Découverte de la Terre/Deuxième partie/Chapitre VI/II

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J. Hetzel (2p. 322-348).

II

Le pôle et l’Amérique.

Hudson et Baffin. — Champlain et La Sale. — Les Anglais sur la côte de l’Atlantique. — Les Espagnols dans l’Amérique du Sud. — Résumé des connaissances acquises à la fin du XVIIe siècle. — La mesure du degré terrestre. — Progrès de la cartographie. — Inauguration de la géographie mathématique.

Si les tentatives pour trouver un passage par le nord-ouest avaient été abandonnées depuis une vingtaine d’années par l’Angleterre, on n’avait cependant pas renoncé à chercher, par cette voie, un passage qu’on ne devait découvrir que de nos jours, et encore pour constater son impraticabilité absolue. Un habile marin, Henri Hudson, dont Ellis a dit « que jamais personne n’entendit mieux le métier de la mer, que son courage était à l’épreuve de tous les événements et que son application fut infatigable, » conclut un traité avec une compagnie de marchands pour chercher le passage par le nord-ouest. Le 1er mai 1607, parti de Gravesend avec une simple barque, le Hopewell, et douze hommes d’équipage, il atteignit, le 13 juin, la côte orientale du Groenland par 73°, et lui donna un nom qui répondait à ses espérances en l’appelant cap Tiens-Bon (hold with hope). Le temps était plus beau et moins froid que dix degrés plus bas. Le 27 juin, Hudson avait remonté de cinq degrés dans le nord, mais le 2 juillet, par un de ces brusques revirements si fréquents dans ces contrées, le froid devint rigoureux. Cependant, la mer restait libre, l’air était calme, des bois flottés dérivaient en grande quantité. Le l4 du même mois, par 33° 23’, le contremaître et le bosseman du navire descendirent sur une terre qui formait la partie septentrionale du Spitzberg. Des traces de bœufs musqués et de renards, une grande abondance d’oiseaux aquatiques, deux ruisseaux d’eau douce, et chaude dans l’un des deux, prouvèrent à nos navigateurs que la vie était possible, sous ces latitudes extrêmes, à cette période de l’année. Hudson, qui n’avait pas tardé à reprendre la mer, se vit arrêté à la hauteur du 82e degré, par une épaisse banquise, qu’il s’efforça, mais vainement, de percer ou de tourner. Il dut rentrer en Angleterre, où il arriva le 15 septembre, après avoir découvert une île qui est vraisemblablement celle de Jean Mayen. La route suivie dans ce premier voyage n’ayant pu donner issue vers le nord, Hudson en tenta une autre. En effet, il partit le 21 avril de l’année suivante, et s’avança entre le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble ; mais il dut se contenter de suivre, pendant un certain temps, le rivage de cette grande terre, sans pouvoir s’élever autant qu’il l’aurait voulu. L’échec de cette seconde tentative était plus complet que celui de la campagne de 1607. Aussi la Compagnie anglaise qui avait fait les frais de ces deux tentatives se refusa-t-elle à recommencer. C’est sans doute ce motif qui détermina Hudson à prendre du service en Hollande.

La Compagnie d’Amsterdam lui remit, en 1609, le commandement d’un navire, avec lequel il partit du Texel au commencement de l’année. Après avoir doublé le cap Nord, il s’avança le long des côtes de la Nouvelle-Zemble ; mais son équipage, composé d’Anglais et de Hollandais, qui avaient fait les campagnes des Indes orientales, fut bientôt rebuté par le froid et les glaces. Hudson se vit forcé de changer de route et de proposer à ses matelots en pleine révolte de chercher le passage, soit par le détroit de Davis, soit par les côtes de la Virginie, où devait se trouver une issue, suivant les informations du capitaine Smith, qui avait fréquenté ces côtes. Le choix de cet équipage, peu soumis à la discipline, ne pouvait être douteux. Hudson, pour ne pas compromettre entièrement les dépenses de la Compagnie d’Amsterdam, dut gagner les îles Féroë, descendre vers le sud jusqu’au 44e parallèle, et chercher, sur la côte d’Amérique, le détroit dont on lui avait certifié l’existence. Le 18 juillet, il débarqua sur le continent afin de remplacer son mât de misaine brisé pendant une tempête ; il en profita pour échanger des pelleteries avec les indigènes. Mais ses matelots indisciplinés, ayant soulevé par leurs exactions les pauvres sauvages si paisibles, le contraignirent à remettre à la voile. Il continua de suivre la côte jusqu’au 3 août, et prit terre une seconde fois. Par 40°30’, il découvrit une grande baie, qu’il remonta pendant plus de cinquante lieues en canot. Cependant, les provisions commençaient à manquer, et il n’était pas possible de s’en procurer à terre. L’équipage, qui semble avoir, durant toute cette campagne, imposé ses volontés à son capitaine, s’assembla, les uns proposant d’hiverner à Terre-Neuve pour reprendre l’année suivante la recherche du passage, les autres voulant gagner l’Irlande. On s’arrêta à ce dernier parti ; mais, lorsqu’on approcha des côtes de la Grande-Bretagne, la terre exerça un si puissant attrait sur ses hommes qu’Hudson fut obligé de relâcher, le 7 novembre, à Darmouth.

