, respondit Celidée, mais la douleur m’a contrainte de crier. – Vous pensez, dit Cleontine, que ce soit peu de chose ; si vous trompez-vous fort, car jamais la marque ne s’en va, et mal-aisément en peut-on guerir. Et lors, luy prenant la main, et voyant qu’elle estoit fort esgratignée : Croyez, luy dit-elle, Celidée, que vous estes marquée pour vostre vie, et que si cela vous estoit advenu au visage, vous seriez gastée. – Comment, dit Celidée, le diamant est-il si venimeux ? – Jamais, dit-elle, sa marque ne s’en va depuis que le sang en sort, et c’est pour ce suject que je la laisse quand j’entre au lict. Il seroit mal-aisé de dire le contentement que receut ceste jeune bergere, ayant appris ce secret, luy semblant que Dieu le luy avoit enseigné exprés pour achever ce qu’elle avoit desseigné. Quelle resolution, Madame, est celle que je vous vay raconter de ceste jeune fille !

Il y avoit desja cinq ou six jours que Thamire en tombant s’estoit blessé, comme je vous ay dit, et sa plaie n’estant pas dangereuse, elle commençoit d’estre presque guerie, de sorte qu’il n’en tenoit plus la chambre. Celidée qui n’attendoit que sa guerison, pour sortir de la promesse qu’elle avoit faite, et de laquelle Calidon, et Thamire la sommoient, leur dit, d’un visage assez joieux, que le lendemain elle les contenteroit tous deux.

Dés le soir, quand sa tante fut couchée, elle desroba la bague dont elle s’estoit blessée, et feignant de se retirer pour se desabiller, chacun s’alla coucher. Au contraire, elle entra dans un petit recoing où elle avoit accoustumé de demeurer seule quand elle vouloit s’abiller ou desabiller, et ayant bien serré la porte, elle s’assit prés d’une table où elle avoit un miroir, duquel les jours des grands sacrifices et des assemblées generales, ou festes publiques, elle avoit accoustumé de se servir, pour ageancer son visage. Aussi tost qu’elle y jetta les yeux dessus : Ah miroir ! dit-elle, de qui je soulois prendre conseil, avec tant de soing et de vigilance, pour accompagner et augmenter la beauté de mon visage, combien est changé ce temps-là, et combien est differente l’occasion qui me faict à cest-heure te demander conseil ! puis que si autresfois j’ay jetté les yeux sur toy, pour me rendre belle, j’y viens maintenant pour sçavoir comment je me puis priver de ceste beauté que j’ay eue si chere ! Et à ce mot ouvrant le miroir, et considerant son visage tout couvert de pleurs : Ce seroit, dit-elle, estre bien inhumains, mes yeux, si vous ne pleuriez la prochaine perte de ceste beauté qui autrefois vous a rendus si contents, et plains de joye, quand glorieux d’une si chere et aimable compagne, il ne vous sembloit point de veoir un autre visage, qui se pust esgaler au vostre.

Et puis demeurant quelque temps sans parler, et considerant particulierement sa beauté et sa grace, la juste proportion de ses traits, le vif et doux esclair de ses yeux, l’esclat de son teint, les attraits de sa bouche, bref, tout ce qui estoit d’agreable en son visage. J’entens bien, dit-elle, ô mes chers et rares thresors, ce que vous me voulez dire, mais helas ! continuoit-elle en souspirant, que me vaut cela, si je ne puis vivre contente en vous conservant ? Je sçay bien que vous me representez que ceste beauté que j’ay tant cherie, et qu’autrefois j’ay estimée mon souverain bien, me reproche une grande legereté de m’en vouloir priver, avant presque que de la posseder. Je ne suis pas sourde aux supplications que je me fais à moy-mesme de ne me point apauvrir de ce que chacun recherche avec tant de desir. – Mais quand je vous accuseray devant la raison d’estre cause de toute la peine que j’eus jamais, quand je vous blasmeray de la dissention de l’oncle et du neveu, voire quand je vous diray coupables de leur sang et de leur prochaine ruine, et peut-estre de leur mort, que direz-vous pour vostre deffence, et qu’alleguerez-vous pour montrer que je vous doive conserver et retenir ? Que c’est une douce chose que d’estre belle ! Mais combien plus amers sont les effects qui s’en produisent, et qu’il m’est impossible d’éviter en vous conservant. Quoy donc, que l’amour suit la beauté, et que rien n’est plus agreable que d’estre aimée et caressée ? Mais combien plus desagreables sont les importunitez de ceux que nous n’aimons point, et les soupçons de ceux à qui nostre devoir nous oblige d’estre, et de nous reserver entierement. Ne dis-tu pas qu’au lieu que chacun m’adoroit belle, chacun me mesprisera laide ? Tant s’en faut, cette action si peu accoustumée me fera admirer, et contraindra chacun de croire qu’il y a quelque perfection cachée en moy, plus puissante que ceste beauté qui se voyoit. Et puis, ce que je desseigne de faire, n’est que de devancer le temps de fort peu de moments, car cette beauté dont nous faisons tant de conte, combien de lunes me pourroit-elle demeurer encores ? Fort peu certes, et quelque soin et quelque peine que j’y rapporte, il faut que l’aage me la ravisse, et ne vaut-il pas mieux que pour une si bonne occasion, nous nous en despouillons nous-mesme volontairement, et la sacrifions au repos de Thamire, que j’aime, et que j’ ay tant d’occasion d’aimer, et à celuy de Calidon, qui a tant souffert de peines, pour l’affection qu’il m’a portée ? Au pis aller, que m’en adviendra-il ? Quand je seray laide, moins de personnes m’aimeront, et de qui dois-je vouloir l’amitié que de Thamire ? Mais Thamire mesme ne m’aimera plus : si son amitié n’est fondée que sur ma beauté, ce sera dans peu de temps qu’elle se perdra ; s’il m’aime pour les autres conditions qu’il peut avoir recognues en moy, voyant que j’au- ray donné ceste beauté pour me rendre du tout seinne, il me devra aimer et estimer davantage. Bref, faisons nous paroistre telle que nous desirons d’estre crue. Ceste beauté est cause que Calidon manque à son devoir, et que Thamire mesme a moins de soin qu’il devroit avoir à sa propre conservation ; rachetons-les et nous aussi, eux, des fautes où ils sont tombez, et nous, du desplaisir que nous en avons. Et par la perte d’une chose de si peu de durée que la beauté, payons leur rançon et la nostre, afin qu’à l’advenir nous puissions vivre en liberté, et hors de ceste continuelle inquietude.

A ces mots, ô Dieu ! madame, quelle estrange et genereuse action vous vay-je raconter ? A ces mots, dis-je, Celidée met la pointe du diamant à son front, et d’une main genereuse se l’enfonce dans la peau, et quoy que la douleur fut extresme, si se le couppe-t’elle d’un costé à l’autre, et grinssant les dens du mal que la blesseure luy faisoit, elle en faict de mesme à ses joues, et se faict de chaque costé trois ou quatre profondes cicatrices, si longues et si enfoncées, que veritablement il ne luy restoit plus rien de la beauté qu’elle souloit avoir. Jugez, madame, en quel estat elle pouvoit estre, et quelle douleur elle devoit ressentir. Elle n’en fit toutesfois point de semblant. Mais se mettant un linge autour de la teste, et esteignant la chandelle, apres avoir remis la bague en son lieu, elle s’alla mettre au lict, où elle n’avoit garde de reposer pour le grand mal qu’elle sentoit. Mais quand le matin fut revenu, et que chacun fut esveillé, Cleontine, dans la chambre de laquelle elle couchoit, et qui aimoit ceste niepce comme si elle eust esté sa fille, estonnée de la voir si endormie contre son naturel, et craignant qu’elle ne se trouvast mal, vint doucement la voir dans le lict. Mais d’abord qu’elle veid tout le couvrechef en sang, et une partie du linceul, elle jetta un grand cry, pensant qu’elle fust morte : tous ceux de la maison y accoururent , et la trouverent assise sur le lict, qui tenoit Celidée entre ses bras, et la baisoit, encor qu’il ne se vid presque en tout son visage que blesseures, et sang caillé : O dieux ! ma fille, disoit la bonne femme, qui est le cruel et inhumain, qui t’a traittée de cette sorte ? Qui est le barbare, qui en a eu le courage ? Et quelle cruauté peut égaler celle qui a deshonoré et diffamé la beauté de ton visage ? En proferant ces paroles, elle la baisoit et la serroit entre ses bras, pleine de tant de passion, qu’oubliant ce qu’elle devoit à sa qualité de druide, elle se relascha de telle sorte à la douleur qu’elle sembloit une personne hors d’entendement.

Celidée de qui les plaies envenimées s’estoient bouffies, et endolues de façon qu’elle en avoit la fiévre, supplia d’une voix basse sa tante de la laisser en repos, et qu’elle sçauroit qui l’avoit mise en cest estat, quand Thamire, et Calidon seroient venus. On envoia incontinent chercher les mires, et presque en mesme temps Thamire adverty de l’estat où estoit Celidée, s’en vint courant en sa chambre. Mais quand il la vid, il demeura immobile, et les bras nouez l’un dans l’autre, ne donnoit autre signe de vie, que celuy des pleurs qui luy tomboient des yeux. En fin revenu en luy-mesme : Est-ce Celidée, dit-il, que je vois en cet estat ? Les dieux ont-ils consenty, et un cœur humain, a-t’il pû penser à une si grande cruauté ? Et quelque tigre sous la figure d’un homme l’aiant imaginée, et quelque malin demon y aiant consenty, quelle cruauté a jamais eu assez d’inhumanité pour l’executer ? Celidée se tournant doucement vers luy : Amy Thamire, luy dit-elle, console-toy ; que si tu as perdu le visage de Celidée, elle t’a conservé pour le moins tout le reste, et si tu veux me promettre de n’en point faire de vengeance, je te diray qui en est cause, et qui m’a fait cet outrage, si avec toy je le dois nommer tel.

Calidon en mesme temps entra dans la chambre, qui empescha que Thamire ne put respondre, car ayant couru depuis son logis, où il avoit apris cette triste nouvelle, quand il mit le pied dans la porte, il estoit tant hors d’haleine, qu’il ne pouvoit presque respirer. Et toutesfois montant les degrez et entrant dans la chambre, on l’oyoit jurer par Hesus, et par Hercule, que celuy qui avoit mis la main sur Celidée, en mourroit avant que la nuit fut venue. – Ne jurez point, dit-elle, ô Calidon, de peur que vous ne soyez parjure ; ce pourroit estre tel que vous aimeriez mieux mourir que d’observer vostre serment. – Comment ? reprit incontinent Calidon, je jure encor par Hesus, et par l’âme de celuy qui m’a mis au monde, que horsmis Thamire, je n’excepte personne à qui je ne fasse perdre la vie. Et à ce mot, il se mit à genoux devant son lict, et luy voulut prendre la main pour la baiser, mais elle, en le repoussant un peu : Et à qui, Calidon, luy dit-elle, pensez-vosu baiser la main ? Regardez mon visage, et prenez garde que je ne suis plus cette Celidée, de qui vous avez tant estimé la beauté.

Le berger transporté de furie, n’avoit point encor jetté les yeux sur elle, mais quand il les haussa, et qu’il la vid si affreuse, car elle veritablement se pouvoit-elle dire, il demeura plus estonné encores que n’avoit esté Thamire ; et se mettant la main sur les yeux, et tournant la teste de l’autre costé, il luy fut impossbile d’en souffrir la veue, frissonnant comme une personne qui a horreur de ce qu’il voit. Elle, au lieu de s’en fascher, d’un courage incroyable, sousrit de cette action, et tendant encor une fois la main à Thamire : Et bien, amy, luy dit-elle, ne vous sera-ce pas du contentement de me voir tout à vous, et que personne n’y pretende ou n’y desire plus rien ? Aurez-vous horreur de ce visage deschiré de cette sorte, quand vous considererez qu’il n’est tel que pour estre à vous seul ? Je ne le pense pas, Thamire, et veux croire que l’affection que vous m’avez portée, et la cognoissance de celle que vous avez receue de moy, ont trop de puissance, et sont plantées sur un plus seur fondement que celuy-là. Et parce que je vous vois tous en peine, et desireux de sçavoir qui m’a mise en l’estat où vous me trouvez : Sçachez, Thamire, que c’est Calidon. Et vous, Calidon, dit-elle, se tournant vers le jeune berger, sçachez que c’est Thamire. – Quoy ! nous vous avons mise en cet estat ? s’escrierent-ils tous deux ! – Ouy, dit-elle, froidement, c’est Thamire et Calidon qui ont fait cet outrage à Celidée ; mais ayez un peu de patience, et oyez comment.

Chacun à ces paroles demeura estonné, mais sur tous les deux bergers. Et lors que Calidon vouloit parler, elle l’interrompit de ceste sorte : Ne vous excusez point, Calidon, de ce qui m’est advenu, car encor que Thamire et vous, en soyez cause, si est-ce que vous l’estes beaucoup plus que luy. Et lors, addressant sa parole à tous, elle continua : Il n’y a personne qui me cognoisse, qui ne sçache quelle a esté l’amour que Thamire m’a portée dés mon enfance, et qu’il semble que dés que j’ouvris les yeux dans le berceau, j’ouvris son cœur pour y faire entrer l’affection, que depuis il m’a tousjours continuée. Or ceste amour fut reciproque entre nous, aussi tost que je fus capable d’aimer, et en donnay tant de cognoissance à ce berger, que je pense que, comme sa recherche me convia de l’aimer, la bonne volonté qu’il recognut en moy luy donna sujet de continuer. Et d’effect, combien heureusement avons-nous vescu ! et avec combien de contentement ! jusques à ce jour malheureux, que Calidon, revenant des Boïens, jetta les yeux sur moy.

Thamire, à qui les blesseures ne peuvent empescher la parole, le peut mieux raconter que je ne sçaurois ; tant y a que nous pouvons dire l’un et l’autre avec verité, que jamais amant ne fut mieux aimé, ny aimée plus amante, que Thamire et Celidée. Mais dés que Calidon me vid, je puis bien dire, malheureusement, sans l’offenser, ce bien que nous avions possedé si long temps, commença de se diminuer, premierement par sa maladie, et puis par le don que Thamire luy fit de moy, auquel je ne pus jamais consentir. Il est vray qu’apres avoir longuement supporté la froideur de Thamire, et la vaine affection de Calidon, je me dépitay contre tous deux, me semblant que c’estoit avec raison, puis que Calidon m’avoit fait perdre Thamire, et que Thamire m’avoit sans beaucoup de sujet remise à Calidon. Et lors que j’estois la plus eslongnée de tous deux, je me vis entierement redonnée à Thamire, par le jugement de la nymphe Leonide, à laquelle nous en avions donné toute puissance. Je pensay certes, que c’estoit la volonté de Teutates, qui me la faisoit entendre par sa bouche, et me resolus de la suivre entierement ; et lors que j’estimois que la raison avoit le plus eslongné Calidon de moy, fust pour le commandement de la nymphe, fust pour le devoir qui l’obligeoit envers Thamire, le voilà qui se desespere, et qui veut mourir. D’autre costé le bon naturel de Thamire, ne luy permettant de gouster quelque sorte de plaisir, voyant son neveu en cette peine, se laissa tellement emporter à l’ennuy, que sans faire conte du contentement qu’il pouvoit avoir de moy, qu’il avoit desirée et recherchée avec tant de passion, il me laissa seule dans le fict, et me fit bien paroistre que l’amitié est plus forte en luy que l’amour. Je demeuray estourdie de ceste rencontre, comme mon affection me l’ordonnoit, et lors que j’estois attentive à considerer en moy-mesme cest accident, l’on me rapporta et mon mary et mon nepveu sur des eschelles comme morts. J’advoue que quand je les vis, et que quand je sceus comme le tout estoit advenu, je demeuray tant hors de moy, que si peu apres il ne fussent revenus, je ne sçay à quoy je me fusse resolue. Mais considerant ce qui s’estoit passé, et oyant les paroles qu’ils tenoient entre eux, j’eslevay ma pensée à Tharamis, et le suppliay de me vouloir conseiller ce que je devois faire, pour nous mettre en repos. Il m’inspira sans doute, et me fit secrettement entendre par quel moyen je le pourrois. Et ce fut en ce mesme temps que je vous le promis à tous deux, et que depuis j’ay dislayé, par ce que veritablement j’ay trouvé beaucoup de difficulté à l’execution de ce conseil, et a fallu que je me sois faict une grande force avant que d’y pouvoir consentir.

Voicy donc, ô bergers, quelle fut ceste saincte inspiration. Considere, me dit le dieu, la violente affection de Calidon, et sois certaine que jamais il ne cessera de t’aymer, que tu ne cesses d’estre belle. Il ne faut que tu esperes que la religion des dieux, ny le devoir des hommes l’en retire jamais. Il ne faut non plus que tu penses que Thamire, quoy qu’il soit ton mary, et qu’il t’aime plus que sa vie, puisse jamais estre content, tan que son nepveu sera tourmenté de ceste sorte. Quant à toy, quelle vie esperes-tu de pouvoir mener, tant que tu seras cause de la peine de l’oncle et du nepveu ? De te donner à Calidon, ta volonté n’y peut consentir : outre que tu es tellement à Thamire, que rien ne t’en peut retirer que la mort. D’estre aussi à Thamire, la passion de Calidon ne le peut souffrir, ny le bon naturel de Thamire, endurer le continuel desplaisir de son nepveu. Que faut-il donc, Celidée, que tu fasses ? Prive-toy par une belle resolution de ce qui est le germe de ceste dissention ; mais que peux-tu penser que ce soit autre chose que la beauté de ton visage ? – Il est vray, respondis-je, mais perdant ceste beauté, je perds aussi bien l’amour de Thamire que celle de Calidon, et si cela est, j’ayme beaucoup mieux la mort. – Tu te trompes, me respondit-il, l’affection de ces deux bergers est bien differente. Thamire ayme Celidée, et Calidon adore la beauté de Celidée. Que si ce que tu crains estoit vray, il vaudroit mieux que tu mourusses à l’heure que tu parles, que de vivre plus longuement et estre asseurée que quand l’âge te rendra laide, Thamire cessera de t’aymer. Mais cela n’est pas, d’autant que ce berger ayme Celidée, et quelle que Celidée devienne, jamais son amitié ne se perdra.

Voylà, bergers, quelle fut la secrette inspiration que ce dieu me donna, à laquelle ne voulant contrevenir, je cherchay les moyens d’y satisfaire. Et de fortune ayant appris de ma tante que les blesseures que le diamant fait, ne guerissent jamais, j’ay bien voulu sacrifier la beauté de mon visage, si toutesfois il y en a eu, à vostre repos et à vostre reunion. Mais, ô mon Thamire, cesserez-vous d’aymer Celidée, encor qu’elle n’ayt plus le visage qu’elle souloit avoir, puis qu’elle a bien voulu le donner pour rançon, et pour se racheter des desirs de Calidon, afin d’estre toute vostre ?

Celidée finit de ceste sorte, laissant tous ceux qui l’ouyrent si plains d’estonnement, et de merveille, de cette genereuse action, qu’à peine pouvoient-ils croire que ce qu’ils voyoient fust vray.

Il seroit trop long de redire maintenant les reproches que Calidon luy fit, le desplaisir de Tahmire, ny les regrets de Ceontine, et de la mere de Celidée, et de tous ceux qui la consideroient : tant y a que les mires estant venus, et luy aiant nettoié le visage, jugerent que jamais elle ne retourneroit en son premier estat, car les plaies estoient si profondes et en des lieux si delicats qu’elles luy ostoient toute la grace, et la proportion qui souloit y estre. Il est avenu que veritablement, Calidon la voyant si difforme, a perdu ceste folle passion qu’il luy portoit, et que Thamire, ainsi qu’elle esperoit, a continué de l’aimer, si bien qu’elle a depuis vescu en repos, et tellement honorée et estimée de chacun, qu’elle jure n’avoir receu de sa beauté en toute sa vie, la moindre partie du contentement que sa laideur luy a rapporté depuis dix ou douze nuicts.

– Vous m’avez raconté, dit Leonide, la plus genereuse, et la plus louable action que jamais fille ait faite, et suis bien aise que ceste belle et vertueuse resolution soit partie d’une personne qui m’est proche, comme j’ay sceu que m’est Celidée, estant niece de Cleontine. Dieu la rende aussi contente avec Thamire, que Thamire a d’occasion de l’aimer, et d’estimer sa vertu. – Or, continua Lycidas, Thamire qui croit de n’avoir point d’enfans, veut faire marier Calidon avec Astrée et pour y convier Phocion, offre de luy donner tous ses trouppeaux et tous ses pasturages. Astrée qui a fait resolution de n’aimer jamais rien, pour le regret qu’elle a de la mort de Celadon, n’y veut consentir en sorte quelconque, et quand son oncle luy en parle, elle ne fait que pleurer, et lors qu’il la presse, elle respond, qu’elle veut passer sa vie parmy les vestales et druides, et pour ce subjet m’a prié d’en parler secrettement à la venerable Chrisante. – Et pensez-vous, adjousta Leonide, que Chrisante la vueille recevoir sans le consentement de ses parents ? – Je luy ay fait ceste mesme oposition, dit-il, quand elle m’en a parlé, mais elle m’a respondu que n’ayant ny pere ny mere, il n’y avoit pas apparence qu’elle en fist difficulté, et que si ceste voye luy estoit refusée, elle prendroit celle du cercueil. – A ce que je vois, dit Leonide, elle n’est pas sans affaire, et je crois aisément ce que vous dites, que veritablement elle est affligée ; mais qui est celle qui est contente ? – Vous l’oseray-je dire ? respondit le berger. – Et pourquoy feriez-vous plus de difficulté de me dire le bien, que vous n’en avez fait de me dire le mal ? – Il y a plusieurs occasions, repliqua-t’il, qui m’en peuvent empescher. Toutesfois, puis que nous en sommes si avant, il seroit mal à propos, de ne passer plus outre. Sçachez donc, madame, continua-t’il, en sousriant, que c’est Phillis ; mais, grande nymphe, je vous supplie, ne m’en demandez pas davantage. – Ma curiosité, dit-elle, aura bien autant de force contre la priere que vous me faites, que vous en sçauriez avoir contre celle que je vous fais de ne vouloir celer ce que sur toute chose je desire infiniment de sçavoir. Car aimant Phillis, comment voulez-vous que je ne sois point curieuse d’apprendre des nouvelles de son contentement ? Mais peut-estre voulez-vous estre ainsi secret, parce que c’est un des premiers commandements d’amour, de CELER ET TAIRE. Et parce qu’il vouloit faindre de n’y avoir aucun interest : Non, non, continua la nymphe, ne vous cachez point à moy. Je sçay, berger, plus de vos nouvelles que vous ne pensez. Avez-vous opinion que depuis le temps que je frequente parmy vos bergeres, je n’ay pas appris que vous estes serviteur de Phillis, et que ceste affection est commencée avec celle de Celadon et d’Astrée, et qu’apres avoir continué longuement, vous estes en fin devenu jaloux de Silvandre ? J’aurais eu peu de curiosité, si voyant un si honneste berger que Lycidas, et aimant particulierement Phillis, je ne m’estois enquise de leur vie. Contentez-vous, berger, que si je ne vous en ay point fait de semblant, ç’a seulement esté par discretion, et qu’en effect j’en sçay presque autant que vous ; si vous voulez, je vous en diray de telles particularitez, que vous serez contrainct de l’advouer. Lycidas l’oyant parler de ceste sorte, demeura un peu confus, et d’abord eut opinion que cela venoit d’Astrée, et de Phillis. Je cognoy bien, dit-il, en fin, que vous sçavez quelles sont mes folies, et que toutes celles que vous avez veues depuis quelque temps en çà, n’ont pas esté si secrettes, que je le voulois estre. Mais pour vous faire paroistre, que je suis autant vostre serviteur, qu’elles sçauroient estre vos servantes, je vous veux dire ce que vous ne sçauriez avoir apris d’elles, parce que ce sont des choses qui sont advenues depuis qu’elles n’ont eu l’honneur de vous avoir veue, vous suppliant toutesfois de n’en rien dire. – J’estime trop, respondit la nymphe, la vertu de Phillis, et vostre merite, pour ne couvrir de silence, tout ce que je penseray qui puisse importer ou à l’un ou à l’autre ; et vous pouvez juger que je me sçay taire, puis qu’y ayant long-temps que je sçay ce que je viens de vous dire, je n’en ai jamais fait semblant. Mais quand vous m’avez dit que Phillis estoit contente, j’ay esté estonnée, sçachant assez combien elle estoit en peine de vostre froideur et jalousie. – Ah ! grande nymphe, dit Lycidas en sousriant, qu’il m’a bien fallu changer de personnage, depuis que je n’ay eu l’honneur de vous voir ! O que l’on m’a bien fait crier mercy, et demander pardon ! O combien de fois ay-je esté contraint de me mettre à genoux ! Croyez, madame, que Phillis a bien sceu me ramener à mon bon sens, et qu’elle m’a bien fait recognoistre mon devoir ! Si je pensois d’avoir assez de loisir à le vous raconter par le menu, vous verriez qu’il y a beaucoup de difference entre un amant et un homme sage. – Je ne sçaurois, respondit la nymphe, apprendre de plus agreables nouvelles que celles-cy, et pour le loisir, vous en avez assez, puis qu’Adamas, Phocion, et Diamis sont entrez en discours, d’autant que ces vieilles personnes ne peuvent jamais trouver la fin de leurs paroles.

Ce qui donnoit encor plus d’envie à la nymphe de le faire parler ; estoit pour le divertir d’autant de la consideration d’Alexis, car encor qu’elle sceust bien, que si ce n’estoit à ceste fois, ce seroit à une autre, toutesfois elle jugeoit que la premiere veue estoit la plus dangereuse, parce qu’apres, son jugement estant desja preoccupé par ceste opinion de ressemblance, il ne pourroit si bien descouvrir la verité, et que mesme le rapport qu’il en feroit aux bergers et bergeres de sa cognoissance, feroit presque le mesme effect aux autres.

Lycidas qui n’y pensoit point, croyant seulement de faire chose qui fust agreable à la nymphe, reprint la parole ainsi.

Histoire de la jalousie de Lycidas[modifier]

Vous sçavez, madame, que l’ordinaire conversation qui estoit entre Phillis et Silvandre, à cause de la gageure qu’ils avoient faite de se faire aymer à Diane, fut le subject de ma jalousie. Mais ce ne fut pas de celles qui n’ont que le nom de mal, et en retiennent fort peu des mauvaises qualitez, car je puis dire n’y avoir jamais eu passion plus approchante à la manie, que celle qui m’occupoit l’entendement en ce temps-là, de sorte que depuis, je me suis estonné plusieurs fois, comme il a esté possible que j’aye pu vivre en ceste peine ; aussi ne mettray-je jamais au cours de me vie, les lunes ou plustost les siecles que j’ay passez en si miserable estat. Car tant s’en faut, que je puisse dire d’avoir vescu, que je tiendray tousjours avoir plus souffert en ce temps là, que les douleurs de la mort ne sçauroient estre grandes, d’autant que, quand la mort est advenue, les douleurs ne la peuvent outrepasser, ny l’accroistre. Mais en ceste passion dont je parle, tant de nouveaux accidents qui l’agrandissent survenoient d’heure à autre, que quand je venois à tourner les yeux sur mes premiers maux, je trouvois les derniers si grands, qu’il me sembloit que ceux que j’avois soufferts auparavant, ne meritoient point d’avoir le nom de douleur. Et le pis encor estoit, que j’avois une si grande curiosité de rechercher les sujets de mon desplaisir, que bien souvent, quand il ne s’en presentoit point, je m’en figurois de tant esloignez de toute apparence de raison, que maintenant, quand je les considere, je m’estonne comme il est possible que mon jugement fust si perverty.

Si elle parloit librement avec Silvandre, ô que ses paroles me perçoient vivement le cœur ! Si elle ne luy parloit point, je disois qu’elle feignoit ! Si elle me caressoit, je pensois qu’elle me trompoit ! Si elle ne faisoit point de conte de moy, que c’estoit un tesmoignage du changement de son amitié ! Si elle fuyoit Silvandre, qu’elle craignoit que je m’en apperceusse ! Si elle s’en laissoit approcher, qu’elle vouloit mesme que j’eusse le desplaisir de le voir ! Si elle se monstroit gaye, qu’elle estoit bien contente de ses nouvelles affections ! si elle estoit triste, qu’il y avoit quelque mauvais mesnage entre eux ! Bref, toute chose m’offençoit ; et quand il n’y avoit rien sur quoy je peusse fonder quelque occasion de desplaisir, je m’accusois de faute du jugement, de ne sçavoir recognoistre leurs dissimulations. Combien de fois ay-je souhaité de n’avoir point de veue, pour ne voir ny Silvandre ny Phillis ! Mais laisseroient-ils, (disois-je incontinent) de s’aymer, encor que je ne les visse pas ? Combien de fois ay-je desiré de perdre la vie ! Mais disois-je, il vaudroit mieux perdre l’amour, d’autant que la memoire qui me tourmente, ne laisseroit de me suivre apres mon trespas ! Et voyez à quelle extremité mon mal estoit parvenu, puisque au lieu d’aymer Phillis, je la haïssois: j’eusse voulu qu’elle eust esté laide, et desagrable, et toutesfois j’eusse esté marry, si elle eust eu moins de beauté et de grace. Ce que je reconnus en ce mesme temps-là, parce qu’ayant eu deux ou trois accez de fiévre, et le mal luy ayant changé le visage, j’en eus tant de desplaisir, qu’elle mesme s’en aperceut. Vivant donc ou plustost languissant de ceste sorte, estant presque reduit à un desespoir, les dieux sans doute eurent pitié de moy.

Il y a quelques nuicts que Silvandre s’estant endormi dans un bois qui est aupres du temple de la bonne déesse, à son reveil il se trouva une lettre en la main, sans sçavoir qui la luy avoit donnée. Et parce qu’à son retour il la fit voir à Diane, et à la bergere Astrée, elles creurent qu’elle estoit escripte de la main de Celadon, et pensant apprendre de ses nouvelles, au lieu où il l’avoit trouvée, elles le prierent de les y vouloir conduire ; ce qu’il fit. Mais la nuict estant survenue, elles se perdirent, de sorte qu’elles furent contraintes d’y attendre le jour. Et parce que durant le peu de temps qu’Astrée dormit, elle eut quelques visions qui luy firent croire que Celadon estoit en peine pour n’avoir receu les derniers offices de la sepulture (et qui à la verité avoient esté dilayez pour pouvoir apprendre quelques nouvelles de son corps) elle se resolut de luy dresser pour le moins un vain tombeau, que l’on trouva plus à propos de faire au nom de Paris, que non pas au sien, ainsi que depuis j’ai sceu de Phillis. Or, madame, les ceremonies, comme vous sçavez, en furent assez longues pour convier ces bergeres de demeurer à leur retour quelque temps retirées en leurs cabanes pour se reposer, fust du travail de la nuit precedente, fust de la longueur du chemin qu’elles avoient fait. Il n’y eut que Diane qui en fut destournée par la presence de Paris.

Quant à moy, me separant de bonne heure de la troupe, apres avoir disné je me retiray soubs un gros buisson, qui est sur le carrefour de ces chemins qui se croizent aupres de nostre hameau. Il est si touffu, qu’encores que le grand chemin le touche, si est-il impossible d’y estre veu, et toutesfois on peut voir aysément ceux qui vont et viennent. Apres avoir longuement entretenu mes pensées, le sommeil m’y surprit, de sorte que je ne m’esveillay que quand le soleil estoit desja prest de se cacher ; et faisant dessein de me retirer, je voulus premierement voir qui estoit dedans la prairie, à fin d’eviter la rencontre de Phillis. Et de fortune j’apperceus Astrée, et elle, qui estant demeurées seules le reste de la journée dans leurs cabanes, s’en venoient prendre le frais en ce lieu. Je vis d’un autre costé Silvandre, qui les suivoit, pensant comme je croy que Diane ne tarderoit pas beaucoup de les venir trouver. Je me recachay soudain sous ce buisson, desireux de voir ce qu’ils feroient, pensant bien qu’ils me donneroient de nouvelles connoissances de leur amitié.

Mais il advint que Silvandre, les voyant assises de l’autre costé du buisson où j’estois, et se voulant mettre au milieu d’elles, Phillis quitta la place et s’eslongna quinze ou vingt pas d’eux. J’ouys alors qu’Astrée l’appelloit, et que Silvandre l’en suplioit: ô que ces paroles me faisoient de cuisantes blesseures ! Phillis toutesfois n’y venoit point et monstroit d’estre fort mal satisfaite du berger ; mais au lieu que cela me devoit contenter, c’estoit ce qui m’offençoit le plus, sçachant qu’entre les amants, il y a d’ordinaire de ces petites querelles, qui ne sont que des renouvellemens d’amitié. Elle estoit à quinze ou vingt pas d’eux, comme je vous ay dict, et se promenoit seule sans vouloir les approcher, dont Silvandre au commencement ne faisoit que sousrire ; mais en fin, il ne se pust empescher d’en rire tout haut.

Phillis, qui l’ouyt, s’allumant d’une plus forte colere contre luy: Voyez-vous, luy dit-elle, Silvandre, ces façons de vivre avec moy, me convient de vous hayr plus que la mort, et croyez que je le vous rendray une fois en ma vie, ou l’occasion ne s’en presentera jamais. Le berger, luy oyant proferer ces paroles avec tant de colere, fit un tel esclat de rire, qu’il ne pust luy respondre: Continuez, continuez, disoit Phillis, fascheux berger, et ne cessez jamais de m’offencer. Peut-estre, que j’auray quelque jour le moyen d’en faire vengeance, et si alors je ne la prens, ne croyez jamais que je sois Phillis. Mais parce que le berger, la voyant en une si grande colere, de force de rire, ne pouvoit luy respondre, Astrée en fin prist la parole avec elle: Je n’eusse jamais pensé, dit-elle, que Silvandre, que j’ay tousjours recogneu si discret, et si remply de civilité parmy les bergers, voulust à dessein offencer Phillis sans subjet. Phillis, oyant Astrée, ne faillit point, selon la coustume des personnes qui se voyent soustenues en leur colere, de s’animer d’avantage contre le berger: Il se soucie fort peu, dit-elle, de m’offencer ; mais il a raison, car aussi bien ne me sçauroit-il donner plus de volonté de luy faire desplaisir que j’en ay. Dieu sçait si j’estois marri de ceste dissention ! Et toutesfois encor me fascha-t’il de voir le mespris don il usoit envers elle.

Et attendant la fin de ceste rencontre, j’ouys que Silvandre, s’addressant à la bergere Astrée: Et vous aussi, belle bergere, dit-il, vous estes en colere contre moy ? et je pensois que vous tinssiez mon party ? – Je ne suis jamais contre la raison quand je la puis cognoistre, respondit Astrée, et me semble que vous feriez mieux de ne donner point d’avantage d’occasion de haine à ma compagne, et de vous souvenir qu’encor qu’elle ne puisse pas beaucoup, qu’il n’y a point toutesfois de petit ennemy. – Vrayement, respondit alors le berger, laissant tout jeu à part, encore que vous soyez si partialle pour Phillis, je veux bien que vous soyez juge de nostre different, pourveu qu’elle vueille me dire devant vous quelle occasion elle a de se douloir de moy ; et quand vous nous aurez ouys tous deux, je me sousmets dés à cette heure, à telle punition qu’il vous plaira. – Moy ? dit Phillis, que j’entre jamais en raison avec vous ? j’aymerois mieux ne parler de ma vie. Mais sçavez-vous que je desire ? C’est que vous fassiez estat, que je ne suis point au monde pour vous, et que de ceste sorte vous perdiez tellement la memoire de moy, que quand par malheur vous me verrez, vous ne pensiez pas mesme à moy. – Or voyez, respondit le berger, combien nous sommes de differente humeur: c’est à cette heure que je devois parler à vous, et que je vous veux dire chose, qui vous fera peut-estre juger que Silvandre est plus vostre serviteur que vous ne croyez pas.

Et lors, se tournant vers Astrée, il la pria et supplia de sorte qu’elle fit asseoir Phillis aupres d’elle. Non pas, dit-elle, en s’y mettant, que ce soit pour vous ouyr, mais seulement pour ne desobeyr à celle qui me l’ordonne ainsi. Luy, sans respondre à ses parolles, recommença de cette sorte: Je croy, Phillis, que vous ne me tenez pas pour sçavoir si peu des affaires du monde, que vous ayez opinion que je n’aye jamais ouy parler de l’amitié qui est entre vous et Lycidas. Que s’il estoit autrement, et que vous eussieuz volonté que je vous en disse des paricularitez, peut-estre seriez-vous estonnée que j’en aye tant sceu, et que j’en aye fait paroistre si peu, et lors vous ne jugeriez pas que ce Silvandre à qui vous voulez tant de mal, fust si peu vostre serviteur que vous le pensez. Tant y a, bergere, qu’apres l’avoir sceu de ceux qui sont les plus curieux des affaires d’autruy, en fin je l’apris de vostre bouche mesme, et de celle de Lycidas. Vous ressouvenez-vous point qu’un soir vous en bonne compagnie, vous commandastes à Hylas de raconter sa vie, et les avantures de ses amours ? N’avez-vous point oublié, que cependant vous partistes, et laissastes la troupe, priant Astrée d’aller avec vous ? Avez-vous bonne memoire que vous allastes le long du bois, parler à Lycidas qui vous y attendoit, et qu’Astrée vous dit que vous deviez bien prendre garde, qu’il ne fust trouvé mauvais, et que vous luy respondistes, qu’il vous en avoit tant pressée, que vous ne luy aviez pû refuser ; mais que pour ce subject, vous aviez prié Astrée d’y estre avec vous ? Or, bergere, repensez maintenant à tous les discours que vous y eustes avec Lycidas, car je les sçay tous, comme les ayant ouys.

