Débauchées précoces/Tome 1/Chapitre 1

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Débauchées précoces, Bandeau de début de chapitre
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I



Dans la salle de départ de la gare, à Dijon, les voyageurs, prenant leur ticket pour le train de Paris, remarquaient un homme d’une cinquantaine d’années, qui allait et venait, avec au bras une fillette, fort jolie et fort élégante, de taille déjà assez élancée, pour qu’on s’étonnât des jupes courtes qu’elle portait encore.

Quelques personnes les connaissaient, car on les saluait fréquemment, et l’on finit par savoir que c’était l’oncle et la nièce, l’oncle, monsieur Paul Pleindinjust, président de tribunal, la nièce, mademoiselle Agathe Luneterre, âgée de quatorze ans, orpheline de père et mère, dont il était le tuteur.

Le tuteur accompagnait sa pupille à la gare pour la confier à un ami, qui acceptait de la ramener à un pensionnat, et cet ami n’apparaissait pas.

Une affaire importante obligeait le magistrat à s’en remettre à autrui d’un soin qu’il avait toujours rempli lui-même, et il éprouvait un vif chagrin à cette séparation avec une enfant qu’il aimait exagérément, et que la crainte des malins propos contraignait seule à faire instruire loin de lui.

Paul Pleindinjust était veuf, et une fillette aux yeux éveillés, à l’allure hardie, s’épanouissant sous son toit, dans la maison solitaire qu’il occupait à Saint-Abime, lieu de son siège judiciaire, n’eût pas manqué d’attirer l’attention sur sa sévère personne.

On dit qu’il n’y a de pires vertueux que les plus austères fripouilles, cet homme prêtait au dicton.

Sa nièce au bras, il la laissait se presser câlinement contre son épaule, il abaissait de temps en temps un regard aigu sur les yeux qu’elle levait, et on devinait qu’à l’émotion de l’oncle pouvait bien s’en joindre une plus intime, se rattachant à des rapports plus ou moins avouables avec la fillette.

Et leur étrange attitude éveillait aussitôt les curiosités !

Enfin, l’ami attendu arriva, et on l’accueillit avec la politesse cérémonieuse qui convient à des gens bien appris.

Célestin de Kulaudan, rentier et voyageur infatigable, domicilié à Paris, était cet ami. Possesseur de quelques biens dans les environs de Dijon, il réintégrait ses pénates, le jour même où, après ses vacances, Agathe devait repartir pour rentrer à son pensionnat ; il accepta sans difficulté la mission de la ramener, lorsque monsieur Pleindinjust, avec lequel il entretenait des relations, déjà anciennes, l’en sollicita.

Les billets pris, les bagages enregistrés, on passa sur le quai du départ : la nièce devenant plus affectueusement tendre pour son oncle, celui-ci eut sur le visage toutes les teintes des émotions violentes. Célestin, qui avait retenu un coupé, arrangea les petits objets de sa compagne de route et échangea quelques derniers mots avec le président ; le signal de monter dans les wagons fut donné, Agathe se jeta au cou de son oncle, et, non sans étonnement, Célestin, qui s’était penché à la portière ouverte pour lui tendre la main lorsqu’elle grimperait les marches, vit que ce baiser s’égarait jusqu’à réunir la bouche de l’homme mûr à celle de l’enfant.

— Tu me renvoies à Paris pour la dernière fois, oncle chéri, dit Agathe, tu me feras élever près de toi.

— Oui, pour la dernière fois.

Elle s’installa dans le compartiment ; la portière refermée par l’employé, elle sortit le buste au dehors de la vitre, l’oncle se tenait sur le marchepied, murmurant :

— Sois sage, ma mignonne, travaille bien, et je te garderai, je te le promets.

— Tu me l’avais déjà promis l’an dernier.

— Tu étais encore trop enfant, ma chérie, pour t’occuper de bien des détails domestiques, dont tu auras la charge.

Le sifflement de la locomotive ébranla la voûte.

— Adieu, au revoir.

— À bientôt.

Le train roulait. Célestin avait échangé un rapide salut avec l’oncle ; la nièce envoyait des signes avec la main ; la vitesse s’accentuait ; elle cessa les signes, sans quitter la portière, les yeux fixés sur les maisons qui fuyaient. Célestin l’étudia.