Débats parlementaires

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DÉBATS
PARLEMENTAIRES.

ÉTAT DE LA QUESTION D’ORIENT.
— CONSÉQUENCES DU TRAITÉ DU 15 JUILLET[1]

La France a récemment donné au monde un éclatant spectacle qu’elle seule entre les nations était en mesure de présenter. Sa tribune a été le théâtre de luttes merveilleuses, et jamais plus de talent ne fut dépensé dans une plus grande cause.

Cependant, lorsque, dans ce calme de la pensée où l’on sent le besoin de rentrer après de telles émotions, l’on s’interroge sur les résultats acquis, sur les idées pratiques sorties de ce débat, il faut bien reconnaître que ces idées et ces résultats ne sont peut-être pas à la hauteur de ce qu’il en a coûté d’efforts pour les atteindre.

La France ne pénètre guère mieux qu’avant ces explications solennelles, le sens véritable et la portée du traité de Londres ; elle connaît peut-être les causes accidentelles de sa conclusion, mais elle n’est point fixée sur les motifs déterminans de la politique nouvelle inaugurée par cet acte ; enfin, la négociation s’est moins déroulée à ses yeux dans son esprit et sa vérité, que dans le sens des intérêts personnels qu’un fatal concours de circonstances avait engagés dans cette affaire.

Si celle-ci s’était traitée au sein du parlement britannique, si la convention du 15 juillet avait été conclue entre la Russie et la France, en dehors et au détriment des plus chers intérêts de l’Angleterre, combien de temps pense-t-on que le parlement eût consacré aux récriminations individuelles et aux vues rétrospectives sur la politique des précédens cabinets ? Eût-il placé le nœud de la difficulté dans le passé plutôt que dans l’avenir, et pense-t-on qu’il se fût plus inquiété du soin de signaler des fautes que de celui de chercher des remèdes ?

Soyons juste toutefois envers la chambre, et ne lui imputons pas un tort qui est malheureusement celui de la situation elle-même. L’ordre intérieur est en France si mal affermi, la lie des passions remonte si vite à la surface au moindre souffle de l’orage, et l’entraînement des accidens l’emporte tellement parmi nous sur la permanence des desseins, que de telles préoccupations sont inévitables. Depuis dix ans, toute négociation de nature à se résoudre par la guerre a rencontré devant elle une question préalable qui a fini par la dominer, et les problèmes les plus élevés se sont abaissés presque toujours au niveau d’une question d’émeute. Nous foulons aux pieds un sol qui tremble, et il est difficile que cet ébranlement ne nuise pas à l’appréciation haute et sereine des faits.

La question d’Orient a pris pour la chambre et pour le pays le caractère qu’avaient antérieurement revêtu tous les débats de même nature. Les deux hommes éminens dans lesquels se sont en quelque sorte incarnés les deux points de vue de cette grande affaire, ont bien moins trouvé leur force dans les raisons d’un ordre diplomatique sur lesquelles ils étaient l’un et l’autre en mesure de s’appuyer, que dans les sympathies politiques groupées autour d’eux et si puissamment suscitées par leur parole.

Nous faisons cette remarque moins pour accuser la chambre que pour constater l’empire des préoccupations qui la dominent. Cet empire, nous le subissons nous-même, et nous ne comprendrions pas qu’il fût possible de s’en défendre. Les questions politiques ne sauraient être traitées abstraction faite du milieu social dans lequel elles se produisent, et vainement attendrait-on d’une assemblée délibérante, troublée par les sourds bruissemens de la tempête sociale, ces décisions calmes et prévoyantes des gouvernemens fortement assis sur leurs bases.

La question d’Orient n’a pas été débattue en elle-même : elle a été dominée par des considérations d’ordre intérieur, cela est trop évident. Ce qui n’est pas moins certain, c’est que la solution qui lui a été donnée par la chambre, solution dont plus que personne nous déplorons l’insuffisance, était la conséquence forcée des fautes commises dès l’origine et durant le cours des négociations.

On se rappelle en quelles circonstances l’opinion fut saisie pour la première fois de cet immense intérêt. C’était à la veille de la double catastrophe de Constantinople et de Nézib, lorsque l’empire et le sultan descendaient à la même heure dans la même tombe. La chambre et le pays s’emparèrent avec ardeur de la large perspective que cette question semblait ouvrir devant la France. Si les uns y virent une occasion de relever le pays de la solution donnée aux affaires belge, espagnole et italienne, d’autres, et c’était le plus grand nombre, acceptèrent avec bonheur l’affaire d’Orient comme une entreprise toute nationale, dans laquelle la France aurait enfin à intervenir sans faire appel à des passions révolutionnaires, et sans rencontrer en face d’elle l’Europe conjurée. On le croyait alors. C’était comme une grande puissance maritime et continentale ayant mission de protéger à la fois son influence légitime et l’équilibre européen, c’était au nom de ses intérêts et de ses plus sacrés souvenirs que la nation s’élançait dans ce champ de l’Orient où elle avait fondé des empires et d’où venaient ses plus grandes gloires.

La France est autre chose dans le monde qu’une révolution incarnée : les quatorze siècles de sa vie historique ne se résument pas dans une seule date, et quelque crainte qu’elle puisse inspirer à l’Europe, celle-ci aura toujours besoin d’elle pour toute œuvre durable. Ainsi sentait du moins la conscience publique, lorsqu’elle suivait avec anxiété les évènemens dont le cours paraissait devoir moduler d’une manière heureuse notre situation dans le monde.

Malheureusement l’opinion était déplorablement préparée pour atteindre un tel résultat, et les idées les plus fausses, alors généralement répandues, ne permettaient guère d’entrer de prime-abord dans une voie pratique et prudente. L’Angleterre, par une multitude de publications, s’était attachée à établir l’identité des intérêts anglais et français en Orient, en armant contre la Russie et ses projets sur l’empire ottoman toutes les antipathies libérales. Elle dénonçait périodiquement à Paris, dans des journaux et des brochures soumis à son influence, le colosse du Nord et l’ours polaire ; et, dans une fièvre risible d’indignation et d’épouvante, elle montrait à la France les Cosaques, à peine établis à Constantinople, se préparant à descendre à Toulon pour opérer une restauration à Paris[2]. Cela s’est écrit, cela s’est cru, cela s’est propagé, aux grands applaudissemens de notre presse.

Ainsi, pendant que la France souffrait profondément derrière ses frontières échancrées, elle repoussait péremptoirement et sans discussion la seule hypothèse qui pût lui permettre d’espérer un remaniement de l’Europe. Elle se clouait à l’alliance anglaise, qui lui ôtait jusque dans l’avenir le plus éloigné toute chance de légitime redressement et d’extension territoriale. Elle écartait les Russes des rives du Bosphore en s’effrayant naïvement de l’extension de la marine moscovite, lorsqu’elle présentait comme un titre à la reconnaissance du monde l’indépendance des États-Unis et la fondation de la marine américaine ! Elle s’inquiétait des progrès de l’industrie dans la Russie méridionale, lorsque l’Angleterre l’avait à peu près supplantée dans son médiocre commerce du Levant ; et pour la question de Constantinople elle identifiait très sérieusement ses intérêts continentaux avec ceux de la puissance maîtresse des îles Ioniennes, de Malte, du cours de l’Indus et du Gange.

Lors de la crise de 1833, cette pensée avait seule préoccupé le gouvernement français, qui n’avait songé à donner aux différends du sultan et du pacha d’Égypte une solution provisoire que dans le but unique de garantir Constantinople. Ce fut sous l’impression de ces précédens que délibéra la commission nommée en 1839 à l’occasion du crédit de 10 millions pour complément des armemens maritimes. Couvrir l’empire ottoman contre l’ambition russe lui parut le premier devoir de la France. Elle n’admit pas qu’une résolution différente pût, en aucune hypothèse, se produire sur ce point, et fit ainsi d’une résistance permanente aux projets prêtés à la Russie un principe fondamental et invariable de la politique française.

