Découverte de la Terre/Deuxième partie/Chapitre III/I

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J. Hetzel (2p. 154-195).

CHAPITRE III

Les expéditions polaires et la recherche du passage du Nord-Ouest.

I

Les Northmen. — Erik-le-Rouge. — Les Zeni. — Jean Cabot. — Cortereal. — Sébastien Cabot. — Willoughby. — Chancellor.

En découvrant l’Islande, la fameuse Thulé, et cet océan cronien dont la vase, les bas-fonds et les glaces rendaient la navigation dangereuse, où les nuits sont aussi claires qu’un crépuscule, Pithéas avait ouvert aux Scandinaves la route du Nord. La tradition des navigations accomplies par les anciens aux Orcades, aux Féroë et jusqu’en Islande se conserva chez les moines irlandais, hommes instruits, hardis marins eux-mêmes, ainsi que le prouvent leurs établissements successifs dans ces archipels. Aussi furent-ils les pilotes des Northmen, nom que l’on donne généralement à ces pirates scandinaves, norvégiens et danois, qui se rendirent pendant le moyen âge si redoutables à l’Europe entière. Mais, si toutes les informations que nous devons aux anciens, grecs et romains, sur ces contrées hyperboréennes sont extrêmement vagues et pour ainsi dire fabuleuses, il n’en est pas de même pour ce qui concerne les entreprises aventureuses des « hommes du nord. » Les Sagas, — c’est ainsi qu’on désigne les chants islandais et danois, — sont excessivement précises, et les données si nombreuses que nous leur devons se trouvent tous les jours confirmées par les découvertes archéologiques, faites en Amérique, au Groenland, en Islande, en Norvége et en Danemark. Il y a là une source de renseignements des plus précieuses, longtemps inconnue et inexploitée, dont on doit la révélation à l’érudit danois C.-C. Rafn, et qui nous fournit, sur la découverte précolombienne du continent américain, des faits authentiques du plus haut intérêt.

La Norvége était pauvre et chargée de population. De là nécessité d’une émigration permanente qui permît à une notable partie de ses habitants de chercher, dans des régions plus favorisées, la nourriture qu’un sol glacé leur refusait. Lorsqu’ils avaient trouvé quelque contrée assez riche pour leur fournir un abondant butin, ils revenaient au pays et repartaient, le printemps suivant, accompagnés de tous ceux qu’entraînaient l’amour du lucre, de la vie facile et la soif des combats.

Chasseurs et pêcheurs intrépides, accoutumés aux dangers de la navigation entre le continent et cette masse d’îles qui le bordent et semblent le défendre des assauts de l’Océan, à travers ces fiords étroits et profonds qui semblent coupés dans le sol même par quelque gigantesque épée, ils partaient sur ces navires de chêne dont l’apparition fit trembler les riverains de la mer du Nord et de la Manche. Quelquefois pontés, ces bâtiments, grands ou petits, longs ou courts, étaient le plus souvent terminés à l’avant par un éperon, d’une taille énorme, au-dessus duquel la proue s’élevait parfois à une grande hauteur, en affectant la forme d’un S. Les hällristningar, ainsi nomme-t-on les représentations graphiques si souvent rencontrées sur les rochers de la Suède et de la Norvége, nous permettent de nous figurer ces rapides embarcations, qui pouvaient porter un équipage considérable. Tels le Long-Serpent d’Olaf Tryggvason qui avait trente-deux bancs de rameurs et contenait quatre-vingt-dix hommes, le navire de Kanut qui en portait soixante, et les deux bâtiments d’Olaf le Saint que montaient parfois deux cents hommes. Les rois de la mer, comme on appela souvent ces aventuriers, vivaient sur l’Océan, ne s’établissant jamais à terre, passant du pillage d’un château à l’incendie d’une abbaye, dévastant les côtes de France, remontant les rivières, notamment la Seine jusqu’à Paris, courant la Méditerranée jusqu’à Constantinople, s’établissant plus tard en Sicile, et laissant dans toutes les régions du monde connu des traces de leurs incursions ou de leur séjour.

C’est que la piraterie, loin d’être comme aujourd’hui un acte qui tombe sous le coup des lois, était, dans cette société barbare ou à demi civilisée, non-seulement encouragée, mais chantée par les scaldes, qui réservaient leurs louanges les plus enthousiastes pour célébrer les luttes chevaleresques, les courses aventureuses et toutes les manifestations de la force. Dès le VIIIe siècle, ces redoutables coureurs des mers fréquentèrent les groupes des Orcades, des Hébrides, des Shetland et des Féroë, où ils rencontrèrent des moines irlandais, qui s’y étaient établis, depuis un siècle environ, pour catéchiser les populations idolâtres.

En 861, un pirate norvégien, nommé Naddod, fut emporté par la tempête vers une île couverte de neige qu’il baptisa Snoland (terre de neige), nom changé plus tard en celui d’Iceland (terre de glace). Là encore les Northmen trouvèrent, sous le nom de Papis, les moines irlandais dans les cantons de Papeya et de Papili.

Ingolf s’installa quelques années après dans le pays et fonda Reijkiavik. En 885, le triomphe d’Harold Haarfager, qui venait de soumettre à ses armes toute la Norvége, porta en Islande un flot considérable de mécontents. Ils y établirent la forme de gouvernement républicaine, qui venait d’être renversée dans leur patrie et qui subsista jusqu’en 1261, époque à laquelle l’Islande passa sous la domination des rois de Norvége.

Ces hardis compagnons, amoureux des aventures et des longues courses à la poursuite des phoques et des walrus, une fois installés en Islande, conservèrent leurs habitudes errantes et poussèrent des pointes hardies dans l’ouest, où, trois ans seulement après l’arrivée d’Ingolf, Guunbjorn découvrit les cimes chenues des montagnes du Groenland. Cinq ans plus tard, un banni, Erik le Rouge, chassé d’Islande pour un meurtre, retrouva la terre entrevue par Guunbjorn par 64° de latitude septentrionale. La stérilité de cette côte et ses glaces le déterminèrent à chercher dans le sud une température plus clémente, des terres plus ouvertes et plus giboyeuses. Il doubla donc le cap Farewell à l’extrémité du Groenland, se fixa sur la côte occidentale et construisit pour lui et ses compagnons de vastes demeures, dont M. Jorgensen a retrouvé les ruines. Cette contrée pouvait alors mériter le nom de Terre-Verte (Groenland), que lui donnèrent les Northmen ; mais l’accroissement annuel et considérable des glaciers en a fait, depuis cette époque, une terre de désolation.

Erik revint en Islande chercher ses amis, et l’année même de son retour à Brattahalida (ainsi s’appelait son établissement), quatorze navires chargés d’émigrants venaient le rejoindre. C’était un véritable exode. Ces faits se passaient en l’an 1000. Aussi vite que les ressources du pays le permirent, la population groenlandaise s’accrut, et, en 1121, Gardar, la capitale du pays, devint le siége d’un évêché, qui subsista jusqu’après la découverte des Antilles par Christophe Colomb.

En 986, Bjarn Heriulfson, venu de Norvége en Islande pour passer l’hiver avec son père, apprit que celui-ci avait rejoint Erik le Rouge au Groenland. Sans hésiter, le jeune homme reprend la mer. Il cherche au hasard un pays dont il ne connaît pas même exactement la situation, et les courants le jettent sur des côtes qu’on croit être celles de la Nouvelle-Écosse, de Terre-Neuve et du Maine. Il finit cependant par arriver au Groenland, où Erik, le puissant jarl norvégien, lui reprocha de n’avoir pas examiné, avec plus de soin, les pays dont il devait la connaissance à une heureuse fortune de mer.

