Décembre (Verhaeren)

La bibliothèque libre.
Poèmes (IIIe série)Société du Mercure de France (p. 197-200).
◄  NOVEMBRE

DÉCEMBRE


Dites, les gens, les vieilles gens,
Faites flamber foyers et cœurs dans les hameaux,
Dites, les gens, les vieilles gens,
Faites luire de l’or dans vos carreaux
Qui regardent la route,
Car les mages avec leurs blancs manteaux,
Car les bergers avec leurs blancs troupeaux,
Sont là qui débouchent et qui écoutent
Et qui s’avancent sur la route.

Voici le prince Charlemagne ;
Et Frédéric dont la barbe bataille
Dans les fables, en Allemagne ;
Et puis voici Louis qui fit Versailles.


Voici le triste enfant prodigue
Qui s’en revient, avec pourceaux et chiens,
Des pays lourds de la fatigue ;
Voici les béliers noirs qu’un patriarche,
Aux temps lointains, apprivoisait dans l’arche ;
Voici les pâtres de Chaldée
Qui contemplaient la nuit avec les yeux de leur idée,
Et ceux de Flandre et de Zélande
Qui s’estompent de brume et de légende,
Sous leurs chaumes, au fond des landes.

L’étrange et fantômal cortège
Et les traînes des longs manteaux
Et le bruit d’osselets que font les pattes du troupeau
Frôlent et animent la neige.

Là-haut, le gel s’étage en promenoirs
Que tachettent des feux, pareils à des acides,
Et d’où les anges clairs et translucides
Semblent surgir et flamboyer en des miroirs.

On aperçoit Saint Gabriel qui fut sculpté,
Au village, jadis, dans l’or du tabernacle ;
Saint Raphaël vêtu d’éclairs et de beauté ;

Et Saint Michel dont la bergère ouït l’oracle.

Et l’archange dont les ailes indélébiles
Vibrent au vent, dans les minuits du ciel,
Qui tout à coup se lève — et pose comme un scel,
Aux confins du Zénith, une étoile immobile.

Alors, là-bas, sur terre, au bout des plaines,
Sous l’étoile, dont plus rien n’est bougeant,
Une étable s’éclaire — et les haleines
D’un bœuf et d’un âne fument dans l’air d’argent.

À la clarté qui sort
Mystique et douce de son corps,
Une Vierge répare et dispose des langes,
Et, près du seuil, où sommeille un agneau,
Un charpentier fait un berceau,
Avec des planches.

Sans qu’ils voient les nimbes qui les couronnent,
Ils travaillent, tous deux, silencieusement :

Et prononcent de temps en temps,
Un nom divin qui les étonne.
Autour des murs et sous le toit,
L’atmosphère s’épand si pure et si fervente
Qu’on sent que des genoux invisibles se ploient
Et que la vie entière est dans l’attente.

Oh ! vous, les gens, les vieilles gens,
Qui regardez passer dans vos villages
Les empereurs et les bergers et les rois mages
Et leurs bêtes dont le troupeau les suit,
Allumez d’or vos cœurs et vos fenêtres,
Pour voir enfin, par à travers la nuit,
Ce qui, depuis mille et mille ans,
S’efforce à naître.