Cependant l’opinion commençait à être saisie de faits nouveaux dont il était impossible de ne pas tenir grand compte. L’Égypte s’était organisée sous la main vigoureuse d’un soldat heureux. C’était peut-être moins un peuple qu’une armée ; mais il y avait là le germe d’un grand établissement, du jour où la délimitation définitive des territoires permettrait à Méhémet-Ali d’imprimer à sa belle création un caractère permanent et pacifique. Une glorieuse campagne venait de lui assurer la Syrie ; il dominait du Nil au Taurus, et l’empire était coupé en deux. L’Égypte parlait à tous les souvenirs comme à toutes les espérances, et la France dut embrasser avec ardeur la pensée de cultiver sur la terre des Pharaons, comme sur celle d’Homère, un germe indigène qui pourrait en écarter les ambitions étrangères. La commission de 1839 fut donc égyptienne ; elle pouvait d’autant moins se refuser à l’être, que dans son sein et pour la première fois se révélèrent les sérieuses inquiétudes que devaient causer à la France les projets déjà manifestes de l’Angleterre sur ces contrées, projets que les expéditions maritimes et les établissemens militaires de la Grande-Bretagne aux abords de l’Égypte et de l’Arabie ne trahissaient pas moins que les funestes conseils donnés par son ambassadeur au lit de mort du sultan Mahmoud.

Mais si la commission se montra favorable à l’Égypte et témoigna le vœu que les efforts de la France vinssent en aide aux prétentions du pacha pour lui assurer, sous la suzeraineté de la Porte ottomane, le gouvernement héréditaire de ses possessions, il faut bien reconnaître que dans la pensée de la majorité de ses membres, dans celle de l’unanimité moins un, comme l’a déclaré l’honorable M. Jouffroy[3], la question principale ne fut jamais à Alexandrie et qu’elle resta toujours à Constantinople. Abolir le traité d’Unkiar-Skelessi et substituer dans le protectorat de l’empire ottoman les cinq grandes cours au cabinet russe, former un concert européen sur la question turque pour la résoudre contre La Russie, et, à l’aide de ce même concert, résoudre ensuite la question égyptienne contre l’Angleterre ; chercher à Londres un point d’appui contre Saint-Pétersbourg en ce qui concerne Constantinople, puis attendre de Saint-Pétersbourg un concours chaleureux contre les prétentions conçues à Londres relativement à Alexandrie ; avoir besoin, pour la réalisation de ses vues, de deux assistances qu’on s’aliénait l’une et l’autre ; n’être avec personne et mettre tout le monde contre soi, telle était l’inévitable conséquence de ce concert européen si solennellement réclamé, et dont la France ne pouvait manquer de se trouver exclue, à moins de consentir, en y restant, à d’énormes sacrifices.

Dans l’accord si malheureusement invoqué par la commission est le germe de tous les embarras, de toutes les impossibilités qu’a rencontrées la France dans ses prétentions les plus modérées et les plus légitimes. Cette puissance a été le centre d’une négociation qui n’eût pas pu se nouer sans elle. Si la note du 27 juillet n’a pas été une inspiration exclusivement française, c’est la France seule qui l’a rendue possible ; c’est elle qui en portera toute la responsabilité devant l’histoire.

Que la Turquie eût fléchi sous le coup du grand désastre de Nézib, et de cette mort du sultan Mahmoud emportant avec lui la force et l’orgueil de l’empire, c’est ce qui n’est pas douteux, si l’on considère les dispositions du divan et du harem à cette époque, c’est ce qui l’est davantage, j’en conviens, lorsqu’on tient compte des influences diplomatiques. Mais quelque action que pût exercer lord Ponsonby, même après le résultat malheureux de ses instigations passionnées, il est certain que la France, exploitant habilement et les dangers de la situation, et les alarmes de l’Autriche, et les dispositions bien connues de quelques ministres turcs, conservait plus de chances de provoquer alors un arrangement direct entre l’empire humilié et son vainqueur, arrêté au pied du Taurus par l’autorité de nos conseils, qu’elle n’en a pu trouver un seul moment dans la négociation déplorable où, pendant le cours d’une année, s’est si tristement usée son influence. Si l’on peut douter de l’efficacité d’une autre politique, il n’est pas permis de méconnaître l’extrémité où nous a conduits celle du concert européen, concert mensonger qui n’existait pas lorsqu’on l’annonçait si solennellement en face du monde, source de déceptions réciproques et successives, pour l’Autriche en 1839, lorsqu’elle rêvait son congrès à Vienne ; pour l’Angleterre, lorsqu’elle osa, au mois d’août de cette même année, nous proposer la complicité d’un autre Navarin ; pour la France enfin, lorsqu’en juillet 1840 elle s’est trouvée soudainement exclue des conseils de l’Europe.

Nous avons entendu, dans cette longue discussion, se jeter tour à tour des récriminations et des reproches. Pour nous, nous dirons, dans la sincérité d’une appréciation consciencieuse, que ce qui nous est apparu jusqu’à l’évidence, c’est l’impossibilité où se sont trouvés les divers cabinets successivement chargés en France de cette grande affaire, d’établir sur un bon terrain une négociation faussée dès l’origine. La pensée de ce concert impossible, nous l’imputerons à qui elle appartient, à la chambre elle-même, qui l’a sanctionnée de son approbation et de son vote ; c’est à elle et à elle seule que nous aurons le courage et la justice de renvoyer la responsabilité du traité de Londres, virtuellement contenu dans cette note collective du 27 juillet, qui n’était elle-même que l’application rigoureuse des principes posés dans le rapport de la commission.

Hâtons-nous d’ajouter qu’en adhérant aux conclusions de ce rapport, d’ailleurs si remarquable, la chambre cédait à un honorable sentiment, et qu’elle était, à son insu peut-être, dominée par cet esprit de transaction et d’équité qui depuis vingt-cinq années s’introduit dans le droit public européen comme le germe précieux d’une organisation nouvelle. Le parlement a subi cette influence à laquelle un grand pays peut être fier d’avoir fait des sacrifices, alors même qu’ils ont si cruellement tourné contre lui. La France n’a pas voulu rompre la première la grande association dans laquelle elle fut admise après la libération de son territoire ; elle a eu foi dans le désintéressement de l’Europe, parce qu’elle était elle-même désintéressée ; et, comme il convient à son génie et à sa mission dans le monde, elle a devancé l’avenir, même au détriment de ses intérêts.

Si c’est là une faute, elle peut honorablement s’avouer. Mais, au point de vue politique, elle n’en reste pas moins grave, car la moindre connaissance des vues divergentes des cinq puissances devait, ce semble, dissuader d’un mode de procéder dont il était facile de prévoir le résultat final.

Nous nous croyons le droit de tenir ce langage, parce que nous n’avons pas attendu, pour manifester notre désaccord sur ce point, les déceptions amères sorties des évènemens. Au sein de la commission de 1839, l’auteur de ces réflexions combattit seul la pensée plus loyale que politique d’un concert qu’alors, comme aujourd’hui, il réputait chimérique. Cette opinion, il l’a portée deux fois à la tribune[4] ; il a constamment établi, par ses écrits comme par ses paroles, qu’à ses yeux la question de Constantinople n’avait pour la France qu’une importance de second ordre, que le premier devoir de celle-ci était de préserver Alexandrie et Suez, non moins menacées que le Bosphore ; et deux fois il a répété, en improuvant la négociation collective alors entamée, qu’un arrangement prompt et direct entre le suzerain et le vassal pouvait seul empêcher l’accord funeste de l’Angleterre et de la Russie, en dehors et au détriment des vues modérées de la France. Il a donc le droit de persister dans des opinions que les circonstances n’ont point faites et qui sont destinées à leur survivre.

Quelque jugement que l’on porte, d’ailleurs, sur la politique inaugurée par la chambre dans la session de 1839, il est impossible de méconnaître le soin scrupuleux avec lequel cette politique a été suivie par le cabinet du 12 mai. Le rapport de l’honorable M. Jouffroy est devenu le programme même du ministère, et si cette politique n’a pas été constamment heureuse, elle a été du moins essentiellement parlementaire. Comme la commission, le cabinet du 12 mai poursuivit simultanément un double but : il entendait protéger le pacha contre l’Angleterre, et l’empire ottoman contre la Russie ; mais il donna toujours à ce second protectorat, partagé avec l’Europe tout entière, la première place dans sa pensée ; il fit enfin de l’abolition du traité russe de 1833 le but principal de ses efforts.