Erik avait envoyé son fils Leif à la cour de Norvége, tant étaient fréquentes, à cette époque, les relations entre la métropole et ses colonies. Le roi, qui s’était converti au christianisme, venait d’expédier en Islande une mission chargée de renverser le culte d’Odin. Il confia à Leif quelques prêtres qui devaient catéchiser les Groenlandais ; mais, à peine de retour dans sa patrie, le jeune aventurier laissa les saints hommes travailler à l’accomplissement de leur tâche difficile, et, apprenant la découverte de Bjarn, il équipa ses navires et se mit à la recherche des terres entrevues. Successivement, il débarque dans une plaine pierreuse et désolée, à laquelle il donne le nom d’Helluland et qu’on a reconnue sans hésitation pour Terre-Neuve, puis sur une côte basse, sablonneuse, derrière laquelle se déroulait un immense rideau de sombres forêts, égayées par le chant d’innombrables oiseaux. Une troisième fois il reprend la mer, et, poussant au sud, il arrive dans la baie de Rhode-Island, au doux climat, dont la rivière est si peuplée de saumons qu’il s’y établit et y construit de vastes bâtiments en planches, qu’il nomme Leifsbudir (maison de Leif). Puis, il envoie quelques-uns de ses compagnons pour explorer la contrée, et ils reviennent avec cette bonne nouvelle que la vigne sauvage pousse dans le pays, ce qui lui vaut le nom de Vinland. Au printemps de l’année 1001, Leif, après avoir chargé son navire de peaux, de raisin, de bois et d’autres productions du pays, reprit la route du Groenland, ayant fait cette observation précieuse que le jour le plus court au Vinland durait encore neuf heures, ce qui a permis de placer par 41° 24′ 10″ l’emplacement de Leifsbudir. Cette heureuse campagne et le sauvetage d’une embarcation norvégienne, portant quinze hommes, valurent au fils d’Erik le surnom de Fortuné.

Cette expédition fit grand bruit, et le récit des merveilles du pays où Leif s’était établi, engagea son frère Thorvald à partir avec trente hommes. Après avoir passé l’hiver à Leifsbudir, Thorvald explora les côtes au sud, revint en automne dans le Vinland, et, l’année suivante, en 1004, il longea la côte au nord de Leifsbudir. Pendant ce voyage de retour, les Northmen rencontrèrent pour la première fois des Esquimaux, et les égorgèrent impitoyablement, sans motif. La nuit suivante, ils se trouvèrent tout à coup environnés d’une nombreuse flottille de Kayacs, d’où partit une nuée de flèches. Seul, Thorvald, le chef de l’expédition, fut blessé mortellement, et ses compagnons l’enterrèrent sur un promontoire auquel ils donnèrent le nom de promontoire de la Croix.

Or, dans le golfe de Boston, on découvrit, au XVIIIe siècle, un tombeau en maçonnerie où l’on trouva, avec des ossements, une poignée d’épée en fer. Les Indiens ne connaissant pas ce métal, ce ne pouvait être un de leurs squelettes ; ce n’étaient pas non plus les restes d’un des Européens débarqués après le XVe siècle, dont les épées n’avaient pas cette forme si caractéristique. On a cru reconnaître le tombeau d’un Scandinave, nous n’osons dire celui de Thorvald, le fils d’Erik le Rouge.

Au printemps de 1007, trois navires, emportant cent soixante hommes et des bestiaux, quittèrent l’Eriksfjord. Il s’agissait cette fois de fonder un établissement permanent. Les émigrants reconnurent l’Helluland, le Markland et le Vinland, débarquèrent dans une île, où ils construisirent des baraques, et commencèrent des travaux de culture. Il faut croire qu’ils avaient mal pris leurs mesures ou qu’ils avaient manqué de prévoyance, car l’hiver les surprit sans provisions, et ils souffrirent cruellement de la faim. Ils eurent, cependant, le bon esprit de regagner le continent, où ils purent, dans une abondance relative, attendre la fin de l’hiver.

Au commencement de 1008, ils se mirent à la recherche de Leifsbudir, et s’établirent à Mount-Hope-Bay, sur la rive opposée à l’ancien établissement de Leif. Là furent nouées, pour la première fois, quelques relations avec des indigènes appelés Skrellings dans les sagas, et qu’à leur portrait il est facile de reconnaître pour des Esquimaux. La première rencontre fut pacifique. Un commerce d’échanges se fit jusqu’au jour où le désir qu’avaient les Esquimaux de se procurer des haches de fer, toujours prudemment refusées par les Normands, les poussa à des agressions qui déterminèrent, après trois ans de séjour, les nouveaux venus à regagner leur patrie, sans avoir laissé de trace durable de leur passage dans le pays.

On comprend facilement que nous ne puissions raconter en détail toutes les expéditions qui, parties du Groenland, se succédèrent sur les rivages du Labrador et des États-Unis. Ceux de nos lecteurs qui voudraient des renseignements circonstanciés, nous les renverrons à l’intéressante publication de M. Gabriel Gravier, l’ouvrage le plus complet sur la matière, et auquel nous empruntons d’ailleurs tout ce qui est relatif aux expéditions normandes.

L’année même où Erik le Rouge prenait terre au Groenland, en 983, un certain Hari Marson fut jeté par la tempête hors des routes ordinaires, sur les côtes d’un pays désigné sous le nom de Terre des hommes blancs, et qui s’étendait, selon Rafn, depuis la baie Cheasapeak jusqu’à la Floride.

Pourquoi ce nom de Terre des hommes blancs ? Quelques compatriotes de Marson y étaient-ils déjà établis ? Il y a lieu de le supposer d’après les termes mêmes de la chronique. On comprend quel intérêt il y aurait à pouvoir déterminer la nationalité de ces premiers colons. Au reste, les sagas n’ont pas révélé tous leurs secrets. Il en est encore probablement d’inconnues, et, comme celles qu’on a retrouvées successivement ont confirmé des faits déjà admis, on a tout lieu d’espérer que nos connaissances des navigations islandaises deviendront plus précises.

Une autre légende, dont bien des parties sont romanesques, mais qui renferme cependant un fond de vérité, raconte qu’un certain Bjorn, contraint de quitter l’Islande à la suite d’une passion malheureuse, se serait réfugié dans les pays au delà du Vinland, où l’auraient retrouvé, en 1027, quelques-uns de ses compatriotes.

En 1051, pendant une nouvelle expédition, une femme islandaise fut tuée par des Skrellings, et l’on a exhumé, en 1867, un tombeau qui portait une inscription runique, des os et des objets de toilette qui sont aujourd’hui conservés au musée de Washington. Cette découverte a été faite à l’endroit précis indiqué par la saga qui racontait ces événements, et qui elle-même n’a été retrouvée qu’en 1863.

Mais les Northmen, établis en Islande et au Groenland, ne furent pas les seuls à fréquenter les côtes d’Amérique aux environs de l’an 1000, comme le prouve le nom de Grande-Irlande, donné aussi à la Terre des hommes blancs. Ainsi que le constate l’histoire de Madoc-op-Owen, des Irlandais et des Gallois y fondèrent des colonies, sur lesquelles nous ne possédons que peu de renseignements. Malgré leur vague et leur incertitude, MM. d’Avezac et Gaffarel s’accordent cependant pour reconnaître leur vraisemblance.

Après avoir dit quelques mots des courses et des établissements des Northmen au Labrador, au Vinland et dans les contrées plus méridionales, il nous faut revenir au nord. Les colonies fondées, primitivement, dans les environs du cap Farewell, n’avaient pas tardé à s’étendre le long de la côte occidentale, qui était à cette époque infiniment moins désolée qu’aujourd’hui, jusqu’à des latitudes boréales qu’on n’a plus atteintes que de nos jours. C’est ainsi qu’à cette époque, on pêchait le phoque, le morse et la baleine dans la baie de Discö ; et l’on comptait cent quatre-vingt-dix villes dans le Westerbygd et quatre-vingt-six dans l’Esterbygd. On est bien loin aujourd’hui d’un pareil nombre d’établissements danois sur ces côtes glacées.