A ce mot elles rougirent, et demeurent si estonnées qu’elles ne faisoient que se regarder. Mais Silvandre, reprenant la parole: Ne soyez point marries, dit-il, que je sçache ce que je viens de vous dire, car j’ay assez de discretion pour n’en faire paroistre que ce qui ne vous peut importer ; et si vous vouliez, belle Astrée, que je vous disse la colere de Lycidas contre vous, et la peine que vous pristes de la luy faire perdre, vous verriez que je sçay presque autant de vos affaires que vous-mesme. Mais cela ne servant de rien à ce que j’ay à vous dire maintenant, il suffit, Phillis, que vous sçachiez que je n’ignorois ny la jalousie, ni le subject de la jalousie de Lycidas. – Il faut bien dire (dict ma bergere, le regardant ferme entre les yeux), que vous estes malicieux, ayant sceu ce que vous dittes, d’avoir vescu de cette sorte avec my pour donner plus de peine à Lycidas, à vous et à moy. – Ah ! bergere, respondit-il, que vous m’estes plus obligée que vous ne pensez pas ! car que vouliez-vous que je fisse ? – Puis que vous sçaviez, dit-elle, que Lycidas estoit jaloux à vostre occasion, vous deviez m’eslongner. – Vous me dites (repliqua-t’il) une chose impossible, et qui vous eust peu nuire infiniment si je l’eusse faite. Impossible, d’autant que ayant entrepris de servir Diane, et vous, estant ordinairement aupres d’elle, il m’estoit impossible de vous eslongner l’une sans l’autre. – Et bien, dit Phillis, si vous eussiez esté tel envers moy, que vous deviez estre, n’eussiez-vous plustost esleu de laisser la frequentation de Diane, avec hazard de perdre vostre gageure, que non pas de donner tant de jalousie à Lycidas, et à moy tant de desplaisir, puis que le berger estoit tant de vos amis, et que je ne vous avois jamais donné occasion d’estre autre que des miens ? – Je voy bien, bergere, respondit Silvandre, que vous ne sçavez pas le mal que vous m’avez faict, puis que vous parlez de cette sorte, ny combien il m’estoit impossible de faire ce que vous dittes. – Que je vous aye faict du mal, dit Phillis, c’est donc bien par ignorance, car je n’en ay jamais eu intention. – Cela, repliqua le berger, n’empesche pas qu’en effect vous ne m’ayez fait du mal, et que je ne le ressente. – Et comment, adjousta la bergere, peut estre advenu ce que vous dites ? – N’est-ce pas Phillis, respondit le berger, qui est cause que j’ay entrepris de servir Diane ? Et vous, n’estes-vous pas ceste Phillis ? – Et pour cela, dit Phillis, de quoy me voulez-vous accuser ? – De tout le mal, respondit Silvandre, que je ressentiray jamais, car au lieu de feindre, j’ay aymé à bon escient.

A ce mot, le berger s’arresta tout court, et bien marry d’en avoir tant declaré, dequoy s’appercevant Astrée: Ne soyez fasché, dit-elle, et ne rougissez point d’avouer la verité, peut-estre que ces parolles ne sont pas les premieres qui nous en ont donné cognoissance. – Je n’auray jamais honte, respondit-il, de dire que je suis serviteur de Diane pour sa seule consideration, mais ouy bien considerant combien je merite peu. – Si Diane, respondit Astrée, doit estre acquise par les merites, il n’y a personne qui y doive plustost pretendre que Silvandre. – Plust à Dieu, belle bergere, repliqua-t’il, que chacun eust la mesme opinion. O madame ! que ces parolles me furent agreables, et que Silvandre eut une douce main, pour penser une si sensible playe que la mienne. – Comment ? dit Leonide, est-il possible que ce berger ayme veritablement Diane ? Elle faisoit ceste demande, encor qu’e’le sceust bien ce qui en estoit, pour en avoir quelque nouvelle cognoissance, à cause de Paris. – N’en doutez point, dit-il, madame, et une autrefois je vous en raconteray d’avantage, mais pour ce coup je vous diray seulement, comme je me delivray de ceste fascheuse jalousie.

J’ouys donc que Silvandre en continuant, reprit de ceste sorte: Or ne pouvant m’eslongner de vous à cause de Diane, que vouliez-vous que je fisse ? Soyez-en vous-mesmes le juge. – Dés le commencement, respondit Phillis, vous ne deviez point donner d’occasion de jalousie à Lycidas, et puis voyant que, comme que ce fust, il estoit devenu jaloux, vous deviez non pas m’esloigner du tout, puis que vous dites que vous ne le pouviez faire à cause de Diane, mais pour le moins, estant en lieu où Lycidas nous appercevoit, il faloit vivre plus modestement, et plus froi- dement avec moy. – Ah ! novice en amour ! respondit le berger, quand Lycidas devint jaloux, y pristes-vous garde ? – Nullement, dit-elle. – Et comment, adjousta Silvandre, vouliez-vous que je m’en apperceusse mieux ? Ne vous ressouvenez-vous pas, qu’à la premiere parole qu’il vous en dit, vous demeurastes si estonnée de telle opinion, que vous ne pustes luy respondre de quelque temps ? Et cela d’autant que les commencements des maladies d’amour, sont comme la plus part des autres qui ne donnent cognoissance d’elles que la fievre ne soit desja bien forte. Je ne pouvois donc non plus empescher la naissance de ceste jalousie que vous, et quant au progrez, je pense vous y avoir infiniment obligée, parce que si, dés lors que je vous en eus parlé, je me fusse retiré de vous, ou que j’en eusse usé plus froidement, qu’eust-il pensé, ou pour le moins qu’eust-il deu penser ? Que si je m’en élongnois et si je vivois d’autre sorte que de coustume, c’estoit pour le tromper, et que nous estions en bonne intelligence ensemble, comment se fust-il imaginé que j’eusse sceu ceste jalousie que par vous, puis qu’il n’en avoit parlé qu’à vous ? Et s’il eust eu opinion que vous me l’eussiez dite, n’eust-il pas jugé avec raison qu’il y avoit une grande amitié entre nous ? Et ce moyen pouvoit amortir ou alumer d’avantage sa jalousie. Croyez, Phillis, qu’il a esté beaucoup plus à propos que j’aye continué de vivre comme j’avois commencé, puis qu’il a deu connoistre par là qu’il n’y avoit point d’intelligence entre nous, voyant que vous ne m’en aviez point averty, ny point d’amour, d’autant que je ne me cachois de personne, la dissimulation en estant un des plus grands signes.

A ce mot, estant resolu de la doute où j’avois esté si long temps, et cognoissant qu’il n’y avoit point d’amour entre eux, je m’escriay : Ah ! Phillis, que Silvandre sçait bien aymer, et qu’il parle avec beaucoup de verité. Et faisant le tour du buisson, je vins courant me jetter à genoux devant elle, dequoy elles furent toutes deux si estonnées, que se prenant par les mains, elle demeurerent comme ravies. Quant à moy, plus content de ma fortune que je n’avois jamais esté, je ne sçavois par quelles paroles commencer pour remercier Amour de ceste faveur. En fin m’addressant à elle, je parlay de ceste sorte : Ma belle bergere, si vostre amitié a esté assez forte pour ne se point rompre sous la pesanteur de ma faute, je m’asseure qu’elle le sera encor assez pour vous plyer plustost au pardon qu’à la vengeance. Voicy ce Lycidas qui par ses soupçons vous a tant offencée, mais le voicy maintenant qui vous crie mercy, qui vous demande pardon sans refuser chose que vous luy ordonnez, pourveu que vous oubliez ceste offence.

Je tins encore quelques autres semblables propos, ausquels sans faire responce elle tourna la teste de mon costé, mais sans me regarder tenoit les yeux contre terre. Et parce que je m’estois teu, et qu’elle ne parloit point, Silvandre voulant estre en partie cause de mon contentement, comme il l’avoit esté de mon desplaisir : Ainsi, dit-il, bergere, que j’ay esté tesmoin que sans sujet Lycidas a eu de la jalousie, de mesme le seray-je que vous avez plus de vengeance que d’amour, si vous ne recevez la satisfaction qu’il vous fait. Il n’est plus temps de consulter en vous mesme, ce que vous devez faire : le devoir où il se met, le vous dit, son affection le vous requiert, et vostre ancienne amitié le vous commande. – Ma sœur, adjousta Astrée, Silvandre vous dit vray, et devez outre cela croire asseurément que c’est plustost excez, que deffaut d’amour qui a fait commettre cette erreur à Lycidas ; et de plus, que s’il a faict la faute, il en a bien fait la penitence. Alors Phillis levant les yeux lentement contre moy : Lycidas, dit-elle, vous m’avez tellement offencée, qu’il est bien mal aisé que je n’en aye longuement le souvenir. Toutesfois, puis qu’Astrée me l’ordonne, je veux bien vous pardonner, mais avec serment que s’il vous avient jamais de retomber en semblable faute, vous devez perdre à jamais toute esperance de mon amitié. Et quoy, Lycidas, continua-t’elle apres d’une voix plus forte, vous semble-t’il que les asseurances que jusques icy vous avez receues de ma bonne volonté soient si petites qu’il en faille douter si aisément ? Quelle si grande cognoissance avez-vous eue de ma facilité, ou de ma legereté, que vous puissiez croire que j’ayme et reçoive tous ceux qui me regardent ?

Elle eust continué sans doute, car je ne sçavois que luy respondre, n’eust esté qu’Astrée l’interrompant : C’est assez, ma sœur, luy dit-elle, vous ne sçauriez en dire tant que vous n’ayez encor occasion de vous plaindre davantage. Mais ressouvenez-vous que c’est ce Lycidas à qui vous avez bien rendu de plus grandes preuves d’amitié que ne sera pas le pardon que son silence et sa soubmission vous demandent ; et que, si vous le luy refusez, vous ne ferez une petite offence à vostre vie passée. Phillis, apres avoir esté muette quelque temps, en fin adressa sa parole de ceste sorte à sa compagne : Je le veux, ma sœur, je pardonne non seulement l’offence, mais la veux entierement oublier, pourveu qu’à l’advenir il ne me donne jamais occasion de m’en souvenir.

Voilà, madame, comme je fus guery, voilà comme ma faute fut pardonnée, et voilà comme je rentray en mon premier bonheur, et depuis nous avons vescu, Silvandre et moy, avec tant de familiarité, qu’il est l’homme que j’ay jamais le plus aymé, apres mon pauvre frere. – Et n’avez-vous point de peur, adjousta Leonide, que l’ordinaire veue de Silvandre et de Phillis ne vous donne la mesme jalousie que vous avez eue ? Cela n’est pas sans danger, puis que celuy qui ayme est de sa nature merveilleusement subject au soupçon. – Deux raisons, dict Lycidas, m’en empescheront tousjours : l’une, que j’ay trop d’asseurance de l’amitié de Phillis, et l’autre, de l’amour que Silvandre porte à Diane, qui sans mentir est telle qu’elle ne sçauroit souffrir une compagne. Mais je vous supplie, grande nymphe, de n’en vouloir point parler, car il auroit occasion de se douloir de moy, qui vous aurois decelé ce qu’il s’efforce avec tant d’artifice de tenir caché ; et mesme que pour avoir permission de parler à sa bergere sans qu’elle s’en puisse offencer, il a fuy jusques icy le jugement qu’elle s’en puisse offencer, il a fuy jusques icy le jugement qu’elle doit faire de son merite, et de celuy de Phillis, luy semblant que tant qu’il le pourra eviter, il luy sera permis de luy dire combien il l’ayme, car il y a plus de huict ou dix jours que les trois lunes sont escoulées.

Ainsi discouroient Lycidas et Leonide, cependant que Hylas entretenant Alexis ne se prenoit garde, que peu à peu il en devenoit amoureux. Et elle qui avoit opinion que cela luy serviroit à se faire mieux croire Alexis, luy donnoit à dessein toute l’amour qu’elle pouvoit ; car encores qu’elle ne l’eust jamais veu, si avoit-elle esté advertie par Leonide et Paris de son agreable humeur. Et comme s’il eust voulu rendre une bonne preuve de ce qu’il estoit, sans en laisser plus longuement en doute ceux qui ne le cognoissoient point, il s’escria tout à coup en frappant des mains, et se les frottant l’une en l’autre : C’en est faict, Phillis, je vous dis adieu. Ceste belle nymphe vous ravit ce que l’amour vous avoit acquis ; et tout ce que je puis faire, c’est de vous donner le congé que je prens pour moy.

Silvandre et Corilas, oyant ceste prompte resolution, ne peurent s’empescher, voyant qu’Alexis de force de rire ne pouvoit prononcer un seul mot, de prendre le party de Phillis, pour luy donner occasion de commencer quelque agreable discours. – Et quoy, berger, luy dit Corilas, donnez-vous de ceste sorte congé à la belle Phillis ? Comment pensez-vous qu’elle puisse estre consolée de ceste perte ? C’est bien ce jour qu’entre tous les siens elle doit marquer de noir. – A son dam, respondit Hylas tout froidement, pourquoy n’est-elle pas aussi belle qu’Alexis ? – O dieu ! repliqua Corilas, et qui sera celle à l’avenir qui pourra estre asseurée de vostre amitié ? – Ceste belle nymphe, respondit-il, qui est plus belle que Phillis. – Mais, adjousta Corilas, n’a-t’elle pas en Phillis une bonne preuve de vostre legereté ? – Non pas cela, dit-il, mais ouy bien, un grand tesmoignage de sa beauté. – Si est-ce, respondit Corilas, que Phillis n’est pas laide. – Si m’advouerez-vous, dit-il, qu’elle a moins de beauté qu’Alexis, puis qu’elle luy cede sa place. – Quelquefois, respondit Corilas, on la quitte parce qu’on s’y fasche, ou qu’on espere mieux. – Pour s’ennuyer de moy, repliqua l’inconstant, il est impossible à Phillis, car elle a trop de jugement, et pour esperer mieux elle ne sçauroit, et puis est-ce elle, à vostre advis qui me quitte, ou si ce n’est point moy qui luy donne son congé ?

Silvandre estoit demeuré muet assez long temps, mais voyant que Corilas ne respondoit plus, il prit la parole pour luy. Ce n’est, dit-il, ny defaut de beauté en Phillis, ny congé que ce berger luy donne que la retraitte qu’il a fait, mais la naturelle inconstance qui est en luy. – C’est bien dit, repondit Hylas : appellez-vous inconstance de parvenir pas à pas où l’on a fait dessein d’aller ? – Non pas cela, dit Silvandre. – Et toutesfois, dit Hylas, on met un pied tantost en terre, et tantost en l’air, quelquefois devant et quelquefois derriere ; et n’est-ce pas cela aussi bien inconstance que ce que vous me reprochez ? Puis qu’ayant fait dessein de parvenir à la parfaicte beauté, tout ainsi qu’en marchant on change d’un pied à l’autre, jusques à ce qu’on parvienne au lieu que l’on s’est proposé, de mesme ay-je faict, aymant les beautez que j‘ay rencontrées jusques à ce que je sois parvenu à celle d’Alexis, que veritablement je recognois estre la plus parfaicte de toutes. – Vous auriez peust-estre raison, respondit Silvandre, si la nature nous avoit permis d’y aller tout d’un pas, ainsi qu’il est en nostre puissance d’aymer d’abord ceste parfaicte beauté. – Comment, dict Hylas, voudriez-vous me conseiller de faire icy mon apprentissage ? Il y a bien apparence qu’un apprentif du premier coup peust estre digne serviteur d’Alexis. – S’il n’y avoit que cela seulement, dit Silvandre, qui vous empeschast d’estre digne d’elle, je ne vous conseillerois point d’en faire difficulté, car les choses que la nature produit sont bien differentes de celles que l’articfice nous donne, L’herbe, dés qu’elle commence de poindre, est aussi bien herbe, que quand elle a son parfaict accroissement ; au contraire, ce que l’artifice nous produit, se perfectionne par un long estude, et une curieuse industrie. Or l’amour estant un instinct de la nature, il n’a besoin d’apprentissage ; et c’est pourquoy en quelque aage que nous soyons, nous aymons tousjours quelque chose : estant enfans, les pouppées, estant hommes, les hommes, et quand nous sommes vieux, les richesses et ceux qui nous peuvent estre utiles. – Et par là, dit Hylas, vous voulez conclure, Silvandre, que je ne devois avoir rien aymé jusque icy ? Et bien ! je le vous accorde, j’ay esté en erreur, mais ne m’advouerez-vous qu’aymant à ceste heure ceste belle nymphe, je fay pour le moins ce que je doy, et que tant s’en faut que par ceste derniere action je doive estre blasmé, que toutes mes fautes passées en demeurent couvertes entierement ? – Tout ainsi, respondit Silvandre, que vous avez failly par le passé en aymant ces beautez que vous ne deviez pas, aussi faillez-vous à ceste heure d’en aimer une que vous ne meritez pas ; et comme par vos premieres actions vous avez acquis le nom d’inconstant, ces dernieres vous donneront celuy de temeraire.

Alexis s’estoit teue quelque temps, prenant plaisir aux discours de ces bergers ; mais quand elle s’ouyt si fort louer, elle fut contraincte de reprendre ainsi la parole : Si je merite autant, gentil berger, l’amitié de Hylas, que de bon cœur je la reçoy, soyez certain qu’il n’aura peu d’occaion de m’aymer, ny moy peu de moyen de recognoistre sa bonne volonté. Et se tournant toute riante vers Hylas : Et vous, luy dict-elle, mon serviteur, prenez bien garde que les paroles de ce berger ne vous estonnent, car vous vous offenceriez trop, et l’outrage que vous me feriez ne seroit pas moindre ; puis que c’est honte d’entreprendre et se retirer d’une entreprinse imparfaicte, et ce seroit une preuve trop evidente de mon peu de merite, si vous me quittiez si promptement. – Mais, Hylas, interrompit Silvandre, comment ne craignez-vous l’ire de Teutates, ayant la hardiesse de vous addresser à une personne qui luy est consacrée ? – Ignorant, respondit Hylas, les dieux ne nous deffendent pas de les aymer eux-mesmes, et comment seroient-ils courroussez si nous aymons ce qui est à eux ? – Voyez-vous, dit Alexis, ce berger a quelque mauvais dessein contre vous, il vous veut esloigner de moy par artifice, car il sçait bien que si je veux, je ne continueray pas la profession que j’ay prise.

Ces bergers parloient de ceste sorte, cependant que Adamas entretenoit Phocion, Diamis et Tircis. Et parce qu’il les estimoit beaucoup, fust pour leur aage, fust pour leur vertu, ou pour le dessein qu’il avoit de faire en sorte que Celadon espousast Astrée, il faisoit tout ce qu’il luy estoit possible, pour les garder d’ennuyer. Et d’autant que Tircis estoit estranger, et qu’il n’avoit point veu ce qui estoit de rare en son logis, il luy demanda si ce ne luy seroit point de peine de se promener, et visiter sa maison. Et ayant sceu qu’il le desiroit infiniment, il le prit par la main, et dit à Paris, qu’il conduisist Hylas, et ces autres bergers, s’ils vouloient en faire de mesme. Alexis estant aydée de Hylas se releva, et s’appuyant sur luy, suivit Adamas, acec le reste de la compagnie.

La maison estoit tres-belle, et ageancée de plusieurs singularitez ; mais parce que le discours en seroit trop long, nous n’en dirons que ce qui servira à nostre propos. Ils entrerent donc dedans une belle gallerie qui avoit la veue de la plaine d’un costé et de l’autre des montagnes qui la limitoient, en sorte qu’elle estoit tres-agreable. Le bas estoit lambrissé, et tous les entre-deux des fenestres estoient remplis des cartes des diverses provinces de la Gaule. Et par dessus estoient posez des pourtaicts de divers princes, roys et empereurs, parmy lesquels on voyoit ceux de plusieurs belles femmes. La voûte estoit toute enrichie d’or, et d’azur, avec maintes devises. Chacun jetta l’oeil sur ce qui luy estoit le plus agreable ; mais Hylas qui n’avoit le cœur qu’à la beauté, tournant les yeux sur un tableau de deux dames : Voilà, dit-il, deux visages bien agreables ; mais lequel jugeroit-on estre le plus beau ? Adamas qui l’ouyt : Celuy-là, dit-il, qui est à main droite est celuy de la belle-mere, et l’autre, de la belle fille, et ont esté deux princesses aussi belles, et aussi sages qu’il en fut jamais, et autant agitées de la fortune qu’autres qui ayent esté de nostre temps. Car celle-cy qui semble plus aagée, c’est la sage Placidie, fille du grand Théodose, sœur d’Arcadius, et d’Honorius, femme de Constance, et mere de Valentinian, qui tous cinq ont esté empereurs, et desquels vous pouvez voir les portraits un peu en là. Et cette autre, c’est Eudoxe, fille de Theodose deuxiesme, et femme de Valentinian, que Genseric emmena en Afrique. – Voilà, dit Tircis, de belles princesses et qui ont une grande extraction, mais enquoy leur a esté la fortune si contraire ? – Je vous le diray briefvement, respondit Adamas, et ensemble vous feray cognoistre une partie des pourtraits que vous voyez icy.

Et lors, apres s’estre teu quelque temps, il reprit de cette sorte

Histoire de Placidie[modifier]

Theodose premier de ce nom, empereur d’Orient, l’un des plus grands princes que nous ayons veu puis Auguste, eut trois enfans : l’un Arcadius, qui fut apres luy empereur en Orient, l’autre Honorius, qui eut l’empire d’Occident, et la sage Placidie, de qui la fortune fut si diverse, que par elle on peut aisément juger combien la vertu est ordinairement traversée. Car, estant demeurée entre les mains de son frere Honorius, et luy entre celles de Stilicon, en la charge duquel le grand Theodose l’avoit remis durant son jeune aage, elle tomba en des accidens si divers, qu’il sembla que la fortune eust pris sa vie pour y faire paroistre la puissance qu’elle a sur les choses humaines ; dont Stilicon fut en partie cause, qui ayant une si grande puissance sur la personne du jeune Theodose, et sur tout ce qui estoit de l’Empire, éleva les yeux de son ambition à une plus absolue authorité, desirant de se faire de luy-mesme empereur, comme ses desseins estant découvers firent assez paroistre. Et parce qu’il avoit l’entendement vif, et que le maniement des affaires luy avoit appris les moyens de parvenir à la grandeur qu’il desiroit, il pensa de faire par finesse ce qu’il voyoit impossible de parachever par force. Dés le commencement donc, il accrut son authorité au plus haut poinct qu’il pensa la pouvoir élever, sans donner cognoissance de son intention, et puis la voulut fortifier par le moyen de sa fille, qu’il fit espouser à Honorius, car le nom de beau-pere de l’empereur le faisoit beacoup honorer et redouter. Apres il fit des secrettes intelligences avec ceux qu’il estima estre propres à son dessein ; et en fin se resolut d’affoiblir les forces de l’empire le plus qu’il luy seroit possible, pour s’en pouvoir plus aysément saisir, en quoy il n’eut pas beaucoup de peine, parce qu’il sembloit que tous les peuples de la terre prenoient Rome en ce temps là pour butte de leurs armes. Les Goths, les Francs, et les Bourguignons en Gaule, les Vandales et les Alains en Espagne, les Anglois et les Pictes en Bretagne, les Huns et les Gepides en la Pannonie ; bref, de tous costez l’empire estoit de telle sorte deschiré, qu’il ne luy restoit plus que l’Italie d’entier. Et de fortune Alaric, roy des Goths, pour ne la laisser plus en repos que le reste de l’Occident, y vint fondre avec un si grand nombre de peuple, qu’il fut impossible à Honorius de luy resister. De sorte que pour luy donner occasion d’en sortir, il fut conseillé de rechercher la paix à quelque prix qu’il la pust avoir : à quoy il s’accorda aysément, n’estant d’humeur fort guerriere, et souhaittant sur toutes choses de vivre en repos. Le traitté de la paix ayant donc esté proposé fut conduit si sagement qu’en fin Alaric accorda de se retirer deçà les Alpes, en quelques provinces qui luy furent assignées par l’empereur. Dequoy Stilicon estant mal content, parce qu’il jugeoit que cet accord porteroit prejudice à son dessein, il fit en sorte avec un capitaine estranger, qui pour lors estoit souldoyé de l’empereur, qu’il fut chargé pres des rives du Pau, lors qu’il se retiroit sans meffiance, aux terres qui luy avoient esté remises ; dont il fut si depité contre Honorius, qu’il revint à Rome, l’assiegea, et au bout de deux ans la prit, et la saccagea entierement, quoy qu’Honorius, pour faire paroistre qu’il n’avoit point consenty à telle perfidie, eust faict mourir le traitre Stilicon aussi tost qu’il avera que ceste entreprise venoit de luy. Ainsi cet ambitieux finit malheureusement ses jours, sans mettre fin toutesfois aux miseres de l’Italie, parce qu’Alaric, apres avoir saccagé et bruslé ceste grande cité, n’estant point encores saoul de ses dépouilles, pilla tout le pays d’alentour, et le ruina de sorte qu’il faloit bien estre barbare pour n’en avoir point de pitié. Mais ce qui fut plus deplorable, outre la ruine de tant de temples, et la perte de tant de raretez dont les empereurs avoient esté curieux d’embellir leur ville, ce fut la miserable fortune que courut ceste sage princesse au sac de Rome, où elle se trouva sans secours pour la nonchalance de son frere. Car elle qui d’extraction estoit fille des Cesars, et sœur de deux empereurs, souffrant la peine de la faute d’autruy, se vit captive entre les mains de ces barbares, sa patrie bruslée, ses temples profanez, et elle en tel danger que si Ataulfe, prince du sang d’Alaric, épris de sa beauté et vertu, ne l’eust jugée digne d’estre sa femme, elle estoit en danger de perdre la vie, ou ce qu’elle avoit de plus cher. Mais ce prince la voyant si belle et si sage, et sçachant qu’elle estoit fille du grand Theodose, en devint si passionnément amoureux qu’il la requit en mariage, et peu apres l’espousa avec la permission d’Alaric. Considerez quelle force ceste sage princesse se fit à soy-mesme avant que de pouvoir consentir à ceste aliance, et quelle deust estre sa prudence pour se conduire entre ces peuples rudes et barbares si sagement qu’elle fit ! Et ec cela Dieu fit bien paroistre d’avoir pitié de la deplorable Rome, car sans ceste alliance, elle eust esté entierement rasée ; d’autant qu’Alaric s’en retournant mourut à Cosenze, et le Prince Ataulfe, par la voix commune de l’armée, fut esleu roy.

Si vous considerez ce tableau qui est auprés de celuy de Placidie, vous jugerez aisément, que c’estoit une personne rude et hagarde, et plustost desireuse de sang et de guerre, que non pas de paix. Aussi il n’eut si tost ce pouvoir absolu pour les Goths, qu’il reprit le chemin de Rome, en dessein de la brusler et démolir entierement, luy semblant que tant que les murailles de la ville demeureroient entieres, il y auroit tousjours un empereur Romain, duquel le nom luy estoit si odieux, qu’il en vouloit faire perdre la memoire. Qunad la sage Placidie descouvrit son intention, elle resolut de faire tout ce qui luy seroit possible pour l’en divertir, luy semblant que la desolation entiere de sa patrie estoit une extreme sur-charge à ses malheurs. Elle se monstre donc au commencement plaine d’ennuy et de tristesse, laisse incessamment couler ses larmes le long de son beau visage, perd le repas et le repos, et ne cesse de se tourmenter que quand Ataulfe est aupres d’elle, qu’elle se contraint le plus qu’elle peut de luy faire bon visage.

Ce prince qui avoit esté porté d’amour à l’espouser, ne pût longuement souffrir qu’elle vesquit ainsi, sans luy demander l’occasion de son desplaisir : à qui en fin elle fit une telle responce : J’ay fait, ô grand roy, tout ce qui m’a esté possible pour ne te point donner cognoissance de l’extreme desplaisir qui me presse, craignant qu’en cela je ne te fusse fascheuse et importune. Mais puis que la nature m’a fait trop sensible, et trop foible pour resister aux coups que la fortune me prepare et que la bonté d’Ataulfe, et l’amitié qu’il porte à sa Placidie ont esté telles, que je ne leur ay pû cacher l’ennuy que je ressentois, je te supplie de ne trouver point mauvais que ne pouvant remedier d’autre sorte à l’infortune, qui accable ma patrie, je luy donne des larmes au lieu du sang, ainsi que la nature nous oblige, et que je respandrois beaucoup plus librement pour sa conservation. Je voy tes armes, ô seigneur, qui ont tousjours esté invincibles, tournées à la ruine de ceste miserable Rome, à qui je doy ma naissance, et de qui je tiens toute la grandeur de ceux, dont je me vante d’estre yssue. Et peux-tu penser que si je la pouvois racheter avec ma mort, je ne donnasse volontiers ma vie pour sa rançon, et que je ne la creusse mieux employée, qu’elle ne sçauroit jamais estre, si ce n’est en ce qui concerne ton service ? Et puis que tu m’as faict cette grace de me demander quel est mon desplaisir, permets-moy, je te supplie, qu’avec toute humilité, je te demande quel avantage tu peux pretendre de la ruine de Rome, et de l’Italie ? Est-ce du bien et des thresors ? Outre que ce sont des choses trop viles et indignes de la grandeur de ton courage, encor n’y a-t’il pas apparence qu’un pays ruyné et saccagé, et une ville démolie et presque bruslée, d’où une armée victorieuse ne fait que de sortir, apres y avoir demeuré si longuement au pillage, puisse beaucoup t’enrichir maintenant, toy, dis-je, à qui les thresors de tant de peuples ramassez en un lieu semblent avoir esté destinez par la mort d’Alaric ? Que ce soit la gloire qui t’y conduise, je ne le puis penser ; car quelle gloire desormais peut estre adjoustée à la tienne ? ou quelle peux-tu esperer d’acquerir en ruinant des murs desja ruinez, et massacrant un peuple desarmé, et battu, voire qui ne sçauroit estre plus vaincu, ny sousmis qu’il est ? S’il est honteux de blesser un mort, quel honneur peux-tu attendre par les nouvelles playes que tu veux faire à ce peuple, desja mort, et sans force ? Que ce soit pour raffermir ta domination, aye pour agreable, ô grand roy, que je te die que ce seroit une execrable cruauté de vouloir exterminer tous les peuples d’Italie ; outre que, quand ils auroient tous passé au fil de ton espée, tu ne serois pour cela en plus grande asseurance qu tu es, ayant encores contre toy les armes animées de la nouvelle Rome, de toute l’Asie, de l’Afrique, et de tout le reste de l’Europe, dont l’Italie n’est qu’une des moindres parties. Juge, grand roy, quelle apparence il y a qu’une force humaine puisse surmonter tant de provinces, vaincre tant de roys, et acquerir pour dire ainsi, tant de mondes, car tels peut-on nommer les royaumes, et l’immense estendue de l’empire Romain. De sorte que la ruine d’Italie ne te peut profiter qu’à te rendre hay des hommes, et du Ciel: des hommes, qui voudront vanger l’outrage que tu auras fait à cette Rome, chef de toute la terre ; et du Ciel qui ne peust qu’estre offencé de voir la ruyne de la ville qu’il a esleue pour le miracle du monde, et en laquelle il a faict paroistre de se plaire, s’il y a quelque chose parmy les hommes en laquelle il ayt pris plaisir. Que s’il te plaist d’avoir toutes ces choses devant les yeux, tu verras bien qu’il seroit beaucoup meilleur de te rendre amys et obligez mes deux freres et leurs empires, reconfirmant par une bonne intelligence d’aliance qui est desja entre vous. Et quoy, seigneur, pourquoy m’as-tu fait l’honneur de me vouloir pour ta femme ? Estoit-ce pour estre ennemy de mes freres ? Estoit-ce pour ruiner ma patrie ? Estoit-ce pour voir mes parens et amis, menez esclaves en triomphe dans un pays estranger ? O quelles funestes nopces furent les miennes, et combien eust-il mieux valu que le jour de la prise de ma ville eust esté le dernier de ma vie !

A ce mot, ceste belle et sage princesse toute couverte de larmes, se laissa cheoir aux genoux d Ataulfe, les luy embrasse et serre avec tant de sanglots, que la pitié que le roy eut d’elle, surmonta la cruauté de son naturel, et l’attendrit de sorte que, la relevant, et la baisant, il luy dit : Cesse tes pleurs, Placidie, je te donne ta ville et ta patrie, et pour faire paroistre combien je desire ton contentement, je te jure par l’ame de mon pere, que je ne tourneray jamais mes armes contre tes freres, desquels à ta consideration je veux estre amy.

Le roy Goth, attendry et vaincu de ceste sorte, fait la paix avec Honorius, et sort d’Italie pour retourner dans les provinces qui avaient desja esté accordées à Alaric, son predecesseur. Mais son peuple qui estoit tout martial, et qui depuis tant d’années estoit nourry parmy les armes, ne pouvant souffrir de vivre en paix, le fit en fin mourir par une sedition publique. Vous pouvez croire que le peril que Placidie courut à cette fois, ne fut pas moindre que celuy de la prise de Rome, car une sedition populaire est comme un torrent qui emporte tout ce qui se renconrte en son chemin. Toutesfois ceste sage princesse qui avoit preveu ce danger de longue main y avoit pourveu le mieux qui luy avoit esté possible, ayant obligé les principaux de l’armée par tous les bons offices qu’elle avoit pû. Et d’effet, tant qu’elle demeura avec eux, elle fut tousjours honorée, et aymée plus que roine qu’ils eussent jamais eue. Or ce courage genereux ne se perdit pas par la mort du roy son mary, ny moins la volonté qu’elle avoit de servir à sa patrie et à ses freres ; au contraire se roidissant contre le malheur, elle fit en sorte qu’un grand prince d’entre les Goths, et de l’amitié duquel elle estoit fort asseurée, fut esleu roy. Il s’appeloit Sigeric.

Celuy-cy recognoissant l’obligation qu’il avoit à la sage Placidie, et de plus que pour l’establissement de sa couronne, l’amitié des empereurs Romains, luy estoit tres necessaire, l’embrassa avec tant d’affection, qu’il s’acquit la haine de son armée, qui fut cause que dans peu de temps ils le massacrerent comme Ataulfe. Mais la genereuse roine ne pouvant estre vaincue du malheur, ny lassée de travailler pour le bien et la seureté de l’empire, fit encore de telle sorte que Walia fut esleu roy. Ce Walia estoit un grand et sage capitaine qui ayant devant les yeux l’exemple des deux rois, ses predecesseurs, se resolut de se servir de la prudence, pour eviter une semblable fin. Il fait donc semblant au commencement d’estre le plus grand ennemy de l’empire, fait de grands preparatifs pour l’attaquer et faignant d’estre mal avec la sage Placidie, envoye denoncer la guerre à son frere qui estant adverty sous-main par sa sœur, fait de son costé courage des bruit d’une armée infinite, qu’il preparoit contre les Goths, et espouvanta de sorte ces barbares par l’aide de Walia qu’en fin le peuple mesme demanda la paix, qui fut conclue au grand contentement de Placidie, qui voyant l’empire asseuré de ce costé, desira de sortir d’entre leurs mains, et se retirer en Italie, où elle fut receue de son frere, et de tout le peuple, tout ainsi que si c’eust esté un grand chef de guerre à qui le triomphe eust esté decerné. Il sembla qu’en ce temps la fortune fut lasse de travailler cette sage princesse, d’autant que retournée en Italie, elle fut aimée et honorée de chacun, et mesme de Honorius son frere, qui se ressouvenant du soing qu’elle avait eu de delivrer l’empire des armes des Goths, et combien luy et toute l’Europe luy estoient redevables, resolut, voyant qu’il estoit sans enfans, de la marier avec celuy qu’il vouloit associer à l’empire, afin qu’elle fust apres luy maistresse de estats, qu’elle avoit si prudemment et si lon- guement conservez. En ce dessein il jetta l’œil sur l’un des plus grands capitaines de son armée, et duquel la valeur et la sage conduite recogneue de chacun le rendoient veritablement digne de commander. Il s’appeloit Constance, homme qui estoit de race tres-ancienne, et de vertu tres-recommandable. Vous en pouvez voir le pourtraict aupres de celuy de Placidie, dans lequel vous lirez une grandeur d’esprit et de courage, qui n’est pas commune. Et sans mentir, ç’a esté un des plus grands personnages que l’empire ayt eu de long temps auparavant. C’est donc à celuy-cy qu’Honorius donne sa sœur, et en mesme temps l’envoie en Espagne, avec une grande armée contre les Alains, les Suéves, et les Vandales qui l’occupoient presque entierement. Le bon roy Walia sçachant que Constance estoit mary de la sage Placidie, l’assista de toutes ses forces, et luy-mesme le suivit en personne, et cela fut cause qu’à son retour Constance fit donner l’Aquitaine audit Walia, où depuis il vesquit en repos et en bonne intelligence avec les Romains. Ce grand Constance d’abord surmonta les Alains, et tua leur roy, nommé Acaces, vainquit les Suéves, qui s’estoient saisis de la Meride. Et ne faut point douter que les Vandales n’eussent esté chassez de la Betique, que de leur nom, ils appelloient Vandalousie, n’eust esté la revolte qu’Attalus avoit faicte à Rome, pour estre declaré empereur, voyant qu’Honorius n’avoit point d’enfans, et ne nommoit point de successeur. Car Constance laissant imparfaite l’entreprise d’Espagne s’en vint à Rome, où il prit ce sediteux, et le confina dans l’Hippodrome ; dequoy Honorius fut si satisfait qu’il l’associa à l’empire, et le declara Auguste. Et tout ainsi que la fortune n’envoye que fort rarement un malheur tout seul, de mesme elle ne se contente guiere de donner un bien qui ne soit suivy de quelque autre. Voilà donc Constance vaincueur en Espagne, triomphant à Rome, et associé à l’empire : elle veut encore luy faire une grande faveur, et qui ne fut pas moindre que les precedentes, en luy donnant deux enfans de sa chere et tant estimée Placidie, à sçavoir, Valentinian et Honorique, desquels j’ay esté curieux d’avoir les pourtraicts. Voilà celuy de Valentinian vis à vis d’Eudoxe sa femme, fille de l’empereur Arcadius, et celuy d’Honorique aupres d’Attila, qu’elle suivit en Pannonie, apres l’avoir espousé. Voilà donc Placidie et Constance au supréme degré de leur félicité, lors que la fortune fit ressentir à ceste sage princesse, qu’elle avoit bien fait tréve avec elle pour quelque temps, mais non pas la paix. Car sur le point que son cher mary preparoit une grande armée pour remettre entierement l’Espagne sous l’empire, il fut atteint d’une si violente maladie, qu’en peu de jours il mourut, donnant bien par là cognoissance que la fortune ennemie de la vertu, la laisse en repos le moins qu’elle peut. Il est vray que d’autant que le Ciel permet bien que le vertueux soit travaillé mais non pas accablé, ceste sage princesse eut de grandes consolations, en ce que sa perte qui fut commune fut aussi plainte, et regrettée d’une commune voix par tout l’empire, et que le regrets estoient meslez de tant de louanges, que jamais prince n’en receut davantage. Mais sur toutes la consolation fut tres-grande des deux enfans que son mary luy avoit laissez, qu’elle fit eslever, et instruire le plus soigneusement qui luy fut possible.