Cette direction fut suivie avec une persévérance à laquelle la France est aujourd’hui en mesure de rendre hommage ; et sans provoquer pour ce ministère les honneurs d’un héroïsme posthume, il est juste de reconnaître qu’en ce qui concerne l’occupation temporaire de Constantinople et les conventions d’Unkiar-Skelessi, il s’est montré décidé dans ses paroles comme dans ses actes. Mais une chose manqua toujours à la politique de ce cabinet, ce fut un point d’appui pour faire prévaloir sa double pensée dans la conférence européenne. Les propositions portées à Londres par M. de Brunow en septembre 1839, et reprises en janvier 1840, prouvèrent à l’Angleterre que la Russie, inquiète elle-même de son droit exclusif et des obligations dangereuses que ce droit pouvait soudainement lui imposer, était disposée à en modifier l’exercice. Dès-lors de nouvelles perspectives s’ouvrirent soudain devant la politique britannique, et le cabinet de Londres cessa d’éprouver le besoin de s’appuyer aussi fortement sur celui de Paris. Le concours de la France n’était nécessaire à l’Angleterre que contre la Russie, et du moment où, par une combinaison hardie autant qu’habile, le gouvernement russe consentait à désintéresser l’Angleterre en sacrifiant son traité de 1833, la force des choses plaçait notre alliée dans une attitude hostile en face de nous, puisqu’il ne restait plus dans le débat qu’une seule question, celle de l’Égypte.

Les esprits doués de quelque prévoyance purent donc annoncer comme infaillible le succès de la négociation russe ; ils furent autorisés à dire que de vagues antipathies ne résisteraient pas à des intérêts trop évidens ; ils purent enfin regarder la cause égyptienne comme perdue, du moment où la Russie venait se joindre à l’Angleterre pour en rendre le succès impossible. Ce qui s’est fait, comme ce qui se prépare, est donc le résultat logique du principe posé de prime-abord ; il est manifeste aujourd’hui, quelque pénible que puisse être cette découverte pour les ames honnêtes, que, pour faire prévaloir en Orient notre politique de justice et de loyauté, il fallait avoir avec soi l’un des deux grands intérêts européens qui pèsent sur ce pays et menacent son avenir.

On avait, il est vrai, compté sur l’Autriche, comme si l’on avait ignoré que Vienne ne veut rien contre Londres et n’ose rien contre Saint-Pétersbourg. L’on avait sérieusement entretenu l’espérance que ce cabinet aimerait mieux se mésallier avec la France de 1830 que se mal allier avec l’Europe de 1815, comme si, dans tout projet d’union, les susceptibilités d’une certaine nature ne se résignaient pas plus facilement aux sacrifices des intérêts qu’à ceux de la vanité ! La France n’a pas eu le droit de s’étonner en voyant le cabinet de Vienne, qui, au début de ces négociations, acceptait les bases de notre plan quant à la délimitation territoriale et à l’hérédité des possessions du vice-roi, se rallier soudain à l’Angleterre, dès que la possibilité d’une union a été constatée entre Saint-Pétersbourg et Londres. Il n’était pas douteux non plus qu’une inspiration analogue associerait étroitement à cette politique le cabinet prussien, dont les efforts tendront toujours à montrer à la France l’Europe forte de son unité et liée par les souvenirs de la grande lutte soutenue contre Napoléon.

L’instant décisif de la négociation a donc été celui où le baron de Brunow reparaissait en Angleterre avec de nouvelles propositions, dont il était impossible de méconnaître la portée, puisqu’elles impliquaient très nettement l’abandon des droits exclusifs de la Russie dans la mer de Marmara. Devant le péril de cette négociation toujours ouverte, car le cabinet du 12 mai en avait plutôt suspendu la conclusion qu’il ne l’avait fait repousser, une seule alternative se présentait évidemment. Il eût fallu choisir à l’instant même entre une attitude tellement décidée, qu’il restât démontré pour l’Angleterre que la conclusion d’un arrangement opposé à nos vues entraînerait l’éclatante rupture de notre alliance et celle de la paix du monde, et une politique de transaction qui, sans sacrifier le pacha, aurait constaté dès l’abord que la France n’entendait pas lier son sort et son honneur à la solution de la question des limites de la Syrie. De ces deux politiques, l’une était plus conforme aux engagemens moraux pris par les pouvoirs de l’état, l’autre était, on ne saurait en disconvenir, plus en rapport avec une situation intérieure dont il est impossible de méconnaître la gravité. La première avait grande chance de réussir par le seul effet d’une décision énergique, car l’Angleterre n’eût point affronté, on peut le croire, les périls d’une rupture avec la France, si elle les avait estimés sérieux, si elle avait cessé de répéter dans son cœur ce mot fatal : On n’osera pas ; la seconde politique pouvait aussi être acceptée de l’opinion, si l’on y avait préparé le pays en lui faisant comprendre le danger du rapprochement formidable qui se préparait à Londres, au lieu de lui présenter en toute occasion cette tentative comme insensée et chimérique.

Les hommes les plus dévoués à l’intérêt égyptien, et nous n’hésitons pas à nous placer dans cette catégorie, auraient compris que l’avantage d’assurer la totalité de la Syrie au vice-roi, quelque réel qu’il fût d’ailleurs, n’équivalait pas pour la France au péril d’une alliance entre l’Angleterre et la Russie, et à celui d’une guerre universelle. Les esprits les moins disposés aux transactions après le traité signé sans la France et à son insu se seraient empressés, on peut le croire, de les conseiller dans une certaine mesure, alors que le pays pouvait encore les faire honorablement, car autre chose est de se montrer décidé en face d’une situation périlleuse, autre chose est d’empêcher par sa prudence une telle situation de se produire.

Au lieu de cela, qu’a-t-on fait ? On a montré de l’entêtement sans décision, et l’on a lassé par ses délais sans inquiéter par ses préparatifs ; on n’a su ni s’opposer énergiquement au danger dans son principe, ni faire spontanément en temps utile une concession pour le conjurer. C’est ainsi que nous sommes arrivés, dans notre incertitude et notre confiance, jusqu’à cette extrémité de subir la loi de l’Europe aux dépens de notre influence, si ce n’est de notre honneur, ou d’engager contre elle une lutte de vengeance et de désespoir.

Dans le premier trimestre de 1840, à l’arrivée du nouvel ambassadeur du roi à Londres, le moment était évidemment arrivé de prendre une résolution définitive. Donner pour instructions à M. Guizot, en l’envoyant en Angleterre, de gagner du temps, et d’observer, d’écouter toutes les propositions sans prendre de parti sur aucune ; se préoccuper de la mission de M. de Brunow comme d’un incident, au lieu d’y voir une combinaison nouvelle d’un succès trop certain, si la France ne coupait court brusquement à des ouvertures si redoutables pour elle-même, c’était laisser au hasard des évènemens ce que la bonne politique prescrivait impérieusement de lui ôter.

Deux cabinets ont successivement partagé, à cet égard, des illusions que les préoccupations publiques en France contribuaient d’ailleurs à faire naître et à entretenir. Le ministère du 12 mai a pensé que le rejet par l’Angleterre des secondes propositions Brunow entraînait pour conséquence un rapprochement avec le gouvernement français, et il a constamment maintenu la demande de la Syrie et de l’Égypte héréditaires pour le vice-roi, en ne retirant de ses propositions primitives que la possession viagère de Candie ; le ministère du 1er  mars a cru que le fait même de sa formation, et l’éclatante déclaration politique qui l’avait précédée, allaient nous rendre les plus beaux jours de l’alliance anglaise ; il n’a pas douté que devant la cendre de Napoléon qu’elle venait de nous rendre, notre alliée ne s’empressât de faciliter, au prix de quelques concessions, la marche d’un cabinet qui faisait de l’union intime des deux pays la base et le résumé de ses croyances politiques.