L’année suivante, 1610, malgré tous les ennuis qu’il avait supportés. Hudson essaya de renouer avec la Compagnie hollandaise. Mais le prix qu’elle mit à son concours le fit bientôt renoncer à son projet et l’engagea à en passer par les exigences de la Compagnie anglaise. Celle-ci imposa à Hudson la condition d’embarquer, plutôt comme assistant que comme second, un marin habile, appelé Coleburne, dans lequel elle avait toute confiance. On comprend combien une telle exigence était blessante pour Hudson. Aussi, ce dernier profita-t-il de la première occasion pour se débarrasser du surveillant qui lui avait été imposé. Il n’était pas encore sorti de la Tamise, qu’il renvoyait à terre Coleburne, avec une lettre pour la Compagnie, dans laquelle il s’efforçait de pallier et de justifier ce procédé au moins étrange.

Dans les derniers jours de mai, alors que le navire venait de relâcher dans un des ports de l’Islande, l’équipage forma, au sujet de Coleburne, un premier complot sans peine réprimé, et lorsqu’il quitta cette île, le 1er juin, Hudson avait rétabli son autorité. Après avoir passé le détroit de Frobisher, Hudson reconnut la terre de Désolation de Davis, donna dans le détroit qui a reçu son nom et ne tarda pas à s’enfoncer dans une large baie, dont il visita toute la côte occidentale jusqu’au commencement de septembre. À cette époque, un des bas officiers, ne cessant d’exciter la révolte contre son chef, fut démonté, mais cette mesure de justice ne fit qu’exciter les matelots. Dans les premiers jours de novembre. Hudson, arrivé au fond de la baie, chercha un endroit propre à y hiverner, et, l’ayant bientôt trouvé, il fit mettre le navire à sec. Une pareille résolution se conçoit difficilement. D’une part, Hudson n’avait quitté l’Angleterre qu’avec six mois de vivres, déjà bien largement entamés, et il ne fallait guère songer, vu la stérilité du pays, à s’y procurer un supplément de nourriture ; d’autre part, l’équipage avait donné de si nombreux signes de mutinerie qu’il ne pouvait guère compter sur sa discipline et sa bonne volonté. Toutefois, bien que les Anglais aient dû souvent se contenter d’une maigre ration, ils ne passèrent pas un hiver trop pénible, grâce à de nombreux arrivages d’oiseaux. Mais, dès que le printemps fût revenu et que le navire fut paré pour reprendre la route d’Angleterre, Hudson comprit que son sort était décidé. Il prit donc ses dispositions en conséquence, distribua à chacun sa part de biscuit, paya la solde et attendit les événements. Ce ne fut pas long. Les conjurés se saisirent de leur capitaine, de son fils, d’un volontaire, du charpentier et de cinq matelots, les embarquèrent dans une chaloupe, sans armes, sans provisions, sans instruments, et les abandonnèrent à la merci de l’Océan. Les coupables regagnèrent l’Angleterre, non pas tous cependant, car deux furent tués dans une rencontre avec les Indiens, un autre mourut de maladie et les autres furent gravement éprouvés par la famine. Au reste, aucune poursuite ne fut commencée contre eux. Seulement, en 1674, la Compagnie procura un emploi, à bord d’un navire, au fils de Henri Hudson, « disparu dans la découverte du nord-ouest », qui était absolument sans fortune.