Il y avoit en ce temps-là, dans l’armée, un tres-sage et vaillant capitaine, qui se nommoit Ætius, fils de ce Gaudens, qui fut tué en Gaule par les soldats. J’advoue que je suis partial pour luy, parce qu’ayant fait la guerre fort long temps dans les provinces voisines, nous n’avons jamais receu incommodité de luy ny de ses armes. Au contraire j’ay recogneu en luy tant de bonne volonté pour nostre conservation, que veritablement tous les Gaulois luy doivent estre obligez. Pour ce suject je fus curieux d’avoir son pourtrait, que j’ay mis contre celuy d’Attila, parce que ce fut luy qui chassa ce fleau de Dieu des Gaules. Vous voyez bien à ce nez acquilin sa generosité, à ce front large et coupé de rides, sa prudence, et à ses yeux vifs et ardans sa vigilance et sa promptitude. Et à la verité, c’estoit un des plus prudens et des plus vaillans hommes de son temps, prevoyant les choses avant presque qu’il y en eust aucune apparence, plein de courtoisie, et de telle sorte liberal, qu’à l’imitation d’Alexandre, il ne se reservoit que l’esperance. Or celuy-cy fut esleu par Honorius, pour achever l’entreprise d’Espagne, à quoy l’advis de Placidie eut beaucoup de pouvoir. Elle en avoit une tres-bonne opinion par le rapport que Constance luy en avoit fait. Mais combien est l’homme miserable, d’estre au jugement des hommes ! Si vous y vivez sans reputation, et que vos effets ne respondent incontinent à l’opinion que l’on a conçue de vous, vous estes soupçonné de n’y pas marcher rondement. Et le pis est, quand il en faut rendre conte à une personne qui n’en a point d’experience. Ce fut le malheur de ce grand personnage qui, pensant s’en aller en Espagne sans sejourner en Gaule, fut bien deceu, trouvant les Bourguignons qui se vouloient saisir du païs des Eduois, et des Sequanois, et les Francs qui conduits par Faramond leur roy, avoient passé le Rhin, et se vouloient loger en Gaule. II fut contraint, comme au danger plus proche, de tourner teste à ceux-cy, avant que de passer outre ; ce qu’il fit si heureusement, qu’il renvoia les Bourguignons au lieu d’où ils estoient partis, et contraignit les Francs de repasser les rives du Rhin, où pour lors ils s’arresterent, non pas toutesfois sans plusieurs dangereux combats, comme l’on peut penser, puis que les Francs sont entre tous les peuples septentrionaux, les plus belliqueux et les plus aguerris, et ausquels la fortune promet une aussi belle part aux Gaules, tant pour leur vaillance, que pour leur courtoisie, mais plus encores pour la conformite de leurs mœurs et humeurs avec celle des Gaulois, et de leurs loix, polices et religion, qui est teile qu’il est ayse à cognoistre à ceux qui le veulent remarquer, que veritablement ce n’a este autrefois qu’un peuple, et que ces Francs de leur extraction sont Gaulois, mais sortis de nos terres pour quelque conqueste, ou pour les descharger du temps de Sigovese, et Belovese, de Breme ou d’autres. Mais quoy que c’en fust pour ce coup, Faramond repassa le Rhin, et fut contraint de s’arrester par la prudence et valeur d’Aetius, qui toutesfois sentit bien l’effort de ces guerriers, puis qu’encore que victorieux, il demeura de sorte debilite, que quand il fut passe en Espagne, il se trouva beaucoup plus foible que ceux qu’il alloit attaquer, parce que les Vandales fortifiez dans la Betique, sous la conduite de Genseric, s’estoient rendus fort puissans. Les Suéves et les Alains estoient rentrez dans la Meride, et s’y estoient logez, et les Goths depuis la mort de Walia, ayant perdu la bonne volonte qu’ils portoient à l’empire, et ne pouvant se contenir dans les limites de l’Aquitaine, s’estoient eslargis en Espagne, de sorte que ce que les Romains y tenoient estoit la moindre partie, qui contraignit ce grand capitaine, voyant les forces ennemies sur­passer de beaucoup les siennes, de les surmonter plustost par prudence que par l’effort des armes, faisant dessein de les rendre ennemies entre eux, et de temporiser, jusques à ce qu’il vid son advantage, et ne rien hazarder mal à propos.

Mais Honorius qui ayant desja veu comme Aetius avoit chassé les Bourguignons, et les Francs, s’estoit persuadé, qu’aussi tost qu’il auroit nouvelle de son arrivée en Espagne, il recevroit ensemble celle de la deffaite des Vandales, Suéves, Alains et Goths voyant ceste longueur, le soupconna, et eut opinion qu’il s’entendoit avec eux. Ce prince estoit timide, et nonchalant pour les choses de la guerre, et qui jamais n’avoit vesti le harnois de sorte qu’il n’en sçavoit rien de veue, mais seulement mesuroit toute chose aux evenemens heureux du grand Theodose, ou de ceux qui souz Constance luy estoient arrivez, si bien qu’entrant en meffiance de Aetius, il le renvoya querir, et mit Castinus en sa place. Ce Castinus estoit l’un des plus grands amis de Aetius et cela fut cause que les affaires de l’empire s’en firent mieux parce qu’il luy donna toutes les meilleures instructions qu’il pût, et luy ouvrit tous ses desseins, et les moyens de les executer. Cependant il s’en retourna à Rome, où il rendit conte a Honorius de son administration. Mais recognoissant que l’empereur estoit entré en soupçon de luy, il se retira en sa maison, comme per­sonne privée, où voyant depuis que ce soupçon au lieu de diminuer s’augmentoit de jour à autre, et que l’on vouloit mesme attenter a sa vie, il fut contraint de se sauver en Pannonie parmy les Huns, et les Gepides. Et ce qui le fit recourre plustost à ceux-cy, qu’à tous autres, fut une tres-prudente consideration ; car s’il se fust retire vers les Francs, Bourguignons, Goths, Visigoths, ou Vandales, on eust dit que l’empereur l’avoit soupçonné à juste cause, et qu’il avoit de longue main contracté amitié avec eux, mais cela ne se pouvoit dire, des Huns, et Gepides,’ qui n’estoient encor presque cognus du peuple Romain. Et d’effect, ils ne faisoient que sortir de leurs froides et horribles demeures, pour entrer en la Pannonie, invitez à ceste entreprise par l’heureux succez des Goths.

Placidie, infiniment offencée contre son frere, tant pour la perte qu’il avoit faite de Aetius, que pour sa mauvaise conduitte en tout le reste, resolut de se retirer en Constantinople, vers son nepveu Theodose, où elle fust allée dés long-temps, n’eust esté qu’Arcadius, son frere, venant à mourir, avoit remis son fils Theodose entre les mains d’Isdigerde roy des Perses et des Parthes, qu’il avoit esleu pour son tuteur, parce qu’encor qu’il fust son amy et son confederé, toutesfois ces peuples avoient esté de tout temps ennemis de l’empire, et elle ne pouvoit trou-ver bon que des estrangers gouvernassent son nepveu. Toutesfois Isdigerde se monstra tres-homme de bien en ceste occasion, et parce qu’il n’y pouvoit aller en personne, il envoya à Constantinople un tres grand capitaine pour gouverneur de la personne et de Testat de ce jeune prince, qui pour lors ne pouvoit avoir que huict ans : ce Parthe se nommoit Antiochus, homme qui s’acquitta si bien de la charge qui luy avoit esté donnée, que son administration fut sans reproche.

Si vous tournez l’oeil deçà, vous verrez le pourtraict d’Isdigerde, pres de celuy d’Arcadius, auquel il tend la main ; et aux pieds de Theodose second, voilà son sage et bien-ayme gouverneur Antiochus, à la physionomie de ce dernier on juge bien que veritablement c’estoit un homme rond, et sans ambition.

De fortune, quelque temps auparavant qu’Honorius, ne se ressouvenant plus des obligations qu’ il avoit à sa sœur, luy donnast occasion de laisser l’Italie, Theodose, son nepveu, se trouva hors de tuteile, qui fut cause qu’elle se resolut plus aysément de s’en aller, et emmena avec elle ses enfans. Et d’autant que ceste sage princesse estoit infiniment aymée, et que le jeune Valentinian commençoit de donner une grande esperance de luy, plusieurs des senateurs, et des chevaliers mirent leurs jeunes enfans avec luy, pour luy faire Service. Dequoy Placidie fut tres-aise, pour obliger par ainsi les principaux seigneurs Romains à ses enfans. Entre autres Ursace, fils d’un des principaux chevaliers : je nomme celuy-cy, parce que depuis il fit la vengeance de la mort de Valentinian.

Silvandre alors interrompant le druide : Pardonnez-moy, dit-il, mon pere, si je vous interromps, car il faut que je vous die, que si vous parlez de cet Ursace qui tua Maxime, il n’y a personne en ceste trouppe qui en puisse dire plus de particularitez que moy, parce qu’estant aux escholes des Massiliens, de fortune son vaisseau s’eschoua en une coste, où je croy qu’il fust mort et son amy Olimbre, sans le secours que quelques-uns de mes compagnons et moy luy donnasmes, et depuis attendant que son vaisseau se refist, il me raconta des particularitez de sa vie, qu’il seroit bien mal-aise de sçavoir d’autre que de luy.

– C’est de celuy-là mesme ; dit Adamas, de qui je parle, et quand vous aurez entendu ce que je veux dire de la fortune de la sage Placidie, je m’asseure que ceste trouppe sera bien aise d’ouyr ce que vous en sçavez. Mais pour reprendre ce que nous avons laissé, sçachez donc que, cependant qu’ Honorius vivoit de ceste sorte en Italie, Aetius qui estoit en Pannonie, ne demeuroit pas inutile ; au contraire, d’autant qu’une des plus douces pensées de celuy qui est offencé, c’est celle de la vengeance, estant homme comme les autres, et d’autant plus sensible, qu’ il luy sembloit que l’empereur luy faisoit cet outrage plus injustement, il ne put estre exempt du desir de faire repentir Honorius de l’avoir traicté de ceste sorte. Et parce qu’il estoit homme de qui le nom avoit par tout une grande reputation, il persuada aysément ce qu’il voulut à ces barbares, leur representant com-bien c’estoit chose facile d’entreprendre sur l’Italie, et mesmes avec des intelligences qu’il y avoit ; pour leur en donner plus d’envie, leur racontoit les richesses, et les thresors de l’empereur et des particuliers.

Ces peuples qui ne desiroient rien tant que de changer de demeure, oyant la fertilité et les richesses d’Italie, brusloient de desir d’y entrer, et lors qu’ils s’apprestoient, et que sans doute ils l’eussent inondée d’un nombre infiny, il sembla que Dieu pour ce coup en eust pitié, et destouma cest orage ailleurs par la mort de l’Empereur Honorius, parce que Aetius, qui ne vouloit point de mal à l’Italie, mais à Honorius seulement, oyant les nouvelles de sa mort, changea incontinent de dessein, et fit entendre à ces barbares qu’il estoit necessaire qu’il allast à Rome, pour voir de quelle sorte elle estoit disposée, et quelles forces il y avoit. Eux qui ne s’estoient esmeus qu’ à son rapport, trouverent bon qu’il s’y acheminast avec promesses reciproques, de toutes sortes de secours et d’assistance. II y vint donc, et s’assurant sur l’ami-tie de Castinus, faisoit dessein de se faire empereur ; mais trouvant la faction d’Honorius encore tres-grande, et craignant un grand capitaine nommé Boniface, qui avoit les forces d’Afrique, mais plus encore le jeune empereur Theodose, il aima mieux faire sonder le gué à un nommé Jean, qui avoit esté premier secretaire d’Honorius, avec lequel il avoit tousjours eu tres-bonne intelligence. II luy fait donc prendre le titre d’empereur, et sous son nom dispose et ordonne toutes choses.

Et certes il fit bien paroistre en cela qu’il estoit prudent, car Theodose n’approuvant point ce Jean, declare Valentinian son cousin germain empereur d’Occident ; et d’autant qu’il sçavoit bien que le meilleur sceptre des empereurs estoit la force des armes, il dresse une puissante armée qu’il envoye en Italie soubs la conduitte de Artabure. C’estoit un capitaine tres experimenté, comme il fit bien paroistre à Castinus ; toutesfois la mer luy fut si contraire que l’orage le jetta contre la coste de Ravenne, où son vaisseau se trouva seul, qui se brisa contre un escueil. Ce fut tout ce qu’il put faire que de gaigner le bord, où il fut incontinent pris par ceux qui gardoient le rivage, et conduit à Jean qui le retint prisonnier à Ravenne. Le reste de l’armée avoit esté escarté en divers lieux, mais Aspar, fils d’Artabure, qui avoit accompagné son pere en ceste expedition, de fortune n’estant pas dans le mesme vaisseau, lors que l’orage fut cessé, et qu’il sceut la fortune de son pere, ramassa tout ce qu’il put de I’armée et, mettant pied à terre de nuict, fut comme miraculeusement mené dans Ravenne avec toutes ses forces, par un conduit, duquel ceux de la ville ne se donnoient garde, et le jour estant venu, il prit Jean, luy fit trancher la teste au milieu de la place et delivra son pere.

Presque en mesme temps, la sage Placidie arrive à Ravenne avec le jeune empereur son fils, où peu de jours apres les choses luy succederent, tout ainsi qu’elle eust sceu desirer, par ce que Castinus qui revenoit d’Espagne, ne sçachant encor l’accident de Jean, pensoit joindre ses forces avec celles de son amy Aetius, et de leur empereur, et pour cet effect, venoit à grandes journées, dequoy Placidie estant advertie, pour empescher que cela ne fust, envoye Artabure sur le chemin, qui le rencontrant à Verceil, luy donna la bataille, deffit son armée, et le mena prisonnier à Ravenne. Et comme si le Ciel eust voulu entierement asseurer d’abord l’empire de Valentinian, Aetius qui estoit à Rome, attendant les forces de Castinus, et celles des Huns et Gepides, fut pris prisonnier par les partisans d’Honorius, qui le conduisirent a Ravenne, entre les mains de Placidie.

Ce fut en ceste occasion que ceste grande princesse fit paroistre que veritablement elle avoit un esprit genereux, et avec beaucoup de prudence ; car au lieu de se vanger de ces deux grands personnages par leur mort, elle pensa que ce seroit un grand advantage à Valentinian, si elle les luy pouvoit acquerir pour fideles serviteurs. Quant à Castinus, elle ne l’aimoit pas beaucoup, et luy sembloit qu’avec fort peu de raison, il s’estoit soustrait de l’obeyssance de l’empire ; de sorte que peut-estre luy eust-elle esté plus rude, n’eust esté la consideration qu’elle eust de l’amitie qui estoit entre luy et Aetius, duquel elle sçavoit le jugement, l’experience et la valeur, et qu’elle cognoissoit pouvoir estre tres- utile à son fils, à cause de la grande creance que les Huns, et les Gepides avoient en luy, qui par son conseil avoient fait de grands preparatifs pour entrer en Italie, et desja commençoient de marcher. De plus, elle consideroit qu’Honorius par ses soupçons luy avoit donné occasion de laisser son service, et pour conserver sa vie, de se retirer parmy ces barbares, desquels elle redoutoit infiniment les forces à l’avenement de son fils à l’empire.

Toutes ces choses donc longuement considerées, elle pensa que si elle faisoit punir Castinus, elle offenceroit merveilleusement Aetius, pour l’amitié qu’il luy portoit, et qu’au contraire tenant en seure garde Castinus, ce seroit donner occasion à l’autre de faire mieux son devoir, le contregageant presque par la vie de son amy. En ceste resolution elle met en prison Castinus dans l’Hippodrome, d’où peu de temps apres elle le sortit pour obliger davantage Aetius ; auquel cependant elle donne toute liberté, luy fait des graces, au lieu de luy donner des chastimens, l’excuse de tout ce qu’il a fait, remettant l’erreur sur les soupçons mal fondez d’Honorius, et ne se contentant point de le remettre en ses premieres charges et offices, elle faict en sorte que Valentinian le fait patrice, et ayant pris asseurance de luy par sa parole l’en-voye general en Gaule, contre les diverses nations qui l’occupoient. Avant que de s’y acheminer, pour preuve de sa fidelité, il fait en sorte que les Huns et Gepides qui s’estoient acheminez pour entrer en Italie, rebrossent chemin, et retournent en Pannonie. Et dés qu’il fut en Gaule, il fait lever le siege d’Achilla, que Thierry fils de Walia, le bon amy de l’empire, avoit mis devant, et reduit la place en tresgrande necessité. Puis se tournant contre les Bourguignons, les retient dans les limites que l’empereur leur avoit données ; et pour les Francs, ne pouvant empescher qu’ils ne fissent quelque progrez sous leur roy Clodion, pour le moins il leur donna tant de peine qu’ils ne gaignerent en ce temps-là de la Gaule, que fort peu autour du Rhin. Et parce que la Bretaigne ne pouvoit resister aux Pictes, quoy que les Romains y eussent fait un grand rempart en forme de muraille, pour deffendre la Bretaigne des courses de ces peuples voisins et ennemis, il y envoya Galvion, avec la legion qui pour lors estoit dans Paris.

Jusques icy toutes choses arrivoient à souhait à la sage Placidie, et à l’empereur son fils. Mais Boniface fut le premier qui commença, en se ruynant, de faire perdre et l’Afrique, et l’Espagne.

Ce Boniface estoit gouverneur d’Afrique, et hayssoit infiniment Castinus et par consequent Aetius. Sçachant de quelle sorte Placidie les avoit traictez, et le grand pouvoir qu’elle avoit donne à Aetius, le faisant patrice, et luy remettant la charge des Gaules, il resolut de se soustraire de son obeyssance, et de ceste sorte ne voulut, suivant ses commandemens, s’en revenir à Rome, dequoy estant fort offencée, elle fit en sorte que Mahortius y fust envoyé avec une forte armée. Quelques uns soupçonnoient qu’ Aetius y usa d’artifice pour le ruyner aupres de Placidie et de l’empereur ; tant y a que Mahortius ayant esté deffaict par Boniface, Valentinian y envoya Sisulphus, duquel vous pouvez voir icy le pourtraict soubs celuy de Valentinian.

J’ay esté curieux de l’avoir, tant pour sa valeur et prudence, que pour la fidelité qu’il a tousjours conservée à son maistre, me semblant que ces perfections le rendoient digne d’estre mis au rang des hommes plus illustres. Or ce Sisulphus se saisit d’abord de Carthage, et contraignit Boniface de s’enfuyr en la Mauritanie Cesarienne, où ne se trouvant encor asseuré, il appella Genseric roy des Vandales, qui pour lors estoit en la Betique. Ce Vandale fut tres-ayse de sortir d’Espagne, parce que les Goths, sous Thierry leur roy, ne pouvant s’eslargir en Gaule à cause d’ Aetius, et toutesfois n’ayant assez de terre pour le grand nombre de gens qu’ils avoient, s’estoient en ce temps là jettez avec une multitude tres-grande de peuple sur la Betique, et tourmentoient de sorte les Vandales qu’ils ne la pouvoient plus deffendre. Et lors que Boniface offrit à Genseric de partager l’Afrique avec luy, il estoit reduit à tel point qu’il ne sçavoit de quel costé se tourner. II prend donc le party que Boniface luy presente. II quitte la Betique, qui depuis fut tousjours appellée Vandalousie, et passe en Afrique avec femme et enfans, mais il apprit bien à Boniface que c’est que de se fier aux barbares. Car aussi tost qu’il fut en Afrique, il se saisit de la Mauritanie, et reduit le pauvre Boniface en des montagnes inaccessibles, et puis s’accorde avec les Romains, à condition que ce qu’il avoit osté à Boniface luy demeureroit. Valentinian y consent librement, et pensant que le reste de l’Afrique luy estoit tres-asseuré par la paix nouvellement faite avec le Vandale, il retire le vaillant Sisulphus de Carthage pour s’en servir aux occasions qui se presentoient en Italie, et en Gaule, mais Genseric ne luy tirit pas mieux sa parolle qu’il avoit faict à Boniface. Car Sisulphus n’est pas si tost en Italie, avec toutes ses legions, que le Vandale se saisit de Carthage, et chassa les Romains de tout le reste de l’Afrique, de sorte que ceste grande ville fut soustraite de l’empire, dix et neuf siecles et demy apres que le grand Scipion l’eust surmontée et acquise à sa Republique.

En ce mesme temps vivoit en une ville d’Afrique nommée Iponne, un tres-grand et vertueux personnage, tant pour la bonte de ses mœurs, que pour sa profonde doctrine, nommé Augustin, tres-grand amy de Boniface, et qui n’adoroit qu’ un seul Teutates. Et quoy qu’ il fut different de la religion que nous tenons, si en estoit-il beaucoup plus approchant que les anciens Romains, car il faisoit le sacrifice du pain et du vin comme nous, et ne recevoit en façon quelconque la pluralité des dieux, et sur tout reveroit ceste Vierge qui doit enfanter, à laquelle il y a tant de siecles que nous avons dedié un autel dans l’antre des Carnutes.

Mais pour revenir à nostre discours, il sembla qu’en ce temps-là le grand Dieu voulut changer les peuples d’un pays en l’autre, et principalement en Europe. Car le regne des Vandales print alors commencement en Afrique ; celuy des Visigoths en Espagne, parce qu’ aussi tost que les Vandales en sortirent, ils y entrerent et s’y establirent ; celuy des Anglois, en la grande Bretagne, d’autant que Galvion ayant esté r’appelé par l’empereur, pour l’envoyer en Afrique, les Pictes tourmenterent de telle sorte ce royaume, que les Bretons furent contraincts d’appeller à leurs secours les seigneurs Anglois, qui depuis s’en sont rendus les maistres ; celuy aussi des Francs, qui soubs Clodion avoient franchy le Rhin, et qui bien tost apres soubs Merovée, s’establirent où ils sont maintenant. Voilà, sages bergers, comme le Ciel, quand il luy plaist, change les regnes, et les dominations.

Or la sage et prudente Placidie, qui se sentoit desjà surchargée d’un grand aage, et qui avoit esprouvé tant de grandes et diverses fortunes, voyant bien que desormais elle ne pourroit supporter le faix des grandes affaires qu’elle prevoyoit devoir arriver sur les bras de Valentinian ; desira infiniment de le voir marié, comme des long-temps elle, avoit resolu, avec la fille de son nepveu Theodose, qui avoit tousjours eu ceste mesme intention, et fit en sorte que Valentinian s’en alla en Constantinople, où les nopces furent faictes au grand contentement de Theodose et de Placidie. De Theodose : parce qu’il voyoit sa fille imperatrice, qui estoit ce qu’il avoit le plus desiré. Et de Placidie : d’autant qu’elle eut opinion que ceste alliance assureroit davantage son fils contre tous ses ennemis, et obligeroit Theodose de luy donner secours en toutes occasions qui se presenteroient, comme elle veid avant que son fils revint de Constantinople, parce qu’ avec sa fille Eudoxe, il envoya aussi une grande armée pour servir Valentinian en tout ce qu’il auroit affaire.

Voilà, sages bergers, la vie que vous avez desiré d’entendre, qui à la verité est si pleine de divers accidents, qu’il se peut dire que Placidie de son temps a esté la butte de la bonne et mauvaise fortune. Car si elle a esté fille, sœur, femme, mere et tante d’empereur, elle s’est veue aussi prise par les barbares, et a eu occasion de regretter la mort de la pluspart de ceux qu’elle a le plus aymez. En fin toutesfois nous la pouvons dire heureuse, puis qu’elle est morte en Rome, mere d’un empereur, qui l’aymoit et l’honoroit ainsi qu’il estoit obligé, et de plus regrettée de tout l’empire, pour sa prudence et sa bonté, car elle mourut presque incontinent que son fils fut revenu en Italie avec sa femme.

Adamas finit de cette sorte son discours ; qui fut cause que toute la trouppe admirant la vertu de ceste grande princesse, jetta plus particulierement la veue sur elle, considerant les traits de son visage. Mais Alexis qui se ressouvenoit de ce que Silvandre avoit dit de la belle Eudoxe, desireuse de sçavoir s’il avait ouy raconter ceste histoire, comme elle l’avoit apprise de la bouche mesme d’Ursace, ainsi qu’elle avoit commencé de dire à Leonide, lors que Adamas les avoit interrompues, elle dit assez bas à la nymphe, qu’elle fist en sorte que le berger s’acquittast de sa promesse, qu’aussi bien il estoit tard, et que le sage Adamas ne permettroit pas à ces vieux pasteurs de s’en aller, que le lendemain. Leonide qui desiroit de complaire à Alexis, en tout ce qui luy estoit possible, et qui de son costé estoit bien aise d’ouyr parier Silvandre, et d’apprendre ces particularitez d’Eudoxe, le somma de sa parole. Et parce qu’il s’excusoit sur le peu de jour qui leur restoit, Adamas luy respondit qu’il ne prist pas ceste excuse, parce qu’il ne permettoit que l’on se retirast si tard de chez luy, et qu’il vouloit jouyr de leur compagnie pour tout ce jour. Diamis, Phocion, et Tircis en firent quelque difficulté, mais Hylas fut celuy qui accepta le premier ceste semonce ; et se tournant vers Adamas, luy dit : Que quant à luy, il estoit d’advis que ceux qui s’en vouloient aller, s’en allassent, et qu’il fust permis de demeurer à ceux qui vouloient demeurer ; et que pour luy il luy promettoit que de bon cœur il luy tiendroit compagnie tant qu’ Alexis y seroit. Adamas sousrit des paroles de Hylas, et apres l’avoir remercié de sa bonne volonté, au nom de sa fille, il se tourna vers les autres et les pria, de sorte qu’il leur fut impossible de ne luy obeir. Faisant donc apporter des sieges pour faire asseoir la compagnie, chacun prit place, et Silvandre estant au milieu, commença de parier de ceste sorte.


LE
DOUZIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Puisqu’il vous plaist, sage Adamas, et vous, grande nymphe, d’ouyr la fortune de la belle Eudoxe, vous me permettrez, s’il vous plaist, de vous dire comment je l’ay apprise, et par qui je l’ay entendue, afin que vous adjoustiez plus de foy à mes paroles. Encores que vous me voyez avec ces habits de berger, et vivre avec la Charge d’un petit troupeau dans le hameau de ces sages et courtois bergers, ce n’est pas pour cela que je sçache asseurément d’estre de ceste contrée, ny que j’aye esté nourry pour estre berger. Au contraire, l’on a eu tant de soing de moy, que pour me rendre honneste homme, j’ay esté nourry en tous les plus beaux exercices où la jeunesse puisse estre employée, si bien qu’il n’a tenu qu’à mon peu d’entendement si je n’ay beaucoup appris. Pour ce sujet je fus envoyé aux escholes des Phocenses Massiliens, où je demeuray jusques à ce que j’eus finy mes estudes. Et parce qu’il y avoit tousjours fort bonne compagnie, lors que nous n’estions point sur nos livres, nous faisions divers exercices. Quelquefois nous assemblant sur le bord de la mer, nous luttions, nous courions, sautions, ou jettions la pierre; d’autresfois quand il faisoit chaud, nous nagions, chassant de ceste sorte le plus que nous pouvions l’oysiveté qui veritablement est la mere des vices.

II advint en esté, lors que les estudes cessent, et que nous estions moins empeschez à nos livres, que nous mettant cinq ou six de compagnie, nous fismes resolution de nous baigner, et pour cet effect sortismes de la ville, et prenant le costé de la Ligurie, allions cherchant la pointe d’un rocher qui s’avançoit en mer, duquel nous avions accoustumé de sauter la teste premiere dans l’eau, et allions bien souvent toucher l’areine de la main, et pour marque en apportions des pongnées sur l’eau. Mais à ce coup, quand nous eusmes monté cest escueil, et que nous commencions de nous desabiller, nous en fusmes empeschez par un tourbillon qui survint, et qui peu apres fust suivy de quelques esclats de tonnerre.

Incontinent le ciel se noircit d’une espaisse nuée, et les ondes commencerent de s’eslever si hautes, qu’à peine estions-nous asseurez sur cet écueil, tant les flots rompus hurtoient de furie contre le dos du rocher. C’estoit une chose espouvantable de voir le jour presque changé en nuict, d’ouyr le mugissement de la mer, de sentir l’ebranlement du rocher par le hurt des ondes, et bref, de considerer le cahos et la confusion de tout ce grand element. Et ne faut point douter que la pluie et l’orage ne nous eussent contraints de nous en aller, si quelque bon Demon ne nous y eust arrestez.

Nous avions veu que ceste tourmente s’estoit eslevée si promptement que nous pensasmes bien que plusieurs vaisseaux en auroient esté surpris; et parce que le vent poussoit contre notre bord, nous nous resolumes d’attendre que l’orage fust passé pour voir si de fortune nous n’en pourrions point secourir quelqu’un, et toutesfois, pour nous garantir un peu de la pluie, nous nous mismes dans le reply du rocher où nous avions accoustumé de cacher nos habits quand nous nous baignions. L’orage dura plus de deux heures, et lors que nous commencions de nous ennuyer, et qu’il y en avoit de la compagnie qui parloient de s’en retourner, il sembla que le ciel s’esclaircissoit, et peu apres la pluye cessa. Nous sortismes alors du rocher, et montant sur le haut de l’escueil, jettions la veue le plus loing que nous pouvions, pour descouvrir s’il n’y avoit rien sur la mer. Le vent en fin chassa toutes les nues, et le soleil commença d’esclairer, et toutesfois les ondes ne s’abaissoient point, parce que les vents continuoient aussi grands qu’ils avoient esté de tout le jour.

Et lors que nous discourions entre nous de la hardiesse des mariniers, et particulierement du premier qui hazarda de se mettre sur les eaux, combien la mer courroucée estoit espouvantable, et que l’homme sage ne s’y devoit jamais fier, il y eut un de la compagnie qui plus attentif à descouvrir la mer, qu’à nos dis- cours, parce qu’il se plaisoit de faire des preuves de sa bonne veue, se leva tout à coup sur les pieds: Et taisez-vous, nous dit-il, il me semble de voir un vaisseau. Et mettant la main sur ses sourcils, demeura quelque temps sans parler. Et lors que nous nous mocquions de luy et de sa veue: Et bien, dit-il, vous verrez promptement si je l’ay si mauvaise, et vous souvenez que voilà deux vaisseaux que le vent rompra contre nostre rocher, si Dieu ne les favorise de donner sur le sable le long de la coste.

Nous nous levasmes pour voir s’il disoit vray. Au commencement personne n’appercevoit rien, mais quelque temps apres, il y en eust qui virent quelque chose. Le vent estoit si impetueux que ces vaisseaux furent bien tost apres jusqu’où ma veue se pouvoit estendre, et lors chacun les voyoit à plain. II n’y avoit plus ny voiles, ny antennes, ny mats: l’orage avoit contraint les mariniers de les abattre et coucher dans le fonds, et ne se servoient plus que du timon, qui encor ne pouvoit guere resister aux grands coups de la tempeste. II y avoit de la pitié à les regarder, car le vent estoit si grand qu’ils ne pouvoient s’empescher de se hurter l’un l’autre. Le cry que le vent portoit jusques à nous, estoit pitoiable de ceux qui estoient dedans, et qui à genoux sur le tillac et sur la pouppe, eslevoient les mains au Ciel. La pluspart voiant le rivage s’estoient desabillez, esperant de le gaigner à nage, si le vaisseau s’en approchoit un peu plus. La fortune voulut qu’en fin apres s’estre à moitié entre ouverts l’un l’autre de force de se hurter, un tourbillon survint qui les poussa contre nostre rocher. Du grand coup que le premier donna, il recula en arriere de telle furie, que rencontrant l’autre qui le suivoit, il rompit une partie de sa pouppe et l’esperon de la proue de l’autre; et lors que la mer estoit preste de les engloutir, il survint un autre flot qui les poussa d’une si grande force contre le mesme rocher que les vaisseaux s’ouvrirent entierement. Dieu ! quelle pitié fut celle-là ! quelques uns se prenoient aux pointes de la roche, et essayoient d’y asseurer leurs pieds, attendant quelque secours; d’autres saisissoient des racines et demeuroient attachez par les bras sans en pouvoir partir; d’autres entre les mains desquels les racines demeuroient rompues tomboient en la mer, que l’onde en se retirant raportoit en arriere. Quelques uns nageoient sur des tables, d’autres sur des tonneaux, et autres choses semblables, mais la plus grande partie s’en noya.

L’une des plus grandes compassions que je vis, fut de plusieurs ; femmes qui n’avoient autre recours qu’aux cris. J’advoue que cette compassion me toucha de sorte que, estant à moitié desabillé, je me hastay de me mettre nud, et faisant, pour secourir ces pauvres gens, ce que j’avois fait si souvent pour mon plaisir, encore que le hazard y fust grand à cause du soulevement des ondes et de la force du vent, je sautay du rocher dans la mer. Et estant revenu sur l’eau, et jettant la veue autour de moy, j’aperceus deux femmes qui embrassées alloient roulant sur l’eau, n’y ayant rien qui les empeschast d’enfoncer que leurs robes qui toutesfois peu à peu commençoient de s’appesantir. J’en pris une par les cheveux, et nageant de l’autre main, je les tiray toutes deux à bord, où les laissant à moitié mortes, je me rejettay dans l’eau pour secourir deux hommes dont l’amitié m’esmeut de compassion, parce qu’il y en avoit un qui sçavoit nager, et avoit mis l’autre sur son dos pour le sauver; mais la charge estoit si pesante, ou celuy qui estoit dessus qui estoit le plus jeune, avoit de sorte lié et serré le col de son amy de peur de tomber, que le nageur n’ayant ny force ny haleine, s’estoit desja enfoncé deux ou trois fois dans l’eau. Je survins donc tout aupres pour les secourir, et prenant d’une main celuy qui ne sçavoit nager, je le soulevay un peu, et donnant courage à l’autre, il reprit force, et se voyant assisté de moy, me fit signe que son amy luy ostoit le souffle; qui fut cause que luy desserrant un peu la main, quoy qu’avec grande peine, il commença de respirer. Et parce que je n’osois guere m’approcher d’eux, de peur qu’ils ne me prissent les bras ou les jambes, je me tenois un peu à costé, et de fois à autre leur donnois du pied, les poussant contre la terre. Dieu m’assista si bien que je les mis en fin sur le bord. A mon exemple tous mes compagnons en firent de mesme, de sorte que nous en sauvasmes plusieurs, mais si mal menez de ceste fortune qu’ils demeuroient estendus sur le bord de la mer comme s’ils eussent esté morts. Et parce que j’eus opinion que Dieu me commandoit d’avoir particulierement soing de ceux que j’avois retirez du naufrage, apres avoir repris mes habits; je les vins retrouver et leur donnay tout le secours qu’il me fut possible. Et la fortune voulut que apres avoir rejetté une partie de l’eau qu’ils avoient avalée, ils commençoient de se bien porter, et mesmes les femmes qui avoient esté plus en danger.