Ces villes n’étaient vraisemblablement que des groupes peu considérables de ces maisons en bois et en pierre dont on a retrouvé quantité de ruines depuis le cap Farewell jusqu’à Upernavik, par 72° 50. En même temps, de nombreuses inscriptions runiques, aujourd’hui déchiffrées, sont venues apporter un degré de certitude absolue à des faits si longtemps ignorés. Mais combien de ces vestiges du passé restent encore à découvrir ! combien sont à jamais ensevelis sous les glaciers, de ces précieux témoignages de la hardiesse et de l’esprit d’entreprise de la race scandinave !

On a également acquis la preuve que le christianisme avait été apporté en Amérique et notamment au Groenland. Dans ce pays eurent lieu, suivant les instructions du pape Grégoire IV, des visites pastorales pour fortifier dans leur foi les Northmen nouvellement convertis et pour évangéliser les tribus indiennes et les Esquimaux. Bien plus, en 1865, M. Riant a établi d’une manière irréfutable que les croisades avaient été prêchées tant au Groenland, dans l’évêché de Gardar, que dans les îles et terres voisines, et que jusqu’en 1418, le Groenland paya au Saint-Siége la dîme et le denier de Saint-Pierre, qui se composaient, pour cette année, de deux mille six cents livres de dents de morses.

Les colonies norvégiennes durent leur décadence et leur ruine à des causes diverses : à l’extension très-rapide des glaciers — Hayes a constaté que le glacier du Frère-Jean marche avec une vitesse de trente mètres par an ; — à la mauvaise politique de la mère-patrie, qui empêcha le recrutement des colons ; à la peste noire, qui décima la population du Groenland de 1347 à 1351 ; enfin aux déprédations de pirates qui, en 1418, ravagèrent ces contrées déjà affaiblies, et dans lesquels on a cru reconnaître certains habitants des Orcades et des Féroë, dont nous allons parler.

Un des compagnons de Guillaume le Conquérant, nommé Saint-Clair ou Sinclair, n’ayant pas trouvé proportionnée à ses mérites la portion du pays conquis qu’il avait reçue, alla courir les aventures en Écosse, où il ne tarda pas à s’élever à la fortune et aux honneurs. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, les îles Orcades passèrent sous la domination de ses descendants.

Vers 1390, un certain Nicolo Zeno, appartenant à l’une des familles les plus nobles et les plus anciennes de Venise, qui avait armé un bâtiment à ses frais pour visiter dans un but de curiosité l’Angleterre et la Flandre, fit naufrage dans l’archipel des Orcades, où il avait été jeté par la tempête. Il allait être massacré par les habitants, lorsque le comte Henri Sinclair le prit sous sa protection. L’histoire de ce naufrage, des aventures et des découvertes qui en furent la suite, publiée dans le recueil de Ramusio, avait été écrite, dit l’érudit géographe Clements Markham dans ses Abords de la région inconnue, par Antoine Zeno. Par malheur, un de ses descendants, nommé Nicolas Zeno, né en 1515, déchira, étant enfant, ces papiers dont il ne connaissait pas la valeur. « Quelques lettres ayant survécu, il put plus tard rédiger le récit, tel que nous l’avons maintenant et tel qu’il fut imprimé à Venise. On avait aussi trouvé dans le palais une vieille carte pourrie par la vétusté, et qui expliquait ces voyages. Il en fit une copie, malheureusement en complétant, d’après la rédaction de son récit, ce qu’il croyait nécessaire pour son intelligence. En le faisant d’une façon étourdie, sans être guidé par la connaissance géographique qui nous permet de reconnaître où il se trompe, il mit la confusion la plus déplorable dans toute la géographie qu’il avait tirée du récit, tandis que les parties de la carte qui ne sont pas altérées de cette façon, et qui sont originales, présentent une exactitude en avance de bien des générations sur la géographie même de Nicolas Zeno le jeune, et confirment d’une façon remarquable la position de la vieille colonie du Groenland. Dans ces faits, nous n’avons pas seulement la solution de toutes les discussions qui se sont élevées sur ce sujet, mais la preuve la plus indiscutable de l’authenticité du récit, car, évidemment, Nicolas Zeno le jeune ne pouvait pas inventer ingénieusement une histoire, dont il aurait pour ainsi dire défiguré par ignorance la vérité à l’encontre de la carte. »

Le nom de Zichmni, dans lequel les écrivains contemporains, et au premier rang M. H. Major, qui a tiré ces faits du domaine de la fable, voient le nom de Sinclair, ne paraît être en effet applicable qu’à ce comte des Orcades.

À cette époque, les mers du nord de l’Europe étaient infestées de pirates scandinaves. Sinclair, qui avait reconnu dans Zeno un habile marin, se l’attacha et fit avec lui la conquête du pays de Frisland, nid de forbans qui ravageaient tout le nord de l’Écosse. Dans les portulans de la fin du XVe siècle et les cartes du commencement du xvie, ce nom désigne l’archipel des Féroë, indication vraisemblable, car Buache a retrouvé, dans les dénominations actuelles des havres et des îles de cet archipel, bon nombre de celles données par Zeno ; enfin les détails qu’on doit au navigateur vénitien, sur les eaux poissonneuses et dangereuses par leurs bas-fonds qui divisent cet archipel, sont encore vrais aujourd’hui.

Satisfait de sa position, Zeno écrivit à son frère Antonio de le venir rejoindre. Tandis que Sinclair faisait la conquête des Féroë, les pirates norvégiens désolaient les Shetland, alors nommées Eastland. Nicolo fit voile pour leur livrer bataille, mais lui-même dut s’enfuir devant leur flotte, beaucoup plus nombreuse que la sienne, et se réfugier sur une petite île de la côte d’Islande.

Après avoir hiverné en cet endroit, Zeno serait débarqué l’année suivante sur la côte orientale du Groenland, par 69 degrés de latitude septentrionale, dans un endroit « où se trouvaient un monastère de l’ordre des prédicateurs et une église dédiée à Saint-Thomas. Les cellules étaient chauffées par une source naturelle d’eau chaude que les moines employaient à préparer leurs aliments et à faire cuire leur pain. Les moines avaient de même des jardins couverts pendant la saison d’hiver et chauffés de la même façon, de sorte qu’ils étaient en état de produire des fleurs, des fruits et des herbes, comme s’ils avaient vécu dans un climat tempéré. » Ce qui semblerait confirmer ces récits, c’est que, de 1828 à 1830, un capitaine de la marine danoise a rencontré par le 69e degré une population de six cents individus de type nettement européen.

Mais cette course aventureuse, dans des contrées dont le climat ressemblait si peu à celui de Venise, fut fatale à Zeno, qui mourut peu de temps après son retour en Frisland.

Un vieux marin, revenu avec le Vénitien, qui avait été, disait-il, pendant de longues années prisonnier dans les pays de l’extrême ouest, aurait donné à Sinclair des détails si précis et si tentants sur la fertilité et l’étendue de ces régions, que ce dernier résolut d’en faire la conquête avec Antonio Zeno, qui avait rejoint son frère. Mais les populations se montrèrent partout si hostiles, opposèrent une telle résistance au débarquement des étrangers, que Sinclair dut, après une longue et périlleuse navigation, regagner le Frisland. Ce sont là tous les détails qui nous ont été conservés, et ils nous font regretter vivement la perte de ceux qu’Antonio devait donner, dans ses lettres à son père Carlo, au sujet des contrées que Forster et Malte-Brun ont cru pouvoir identifier avec Terre-Neuve.

Qui sait si, dans son voyage en Angleterre, pendant ses pérégrinations jusqu’à Thulé, Christophe Colomb n’entendit pas parler des antiques expéditions des Northmen et des Zeni, et si ces renseignements ne venaient pas apporter une confirmation singulière aux théories qu’il professait, aux idées pour la réalisation desquelles il était venu réclamer l’appui du roi d’Angleterre ?