Les expéditions d’Hudson furent suivies de celles de Button et de Gibbons, à qui l’on doit, à défaut de nouvelles découvertes, de sérieuses observations sur les marées, sur les variations du temps et de la température et sur nombre de phénomènes naturels.

En 1615, la Compagnie anglaise confia à Byleth, qui avait pris part aux derniers voyages, le commandement d’un bâtiment de 50 tonneaux. Son nom, la Découverte, était de bon augure. Il emportait, comme pilote, le fameux Guillaume Baffin, dont la renommée a éclipsé celle de son capitaine. Partis d’Angleterre le 13 avril, les explorateurs anglais reconnurent le cap Farewell dès le 6 mai, passèrent de l’île Désolation aux îles des Sauvages, où ils rencontrèrent un grand nombre de naturels, et remontèrent dans le nord-ouest jusqu’à 64°. Le 10 juillet, la terre était à tribord et la marée venait du nord ; ils en conçurent un tel espoir pour l’existence du passage cherché, qu’ils donnèrent au cap découvert en cet endroit le nom de Confort. C’était vraisemblablement le cap Walsingham, car ils constatèrent, après l’avoir doublé, que la terre tournait au nord-est et à l’est. C’est à l’entrée du détroit de Davis que s’arrêtèrent leurs découvertes pendant cette année. Ils étaient de retour à Plymouth le 9 septembre, sans avoir perdu un seul homme.

Si grandes étaient les espérances conçues par Byleth et par Baffin. qu’ils obtinrent de reprendre la mer sur le même bâtiment l’année suivante. Le 14 mai 1616, après une navigation qui n’eut rien de remarquable, les deux capitaines pénétrèrent dans le détroit de Davis, reconnurent le cap Espérance de Sanderson, point extrême atteint autrefois par Davis, et remontèrent jusqu’à 72° 40, à l’île des Femmes, ainsi nommée parce qu’on y rencontra quelques Esquimaudes. Le 12 juin, Byleth et Baffin furent forcés par les glaces d’entrer dans une baie de la côte. Des Esquimaux leur apportèrent beaucoup de cornes, sans doute des défenses de morses, ou des cornes de bœufs musqués ; ce qui fit appeler cette entrée Horn sound (détroit des cornes). Après une station de quelques jours en cet endroit, il fut possible de reprendre la mer. À partir de 75° 40, on rencontra une immense étendue d’eau libre de glaces, et l’on pénétra, sans grands dangers, jusqu’au delà du 78e degré de latitude, à l’entrée du détroit qui prolongeait au nord l’immense baie qu’on venait de parcourir, et qui reçut le nom de Baffin. Faisant alors route à l’ouest, puis au sud-ouest, Byleth et Baffin découvrirent les îles Carey, le détroit de Jones, l’île Cobourg et le détroit de Lancastre. Enfin, ils descendirent toute la rive occidentale de la baie de Baffin jusqu’à la terre de Cumberland. Désespérant alors de pouvoir pousser plus loin ses découvertes, Byleth, qui comptait dans son équipage un grand nombre de scorbutiques, se vit forcé de regagner les côtes d’Angleterre, où il débarqua à Douvres, le 30 août.

Si cette expédition se terminait encore par un échec, en ce sens qu’on n’avait pas trouvé le passage du nord-ouest, les résultats obtenus étaient cependant considérables. Byleth et Baffin avaient prodigieusement reculé les bornes des mers connues dans les parages du Groenland. Le capitaine et le pilote, comme ils l’écrivirent au directeur de la Compagnie, assuraient que la baie par eux visitée était un excellent lieu de pêche, où se jouaient des milliers de baleines, de phoques et de walrus. L’événement ne devait pas tarder à leur donner amplement raison.

Redescendons maintenant sur la côte d’Amérique, jusqu’au Canada, et voyons les événements qui s’y étaient passés depuis Jacques Cartier. Ce dernier, on se le rappelle, avait fait un essai de colonisation, qui n’avait pas produit de résultats importants. Cependant, quelques Français étaient restés dans le pays, s’y étaient mariés et avaient fait souche de colons. De temps à autre, ils recevaient quelques renforts amenés par des bâtiments pêcheurs de Dieppe ou de Saint-Malo. Mais le courant d’émigration avait de la peine à s’établir. C’est dans ces circonstances qu’un gentilhomme nommé Samuel de Champlain, vétéran des guerres de Henri IV, et qui, pendant deux ans et demi, avait couru les Indes orientales, fut engagé par le commandeur de Chastes avec le sieur de Pontgravé, pour continuer les découvertes de Jacques Cartier et choisir les lieux les plus favorables à l’établissement de villes et de centres de population. Ce n’est pas ici le lieu de nous occuper de la façon dont Champlain entendit son rôle de colonisateur, ni de ses grands services, qui auraient pu le faire surnommer le père du Canada. Nous laisserons donc, de parti pris, tout ce côté de son rôle, et non le moins brillant, pour nous occuper seulement des découvertes qu’il réalisa dans l’intérieur du continent.