L’obligation de ceux que nous avions retirez fut telle, qu’ils nous demanderent nos noms et de quelles gens nous estions; et quand ils m’ouyrent dire que je pensois estre Segusien ou Foresien: Dieu ! s’escria l’un d’eux, ceux d’une telle contrée sont destinez pour nous r’appeller de la mort ! Pour lors, je ne leur demanday pourquoy ils avoient ceste opinion, voyant bien que le temps n’estoit pas propre, puis qu’ils estoient encores si estonnez du naufrage, qu’ils ne faisoient que souspirer, joindre les mains, et tendre les yeux en haut pour le regret de la perte qu’ils venoient de faire. Et par ce qu’ils estoient presque tous nus, je fus d’advis que, avant que de les emmener en la ville, il leur falloit chercher des habits pour les couvrir, n’estant pas honeste de les conduire autrement. Je fus un de ceux qui eurent la charge d’aller en la ville où nous trouvasmes tant de personnes, qui pitoyablement nous secoururent, que nous en eusmes de reste. Ils furent apres separez dans les meilleures maisons des bourgeois qui, ayant compassion de leur accident, les receurent humainement.

Quant à moy, je priay les deux amis que j’avois sauvés, de se vouloir retirer avec moy parce qu’ils me sembloient personnes de merite. Nous ne pouvons, dirent-ils, nous separer de ces deux femmes que vous avez sauvées, parce que nous les avons en nostre charge, et ce vous seroit peut-estre trop d’incommodité. – Nullement, leur dis-je, pourveu que vous-mesme n’en receviez pour la petitesse du logis. Au contraire, ce me sera une extreme satisfaction si vous me voulez faire ceste faveur. Ils me suivirent donc tous quatre, et parce que j’avois des amis dans la ville, qui estoient mieux logez que moy, je les conduisis en la maison d’un riche bourgeois, avec lequel j’avois une tres estroitte familiarite, sçachant bien qu’il l’auroit agreable, luy ayant des-jà veu faire plusieurs fois de ces actions de liberalité et de pitié envers ceux qui poussez d’une mesme fortune, avoient fait naufrage contre ceste plage. Ils y furent tres-bien receus et accommodez de tout ce qui leur estoit necessaire.

Or il faut que vous sçachiez que c’estoient deux des principaux de Rome, dont l’un comme je sçeus depuis, s’appelloit Ursace, et l’autre Olimbre; de sorte qu’incontinent ils renvoyerent en leurs maisons, et eurent de l’argent et plusieurs serviteurs. Mais pour satisfaire à ce que je vous ay promis, il faut que vous sçachiez que attendant d’avoir responce de Rome, ces deux chevaliers ne pouvoient estre sans moy, et falloit que laissant bien souvent mes estudes, je les accompagnasse par tous les endroits où la curiosité les attiroit, dont je prenois beau- coup de plaisir par ce que leur conversation estoit fort douce et honeste. En fin desirant de sçavoir qui estoient ceux à qui j’avois rendu un si bon office, un soir que j’estois seul dans leur chambre (car les deux femmes se retiroient ordinairement dans la leur apres le repas), je les suppliay de me dire pourquoy, lors qu’ils avoient sceu que j’estois Segusien, ils avoient dit que ceux de cette contrée estoient destinez pour les r’appeller de la mort. Le plus vieux, prenant la parole, me respondit ainsi.

Histoire d’Eudoxe, Valentinian et Ursace[modifier]

Vostre desir est trop juste, courtois Silvandre, (il avoit appris que je m’appellois ainsi), pour ne luy satisfaire. Car il est tres raisonnable que vous scachiez à qui vous avez sauvé la vie, et quelle est la condition de ceux qui vous ont tant d’obligation. Nous n’eussions tant demeuré à le vous dire, n’eust esté la crainte qu’estant recognus, nous ne receussions du desplaisir de quelques ennemis secrets; nous vous prierons donc de n’en faire pointde semblant, à fin que la peine que vous avez prise à nous sauver, ne demeure inutile. Et à fin que nous ne puissions estre escoutez de personne, je vous supplie de pousser la porte. Ce qu’ayant fait, et m’estant remis en ma place, il reprit la parole de ceste sorte.

Sçachez donc que Theodose, fils de l’empereur Arcadius, et le petit-fils du grand Theodose, estant empereur d’Orient, espousa Eudoxe, fille du philosbphe Leontius Athenien, encores que ceste dame ne fut pas de race tant illustre qu’eust bien requis la majesté d’un tel empereur. Si est-ce que sa beauté et sa vertu estoient telles qu’elles la pouvoient bien encores eslever à une plus haute dignité, s’il s’en fust trouvé parmy les hommes. Theodose n’eut qu’une fille d’elle, et parce qu’il aymoit passionnement sa femme, il voulut que sa fille en portast le nom. Elle fut donc appellée Eudoxe et comme si ce nom eust esté fatal aux belles, ceste jeune princesse, dés ses premieres années, parvint à une telle beauté qu’elle surpassa de beaucoup sa mere, et que chacun advouoit que la nature ne pouvoit rien faire de plus beau ny de plus parfait. En ce mesme temps Placidie ayant quelque mauvaise satisfaction de son frere Honorius, s’estoit retiree en Constantinople vers son nepveu Theodose, car elle estoit fille de Theodose le grand et sœur d’Arcadius, emmenant avec elle ses enfans Valentinian et Honorique. Et de fortune j’avois esté donné fort jeune enfant à Placidie, pour estre nourry avec son fils comme plusieurs autres de mesme age, enfans des principaux chevaliers et senateurs de Rome; et lors qu’elle quitta l’Italie, j’avois pris une si grande amitié à Valentinian et luy à moy, que l’on ne nous-pouvoit separer.

II advint que l’Empereur Theodose, ne voyant point d’enfant à son oncle Honorius, resolut de donner sa fille à Valentinian, et le faire empereur d’Occident apres la mort d’Honorius. La sage Placidie qui voyoit bien que c’estoit l’avantage de son fils, et le mieux qui luy pouvoit arriver, luy commandoit d’ordinaire de rechercher ceste belle princesse. Mais voyez que c’est que la contrainte en amour: jamais Valentinian ne peut aymer d’amour Eudoxe, quoy que ce fust la plus belle princesse du monde. Toutesfois pour ne desplaire à la sage Placidie, ny à son Germain, desquels toute sa fortune dependoit, il se resolut de feindre et de dissimuler si bien que chacun le creut estre veritablement amoureux. Et pour ce subject il faisoit bien souvent des tournois dans les cirques et dans l’Hippodrome où la belle Eudoxe assistoit ordinairement quoy qu’elle fust si jeune qu’il n’y eust pas grande apparence qu’elle deust prendre garde à l’amour. Et parce que j’estois nourry aupres de ce jeune prince, il faut que je confesse que, tournant inconsideramment les yeux sur elle, j’en devins de sorte amoureux que depuis il m’a esté impossible de m’en retirer. Dois-je dire ceste veue heureuse ou malheureuse pour moy, qui m’a cousté tant de travaux et tant de soing ? Mais comment le puis-je mettre en doute, puis que jamais personne ne fut plus heureux ayant congeu un si genereux dessein, quelque peine et travail que la fortune m’ait envoyé pour ce suject ? Je devins donc serviteur de ceste princesse, et si Valentinian entroit aux tournois, soubs le nom faint de chevalier de la belle Eudoxe, je puis dire que je n’en faisois pas de mesme, estant de sorte espris de sa beauté et de sa vertu, que mon amour estoit incroiable pour l’aage que nous avions tous deux.

En ce mesme temps il fut donné une jeune fille des meilleures maisons de Grece à la jeune Eudoxe pour estre nourrie avec elle. Elle s’appelloit Isidore, et faut advouer que horsmis Eudoxe, il n’y avoit rien en la Cour qui la valust. Valentinian ne jetta pas les yeux plustost sur son visage, qu’il en devint amoureux. Mais elle se trouva si soigneuse de son honneur et de sa reputation, que cognoissant bien ceste affection, et que Valentinian ne la pouvoit espouser, pour les occasions que je vous ay dites (car chacun sçavoit la volonté de Theodose) elle ne voulut jamais souffrir sa recherche, s’en deffendant au commencement par les plus douces voyes qu’elle put; mais en fin la rejettant plus rigoureusement peut-estre que la qualité de Valentinian ne meritoit pas. Et quoy qu’il s’y voulut opiniastrer, si traitta-t-elle de sorte avec luy qu’elle le contraignit de s’en retirer en apparence, parce qu’elle luy jura que s’il continuoit, elle le declareroit à Theodose et à Placidie. Ce jeune prince qui ne vouloit point desplaire à l’empereur ny à sa mere, cacha si bien ses desirs que personne ne s’en print garde, que Eudoxe et moy, comme je vous diray.

Cependant mon affection alloit croissant sans que ceste jeune princesse s’en apperceust. Tant que ma jeunesse fut telle qu’il m’estoit permis de la voir sans soupçon, jamais je n’en perdis une commodité, me rendant si soigneux pres de sa personne qu’elle estoit contrainte de se servir plus souvent de moy que de nul autre de mes compagnons. Et quoy qu’en ce temps-là je ne sceusse presque que c’estoit que l’amour, si ne laissois-je d’avoir un tres grand plaisir d’estre aupres d’elle, de la servir, d’en recevoir les commandemens, de baiser (lors qu’elle me tendoit quelque chose) l’endroit que sa main avoit touché, ce qu’elle ne voyoit point, ou si elle le voyoit, elle l’attribuoit à civilité.

Je me souviens qu’en ce temps-là, elle se promenoit un jour dans une gallerie, où il y avoit quantité de belles et rares peintures qu’elle alloit considerant. Entre les autres elle vit un Icare, qui tout deplumé se laissoit choir dans la mer. Ursace, me dit-elle, (c’est ainsi que l’on me nomme) qu’est-ce.que ces plumes esparses, et cest homme qui tombe d’en haut ? – C’est, luy dis-je, madame, un jeune homme qui porte d’un genereux courage, ne voulut pas se contenter de voler si bas que son pere, que vous voyez au dessous de luy; et par ce que ses ayles estoient jointes avec de la cire, la chaleur du soleil les fit relascher, et luy n’en estant plus soustenu, fut contraint de tomber, comme vous voyez. – Vrayement, me respondit-elle, il estoit bien inconsideré. – Mais, luy repliquay-je, il avoit un courage bien genereux. – A quoy luy servit-il, me dit-elle, puis qu’il ne le peust garantir de la mort ? – La mort, luy respondis-je, est peu de chose quand elle laisse une si belle memoire de nous. – Et quoy, me dit-elle, vous louez ceste action ? – Je la loue de sorte, luy dis-je, madame, que je ne refuseray jamais la mort pour une semblable gloire.

Elle pouvoit avoir douze ans, et moy quinze ou seize, aage peu capable encores de ressentir les traits d’amour, et toutesfois je n’en estois pas exempt, mais j’avois si peu de hardiesse que je n’avois osé luy en rien decouvrir. – Et quoy, me dit-elle, vous estimez donc bien peu vostre vie ? – C’est sans doute, madame, luy dis-je, qu’il y a plusieurs choses que j’estime beaucoup plus. – Et lesquelles entre autres, adjousta-t’elle, car il me semble que quand nous ne sommes plus, tout le reste ne nous touche guere ? – L’honneur et l’amour, luy respondis-je. – Et qu’est-ce que l’honneur ? me dit-elle. – C’est une opinion, repliquay-je, que nous laissons de nous et de nostre courage. Et l’amour, c’est un desir de posseder quelque chose de grand et de merite. Et c’est pourquoy, madame, je ne ferois jamais difficulté de mourir en une genereuse action, ny en vous faisant service: en la premiere, pour la gloire qui m’en demeureroit, en la derniere, pour l’affection que je vous porte. – Et comment, me dit elle, tout enfant, vous avez donc de l’amour pour moy ? à quoy l’avez-vous recogneu ? – Aux effects, luy respondis-je, car quand je ne vous vois point, je brusle de desir de vous voir, quand je vous vois, je meurs de regret de ne vous voir pas assez. – Et comment, me dit-elle, vous est survenue ceste maladie et qui en a esté cause ? – Vos perfections, madame, luy dis-je et vos beautez m’ont fait ce mal par la longue demeure que j’ay fait pres de vous. – Si j’estois en vostre place, me respondit-elle, je voudrois y demeurer le moins que je pourrois, mais n’y a-t’il point de remede pour guerir ce mal ? – Si a, luy dis-je, si vous vouliez m’aymer autant que je vous ayme. – Comment, dit-elle soudain, en se tournant vers moy, que je bruslasse-quand je ne vous verrois point ? En ma foy, Ursace, cherchez quelque autre recepte, car pour celle-là, je ne la puis pas faire. Je me suis quelquefois bruslée le doigt, mais c’est une douleur insupportable, et n’attendez point, vous dis-je encore un coup, d’estre soulagé de moy par ce moyen.

Je n’osois repliquer, parce qu’en la gallerie il y avoit plusieurs dames et Chevaliers qui discouroient ensemble, sans toutesfois prendre garde à nous, quoy qu’ils y fussent pour accompagner cette jeune princesse, mais son enfance et ma jeunesse nous permettoient d’estre ensemble sans soupçon, encores que je ne le pensasse pas ainsi.

Depuis elle devint bien plus sçavante lors que l’aage luy enseigna la resolution des doutes qu’elle me souloit faire en son enfance, et en mesme temps je devins aussi beaucoup plus amoureux que je ne soulois estre. Valentinian qui avoit dessein sur la belle Isidore, faisoit le plus souvent qu’il pouvoit des tournois, parce qu’estant fort adroit, il luy sembloit que c’estoit un bon moyen pour acquerir les bonnes graces de ceste sage fille, faignant toutesfois que ce fust pour la belle Eudoxe. Et parce qu’il prenoit ordinairement de ceux de son aage, et qu’il n’y avoit difference entre luy et moy, que de deux ou trois ans qu’il pouvoit avoir de plus que moy, j’estois presque tousjours de sa partie. Et sembloit que la fortune me voulut favoriser, me faisant emporter bien souvent le prix, que tousjours, faignant que ce fust à cause de Valentinian, je portois à Eudoxe. Et lors qu’en le recevant, elle me permettoit de luy baiser la main, ô que j’estimois toutes les peines que j’avois eues le reste du jour, bien employées ! Je vivois toutesfois avec tant de discretion, qu’elle ne s’en pouvoit offencer, encores qu’elle eust quelque memoire des discours que je luy avoit tenus; car pensant que ce fussent des im-prudences de l’enfance, elle avoit opinion que l’aage m’avoit fait recognoistre ce que je luy devois.

La premiere fois qu’elle soupçonna le contraire, ce fut un jour qu’elle s’estoit allé promener de l’autre costé du trajet dans les jardins de l’empereur. Apres s’estre longuement promenée, elle s’endormit souz un frais ombrage dans le giron d’Isidore: nous estions quantité de jeunes chevaliers à l’entrée du cabinet, qui discourions, lors qu’une abeille se vint poser sur sa levre, et apres l’avoir succée quelque temps, la picqua bien fort. La douleur l’esveilla en sursaut, et portant la main sur la picqueure, se plaignit du peu de soin qu’Isidore avoit d’elle. Valentinian qui se promenoit par le jardin, accourut au cry qu’elle avoit fait, et voiant qu’elle blasmoit Isidore, à fin de reparer la faute qu’elle avoit faite, il luy dit que j’avois une recepte qui la guariroit incontinent, et qu’il en avoit bien souvent veu l’experience sur plusieurs, mais particulierement sur luy, depuis deux jours. – Et que faut-il faire ? luy dit-elle. – II dit, respondit Valentinian, quelque parole sur le mal et soudain la douleur cesse. Et lors, me demandant s’il estoit vray, je luy dis qu’ouy, et que jusques en ce temps là je n’en avois point failly, et que je ne pensois pas que la fortune me fust moins favorable pour elle que pour tous les autres. Elle se faschoit fort que j’approchasse ma bouche si pres de la sienne, et en me presentant la main, me commanda que j’essayasse dessus. Je luy mets la bouche contre, et soufflant un peu, j’approchay les levres jusques à la peau et la pressay doucement. O Silvandre ! quel commencement fut celuy-cy ! Elle retire la main, et me dit que c’estoit baiser, et non pas une recepte, et ne voulut point le permettre, mais la douleur qui la pressoit, la contreignit en fin de me dire que je l’apprisse à Isidore, et qu’elle la luy feroit. Je fus bien combattu, car je desirois fort d’estre celuy qui approcheroit de ses belles levres, et toutesfois j’estois bien marry du mal qu’elle souffroit. Amour me conseilla de dire d’autres paroles à Isidore, afin que ne la trouvant pas bonne, elle fut contrainte de recourre à moy. Et mon dessein reussit comme je l’avois proposé, parce qu’ayant murmuré en vain ces fausses paroles, et fait toutes les autres ceremonies, la douleur ne cessa point, dont Valentinian se mocquant: Pensez-vous, luy dit-il, ma maistresse, que chacun soit propre à ceste recepte ? Je vous jure que je l’ay esprouvée et que si elle ne vous profite, c’est qu’Isidore y oublie quelque chose. Et à ce mot ressortant du cabinet emmena avec luy tous les chevaliers. La douleur augmentoit, et la levre commençoit d’enfler, lors que se tournant vers moy: Par vostre foy, dit-elle, Ursace, la recepte est-elle bonne ? – Je vous jure, luy dis-je, madame, par l’honneur que je vous dois, que je ne la vis jamais manquer, et suis si marry qu’Isidore ne l’ayt sceu, faire que je n’ay jamais desiré d’estre fille qu’à ce coup, pour vous rendre service. Isidore prenant la parole: Je ne sçay, dit-elle, madame, quelle difficulté vous en faites, mais si vous voyez comme la bouche vous grossit, vous ne voudriez pour quoy que ce fust que le mal passast plus outre. – Mais, dites-moy, Ursace, reprit Eudoxe, demeurerez-vous long temps à faire vostre recepte ? – Le moins que je pourray, luy dis-je, madame. Et lors m’approchant d’elle, elle se retira à l’endroict le plus obscur du cabinet, comme ayant honte d’estre veue et permit, forcée de la douleur, que je fisse mon enchantement.

Fut-il jamais sorcier plus heureux que moy ? Je dis donc les paroles sur sa levre, mais quand je la pris entre les miennes, et qu’en sucçant je la pressay un peu, j’advoue que si quelqu’un eust peu mourir de douceur, qu’Ursace ne seroit plus. Elle se retire toute rouge de honte, Voila dit-elle, la plus importune recepte qui fut jamais. – Mais, madame, luy dit Isidore, vous a-t’elle soulagée ? – II me semble, respondit-elle, que j’y recognois quelque amendement. – Vostre douleur, luy dis-je, se passera bien tost, mais j’en auray tout le mal. – Comment ? me dit-elle, vous aurez mon mal ? – Ouy, madame, luy respondis-je, les conditions de ceste recepte sont telles que celuy qui guerit autnly de ceste sorte, en souffre la douleur. Elle qui ne l’entendoit pas ou pour le moins feignoit de ne l’entendre ainsi que je le disois: Vrayement, Ursace, me dit-elle, je vous suis trop obligée de m’avoir voulu guerir en prenant mon mal. – Madame, luy dis-je, si je pouvois aussi bien rendre mien tout celuy que vous devez jamais avoir, soyez certaine que vous n’en ressentiriez jamais. – Mais, dit Isidore en sousriant, si vous aviez autant de bonne volonté, madame, pour luy qu’il en a pour vous, il faudroit qu’à ceste heure vous luy fissiez la mesme recepte pour le guerir du mal qu’il a pour vous. – J’ayme mieux, respondit Eudoxe, luy estre redevable en cecy, que s’il me l’estoit, et puis ce seroit tousjours à recommencer, car il est trop courtois chevalier pour me laisser avec le mal qu’il me pourroit oster. – II est vray, madame, adjoutay-je, et puis mon mal n’est plus en la levre, il est passé au cœur. Elle entendit bien ce que je voulois dire, quoy qu’elle fist semblant de ne l’avoir point ouy, et sans Isidore qui estoit trop pres de nous, je luy en eusse bien dit davantage. Je me contentay donc de ceste ouverture pour ce premier coup. Et depuis je fis tels vers sur ceste piqueure.


Sonnet


D’une mousche
sur les levres de sa Dame endormie.

Cependant que madame à l’ombre se repose,
Et trompe du soleil la trop aspre chaleur,
Un petit animal volant de fleur en fleur
Les douceurs va cherchant dont le miel se compose.

De fortune sa levre, estant à moitié close,
La fleur representoit la plus vive en couleur,
Lors que cest animal, la voyant par malheur,
Y vole, et la sucçant pensa succer la rose.

Ah ! trop sage au faillir ! trop heureux à l’oser !
Puis qu’à ta hardiesse on n’a sceu refuser
Ce qu’on nye aux desirs dont mon ame s’allume.

Mais ceste mousche, Amour, ravit tout nostre bien,
Que nous reste-t’il plus, puis qu’elle a rendu sien
Le miel dont s’adoucit toute nostre amertume !

Je serois ennuyeux, ô courtois Silvandre, si je vous racontois par le menu le commencement et le progrez de mon affection. Je vous diray donques seulement ce qui sera plus necessaire que vous sçachiez. Amour me rendit en fin si hardy que je me resolus de luy declarer tout ouvertement ce que je ressentois pour elle. Je demeuray long temps à disputer en moy-mesme, si ce seroit de bouche ou par l’escriture; en fin je conclus qu’il valoit mieux le luy dire que de le luy faire lire, parce que j’avois de long temps appris qu’il faut faire demander par quelque autre ce que l’on ne veut pas obtenir. Outre que je prevoyois bien que la difficulté ne seroit pas petite de luy faire recevoir de mes lettres; Mais, ô dieux ! combien de fois ayant fait ceste resolution, m’en revins-je en mon logis sans y avoir rien advance ! Le Ciel en fin, qui sembloit en ce temps de vouloir favoriser mon dessein, m’en donna une telle commodité.

II ne faut, comme je vous ay dit, que passer le Bosphore pour aller aux jardins de l’empereur situez toutesfois en Asie, en un lieu nommé Calcedoine, qui est si pres de Constantinople qu’on peut ouyr la voix d’un homme d’un lieu à l’autre. Eudoxe s’alloit promener fort souvent en ces jardins, et toutes les fois qu’il m’estoit permis, je l’y accompagnois avec tant de soing de luy faire quelque service, que quand ce n’eust este que de luy amasser une fleur en tout un jour, j’estois fort content de ma journée, ayant appris des long temps qu’en amour les petits services, s’ils sont en grand nombre, font plus d’effect que ceux qui sont d’importance, et qui arrivent rarement, parce qu’à ceux-cy on est obligé, si l’on ne veut estre estimé ennemy plus- tost qu’amy, mais il n’y a rien qui nous pousse aux autres que la seule affection. J’estois donc d’ordinaire avec elle, et me rendois si soigneux qu’elle n’avoit une seule de ses filles, qui fust plus prompte à tous ses petits messages que j’estois.

II advint qu’un jour Valentinian l’avoit suivie en ce lieu, à cause d’Isidore, et parce qu’elle aymoit fort à se promener, et qu’Isidore se trouvant un peu lasse, elles se separerent, Eudoxe continua le promenoir, et Isidore entra dans un cabinet, où elle trouva des sieges rehaussez de gazons, et couverts de quelques aix. Elle n’y eut pas demeuré long temps que Valentinian, qui estoit pour lors avec Eudoxe, feignant d’estre las s’alla asseoir dans le mesme cabinet. Isidore en voulut ressortir, mais il la retint par sa robe. Eudoxe qui s’en prit garde, ne peut s’em-pescher de sousrire en me regardant, et me semblant que c’estoit une tres-bonne occasion pour commencer mon dessein, je ne la voulus perdre. Je me sousris donc comme elle, et pliay les espaules, me tournant de l’autre costé; et alors elle me demanda que j’avois à sousrire. Je luy respondis tout franchement que c’estoit de voir que Valentinian la quittast pour aller vers Isidore. – Et quoy, me dit-elle, Ursace, n’en feriez-vous pas de mesme ? Moy, madame, luy dis-je, auriez-vous bien opinion que j’eusse si peu de jugement ? – Vous le devriez faire, me dit-elle, puis qu’il y a plus d’apparence qu’elle doive estre servie de vous que de Valentinian. – Je sçay bien, luy dis-je, madame, que la condition d’Isidore et de moy, m’y devroit plustost convier, mais j’advoue que j’ayme mieux faire une contraire faute à celle de Valentinian.- Comment l’entendez-vous ? respondit-elle. – Je veux dire, continuay-je, plustost que de servir quelque chose d’egal à moy, comme Isidore, j’ayme mieux mourir d’amour pour ce qui est par dessus moy, comme vous. – Comme moy ? reprit incontinent Eudoxe, et que pensez-vous dire, Ursace ? Je pense dire, madame, luy respondis-je, que j’ayme mieux mourir en vous adorant, que de vivre aimé d’Isidore, et que la grande inegalité qui est entre nous ne m’a sceu empescher que je n’aye eu ceste volonté, depuis le jour qu’il me fut permis de vous voir. – Je crois, me dit la princesse, que vous estes hors de vous-mesme de me tenir ces propos. – Ne le croyez point, luy dis-je, madame, je ne parlay jamais ny avec plus de verité, ny avec un plus sain jugement.

Elle demeura fermé, et me regarda entre les yeux, et puis me dit: Est-ce à bon escient, ou par jeu, que vous me tenez ce langage ? – Je jure, madame, repliquay-je, par le service que je vous dois, que je ne proferay jamais paroles plus veritables nv d’une volonté plus resolue, que celles que vous venez d’ouyr et de plus, que ceste extreme affection, dont je vous parle ne changera jamais, quelque traictement que je recoive de vous – Je suis marryé, me dit-elle, Ursace, de vostre folie, parce que la longue nourriture que vous avez eue de l’empereur mon pere m’obligeoit de vous voir, et de me servir de vous, d’une meilleure volonté que de plusieurs autres, dont les merites pouvoient esgaler les vostres. Mais puis que vostre outrecuidance a passé toutes les bornes de la raison, et vous a osté la cognoissance de ce que vous me devez, ressouvenez-vous que, s’il vous advient jamais de me parier de ceste sorte, je vous feray repentir de vostre temerité, et que l’empereur et Valentinian en seront advertis. – Madame, luy respondis-je, si je ne craignois que ceux qui sont en ce jardin s’aperceussent de ce que je vous dis, je me jetterois à vos genoux pour vous demander pardon de l’offence que je vous ay faite, mais estant retenu de ceste consideration, ayez agreable la volonté que j’en ay, et me permettez de vous dire que les menaces. que vous me faictes, pourroient avoir quelque force sur moy, si c’estoit de ma volonté que ceste affection fust née, mais puis que c’est le Ciel qui m’y force, n’esperez que la crainte de l’empereur ny la consideration de Valentinian m’en divertissent jamais. Il est vray que je puis bien me taire, et mourir d’amour pour la belle Eudoxe. Et pour preuve de cela et à fin de ne vous ennuyer jamais des fascheuses paroles qui vous ont offencée, je vous jure par le tres-humble service que je vous dois, de ne vous en parier jamais. Mais ressouvenez-vous que toutes les fois que je m’approcheray de vous, et que je vous diray: bon jour, madame, ou que seulement je vous feray la reverence, ce sera à dire: je meurs d’amour pour vous, madame, et vous n’aurez jamais un plus fidelle serviteur que moy. Et quand je prendray congé, et qu’en vous saluant, je vous donneray le bon-soir, et me retireray, ce sera autant que si je vous disois : Jusques à quand ordonnez-vous que je sois miserable et combien encore durera vostre rigueur ? Et pour commencer, luy dis-je froidement, vous me permettrez de prendre congé de vous, et de vous donner le bon-soir. Et à ce mot, je fis une grande reverence, et me retiray, de peur qu’elle ne me defendist encores ces deux paroles, et toutesfois je pris garde qu’elle se tourna de l’autre costé en sousriant. Ce qui ne me donna point une petite esperance.

Or, gentil estranger, je vesquis depuis ce jour de ceste sorte avec elle, ne luy faisant jamais semblant de tout ce qui s’estoit passé, sinon par le bon-jour, et le bon-soir, ausquels quand elle n’estoit point veue, elle respondoit le plus souvent en branlant la teste, comme si elle se fust encores offencée de ce souvenir que je luy donnois. Plus de six mois s’escoulerent que je continuay toujours de mesme façon, et qu’elle aussi s’opiniastroit de ne point recevoir mon affection. En fin je vainquis, mais aussi qu’est-ce que ne peut le service et la perseverance d’un amant avisé ?

Un matin que Valentinian la conduisoit au temple, je m’avancay, et luy faisant une grande reverence, je luy dis: Bon-jour, madame. Elle alors en sousriant, et se tournant vers moy: Vos bon-jours, Ursace, me dit-elle, sont receus de bon cœur. O Dieux ! pourrois-je dire quel fut le contentement que je receus ? Je proteste que jamais je n’esperay d’estre si heureux, et moins en ce temps-là que l’on parloit du mariage de Valentinian et d’elle. Et toutesfois, j’appris depuis, que ce que je croyois la devoir esloigner de moy, fut ce qui me l’obligea davantage, parce que voyant que l’affection qu’il portoit à Isidore s’augmentoit, et que celle qu’il luy faisoit paroistre, n’estoit que pour complaire à l’empereur, elle se resolut de ne l’aymer aussi que pour estre femme d’un empereur et de faire estat de mon service, comme Valentinian de l’affection qu’il portoit à Isidore. Je sceus ceste resolution peu apres, car des la premiere occasion qui se presenta, elle me dit que mon opiniastreté et l’affection de Valentinian envers Isidore, l’avoyent vaincue, et que si je continuois de vivre avec la mesme discretion, elle continueroit aussi de me vouloir du bien. Et depuis ce jour elle permit qu’en particulier je la nommasse ma princesse, et elle m’appelloit son chevalier. Jugez, Silvandre, s’il y avoit homme au monde plus heureux que moy ! car Eudoxe estoit l’une des plus belles princesses du monde, en l’aage de dix sept ou dix huict ans, et qui ne faisoit paroistre d’aimer personne que moy.

Cependant que nous vivions de ceste sorte, Honorius, qui avoit espousé la fille de Stilicon, mourut sans enfans, et parce qu’un Romain nommé Jean, son premier secretaire, s’estoit fait eslire empereur par le moyen de Castinus et de Aetius, l’empereur Theodose qui avoit fait dessein de faire empereur d’Occident son cousin Valentinian, l’y voulut envoyer avec sa mere Placidie. Je fis semblant de la vouloir suivre en ce voyage, mais en effet je ne desirois rien plus que de, demeurer pour la garde d’Eudoxe. Car encor que le desir de la gloire m’attirast en Italie, l’amour me retenoit en Constantinople, avec des liens qui n’estoient pas foibles, parce que ceste belle princesse se laissa aller outre son dessein de telle sorte à l’amitié qu’elle m’avoit promise, qu’en fin elle avoit pas moins d’affection pour moy, que j’en avois pour elle. Je croy bien qu’elle y fut trompée, et qu’au commencement elle ne crut jamais d’en venir si avant, mais je pense sans mentir que l’Amour a beaucoup de ressemblance avec la mort, et que comme on ne peut mourir à moitié, que de mesme on ne sçauroit aymer à demy. Et lors que j’estois plus en peine de trouver une bonne excuse, l’empereur receut des nouvelles que quelques ennemis avec un nombre infiny de personnes, le venoient attaquer du costé de Constantinople. Ces nouvelles convierent plusieurs de demourer, qui autrement eussent esté contraints pour leur devoir, de s’en aller sous la Charge d’Artabure, qui conduisoit une forte armée par mer, ayant avec luy Aspar son fils, tres-vaillant et heureux capitaine comme il fit bien paroistre en la prise de Jean dans Rayenne, et en la delivrance de son pere. Encores que je ne fusse point jaloux de Valentinian, quoy qu’Eudoxe luy fist paroistre de la bonne volonté, sçachant assez que ce n’estoit que pour complaire à Theodose, et pour estre imperatrice, si est-ce qu’ayant appris de longue main que la doute qu’on fait paroistre de n’estre pas assez aymé, convie les dames à nous en donner plus de cognoissance, et qu’aussi feindre de la jalousie, leur donne bien souvent occasion de redoubler leurs faveurs, je fis semblant d’estre un peu jaloux de Valentinian, et de me resjouir de son depart, et je fis des vers sur ce sujet que je chantay devant elle, à la premiere occasion qui se presenta. Ils estoient tels:

Sonnet


Sur le départ d’un rival

Jamais contre les rocs tant de flots amassez,
Escumant de courroux, n’on blanchi les rivages;
Jamais les bancs couverts n’ont veu tant de naufrages
Que cest esloignement m’a d’ennuys effacez.

Bien-heureux souvenirs de mes soupçons passez,
Maintenant de mon heur asseurez tesmoignages,
Qu’il est doux au nocher apres de grands orages
De voir dedans un port ses navires cassez !

Blessé de froide peur dedans la fantaisie,
J’ay tremblé mille fois atteint de jalousie,
Mais en fin son despart m’a du tout rendu sain.

Heureux esloignement, puisse-tu tousjours estre !
Ou bien s’il s‘en revient, Amour, fay luy paroistre
Qu’à son dam il partit, et qu’il retourne en vain.

Je ne vous diray point en ce lieu quel fut le voyage de Valentinian, car vous le pouvez avoir entendu par plusieurs. Tant y a qu’apres avoir mis tel ordre aux affaires d’Occident, qu’il jugea estre à propos, il revint en Constantinople, où il fut receu par Theodose, comme si c’eust esté son fils, et soudain à la solicitation de Placidie, qui estoit demeurée au gouvernement d’Italie, le mariage de la belle Eudoxe fut conclud avec luy.

Seroit-il bien possible que je vous peusse raconter ce que je ressentis en ceste occasion ? Je ne le croy pas, car je fus de sorte combattu de crainte et du regret que, sans Eudoxe, il est certain que je ne l’eusse peu supporter. Mais elle qui estoit sage et prudente, encore que de son costé elle fut fort affligée de se voir entre les mains d’une personne qu’elle n’aymoit point, si sur-monta-t’elle ce deplaisir avec la resolution. Et parce qu’elle voyoit bien en quelle peine je vivois, elle me donna commodité de parier à elle dans son cabinet, sans qu’autre y fust qu’Isidore, en qui elle se fioit infiniment. Elle estoit assise sur un petit lict, et je me mis sur un genouil devant elle, ayant dessous quelque carreaux qu’elle m’avoit fait apporter.

Et parce que ravy de contentement, je ne faisois que la contempler, et luy baiser la main qu’elle m’avoit permis de luy prendre, apres m’avoir consideré quelque temps, elle me parla de ceste sorte: Et bien, mon chevalier, vous plaindrez-vous toute vostre vie de moy, et serez-vous tousjours en doute de l’amitie que je vous porte ? – Ma belle princesse luy dis-je, si je n’avois accoustumé de recevoir de vous plus de faveurs que je n’en merite, vous auriez quelque raison de me faire ceste demande, à ceste heure que je reçois celle-cy qui veritablement est telle que je ne puis la redire. Mais pourquoy ne me permettez-vous de me plaindre de la fortune, qui m’ayant monstré le bien qu’elle pouvoit me donner, l’ordonne toutesfois à un autre de qui l’affection le merite aussi peu que la mienne pourroit estre digne de l’obtenir, si elle le pouvoit estre par un extreme amour ? – Mon chevalier, me respondit-elle, vivez content et asseuré de ce que je vous vay dire: tout ce qu’une extreme affection peut obtenir de moy, sçachez qu’Ursace le possede, et ce que vous regrettez qui soit à un autre, croyez moy, mon chevalier, que c’est ce qui se doit donner par devoir, et non point par amour; et cela estant, quelle raison avez-vous de vous plaindre de la fortune ? – La raison que j’en ay, repliquay-je, est aussi grande que l’obligation en quoy vous me mettez par ceste asseurance. Pourquoy, ma princesse, ne me plaindray-je pas d’elle qui ayant voulu favoriser mon affection, m’a toutesfois privé de ce qui seul me pouvoit faire parvenir au bien que je desirois. Ah ! mon chevalier me dit-elle, vous m’offencez. Comment ? vous ne m’avez aimée que pour avoir de moy ce que mon devoir vous refuse ? Et quelle m’avez-vous estimée ? Et comment m’avez-vous peu aymer si vous m’avez eue en si mauvaise opinion ?

Je ne pus luy respondre, voyant comme elle le prenoit, mais avec un grand souspir je m’abouchay sur son giron, tenant sa main contre ma bouche. Elle qui recogneust bien ma peine, me mit l’autre main sur la teste, et passoit ses doigts dans mes cheveux. et sans me dire mot, sembloit d’attendre ce que je luy respondrois. En fin me levant, je luy respondis: J’advoue, ma belle princesse, que je vous ayme plus que vous ne voulez, et plus encores que la raison ne veut, mais qui pourroit vous aymer moins que cela ? Je confesse qu’il n’y a raison ny devoir qui puisse mesurer la grandeur de mon affection, et si je vous offence en cela, pardonnez-moy en considerant que ce seroit profaner vostre beauté que de l’aymer moins, et plaignez-moy, qui ayant eu tant de courage me suis trouvé avec si peu de merite. Et toutesfois vostre bonne volonté pourroit suppléer à ce defaut, si l’amour avoit un peu plus de force en vous. – Je ne vous entends point, me dit-elle, et ne sçay en quoy vous voudriez que mon amour eust plus de force. – O Dieu ! repliquay-je, qu’il sera bien mal-aysé que mes paroles vous fassent entendre à mon advantage, ce que l’amour ne vous a peu faire concevoir. Je veux dire, ma princesse, que si l’amour avoit plus de puissance sur vous, ce devoir que vous m’opposez en aurait beaucoup moins, et que ce trop heureux Valentinian possederoit ce qu’il recherche, et moy ce que je desire. – Ah ! mon chevalier, responditelle, avec un grand souspir, si vous sçaviez ce que je ressens en mon ame, et quelle est la contrainte que je me fais, vous croyriez bien qu’Amour a toute la puissance sur moy qu’il peut avoir sur un cœur. Mais si je vous refuse quelque tesmoignage de ceste puissance, ressouvenez-vous quelle je suis née et à quelles loix ma naissance m’oblige. Si la fortune m’avoit fait naistre d’un Leontin Athénien comme ma mere, je pourrois disposer de moy, aussi bien que de mon affection, mais estant fille d’un empereur Theodose, petite fille d’un empereur Arcadius, et ayant pour bisayeul Theodose le grand, ne voyez-vous pas que ceste naissance m’astreint, pour ne leur point faire de honte, à laisser la disposition de mon corps à ceux qui me l’ont donné ? C’est un tribut de l’humanité que de ne voir jamais ça bas chose qui soit entierement accomplie. Les grandeurs et les empires trainent inseparablement ceste contrainte que jamais, on ne s’apparie que par raison d’estat. Ny vous ny moy ne voyons rien de nouveau; il y a long temps que nous avons preveu qu’il nous adviendroit ce que nous ressentons, et quand je tournay les yeux sur vous, et que je vous aimay, ce fut avec ceste resolution que Valentinian seroit mon mary. Je m’asseure que vous avez pensé la mesme chose, dés le premier jour que vous fistes dessein de m’aimer, et qu’est-ce donc qui vous afflige maintenant, et quel accident voyez-vous que vous deviez dire inopiné ?