De l’ensemble des faits que nous venons d’exposer brièvement, il résulte que l’Amérique était connue des Européens et colonisée avant Colomb. Mais, par suite de diverses circonstances, au premier rang desquelles il convient de placer la rareté des communications que les peuples du nord de l’Europe entretenaient avec ceux du midi, les découvertes des Northmen n’étaient sues que bien vaguement en Espagne et en Portugal. Selon toute apparence, nous en savons aujourd’hui beaucoup plus sur ce sujet que les compatriotes et les contemporains de Colomb. Si le marin génois eut connaissance de quelques bruits, il les rapprocha des indices qu’il avait recueillis dans les îles du cap Vert, et de ses souvenirs classiques sur la fameuse île Antilia et sur l’Atlantide de Platon. De ces renseignements, venus de tant de côtés différents, naquit chez lui la certitude que l’orient pouvait être atteint par les routes de l’occident. Quoi qu’il en soit, sa gloire reste entière ; il est bien l’inventeur de l’Amérique, et non pas ceux que le hasard des vents et des tempêtes y avait poussés malgré eux, sans la volonté arrêtée d’atteindre les rivages asiatiques, ce que Christophe Colomb aurait fait, si l’Amérique ne lui avait barré le chemin.

Les renseignements que nous allons donner sur la famille Cortereal, pour être beaucoup plus complets que tous ceux qu’on rencontre dans les dictionnaires biographiques, sont encore bien vagues. Il faut néanmoins s’en contenter, car jusqu’ici l’histoire n’en a pas recueilli davantage sur cette race d’intrépides navigateurs.

Joao Vaz Cortereal était bâtard d’un gentilhomme appelé Vasco Annes da Costa, qui avait reçu, du roi de Portugal, le sobriquet de Cortereal à cause de la magnificence de sa maison et de sa suite. Voué comme tant d’autres gentilshommes de cette époque aux aventures de mer, Joao Vaz aurait enlevé, en Galice, une jeune fille nommée Maria de Abarca, dont il fit sa femme.

Après avoir été huissier de l’infant don Fernand, il aurait été envoyé par le roi, avec Alvaro Martins Homem, dans l’Atlantique septentrional. Les deux navigateurs auraient alors vu une île, désignée depuis cette époque sous le nom de Terra dos Bacalhaos, terre des morues, et qui serait vraisemblablement Terre-Neuve. La date de cette découverte est approximativement fixée par ce fait qu’à leur retour, ils abordèrent à Terceira, et que, trouvant la capitainerie vacante par la mort de Jacome de Bruges, ils vinrent la demander à l’infante doña Brites, veuve de l’infant don Fernand, qui la leur accorda, à condition qu’ils la partageraient entre eux, fait confirmé par une donation datée d’Évora le 2 avril 1464.

Sans qu’on puisse garantir l’authenticité de cette découverte de l’Amérique, il est cependant un fait certain, c’est que le voyage de Cortereal dut être signalé par quelque événement extraordinaire. On ne faisait alors des donations de cette importance qu’à ceux qui avaient rendu quelque grand service à la couronne.

Établi à Terceira, Vaz Cortereal s’était fait construire, de 1490 à 1497, dans la ville d’Angra, un beau palais qu’il habitait avec ses trois enfants. Gaspard, son troisième fils, après avoir été au service du roi Emmanuel, alors que celui-ci n’était que duc de Beja, s’était de bonne heure senti attiré vers les entreprises de découvertes qui avaient illustré son père. Par un acte daté de Cintra, le 12 mars 1500, le roi Emmanuel fit don à Gaspard Cortereal des îles ou de la terre ferme qu’il pourrait découvrir, et le roi ajoutait ce renseignement précieux que « déjà et à d’autres époques il les avait cherchées pour son compte et à ses dépens. »

Gaspard Cortereal n’en était donc pas alors à son coup d’essai. Vraisemblablement, ses recherches avaient dû être dirigées dans les parages où son père avait signalé l’île des Morues. À ses frais, quoique avec l’aide du roi, Gaspard Cortereal équipa deux navires, au commencement de l’été de 1500, et, après avoir fait escale à Terceira, il fit voile vers le nord-ouest. Sa première découverte fut celle d’une terre dont l’aspect plantureux et verdoyant semble l’avoir charmé. C’était le Canada. Il y vit un grand fleuve charriant de la glace, le Saint-Laurent, que quelques-uns de ses compagnons prirent pour un bras de mer, et auquel il donna le nom de Rio-Nevado. « Le débit en est si considérable, qu’il n’est pas probable que ce pays soit une île, sans compter qu’il doit être partout couvert d’une couche de neige très-épaisse pour pouvoir donner naissance à un tel cours d’eau ».

Les maisons de cette contrée étaient en bois, couvertes de fourrures et de peaux. Les habitants ne connaissaient pas le fer et se servaient d’épées de pierre aiguisée, et leurs flèches étaient armées d’os de poisson ou de pierres. Grands et bien faits, ils avaient la face et le corps peints de diverses couleurs par galanterie, portaient des manilles d’or et de cuivre et s’habillaient de vêtements de fourrure.

Cortereal poursuivit son voyage et arriva au cap des Bacalhaos, « poissons qui se rencontrent sur cette côte en quantité si considérable qu’ils ne permettent pas aux caravelles d’avancer. » Puis, il suivit le rivage sur une étendue de deux cents lieues, du 56e au 60e degré ou même davantage, nommant les îles, les rivières et les golfes qu’il rencontrait ainsi que le prouvent Terra do Labrador, Bahia de Conceiçao, etc., débarquant et se mettant en rapports avec les naturels. Des froids très-rigoureux et un véritable fleuve de gigantesques glaçons empêchèrent l’expédition de remonter plus haut, et elle revint en Portugal avec cinquante-sept indigènes.

L’année même de son retour, le 15 mai 1501, Gaspard Cortereal, suivant un ordre du 15 avril, reçut des approvisionnements et quitta Lisbonne avec l’espoir d’étendre le champ de ses découvertes. Mais on n’entendit plus parler de lui depuis cette époque. Michel Cortereal son frère, qui était premier huissier du roi, demanda alors et obtint la permission d’aller à sa recherche et de poursuivre son entreprise. Par un acte du 15 janvier 1502, il lui fut fait donation de la moitié de la terre ferme et des îles que son frère aurait pu trouver. Parti le 10 mai de cette même année avec trois navires, Michel Cortereal gagna Terre-Neuve, où il divisa sa petite escadre afin que chacun des bâtiments pût explorer isolément la côte, et indiqua un lieu de rendez-vous. Mais, à l’époque fixée, il ne reparut pas, et les deux autres navires, après l’avoir attendu jusqu’au 20 août, reprirent le chemin du Portugal.

En 1503, le roi envoya deux caravelles pour tâcher d’avoir des nouvelles des deux frères, mais les recherches furent vaines, et elles revinrent sans avoir rien appris.

Lorsqu’il sut ces tristes événements, le dernier des frères Cortereal, Vasco Annes, qui était capitaine et gouverneur des îles de Saint-Georges et Terceira et alcaide mõr de la ville de Tavilla, résolut d’armer à ses frais un navire et de partir à la recherche de ses frères. Le roi dut s’y opposer dans la crainte de perdre le dernier de cette race de bons serviteurs.

Sur les cartes de cette époque, le Canada est souvent désigné sous le nom de Terra dos Cortereales, dénomination qui s’étend même parfois beaucoup plus bas et embrasse une grande partie de l’Amérique du Nord.

Tout ce qui concerne Jean et Sébastien Cabot est resté plongé jusqu’à ces derniers temps dans un vague qui n’est même pas encore complétement dissipé, malgré les études si consciencieuses de l’Américain Biddle, en 1831, de notre compatriote M. d’Avezac et de l’Anglais M. Nicholls, qui, mettant à profit les trouvailles faites dans les archives de l’Angleterre, de l’Espagne et de Venise, a construit un monument imposant, bien que discutable en certaines de ses parties. C’est dans ces deux derniers ouvrages que nous puiserons les éléments de cette étude rapide, mais surtout dans le travail de M. Nicholls, qui a, sur la plaquette de M. d’Avezac, l’avantage de raconter la vie entière de Sébastien Cabot.