Partis de Honfleur le 15 mars 1603, les deux chefs de l’entreprise remontèrent d’abord le Saint-Laurent jusqu’au havre de Tadoussac, à quatre-vingts lieues de son embouchure. Ils reçurent un bon accueil de ces populations qui n’avaient pourtant « ni foi, ni loi, vivant sans Dieu et sans religion, comme bêtes brutes. » Laissant en ce lieu leurs navires, qui n’auraient pu s’avancer plus haut sans danger, ils gagnèrent en barque le saut Saint-Louis, où s’était arrêté Jacques Cartier, s’enfoncèrent même quelque peu dans l’intérieur et revinrent en France, où Champlain fit imprimer pour le roi une relation de ce voyage.

Henri IV résolut de continuer l’entreprise. Sur ces entrefaites, M. de Chastes étant venu à mourir, son privilége fut transmis à M. de Monts, avec le titre de vice-amiral et de gouverneur de l’Acadie. Champlain accompagna M. de Monts au Canada et passa trois ans entiers, soit à l’aider de ses conseils et de ses soins dans ses tentatives de colonisation, soit à explorer les côtes de l’Acadie, qu’il releva jusqu’au delà du cap Cod, soit à faire des courses dans l’intérieur et à visiter les tribus sauvages qu’il importait de se concilier. En 1607, après un nouveau voyage en France pour recruter des colons, Champlain retourna de nouveau dans la Nouvelle-France et fonda, en 1608, une ville qui devait être Québec. L’année suivante fut consacrée à remonter le Saint-Laurent et à en faire l’hydrographie. Monté sur une pirogue, avec deux compagnons seulement, Champlain pénétra, avec quelques Algonquins, chez les Iroquois, et demeura vainqueur dans une grande bataille donnée sur les bords d’un lac qui a reçu son nom ; puis il redescendit la rivière Richelieu jusqu’au Saint-Laurent. En 1610, il fait une nouvelle incursion chez les Iroquois, à la tête de ses alliés les Algonquins, auxquels il a toutes les peines du monde à faire observer la discipline européenne. Pendant cette campagne, il employa des machines de guerre qui surprirent grandement les sauvages et lui assurèrent facilement la victoire. Dans l’attaque d’un village, il fit construire un cavalier de bois que deux cents hommes des plus vigoureux « portèrent devant ce village à la longueur d’une pique, il y fit montrer trois arquebusiers bien à couvert des flèches et des pierres qui pourraient leur être tirées ou lancées. » Un peu plus tard, nous le voyons explorer la rivière Ottawa et s’avancer, dans le nord du continent, jusqu’à soixante-quinze lieues de la baie d’Hudson. Après avoir fortifié Montréal, en 1615, il remonte deux fois l’Ottawa, explore le lac Huron et parvient par terre jusqu’au lac Ontario, qu’il traverse.

Il est bien difficile de faire deux parts dans la vie si occupée de Champlain. Toutes ses courses, toutes ses reconnaissances n’avaient pour but que le développement de l’œuvre à laquelle il avait consacré son existence. Ainsi détachées de ce qui fait leur intérêt, elles nous paraissent sans importance, et cependant, si la politique coloniale de Louis XIV et de son successeur avaient été différentes, nous posséderions en Amérique une colonie qui ne le céderait assurément pas en prospérité aux États-Unis. Malgré notre abandon, le Canada a conservé un fervent amour pour la mère-patrie.