Ces mots me toucherent si vivement, fut pour voir une si grande resolution que j’accusois de peu d’amitié, fut pour penser qu’un autre la possederaoit, qu’il me fut impossible de luy permettre de parler davantage sans l’interrompre: Vous croiez donc, luy dis-je, madame, que ce soit aimer que de retenir ces considerations ? Vous avez opinion que la vraye amour puisse estre subjecte aux loix du devoir ? O dieux ! que vous et moy sommes trompez ! Vous qui avez creu d’aimer et moy qui ay pensé d’estre aimé de vous ! Et là m’arrestant un peu, je repris de ceste sorte, lors que je vis qu’elle vouloit prendre la parole: Les loix d’amour, madame, sont bien différentes de celles que vous vous proposez, et si vous voulez cognoistre quelles elles sont, lisez-les en moy, et vous verrez que comme l’inegalité qui est entre nous ne m’a peu empescher d’eslever les yeux à ma belle princesse, de mesme ne vous doit-elle divertir de baisser les vostres vers vostre chevalier, n’y ayant pas plus de difference de vous à moy, que de moy à vous. Et quant à ce que vous m’alleguez de vostre naissance, puis qu’elle est telle que rien ne vous peut relever par dessus ce que vous estes, pourquoy au lieu de tourner vos yeux sur la grandeur, qui ne vous peut estre augmentée, ne les jettez-vous sur vostre contentement, afin que, comme vous estes de vostre naissance la plus grande princesse du monde, vous soyez aussi par vostre choix la plus contente princesse qui fut jamais ? Vous dites que je commençay de vous servir avec ceste opinion que Valentinian seroit vostre mary. Ah ! madame, j’advoue que quand, je commençay de me donner à vous, j’eus ceste creance que je le pourrois supporter, mais si depuis mon affection est tellement creue, qu’il m’est impossible d’y penser sans perdre incontinent toute resolution, que pourrez-vous m’opposer que la foiblesse de vostre amitié qui ne s’est point augmentée depuis le premier jour qu’elle prit naissance ? Comment ? ma belle princesse, vous refuserez des faveurs à mon affection, que vous accorderez à une personne qui ne vous ayme point ? Vous consentirez que ces beautez, qui sans plus doivent estre la recompense et la felicité d’une parfaite amour, soient possedées par celuy qui les desdaigne, ou ne les recognoist pas ? Comment souffrirez-vous ses caresses ? Et comment ne regretterez-vous point la peine et le cruel desplaisir de vostre chevalier ?

Isidore qui oyoit une partie de nos discours, et qui desiroit infiniment de nous y favoriser, non pas pour amitié qu’elle me portast, ou pour volonté qu’elle eust de tenir la main à semblables recherches, mais pour l’esperance qu’elle avoit que ceste affection pourroit passer si outre, que peut-estre elle romprait le mariage de Valentinian et d’Eudoxe, afin de nous donner plus de commodité de parler ensemble, peu à peu se retira dans un arriere cabinet où en fin elle s’endormit. Je m’en apperceus incontinent, encore que j’eusse le dos tourné contre elle, parce que passant contre les flambeaux qui estoient sur la table der- riere nous, je vis son ombre contre la muraille, qui me fit remarquer qu’elle s’en alloit. La princesse qui s’estoit appuyée du coude contre le chevet du lict, et qui avoit la teste sur la main, ne s’en prit point garde, estant si attentive à ce que je luy disois que malaysément l’eust-elle peu voir, encore qu’elle eust passé par devant ses yeux. Et parce que mes dernieres paroles la toucherent fort vivement, elle demeura quelque temps sans me respondre, baissant les yeux contre terre; en fin sans se remuer, apres un grand souspir: Ah ! mon chevalier, me dit-elle, que vos paroles me percent l’ame cruellement, et que les choses que vous me representez sont difficiles à supporter ! Mais que puis-je faire ? que puis-je devenir ? Si je n’espouse Valentinian, que sera, ce de moy, et si je l’espouse, ô Dieu ! à quel supplice me vois-je destinée ? Je vis à ces dernieres paroles que les larmes luy couloient le long du visage et qu’elle s’estoit teue, pour ne pouvoir parler, de peur que les souspirs ne se meslassent et sortissent au lieu de la voix. Ces pleurs m’esmeurent de pitié, mais ils ne me donnerent pas une petite asseurance et n’augmenterent pas peu mon courage.

Je vous confesse, gentil Silvandre, que je n’eusse jamais esperé de reduire ceste princesse en cest estat, mais voyant plus d’amour en elle que je n’eusse creu, je pris plus de hardiesse que je n’eusse jamais pensé. Je m’approche donc d’elle un peu plus que je n’estois, et feignant de luy soustenir la teste contre mon espaule, ma bouche se rencontra justement à l’endroit de ses yeux: au commencement je n’osois les baiser, et faisois semblant que c’es-toit par mesgarde, mais voyant qu’elle n’en disoit rien, peu à peu je descendis plus bas et rencontray sa bouche, qu’elle retint longuement sur la mienne. Et parce qu’elle ne me faisoit point de deffence, je luy mis une main dans le sein, mais avec tant de transport, que je tremblois comme la fueille agitée du vent. Depuis ce temps je me suis trouvé en plusieurs rencontres, en beaucoup de grandes et diverses batailles, et en maints assauts, mais je ne fus de ma vie saisi de telle crainte qu’en ceste occasion. Elle me permit donc encores ceste privauté sans m’en rien dire, mais lors que descendant la main un peu plus bas, je la voulus mettre sous la robbe, elle me dit froidement: Que pensez-vous faire, mon chevalier ? Isidore vous void. – II y a long temps, luy dis je, ma belle princesse, qu’elle nous a laissez seuls. – Comment, dit-elle, en sursaut, Isidore n’est-elle pas icy ? Et se relevant sur le lict: Elle a eu tort, continua-t’elle, de nous laisser seuls de ceste sorte. -Et pourquoy, madame, luy dis-je, nous n’avons point affaire d’elle. -Non pas vous, me repliqua-t’elle, mais si ay bien moy. Et si vous m’aymiez comme vous dittes, vous seriez content de ce que je vous ay permis, sans me rechercher de chose que je ne puis. Je pensois que la presence d’Isidore vous empescheroit de passer plus outre que l’honnesteté me peut permettre, et voulois bien que ce fust elle, qui par ce moyen vous en fist la deffence, et non pas moy, à fin de vous laisser ceste satisfaction de mon amitié, qu’il n’avoit pas tenu à moy que vous n’eussiez eu toute sorte de preuve de ma bonne volonté, mais puis qu’elle s’en est allée, et que vous ne vous arrestez pas à ce que vous devez, je suis contrainte de vous dire que, si vous voulez de moy ce qu’il me semble que contre mon honneur vous recherchiez, je le vous permettray, à condition toutesfois que je tiendray un poignard nud à la main, pour incontinent après m’en donner dans le cœur, et le punir tout à l’instant de ceste sorte de la faute qu’il m’aura contrainte de commettre. Que si vous ne voulez que je meure, ne me contraignez donc point, je vous supplie, de vous permettre ce que je ne puis ny ne dois faire sans mourir.

Il faut avouer que ces paroles me rendirent de telle sorte confus, que me levant de la place où j’estois, et me rejettant à ses genoux, je luy protestay de ne rechercher jamais, ny tesmoignage de son amitié, ny soulagement à mes desirs, plus grands que ceux qu’elle venoit de me donner. Si vous le faites, me dit-elle, je vous permettray le reste de ma vie les mesmes privautez que vous avez receues, et ceste preuve de l’affection que vous me portez me sera agreable, cognoissant que ceste amour outrepassant toutes les limites des plus violentes amours, s’arreste toutesfois à celle de mon honnesteté. Et à ce mot, me prenant par la teste avec les deux mains, elle me baisa pour arres de sa promesse.

Nous avions fait du bruit, et avions un peu relevé la voix, de sorte qu’Isidore s’esveilla, et parce que la nuit estoit fort avancée et que les flambeaux estoient presque achevez, Eudoxe l’appella et luy demanda quelle heure il estoit. – C’est l’heure, madame, dit-elle, que je viens de faire un grand sommeil, et que chacun dort, sinon vous. – Et pensez-vous, Isidore, dit la princesse, que Valentinian ne veille pas à ceste heure pour sa maistresse ? – Je ne sçay, dit Isidore, ce qu’il faict, mais je sçay bien que si ce n’estoit que pour luy, je serois à ceste heure au lict, et dormirois fort bien. Je luy respondis: C’est bien au lict aussi où il voudroit vous trouver. – Et quoy, dit-elle en sousriant, n’en voudriez-vous point ailleurs ? La princesse se mit à rire, et apres luy dit: Et que pensez-vous dire, Isidore ? Je pense, que vous donnez. – Que voulez-vous que j’y fasse, dit-elle en se frottant les yeux, Ursace me fera devenir folle.

Et parce qu’il estoit tard, et que Eudoxe ne se vouloit point cacher de ceste fille, dont l’humeur luy estoit tres agreable et la prudence fort cognue, en se levant de dessus le lict, elle me prit par la teste et me baisa, et s’approchant du feu elle me commanda de me retirer, ce que je fis, mais non pas sans user du privilege qu’elle m’avoit donné de la baiser. Et parce qu’elle prit garde qu’Isidore la consideroit sans dire mot, elle luy dit: Que regardez-vous, Isidore ? – Je regardois, madame, dit-elle, si la mouche vous avoit fort picquée. – Quelle mouche ? dit la princesse. – La mouche du jardin, dit-elle, car ce chevalier vous fait souvent la recette de la picqueure. Et à ce mot, prenant un des flambeaux qui estoient sur la table, elle se mit devant moy pour me conduire par un petit degré derobé, qui sortoit dans la basse court du chasteau, non pas sans qu’Eudoxe ne sousrit de ceste rencontre, et ne luy dit: Gardez qu’estant seule avec luy, il ne vous fasse la mesme recette. – N’ayez peur, madame, dit- elle, ceste recette ne, vaut rien pour moy, car je ne croy point en paroles.

Voilà en quels termes j’estois lors que Valentinian espousa ceste belle princesse, qu’incontinent apres, il emmena en Italie. Je ne vous dis point les regrets que je fis, ny les desplaisirs que je receus, principalement la nuict de ses nopces, parce qu’ils vous ennuyeroient, et qu’ils furent entierement inutiles; mais ceux de la belle Eudoxe ne furent guieres moindres, à ce qu’elle me dit, et Isidore, qu’elle emmena avec elle quand elle partit de Grece, pour l’extreme confiance qu’elle avoit en elle. A quoy Valentinian ne contraria pas, comme vous pouvez penser. Mais si ceste premiere nuict me fut presque insupportable, je ne fus pas sans peine à trouver une excuse pour suyvre ceste belle princesse, car j’estois tombé malade du grand desplaisir que j’eus, lors que Valentinian estoit party, et depuis ayant receu ma santé, je demanday congé à l’empereur de suivre Ariobinde, ou Asila, deux grands capitaines qu’il donnoit à Valentinian, avec une armée pour l’assister contre l’inondation de ces peuples barbares, qui de tous costez se venoient jetter sur son empire. Mon aage et ma juste requeste obtindrent facilement ce que je demandois, mais le malheur ne voulut-il pas que ceste armée s’estoit arrestée en Sicile ? Et Valentinian ayant passé outre et la belle Eudoxe, Theodose nous contremanda, à cause d’Attila, qui par le moyen des Huns, Alains et Gepides, avoit assemblé un peuple presque infiny, et s’en alloit fondre sur Constantinople.

Le commandement du retour ne fut pas plustost porté à riobinde, et à Asila, qu’ils receurent presque en mesme temps la nouvelle de la mort de Theodose, qui atteint de peste estoit mort sans fils. Je ne voulus porter ces mauvaises nouvelles à la belle Eudoxe, mais je suppliay Ariobinde qu’il me laissast tenir compagnie à celuy qu’il y envoyeroit, feignant que j’avois un extreme desir de revoir l’Italie avant que de m’en retourner, ce qui me fut aysément accordé. Et partant, nous vinsmes à Naples, et de là à Rome, où je fus receu avec tant de bonne chere, que je n’en pouvois desirer d’avantage.

Eudoxe ressentit la mort de son pere, comme son bon naturel luy commandoit, et durant le temps que les grands pleurs demeurerent à s’escouler, Valentinian fut adverty par quelques personnes que Pulcheria, qui estoit sœur de Theodose, avoit espousé un vieux capitaine nommé Martian, et qu’elle l’avoit fait eslire empereur. Ce Martian estoit celuy sur qui Genseric, Roy des Vandales, vit voler l’aigle, quand il le tenoit prisonnier en Afrique, et avec lequel il avoit fait depuis une tresgrande amitié. Et parce que c’estoit un tres grand capitaine, et de grande reputation, il contraignit bien tost Attila de se retirer en Pannonie, où despité contre son frere Bleda, il le fit mourir par trahison, à fin de demeurer seul roy de toutes ces nations barbares. Quand je fus adverty de l’election de ce nouvel empereur, et que Attila avoit esté repoussé, je pensay qu’il n’y avoit rien qui me contraignist de partir d’Italie; au contraire la guerre qui s’y faisoit de tous costez, me convioit avec Amour d’y demeurer.

Et lors que j’estois en ces considerations, l’empereur fut adverty que ce fleau de Dieu Attila, car c’est ainsi que luy-mesme se nommoit, avoit pris la Gaule pour son premier dessein. Et qu’ayant rendu presque subjects par ses armes, Valamer et Ardaric roy des Ostrogoths et des Gepides, il les avoit contraints de se joindre à ses forces composées des Erules, des Alains, des Turingiens, des Marcomancs, et de quelques Francs qui estoient demeurez de là le Rhin en leurs premieres habitations, lors que, sous le grand Faramond, ce peuple guerrier s’efforça de passer, et d’occuper en Gaule les pays qu’ils tiennent maintenant, et qu’ils commencent, du nom de Franc, d’appeller France.

Aussi tost que ces nouvelles furent asseurées, l’empereur renforça l’armée du patrice Aetius, l’un des meilleurs et des plus grands capitaines Romains et qui avoit la charge des Gaules. Encores que ce me fut une chose bien difficile que de quitter la belle Eudoxe, si falut-il m’en aller. Et lors que je luy en demanday congé: Pourquoy, me dit-elle, mon chevalier, voulez-vous vous esloigner de moy ? Quel subjet vous en ay-je donné ? Avez-vous si peu d’affection qu’elle vous permette de me laisser ? – Ma belle princesse, luy dis-je, si je ne fay ce voyage où tant de jeunesse de ceste Cour s’en va, quelle opinion aura-t’on de mon courage ? Pourquoy pensera-t’on que je sois demeuré ? et vous-mesme, que jugerez-vous de moy ? Elle alors en sousriant: Or souvenez-vous, me dit-elle, des raisons que vous ne vouliez point recevoir avant mon mariage, et advouez-que ce mesme honneur qui alors me les faisoit proferer, vous les met à cette heure en la bouche, et que ce que je vous en ay dit n’a seulement esté que pour vous rendre preuve, qu’encores que je contrariasse à vos desirs, je ne laissois de vous aimer autant que vous m’aymez à cette heure. Et croyez-le, pour faire autant pour moy, que je fay pour vous, car je ne doute point que vous ne m’aimiez, encore que le devoir ait assez de force pour vous faire esloigner de moy. Et lors, en me baisant: Ressouviens-toy, me dit-elle, mon chevalier, de revenir bien tost, et de m’estre tousjours fidelle. Et ne pouvant demeurer plus long-temps aupres d’elle, je partis, et m’en vins trouver Aetius, et fis tels vers sur ce suject.


Sonnet


Sur un adieu.


J’estois pour mon malheur prest à partir des lieux
Où dans le sein d’autruy je me laissay moy-mesme,
Lors que plein de regret en mes derniers a-dieux
J’allois contre l’Amour proferant ce blaspheme:

Doncques, cruel Amour, si tu faits qu’elle m’aime,
Et que je l’ayme aussi cent fois plus que mes yeux,
C’est seulement à fin qu’un regret plus extreme
Nous blesse l’un et l’autre, et nous offence mieux.

Mais quand je pris congé: Souvien-toy, me dit-elle,
De revenir bien tost, et de m’estre fidelle.
0 tourment bien-heureux guery si doucement !

Content en mon malheur, je fus contraint de dire:
Je cognois qu’on peut estre heureux mesme au tourment
Et que le bien d’amour surpasse son martyre.

Cependant Valentinian qui estoit infiniment amoureux de la sage Isidore, continuoit sa recherche, mais avec toute sorte de discretion, et pensant que le refus qu’elle faisoit de luy, ne luy procedoit que de la crainte qui accompagne ordinairement les filles, de ne se pouvoir marier quand on sçait qu’elles ont aimé, il se resolut de la loger. Et apres avoir cherché en sa Cour quelqu’un qui fust propre pour elle, il jugea que Maxime, chevalier Romain, homme de grande authorité, serait fort bon, tant parce qu’il demeuroit le plus souvent à Rome, et qu’il luy seroit plus aisé de la voir, que d’autant qu’il estoit fort ambitieux, et que luy faisant de l’honneur, il l’abuseroit facilement. Maxime qui desiroit de se marier, et qui pretendoit tout son avancement de l’empereur, receut à tres grande faveur l’offre que Valentinian luy en fit faire, outre que ceste dame estant tres belle, et de bonne et illustre race, avoit aussi bonne reputation qu’autre qui fust en la Cour. Isidore d’autre costé n’y contraria pas, parce que Maxime estoit des plus riches de Rome, et avoit esté deux fois consul; et l’imperatrice qui aymoit infiniment ceste dame, fut bien aise de la voir loger dans Rome tant avantageusement. N’y ayant donc rien qui contrariast à ce mariage, il fut incontinent conclu au contentement de chacun.

Mais quand l’Empereur voulut tenter quelques jours apres la volonté de la sage Isidore, il la trouva plus retirée de son amitié qu’auparavant, dont il print un si grand, despit, qu’il resolut de ne se plus arrester aux supplications. Il advint doncques qu’attirant Maxime le plus pres de sa personne qu’il pouvoit, il jouoit presque ordinairement avec luy. Un jour Maxime eut le jeu si contraire, qu’il perdit tout son argent, et n’ayant plus rien sur luy qu’il peust jouer, que la bague qui luy servoit de cachet, et qu’il portoit tousjours au doigt, il la mit en jeu et la perdit. L’empereur s’imaginant d’avoir trouvé une tres-bonne occasion pour achever son dessein, feignit d’avoir quelque affaire d’importance, et laissant un des siens en sa place, luy commanda de continuer le jeu sur le credit de Maxime, jusques a ce qu’il se fust r’aquité, ce qu’il faisoit en dessein de l’amuser. Cependant il envoyé vers la sage Isidore de la part de son mary, et luy commande de venir visiter l’imperatrice, et pour marque luy montre la bague de son mary. Elle qui creut à ce messager, et ne pensant point à ceste tromperie, s’y en vint incontinent. Mais estant conduite par celuy que l’empereur y avoit envoyé, au lieu d’aller chez Eudoxe, elle fut menée en des jardins où l’empereur l’attendoit, luy faisant entendre que l’imperatrice y estoit. Parvenue donc en ce lieu retiré, jugez si elle fust estonnée de se voir entre les mains de Valentinian ! Elle commence de paslir et de trembler. L’Empereur qui le recogneut, la prenant par la main, la voulut faire asseoir dans un cabinet qui estoit au milieu du jardin, mais elle refusa d’y entrer, se voyant seule avec luy. Toutesfois la prenant, par le bras, et usant de force, il l’y porta, et poussa la porte sur eux.

O Dieux ! courtois Silvandre, quelle devint la pauvre Isidore voyant un tel commencement ! Elle estoit telle, que si elle eust esté conduite au supplice; mais l’Empereur qui pensoit de la vaincre par belles paroles, et qui n’eust jamais pensé qu’une femme luy peust resister, l’ayant assise sur un lict, se mit aupres d’elle, et luy parla de ceste sorte: Je ne fay point de doute, belle Isidore, que vous ne trouviez fort estrange la tromperie que je vous ay faite, et que vous n’en soyez estonnée, et peut-estre courroucée contre moy. Toutesfois, quand vous considererez l’extreme affection que je vous porte, combien elle a continué, et comme il m’a esté impossible de m’en divertir, soit par les raisons que je me suis plusieurs fois, moy-mesme representées, soit par les rigueurs dont vous avez usé contre moy, vous ne trouverez point ceste action si estrange, ny n’en serez point si courroucée contre moy, que prenant pitié d’une personne qui est entierement vostre, vous ne pardonniez cette hardiesse, et me rendiez content avant que de partir d’icy. Toutes choses vous y doivent convier: premierement l’affection que je vous porte, que vous recognoissez bien telle, qu’il n’y a rien qui l’égale; puis la qualité de celuy qui vous ayme, que je ne representeray point autre que vous la sçavez, et qui est telle, qu’estant empereur, vous pouvez aspirer à l’empire, si vous voulez me rendre autant de satisfaction que le merite l’amour que je vous porte. Et en fin la consideration de Maxime ne vous en peut divertir, puis que par la bague qu’il vous a envoyée, il fait bien paroistre qu’il n’y consent pas seulement, mais qu’il le desire. Que sera-ce donc, ma belle Isidore, qui me niera le bien que je desire, puis que toute raison le veut ainsi ?

Et lors, luy mettant la main soubs le menton, la voulut baiser, mais elle tourna doucement la teste à costé, sans le repousser avec trop de violence, parce que voyant l’estat où elle estoit, et que la force ne luy serviroit de rien, elle se resolut de recourre à tous les artifices que la prudence et la ruse luy pourroient mettre en l’esprit. Le repoussant donc doucement de la main, elle le supplia de l’escouter et de se r’asseoir; et luy qui desiroit sur tout de la vaincre par douceur, luy voulut bien complaire à ce coup.

Et lors, elle reprit ainsi la parole: Je ne puis nier, seigneur, que je ne sois infiniment estonnée de me voir seule aupres de vous en ce lieu escarté, et tant contre mon opinion, puis que d’icy depend la ruine de mon honneur, et la fin de ma vie, mais il n’y a rien qui m’empesche d’estre bien fort asseurée que vous ne ferez rien contre vostre devoir, et contre ma volonté, lors que je considere qui vous estes et qui je suis. Car pour ce qui vous concerne, comment redouterois-je d’estre entre, les mains de ce grand Valentinian, fils de ce genereux empereur Constance, le plus grand, le plus sage et le plus accomply qui ait jamais esté appelé du nom de Cesar ? De ce Valentinian, dis-je, qui a eu pour mere ceste grande et sage Placidie, l’honneur et le miroir des dames, et de qui les sages conseils luy ont esté continuez si longuement, et avec tant de profit de tout l’empire ? Penseriez-vous; seigneur, que j’eusse peur de vous, de qui la sagesse est cogneue de tout le monde, de qui la prudence est admirée de chacun, et de qui la justice n’est redoutée de personne ? Il faudrait que j’eusse peu de cognoissance des perfections de l’emereur, si j’entrois en doute de sa preud’hommie, pour me voir seule avec luy en ce lieu escarté, sçachant bien que sa puissance n’est pas moindre dans le milieu des rues et des plus grandes assemblées, qu’elle sçauroit estre icy, et que les occasions qu’on dict estre meres des meschancetez, ne le sçauroient rendre autre qu’il est, parce que toutes heures et tous endroicts luy sont mesmes occasions, puis que sa puissance est égale en tous lieux et en tous temps. C’est pour les foibles, et les personnes sujettes aux autres, que telles occasions qu’ils nomment commoditez, peuvent estre propres et necessaires, mais nullement pour Cesar, qui peut tout et qui n’a point de borne à sa puissance que sa volonté.

Que si ceste volonté, seigneur, qui limite sans plus vostre puissance, m’est entierement acquise, ainsi que vous me l’avez tant de fois juré, comment pourray-je craindre qu’elle s’estende plus outre qu’il ne me plaira ? Non, non, je ne dois point estre estonnée de me voir seule entre les mains de l’empereur, n’y estant pas d’avantage à ceste heure que j’y suis ordinairement; mais j’advoue bien que je ne puis assez trouver estrange que je sois venue en ce lieu par le consentement de Maxime, et qu’il ait servy d’instrument pour m’y conduire, et cela m’offence de sorte contre luy, que jamais son respect ne me divertira de consentir à tout ce que vous voudrez de moy, estant sans doute indigne, ayant si peu d’honneur d’avoir Isidore pour sa femme, Isidore, dis-je, qui a tousjours vescu de sorte qu’il n’y a rien qui la puisse faire rougir, sinon d’estre femme d’une personne de si peu de merite que ce deshonoré Maxime, la honte et le vitupere des hommes.

Or, seigneur, je ne veux pas demander que c’est que vous voulez de moy, ny à quelle occasion vous m’avez fait conduire en ce lieu: ce traistre de qui je voy la bague, lesçait assez, et vos discours ne me le font que trop entendre. Mais je vous veux bien supplier tres-humblement d’avoir consideration à ce que je suis, et de vous ressouvenir que c’est qu’une femme qui n’a plus d’honneur, et si vous m’aimez, ne vueillez me rendre tant indigne d’estre aymée de ce grand Cesar, de qui le nom est honoré par tout le monde. Ressouvenez-vous, seigneur, que vous foulez sous les pieds l’honneur et la vie de celle que vous dictes, que vous aymez, et qu’en mesme temps vous faictes une si grande offence à vostre reputation, que je ne sçay si jamais il vous sera possible de la reparer. Vous dictes qu’en vous rendant ceste satisfaction, vous estes tel que je puis pretendre à l’empire. O dieux ! et comment en jugeriez-vous digne celle qui ne meriteroit pas seulement de vivre apres une si grande faute ? Si vous avez ceste bonne volonté, conservez-moy telle, que sans honte vous me puissiez faire telle que vous dites, si la fortune veut favoriser vos desseins en cecy, comme elle a desja fait paroistre en tant d’autres occasions. Si vos paroles sont veritables, vous m’aimez, et si vous m’aimez, que pouvez-vous desirer d’avantage que d’estre aimé de moy ? Mais comment ? Pensez-vous que je puisse aimer celuy qui me ravit l’honneur que j’ay plus cher que la vie ? Ne precipitez rien, seigneur, vous avez si longuement temporisé. Il y a si long-temps que vous me faictes l’honneur de m’aimer, vous avez esté vostre maistre jusques icy, continuez encore un peu, et croyez que le Ciel ne vous a point fait de si grandes faveurs, sans vous en vouloir donner de plus grandes.

Considerez l’obligation que vous avez à Dieu, qui vous à donné pour pere Constance, estimé, voire presque adoré de tout l’empire, pour mere, Placidie, la plus sage princesse qui fut jamais, et lors qu’esloigné de l’Italie, vous y aviez le moins d’esperance, il vous a suscité un parent, qui vous donnant une sage princesse pour femme, vous a remis un empire pour son dot. Mais Dieu s’est-il contenté de ceste faveur ? Nullement, seigneur, il vous a conduit comme par la main, et mis miraculeusement dans le trosne où vous estes. Il vous a fait vaincre Jean par le jeune Aspar, je dis ce Jean, qui avoit occupé l’empire. Il a fait surmonter ce vaillant Castinus, par ce mesme Artabure, qui peu auparavant estoit prisonnier de Jean, dans Ravenne. Il vous a remis entre les mains ce prudent et sage Patrice Aetiras, par le moien de ceux qui presque ne vous cognoissoient point. Il vous a desfait de ce Boniface, usurpateur de l’Afrique. Il vous a rendu amy depuis naguieres ce redoutable Genseric, roy des Vandales. Bref, que n’a-t’il point fait pour vous, ce grand Dieu dont je vous parle, et quelles graces ne luy devez-vous point rendre ? Or, seigneur, ce mesme Dieu à qui vous avez toutes ces obligations, c’est celuy-là mesme qui maintenant vous voit, et qui regarde quel sujet vous luy donnerez à ce coup de continuer ses graces envers vous, ou bien de vous envoyer des chastimens. Considerez quels miserables accidens, voire tragedies, sont autresfois souvenues en ce mesme empire, pour une semblable occasion que celle-cy. O Dieu tout puissant ! jette plus- tost sur moy ton foudre, et me cache dans le profond de la terre que de permettre que je sois cause d’esmouvoir ton courroux contre ce grand empereur, le plus sage, le plus juste, le plus aimé et le plus estimé de tous ceux qui depuis Auguste ont tenu cet empire souz leur puissance.

Et à ce mot, se jettant à ses genoux, elle continua : Et vous, seigneur, faites moy plustost mourir, que de me ravir ce qui me peut rendre digne d’estre aimée de vous, et de me faire estre le sujet d’attirer sur vous la haine de Dieu et des hommes. Monstrez à ce coup que veritablement vous estes Cesar, c’est à dire seigneur, et commandez de sorte sur ceste passion que vous soyez aussi bien invincible à vous-mesme, que Dieu vous a rendu victorieux sur tous vos ennemis.

Valentinian la voyant à genoux la releva, et touché de ses remonstrances, estoit honteux de ce qu’il avoit fait, et eust bien desiré de ne l’avoir point entrepris. Ses paroles si pleines de veritables raisons, ses pleurs dont elle avoit tout le visage et tout le sein noyé, et la crainte de ce qui en pourroit advenir, avec sa naturelle bonté, luy firent prendre resolution de se surmonter soy-mesme, et de la renvoyer sans la toucher. Et en ceste volonté, après l’avoir un peu r’asseurée, il luy promit et jura que jamais il n’userait de force. Mais qu’il la supplioit d’avoir consideration de son amitié, et pour le moins de l’asseurer de n’avoir jamais memoire de ce qu’il avoit voulu faire, et que Maxime et Eudoxe venant à mourir, elle seroit contente de l’espouser. La sage Isidore oyant ces paroles, rassereine son visage, luy jure et promet tout ce qu’il veut, et le supplie de permettre qu’elle s’en aille.

A ce mot Valentinian luy baise la main et avec un grand souspir, appelle Heracle, l’eunuque qui estoit celuy de tous ceux de sa Cour, en qui il se fioit le plus, et le conseil duquel il suivoit presque en tout. Cet eunuque estoit meschant et n’avoit rien d’aymable, sinon qu’il estoit fidelle, au reste le plus avare et le plus grand flatteur qui fut jamais. ç’avoit esté luy qui avoit porté la bague à la sage Isidore et qui l’avoit conduite en ce jardin. Et par ce que l’empereur vouloit que ceste affaire fust la plus secrette qu’il luy seroit possible, il n’avoit pris autre compagnie que celle de cet homme, auquel il avoit commandé de demeurer dans un arriere-cabinet, pour venir vers luy aussi tost qu’il l’appelleroit.

Heracle, à la voix de l’empereur, courut incontinent à luy, pensant qu’Isidore ne voulant de bon gré consentir au desir de Valentinian, il l’appelloit pour luy aider, mais quand il ouyt le commandement qu’il luy faisoit de la r’amener chez elle, et qu’il luy eust redit les considerations qui la faisoient renvoyer sans l’avoir touchée : Est-il possible, dit-il, seigneur, que des paroles vous puissent faire perdre une telle occasion de vous contenter ? Vous arrestez-vous aux belles promesses qu’elle vous fait ? et ne voyez vous pas que ce n’est que la crainte qui en est cause ? Et d’effect, vous a-t’elle jamais parlé de ceste sorte, que depuis qu’elle se voit entre vos mains ? Craignez-vous ce que l’on pourra dire ou de vous ou d’elle ? De vous, c’est sans raison : car que peut-on dire pis que de vous publier infiniment amoureux, d’une belle dame ? Et quelle injure est celle-là, ou qui sont ceux qui s’en sont souciez ? Et quant à ce qui la touche, aussi bien n’y a-t’il personne qui (sçachant que vous l’aimez, et que vous l’avez tenue en ce lieu si longuement sans autre tesmoing que Heracle) ne croye que vous en avez passé vostre envie ? Et plus vous direz et jurerez le contraire, et moins vous adjoustera-t’on de foy. Que si personne n’en sçait rien, et que la chose soit secrette, comme il ne tiendra qu’à vous deux qu’elle ne le soit, qu’importera-t’il à sa reputation ? Ce qui ne sera point sceu, ne luy touche non plus que s’il n’estoit pas. Et quant à ce qui est de Maxime, ou il sçaura qu’elle a esté icy, ou il ne le sçaura pas. S’il l’ignore, il ne sçaura non plus tout ce que vous ferez, et s’il le sçait, dites-moy, je vous supplie, où est le mary qui ne croiroit tout le pis qui en sçauroit estre, et qui ne penseroit que les protestations contraires de sa femme, ne seroient que des excuses. Et quant à ce qui est de Dieu, ressouvenez-vous, seigneur, qu’il sçait bien qu’encores que vous soyez Cesar, vous ne laissez d’estre homme, et cela estant, il excusera aussi bien en vous ceste faute, qu’en tout le reste des hommes, mesme que j’ay ouy dire à quelques-uns, que s’il ne se resout de pardonner ceste erreur, il peut bien faire estat de demeurer seul dans le Ciel, ou pour le moins sans homme. Ne laissez donc perdre ceste commodité que vous regretterez longuement en vain, si elle, vous eschappe sans que vous vous en serviez.

La sage Isidore qui vit que l’empereur se laissoit emporter aux meschantes persuasions d’Heracle, voulut reprendre la parole pour respondre à ce qu’il avoit dit, mais l’eunuque qui en eut peur, et qui veit bien que son maistre desiroit, et n’osoit pas user de violence, pour interrompre Isidore, luy dit : Seigneur, n’escoutez point la voix de ceste sireine, qui ne parle de ceste sorte que contre sa propre intention, et qui pour vous faire croire qu’elle est preude femme, ne desire rien tant que d’y estre contrainte par vous, afin de pouvoir se couvrir ainsi de ceste action. Et croiez que si vous laissez perdre ceste commodité, elle vous mesestimera, et se mocquera de vous, et si vous me le permettez, dit-il, en passant de l’autre costé du lict, vous verrez que je dis vray.

Et lors voulant mettre la main sur elle, elle luy donna de la main sur la joue un si grand coup que le sang luy en sortit incontinent du nez. Mais l’eunuque qui estoit accoustumé à semblables rencontres, voyant que l’empereur n’en disoit mot, la print par le haut des manches, et la tirant à la renverse sur le lict, luy lia de sorte les bras qu’elle ne s’en pouvoit servir. Elle se mit bien à crier, et à faire toute la deffence qu’elle peust, mais tout luy fut inutile, et l’empereur en eut, par l’aide d’Heracle, tout ce,qu’il en voulut. Et lors qu’elle estoit en cet estat : Ah ! Valentinian, luy dit-elle, ressouviens-toy que tu fais un acte indigne de toy, et que je mourray vengée de ceste offence. Mais aussi tost qu’Heracle l’eut laschée, elle se jetta sur luy, et des ongles, des dents et des pieds, le meurtrit en cent lieux, et èntre-autres endroits luy mit les ongles au visage, dont elle luy deschira une partie de la joue ; et ne luy pouvant plus faire de mal, courut par le cabinet pour trouver quelque arme pour tuer Valentinian, et elle aussi, mais de fortune il n’y en avoit point. Elle se met donc aux injures, et contre l’un, et contre l’autre, se veut tuer, se frappe le visage, bref, fait des enrageries, tant elle estoit transportée.

Lors que Valentinian la vid en cet estat, il voulut la consoler, luy demande pardon, accuse l’eunuque de toute la faute, et luy remonstre que si elle continue, elle en donnera cognoissance à toute la Cour, qu’aussi bien la chose estoit faicte, et qu’on n’y pouvoit plus remedier, qu’elle excusast l’amour, qu’elle luy demandast tout ce qu’elle voudroit pour amende de cet outrage. Bref, il luy representa tant de choses, qu’en fin autrée de douleur et de lassitude, elle s’assit sur un siege, tant hors d’elle-mesme, qu’elle ne pouvoit parler. Valentinian s’approche d’elle, se met sur un autre siege, continue ses supplications, et ses remonstrances, et en fin luy declare que son mary n’en sçavoit rien et luy dit de quelle sorte il avoit eu ceste bague.