Comment admettre d’ailleurs, s’écriait-on à cette époque, que l’Angleterre, menacée par la Russie jusqu’aux extrémités de son vaste empire, qui trouvait partout l’influence russe sur ses pas, en Perse et dans la Haute-Asie aussi bien que sur le Bosphore, que l’Angleterre, qui refusait avec son vieux Chatam de discuter contre tout homme ne voyant pas que le maintien de l’empire ottoman était la condition même de l’existence de l’empire britannique ; comment croire que cette puissance, foulant soudainement aux pieds et ses profondes antipathies, et ses amitiés récentes, et sa haine du despotisme, et sa foi constitutionnelle, se priverait, pour un intérêt du second ordre, du plus puissant moyen de résistance aux projets de Catherine ? comment supposer qu’elle ferait taire dans son cœur sa haine éternelle contre la Russie, devant sa haine d’un jour contre un pacha d’Égypte ?

Ainsi s’entretenaient des illusions désastreuses, et des lieus communs de journaux sur l’alliance des deux grandes nations libérales masquaient à tous les yeux le travail souterrain qui se faisait à Londres. La France ne comprenait pas qu’elle n’avait plus de concession à attendre depuis qu’elle avait cessé d’être nécessaire pour résoudre la question de Constantinople ; elle ne voyait pas se produire cette évolution nouvelle par laquelle la politique anglaise allait chercher la solution des graves questions que l’Orient porte en son sein dans le concert exclusif de deux grandes puissances.

Cependant les propositions anglaises, loin de se rapprocher des nôtres, s’en éloignaient de plus en plus ; à l’offre faite, sous le 12 mai, de donner le pachalick d’Acre en hérédité sans la place, avait succédé, sous le 1er  mars, l’offre illusoire de donner la place sans l’hérédité. Mais cette immobilité de la négociation, ce parti pris de la part du cabinet anglais, ces derniers efforts de l’Autriche, alarmée d’une résolution décisive, n’apportaient d’enseignement à personne, et l’on tenait l’alliance pour si bien trempée, qu’on ne reconnaissait à aucune puissance humaine le pouvoir de la rompre.

Déjà cependant l’Angleterre, après six mois de méditations sur les éventualités les plus éloignées de cette immense affaire, avait pris son parti avec cette résolution calme et forte qui ne lui manque en aucune grande circonstance. Pendant que l’on préparait sa réconciliation avec Naples, elle disposait froidement l’insurrection de la Syrie ; puis, un mois plus tard, elle expliquait la signature du traité par la découverte d’une négociation directe qu’aurait fomentée la France. Au fond, cette explication en valait une autre pour masquer une décision dont notre adhésion tardive et contrainte n’eût pas changé le caractère, décision qui n’en serait pas moins restée, même avec cinq signatures, le premier monument de l’accord de l’Angleterre et de la Russie pour régler, selon leurs vues et par leur prépondérance absolue, les affaires de l’empire ottoman. La France aurait été invitée à signer des stipulations contraires à ses intentions manifestées avec tant de persistance, que ce témoignage de déférence n’eût pas rendu sa défaite moins éclatante. Les égards de protocole ne restituent pas aux cabinets l’influence politique qui se retire, et la France était évidemment vaincue à Londres du moment qu’il ne lui restait d’autre ressource que d’y subir les conditions qu’elle n’avait pu faire modifier. Le défaut d’une invitation adressée à notre gouvernement pour joindre sa signature à celle des quatre puissances peut sembler un manque de procédés ; mais là n’est pas la gravité de l’acte lui-même, là n’est pas la rupture de l’alliance de dix années : cette rupture gît tout entière dans ce grand fait d’un rapprochement opéré moyennant des concessions réciproques entre les cours de Russie et d’Angleterre pour régler les affaires d’Orient sur d’autres bases que celles proposées par la France.

Quelle est la valeur politique de ce fait nouveau, si long-temps réputé impossible, et que nous étions à peine admis, dans la discussion de 1839, à signaler à la tribune comme une éventualité lointaine ? Quels ont été, dans l’esprit des puissances signataires, la portée immédiate et les conséquences plus éloignées du traité de Londres ?

En s’en rapportant aux organes de la publicité, et même à des appréciations d’un caractère plus élevé, l’acte du 15 juillet aurait été à la fois une coalition contre la révolution française, le préliminaire d’un partage de la Turquie, puis en même temps, et le plus souvent sans transition, une œuvre toute individuelle de lord Palmerston, une petite vengeance contre la personne de M. Thiers, un nuage passager entre les deux nations dont les intérêts ne restent pas moins unis pour l’avenir, une sorte de brouille d’époux, destinée à leur rendre bientôt les douceurs du honey-moon.

Dans la solennelle discussion qui vient d’occuper le monde, M. le ministre des affaires étrangères du cabinet actuel, dont les paroles empruntent tant d’autorité à son ancienne situation et à sa position présente, et avec lui les membres de la majorité de la commission, après un laborieux examen des détails de cette grande transaction, ont paru en attribuer la conclusion soudaine à deux causes : la persistance de la France dans des propositions itérativement repoussées par les autres cours, et la découverte d’une négociation séparée tendant à l’arrangement direct entre le suzerain et son vassal. M. le ministre des affaires étrangères a cru pouvoir ajouter que, dans sa conviction profonde, le traité ne s’appliquait en réalité qu’aux intérêts qu’il avait définis, que cet acte ne contenait rien de moins et rien de plus, et il a paru l’envisager beaucoup moins comme l’inauguration d’une politique nouvelle dans les affaires d’Orient que comme un incident déterminé par certaines fautes ; il a semblé enfin y voir un épisode, grave sans doute, mais transitoire, dans l’histoire de nos bons rapports avec la Grande-Bretagne.

Nous ne saurions accepter cette opinion, et réduire à de telles proportions le grand acte qui a si vivement ému la France et le monde.

Le gouvernement français a eu le tort réel, et nous l’avons déjà reconnu, de ne pas modifier son attitude à Londres sitôt que la position s’y était trouvée radicalement changée par les progrès évidens de la négociation Brunow ; il a eu le tort moins sérieux, réel cependant, de fournir, par l’envoi de M. Périer en Égypte, non pas un motif, mais un prétexte au gouvernement qui ne craint pas de mettre une tentative de conciliation parfaitement légitime, même au point de vue du concert européen, puisque l’accord prétendu dont on arguait depuis le 27 juillet était alors évidemment rompu, en regard de l’insurrection de Syrie et des ordres sans exemple donnés aux amiraux de sa flotte ; mais ces torts ne suffisent en aucune façon pour expliquer, au simple point de vue des intérêts de l’Angleterre, le brusque et complet abandon de l’alliance française.

Ce serait aussi par trop nous rabaisser dans l’estime du monde que de croire notre concours d’un prix assez faible pour être aussi légèrement répudié. L’alliance française ne vaudrait pas pour la Grande-Bretagne une simple contrariété ; elle ne résisterait pas, cette alliance, à un accès de mauvaise humeur, et le concours d’une armée de cinq cent mille hommes, d’une flotte formidable, et l’appui du nom de la France, ne compenseraient pas le très faible inconvénient de laisser quelques années à un septuagénaire le gouvernement des provinces occupées par ses armes ! Oh ! c’est pour le coup que le traité du 15 juillet serait la plus sanglante des dérisions, la plus amère des insultes ! c’est pour le coup que la France devrait trouver dans son honneur outragé la force de révéler ce qu’elle vaut au cabinet qui l’aurait aussi indignement oublié !

Mais non, qu’on se rassure : nous n’avons pas subi ce dernier outrage, nous n’avons pas été livrés à si bon marché dans la conférence de Londres, et lorsqu’on s’est séparé de nous, en arguant des torts de notre cabinet, on a compris qu’on faisait une chose grande, sérieuse, et, tranchons le mot, irrévocable. On a pu penser que la France s’isolerait d’abord et n’oserait rien dans son isolement : en cela, l’on a eu raison ; mais on n’a pas cru, on n’a pas pu croire qu’elle pardonnerait l’outrage de son alliance aussi cavalièrement livrée ; on n’a pas pu ignorer qu’une réaction formidable se préparerait bientôt contre notre union léonine avec l’Angleterre dans l’esprit même de ses plus aveugles partisans. On connaît à Londres et la vivacité de nos impressions et l’entraînement de nos pensées ; l’on y a certainement pressenti, avant de signer le traité, des paroles analogues à celles de M. Mauguin, on en a mesuré d’avance l’effet énorme sur la chambre, sur la nation et sur l’Europe. L’Angleterre ne nous méprise pas assez, croyons-le bien, pour n’avoir pas compris qu’en signant la convention du 15 juillet, elle déchirait de sa propre main le gage de notre union. Si elle s’est décidée à se passer de nous pour le règlement ultérieur de cette grande affaire d’Orient, si elle a gratuitement renoncé à la seule alliance qui rendît pour long-temps du moins inexécutables les plans de la Russie, c’est qu’elle s’est d’avance résignée à les subir, en s’assurant des avantages qui finiront peut-être un jour par lui faire devancer à elle-même le cours des évènemens.