Il faut maintenant sauter une quarantaine d’années, pour arriver à Robert Cavelier de la Sale. Pendant ce temps, les établissements français ont pris quelque importance au Canada, et se sont étendus sur une grande partie du nord de l’Amérique. Nos chasseurs, nos trappeurs parcourent les bois et apportent tous les ans, avec leur chargement de fourrures, de nouvelles informations sur l’intérieur du continent. Ils sont puissamment secondés dans cette dernière tâche par les missionnaires, au premier rang desquels nous devons ranger le père Marquette, que l’étendue de ses courses sur les grands lacs et jusqu’au Mississipi désigne particulièrement à notre reconnaissance. Deux hommes méritent aussi d’être cités, pour les encouragements et les facilités qu’ils donnèrent aux explorateurs ; ce sont M. de Frontenac, le gouverneur de la Nouvelle-France, et l’intendant de justice et de police Talon. En 1678, arriva au Canada, sans but bien déterminé, un jeune homme nommé Cavelier de La Sale. « Il était né à Rouen, dit le P. Charlevoix, d’une famille aisée ; mais, ayant passé quelques années chez les jésuites, il n’avait point eu de part à l’héritage de ses parents. Il avait l’esprit cultivé, il voulait se distinguer et il se sentait assez de génie et de courage pour y réussir. En effet, il ne manqua ni de résolution pour entreprendre, ni de constance pour suivre une affaire, ni de fermeté pour se roidir contre les obstacles, ni de ressource pour réparer ses pertes ; mais il ne sut pas se faire aimer, ni ménager ceux dont il avait besoin, et, dès qu’il eut de l’autorité, il l’exerça avec dureté et avec hauteur. Avec de tels défauts, il ne pouvait pas être heureux, aussi ne le fut-il point. »

Ce portrait du père Charlevoix nous paraît un peu poussé au noir, et il ne nous semble pas qu’il apprécie à sa juste valeur la grande découverte que nous devons à Cavelier de La Sale, découverte qui n’a sa pareille, nous ne disons pas son égale, que celle du fleuve des Amazones par Orellana, au XVIe siècle, et celle du Congo par Stanley, au xixe. Toujours est-il qu’à peine arrivé dans le pays, il se mit, avec une application extraordinaire, à étudier les idiomes indigènes, à fréquenter les sauvages pour se mettre au courant de leurs mœurs et de leurs habitudes. En même temps, il recueillait, auprès des trappeurs, une masse de renseignements sur la disposition des fleuves et des lacs. Il fit part de ses projets d’exploration à M. de Frontenac, qui l’encouragea et lui donna le commandement d’un fort construit au débouché du lac dans le Saint-Laurent. Sur ces entrefaites, un certain Jolyet arriva à Québec. Il apportait la nouvelle qu’avec le père Marquette et quatre autres personnes, il avait atteint un grand fleuve appelé Mississipi, coulant vers le sud. Cavelier de La Sale eut bientôt compris tout le parti qu’on pourrait tirer d’une artère de cette importance, surtout si le Mississipi avait, comme il le pensait, son embouchure dans le golfe du Mexique. Par les lacs et l’Illinois, affluent du Mississipi, il était facile de mettre en communication le Saint-Laurent avec la mer des Antilles. Quel merveilleux profit la France allait tirer de cette découverte ! La Sale expliqua le projet qu’il avait conçu au comte de Frontenac et obtint de lui des lettres de recommandation très-pressantes pour le ministre de la marine. En arrivant en France, La Sale apprit la mort de Colbert ; mais il remit à son fils, le marquis de Seignelay, qui lui avait succédé, les dépêches dont il était porteur. Ce projet, qui paraissait reposer sur des bases sérieuses, ne pouvait que plaire à un jeune ministre. Aussi Seignelay présenta-t-il La Sale au roi, qui lui fit expédier des lettres de noblesse, lui accorda la seigneurie de Catarocouy et le gouvernement du fort qu’il avait bâti, avec le monopole du commerce dans les contrées qu’il pourrait découvrir.

La Sale avait également trouvé moyen de se faire patronner par le prince de Conti, qui lui demanda d’emmener le chevalier Tonti, fils de l’inventeur de la Tontine, auquel il s’intéressait. C’était pour La Sale une précieuse acquisition. Tonti, qui avait fait campagne en Sicile, où il avait eu la main emportée par un éclat de grenade, était un brave et habile officier, qui se montra toujours excessivement dévoué.

La Sale et Tonti s’embarquèrent à La Rochelle, le 14 juillet 1678, emmenant avec eux une trentaine d’hommes, ouvriers et soldats, et un récollet, le père Hennepin, qui les accompagna dans tous leurs voyages.