Voiez, sage Silvandre, quelle vertu eurent ces paroles en ce genereux courage ! L’empereur luy faisoit ceste declaration, afin qu’elle ne le dist pas à Maxime, et pour luy donner quelque consolation, sçachant que le tout estoit ignoré de son mary. Et au, contraire, depuis qu’elle avoit receu cest outrage, le plus grand desplaisir qu’elle eust, c’estoit de penser que son mary y estoit consentant, et ne sçavoit à qui recourre pour estre vengée. Mais quand elle entendit la tromperie que l’on luy avoit faicte, elle en receut une grande satisfaction, esperant d’estre maintenue et d’en pouvoir faire la vengeance. Et afin de le faire mieux à propos, apres avoir demeuré quelque temps sans parler, elle se contraignit de sorte que Valentinian jugea qu’elle estoit un peu remise, car luy addressant sa parole, elle feignit d’avoir un grand contentement de ce que Maxime n’en sçavoit rien, et le conjura de ne luy en vouloir rien dire, et garder que ny luy, ny autre ne le sceust, afin que ne pouvant vivre en effect telle qu’elle devoit estre, elle fut pour le moins en bonne opinion aupres de chacun. L’empereur qui l’aimoit passionnément, et qui sans l’eunuque n’eust jamais usé de force, le luy promet avec tous les sermens qu’elle veut, et le commande si absolument à Heracle qu’il ne faloit avoir peur qu’il y contrevinst.

Apres avoir r’accommodé sa coiffure, et le reste de son habit le mieux qu’il luy fut possible, elle se retire chez elle où elle attendoit la venue de son mary, que Valentinian trouva encor au jeu, et qui s’estoit r’acquitté d’une partie de sa perte. La nuict estant venue, et l’empereur l’ayant licencié, il revint en son logis où il ne fut pas plustost, que suivant sa coustume, il alla voir la sage, Isidore. Elle estoit dans un cabinet toute seule, si couverte de larmes, que quand il la veid, il en demeura tout éstonné, et l’ayant supplié de s’asseoir aupres d’elle : Mon mary, luy dit-elle, ne vous estonnez point de me voir en cest estat. J’en ay tant d’occasion que je ne veux plus vivre, mais avant que mourir, faites-moy un serment qui me rendra contente à jamais, qui est de venger ma mort.

Maxime qui aimoit ceste femme pour sa sagesse, et pour sa beauté, plus qu’il ne se peut croire, voulut s’approcher d’elle, comme de coustume, pour la baiser, et sçavoir ce qui l’affligeoit, mais elle se recula et luy dit : Il n’est pas raisonnable, Maxime, que ce corps souillé comme il est, s’approche de vous. Je ne suis plus ceste Isidore que vous avez tant aimée, et qui n’aima jamais rien que vous. Je suis (ô amy, que je n’ose plus nommer mon mary), je suis une autre femme que je ne soulois estre ! Le plus meschant et le plus grand tyran qui fut jamais, m’aiant de sorte souillée que je ne veux plus vivre, ne meritant pas de vivre vostre femme. Et sur cela luy raconta tout ce que je viens de vous dire, luy monstrant pour marque de ce qu’elle disoit sa bague, les meurtrisseures qu’elle s’estoit faites, et le sang d’Heracle, qui en la tenant luy estoit tombé dessus.

Je serois trop long si je voulois redire les plaintes qu’elle et Maxime firent ensemble. Tant y a que du tout resolu à la vengeance, il la pria de n’avancer point ses jours de peur d’irriter Dieu contre elle, et qu’elle pust avoir le contentement de la vengeance qu’il luy promettoit de faire si grande, qu’elle auroit sujet de satisfaction. Et que cependant n’ayant point consenty de la volonté à ceste violence, elle creust qu’il ne la croyoit pas moins chaste, ny moins digne d’estre sa femme qu’auparavant, que pour achever le dessein qu’ils avoient fait, il falloit feindre, et qu’elle asseurast Valentinian de ne luy en avoir rien dit, afin qu’il ne prist garde à Ihy. Elle le fit de sorte que jamais l’empereur ne s’en douta, voire mesme luy rendit la bague de son mary, afin de le luy mieux persuader. Et environ ce temps Eudoxe accoucha d’une fille qui fut nommée Eudoxe comme elle, et l’année apres: d’une autre qui eut le nom de son ayeule Placidie.

Cependant nous estions en Gaule, attendant Attila, où Ætius se preparoit de tout ce qu’il jugeoit estre necessaire. Ce barbare ayant ramassé une tres-grande armée, comme je vous ay dit, faisoit dessein d’attaquer Constantinople. Mais voyant que la bonne conduite de Martian l’empeschoit d’y faire progrez, et qu’il ne pouvoir entretenir la grande multitude de gens qui le suivoient, ny en Pannonie, ny en Germanie, presque deserte à cause des divers passages que tant de nations y avoient faits, delibera de se jetter sur l’Empire d’occident, desja bien fort esbranlé et dissipé par tant de peuples qui y estoient venus fondre. A quoy l’assistance que Genseric roy des Vandales luy promettoit, ne luy servoit pas d’un petit: esguillon.

Ce Vandale ayant eu la fille de Thierry, roy des Goths, en mariage pour Honoric son fils, prit opinion qu’elle le vouloit empoisonner, et souz ce pretexte, luy fit couper le nez, et la renvoya en Gaule, vers son pere, duquel redoutant le courroux,il pensa estre à propos de se fortifier de l’amitié des Huns, en leur promettant toute sorte d’assistance. Attila qui n’avoit pas moins promis à son ambition que tout l’Empire d’Occident, ayant renouvellé et remis son armée en bon estat, prit le chemin des Gaules, mais auparavant depescha vers Thierry, pour lors le plus puissant roy de tous ceux qui les avoient occupées, car il tenoit presque toute l’Espagne, et une grande partie de la Gaule, à sçavoir depuis les Pirenées, jusques à Loire. Et parce que Attila redoutoit la grandeur de ce puissant Barbare, il luy fait entendre qu’il ne vient en Gaule que contre les Romains, et qu’ils partageront ensemble l’empire qui aussi bien s’en alloit tout dissipé. Il en fit de mesme à Gondioch, roy des Bourguignons, et à ce vaillant Merovée, roy des Francs, et successeur de Clodion, fils de Faramond, et traitta si secrettement avec Singiban roy des Alains, qu’il luy promit de tenir son party.

Mais Ætius qui a esté l’un des plus avisez capitaine du monde, recognoissant sa ruze, la descouvrit à ces roys, leur fit entendre que quand les Romains seroient deffaits, Attila tourneroit ses forces sur eux, et se les rendroit tributaires comme il avoit desja fait à Valamer, et Ardaric, et aux autres ses voisins, et que l’amitié de l’empereur Valentinian leur estoit bien plus necessaire et honorable. Necessaire, d’autant que l’empire Romain estant si grand, et de si longue main estably, il n’y avoit pas apparence qu’il ne deust se maintenir, et qu’il estoit impossible que, ayant un si puissant voisin pour ennemy, ils peussent dormir d’un bon somme en leurs maisons. Que quant à Attila, ce n’estoit qu’un orage, qui estant passé ne reviendroit plus, et qui seroit de sorte matté, avant que d’arriver jusques à eux, qu’il ne sçauroit leur faire ny beaucoup de bien, ny beaucoup de mal. Et que l’amitié de l’empereur leur estoit plus honorable, d’autant que Valentinian estoit un grand prince, bon, qui leur estoit desja conjoint d’amitié. Qu’aux Bourguignons, il avoit donné leurs habitations où ils estoient, et que l’amitié de Walia avec constance, pere de Valentinian, avoit acquis aux Visigoths tout ce qu’ils tenoient en Gaule. Bref, qu’ils avoient desja esprouvé la foy de l’empire Romain, qui leur devoit empescher d’en douter, au lieu que ce seroit une grande folie à eux de se fier à Attila, de qui l’ambition estoit telle que, Violant tout droict divin et humain, il n’avoit pas mesme peu souffrir pour compagnon son frere Bleda, qu’il avoit miserablement fait mourir.

Ces remonstrances furent cause que les Francs, les Visigoths, les Bourguignons et les Alains se confedererent avec Ætius contre Attila qui ayant escoulé quelques années en l’apprest de son armée, s’en vint fondre en fin, avec cinq cens mille combattans, sur la Gaule. Les premiers qu’il attaqua furent les Francs, prenant et razant presque toutes leurs villes, encores qu’il en eust en son armée, comme je vous ay dit, mais c’estoient de ceux qui n’avoient pas eu le courage de passer le Rhin, avec les premiers qui avoient pris leurs demeures en Gaule. Et ruinant et bruslant de ceste sorte toute ceste province, il parvint jusques à une ville des Carnutes, nommée Orleans, où il mit le siege, et l’eust prise sans doute, si les Francs et les Visigoths ne se fussent presentez à luy avec une telle armée qu’il fut contraint de s’en aller.

Ceste armée et celle d’Ætius estoit composée, aussi bien que celle d’Attila, de diverses nations, entre les autres des Francs, des Visigoths, des Sarmates, des Alains, des Armoriquains, des Luteciens, Bourguignons, Saxons, Ribarols, Auvergnats, Eduois et divers autres peuples Gaulois avec les Lambrions, jadis soldats de l’ordonnance Romaine et maintenant alliez et gens de secours.

Attila deceu de son attente, (parce qu’il pensoit que Sigiban roy des Alains luy mettroit Orleans entre les mains, y estant avec les siens, mais il fut descouvert) ne sçachant presque s’il devoit combattre ou s’en retourner, se retire jusques en la plaine de Mauriac, ou interrogeant les sacrificateurs du succez de la bataille, il leur demande quelle en seroit l’issue. Ils respondent apres avoir veu les entrailles des animaux, qu’il perdroit la bataille, mais que le principal chef des ennemis y seroit tué. Luy qui creut que ce seroit Ætius, se resout à la donner, ne se souciant pas de la perdre, pourveu que ce grand capitaine mourust, esperant de bien tost remettre une autre armée sur pieds, et n’ayant plus un tel homme en teste, de se rendre incontinent tributaire l’empire Romain.

Il advint donc que le lendemain, la bataille se donna. Je pourrois bien vous particulariser tout ce qui s’y fit, car j’estois avec Ætius, aupres duquel je combatis ce jour là. Mais je serois trop long, et cela ne serviroit de rien à nostre discours. Tant y a qu’Attila fut vaincu, et contraint de se retirer dans son camp, qu’il avoit fermé de ses chariots. Et parce qu’il avoit opinion qu’on l’y viendroit attaquer, il avoit fait une haute piramide de toutes les selles et bats de son armée, au milieu de ses chariots, en dessein d’y mettre le feu et de s’y brusler plustost que de tomber entre les mains de ses ennemis. Je le vis ce jour là, et le lendemain aussi, et l’on recognoissoit bien à sa mine la vanité qui estoit en l’ame de cet homme.

Mais Priscus, secretaire de Valentinian, et qui fut envoié en Scithie vers luy, avant qu’il vint en Pannonie, m’a dit qu’il ne veid jamais un homme plus presomptueux ny plus hautain, ayant deliberé de se faire monarque de tout le monde, et dés lors se donnoit le nom de roy des Huns, des Medes, des Goths, des Danois, et des Gepides. Il prenoit le tiltre de la terreur du monde, et de Fleau de Dieu, et parce que je luy demanday si sa taille estoit telle que son courage, il me respondit qu’il estoit plustost petit que grand, avoit l’estomach large, la teste grande, les yeux petits, mais vifs et luisans, la barbe claire, le nez enfoncé, et la couleur brune, que son marcher estoit glorieux, et montroit bien l’orgueil de son esprit, et les traits de son visage faisoient bien cognoistre qu’il estoit amateur de la guerre. Qu’au reste, il estoit ruze, et qu’encores qu’il fust courageux, si n’avoit-il pas accoustumé de combattre de sa personne qu’à l’extremité, se reservant tousjours aux grandes affaires. Que comme il estoit cruel et inhumain à ses ennemis, aussi estoit-il doux et courtois à ceux qui se sousmettoient à luy, ou, qui l’ayant offencé, luy demandoient pardon, ausquels il gardoit sa foy inviolablement, et les deffendoit contre tous.

Ce rapport que Priscus fit d’Attila estant de retour à Rome, fut cause qu’Honorique, sœur de Valentinian, desira de l’épouser, comme je vous diray.

Mais cependant, pour retourner à Ætius, il faut que vous sçachiez, amy Silvandre, que ce grand capitaine estant hors du danger où Attila l’avoit mis, cogneut bien qu’il r’entroit en un plus grand, parce que, si les Francs, Bourguignons et Visigoths venoient à recognoistre leurs forces, il n’y avoit point de doute qu’ils pourroient beaucoup offencer l’empire, et pour un ennemy il s’en voyoit tout à coup plusieurs sur les bras. Pour les retenir donc en quelque crainte, il trouva à propos de laisser sauver Attila, pensant que la doute qu’ils auroient d’un si grand ennemy, les retiendroit tousjours unis à l’empereur..Et parce que Thierry roy des Visigoths, estoit mort en ceste bataille, et que Torrismonde et Thierry ses enfants, vouloient, pour venger leur pere, forcer Attila dans ses chariots, il feignit de les aimer d’avantage qu’il ne hayssoit pas Attila, et leur conseilla de s’en retourner en diligence à Tholose avec le reste de leur armée. D’autant qu’il estoit à craindre que leurs freres qui avoient esté laissez, ne s’emparassent du royaume en leur absence, disant qu’avant la mort de leur pere, ils faisoient desja courre ce bruit; et qu’à ceste cause il estoit d’advis qu’ils ne diminuassent point plus leur armée, afin que s’ils avoient affaire de gens, ils ne s’en trouvassent denuez, et que pour les assister en ceste occasion et en toute autre, il leur offroit toute la puissance de l’empire. Torrismonde qui estoit d’un naturel assez deffiant, et qui se souvenoit qu’il avoit laissé trois autres de ses freres dans le pais, nommez Frideric, Rotemer et Honoric, tenant Ætius pour son amy, sans faire plus long sejour, prend le corps de son pere, et s’en va en diligence en Aquitaine, où sans difficulté il est receu, ses freres n’ayant point pensé à ce qu’Ætius luy, avoit persuadé. Ces trouppes estant separées de nostre armée, elle demeura si foible, que chacun fut d’opinion qu’il estoit bon de laisser aller Attila, disant qu’un capitaine prudent doit faire un pont d’or à son ennemy quand il s’en veut aller. Cest ennemy de l’empire eschappa donc des mains de Ætius de ceste sorte, et quoy que ce grand capitaine l’eust fait avec une bonne intention, si est-ce que depuis l’empereur le recogneut fort mal.

Or je suivis tousjours Ætius en toutes ces dernieres expeditions, sans que j’osasse partir de l’armée, tant à cause des diverses occasions de combattre qui se presentoient à toute heure, que pour l’expres commandement que la belle Eudoxe m’en faisoit, qui estoit bien aise de me tenir loing d’elle, de peur que l’ordinaire recherche que je luy faisois n’emportast quelque chose par dessus son dessein, ou que quelqu’un s’en prist garde. Et Dieu sçait quelle contrainte je me faisois et combien de fois je me resolus de partir, et mettre sous les pieds toute consideration de devoir et de discretion ! Mais quand je me representois les exprez cornmandements qu’elle me faisoit, je ne pus jamais y contreyenir. Je demeuray donc en ceste armée l’espace de douze ans, sur la fin desquels se donna la bataille dont je viens de vous parler. Il est vray que durant ce long exil, je receus plusieurs fois des lettres d’Eudoxe, par lesquelles elle me continuoit tousjours l’asseurance de ses bonnes graces. Et parce que, porté du desir que j’avois de faire quelque chose qui fust digne de l’amitié d’une si grande princesse, je ne perdis jamais occasion de me signaler que je ne rendisse preuve de mon courage, j’acquis beaucoup de reptation parmy l’armée, mais plus encores aupres de la belle Eudoxe, qui en estant advertie par les lettres qu’Ætius escrivoit à l’empereur, s’en rejouissoit comme de chose qu’elle sçavoit bien estre faite à son occasion ; et par celle qu’elle m’escrivoit elle m’en remercioit comme si c’eust esté quelque present que je luy eusse fait. Je me ressouviendray toute ma vie de la lettre que je receus d’elle apres ceste grande bataille. Elle estoit telle.

Lettre d’eudoxe à Ursace[modifier]

II n’appartient qu’à mon chevalier d’estonner ses ennemis de son bras, et ses amis de son courage. Avoir relevé deux fois l’Aigle Romaine abatue par les Francs et Gepides, avoir trois fois en un jour remis à cheval Ætius presque estouffé par la foule des ennemis, ce sont veritablement des actions dignes de celuy qui doit estre aymé de moy. Mais puis que la fortune a secondé jusques icy vostre valeur, je vous deifends de la tenter si souvent à l’advenir que vous avez fait par le passé, et vous commande de vous conserver, non pas comme vostre, mais comme mien. Ayez donc soin de ce que je vous donne en garde et m’en venez rendre conte quand Ætius laissera I’armée, afin que, comme vous avez participé à ses peines et à ses dangers, vous ayez part aussi à I’honneur et à la bonne chere que I’ltalie luy fera, et que je vous prepare.

Durant le temps que j’estois demeuré en l’armée, j’avois fait amitié fort particuliere avec un jeune chevalier Romain nommé Olimbre : c’est celuy que vous voyez icy. Plusieurs bons offices faits et rendus l’un à l’autre, (comme en semblables lieux les occasions en sont ordinaires) en estreignirent de sorte les nœuds, que jamais depuis il n’y a rien eu qui nous ait peu separer. Ce chevalier, pour l’amitié qui estoit entre nous, fut depuis tant supporté d’Eudoxe qu’il fut senateur ; et vous qu’apres elle, il n’y a rien au monde qu’il cherisse plus que mon amitié, si ce n’est celle de Placidie.

Car il faut que vous sçachiez, Silvandre, que la bonne volonté qui estoit entre nous, ne nous a jamais peu permettre de nous separer depuis le commencement de notre cognoissance, si ce n’a esté pour le service l’un de l’autre. De sorte que me voyant resolu de revenir à Rome, quand Ætius y retourna, il desira de faire ce voyage avec moy ; et d’autant que nous n’avions rien de secret qui ne fust communiqué entre nous, je luy declaray librement l’affection que je portois à Eudoxe, et la bonne volonté qu’elle me faisoit paroistre, le priant toutes fois de ne luy en point faire de semblant, de peur qu’elle n’en fust offencée contre moy. Ceste declaration fut cause que depuis se rendant familier d’Eudoxe, il prit la hardiesse de regarder Placidie sa fille, et commença de la servir, qu’elle n’avoit pas encores plus de douze ans, montrant en cela d’avoir quelque conformité d’humeurs avec rnoy ; car ce fut presque en mesme aage que je commençay de servir la mere, de qui ceste fille avoit beaucoup de traits. Olimbre estoit plus jeune que moy, n’ayant pour lors plus de vingt et sept ans, et moy j’en avois plus de trente et cinq, et la belle Eudoxe environ trente. Toutesfois la difference de l’aage, de luy et de moy, ne fit point d’empeschement, ny à la naissance, ny à l’accroissement et conservation de nostre amitié, au contraire, il me semble qu’elle y estoit presque necessaire pour supporter les imperfections l’un de l’autre, parce que s’il faisoit quelque chose qui me despleust, j’en accusois sa jeunesse, et s’il en remarquoit en rnoy qui ne luy fust pas agreable, il la suportoit pour le respect qu’il portoit à l’aage que j’avois plus que luy. La belle Eudoxe et moy, prismes bien garde de la naissance de son affection, et que Placidie ne l’avoit point à contrecœur. Et quoy qu’Olimbre ne fust ni roy ni empereur, si est-ce qu’Eudoxe ne s’offençoit point de ceste affection, parce qu’il estoit et de richesse et de race autant illustre qu’autre qui pour lors fust à Rome, son pere, ayeul et bisayeul ayant esté senateurs et plusieurs fois consuls. Si bien que pour ces considerations, pourveu que ce ne fust pas devant les yeux de l’empereur, elle ne s’en soucioit point, mais plus encores pour l’amitié qu’elle voyoit entre nous. J’ay bien voulu vous dire ces choses avant que vous raconter la reception que la belle Eudoxe me fit, à fin de n’estre contraint d’interrompre plusieurs fois mon discours.

Sçachez donc, courtois Silvandre, que nous en revenant avec Ætius, nous receusmes par toute l’Italie tant d’honneur et de remerciements, et le peuple Romain fit de telles acclamations lors que ce grand capitaine entra dans la ville, qu’encores que l’empereur ne luy eust pas decerné le triomphe, si sembloit-il qu’il triomphast, fust pour les voix, fust pour la suitte du peuple qui accouroit à la foule de tous costez. Ce qui ne touchoit pas une cœur insensible en frappant celuy de Valentinian, car ceste grandeur de courage qui estoit en Ætius, ceste prudence dont il conduisoit toutes ses actions, ceste louange que le peuple luy donnoit et l’honneur que toute l’Italie luy avoit rendu, le rendirent de sorte soupçonneux de la grandeur d’Ætius, que dés lors il en conceut une jalousie qui depuis le fit aisément consentir au mauvais conseil qui luy fut donné.

Mais quant à rnoy qui ne me souciois guere des affaires d’estat, et qui avois seulement devant les yeux, et en tous mes desseins, l’affection de la belle Eudoxe, dés que je fus arrivé, et qu’en compagnie d’Ætius, j’eus baisé la main de l’empereur, je passay chez l’imperatrice, où feignant d’avoir à luy dire quelque chose de la part de mon general, je la vis en particulier, et en receus tant de bonne chere, que les douze ans d’absence me sembloient bien employez, puis qu’à mon retour je recevois tant d’extraordinaires faveurs. Estant en fin contraint de sortir de son cabinet, pour ne donner cognoissance de ce que nous avions si longuement celé, je m’en allay trouver la sage Isidore, comme celle que j’aimois et honorois le plus apres Eudoxe, mais je la trouvay bien changée de ce qu’elle souloit estre, n’ayant plus ceste gaillardise, ny ceste hardiesse dont elle estoit tant estimable. Je luy en demanday la cause, mais ses larmes me respondirent pour elle et ne peus tirer de ce coup autre responce, dont estant infiniment estonné, je creus au commencement que les soucis du mariage en estoient peut-estre cause, ou que son mary luy estoit rude, ou la desdaignoit pour quelque autre, et ceste doubte me fit racourcir ma visite plus que je n’eusse fait. Mais quand je remarquay depuis que Maxime l’aimoit et caressoit infiniment, quand je sceus les richesses qui estoient en ceste maison, je perdis l’opinion que j’avois eue, et né peus imaginer la cause de sa tristesse, qu’un soir que, parlant à la belle Eudoxe, je sceus qu’elle ne venoit plus à la Cour que fort rarement, et qu’elle estoit si changée envers elle, qu’elle n’estoit pas cognoissable. Je me doutay incontinent, non pas de tout ce qui estoit advenu, mais d’une partie, et m’enquerant si l’amour de Valentinian continuoit, et qu’elle m’eust dit qu’elle n’y avoit point pris garde : Croyez, luy dis-je, ma princesse, qu’il y a quelque mal entendu entre-eux, et que l’empereur luy a fait quelque desplaisir, ou le luy a voulu faire, et que cela l’empesche de vous voir si souvent qu’elle avoit accoustumé, car vous ne l’avez pas esloignée de vous par quelque défaveur. Son mary ne la traitte pas mal, et ses affaires domestiques ne la contraignent pas de vivre de ceste sorte, si bien que la cause doit venir de plus haut. Que si c’estoit quelque maladie du corps, elle paroistroit autrement. – Je croy, me dit-elle, que vous avez raison, car elle ne me voit jamais qu’elle n’ayt les larmes aux yeux, et quand l’empereur vient où elle est, je la vois toute changer, et s’en aller le plus tost qu’il est possible. Je luy en ay souvent demandé le sujet, mais je ne l’ay peu sçavoir d’elle et vous me faictes souvenir que je l’ay souvent ouy souspirer.

Ces considerations furent cause qu’elle me commanda de l’aller trouver de sa part, et de faire tout ce qui me seroit possible pour le descouvrir. J’y fus, et y usay de tout l’artifice que je pus, mais ce fut inutilement, n’y cognoissant autre chose qu’une grande animosité contre l’empereur. Et lors que je fis ce rapport à la belle Eudoxe, je l’advertis de feindre qu’elle en eust sceu quelque chose de Valentinian, et ’que cela peut estre la feroit relascher. Et il advint comme j’avois pensé ; car un soir, estant tous trois dans le cabinet de l’imperatrice, eue fut tant tourmentée de nous qu’en fin toute couverte de pleurs, et la belle Eudoxe feignant fort à propos d’en sçavoir une partie, elle fut contrainte de nous advouer la meschanceté qui luy avoit esté faicte. Et suivit apres un torrent d’injures contre l’empereur, et de paroles desesperées, qui emeurent de sorte Eudoxe, qu’elle ne se peut empescher d’accompagner de ses larmes la sage Isidore. J’eus à la verité compassion de cette honneste dame, et faut advouer que si c’eust esté autre que l’empereur, je luy eusse offert et ma main et mon espée pour venger un si grand outrage, mais contre celuy que j’avois recogneu pour mon seigneur, et à qui j’avois tant de fois promis fidelité, et duquel j’avois eu plusieurs bienfaits, et receu beaucoup d’honneur, je fusse mort plutost que d’y songer, ny d’entreprendre chose quelconque contre luy ny contre son estat.

Et lors que leurs larmes furent un peu escoulées, et que je peus parler à la belle Eudoxe : Madame, luy dis-je, voicy, ce me semble, un bon sujet pour me rendre le plus heureux homme qui fut jamais. – Et comment ? respondit-elle. – Vangez-vous, luy dis-je, ma belle princesse, et des mesmes armes dont vous avez esté offencée, vous ferez trois, voire quatre actions dignes de vous. Premierement vous tirerez vengeance de l’offence que l’on vous a faite, puis vous donnerez quelque satisfaction à vostre chere Isidore, vous chastierez celuy qui a failly, et vous me recompenserez et rendrez le plus content qui puisse estre entre les hommes.

La sage Isidore qui n’avoit parlé de long temps, empeschée de ses pleurs, se hasta de respondre avant que l’imperatrice: Madame, dit-elle, se jettant à ses genoux, je vous jure que ceste vengeance seroit la plus juste et la plus grande que je sçaurois jamais recevoir; aussi bien n’est-il pas raisonnable que celuy qui recognoist si mal le bien que le Ciel luy a fait le possede plus longuement sans compagnon ? Il est indigne si vous demeurez plus longuement sienne. Le mespris qu’il a fait de vous, la mescognoissance de l’obligation en laquelle l’a mis l’empereur vostre pere, le deshonneur qu’il a fait à vostre maison, et bref l’outrage qu’a receu ceste miserable Isidore, à qui vous, avez fait autrefois l’honneur de vouloir du bien, et que vous avez nourrie, vous convient d’octroyer à Ursace la demande qu’il vous a faite. Quel mal vous en peut-il advenir ? Vous ayrnez ce chevalier, il est discret, personne ne le sçaura et vous vous vangerez doucement d’une injure qui, d’autre sorte est irreparable.

L’imperatrice en sousriant nous respondit : Je voy bien que les personnes interessées ne sçauroient estre bons juges, vous me conseillez tous deux de me vanger, en m’offençant d’avantage. Si l’empereur a failly, j’advoue bien que j’en reçois quelque injure, mais d’autant que je ne dispose pas de ses actions, je n’en suis pas coulpable. Or vous voulez que je la devienne, en commettant la mesme faute. – Ma princesse, interrompis-je, il y a bien de la difference, car soyez tres-certaine que vous ne m’oyrez jamais plaindre de la force que vous m’avez faite. – Je crois cela de vostre bonne volonté, respondit-elle, en baissant la teste, et tournant les yeux de mon costé, et toutesfois si yous vouliez veritablement estre mon chevalier, vous le devriez faire, puis que ce nom vous oblige plus à conserver mon honneur que ma vie. – Pour ce coup, respondis-je, madame, je le laisseray pour prendre celuy de vostre vangeur, et toutesfois je ne voy pas qu’il y allast de vostre honneur, puis que personne ne le sçauroit, comme Isidore vous a representé. – Et si personne, dit-elle, ne le sçavoit, quelle vengeance serait la mienne puis que celle qui n’est point sceue, ny ressentie, est comme si elle n’estoit pas ? Voyez-vous, mon chevalier, je vous aime, mais comme je le doy et je voudrois bien me venger, mais sans m’offencer, et puis que cela ne peut estre de ceste sorte, n’en parlons plus, et tournons nostre pensée ailleurs. Les sages discours de ceste grande princesse nous osterent la parole, et nous firent dire d’une commune voix : Qu’elle meritoit de trouver un autre mary que Valentinian, ou Valentinian une autre femme qu’Eudoxe.

Et toutesfois le refus de ceste vengeance, qui peut-etre eust contenté l’esprit de ceste dame offencée fut cause qu’Isidore, ne laissant jamais son mary en repos, le sollicitoit continuellement à la venger de l’injure qu’ils avoient receue. Luy qui ne l’avoit point oubliée, mais qui ne dissimuloit que pour executer son dessein bien à propos, pensoit jour et nuict à ce qu’il avoit affaire. En fin ne voulant point une moindre vangeance que la vie de celuy qui l’avoit offencé, il jugea que s’il entreprenoit quelque chose contre l’empereur, les forces qui estoient entre les mains d’Ætius, et l’authorité et prudence de ce capitaine pourroient le mettre en danger de sa perte, et de celle de ses ennemis. II creut donc estre a propos d’oster du monde Ætius, afin que Valentinian, estant affoibly de ce costé-là, fut apres plus aise à ruiner. Mais quand il eut pris ceste resolution, la difficulté fut de l’exécuter, parce que la grande puissance de ce vaillant capitaine estoit telle que par force mal-aisément l’eust-on peu offencer, et sa prudence si grande, que la finesse et la ruse estoient bien foibles pour la decevoir. Il pensa donc qu’il n’y avoit point un meilleur instrument que le mesme Valentinian, duquel il cognoissoit l’humeur soupçonneuse, qui se conduisoit par des ames viles et basses, et craignoient les moindres apparences du danger. Il s’adresse à Heracle, qui avoit tousjours porté depuis, comme par une secrette punition de Dieu, les marques des ongles d’Isidore, et luy represente la soupçonneuse grandeur d’Ætius, l’honneur que toute l’Italie luy avoit fait à son retour, les louanges que chacun luy donnoit, l’amour que le peuple luy portoit, l’affection des soldats, les richesses qu’il avoit acquises en Gaule, les liberalitez ou plustost prodigalitez envers tous, le credit qu’il avoit parmy les estrangers, les intelligemes avec les ennemis de l’empire. Et bref, pour confirmer du tout ce soupçon, luy remonstre qu’ayant peu deffaire et ruiner entierernent Attila, il l’avoit fait sauver et luy avoit donné passage, avec promesse, comme il y avoit apparence, d’estre assisté de luy en son pernicieux dessein ; que depuis il s’estoit rendu amy non seulement des Visigoths et Bourguignons, qui estoient desjà en Gaule, mais de plus des Francs qu’il y avoit retenus, et des Vandales mesmes, par le moyen desquels il avoit ruiné les affaires de l’empire en Affrique, et en Espagne, et par l’entremise des Anglois, ravy la Bretagne, et par celle des Bretons, presque toute l’Armorique ; qu’il ne restoit plus que l’Italie qu’il auroit desja fait usurper à quelques nations barbares, s’il ne l’avoit reservée à son ambition. Que les apparences en estoient si grandes que, si l’on ne se hastoit de le prevenir, il y avoit beaucoup de danger que l’on n’en ressentist bien tost les malheureux effects. Que quant à luy, il concluoit que, pour le salut de tous, il estoit expedient de ne le bannir pas seulement de l’empire, mais de tout le monde, d’autant qu’un esprit ambitieux comme celuy-là ne pouvoit estre gaigné ny par douceur ny par force.

Heracle qui de son naturel estoit effeminé, et sans courage, et par consequent soupçonneux et cruel, se laissa aysément persuader qu’Ætius desseignoit quelque nouvelleté, et que pour luy trancher tous ses desseins, il falloit le prevenir. En ceste opinion, apres avoir remercié Maxime du soing qu’il avoit de l’empereur et du bien public, il s’en alla trouver Valentinian auquel il representa le peril si proche et si grand, que le jour mesme il fit tuer Ætius par ses eunuques. Action qui le rendit si mal voulu de chacun, que dés lors presque il cessa d’estre empereur, n’estant obey que comme tyran, et certes il cogneut bien peu de temps apres que Proxime chevalier Romain luy avoit respondu fort veritablement, lors qu’il luy demanda s’il n’avoit pas bien fait de tuer Ætius : De cela, dit-il, je vous en laisse le jugement, mais je sçay bien que de la main gauche vous vous estes coupé la droite. Car Attila sollicité par l’amour d’Honorique qui luy avoit envoyé son pourtrait, et qui pour estre mal traittée de son frere, desiroit infiniment de sortir de ses mains, et d’espouser ce grand roy barbare, et de plus porté de son extresme ambition, voyant Ætius son grand ennemy, n’estre plus, remettant son armée sur pieds s’en vint attaquer l’Italie, et si furieusement que les premieres troupes des nostres qui s’opposerent à luy, ayant esté deffaites, il ne trouva plus que les villes qui luy fissent teste ; et entre les autres Aquilée qu’en fin, apres un siege de trois ans, il prit et demolit jusques au fondement.

Ceux de Padoue en ce temps-là, et quelques peuples nommez Vennetes, venus dés long temps de la Gaule Armorique, (lors, comme je croy, que sous Belovesus un peuple presque infiny de Gaulois passa en Italie) fuyant la furie d’Attila, se retirerent en quelques petites isles de la mer Adriatique avec leurs femmes, enfans, meubles, et tout ce qu’ils avoient de precieux, où desseichant les palus et marets qui y estoient, ils commencerent de se loger, et premierement en un lieu qu’ils nomrnerent Rialte, voulant dire, comme je pense, rive haute, par ce que ce lieu là estoit plus relevé que les autres, et depuis ayant trouvé le lieu commode, s’y sont du tout arrestez, et du nom qu’ils portoient l’ont appellé Venise, et les habitants Venitiens.

Incontinent qu’Aquilée fut destruite, tous ceux qui se peurent sauver recoururent aux mesmes isles et palus, qui estoient à l’entour de Rialte, et edifierent Grade ; ceux de Concorde, Caorly; ceux d’Altine, Vorcelly. Bref ceux de Vincenne, de Veronne, de Bresse, de Mantoue, de Bergame, de Milan, et de Pavie, voyant comme ces premiers demeuroient asseurez en ces lieux, se resolurent de s’y retirer, et bastissant le mieux qu’ils peurent et le plus pres les uns des autres, se lierent d’une si estroitte amitié, que depuis ils n’ont tous faict qu’un peuple, qui, pour estre composé de diverses nations n’ont peu s’accorder à l’election d’un roy, mais pour oster toute jalousie, se sont eux-mesmes donné des loix communes, et commencent de vivre en republique, s’estant soustraits et separez de l’empire.

Or ce qui m’a fait vous dire plus au long ce commencement,c’est parce que tous les astrologues qui ont jetté la figure de la naissance de ceste assemblée de gens refugiez, ont dit que jamais republique ne fut fondée en un point plus heureux que celle-cy. Non pour une grande et fort estendue domination, mais pour sa longue durée, qui ne sembloit point avoir de fin, sinon lors que toutes les choses qui sont sous la lune, doivent estre changées. Et pour la douceur de la vie, pour les justes loix, et pour les grands personnages qui en sortiroient, fust en paix, fust en guerre. Qu’elle remettroit l’empire de Constantinople, et luy donneroit des empereurs, que ses armes se verroient victorieuses par tout l’Orient, et que l’Italie, et tous les princes d’Occident estant pres d’estre surmontez par quelque grand et dangereux Barbare, seroient rendus victorieux prés de Naupacte, et remis en leurs premieres seuretez.

Bref, ils promettent tant d’heur, et de felicitez à ces petites isles, qu’il semble que ce doive estre un jour le recours de tous les affligez, et de tous ceux qui ne trouvent point d’asseurance ailleurs ; et qu’à ceste occasion Dieu ne leur a point voulu donner d’autres murailles que la mer, pour faire entendre qu’elle est ouverte à tous les hommes. Dieu qui dans sa profonde Providence dispose toute chose à une bonne fin, sçait luy seul si ces predictions sont veritables, et pourquoy il veut les favoriser de tant de bon heur ; tant y a qu’il se voit beaucoup d’apparence de leur future grandeur, puis qu’à peine tout ce peuple s’y est-il retiré, que desja ces isles ne paroissent plus isles, mais une grande ville r’atachée par une infinité de ponts, et dont les rues n’ont autre pavé que la mer, y estant accouru de toutes parts tant d’artisans, et tant de grands personnages, que veritablement dés son origine elle se peut dire admirable.