Il n’y a, sans doute, rien d’écrit, à l’heure qu’il est, entre M. de Brunow et lord Palmerston, et si les Russes s’établissaient aujourd’hui à Constantinople, cet évènement aurait une telle influence sur l’opinion publique en Angleterre, qu’il suffirait, on peut le croire, pour rompre une alliance naissante, et briser le ministre qui a si hardiment ouvert une phase nouvelle à la politique de son pays. Des assurances à cet égard sont donc parfaitement inutiles, et ne manqueraient pas même d’une certaine naïveté. Mais ce qui reste démontré pour tout esprit sérieux, connaissant et la politique de l’Angleterre et le sens droit et pratique de ce pays, c’est qu’un point de vue tout différent de celui où l’on s’était placé depuis un siècle s’est ouvert pour le cabinet, lorsqu’il a signé le traité du 15 juillet, et pour la nation elle-même, lorsqu’elle a ratifié l’œuvre de son gouvernement par une approbation qui n’est douteuse pour personne. L’Angleterre soupçonne déjà qu’il y a moyen de s’arranger avec la Russie dans l’Orient, autrement qu’à coups de canon. En se plaçant aux bords de l’Euphrate et sur l’isthme de Suez dans une position identique à celle qu’occupe sa rivale sur le Bosphore, elle vient de faire un premier acte de résignation pieuse à la destinée très versée dans la science du droit public, tel que les publicistes des deux derniers siècles l’ont faite, elle a rempli un impérieux devoir en pondérant l’influence russe en Roumélie par l’influence anglaise en Syrie et en Égypte ; elle saura pousser jusqu’au bout cet esprit de résignation, en faisant le sacrifice de ses haines aux nécessités de l’équilibre européen, et la croisade furieuse de M. Urquhart avortera désormais contre la pacifique théorie des compensations.

L’Angleterre n’a certainement pas encore le projet arrêté d’occuper en toute souveraineté la vallée du Nil et les chaînes du Liban ; mais lorsqu’elle s’établissait au fort William et au fort Saint-George, lors même qu’elle gagnait la bataille de Plassey, elle ne soupçonnait pas non plus que d’un tel évènement sortirait bientôt un fabuleux empire de cent millions d’ames. Elle n’a pas conçu à priori la pensée de conquérir les Indes, et cette conquête est sortie de la force des choses, à laquelle il est juste de reconnaître que le cabinet britannique s’est long-temps efforcé de résister. Or, la domination de l’Égypte et de la Syrie, l’occupation des deux routes de l’Inde, la centralisation à Alexandrie du commerce de ce grand peuple dont les deux capitales s’appellent Londres et Calcutta, la réalisation complète des destinées conçues pour la ville d’Alexandre par le génie de son grand fondateur, la domination des fellahs de l’Égypte et des fières tribus de la Syrie, à l’aide du merveilleux système qui ploie sans effort comme sans souffrance sous la civilisation de l’Europe et les peuples du Gange aux mœurs timides, et les hordes indomptées de l’Himalaya ; ce sont là autant de faits contre lesquels nous lutterions désormais en vain, et que les deux mondes peuvent tenir pour irrévocablement consommés. J’ignore si les Anglais évacueront Saint-Jean-d’Acre : cela se peut, et je le crois ; mais, ce que je tiens pour certain, c’est que ce siècle n’aura pas terminé son cours avant que le régime politique de l’Inde anglaise soit établi aux bords même de la Méditerranée. L’Égypte et la Syrie auront aussi leurs pachas et leurs émirs pensionnaires du grand empire maritime ; ils recevront de sa libéralité de l’or, des armes, des officiers, puis des garnisons et des citadelles ; alors il en sera de l’intégrité de l’empire ottoman comme il en fut de la suzeraineté du Mogole de Delhi. Ceci est le dernier terme de la question d’Orient, telle que le traité du 15 juillet l’a commencée.

À ce prix, l’Angleterre pourrait à coup sûr livrer un jour Constantinople. Sans contester la haute importance d’une telle possession, il faut en effet se garder de l’exagérer pour en apprécier la valeur réelle.

Dans notre opinion, Constantinople apporterait à la Russie un grand accroissement de force morale plutôt qu’un immense développement de puissance matérielle. On oublie trop en traitant cette question qu’on s’inquiète de faits déjà presque complètement accomplis. Constantinople ne fera pas de la Russie une puissance maritime, car elle l’est déjà, puisqu’elle est maîtresse de la mer Noire, et qu’elle y entretient une flotte formidable ; Constantinople ne fera pas de la Russie une puissance commerciale, car on tisse le coton et l’on raffine le sucre en Crimée aussi bien qu’à Manchester, et Odessa communique chaque jour avec Liverpool. La plupart des argumens en circulation en France et en Angleterre sur ce sujet s’appliquent bien moins à l’état actuel des choses qu’à ce qu’était la Russie avant que la mer Noire fût un lac russe, et que ses provinces méridionales fussent dominées par la civilisation et l’industrie de l’Europe. Ce qu’on redoute existe, et si c’était un malheur pour le monde, ce malheur-là serait déjà presque consommé.

Que gagnera donc la Russie en occupant Constantinople ? D’avoir les clés de sa maison. C’est beaucoup sans doute, je ne le nie pas ; mais en quelles mains sont donc ces clés ? Est-il un portier plus débonnaire et dont on doive moins redouter les capricieuses velléités ? Refusera-t-il jamais d’ouvrir ces portes, tant qu’une armée aux pieds des Balkans menacera Andrinople, tant qu’une flotte pourra dans trois jours venir les forcer ou incendier le sérail en cas de refus ? Si la Russie avait aujourd’hui une collision dans la Méditerranée avec une puissance maritime, le divan serait-il en mesure de clore les Dardanelles pour empêcher la sortie des escadres de Sébastopol ? pourrait-il davantage empêcher un corps russe d’occuper en pareil cas les châteaux d’Europe et d’Asie pour défendre le détroit contre une flotte ennemie ? Il n’est pas de stipulations écrites qui tiennent contre de pareils faits. L’Europe aura beau passer des notes diplomatiques, elle n’ôtera jamais à la Russie le bénéfice d’une telle proximité, et les traités préparés laborieusement dans les chancelleries pour la garantie de Constantinople devront, sous peine de rester frappés d’un vice originel et d’un ridicule, trouver préalablement un moyen de rapprocher Toulon de la mer de Marmara et d’en éloigner Sébastopol. Lorsque ce problème géographique aura été résolu, j’entrerai de grand cœur dans le concert européen.

Ne raisonnons donc pas sur l’occupation de Constantinople, comme on aurait pu le faire avant les conquêtes de Pierre Ier et de Catherine II. Concevons bien, d’une part, que la Russie se dirige vers le Bosphore par une force d’entraînement aussi irrésistible que celle qui pousse les grands fleuves de leur source à leur embouchure dans l’Océan[5]. Comprenons bien, de l’autre, la portée véritable de cet évènement dans l’économie générale du monde. La conquête de Constantinople constituera, dans la Méditerranée, une marine puissante : celle-ci sera bien loin cependant d’égaler la marine anglaise ; mais par son association avec la nôtre elle préservera la liberté commerciale du monde si sérieusement menacée. Cette conquête donnera nécessairement à la Russie le patronage et peut-être la souveraineté de l’archipel et d’une portion de l’Asie-Mineure : extension redoutable sans doute, qui ne compenserait pas néanmoins celle que la domination de l’Angleterre, depuis Alexandrie jusqu’à Bagdad, assurerait à la souveraine des deux presqu’îles de l’Inde.