Puis, comprenant que l’exécution de son projet exigeait des ressources plus considérables que celles dont il disposait, La Sale fit construire une barque sur le lac Érié et consacra une année entière à courir le pays, visitant les Indiens, faisant un actif commerce de pelleteries, qu’il emmagasina dans son fort du Niagara, tandis que Tonti agissait de même sur d’autres points. Enfin, vers la mi-août de l’année 1679, sa barque, le Griffon, étant en état de faire voile, il s’embarqua sur le lac Érié, avec une trentaine d’hommes et trois pères récollets pour Machillimackinac. Il essuya, dans la traversée des lacs Saint-Clair et Huron, une rude tempête qui causa la désertion d’une partie de ses gens, que le chevalier Tonti lui ramena. La Sale, arrivé à Machillimackinac, entra bientôt dans la baie Verte. Mais, pendant ce temps, ses créanciers à Québec faisaient vendre tout ce qu’il possédait, et le Griffon, qu’il avait expédié, chargé de pelleteries, au fort de Niagara, se perdait ou était pillé par les Indiens, on n’a jamais su au juste. Pour lui, bien que le départ du Griffon eût mécontenté ses compagnons, il continua sa route et atteignit la rivière Saint-Joseph, où se trouvait un campement de Miamis et où Tonti ne tarda pas à le rejoindre. Leur premier soin fut de construire un fort en cet endroit. Ils traversèrent ensuite la ligne de partage des eaux entre le bassin des grands lacs et celui du Mississipi ; puis ils gagnèrent la rivière des Illinois, affluent de gauche de ce grand fleuve. Avec sa petite troupe, sur laquelle même il ne pouvait entièrement compter, la situation de La Sale était critique, au milieu d’un pays inconnu, chez une nation puissante, les Illinois, qui, d’abord alliés de la France, avaient été prévenus et excités contre nous par les Iroquois et les Anglais, jaloux des progrès de la colonie canadienne.

Cependant, il fallait, à tout prix, s’attacher ces Indiens, qui, par leur situation, pouvaient empêcher toute communication entre La Sale et le Canada. Afin de frapper leur imagination, Cavelier de La Sale se rend à leur campement, où plus de trois mille hommes sont rassemblés. Il n’a que vingt hommes, mais il traverse fièrement leur village et s’arrête à quelque distance. Les Illinois, qui n’ont pas encore déclaré la guerre, sont surpris. Ils s’avancent vers lui et l’accablent de démonstrations pacifiques. Tant est versatile l’esprit des sauvages ! tant fait d’impression sur eux toute marque de courage ! Sans tarder, La Sale profite de leurs dispositions amicales, et bâtit, sur l’emplacement même de leur camp, un petit fort qu’il nomme Crèvecœur, par allusion aux chagrins qu’il a déjà éprouvés. Il y laisse Tonti avec tout son monde, et pour lui, inquiet du sort du Griffon, il regagne, avec trois Français et un Indien, le fort de Catarocouy que cinq cents lieues séparent de Crèvecœur. Avant de partir, il avait détaché avec le P. Hennepin, un de ses compagnons, nommé Dacan, avec mission de remonter le Mississipi au delà de la rivière des Illinois, et, s’il était possible, jusqu’à sa source, « Ces deux voyageurs, dit le père Charlevoix, partirent du fort de Crèvecœur le 28 février, et, étant entrés dans le Mississipi, le remontèrent jusque vers le 46° de latitude nord. Là, ils furent arrêtés par une chute d’eau assez haute, qui tient toute la largeur du fleuve et à laquelle le P. Hennepin donna le nom de Saint-Antoine-de-Padoue. Ils tombèrent alors, je ne sais par quel accident, entre les mains des Sioux, qui les retinrent assez longtemps prisonniers. »

Dans son voyage de retour à Catarocouy, La Sale, ayant découvert un nouvel emplacement propre à la construction d’un fort, y appela Tonti, qui se mit aussitôt à l’œuvre, tandis qu’il continuait sa route. C’est le fort Saint-Louis. À son arrivée à Catarocouy, La Sale apprit des nouvelles qui auraient abattu un homme moins bien trempé. Non-seulement le Griffon, sur lequel il avait pour 10,000 écus de fourrures, était perdu, mais un bâtiment, qui lui apportait de France une cargaison estimée 22,000 francs, avait fait naufrage, et ses ennemis avaient répandu le bruit de sa mort. N’ayant plus rien à faire à Catarocouy, ayant prouvé par sa présence que tous les bruits répandus sur sa disparition étaient faux, il regagna le fort Crèvecœur, où il fut bien étonné de ne trouver personne.