Mais pour revenir à notre discours, apres qu’Attila eut pris Aquilée, et ruiné le pais d’alentour, il s’achemina droit à Rome, et ne faut point douter qu’il ne l’eust prise et saccagée, si Valentinian perdu de courage, ne se fust rendu son tributaire, et ne luy eust accordé sa sœur Honorique pour femme. Mais ceste honteuse paix estant faicte, il se retira en Pannonie, où le soir de ses nopces, outré de viande et de vin, s’estant mis au lict, il fut trouvé mort le lendemain.Les uns disent que ce fut d’une perte de sang par le nez qui le suffoqua, d’autres qu’il fut tué par une de ses femmes ; tant y a que veritablement il mourut la nuict qu’il se maria, delivrant par ce moyen l’empire et de frayeur et de tribut. Valentinian recognut bien en ceste necessité quelle faute il avoit faite d’avoir tué Ætius, ne trouvant capitaine pour opposer à ce barbare, et n’y ayant personne qui se souciast de luy faire service, puisqu’il recompensoit si mal ceux qui luy en avoient rendu le plus.

Quant à moy,j’euss eu honte de me trouver en Italie, qui estoit le lieu de ma naissance, et la voir en telle desolation, sans essayer de me perdre avec elle, n’eust esté que par commandement de Valentinian, et par celuy d’Eudoxe aussi, dés qu’Aquilée fut assiegée, je fus envoié vers l’empereur Martian, demander secours. Mais je le trouvay fort refroidy envers Valentinian, tant à cause de la mort d’Ætius qu’il ne pouvoit approuver, que parce qu’Attila luy avoit mandé qu’il ne venoit en Italie, que pour obtenir Honorique, de laquelle il estoit devenu amoureux ; et sçachant que Valentinian s’opiniastroit à la luy refuser, il ne fit pas grand compte de le secourir en ceste necessité où il luy sembloit qu’il s’estoit reduit par sa mauvaise conduitte, et sans raison.

Cependant que je faisois ceste poursuitte, je tombay de sorte malade, que chacun me tint pour mort, et mesme il y en eut qui dirent à Eudoxe qu’ils m’avoient veu enterrer. Jugez quel sursaut fut le sien, et quel regret elle eust de ma perte, car je puis dire avec verité, que jamais personne ne fut plus aymée que moy. Elle n’avoit autre soulagement que celuy d’Isidore, à qui elle racontoit tous ses desplaisirs. Et lors qu’elle en estoit plus en peine, elle receut des nouvelles d’un des miens, qui par mon commandement avoit escrit à la sage Isidore, parce que je n’avois eu la force de tenir la plume, ny de voir les lettres. Mon mal fut dangereux, car c’estoit le pourpre, mais beaucoup plus long encores, parce qu’il m’avoit mis si bas que je ne pouvois me r’avoir, et demeura y plus de huict mois de ceste sorte. En fin ayant esté arsesté à Constantinople dix-huict ou vingt mois inutilement, je me resolus de me faire porter dans les vaisseaux qui m’attendoient au port, et m’en vins à Ravenne où Valentinian s’estoit retiré pour sa seureté avec Eudoxe, et ce qu’il avoit eu de plus cher, ayant abandonné Rome à toute sorte de violence, si la paix ne fust survenue, comme je vous, ay dit.

Estant donc l’Italie r’asseurée de sa peur, et plus encores lors que la mort d’Attila fut sceue, Petronius Maxime, mary de la sage Isidore, se resolut de faire sa vengeance, luy semblant que toutes choses secondoient son dessein. Il l’avoit tardé, tant qu’Attila avoit esté en Italie, pour la crainte de ce barbare, et qu’il avoit opinion que le peuple mesme ne pouvant supporter ce prince fay-neant feroit quelque sedition publique, voyant maintenant que ces occasions de crainte estoient passées, et que le peuple avoit supporté avec patience la nonchalance de I’empereur, il se resolut à l’entiere vengeance, et à ne la plus dilayer. Il avoit une grande auctorité dans l’empire par ce qu’il estoir patrice, et ayant le dessein de se venger, et peut-estre de se faire empereur, avoit de longue-main acquis l’amitié du peuple et des soldats : de ceux-cy par sa liberalité, car il estoit fort riche, et de ceux-là se rendant populaire, et joignant tousjours sa voix aux requestes qui estoient faites pour la descharge et franchise du peuple, sans esgard du bien du prince ny de l’estat. Et pour rendre hay Valentinian de chacun, il le conseilloit secrettement de ne point recompenser les soldats, ny par honneur, ny par bienfaits, et de surcharger de sorte le peuple qu’il n’eust que le moyen de vivre, et non pas d’entreprendre quelque nouvelleté. Et pour mieux parvenir à son dessein il s’estudia d’agrandir tant qu’il luy seroit possibie les amis du grand Ætius, avec lesquels il se rendit si familier qu’ils estoient presque d’ordinaire avec luy.

L’empereur n’entrait point en doute de toutes ces choses, car il sçavoit que Maxime avoit esté d’advis qu’on se deffist de Ætius, outre qu’il y avoit desja si long temps que ce meurtre avoit esté fait, qu’il ne pensoit plus que quelqu’un en eust encore le souvenir. Et quant à ce qui estoit de la violence faicte à la sage Isidore, il croyoit qu’elle n’en avoit rien dit à son mary, puis que depuis tant d’années, il n’en avoit point faict de semblant. Bref, il vivoit si asseuré qu’il avoit mesme approché de sa personne les plus grands amis d’Ætius. Ce qu’ayant de long temps consideré, le vindicatif Maxime, et ne cherchant que les moiens de contenter la sage Isidore, qui sans cesse luy estoit aux oreilles, un jour tirant à part Thrasile, l’un des plus grands amys du grand Ætius, et qui pour lors avoit charge de la garde de l’empereur, il sceut de telle sorte luy remettre devant les yeux la mer; de son amy, la nonchalance et le peu de courage de Valentinian, qui n’avoit jamais fait la guerre que de son cabinet, et la facilité qu’il y avoit de s’en venger, qu’il le porta aisément à tout ce qu’il voulut. Et non content de la vengeance, et passant plus outre, resolurent d’usurper l’empire et que Maxime y estant parvenu, en feroit si bonne part à Thrasile, qu’il auroit suject de se contenter.

Ceste resolution estant prise, ils ne tarderent guieres de l’executer, car Thrasile en trouva la commodité telle qu’il voulut, estant d’ordinaire pres de la personne de l’emperur. Un jour que, Valentinian estoit à table, et qu’il mangeoit retiré, Thrasile et Maxime le tuerent miserablement, et l’eunuque Heracle aupres de luy, non point tant pour s’estre voulu mettre en deffence, que pour le conseil qu’il avoit donné à l’empereur quand la sage Isidore fut forcée. Ainsi mourut Valentinian apres avoir regné trente ans.

Si j’eusse esté pres de sa personne en ceste occasion, il n’y a point de doute que j’y fusse mort, ou que je l’eusse deffendu ; car encor que ce fut une meschante action que celle qu’il commit contre la sage Isidore, si est-ce que ce n’est point au subject de mettre la main sur son seigneur, et qu’il doit bien essaier par toutes voies, et par bon conseil de le retirer de son vice, mais non pas de l’en chastier et moins encore d’oster la vie à celuy pour lequel il est obligé de mettre la sienne. J’estois pour lors au sacrifice, avec la belle Eudoxe, où le tumulte fut si grand, qu’elle fut contrainte pour se sauver de la furie du tyran de retirer hors de Rome. Mais il falut bien tost y retourner. Car Maxime ayant commis cet homicide, se souvint bien qu’il ne faut jamais faire une meschanceté à moitié, et pour ce, se trouvant les forces entre les mains par le moyen de Thrasile, et de quelques autres dont il s’estoit acquis l’amitié, et de plus tres-asseuré du consentement du peuple, il se fit incontinentes lire et proclamer empereur ; ce qui fut faict sans que personne s’y opposast pour le trouble en quoy toute la ville estoit.

Isidore fut incontinent advertie, et par son mary et par le bruit commun, de la mort de Valentinian. Mais elle luy portoit tant de haine, qu’elle ne le peust croire mort avant que l’avoir veu. Elle sort donc de son logis, s’en va droit au pallais, et voyant le corps sans teste, se lave les mains de son sang, et receut un si grand contentement de sa mort, que la joye luy dissipant entierement les forces et les esprits, elle tomba morte de l’autre costé. Quant à moy j’estois, comme je vous ay dit, avec la belle Eudoxe, et ne voulus la delaisser en une fortune si estrange. Je l’accompagnay par tout où elle voulut, trop heureux de luy pouvoir faire service, et de luy tesmoigner et mon affection, et ma fidelité.

Vous pourrois-je dire, amy Silvandre, combien de fois de peur je la tins esvanouie entre mes bras ? combien de fois par mes ardans baisers je r’appellay son ame à moitié sortie de ce beau corps ? Et combien de fois je luy noiay le visage et le sein de mes larmes ? La haste que nous avions elle de partir estoit cause que nous estions presque seuls, et que la nuict, nous perdant par les chemins, nous fusmes contraints de nous arrester dans un bois où cherchant l’endroit le plus caché, je fis tout ce que je peus pour amoindrir l’incommodité du lieu sauvage. Elle n’avoit avec elle que ses deux filles, Olimbre et deux jeunes hommes qui avoient accoustumé de nous suivre ordinairement, et qui furent assez empeschez à garder nos chevaux, de sorte qu’il n’y eut toute la nuict aupres d’elle que ces deux jeunes prince ses, Olimbre et moy. Je me couchay en terre et elle mit la teste sur mon estomac, ses filles estoient à ses pieds, qui luy tenoient les jambes, et I’accomodames de ceste sorte le mieux que nous pusmes. Nous faisions dessein de nous eschapper d’Italie, et d’aller en Constantinople trouver Martian, parce qu’encores que nous ne sceussions que Maxime eust tué l’empereur, ayant fait faire ce meurtre par Thrasile, si est-ce que nous avions sceu qu’il avait pris le titre d’Auguste, et craignions qu’estant empereur, il ne voulust se venger sur elle de l’injure receue en la personne d’Isidore.

Quoy que ceste nuict fut penible et pleine d’alarmes pour la belle Eudoxe, si advouay-je n’avoir jamais passé une plus douce nuict, car j’eus continuellement la main dans son sein, et la bouche jointe à la sienne. Amour sçait quels furent mes transports, et combien de fois je faillis de perdre tout respect. Elle le recogneut, lors que sentant ses deux filles endormies, je voulus couler une main par la fente de sa robbe, car me prenant doucement la main, elle joignit sa bouche contre mon oreille, et me dit le plus bas qu’elle peut telles parolles : Et quoy, mon chevalier, ne vous semble-t’il point que Dieu soit assez courroucé contre moy, sans que vous attiriez sur ma teste par des nouvelles offences de nouveaux chastimens ? A ce mot elle se teust, et remit sa teste où elle la souloit avoir, me donnant un baiser qui me rendit bien tesmoignage qu’elle m’aymoit, et moy apres ceste faveur, joignant de mesme ma bouche contre son oreille, je luy dis : Mais, ma belle princesse, quelle offence semit-ce, puis que vous n’estes plus à personne qu’à vous-mesme ? Voulez-vous, peut-estre, que j’attende que vous soyez encores à quelqu’un qui vous possedera devant mes yeux ? Est-il possible que vous vous reserviez de ceste sorte pour ceux qui ne vous aymerent jamais ?

Elle alors, haussant la bouche contre mon orese : Mon chevalier, me dit-elle, n’offençons point Dieu, ny mon honneur, et pour vous asseurer de la doute où vous estes, recevez le serment que je vous fais. Je vous jure, Ursace, par le grand Dieu que j’adore, que je n’espouseray jamais homme que vous, et si ce que j’ay esté me permettoit de pouvoir disposer librement de moy, je vous prendrois dés à ceste heure pour mon mary. Mais je veux croire que vostre amitié est telle que vous ne voudriez pas qu’ayant esté imperatrice, je vesquisse d’autre sorte, et tinsse un moindre rang ; peut-estre que la fortune disposera de sorte de vous, que je pourray vous contenter avec honneur, et lors plaignez-vous de moy si j’y faux. Cependant vivez avec satisfaction que je n’espuseray jamais personne si ce n’est vous, et pour asseurance de ce que je vous jure, recevez ce baiser. Et lors joignant sa bouche à la mienne, elle demeura long temps collée dessus.

Si ceste assemance me fut agreable, et si je receus ce serment de bon ceus, jugez-le, gentil estranger, puis que je n’avois jamais rien desiré avec tant de passion. Je luy respondis donc de ceste sorte : Ma belle princesse, je repis ceste promesse avec tant de remerciemens, et d’une si bonne volonté qu’en eschange je me donne entierement à vous, et vous proteste que jamais je ne contreviendray à ceste donation. Mais permettez-moy aussi de juges par ce grand Dieu, devarit lequel vous m’avez fait ceste promesse, que si jamais il advient que par vostre volonté ou autrement, quelqu’un vous pssede en qualité de vostre mary, je le feray mourir avec la mesme main que maintenant vous tenez entre les vostres, sans que vous en puissiez estre offencée contre moy ny que vous diminuiez l’amitié que vous m’avez promise. Elle alors, s’abouchant à mon oreille : Je ne le vous permets pas sedement, me dit-elle, mais je vous croyray pour traistre, et deffailly de cœur, si vous ne le falctes. Et à ce mot elle se mit comme elle estoit, et passasmes la nuict comme nous l’avions commencée.

Mais helas ! je ne jouis pas long temps du contentement d’estre seul aupres d’elle, ny mon amy non plus, d’estre aupres de Placidie, car le lendemain ce tyran de Maxime voyant qu’Eudoxe et ses deux filles s’estoient çanvées, envoya de tous costez pour nous attraper et depescha tant de gens, qu’en fin nous fusmes rencontrez et ramenez vers luy, quelque deffence qu’Olimbre et moy puissions faire, qui apres avoir esté blessez en divers lien, mais moy beaucoup plus qu’Olimbre, fusmes en fin emportez vers ce tyran, qui, ne se contentant pas d’avoir tué Valentinian et usurpé l’empire, voulut encores pour une entiere vengeance, on plustost pour raffermir son usurpation, et luy donner quelque couleur, espouser la belle Eudoxe. O Deux ? que ne fit-elle poinct pour s’en empescher ? mais ô Dieux ! que ne ressentis-je point ? J’estois de sorte blessé que je ne pouvois sortir du lict, et entre les coups que j’avois, j’estois tres-mal d’une jambe et du bras droit, si bien que je ne me pouvois aider ny de l’un ny de l’autre.

En fin le tyran voiant que Eudoxe n’y vouloit point consentir de sa volonté, usa d’une si grande violence que dix ou douze jours apres la mort de Valentinian, il contraignit Eudoxe d’estre sa femme. Je sceus ces nouvelles par Qlimbre, qui estoit des-jà presque guery, et qui ne bougeoit le plus souvent du chevet de mon lict. Et lors que nous ne scavions que juger de ceste action, et que nous estions presque en doute qu’il n’y eust du consentement de cette princesse, je receus une de ses lettres qui fut telle.

Lettre d’Eudoxe à Ursace[modifier]

Si Eudoxe n’est miserable, il n’y en eut jamais au monde. Je suis entre les mains d’un tyran, qui me force à des injustes nopces. J’appelle Dieu qui a ouy les serments que je vous ay faits, pour tesmoing que je n’ay consenty ny ne consentiray jamais à sa volonté, et que je vous somme de la promesse que vous me fistes en mesme temps, si vous ne voulez que je me plaigne autant de vous, que vous et moy avons d’occasion de nous douloir de la fortune, qui m’a laissé assez de vie pour me voir entre les mains de celuy qui me ravit tant injustement des vostres, et que particulierement j’en auray de vous accuser de faute d’affection, si vous ne me tenez mieux parole pue je ne la vous tiens, puis que le desastre le veut ainsi.

Que n’eussé-je point entrepris, si la force eust esgalé ma volonté, ou seulement si mes blesseures me l’eussent permis ! Mais, helas ! j’estois en estat que malaisément eussd-je peu faire mal à autruy, puis qu’il me fut impossible de m’en faire à moy-mesme, lors que, pour ne voir Eudoxe possedée par ce tyran, je voulus me mettre le fer dans l’estomach. Et peut-estre en fin j’y fusse parvenu sans mon cher Olimbre, qui plus soigneux de moy, que je ne vous scaurois dire, s’en prenant garde, m’ostoit toute sorte de moyen de me pouvoir offencer. Et puis me representoit tant de raisons pour me divertir de mon dessein, qu’en fin il me retint en vie, jusques à ce que huict ou dix jours apres ces injustes nopces, je vis entrer dans ma chambre la sage et belle Eudoxe. Elle avoit obtenu ceste permission de Maxime, luy disant qu’il estoit bien raisonnable qu’elle me veid en mon mal, puis que pour la deffendre j’avois esté blessé de ceste sorte. Luy qui la vouloit gagner par la douceur, s’il luy estoit possible, n’avait point de soupçon de moy, tant nous avions vescu discrettement par le passé, et tant Isidore avoit esté discrette et fidele à sa maistresse.

Elle vient donc me voir, et feignant qu’il ne falloit pas que beaucoup de personnes entrassent dans ma chambre, elle laissa toute sa suitte dans une anti-chambre, et ne mena avec elle que Placidie la petite princesse, sçachant bien qu’olimbre l’entretiendroit et l’empescheroit de prendre garde à ce que nous dirions. Elle s’approche donc de mon lict, et s’assit au chevet, et chacun s’estant retiré, elle voulut parler, mais elle demeura longtemps sans le pouvoir faire. En fin voyant que les larmes me sortoient des yeux, et que je ne pouvois proferer une parole, tournant sa chaire contre le jour, parce qu’elle n’avoit voulu passer dans la ruelle, elle se couvrit, et par son ombre me cacha presque entierement, de peur que ceux qui me servoient ne peussent remarquer nostre desplaisir. Naus demeurasmes encor temps de ceste sorte sans dire mot.

Mais ayant repris un peu de resolution, je luy dis en fin ces paroles : A ce que je vois, madame, il n’y a personne qui ait perdu en ceste fortune que Valentinian et Ursace : luy, se voyant ravir la vie, son empire et sa femme; et moy, les bonnes graces d’Eudoxe. Mais combien est plus douce la perte qu’il a faite, puis que mourant il a perdu tout le ressentiment de son mai, au lieu que la vie m’est seulement demeude pour ressentir mieux le mien, et pour me pouvoir dire le plus mal-heureux de tous les hommes qui vivent ! Elle me respondit, premierement avec des larmes qu’elle ne peut retenir, et puis avec telles paroles : Vous aussi, mon chevalier, vous vous aidez à me donner de la douleur, et au lieu de soulager et de plaindre mon mal, vous l’augmentez par vos reproches. Et bien ! puis que vous en avez le courage, j’advoue que je merite d’estre traictée de ceste sorte, et que le Ciel ny vous, ne sçauriez augmenter mes ennuis, car tout ce qui me reste à souffrir, qui n’est plus que la perte de ma vie, ne me peut estre que soulagement, puis que je cognois qu’Ursace ne m’ayme plus. – O Dieu ! m’escriay-je tant haut que je pus, transporté de l’offence que ces paroles me faisoient, et fus bien marry de m’estre escrié si haut, car deux ou trois personnes accoururent pour sçavoir ce que je voulois, ausquels je respondis que c’estoit un eslancement que j’avois senty en la blesseure de mon bras, et que cela estoit passé. Ils me respondirent qu’il ne faloit point remuer, de peur d’efforcer le nerf, qui estoit un peu offencé.

Et lors s’estant retirez, je repris ainsi la parolle : Comment, madame, Ursace ne vous ayme plus ? vous le pouvez dire sans rougir ? Et vous ne craignez point que le Ciel vous punisse de l’outrage que vous me faites ? Ursace ne vous ayme plus, madame ? Et depuis quand avez-vous recogneu ce changement en luy ? Est-ce devant que Valentinian soit mort ? Vous m’avez escrit le contraire, et vos lettres en feront foy en terre, et l’ame de la sage Isidore aux Cieux. Est-ce depuis sa mort ? Les promesses que vous m’avez faites (dont vous avez eu si peu de memoire) et celles que vous avez receues de moy (desquelles je me souviendray bien mieux que vous) vous reprocheront que cela n’est pas. Mais ce sera peut-estre depuis l’outrage, que vous m’avez fait, en vous donnant à ce cruel tyran ? S’il est ainsi, ç’a donc esté pour avoir veu que j’aye peu vivre apres avoir receu de vous une si grande offence. Mais de cela vous en devez accuser Olimbre qui m’en a osté les moiens, et qui m’a faict entendre que vous le vouliez et me le commandiez ainsi. Que si la vie qui m’est demeurée, vous a donné ceste creance, je la vous feray perdre aussi tost que je seray en estat de recouvrer un fer pour me le planter a, cœur. Car aussi bien le veux-je punir, cet inconsideré qu’il est, de vous avoir aymée, et d’avoir esperé que vous l’ameriez aussi constamment que luy. Et si vous me voulez rendre quelque preuve, non pas d’amitié (car je n’en espere plus de la femme de Maxime), mais de compassion seulement, (et quelle compassion dois-je attendre de la femme d’un tyran ?) quelque recognoissance donc de n’estre pas entierement ingratte, donnez-moy vous-mesme fer, que je ne puis si promptement recouvrer, afin que je vous fasse voir que c’est la force, et non la volonté qui me retient en vie apres un si grand outrage.

Elle alors vaincue de ces paroles, et ne pouvant supporter que je les continuasse, s’approchant davantage de moy, me respondit de ceste sorte : Quand vous avez dit qu’il n’y avoit que Valentinian et vous, qui eussiez perdu en ceste miserable fortune, j’ay creu que ne me mettant point du nombre, vous ne m’aimiez plus, puis que je suis celle qui y ay faict la plus grande perte, n’ayant pas seulement esté privée de la personne et de la vie de mon mary, mais de moy-mesme, qui me vois en la possession de celuy, que je hay plus que toutes les choses du monde, qui se doivent le plus hayr. Oyant maintenant le contraire par vos paroles, et sçachant bien que vous avez tousjours esté tres-veritable, je change d’opinion, et ne me dis plus si miserable, puis que je sçay que vous m’aymez encores. Je vous en dirois davantage si je ne craignais que l’on prist garde à mes discours, et seulement je vous veux conjurer par l’amitié que vous me portez, de croire que comme vous estes demeuré par force en vie, que de mesme c’est en despit de moy que je vis aupres de Maxime que je ne tiens non plus que vous faictes pour empereur, mais pour le plus cruel tyran qui fut jamais en Rome. Et si le desir de vengeance et celuy de vous pouvoir rendre un jour content de moy, ne me retenoit en vie, soyez certain que dés l’heure que pour ma deffence je vous vis si cruellement blesser devant mes, yeux, et plus encores depuis la force qui n’a esté faicte, je serois sans doute dans le tombeau. Mais le Ciel qui est juste, me promet que je verray la vengeance du sang de Valentinian, et de l’outrage qui a esté fait à Ursace, et à ceste miserable Eudoxe. Cependant, contraignez-vous, mon chevalier, et vous guerissez, car il n’y a que ce seul moyen pour parvenir à ce que nous pretendons.

Vous sçaurois-je dire quel soulagement fut celuy que je receus par ceste declaration ? II fut tel que me resolvant de guerir pour faire promptement ceste vengeance, il me sembloit que je n’avois plus de mal. Pour ce coup, elle ne m’en voulut dire davantage, estant contrainte de s’en aller pour ne faire soupçonner nostre dessein. Mais deux ou trois jours apres qu’elle me vint revoir, elle me fit entendre que Maxime avoit tué Valentinian, et que ç’avoit esté pour l’espouser à ce qu’il luy en avoit dit luy-mesme : dont elle estoit si offencée qu’elle estoit resolue de le faire mourir par quelque voye qu’elle pust rencontrer. – Il faut, luy dis-je, ma princesse, que vous ne fassiez rien imprudemment, parce que Si vous faillez vostre entreprise une fois, il ne faut plus que vous esperiez de I’executer, outre le danger en quoy vous vous mettriez, et puis vous me feriez un trop grand outrage, si autre que moy nettoit la main dans le sang de celuy qui est parricide de mon seigneur, et qui par violence vous a ravie. Mais voicy ce que je juge à propos : Valentinian, quelque temps avant qu’Attila tourna ses armes contre l’Italie, avoit fait la paix avec Genseric roy des Vandales, et luy laissa l’Affrique, à condition qu’il fust son amy et confederé. Ce Barbare a tousjours depuis fait paroistre qu’il aimoit l’empereur, et ne s’est voulu allier avec ses ennemis. Faites luy sçavoir la meschanceté de Maxime, le meurtre de Valentinian, l’usurpation de l’empire, la force qu’il vous a faicte, et le sommez de I’amitié qu’il a promise à l’empereur, par laquelle l’Affrique est sienne. Et ne doutez point qu’il ne vous secoure, car encores qu’il soit barbare, si est-il genereux, et telles nations font plus d’estat de conserver l’amitié aux morts, que non pas à leurs amis vivants, leur semblant qu’il n’y a rien qui les y porte ny convie que la libre volonté qu’ils ont de maintenir leur promesse. Et toutesfois, afin que vous ne soyez pas deceue en luy, tous ces Barbares sont avares de leur naturel, offrez luy l’empire ; et afin qu’il l’entreprenne de meilleure volonté et avec plus d’asseurance, faites-luy entendre le moyen que vous avez de luy donner I’Italie, et combien vous y avez de serviteurs, qui vous sont restez encores apres le parricide commis en la personne de l’empereur. Et quoy qu’il soit bien fascheux de voir un barbare estre seigneur de l’Italie, si est-ce qu’il vaut mieux que cela soit, que demeurer sans vengeance, et mesme que Genseric estoit amy de Valentinian, et l’est de Martian.

Eudoxe ayant quelque temps consideré ce que je luy disois, me respondit que toute la doute qu’elle faisoit en cest affaire, c’estoit de traitter avec le Vandale si secrettement, et promptement qu’elle le peut voir plustost en Italie que l’on ne sceut qu’il y vint. Et qu’elle ne sçauroit, veu l’estat où j’estois, qui pourroit estre capable de faire ce voyage ; que de retarder elle aimoit autant mourir pour l’insupportable regret qu’elle avait de coucher aupres de ce tyran, que pour quelque temps elle s’en exempteroit, feignant d’estre malade, mais qu’à la longue cela ne pouvoit estre.

Je luy conseilIay de continuer ceste feinte, et que pour tromper les yeux de ceux qui regarderoient son visage, elle usast de la fumée de souffre tous les matins, la recevant et au visage et aux mains, mais qu’au commencement ce fust fort peu, afin qu’on ne s’estonnast de la voir si tost changée, que ceste fumée luy rendroit le teint si different de ce qu’elle l’avoit, qu’il n’y aurait personne qui ne creust sa maladie tres-grande. Que pour aller en Affrique, mon mal-heur m’en empeschoit pour lors, outre que j’avois faict vœu de ne sortir jamais d’Italie, que je n’eusse faict mourir le tyran, mais qu’elle se pouvoit fier de mon cher Olimbre, et que je l’asseurois qu’il ne failliroit jamais à chose qu’elle luy commandast, et que je luy respondois de son affection, de sa fidelité, et de sa capacité. Elle qui n’avoit desir semblable que de se vanger, et sortir des mains de ce tyran, s’en remit entierement à moy, et me pria de faire ceste depesche.

Je le fis, Silvandre, et Olimbre s’y monstra si sage et si diligent, qu’estant arrivé à Carthage, en moins de quinze jours, il disposa de sorte Genseric, fust à la vengeance, fust à l’usurpation et au pillage de Rome, que deux mois apres le roy Vandale print terre en Italie, avec trois cens mille combatans qu’il avoit ramassé des Affriquains, des Mores, ou Vandales, dont toute la ville fut de sorte effrayée et toute la province, que chacun fuyoit dans les montagnes, et dans les bois et rochers. Et parce que nous le solicitions de venir droit à Rome pour prendre le tyran, il se hasta tant qu’il peut, sans s’amuser à point de villes le long de son chemin, dequoy Maxime prit une telle frayeur que, sans faire aucune resistance, il permit à chacun de se retirer dans les montagnes et lieux plus cachez, et luy-mesme voulut fuyr comme les autres.

J’estois guery en ce temps là et ne me ressentois plus de mes blesseures, et n’eust esté que la belle Eudoxe me deffendit de ne point executer mon dessein, que le Vandale ne fust prés de Rome, à fin d’estre plus asseuré, il n’y a point de difficulté que, j’eusse desja mis la main sur le tyran. Et à ce coup voyant qu’au lieu de deffendre l’estat qu’il avoit usurpé, il le laissoit en proye à ces barbares, j’eus peur qu’il ne se sauvast et que Genseric ayant quitté l’Italie, il ne revint encores en sa tyrannie. Cela fut cause que je me mis apres luy, avec quelques uns de mes amis, et l’atteignis sur le bord du Tibre, ainsi qu’il remontoit à cheval apres avoir repeu, pour faire une grande traitte, et se jetter dans les montagnes. Encores que ceux qui venoient avec moy fussent harassez du chemin que nous avions desja fait, et d’un nombre beaucoup plus petit, si fis-je resolution de le charger, et de ne le laisser point passer plus outre. Je le deffie donc sur la meschanceté qu’il a faite en la mort de l’empereur, en l’usurpation de l’Italie, et en la force commise contre la belle Eudoxe, et parce qu’il se sentoit coulpable et de l’un et de l’autre, il refusa de venir aux mains avec moy, et voulut prendre la fuitte, dont les siens mesmes furent tant animez, que se joignant presque tous avec mes amis, ils coururent apres. Et de fortune mon cheval allant plus viste que tous les autres, je l’atteignis le premier, et luy donnay un si grand coup sur la teste, que fust de peur ou autrement, il se laissa choir en terre, où incontinent ceux qui venoient apres moy acheverent de le tuer, tant chacun estoit animé contre sa perfidie, et contre son peu de courage. Ainsi finit ce tyran, tant hay des siens que, quand il fut mort, ils le mirent en pieces, et les jetterent dans la riviere, comme s’ils eussent voulu effacer son offence de ceste sorte, mais toute l’eau du Tybre n’eust sceu laver la moindre de celles qu’il avoit commises, fust contre l’empereur, fust contre la belle Eudoxe, ou contre tout l’Estat.

Or je vous ay raconté jusques icy de miserables accidens pour la belle Eudoxe, ou pour moy. Mais ceux que j’ay maintenant à vous dire sont bien encores plus fascheux. Car, helas ! ce sont ceux qui m’ont reduit en I’estat où vous m’avez veu, lors que le Ciel tant inopinément vous a fait arriver pour me sauver la vie, et quoy que je n’y espere remede quelconque que celuy que vous m’avez empesché, je veux dire la mort, si ne laisseray-je de continuer pour satisfaire à la priere que vous m’en avez faite.

Voilà donc Genseric arrivé dans la ville. Il y entra sans trouver resistance, et sans qu’une seule porte se houvast fermée. Eudoxe le reçoit, l’appeilant du nom d’Auguste, et luy dit que l’empire luy doit sa liberté ; bref, luy rend tous les honneurs et les remercimens qui luy sont possibles. Mais ce courage barbare au lieu de s’amolir par ces faveurs, se rend plus altier et insuportable ; d’amy, il devient ennemy, et se porte, non pas comme un prince appellé pour secourir une princesse affligée, mais comme un conquerant qui a sousmis par armes et apres une longue guerre une province ennemie. Il donne donc la ville en pillage et, sans pardonner non plus aux choses sacrées qu’aux prophanes, il despouille les temples de leurs vazes, de leurs thresors et des raretez dont la devotion du peuple, et des empereurs Romains les avoit enrichis par tant de siecles. Et apres que ceste confusion eut duré quinze jours, il courut une partie de l’Italie et vint jusques à Parthenopé, où toutesfois il ne fit que perdre son temps et gaster le plat pays. Et se voyant outré, s’il faut dire ainsi, de toute sorte de despouille, il s’en retourna en Affrique, ayant chargé ses vaisseaux de tout ce qu’il avoit trouvé de rare dans la ville. Mais, helas ! ne se contentant pas des choses inanimées, il ravit encore les personnes qu’il jugea luy pouvoir estre utiles, et entre les autres, ô Dieux ! il emmena la belle Eudoxe et sesdeux filles, Eudoxe et Placidie. J’estois pour lors pres de ceste princesse desolée quand il luy manda qu’elle se tint preste pour trois jours apres. Elle tomba esvanouye, et peu s’en fallut qu’elle ne perdit la vie, et plust à Dieu qu’elle et moy fussions morts à l’heure ! pour le moins elle n’auroit point esté captive, et je ne serois pas demeuré en Italie, lors que l’on l’emmena en Affrique.

O Dieux ! comment puis-je me ressouvenir de cet accident sans mourir ! Je sors de Rome avec quelques-uns de mes amis, sans dire à personne mon dessein, non pas mesme à mon cher Olimbre, à qui je ne peus parler en partant; parce qu’il estoit aupres de Gensenc, qui l’avoit pris en amitié depuis son voyage d’Affrique ; et par le commandement de Eudoxe il ne bougeoit guere d’aupres de luy, afin de conserver la ville le plus qu’il luy estoit possible, d’autant qu’à sa requeste il faisoit plusieurs graces à diverses personnes. J’envoyay depuis vers luy, afin qu’il asseurast Eudoxe que je la sortirois des mains de ces barbares, ou que je mourrois en la peine. Elle qui avoit un jugement fort sain, cogneut bien que mon entreprise estoit impossible pour le grand nombre de soldats que Genseric avoit amené, qui passoient trois cens mille hommes. Et si elle eust sceu en quel lieu j’estois, c’est sans doute qu’elle m’eust deffendu d’executer ce dessein, mais pour n’estre surpris des Vandales, je ne demeurois jamais une nuit entiere en un lieu.

Je r’amassay environ mille chevaux, et si j’eusse eu plus de loisir, peut-estre eussé-je fait une telle armée que ces barbares ne s’en fussent pas tous allez en Affrique si chargez de nos despouilles, sans pour le moins esprouver combien pesent les coups des soldats Romains. Mais je n’eus que huict jours de loisir, et toutesfois ne pouvant souffrir que l’on emmenast Eudoxe; je resolus de combattre une si grande et espouvantable armée avec me si petite trouppe, faisant mon compte que je mourrois les armes en la main pour un subject si honorable, et que jamais ma vie ne sçauroit estre mieux employée. Il advint toutesfois autrement, car m’estant embuché dans un bois qui est sur, le chemin d’Hostie, je vis passer une partie de l’armée en assez mauvais ordre. Mais d’autant que je ne voulois qu’Eudoxe, j’attendis jusques à ce que je vis venir, quelques chariots dans lesquels j’apperceus des dames, et pensant que ce fussent celles que je demandois, je donnay courage à ceux gui estoient aupres de moy, les asseurant que j’avois une grande intelligence dans l’armée des ennemis par le moyen d’olimbre, duquel ils sçavoient la faveur, et que nous ferions aujourd’huy un acte digne du nom Romain. A ce mot, poussant mon cheval, et eux me suivant d’un grand courage, nous chargeons ces chariots à la garde desquels il y avoit plus de dix mille barbares. Je ne vous raconteray point par le menu de quelle sorte cette charge fut faite, car cela n’importe de rien. Tant y a que nous les defismes, et que si Eudoxe eust esté où je pensois qu’elle fust, c’est sans doute que je la delivrois des mains de ces barbares ; mais le malheur voulut qù’elle estoit encores derriere, et que les dames que j’avois veues, estoient de celles qui estant prises et dans la ville et par la campagne, estoient emmenées avec le reste du butin en Affrique. O Dieux ! quel regret fut le mien quand je vis mon entreprise faillye ! et que j’avois toute l’armée sur les bras ! car à ce tumulte l’avant-garde recula et l’arriere-garde s’avançant, se joignit presque au dos de la bataille qui n’estoit pas encore passée, de sorte que je fus environné de tous costez d’un si grand nombre d’ememis que nous fusmes tous deffaits. Quelques-uns se sauverent, mais la plus grande partie y demeura ; quant à moy je demeuray parmy les morts, et fus despouillé comme tel, et cela fut cause de mon bien. Car mes habits estans portez par un soldat, Eudoxe les recogneut, et les montrant à Olimbre qui ne l’abandonnait point, tout ce qu’elle peut dire ce fut : Ursace en fin a trouvé le repos que la fortune luy ar tousjours refusé. Et, à ce mot, s’esvanouit dans la lictiere où elle estoit.

Olimbre courant apres celuy qui portoit mes habits, s’enquit de luy où il les avoit pris, et luy ayant dit l’endroit, il partit incontinent, et chercha tant qu’il me trouva. Quels furent les regrets que son amitié luy fist faire, il n’y a personne qui les puisse redire ! Tant y a qu’ayant eu permission du Vandale de me rendre les derniers devoirs, il s’en revint à Rome où il me fit raporter, n’ayant osé asseurer ma mort à la belle Eudoxe, qui toutesfois ne luy fut cachée par Genseric, à ce que depuis nous avons sceu. Tant y a que me faisant porter sur des brancards, je ne sçay si ce fut le marcher des chevaux, qui par le brandement esmeut mes sentiments, ou qu’estant couvert de quelques habits, la chaleur qui destoit point encor esteinte du tout en moy, reprit force peu à peu, tant y a que je donnay signe de vie. Olimbre qui avoit continuellement l’oeil sur moy, s’en prit garde incontinent, et plein d’une joye incroyable, me fit mettre dans la premiere maison qu’il rencontra, où il me secourut de sorte qu’en fin je revins de ce long évanouissement.