On n’est fixé ni sur le nom ni sur la nationalité de Jean Cabot, encore moins sur l’époque de sa naissance. Jean Cabota, Caboto ou Cabot serait né, sinon à Gênes même, selon M. d’Avezac, du moins dans le voisinage de cette ville et peut-être même à Castiglione, vers le premier quart du XVe siècle. Quelques historiens en ont fait un Anglais, et l’amour-propre national pousserait peut être M. Nicholls à adopter cette opinion ; c’est du moins ce qui semble résulter des expressions qu’il emploie. Ce qu’on sait, à n’en pouvoir douter, c’est que Jean Cabot vint à Londres pour s’occuper de commerce et qu’il ne tarda pas à s’établir à Bristol, alors la seconde ville du royaume, dans un des faubourgs qui avait reçu le nom de Cathay, sans doute à cause des nombreux Vénitiens qui y résidaient et du commerce qu’ils faisaient avec les pays de l’extrême Orient. C’est là que seraient nés les deux derniers enfants de Cabot, Sébastian et Sanche, si l’on s’en rapporte à ce que raconte le vieux chroniqueur Eden : « Sébastien Cabot me dit qu’il était né à Bristol, et qu’à quatre ans il était parti avec son père pour Venise et qu’il était revenu avec lui en Angleterre quelques années après, ce qui avait fait penser qu’il était né à Venise. » En 1476, Jean Cabot était à Venise et il y reçut, le 29 mars, des lettres de naturalisation, ce qui prouve qu’il n’était pas originaire de cette ville, et qu’il devait avoir mérité cet honneur par quelque service rendu à la République. M. d’Avezac incline à penser qu’il s’était adonné à l’étude de la cosmographie et de la navigation, peut-être même avec le célèbre Florentin Paul Toscanelli, dont il aurait alors connu les théories sur la distribution des terres et des mers à la surface du globe. En même temps, il aurait pu entendre parler des îles situées dans l’Atlantique et désignées sous les noms d’Antilia, de Terre des Sept-Cités ou de Brésil. Ce qui paraît plus certain, c’est que les affaires de son commerce l’appelèrent dans le Levant, à la Mecque, dit-on, et que, là. il aurait appris de quel pays venaient ces épices qui constituaient alors la branche la plus importante du commerce des Vénitiens.

Quoi qu’il en soit de ces théories spéculatives, Jean Cabot, on en est certain, fonda à Bristol un important établissement de commerce. Son fils Sébastien, à qui ces premiers voyages avaient donné le goût de la mer, s’instruisit dans toutes les branches connues de la navigation et fit quelques courses sur l’Océan pour se rendre familier avec la pratique de cet art, comme il l’était déjà avec sa théorie. « Depuis sept ans, dit l’ambassadeur espagnol dans une dépêche du 25 juillet 1498, à propos d’une expédition commandée par Cabot, ceux de Bristol arment, chaque année, deux, trois ou quatre caravelles pour aller chercher l’île du Brésil et des Sept-Cités, suivant la fantaisie de ce Génois. » A cette époque, l’Europe entière retentissait du bruit que venaient de faire les découvertes de Colomb, « Il me naquit, dit Sébastien Cabot, dans un récit que nous a conservé Ramusio, un grand désir et comme une ardeur dans le cœur de faire, moi aussi, quelque chose de signalé, et sachant, par l’examen de la sphère, que, si je naviguais au moyen du vent d’ouest, j’arriverais plus rapidement à trouver l’Inde, je fis aussitôt connaître mon projet à Sa Majesté, qui en fut très-satisfaite. » Le roi auquel s’adressa Cabot est ce même Henri VII qui, quelques années avant, avait refusé tout appui à Christophe Colomb. On comprend qu’il ait accueilli avec faveur le projet que venaient lui soumettre Jean et Sébastien Cabot, car, bien que Sébastien, dans le fragment que nous venons de reproduire, s’attribue à lui seul tout l’honneur du projet, il n’en est pas moins vrai que son père fut le promoteur de l’entreprise, ainsi qu’en témoigne la charte suivante, que nous traduisons en l’abrégeant : « Nous Henry… permettons à nos amés Jehan Cabot, citoyen de Venise, et à Louis, Sébastien et Sanche, ses fils, de sous notre pavillon et avec cinq navires du tonnage et de l’équipage qu’ils jugeront convenables, découvrir à leurs propres dépens et charges..... nous leur octroyons, ainsi qu’à leurs descendants et ayants-droit, licence d’occuper, posséder.... À la charge de par eux, sur les profits, bénéfices et avantages résultant de cette navigation, nous payer en marchandises ou en argent le quint du profit ainsi obtenu, pour chacun de leurs voyages, toutes les fois qu’ils rentreront au port de Bristol (auquel port ils seront astreints d’aborder)..... promettons et garantissons à eux, leurs héritiers ou ayants-droit, qu’ils seront exempts de tous droits de douane pour les marchandises qu’ils apporteront des pays ainsi découverts..... Mandons et ordonnons à tous nos sujets, aussi bien sur terre que sur mer, de donner assistance audit Jehan et à ses fils..... Donné à..... le 5 mars 1495. »

Telle est la charte qui fut accordée à Jean Cabot et à ses fils à leur retour du continent américain, et non pas, comme l’ont prétendu certains auteurs, antérieurement à ce voyage. Dès que la nouvelle de la découverte faite par Colomb fut parvenue en Angleterre, c’est-à-dire vraisemblablement en 1493, Jean et Sébastien Cabot préparèrent l’expédition à leurs propres frais et partirent au commencement de l’année 1494 avec l’idée d’atteindre le Cathay et ensuite les Indes. Il ne peut y avoir doute sur ce point, car on conserve, à la Bibliothèque nationale de Paris, l’unique exemplaire de la carte gravée en 1544, c’est-à-dire du vivant de Sébastien Cabot, qui relate ce voyage et la date exacte et précise de la découverte du cap Breton.

Il est probable qu’il faut attribuer aux intrigues de l’ambassadeur espagnol le retard subi par l’expédition de Cabot, car l’année 1496 se passa tout entière sans qu’il eût accompli ce voyage.

L’année suivante, il partit au commencement de l’été. Après avoir retrouvé la Terre Prime-Vue, il suivit la côte et ne tarda pas à s’apercevoir, à son grand désappointement, qu’elle courait vers le nord. « Alors, la longeant pour m’assurer si je ne trouverais pas quelque passage, je n’en pus découvrir, et m’étant avancé jusqu’au 56e degré, et voyant qu’à cet endroit la terre tournait à l’est, je désespérai de découvrir un passage, et je virai de bord pour examiner la côte dans cette direction, vers la ligne équinoxiale, toujours avec le même objet de trouver un passage aux Indes, et à la fin j’atteignis le pays aujourd’hui nommé Floride où, les provisions commençant à me manquer, je pris la résolution de regagner l’Angleterre. » Ce récit, dont nous avons donné plus haut le commencement, fut fait par Cabot à Fracastor, quarante à cinquante ans après l’événement. Aussi n’est-il pas étonnant que Cabot y mêle deux navigations parfaitement distinctes, celle de 1494 et celle de 1497. Ajoutons encore quelques réflexions à ce récit : la première terre vue fut, sans contredit, le cap Nord, extrémité septentrionale de l’île du cap Breton, et l’île qui lui est opposée est celle du Prince-Édouard, longtemps connue sous le nom d’île Saint-Jean. Cabot pénétra vraisemblablement dans l’estuaire du Saint Laurent, qu’il prit pour un bras de mer, près de l’endroit où s’élève aujourd’hui Québec, et côtoya la rive septentrionale du golfe tant qu’il ne vit pas la côte du Labrador s’enfoncer dans l’est. Il prit Terre-Neuve pour un archipel et continua sa route au sud, non pas sans doute jusqu’à la Floride comme il le dit, — le temps consacré au voyage s’opposant à ce qu’il descendît si bas, — mais jusqu’à la baie Cheasapeake. Ce sont les pays que les Espagnols appelèrent plus tard « Terra de Estevam Gomez. »

Le 3 février 1498, le roi Henri VII signa à Westminster de nouvelles lettres patentes. Il autorisait Jean Cabot ou son représentant dûment autorisé à prendre dans les ports d’Angleterre six navires de deux cents tonneaux de jauge, et à acquérir au même prix que pour la couronne tout ce qui serait nécessaire à l’armement. Il lui permettait d’embarquer tels maîtres mariniers, pages et autres sujets, qui de leur propre volonté voudraient aller et passer avec lui à la terre et aux îles récemment découvertes. Jean Cabot fit alors les frais de l’équipement de deux navires, et trois autres furent armés aux dépens de marchands de Bristol.