Il se peut donc que la Grande-Bretagne accepte un jour, même au prix de Constantinople, le complément d’une domination qui comptera probablement alors la Chine parmi les peuples vassaux de son empire ; il se peut qu’elle se résigne à livrer à ses destinées la ville de Constantin. Il se peut aussi, et nous n’avons garde de le nier, qu’elle recule devant l’audace d’une aussi grande chose. Si le traité du 15 juillet est le premier pas dans cette carrière, le but est bien loin encore derrière la génération contemporaine, et plus d’une fois, sans doute, les reviremens de l’opinion feront hésiter l’Angleterre entre son vieux système anti-russe et la politique nouvelle si résolument commencée par lord Palmerston.

Que s’il en est autrement, et si l’alliance du 15 juillet est destinée à résister aux complications prochaines de l’Orient, la France peut voiler pour jamais la statue de sa gloire, et descendre silencieusement et sans résistance au rang des puissances secondaires, car l’arrêt porté sur elle sera devenu irrévocable. L’alliance de l’Angleterre et de la Russie, c’est à la fois la paix et l’asservissement du monde ; c’est son asservissement fondé sur l’abaissement politique de l’Allemagne et de la France ; c’est la paix telle que la servitude la donne, la paix et pour long-temps peut-être, car le partage de la terre serait consommé.

Qu’on veuille bien ne pas sourire trop dédaigneusement à ces périls fantastiquement évoqués, qu’on ne dise pas surtout avec une gravité bouffonne que l’empire de l’Inde sera le sujet d’une éternelle hostilité entre la Russie et la Grande-Bretagne, comme si les Russes convoitaient le Bengale pour s’y établir, comme si, une fois rendus à Constantinople, ils songeraient encore à aller à Calcutta, comme si leurs tentatives actuelles aux extrémités même de l’Asie étaient autre chose que des étapes vers le Bosphore ! Qu’en appréciant la politique conjecturale, les puissans raisonneurs soient aujourd’hui modestes, et qu’ils sachent bien qu’au temps près, dont le bénéfice ne manque jamais aux nations assez fortement constituées pour l’attendre, il y a moins loin de l’état actuel des choses à celui-là que de l’alliance anglaise de 1839 à l’alliance anglo-russe de 1840.

Le traité de Londres est l’un des évènemens de ce siècle les plus féconds en conséquences menaçantes. Ainsi l’a compris l’instinct public, qui va droit au fond des choses et supprime les transitions pour aborder les situations politiques dans leur réalité intime et leurs fatalités logiques ; ainsi le comprend sans doute aussi le cabinet du 29 octobre, lors même qu’il affecte d’en amoindrir la portée en le réduisant aux proportions d’une sorte de représailles contre l’arrangement direct ; autrement il serait insensé d’imposer à la France les énormes sacrifices qu’on lui montre en perspective pour deux années, car il n’y aurait aucun motif sérieux à ces armemens hors de toute proportion avec nos ressources. Ou le cabinet nouveau sacrifie à une sorte de respect humain et aux considérations les plus coupables l’or et les forces vives du pays, ou il s’inquiète autant que nous-même d’un accord et d’un avenir sur lequel il est loin d’avoir dit sa pensée tout entière.

Le traité du 15 juillet n’a pas seulement donné à l’affaire d’Orient une direction déplorable pour la France ; il a tristement révélé son isolement en Europe, au sein des gouvernemens et des peuples. L’Autriche et la Prusse ont embrassé avec ardeur l’idée d’un accord européen dont nous serions exclus ; l’une et l’autre ont fait à cette passion d’une autre époque des sacrifices d’influence et peut-être de sécurité. La convention de Londres, qui, prise au pied de la lettre, n’offre en effet qu’une importance secondaire, si l’on n’y voit que la part trop faible faite au pacha d’Égypte, tire donc son caractère véritable de sa double tendance politique. D’une part, c’est un vague ressouvenir de Chaumont ; de l’autre, c’est le principe avoué de la direction suprême de l’Angleterre et de la Russie dans les affaires d’Orient. C’est une ombre évoquée dans le passé, c’est une perpétuelle menace dans l’avenir.

Les conséquences éventuelles d’un pareil acte, et l’isolement où le seul fait de sa conclusion plaçait la France, imposaient à celle-ci l’impérieux devoir d’arrêter le mal dès son principe, en réclamant avec une décision calme, mais inflexible, une modification à l’état de choses, très alarmant pour elle, créé par le traité. Espérer que ce traité conclu ne serait pas ratifié, ou que, les ratifications échangées, il serait sursis à son exécution ; ne pas pressentir que cette exécution serait hardie autant que rapide, à raison même des obstacles que tout retard pouvait entraîner, c’eût été se bercer d’illusions tellement inexplicables, que tout le monde se défend aujourd’hui de les avoir éprouvées. Il fallait donc qu’une résolution instantanée répondît à un acte tout au moins imprudent, qui, en rompant une alliance de dix années, déplaçait soudainement toutes les positions du monde politique ; il fallait que la France se mît immédiatement en mesure d’obtenir, par un complément de négociations appuyé d’une intervention directe sur le théâtre des évènemens, une modification aux dispositions de Londres, modification bien moins importante pour sauver les intérêts du pacha d’Égypte que pour prévenir les conséquences ultérieures de l’intervention anglo-russe en Orient.

Nous éviterons le ridicule des plans de campagne tracés après coup ; mais nous devons à notre conscience de déclarer qu’à nos yeux, si une fâcheuse indécision n’avait paralysé toutes les résolutions du gouvernement, il y avait des moyens à employer pour rendre l’exécution intégrale du traité tellement difficile, que les puissances signataires, ménagées d’ailleurs dans leurs justes susceptibilités, comme nous demandions à l’être nous-mêmes, auraient vraisemblablement accepté, avant de pousser les choses à outrance, l’occasion d’ouvrir des négociations avec la France. Ne peut-on pas croire, par exemple, que si, au lieu de paraître menacer l’Europe tout entière par la violence et le vague même de ses projets, la France, maintenant soigneusement à la question son caractère exclusivement oriental, avait jeté, à l’instant même du traité dénoncé, quelques milliers de ses soldats dans Saint-Jean-d’Acre, et envoyé à sa flotte, non pas lors de la tardive scission du 2 octobre, mais durant l’unanimité des derniers jours de juillet, l’ordre de cingler vers Alexandrie, ne peut-on pas croire qu’un cours tout différent eût été imprimé aux évènemens dans ces contrées ? Les relations de chaque jour entre Alger et Toulon assuraient, ce semble, et la promptitude et le secret d’une telle expédition, qui ne contrariait pas d’ailleurs la lettre du traité, puisque celui-ci garantissait primitivement la place d’Acre au pacha d’Égypte. Quelle objection aurait du moins rencontrée un système de coopération analogue à celui qui avait prévalu pour l’Espagne, par exemple, un système qui, poussé avec ardeur, aurait donné en quinze jours au pacha d’Égypte, dans nos garnisons du midi et dans celles de l’Algérie, une force militaire supérieure à celle qui a renversé sa puissance ? Si des uniformes français s’étaient montrés en Syrie, si la France n’avait pas abandonné au hasard des évènemens les populations dont le cœur bat depuis tant de siècles à l’unisson du sien, si elle avait pris l’engagement solennel d’écouter leurs vœux et de faire droit à leurs justes griefs, n’est-il pas évident qu’une démoralisation soudaine n’aurait pas livré à quinze cents Anglais l’avenir de ces magnifiques contrées ?

On a beaucoup reproché au cabinet du 1er  mars ses résolutions du 2 octobre et la rentrée de l’escadre à Toulon. Sans le défendre à cet égard contre des reproches qu’il a paru accepter lui-même, nous dirons que l’inaction de la flotte nous paraît bien moins excusable avant le mois d’octobre qu’après la crise ministérielle de cette époque, et qu’à nos yeux tout avait cessé d’être possible du jour où l’on avait laissé l’Angleterre en mesure de dominer la côte entière de la Syrie, sans craindre de rencontrer la France devant elle. Le seul cas de guerre vraiment efficace et digne de nous était l’interdiction d’attaquer une place forte couverte par la présence de notre drapeau.