Vous pourriez mieux sçavoir de luy, amy Silvandre, que je ne vous sçaurois dire, quel extreme contentement fut le sien, quand apres m’avoir pleuré mort, il me revit en vie. Ceux qui le virent en cest estat, jugerent bien que sa vie ne luy estoit pas plus chere que la mienne ; et toutesfois nous eussions esté l’un et l’autre beaucoup plus heureux, si mes jours eussent esté finis en ceste rencontre. Car je n’eusse point eu les desplaisirs que l’absence et le ravissement d’Eudoxe m’ont depuis apportez, et Olimbre ne seroit point separé de sa chere Placidie, ny udoxe abandonnée d’olimbre duquel elle eust receu plusieurs services en ceste occasion, sans ceste vie miserable qui ne m’est restée que pour un plus grand malheur. Ceste consideration fut celle qui me fit resoudre à la mort, aussi tost que je sceus que ce perfide Genseric l’avoit emmenée avec ses deux filles. Mais l’extréme soing que mon amy avoit de moy, m’empescha d’executer ce genereux dessein, tant que mes playes me retindrent dans le lict. Ce qui fut cause qu’aussi tost que je fus guery, et que je peus monter à cheval, je me dérobay le plus secrettement de luy qu’il me fut possible, et prenant le chemin de Toscane, je me cachay dans les montagnes de l’Appennin, faisant dessein d’y mourir, à faute de manger, ou d’autre incommodité, ne voulant respandre mon sang pour n’offencer le grand Dieu qui punit les homicides.

Mais lors que la longueur de ce dessein me fit resoudre à une plus prompte mort, et que perdant toute sorte de consideration du Ciel, je me voulois ouvrir le cœur avec un glaive, mon cher Olimbre survint qui m’arresta le bras, et me redonna la vie pour une seconde fois. Et lors que je m’opiniastrois, et m’efforçois d’effectuer ceste derniere resolution, il survint un jeune homme. qui par sa beauté et par sa sagesse, nous fit croire qu’arrivant si à propos, c’estoit un messager du grand Dieu, qui estoit envoyé pour me divertir de ce dessein. J’advoue qu’au commencement je le creus, et que me rendant du tout obeissant à ses paroles, je perdis pour lors ceste volonté de me faire mourir, esperant recevoir de luy quelque tresgrand et incroyable secours, et que deceu de ceste sorte, nous nous retirasmes tous trois en la plus proche ville pour faire panser Olirnbre d’une grande blesseure que je luy avois faite à la main, quand il me voulut oster le fer duquel je me voulois tuer. Mais quand je sceus que ce jeune homme estoit Segusien comme vous, et qu’il estoit arrivé au lieu où j’estois par hazard, j’advoue que je pris une plus forte volonté de mourir qu’auparavant, et l’eusse fait, sans ce jeune homme qui s’appelloit Celadon, comme depuis il me dit, qui me presenta tant de raisons qu’en fin je resolus d’attendre la guerison d’Olimbre.

Il y avoit en ce lieu un vieux et sage chirurgien qui pensoit la blesseure de mon amy, auquel l’aage et les voyages qu’il avoit faits en divers lieux, avoient appris beauccup de choses. Cestuycy ne vint pas souvent où nous estions, sans prendre garde à nostre tristesse, et parce que d’une parole à l’autre, on vient quelquefois à descouvrir beaucoup de secrets qu’on voudrait tenir cachez, je ne peus si bien me dissimuler, qu’il ne recogneut en partie le dessein que j’avois. Cela fut cause qu’un jour voyant que la blesseure de mon cher Olimbre ne le pouvoit plus convier de nous venir visiter, estant presque guerie, il me retira à part et me tint ce langage : Seigneur, ne trouvez estrange si je me mesle de vous donner un conseil que vous ne me demandez pas. Mon âge, vostre merite et ce que je dois au grand Dieu m’y convient. Prenez donc en bonne part ce que je vous vay dire. J’ay recogneu que vous estes saisi d’une si grande tristesse, que vous desseignez contre vostre vie ; ne le faictes pas, car le grand Dieu punit tres-rigoureusement apres leur mort les homicides d’eux-mesmes, outre que c’est un deffaut de courage de se tuer, pour ne pouvoir supporter les coups du desastre, et tout semblable à celuy qui s’enfuiroit le jour d’une bataille, de peur des ennemis. Car ceux qui se donnent la mort pour quelque desplaisir qu’ils prevoyent, ou qu’ils souffrent, s’enfuyent veritablement de ce monde à faute de courage, et pour n’oser soustenir les coups de la fortune. Ce n’est pas à dire pour cela que leshommes, comme esclaves, soient obligez d’endurer toutes les indignitez que ceste fortune leur fait, ou leur prepare. Car le grand Dieu les ayme trop pour les avoir sousmis à ceste misere. Mais il leur a donné le jugement et la prudence pour faire ceste eslection avec une bonne et saine raison. Et parce que l’homme prevenu de la passion, ne sçauroit ny bien juger, ny bien eslire, il l’a rendu accompagnable, et luy a donné un naturel qui ayme la société, afin que s’eslisant un ou plusieurs amis, il leur demande conseil lors qu’il voudra disposer non seulement de sa vie et de sa mort, mais de tous autres affaires d’importance. Et d’autant que les amis sont le plus souvent interessez en ce qui touche le bien ou le mal de la personne qu’ils ayment, ce grand Dieu ne voulant point laisser encor en cecy l’homme sans une bonne guide, luy a donné des juges et des rois qui en ordonnent ainsi qu’ils trouvent à propos.

Pour nos dissentions qui touchent le bien, ou quelque offence receue, le Senat y pourvoit tres sagement, mais pour les outrages de la fortune, parce qu’elle a tousjours esté tant aymée du peuple et de l’empire romain, il n’en a pas voulu estre le juge, cognoissant bien que comme les amis sont interessez en la cause de leurs amis, il ne pouvoit, que juger favorablement et à l’advantage de la fortune. Toutesfois ce grand Createur des hommes qui les ayme comme ses enfans, les a voulu pourvoir de tout ce qui estoit necessaire pour vivre et mourir en hommes, et pour ce suject a inspiré ces grands et prudens Massiliens de s’en establir les juges, leur semblant que la mort n’estant point un tort, ny un outrage, mais un tribut de nature, c’est faire tres-injustement et tres-laschement de refuser le remede.à ceux qui avec raison le demandent, que le temps en fin ne peut nyer à leur aage. Et pourtant il y a un lieu public en leur ville où ils gardent du poison meslé avec de la ciguë, qu’ils donnent à boire à celuy qui veut mourir, si toutesfois le conseil des six cens juge que les raisons soient bonnes pour lesquelles il desire la mort.

Je vous donne cet advis, seigneur, afin que si le desastre vous poursuit justement, vous puissiez injustement sortir de sa tyrannie, par l’advis de tant de personnes estimées sages et prudentes. Et quant à moy, afin que vous ne pensiez pas, que je vous donne,un conseil que je ne vueille prendre, je suis resolu de partir, dans peu de jours pour les aller trouver, afin de clorre heureusement ma vieillesse, y estant toutesfois poussé par une contraire opinion à la vostre, car ayant vescu un si long aage que quatre vingts et dix neuf ans avec toute sorte de felicité selon ma condition, à sçavoir riche des biens de fortune autant qu’autre de mon estat, heureux en enfans, bien aymé de tous les voisins, estimé de chacun, je ne suis pas resolu d’attendre la centiesme année, pour donner loisir au desastre de me faire mourir malheureux, ayant appris que si Priam fust mort quelque temps avant la perte de sa ville, il eust esté le plus grand prince de l’Asie. Ce bon vieillard me tint ces paroles, qui ne firent pas un petit effect en moy, car aussi tost m’approchant d’Olimbre, je luy en fis le recit, et presque en mesme temps nous resolumes tous trois de venir ensemble en ce lieu, pour de compagnie mettre fin à nos jours. Mais le Ciel ne l’a pas voulu, le faisant mourir lors que vous nous avez secourus. Et parce que ces deux femmes que vous avez sauvées sont deux de ses filles plus aymées, qui estoient venues pour luy clorre les yeux, si de fortune le conseil des six cens luy eust accordé le poison, nous avons pensé d’estre obligez de les assister en cet accident, et de ne les point abandonner, jusques à ce qu’elles ayent trouvé le corps de leur pere, et rendu ce dernier devoir à celuy qui n’eut jamais infortune durant sa vie, afin que mesme apres la mort il soit si heureux que d’estre enterré par les mains de ses enfans. Et apres, nous avons fait dessein de les renvoyer à nos despens, aussi tost que nous aurons eu nouvelle de Rome. Mais pour ce qui nous concerne, nous sommes resolus d’achever nostre dessein, et ne retardons de nous presenter devant le Conseil, que pour faire paroistre que la perte des biens ny le naufrage ne nous ont point donné ceste volonté, estant plus riches, puis que le Ciel le veut, de grandes terres et possessions que de contentement, et pour ceste occasion nous avons envoyé en nos maisons pour faire venir nos esclaves et serviteurs, avec une partie de nos biens.

Ursace finit de ceste sorte, me laissant infiniment touché de compassion pour sa fortune, et gour celle d’Eudoxe. Et luy ayant respondu que j’en avois veu plusieurs.qui avoient faict la requeste du poison au conseil des six cens, ausquels on l’avoit accordée, et refusée à d’autres, il me pria de les tenir secrets, de peur que s’il y avoit quelques amys de Maxime, ou quelqu’un outragé de Genseric, il ne les previnst, et leur empeschast de mourir de leur volonté. Et apres s’enquirent comment la requeste se devoit presenter, en quels termes, et quelles ceremonies il y falloit faire. Je leur respondis que la chose estoit fort aysée, et qu’il ne falloit s’adresser qu’au magistrat particulier, auquel on donnoit la requeste, qu’il rapportoit au conseil des six cens, et qu’il ne falloit y nommer personne, afin que sans esgard des qualitez, ils peussent en mieux, juger, et que la requeste devoit estre telle.

Requeste


Qui se presente au conseil des six cens,
demandant le poison.

Le souverain Conseil des six cens est requis d’accorder au suppliant le favorable soulagement des miseres humaines, en vertu des sages et genereuses loix des.ïMassiliens, ordonnez juges en terre entre la fortune et les hommes. Et pour Cest effet luy soit donné jour four desduire ses raisons pardevant eux. Ainsi se conserve et s’augmente leur grandeur.

Ils m’en demanderent coppie, afin de n’y point fallir, et la leur ayant promise, je continuay : Apres, leur dis-je, on vous assignera le jour, et devant eux vous deduirez les occasions qui vous convient à vouloir mourir, sans toutesfois que vous soyez obligé de dire vostre nom, ny d’autre que vous alleguiez en vostre discours, qui doit estre fort clair et de peu de mots ; et croyez que si c’est chose juste, ils vous accorderont ce que vous requerez.

Je vis bien à ces dernieres paroles qu’Ursace vouloit mourir, car je lisois à ses yeux le contentement de son ame ; mais je cognus bien aussi qu’Olimbre n’y estoit poussé que de la seule amitié qu’il portoit à son compagnon, duquel il ne se vouloit point separer. Or quelques jours s’escoulerent de ceste sorte, au bout desquels ils eurent nouvelle d’Italie, telle qu’ils attendoyent, par un vaisseau qui leur apporta grande quantité d’esclaves, de serviteurs et de richesses.

Il faut que j’abrege ce long discours. Toutes choses donc estant prestes, ils me prierent de les accompagner devant les juges et leur rendre ce dernier et pitoyable office. Je le fis à regret, car je les aymois, et voyant la volonté qu’ils avoyent, je craignais que le Conseil trouvast leur demande juste. Ils presentent donc leur requeste, et sont assignez au troisiesme jour d’apres, car c’estoit le terme qu’ils donnoyent pour changer d’advis. Mais Ursace constant et ferme en ceste opinion se trouva.dés le matin devant eux, avec Olimbre,’tous deux bien vestus, et bien accompagnez et estans appellé dans le Conseil, et enquis du sujet qu’ils avoient de vouloir mourir, Ursace parla briesvement de ceste sorte.

Demande d’Ursace[modifier]

Je veux mourir, seigneurs Massiliens, par ce que la vie m’est des-agreable, inutile et honteuse. Des-agreable, d’autant qu’aymé et amant d’une tres-belle et tres-vertueuse dame, elle m’a esté enlevée et emmenée esclave en pays estranger. Inutile, parce que ce ravisseur est infiniment puissant par dessus toutes mes forces. Et honteuse, d’autant qu’ayant mille fois juré à ceste belle dame de ne souffrir, tant que je serois en vie, qu’il luy fust faict outrage, ce m’est une honte extreme de vivre et ne la secourir pas. Or le grand Dieu n’ayant donné la vie aux hommes que pour leur bien, il n’est pas raisnnable qu’elle me demeure seulement pour mon mal. C’est pourquoy je me presente devant vous, sages seigneurs, pour obtenir le soulagement que vous ne refusez point aux miserables, et croyez que vous ne I’accorderez jamais à personne plus afligée, ny qui le desire davantage.

Ursace parla de ceste sorte, qui fit tourner les yeux de chacun sur luy, admirant sa constance et la fermeté de sa parole, car jamais il ne changea de voix ny de couleur. Et peu apres Olimbre se descouvrant, la teste, dit ainsi.

Demande d’OLimbre[modifier]

Je veux mourir, seigneurs Massiliens, pour les mesmes raisons que mon amy vous a desduites, parce que, comme luy, j’ay perdu celle que j’aymois, et de plus, parce que je vois qu’il veut mourir. Car l’aymant plus que tout ce qui est en l’univers, je ne puis ny ne dois consentir qu’il se separe de moy. Je ne le puis, d’autant que l’amitié n’estant qu’une union de deux volontez, je n’aymerois point (et cela est impossible) si je consentois à ceste desunion. Et je ne le dois, parce que c’est contre le devoir d’un homme d’honneur de cesser d’aymer ce qu’avec raison il a commencé d’aymer. Or toutes raisons m’ont contraint à ceste amitié, car il est vertueux, bon amy et je luy suis obligé de la vie. Ne seroit-ce contrevenir à toutes raisons, si je deffaillois en ceste amitié ? C’est pourquoy, sages seigneurs, puis que le Ciel vous a establis pour le soulagement des affligez, ne m’en refusez point le remede, afin de ne contrevenir à vos loix et ordonnances, que par tant de siecles vous avez jugées si justes et si sainctes.

Chacun certes admira la resolution de cet amy, et n’y eut celuy qui ne desirast d’estre le tiers, pour participer au bon-heur d’une telle amitié. Le conseil cependant, apres avoir longuement disputé, demeura en doute si l’on devoit leur accorder ou refuser ce qu’ils demandoient, jusques à ce que le principal du conseil, par l’advis de tous, demanda à Ursace s’il vouloit permettre à son amy de mourir. A quoy il respondit que non. – Et pourquoy ? adjousta le sage Massilien. – Parce, respondit Ursace, qu’il doit vivre pour soulager, ainsi qu’il le peut, l’infortune de sa dame, et de la mienne. – Et vous, continua-t’il, avez-vous permission de celle que vous aymez de vous oster la vie, ne la pouvant secourir en ceste infortune ? – Je ne l’ay point, dit Ursace, d’autant que depuis ce malheur je ne l’ay point veue. Mais je m’asseure bien que son cœur genereux y consentira, et que si elle estoit en ma place, elle vous feroit la mesme requeste que je vous ay faite. Les seigneurs du Conseil alors disputerent entre eux fort long temps, sans qu’on les pust entendre. En fin les voix ayant esté recueillies par le principal, et s’estant remis en sa place, il profera d’une voix grave et assez haute, telles parolles.

Jugement du conseil des six cens.[modifier]

Sur les requestes à nous presentées par ces deux suppliants pour obtenir le soulagement des miseres humaines. Le Conseil ordonne, avant qu’accorder la premiere, que le suppliant aura permission de la dame qu’il ayme, de pouvoir disposer de sa vie, avec laquelle revenant, son desir sera contenté. Et pour l’autre, son amy ne voulant consentir à sa mort, il est declaré incapable d’obtenir ceste grace. Et cela, d’autant que l’un et l’autre sont amants et aymez, et que I’amant ne doit pas vivre pour soy, mais pour la personne aymée, et par consequent ne peut ny ne doit disposer de sa vie, sans la permission de celuy à qui elle est.

O Dieu ! s’escria Ursace, ayant ouy ceste ordonnance, combien ay-je encores à passer de tristes jours, et de fascheuses nuicts ! Et faisant une grande reverence à ces seigneurs, il sortit du Conseil, si affligé de n’avoir peu obtenir ce qu’il demandoit, qu’il faisoit estonner chacun de sa constance et ferme resolution à la mort. Olimbre n’en estoit pas de mesme, qui n’avoit desiré de mourir que pour l’accompagner, et qui estoit bien ayse du dény que l’on leur avoit fait à tous deux, car il n’eust pas voulu que c’eust esté à luy seul.

Ils se retirerent donc en leur logis accoustumé, où apres s’estre plains de la fortune, qui ostoit la volonté à ces sages Massiliens de leur accorder ce qu’ils ne refusoient aux plus miserables, le bruit s’espancha non seulement par la ville, mais par toute la contrée que deux grands personnages Romains estoyent venus exprés pour demander le poison. Cela fut cause qu’entre les autres il y eut un grand astrologue qui, desireux de les cognoistre, les vint visiter. Cet homme estoit vieil, et avoit vescu pres de trois siecles, je veux dire des nostres, s’estant tousjours adonné à ceste science avec tant d’estude qu’il estoit reussy admirable en ses predictions. Celuy-cy donc estant adverty de leur dessein, craignant que leurs courages fussent tellement disposez à la volonté de mourir que le poison leur estant refusé, ils ne recourussent, au fer, il desira de les conseiller selon que sa science le luy pourroit permettre. Et en ce dessein les vint trouver un matin qu’ils estoyent seuls dans leur chambre. Il voulut y estre conduit par moy, parce que nous avions quelque cognoissance à cause de mes estudes.

Je ne vous diray point les discours particuliers qu’ils eurent, car ils seroyent trop longs; tant y a qu’ayant long temps consideré le visage et les mains, et ayant jetté quelques figures sur un papier qu’il separa et puis rejoignit ensemble, il leur tint telles paroles : Seigneurs, vivez et vous conservez à une meilleure saison que le Ciel vous promet. Vous, dit-il, s’addressant à Ursace, vous recouvrerez celle que vous avez perdue par le moyen de l’homme que vous aymez le plus au monde, et plein de contentement, la possederez à longues années dans la mesme ville où vostre amour a pris naissance. Et vous, dit-il, se tournant vers Olimbre, vous espouserez celle que vous aymez, la ramenerez en sa patrie avec sa mere, et de mourrez jamais que, fait empereur, vous n’ayez commandé à l’empire d’Occident. Ces choses que je vous dis sont infaillibles, et rien ne les peut divertir.

La reputation de cet homme eut une grande force sur Ursace, et plus encores les particularitez de sa vie passée qu’il luy dit, et qu’il ne pouvoit avoir sçeues que par sa doctrine ; de sorte qu’il resolut de le croyre, et de suivre le conseil qu’il luy donneroit. Et se descouvrant à ceste occasion entierement à luy, le pria par le grand Dieu qu’il adoroit, de le vouloir assister de son advis. Et lors il luy proposa la hayne de Genseric, et le danger qu’il y avoit pour luy de s’en aller en Affrique. – Il faut, dit-il, que vous renvoyez en Italie tous vos domestiques, et que vous fassiez semblant de vous tuer, afin que le bruit s’en espanche par tout. Et puis de là à quelques jours, vous vous desguiserez ou en esclave ou autrement, et vous mettrez au service de vostre amy, qui vous ermenera en Affrique où mesme il le racontera à Genseric ; et ne doutez point que, de ceste sorte demeurant incognu, vous ne parveniez à ce que vous desirez.

Je vous conseillerois bien d’aller en Constantinople attendre qu’Olimbre vous y allast trouver avec Eudoxe et Placidie, car je voy bien par mes observations qu’il les y doit conduire ; mais trois occasions me font vous dire, que vous devez aller en Affrique. La premiere, parce que je prevoy qu’il faut que vous soyezt tenu pour esclave, et que vous ne le pouvez eviter. L’autre, que peut-estre le sejour vous seroit bien ennuyeux d’attendre si long temps sans vostre amy, et sans voir celle que vous aymez. Et la derniere, afin que vous assistiez de conseil Olimbre, qui en aura bien affaire aux occasions qui se presenteront, et desquelles il n’est pas à propos qu’il se declare à personne. Outre qu’il est necessaire pour oster à Genseric tout soupcon, et toute la mauvaise volonté qu’il pourroit avoir conceue contre Olimbre, que l’on fasse courre le bruit que vous estes mort ; que si vous demeuriez en Grece ou en Italie, il seroit impossible que quelqu’un ne vous descouvrist. Ainsi les conseilla ce sage, et apres les avoir laissez en la garde de Dieu, se retira en sa maison.

Ursace ayant longuement debatu en luy-mesme ce qu’il avoit à faire, resolut en fin de l’observer de poinct en poinct. Et pour-ce un soir ayant accommodé le long de son costé une vessie pleine de sang, il s’alla promener sur le bord de la mer avec la plus part de ses domestiques, et plusieurs de ceux de la ville, où apres avoir fait quelque discours de ses miseres, et s’estre plaint du deny qu’on luy avoit fait du poison, faignant de ne vouloir plus vivre, il se mit un couteau dans le costé, d’où le sang sortit en telle abondance, que chacun creust qu’il estoit mort. Mais se demeslant de nos mains, il se jetta de furie dans la mer, nous laissant sa robe entre les mains, à Olimbre, et à moy, qui faisions semblant de le vouloir retenir. Il estoit entre jour et nuict, et il sçavoit fort bien nager, de sorte que, plongeant et s’en allant fort loing entre deux eaux, nous le perdismes incontinent. Je ne vous rediray point l’estonnement de chacun, ny les plaintes qu’Olimbre faisoit, afin de mieux faire croire la mort de son amy. Tant y a que,. disant alors son nom, la nouvelle en fut divulguée par tout. Cependant je m’en allay où je sçavois qu’il se devoit retirer, et luy portant des habits d’esclave, le fis coucher dans une pauvre maison, où je l’accommoday de tout ce que je peus. Il advint qu’Olimbre le lendemain faisant semblant de chercher le corps de son amy, trouva celuy. du vieux mire, pere des deux fiiles qui estoyent retirées avec luy, et le leur remettant entre les mains, elles luy rendirent les derniers devoirs de la sepulture, comme si le Ciel n’eust pas mesme voulu que cet heureux vieillard eust esté privé de quelque heur qui peust arriver aux hommes, mesme apres leur mort. Sur son tombeau, à la requeste de ses sages et honnestes filles, je fis ces vers.

Epitaphe d’un homme heureux


Enfant chery de tous, nourry de pere et mere,
Jeune sans point de peine, etsans mauvaises mœurs,
Puis homme, j’ay vescu, sans fortune contraire,
Et vieux sans maladie ; à la fin si je meurs,
C’est que la mort à tous est chose necessaire.
Passant, ne trouble point maintenant, mon repos,
Et toy, terre, à jamais sois legere à mes os.

Quelques jours apres, Olimbre renvoya en Italie tous ses domestiques et ceux d’Ursace, et mesmes les deux filles du bon mire ausquelles il fit de grands biens. Et prenant d’autres serviteurs, s’en alla avec son amy, deguisé en esclave, en Affrique, non pas sans m’y vouloir mener. Mais mon dessein n’estant point de desobeyr à celuy qui m’avoit nourry, je ne voulus disposer de moy sans sa volonté.

Voylà, madame, dit Silvandre, s’addressant à Leonide, ce que j’ay sceu de la fortune d’Ursace, qui à la verité meritoit bien toute sorte de contentement pour la fidelité qui estoit en luy.

Leonide vouloit respondre, lors que Hylas se levant de son siege : Voilà, dit-il, le plus vray fol, qui fit jamais profession d’aymer. Comment ? continua-t’il, avoir servy toute sa vie pour n’en avoir autre contentement que d’estre appellé mon chevalier, et la nommer ma belle princesse, ou d’en avoir seulement quelque miserable baiser ? Et cependant avoir couru tant de fortune de sa vie, respandu tant de sang, avoir demandé le poison, et bref s’estre rendu esclave ? Je conclus, quant à moy, que le Ciel a esté tres-juste de le traitter ainsi, et qu’avec raison il luy a faict prendre l’habit qu’il a emporté en Affrique, puis que toute sa vie il en a fait les actions.

Adamas et toute la trouppe ne se peurent empescher de rire de l’opinion de Hylas, et n’eust esté qu’il estoit heure de soupper, je croy qu’il ne s’en fust pas allé sans responce.

Mais le druide se leva, prenant Tircis d’une main, et Phocion de l’autre, et attendant que la viande fust portée, il fit quelques tours en la gallerie, chacun considerant ce qui luy sembloit de plus rare: Et entre les autres, Tircis regardant un grand Roy armé; et tout couvert de panaches, à longue barbe, et à longue chevelure, et de qui le visage estoit remply de gravité : Qui est celuy-là, dit-il, mon pere, qui porte un escu de gueulles à trois diademes d’or ? – c’est, dit le druide, Faramond, le premier Roy des Francs, qui a fait sentir ses armes victorieuses aux Romains en Gaule. – Et celuy-cy, continua Tircis, qui est aupres de luy, qui porte d’azur à un chat d’argent armé de gueulles ? – C’est; dit Adamas, Gondioch, roy des Bourguignons, qui prit cet animal en signe de liberté. – Et cest autre, adjousta Tircis, qui porte d’or à trois corbeaux à aisles estendues, de pourpre, membrez de gueulles ? – c’est, respondit Adamas, le roy des Gepides, nommé Ardaric. – Quant à celuy-cy, reprit Tircis, qui porte de gueulIes à un espervier a aisles estendues, d’or membré et couronne d’argent, je ne le vous demande pas, car vous m’avez des-jà dit qu’il s’appelloit Attila, roy des Huns. Il faut advouer que vous avez esté curieux, non seulement pour les peintures de tant de grands personnages, mais pour avoir encore eu la curiosité de les faire vestir et armer comme ils souloient estre. C’est apprendre à bon marché que de se promener en ce lieu avec vous.

Cependant Hylas qui tenoit Alexis d’un costé, doit bien discourant sur d’autres sujets, car estant devenu passionnément amoureux d’elle, il ne la pouvoit quitter. Adamas qui s’en prenoit garde, et qui estoit bien aise qu’il se trompast de ceste sorte. pour mieux cacher Alexis, lors qu’il fallut aller à la table, et sortir de la gallerie, se tournant vers Hylas : Et bien, berger, luy dit-il avouez la verité, qu’est-ce que vous avez trouvé de plus beau en ce lieu ?

Hylas, sans y longuement songer, respondit : Alexis. – Mais, adjousta ledruide, je parie des raretez que vous y avez veues, et que j’ay esté curieux d’y assembler. – Quant à moy repliqua Hylas, je n’ay point d’yeux pour regarder autre chose qu’Alexis, et si vous voulez sçavoir des nouvelles de ce que vous me demandez, il s’en faut enquerir de Tircis, parce que ce ne sont que peintures mortes, et il n’aime que celles qui ne sont plus au monde. – Je respondray, dit Tircis, que je n’y ay rien veu de plus beau qu’Alexis, ny qui m’agree d’avantage. – En fin, s’escria Hylas, qui commençait d’estre jaloux, Hylas ne sera pan le seul inconstant de ceste troupe, puis que vous vous en meslez. Mais, ma maistresse, continua-t’il, s’adressant à Alexis, ne vous laissez pas mourir pour cela, car il vaut bien mieux qu’il soit inconstant. – Et pourquoy dittes-vous cela ? mon serviteur, respondit Alexis. – Parce, dit-il, qu’il n’a accoustumé que d’aimer la mort. – Et ne voyez-vous pas, reprit Sircis, que ceste belle Alexis doit etre aimée de moy si j’ayme la mort, puis que ses beautez en font plus mourir que la mort mesme ? – Ah ! dit Hylas, si vous le prenez de ceste sorte, je le quitte. Mais puis qu’il est ainsi, pour nous rendre tous deux contens, il faut qu’elle donne la mort à Tircis, et à Hylas la vie. – Vrous et moy, repliqua Tircis, serions trop contens pour des hommes, si nous recevions une mort ou une vie si belle.

Et à ce mot, sortant de la galerie, chacun se mit à table, et le souper estant finy et une partie de la nuict escoulée en divers discours, ils furent tous conduits en leurs chambres, où ayant reposé jusques au jour, ils se retirerent dés le matin en leurs hameaux, si satisfaicts, et de la courtoisie d’Adamas, et de la. beauté et bonne grace d’Alexis, qu’il n’y avoit celuy qui ne les louast infiniment. Mais sur tous, Hylas qui ne se pouvoit taire des perfections de ceste nouvelle maistresse. Et de fortune ils rencontrerent Astrée, Diane, et Phillis, dans le grand pré, avec Madonte, Laonice, Palinice, Circéne, et Florice, qui les attendoient de compagnie, pour apprendre des nouvelles de la beauté d’Alexis, de laquelle elles avoient desja ouy parler. Et Phillis s’approchant de Lycidas : Et bien, berger, luy dit-elle, qu’est-ce que de ceste beauté, dont l’on parle tant ? – Je ne vous en veux rien dire, respondit le berger, que vous n’ayez parlé à Hylas. – Et bien. mon serviteur, dit-elle, que.nous en raporterez-vous ? Et parce qu’il ne respondoit rien : Et quoy, mon serviteur, dit elle, ne parlerez-vous point à vostre maistresse ? – Vous, dit Hylas, ma maistresse ? et moy vostre serviteur ? Si vous le croyez,il y en a bien de trompées, car je n’y pensay jamais moins que je faits. – Et comment ? mon serviteur, dit Phillis, feignant d’en estre bien en peine, vous ne me voulez plus pour vostre maistresse ! – Je vous prie, bergere, dit-il, n’usons plus de ces mots de serviteur et de maistresse : ils ne sont plus de saison entre nous. – Et à quel jeu, dit-elle, vous ay-je perdu, Hylas ? – A celuy des plus belles, respondit-il. Ne sçavez-vous pas que j’ay accoustumé de donner congé à celles que j’ayme quand j’en trouve de plus belles ? Demandez à Florice, à Circéne, à Palinice, à Madonte, et à Laonice. Et si toutes celles-là ne le vous veulent dire, vous pouvez dés à ceste’heure vous en enqurir à Phillis qui est l’une de vos meilleures amies, car si elle vous veut advouer la verité, elle vous dira que je la quitte pour Alexis, qui à la verité est la plus belle et la plus raisonnable que je vis jamais.

Chacun se mit à rire des discours de Hylas,. et Phillis ayant fait comme les autres, enfin reprenant la parole : Et quoy, berger, vous estes donc resolu de ne me plus aimer ? Est-il possible que vous me quittiez pour une druide ? Pour le moins, je me console que vous ne jouirez de long temps de vos amours, puis qu’Alexis ne peut estre mariée qu’elle n’ait achevé son siecle avec les Carnutes. Alors HyIas se sousriant, et bradant la tese : Je vous asseure, luy dit-il, bergere, que vous me dites là une chose qui me rendroit amoureux de la belle Alexis, si je ne l’estois pas. Car depuis que j’ay commencé de voir des femmes, je n’en ay encore jamais aymé une seule que je ne l’aye haye aussi tost que j’ay pensé à l’espouser. De sorte que si Alexis ne se contente d’un siecle, je luy en donne deux, et que cependant elle m’aime. Et puis il faut.que je vous die une ambition d’amour qui m’est venue. J’ay aymé des filles, des femmes, et des vefves ; j’en ay recherché des moindres, d’égales à moy, et de plus grande qualité que je n’estois ; j’en ay servy de sottes, de ruzées, et de bonnes; j’en ay trouvé de rigoureuses, de courtoises, et d’insensibles à la haine et à l’amour. J’en ay eu de vieilles, de jeunes et autres qui estoient encores enfans ; je me suis pleu à la blonde, à la noire, et à la claire brune ; je me suis adressé à des unes qui n’avaient jamais aimé, et à d’autres qui aymoient, et à de celles qui n’aimoient plus, à des trompeuses, à des trompées, et à des innocentes. Bref, je puis dire n’avoir rien laissé d’intenté en ce qui concerne l’amour, de quelque condition ou humeur que puisse estre une femme, sinon de servir une druide ou vestale. Et j’advoue qu’en cela je suis encor novice, ne m’estant jamais rencontré à propos pour en faire l’apprentissage, et pense que les dieux m’ont cette belle Alexis, à fin que je me puisse vanter d’estre le plus parfait et capable amant qui fut jamais.

Tous ceux de la trouppe se mirent à rire, oyant le dessein de Hylas, et Florice prenant la parole : Et quoy ? Hylas, dit-elle, ne craignez-vous point le fouldre de Tharamis, recherchant ceste fille qui luy est dediée ? – Et pensez-vous, dit-il, en haussant la teste, comme par mespris, que tout ce qui est au monde ne, soit pas à luy, sans qu’il luy soit dedié ? Et vous, Florice, qui estes si religieuse envers les dieux, n’estes-vous pas à Tharamis ? Et toutesfois n’avez-vous pas eu mille fois Teombre entre vos bras, sans qu’une il ait esté foudroié ? – Vous avez raison, dit froidement Florice, mais je pensois que les choses deffendues offençoient plus les dieux, que celles qui estoient indifferentes. – Voilà, respondit Hylas, une bonne excuse et bien trouvée. Et dittes-rnoy, je vous supplie, où avez-vous trouvé que les dieux ayent fait cette deffence ? – Si vous aviez quelquefois, dit-elle, veu recevoir une druide ou vestale par leurs anciennes, vous ne feriez pas ceste demande. – J’entens bien, dit Hylas, que ces vieux druides font les deffences que vous dittes, mais ils ne sont pas des dieux; et partant, la deffence n’est faite que par des hommes, et des hommes encores qui estant vieux, sont marris que les jeunes jouissent des douceurs desquelles par l’impuissance de leur sage ils sont privez. – Ah ! berger, dit Tircis, ne meslons jamais les choses sacrées avec.les prophanes, et vous souvenez que du temple d’Apollon qui cousta si cher à nos Gaulois, luy avait esté dedié par des hommes. – Vrayement, dit Hylas, tu m’avois longuement gardé ceste remontrance. Et Tircis, mon amy, depuis quand es-tu devenu si amoureux ? Toy, dis-je, qui ne te contentant pas des personnes vivantes, vas fouiller dans les tombeaux pour y derober mesme ce que les dieux ont voulu oster d’entre les hommes pour s’en rendre seuls possesseurs ! Toy, qui pour te rendre desobeissant à leurs ordonnances, aimes mieux quitter les actions des hommes qui doivent aymer les personnes vivantes, et avoir en horreur celles qui sont mortes ! Toy, dis-je, Tircis, tu me viens parler des dieux et du devoir des hommes ! – Ah ! Hylas, respondit Tircis en souspirant, que tes reproches me touchent vivement, et que c’est à grand tort que tu me les fais ! J’advoue que j’ayme Cleon, et que je seray plustost sans me souvenir de moy-mesme, que sans la memoire de ses perfections ; mais en quoy offencé-je les dieux, et en quoy sors-je du devoir des hommes ? puis qu’au contraire ce seroit estre infiniment ingrat envers les dieux que de n’honnorer point leur plus parfait ouvrage ? et que ce seroit n’estre pas homme que de n’aimer point, ou d’oublier la chose du monde la plus digne d’amour et de memoire ?

Ainsi discouroient ces bergers, cependant que Lycidas racontoit à Phillis et à la belle Astrée ce qu’il avoit veu chez Adamas, et quelle estoit la beauté d’Alexis. – Et afin, disoit-il, que sans l’offencer, je vous dise quelle elle est, representez-vous le visage de feu mon frere, quand il estoit en sa plus grande beauté, car elle luy ressemble de sorte, que je ne vis jamais pourtrait qui ressemblast mieux à un visage, ou pour mieux dire jamais miroir ne representa rien plus naifvernent – Est-il possible, dit Astée, que cela soit ? – II n’est rien de si vray, dit-il, que je n’y cognois difference qu’en l’habit, et que sans mentir je trouve Alexis un peu plus belle, ce me semble. – O dieux ! dit Astrée, me ferez vous ceste grace que je puisse encore une fois contenter mes yeux de ceste agreable veue ? Et puis se tournant à Diane, luy parlant à l’oreille : Je vous promets, ma sœur, que si je puis, j’auray ses bonnes graces, et que je seray refusée, ou je m’en iray avec elle pour me rendre druide. – Mon Dieu ! ma sœur, dit Diane, ne parlons point de ceste separation, ou il faut que vous vous resolviez de nous emmener, Phillis et moy. – Il n’est pas raisonnable, dit Astrée, toute contente de l’esperance qu’elle avoit, vous feriez trop de tort à Silvandre, et à lycidas, qui ne peuvent mais de ma faute. Diane voulut respondre, mais Astrée luy fit signe du doigt, qu’elle se teust, de peur qu’elles ne fussent ouyes. De ceste sorte ceste belle troupe se retiroit au petit pas, et apres chacun se separa en sa cabane, apres avoir fait resolution d’aller le troisieme jour visiter Adamas et la belle Alexis : terme qu’Astrée trouvoit fort long et ennuieux pour l’extreme desir qu’elle avoit de voir le visage tant aimé ; cependant que de son costé Celadon mouroit d’impatience de son retardement. Amour se mocquant ainsi de tous les deux, ne leur laissoit jouir du bien qui estoit en leur puissance, s’il ne leur eust permis de le sçavoir recognoistre.


FIN
DE LA SECONDE PARTIE
D’A S T R É E.