Selon toute vraisemblance, c’est la mort, — une mort inopinée et subite — qui empêcha Jean Cabot de prendre le commandement de cette expédition. Son fils Sébastien dirigea donc la flotte, qui portait trois cents hommes et des vivres pour un an. Après avoir vu la terre par 45°, Sébastien Cabot suivit la côte jusqu’au 58e degré, peut-être même plus haut ; mais alors il faisait si froid, et il y avait une telle abondance de glaces flottantes, bien qu’on fût au mois de juillet, qu’il eût été impossible de s’enfoncer plus avant dans le nord. Les jours étaient très-longs et la nuit excessivement claire, détail intéressant pour fixer la latitude atteinte, car nous savons que sous le soixantième parallèle les plus longs jours sont de dix-huit heures. Ces divers motifs déterminèrent Sébastien Cabot à virer de bord, et il toucha aux îles Bacalhaos, dont les habitants, couverts de peaux d’animaux, avaient pour armes l’arc et les flèches, la lance, le javelot et l’épée de bois. Les navigateurs pêchèrent en cet endroit un grand nombre de morues ; elles étaient même si nombreuses, dit une vieille relation, qu’elles empêchaient le navire d’avancer. Après avoir longé la côte d’Amérique jusqu’au 38e degré, Cabot reprit la route d’Angleterre, où il arriva au commencement de l’automne.

En somme, ce voyage avait un triple but de découverte, de commerce et de colonisation, comme l’indiquent et le nombre des navires qui y prirent part et la force des équipages. Cependant, il ne paraît pas que Cabot ait débarqué personne ou qu’il ait fait quelques tentatives d’établissement soit au Labrador, soit dans la baie d’Hudson qu’il devait explorer plus complétement en 1571, sous le règne de Henri VIII, soit même au-dessous des parages des Bacalhaos, désignés sous le nom générique de Terre-Neuve.

À la suite de cette expédition presque complétement improductive, nous perdons de vue Sébastien Cabot, sinon complètement, du moins assez pour être insuffisamment renseignés sur ses actions et ses voyages jusqu’en 1517. Le voyageur Hojeda, dont nous avons raconté plus haut les différentes entreprises, avait quitté l’Espagne au mois de mai 1499. Nous savons que, dans ce voyage, il rencontra un Anglais, à Caquifbaco, sur la côte d’Amérique. Serait-ce Cabot ? Rien n’est venu nous fixer sur ce point ; mais on peut croire qu’il ne resta pas oisif et qu’il dut entreprendre quelque nouvelle expédition. Ce que nous savons, c’est qu’au mépris des engagements solennels qu’il avait pris avec Cabot, le roi d’Angleterre accorda à des Portugais et à des négociants de Bristol certains priviléges de commerce dans les pays découverts par celui-ci. Cette manière peu généreuse de reconnaître ses services blessa le navigateur et le décida à accepter les offres qui lui avaient été faites à différentes reprises de prendre du service en Espagne. Depuis la mort de Vespuce, arrivée en 1512, Cabot était le voyageur le plus en renom. Pour se l’attacher, Ferdinand écrivit donc, le 13 septembre 1512, à lord Willoughby, commandant en chef des troupes transportées en Italie, de traiter avec le navigateur vénitien.

Dès son arrivée en Castille, Cabot reçut, par une cédule du 20 octobre 1512, le grade de capitaine avec 5,000 maravédis d’appointements. Séville lui fut fixée pour résidence jusqu’à ce que se présentât l’occasion d’utiliser ses talents et son expérience. Il était question pour lui de prendre le commandement d’une expédition très-importante, lorsque Ferdinand le Catholique vint à mourir, le 23 janvier 1516. Cabot retourna aussitôt en Angleterre, après avoir obtenu vraisemblablement un congé.

Eden nous apprend que Cabot fut nommé l’année suivante, avec sir Thomas Pert, au commandement d’une flotte qui devait gagner la Chine par le nord-ouest. Le 11 juin, il était dans la baie d’Hudson par 67° 1/2 de latitude ; la mer libre de glace s’étendait devant lui si loin qu’il comptait réussir dans son entreprise, lorsque la lâcheté de son compagnon, la couardise et la mutinerie des équipages, qui refusèrent d’aller plus loin, vinrent le forcer de rentrer en Angleterre. Dans son Theatrum orbis terrarum, Ortelius trace la forme de la baie d’Hudson, telle qu’elle est véritablement, il indique même à son extrémité septentrionale un détroit qui se dirige vers le nord. Comment le géographe a-t-il pu être si exact ? Qui lui a donné les informations que reproduit sa carte, sinon Cabot ? dit M. Nicholls.

À son retour en Angleterre, Cabot trouva le pays ravagé par une horrible peste, qui arrêtait jusqu’aux transactions commerciales. Bientôt, soit que le temps de son congé fût écoulé, soit qu’il voulût se soustraire au fléau ou qu’il fût rappelé en Espagne, le navigateur vénitien regagna ce pays. En. 1518, le 5 février, Cabot fut nommé pilote-major avec des appointements qui, ajoutés à ceux qu’il touchait déjà, formaient un total de 125,000 maravédis, soit 300 ducats. Il n’exerça véritablement les fonctions de sa charge qu’au retour de Charles-Quint d’Angleterre. Son office principal consistait à examiner les pilotes, à qui l’on ne permettait pas d’aller aux Indes sans avoir subi cet examen.

L’époque n’était guère favorable aux grandes expéditions maritimes. La lutte entre la France et l’Espagne absorbait toutes les ressources en hommes et en argent de ces deux pays. Aussi Cabot, qui semble avoir eu pour patrie la science bien plutôt que telle ou telle contrée, fit-il à l’ambassadeur de Venise, Contarini, quelques ouvertures pour prendre du service sur les flottes de la République ; mais lorsque arriva la réponse favorable du Conseil des Dix, il avait d’autres projets en tête et ne poussa pas plus loin sa tentative.

En 1524, au mois d’avril, Cabot préside une conférence de marins et de cosmographes, réunis à Badajoz pour discuter si les Moluques appartenaient, d’après le célèbre traité de Tordesillas, à l’Espagne ou au Portugal. Le 31 mai, il fut décidé que les Moluques étaient par 20 degrés dans les eaux espagnoles. Peut-être cette résolution de la junte, dont il était président et qui remettait entre les mains de l’Espagne une grande partie du commerce des épices, ne fut-elle pas sans influence sur les résolutions du conseil des Indes. Quoi qu’il en soit, au mois de septembre de la même année, Cabot fut autorisé à prendre le commandement, avec le titre de capitaine général, de trois vaisseaux de cent tonneaux et d’une petite caravelle qui portaient cent cinquante hommes.

Le but annoncé du voyage était de traverser le détroit de Magellan, d’explorer avec soin les côtes occidentales de l’Amérique et de gagner les Moluques, où l’on trouverait pour le retour un chargement d’épices. Le mois d’août 1525 avait été fixé comme date du départ, mais les intrigues du Portugal réussirent à le faire retarder jusqu’en avril 1526.