D’ailleurs, était-ce la guerre qu’une interférence conforme aux principes les plus rigoureux du droit des gens, en face d’un traité dont la portée peut échapper à ceux même qui l’ont conclu de bonne foi ? était-ce la guerre qu’une intervention conciliatrice en Syrie après que la paix du monde avait résisté à une intervention bien moins régulière à Ancône ? Non, ce n’était pas la guerre, nous en avons la conviction intime, et nous pourrions au besoin appuyer un avis sans aucun poids par lui-même sur les plus imposantes autorités. Mais la guerre fût-elle sortie de ces mesures prudemment combinées, qu’alors, appuyée sur l’honneur et sur le droit, elle eût été mille fois préférable et à la paix qui nous est faite, et aux hasards dont nous étions menacés. Notre supériorité, du moins temporaire, dans la Méditerranée n’a pas été contestée dans la discussion ; elle nous permettait de nous établir en force sur le théâtre des évènemens. Si un conflit fatal devait sortir plus tard de dispositions légitimées par la prudence et par le droit commun des nations, nous étions dès-lors en mesure d’attendre l’ennemi derrière nos frontières, au lieu de le menacer sur le Rhin et sur les Alpes en engageant la Sardaigne et la confédération germanique tout entière dans une querelle sortie d’un traité pour un règlement de limites en Syrie.

La solution de la question d’Orient a été perdue pour la France du jour où, derrière le traité du 15 juillet, une portion de la presse française a fait apparaître les traités de 1815, et lorsque nous avons semblé vouloir faire, dans des conditions moins favorables, ce que nous avions refusé lorsque la Belgique, la Pologne et l’Italie nous tendaient les bras, et que la neutralité de l’Angleterre ouvrait du moins des chances à une lutte égale. Ici nous n’accusons pas le cabinet, qui a souffert sans nul doute plus que personne de la direction si imprudemment imprimée à l’opinion ; nous constatons seulement un fait dont il a été, nous le reconnaissons, bien moins responsable que victime. L’opinion européenne, qui eût applaudi à tout acte de résolution fait en temps utile en Orient, s’est soulevée à la tardive provocation que la France jetait au monde pour se venger de ses déboires diplomatiques. Nos neuf cent trente mille hommes du printemps prochain auraient trouvé l’Europe tout entière en armes, en face d’eux, évoquant les souvenirs de 1813 et ne s’inquiétant pas d’une excitation factice qui eût difficilement compensé par son énergie les embarras qu’elle nous aurait créés. Placée entre une guerre révolutionnaire entreprise sans fanatisme et une lutte régulière soutenue sans alliance et sans aucune chance sérieuse de succès durable, l’opinion n’aurait pas donné au gouvernement cette force qu’elle emprunte elle-même ou à l’entraînement des passions, ou au sentiment profond du droit.

On sait d’ailleurs quelle cruelle déception devait bientôt saper par sa base ce plan déjà si hardi par lui-même. La Syrie soumise sans résistance, Acre tombé, le pacha traitant dans Alexandrie sous le canon britannique, tous ces faits auraient donné à la France continuant ses armemens, pour obtenir une modification à un traité déjà accepté par la partie intéressée, une attitude vraiment difficile à qualifier.

Résumant en peu de mots cette longue histoire de nos déceptions diplomatiques, nous dirons qu’il n’y a pas trop à s’étonner si un échafaudage de négociations élevé sur le mensonge patent de la note du 27 juillet a croulé par sa base en nous couvrant de ses débris. Peut-être nous permettra-t-on d’ajouter que, du 1er  janvier au 1er  septembre, il a existé un moment décisif pour transiger, comme un moment décisif pour agir, et qu’on a laissé passer ces deux instans suprêmes sans profiter de l’un pour faire accepter à l’opinion quelques concessions nécessaires devant le péril d’une coalition imminente, sans user de l’autre pour une intervention directe et courageuse. La note du 8 octobre émanait sans doute d’une honorable inspiration, mais elle laissait la France désarmée en Égypte et en Syrie, alors que son concours y devenait indispensable, et faisait du cas de guerre un moyen de rétablir notre honneur en Europe plutôt que de maintenir nos intérêts en Orient.

La chambre s’est donc trouvée dans cette situation déplorable de se résigner aux actes consommés, en ne prenant pour l’avenir que de vagues et insuffisantes réserves, ou d’accepter un plan assis sur une hypothèse de résistance si cruellement démentie par les faits, douloureuse alternative qui a pesé à plus d’une conscience.

Puissent au moins le pays et son gouvernement prendre au sérieux la situation qui nous est faite ! Puissent-ils comprendre que toute démonstration empressée pour sortir d’un isolement plus redoutable aux autres qu’à nous-mêmes serait à la fois une atteinte à la dignité nationale et la plus énorme des fautes ! S’il existait quelque part l’arrière-pensée de reprendre à la première démonstration amicale venue de Londres, et le cours de nos anciens rapports, et notre place dans cette conférence où la France siégerait désormais au-dessous de la Prusse ; si l’on avait conçu l’espoir de faire oublier à la nation le traité du 15 juillet, en accolant son nom à je ne sais quelle stérile et caduque garantie de l’intégrité de l’empire ottoman ; si l’on était dévoré du besoin de rentrer dans la communion des chancelleries étrangères, sans voir qu’entre la France et l’Europe la situation est radicalement changée depuis six mois, je plaindrais les hommes qui auraient conçu de telles pensées, car elles seraient l’arrêt de leur mort politique et le signal d’une inévitable réaction.

Il ne faut pas hésiter à le reconnaître, en prenant par le traité du 15 juillet l’initiative de la rupture du grand accord d’Aix-la-Chapelle, l’Europe a replacé la France à l’état de nature vis-à-vis d’elle, et, depuis la signature de cette convention, la paix du monde reste sans base comme sans garantie. C’est là un grand malheur sans nul doute, mais c’est aussi un fait qu’il faut savoir accepter dans toutes ses conséquences. Il n’y a ni dithyrambe pacifique, ni théorie humanitaire qui tiennent contre le sentiment de l’abaissement descendu au cœur d’un grand peuple ; et le jour où la nation aurait la pleine conscience qu’elle est tombée au rang des puissances du second ordre, ce jour-là la paix publique traverserait la plus terrible des épreuves, car l’on pourrait craindre de voir la France immoler son gouvernement en holocauste à sa vieille gloire. Le génie des peuples est indestructible comme leur histoire, et tout cabinet qui mettrait contre lui ces forces vives ne serait pas seulement le plus impopulaire des pouvoirs, il en serait encore le plus dangereux.

Or, c’est aux hommes plus spécialement préoccupés des intérêts de conservation et d’ordre intérieur qu’il appartient de le comprendre et de le confesser, la France s’inquiète pour sa juste part d’influence sur les destinées du monde. Elle se dit que depuis un siècle les dépouilles de tous les états faibles en Pologne, en Allemagne et en Italie, sont passées, par la conquête ou la spoliation, aux mains de quatre grandes puissances, et qu’elle n’a plus ses frontières de Louis XIV. N’est-il pas même trop évident qu’au point de vue de son système fédératif et de sa force relative, elle est descendue fort au-dessous de la France de Louis XV ? Après la paix honteuse de 1763, après l’inexpiable faiblesse de 1772, la France possédait encore de magnifiques colonies qu’elle a perdues ; son alliance intime avec l’Espagne, alors grande puissance maritime, lui permettait de résister à l’Angleterre et de la vaincre ; dans le Nord, elle contenait la Russie par la Suède et l’empire ottoman ; en Allemagne, elle paralysait, l’une par l’autre, la Prusse et l’Autriche, en état constant d’hostilité, et dominait sans résistance les petits états de l’empire attenant à ses frontières. Aujourd’hui la Russie est au cœur même de l’Allemagne et tient une flotte toujours armée pour Constantinople ; l’Autriche et la Prusse s’entendent contre nous, l’une pour garder ses acquisitions italiennes, l’autre pour conserver un pied sur le territoire même de la vieille France ; de nos plus intimes alliées, la Suède ne pèse plus dans la balance continentale, et l’Espagne se débat dans l’anarchie en insultant notre nom. Pendant ce temps, la Russie et l’Angleterre enlacent le monde de leurs formidables étreintes et signent un pacte qui semble nous ôter jusqu’à la chance dernière de leurs divisions et de leurs haines. Et l’on voudrait que la France se tînt pour satisfaite et heureuse du présent, qu’elle restât calme et stoïque en face d’un tel avenir ! Non, non ! croyez-le bien, ce ne sont pas seulement les instincts révolutionnaires et les passions mauvaises qui s’émeuvent et qui fermentent ; il y a de la souffrance et de l’anxiété dans les intérêts nombreux sur lesquels vous vous appuyez, mais qui, jusque dans leur égoïsme, ont besoin d’être ménagés. Il y a surtout un redoublement de mauvais vouloir et d’ironie dans ces influences d’un autre ordre que vous conviez avec raison à prendre au sein de la société nouvelle la place qui leur appartient. Si la révolution de 1830 leur semblait incapable de porter sans fléchir le legs glorieux transmis par tant de générations, les classes même qui ont si promptement amnistié l’empire tout couvert du sang de Condé, se tiendraient éternellement séparées d’un gouvernement sans prestige comme sans génie, dont le seul résultat historiquement constaté aurait été d’appeler à la direction des affaires des hommes peu préparés à la vie publique par leurs précédens, et venant étaler aux yeux du monde le spectacle d’ambitions sans grandeur et de rivalités implacables.