Différentes circonstances purent dès ce moment faire mal augurer du voyage. Cabot n’avait qu’une autorité nominative, et l’association de marchands, qui avait fait les frais de l’armement, ne l’acceptant pas de bon gré comme chef, avait trouvé le moyen de contrarier tous les plans du voyageur vénitien. C’est ainsi qu’à la place du commandant en second qu’il avait désigne, on lui en imposa un autre, et que des instructions, destinées à être décachetées en pleine mer, furent remises à chaque capitaine. Elles renfermaient cette absurde disposition qu’en cas de mort du capitaine général, onze individus devaient lui succéder chacun à son tour. N’était-ce pas un encouragement donné à l’assassinat ?

À peine était-on hors de la vue de terre que le mécontentement se fit jour. Le bruit se répandit que le capitaine général n’était pas à la hauteur de sa tâche ; puis, comme on vit que ces calomnies ne l’atteignaient pas, on prétendit que la flottille était déjà à court de vivres. La mutinerie éclata dès qu’on fut à terre ; mais Cabot n’était pas homme à se laisser annihiler ; il avait trop souffert de la lâcheté de sir Thomas Pert pour supporter un pareil affront. Afin de couper le mal dans sa racine, il s’empara des capitaines mutinés. Malgré leur réputation et l’éclat de leurs services passés, il les fit descendre dans un canot et abandonner à terre. Quatre mois après, ils eurent la chance d’être recueillis par une expédition portugaise, qui semble avoir eu pour instruction de contre-carrer les projets de Cabot.

Le navigateur vénitien s’enfonça alors dans le Rio de la Plata, dont son prédécesseur, de Solis, avait commencé l’exploration comme pilote-major. L’expédition ne se composait plus alors que de deux bâtiments, l’un s’étant perdu pendant le voyage. Cabot remonta la Rivière de l’Argent et découvrit une île qu’il nomma François-Gabriel, et sur laquelle il construisit le fort de San-Salvador, dont il confia le commandement à Antonio de Grajeda. Avec une de ses caravelles, dont il avait enlevé la quille, Cabot, remorqué par ses embarcations, entra dans le Parana, bâtit au confluent du Carcarama et du Terceiro un nouveau fort, et, après avoir ainsi assuré sa ligne de retraite, il s’enfonça dans l’intérieur de ces cours d’eau. Arrivé au confluent du Parana et du Paraguay, il suivit le second, dont la direction s’accordait mieux avec son projet de gagner à l’ouest la région d’où venait l’argent. Cependant le pays ne tarda pas à changer d’aspect et les habitants à modifier leur attitude. Jusqu’alors, ils étaient accourus, émerveillés, à la vue des bâtiments ; mais, sur les bords cultivés du Paraguay, ils s’opposèrent avec courage au débarquement des étrangers, et trois Espagnols ayant essayé d’abattre les fruits d’un palmier, une lutte s’engagea pendant laquelle trois cents naturels perdirent la vie. Cette victoire avait mis hors de combat vingt-cinq Espagnols. C’était trop pour Cabot, qui évacua rapidement ses blessés sur le fort San Spirito et se retira en faisant face aux assaillants.

Déjà Cabot avait envoyé à l’empereur deux de ses compagnons pour le mettre au courant de la tentative de révolte de ses capitaines, lui faire connaître les motifs qui l’obligeaient à modifier le cours fixé de son voyage et lui demander des secours en hommes et en provisions. La réponse arriva enfin. L’empereur approuvait ce que Cabot avait fait, lui ordonnait de coloniser le pays dans lequel il venait de s’établir, mais il ne lui envoyait ni un homme ni un maravédis. Cabot essaya de se procurer dans le pays les ressources qui lui manquaient et fit commencer des essais de culture. En même temps, pour tenir ses troupes en haleine, il réduisait à l’obéissance les nations voisines, faisait construire des forts, et, remontant le Paraguay, il atteignait Potosi et les cours d’eau des Andes qui alimentent le bassin de l’Atlantique. Enfin, il se préparait à pénétrer au Pérou, d’où venaient l’or et l’argent qu’il avait vus entre les mains des indigènes ; mais, pour tenter la conquête de cette vaste région, il fallait plus de troupes qu’il n’en pouvait réunir. Cependant, l’empereur était dans l’impossibilité de lui en envoyer. Les guerres d’Europe absorbaient toutes ses ressources, les cortès refusaient de voter de nouveaux subsides, et les Moluques venaient d’être engagées au Portugal. Dans ces conditions, après avoir occupé cinq ans le pays et attendu pendant tout ce temps des secours qui n’étaient jamais arrivés, Cabot fit en partie évacuer ses établissements et revint en Espagne avec une partie de son monde. Le reste, composé de cent vingt hommes laissés à la garde du fort San Spirito, après bien des péripéties que nous ne pouvons raconter ici, périt de la main des Indiens, ou fut obligé de se réfugier sur les côtes du Brésil dans les établissements portugais. C’est aux chevaux, importés par Cabot, qu’est due la merveilleuse race sauvage qui vit aujourd’hui en troupes nombreuses dans les pampas de la Plata, et ce fut là le seul résultat de cette expédition.

Quelque temps après son retour en Espagne, Cabot résigna sa charge et vint s’établir à Bristol vers 1548, c’est-à-dire au commencement du règne d’Édouard VI. Quels furent les motifs de ce nouveau changement ? Cabot était-il mécontent d’avoir été laissé à ses propres forces pendant son expédition ? Se trouva-t-il blessé de la manière dont furent récompensés ses services ? Nous ne saurions le dire. Mais Charles-Quint profita du départ de Cabot pour lui rayer sa pension, qu’Édouard VI s’empressa de remplacer, en lui faisant payer annuellement 250 marcs, soit 116 livres sterling et une fraction, ce qui était une somme considérable pour l’époque.

Le poste qu’occupa Cabot en Angleterre semble ne pouvoir être désigné que du nom d’intendant de la marine, car il paraît avoir veillé à toutes les affaires maritimes sous l’autorité du roi et du conseil. Il donne des permissions, il examine des pilotes, il rédige des instructions, il trace des cartes, besogne multiple, variée, pour laquelle il possédait, ce qui est si rare, les connaissances théoriques et pratiques. En même temps, il enseignait la cosmographie au jeune roi, il lui expliquait la variation du compas et savait l’intéresser aux choses de la navigation et à la gloire qui résulte des découvertes maritimes. C’était là une situation considérable, presque unique. Cabot s’en servit pour mettre à exécution un projet qu’il caressait depuis longtemps.

À cette époque, le commerce n’existait pour ainsi dire pas en Angleterre. Tout le trafic était entre les mains des villes hanséatiques, Anvers, Hambourg, Brême, etc. Ces compagnies de marchands avaient, à différentes reprises, obtenu des abaissements de droits d’entrée considérables, et ils avaient fini par monopoliser le commerce anglais. Cabot pensait que les Anglais avaient autant de qualités qu’eux pour devenir des manufacturiers, et que la marine déjà puissante que possédait l’Angleterre pourrait merveilleusement servir à l’écoulement des produits du sol et des fabriques. À quoi bon recourir à des étrangers lorsqu’on pouvait faire ses affaires soi-même ? Si l’on n’avait pu, jusqu’ici, gagner le Cathay et l’Inde par le nord-ouest, ne pourrait-on pas essayer de l’atteindre par le nord-est ? Et si l’on ne réussissait pas, ne trouverait-on pas de ce côté des peuples plus commerçants, plus civilisés que les misérables Esquimaux des côtes de Labrador et de Terre-Neuve ?

Cabot réunit un certain nombre de notables commerçants de Londres, leur exposa ses projets, et les constitua en une association dont il fut nommé, le 14 décembre 1551, président à vie. En même temps, il agissait très-vigoureusement auprès du roi et, lui ayant fait connaître le tort que causait à ses sujets le monopole dont jouissaient les étrangers, il obtenait son abolition le 23 février 1551, et inaugurait la pratique de la liberté commerciale.