Grace au ciel, il y a en France autre chose que des utilitaires et des jacobins ; il est une politique civilisatrice et nationale qui répudie la politique chinoise comme la politique napoléonienne. S’appuyer sur les seuls intérêts de l’ordre matériel pour résister à l’entraînement révolutionnaire serait le moins sûr de tous les calculs, et proclamer le système de paix comme inhérent à l’essence même de la monarchie de 1830 serait la plus dangereuse des formules. Un ministère peut sans doute faire de la paix la base de son administration temporaire, parce qu’un cabinet ne suffit d’ordinaire qu’à une seule situation ; mais un gouvernement embrassant dans sa durée les phases les plus diverses ne pourrait, sans un immense péril, paraître envisager l’éventualité d’une guerre comme impliquant une sorte d’incompatibilité avec sa nature même. L’Europe, qui signale la France comme le centre de toutes les violences révolutionnaires, a violé elle-même depuis un siècle avec tant de cynisme les maximes les plus sacrées du droit des gens et les plus simples prescriptions de la politique, elle nous a fait une situation si fausse et si précaire, que de tous les pays du monde la France est à coup sûr celui où l’on prendrait avec le moins d’à-propos l’initiative de la théorie de l’abbé de Saint-Pierre. Notre devoir est de proclamer, pour l’éventualité d’une crise européenne, de nouveaux et plus généreux principes de droit public ; nous pouvons à l’avance subordonner solennellement l’esprit de conquête au droit imprescriptible des nationalités ; mais la France se doit à elle-même de ne pas se désintéresser de l’avenir, et de ne point jeter l’ancre à l’instant même où la face du monde change autour d’elle.

Que l’on ne se méprenne pas sur le sens de cette observation et sur le sentiment qui nous l’inspire. Bien loin de condamner les résolutions pacifiques du cabinet actuel, nous nous y sommes pleinement associé, parce que, dans la situation où le plaçaient et des fautes antérieures et des déceptions inouies, le parlement n’avait évidemment à consacrer que le principe de la paix armée et de l’isolement de la France. Mais cette résolution, base d’une politique nouvelle, n’est pas à nos yeux une vaine et dispendieuse satisfaction donnée à l’opinion publique. La France, tout entière désormais au soin d’augmenter ses ressources militaires et surtout ses ressources maritimes, se retire, parce que le soin de ses intérêts comme de son honneur le lui commande, des transactions entamées en Orient, en protestant par son absence. Libre de l’alliance qui pesait sur elle à ses portes comme à l’extrémité du monde, elle va attendre, sans la hâter par des avances peu politiques, la seule chance que la Providence puisse ménager à sa fortune, celle d’un désaccord entre l’Angleterre et la Russie, pour prendre dans cet instant décisif conseil de ses seuls intérêts.

Elle se gardera donc de protéger de son nom aucune ruine, et d’accoler sa garantie à aucun acte de nature à compromettre l’avenir. Elle ne rentrera pour aucun prix dans les transactions relatives à l’Égypte, parce que de quelque manière qu’elles se terminent, et à quelque concession que la Porte puisse être amenée, le pacha ne sera plus qu’un agent soumis de l’Angleterre, qu’un nabab placé à l’avant-garde de l’empire des Indes, rôle qui a pu coûter d’abord à sa fierté, mais qu’il accepte avec une résignation toute musulmane. Elle ne nouera pas, en ce moment du moins, de négociation directe relative à la condition politique de la Syrie, parce qu’une telle négociation échouerait infailliblement contre l’influence anglaise, ou se terminerait à son profit exclusif ; elle saura attendre, pour reprendre en ce pays la prépondérance qui lui appartient, les embarras qu’engendrera bientôt pour le gouvernement britannique une intervention de jour en jour plus délicate au sein de ces populations divisées de croyance, d’origine et d’intérêts ; elle ne poursuivra pas comme une victoire diplomatique la conquête de vaines stipulations relatives à Constantinople, stipulations qui se briseraient bientôt contre la puissance de faits invincibles. Elle résistera à la tentation de rentrer accessoirement dans la conférence qui a cru pouvoir se passer d’elle. Son isolement sera sérieux et digne, comme son repos sera fécond pour sa force et son avenir.

C’est ainsi que nous comprenons la paix armée, et c’est ainsi, nous n’hésitons pas à le dire, que la chambre presque entière l’a comprise. Si une interprétation moins nationale et moins politique était donnée à ce système, l’opinion s’élèverait bientôt pour protester contre elle. Il importe d’être bien fixé sur l’impression dominante que le grand débat de l’adresse a laissée dans le parlement et dans le pays. Non, la chambre ne voit pas l’Europe à l’état de coalition permanente contre nos institutions intérieures. C’est là un lieu commun que son bon sens répudie ; elle sait très bien qu’il faudrait des provocations fort directes de notre part pour que l’Europe se décidât à prendre contre nous l’initiative d’une agression. Elle n’est donc nullement alarmée pour la sécurité du gouvernement de 1830, qui peut bien nous ôter des alliances, mais ne nous suscitera jamais d’hostilités ouvertes ; ce n’est pas pour sa révolution que la France s’inquiète aujourd’hui ; ce qu’elle redoute, ce qui lui est apparu comme manifeste dans le cours de ce débat solennel, c’est l’abaissement de son influence et de sa dignité de grande nation ; ce qu’elle porte au plus profond de son cœur comme une incurable blessure, c’est le sentiment de son alliance méprisée, soit qu’on l’ait estimée d’un prix bien faible, soit que dans une insultante confiance on ait compté la retrouver toujours sous la main. La France ne pardonnera jamais au cabinet britannique l’initiative d’une telle rupture. C’est de ce côté, et de ce côté seul, que vont les irritations populaires et les préoccupations de l’avenir ; c’est vers ce point que doivent se diriger toutes les sollicitudes du pouvoir, car un pouvoir n’est fort dans les jours difficiles qu’en sachant dégager et comprendre ce qu’il y a de profond et de légitime jusque dans les plus vagues émotions du pays.


L. de Carné.
  1. La Revue a déjà publié sur la question d’Orient divers travaux dus à des plumes éminentes ; l’article d’aujourd’hui, sur les Conséquences du traité de Londres, s’éloigne quelque peu du point de vue des précédens ; mais la question est assez grande et assez ardue pour qu’on veuille entendre toutes les voix, nous voulons dire les voix importantes.
  2. Voyez la Russie, la France et l’Angleterre, etc.
  3. Séance du 1er  décembre 1840.
  4. Moniteur, séances du 1er  juillet 1839 et 11 janvier 1840.
  5. On nous permettra de renvoyer sur cette question au deuxième volume des Intérêts nouveaux en Europe, où nous avons eu occasion de la traiter avant qu’elle fût de circonstance.