L’association des marchands anglais, qui prit le nom de « marchands aventuriers », s’empressa de faire construire des navires appropriés aux difficultés de la navigation dans les régions arctiques. Le premier perfectionnement que la marine anglaise dut à Cabot, ce fut le doublage de la quille, qu’il avait vu faire en Espagne, mais qui n’était pas encore pratiqué en Angleterre.

Une flottille de trois navires fut réunie à Deptford. C’étaient la Buona-Speranza, dont le commandement fut donné à sir Hugh Willoughby, vaillant gentilhomme qui s’était acquis à la guerre une grande réputation ; la Buona-Confidencia, capitaine Cornil Durforth ; et le Bonaventure, capitaine Richard Chancellor, habile marin, ami particulier de Cabot, qui reçut le titre de pilote-major. Le sailing master du Bonaventure était Stephen Burrough, marin consommé, qui devait faire de nombreuses courses dans les mers du nord et devenir plus tard pilote en chef d’Angleterre.

Si l’âge et ses importantes fonctions empêchèrent Cabot de se mettre à la tête de l’expédition, il voulut du moins présider à tous les détails de l’armement. Il rédigea même des instructions qui nous ont été conservées et qui prouvent la prudence et l’habileté de ce remarquable navigateur. Il y recommande l’usage du loch, instrument destiné à mesurer la vitesse du navire, et il veut que le journal des événements de mer soit tenu avec régularité, qu’on recueille par écrit toutes les informations sur le caractère, les mœurs, les habitudes, les ressources des peuples qu’on visitera, ainsi que sur les productions du pays. On ne devra faire aucune violence aux natifs, mais agir envers eux avec courtoisie. Tout blasphème ou juron doit être sévèrement puni ainsi que l’ivrognerie. Les exercices religieux sont prescrits, la prière doit être faite matin et soir ainsi que la lecture des saintes Écritures une fois par jour. Il termine en recommandant par-dessus tout l’union et la concorde, rappelle aux capitaines la grandeur de leur entreprise et l’honneur qu’ils vont recueillir ; enfin il leur promet de joindre ses prières aux leurs pour le succès de leur œuvre commune.

L’escadre mit à la voile le 20 mai 1558 en présence de la cour, réunie à Greenwich, au milieu d’un immense concours de population, après des fêtes et des réjouissances auxquelles le roi, qui était malade, ne put assister. Près des îles Loffoden, sur la côte de Norvége, à la hauteur de Wardhöus, l’escadre fut séparée du Bonaventure. Emportés par la tourmente, les deux vaisseaux de Willoughby touchèrent sans doute à la Nouvelle-Zemble et furent forcés par les glaces de redescendre au sud. Le 18 septembre, ils entrèrent dans le port formé par l’embouchure de la rivière Arzina dans la Laponie orientale. Quelque temps après, la Buona-Confidencia, séparée de Willoughby par une nouvelle tempête, rentra en Angleterre ; quant à ce dernier, des pêcheurs russes retrouvèrent l’année suivante son navire au milieu des glaces. L’équipage entier était mort de froid. C’est du moins ce que donna à penser le journal tenu, jusqu’au mois de janvier 1554, par l’infortuné Willoughby.

Chancellor, après avoir vainement attendu ses deux conserves au rendez-vous qui avait été fixé en cas de séparation, se crut dépassé par elles, et, doublant le cap Nord, il entra dans un vaste golfe qui n’est autre que la mer Blanche, puis débarqua à l’embouchure de la Dwina, près du monastère Saint-Nicolas, sur l’emplacement où devait bientôt s’élever la ville d’Arkhangel. Les habitants de ces lieux désolés lui apprirent que le pays était sous la domination du grand-duc de Russie. Il résolut aussitôt de se rendre à Moscou, malgré l’énorme distance qui l’en séparait. C’était alors le czar Ivan IV Wassiliewitch, dit le Terrible, qui était sur le trône. Depuis quelque temps déjà, les Russes avaient secoué le joug tartare, et Ivan avait réuni toutes les petites principautés rivales en un seul corps d’état, dont la puissance commençait à devenir considérable. La situation de la Russie, exclusivement continentale, loin de toute mer fréquentée, isolée du reste de l’Europe dont elle ne faisait pas encore partie, tant ses mœurs et ses habitudes étaient encore asiatiques, promettait le succès à Chancellor. Le czar, qui jusqu’alors n’avait pu se procurer que par la voie de la Pologne les marchandises d’origine européenne, et qui voulait arriver jusqu’aux mers germaniques, vit avec plaisir les Anglais essayer d’établir un commerce qui devait être avantageux pour les deux parties. Non-seulement il accueillit Chancellor avec courtoisie, mais il lui fit les offres les plus avantageuses, lui accorda de grands priviléges et l’encouragea, par l’affabilité de sa réception, à renouveler son voyage. Chancellor vendit avec bénéfice ses marchandises, prit une autre cargaison de fourrures, d’huile de phoque et de baleine, de cuivre et d’autres produits, puis il regagna l’Angleterre avec une lettre du czar. Les avantages que la Compagnie des marchands aventuriers avait tirés de ce premier voyage l’encouragea à en tenter un second. Chancellor fit donc, l’année suivante, une nouvelle course à Arkhangel et amena en Russie deux agents de la Compagnie, qui conclurent avec le czar un traité avantageux. Puis, il reprit la route de l’Angleterre avec un ambassadeur et sa suite qu’Ivan envoyait en Grande-Bretagne. Des quatre navires qui composaient la flotte, l’un périt sur les côtes de Norvége, un autre en quittant Drontheim, et le Bonaventure, que montaient Chancellor et l’ambassadeur, sombra dans la baie de Pitsligo sur la côte orientale d’Écosse, le 10 novembre 1556. Chancellor se noya dans le naufrage, moins heureux que l’ambassadeur moscovite, qui eut la chance de se sauver ; mais les présents et les marchandises qu’il portait en Angleterre furent perdus.

Tels ont été les commencements de la Compagnie anglaise de Russie. Bon nombre d’expéditions se sont succédé dans ces parages, mais ce serait sortir de notre cadre que de les raconter. Nous reviendrons donc à Cabot.

On sait que la reine d’Angleterre, Marie, avait épousé le roi d’Espagne Philippe II. Lorsque celui-ci vint en Angleterre, il se montra fort mal disposé pour Cabot, qui avait abandonné le service d’Espagne et procurait en ce moment même à l’Angleterre un commerce qui allait bientôt accroître singulièrement la puissance maritime d’un pays déjà redoutable. Aussi ne sera-t-on pas étonné d’apprendre que, huit jours après le débarquement du roi d’Espagne, Cabot fut forcé de résigner sa place et sa pension, qui toutes deux lui avaient été données à vie par Édouard VI. Worthington fut nommé à sa place. M. Nicholls pense que cet homme peu honorable, qui avait eu des démêlés avec la justice, avait pour mission secrète de saisir parmi les plans, les cartes, les instructions et les projets de Cabot, ceux qui pouvaient être utiles à l’Espagne. Le fait est que tous ces documents sont aujourd’hui perdus, à moins qu’on ne les retrouve dans les archives de Simancas.

À partir de cette époque, l’histoire perd complétement de vue le vieux marin. Le même mystère qui plane sur sa naissance enveloppe le lieu et la date de sa mort. Ses immenses découvertes, ses travaux cosmographiques, son étude des variations de l’aiguille aimantée, sa sagesse, son humanité, son honorabilité assurent à Sébastien Cabot un des premiers rangs parmi les découvreurs. Figure perdue dans l’ombre et le vague de la légende jusqu’à nos jours, Cabot doit à ses biographes Biddle, d’Avezac et Nicholls d’être mieux connu, plus apprécié et d’avoir été pour la première fois mis en lumière.