Voici ce qui s’était passé. Tandis que le chevalier Tonti était occupé à la construction du fort Saint-Louis, la garnison du fort Crèvecœur s’était soulevée, avait pillé les magasins, en avait fait autant au fort Miani et avait fui jusqu’à Machillimackinac. Tonti, presque seul en face des Illinois soulevés contre lui par les déprédations de ses hommes, et jugeant qu’il ne pourrait résister dans son fort de Crèvecœur, en était sorti, le 11 septembre 1680, avec les cinq Français qui composaient sa garnison, et s’était retiré jusqu’à la baie du lac Michigan. Après avoir mis garnison à Crèvecœur et au fort Saint-Louis, La Sale vint à Machillimackinac, où il retrouva Tonti. Ils en repartirent ensemble vers la fin d’août pour Catarocouy, où ils s’embarquèrent sur le lac Érié avec cinquante-quatre personnes, le 28 août 1681. Après une course de quatre-vingts lieues le long de la rivière glacée des Illinois, ils atteignirent le fort de Crèvecœur, où les eaux libres leur permirent de se servir de leurs canots. Le 6 février 1682, La Sale arriva au confluent de l’Illinois et du Mississipi. Il descendit le fleuve, reconnut l’embouchure du Missouri, celle de l’Ohio, où il éleva un fort, pénétra dans le pays des Arkansas, dont il prit possession au nom de la France, traversa le pays des Natchez, avec lesquels il fit un traité d’amitié, et déboucha enfin, le 9 avril, après une navigation de trois cent cinquante lieues sur une simple barque, dans le golfe du Mexique. Les prévisions si habilement conçues par Cavelier de La Sale étaient réalisées. Il prit aussitôt solennellement possession de la contrée, à laquelle il donna le nom de Louisiane, et appela Saint-Louis le fleuve immense qu’il venait de découvrir.

Il ne fallut pas moins d’un an et demi à La Sale pour revenir au Canada. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, quand on songe à tous les obstacles semés sur son chemin. Quelle énergie, quelle force d’âme il fallut à l’un des plus grands voyageurs dont la France puisse s’enorgueillir, pour mener à bien semblable entreprise !

Par malheur, un homme, cependant bien intentionné, mais qui se laissa prévenir contre La Sale par ses nombreux ennemis, M. Lefèvre de la Barre, qui avait succédé à M. de Frontenac, comme gouverneur du Canada, écrivit au ministre de la marine qu’on ne devait pas regarder les découvertes de La Sale comme bien importantes. « Ce voyageur, disait-il, était actuellement, avec une vingtaine de vagabonds français et sauvages, dans le fond de la baie, où il tranchait du souverain, pillait et rançonnait ceux de sa nation, exposait les peuples aux incursions des Iroquois, et couvrait toutes ces violences du prétexte de la permission, qu’il avait de Sa Majesté, de faire seul le commerce dans les pays qu’il pourrait découvrir. »

Cavelier de La Sale ne pouvait rester en butte à ces imputations calomnieuses. D’un côté, l’honneur lui commandait de rentrer en France pour se disculper ; de l’autre, il entendait ne pas laisser à autrui le profit de sa découverte. Il partit donc, et reçut de Seignelay un accueil bienveillant. Le ministre n’avait pas été ému des lettres de M. de La Barre ; il avait compris qu’on n’accomplit pas de grandes choses sans froisser bien des amours-propres, sans se faire de nombreux ennemis. La Sale en profita pour lui exposer son projet de reconnaître par mer l’embouchure du Mississipi, afin d’en frayer le chemin aux vaisseaux français et d’y fonder un établissement. Le ministre entra dans ces vues et lui remit une commission qui plaçait sous ses ordres Français et sauvages, depuis le fort Saint-Louis des Illinois jusqu’à la mer. En même temps, le commandant de l’escadre qui le transporterait en Amérique serait sous sa dépendance et lui fournirait, lors de son débarquement, tous les secours qu’il lui réclamerait, pourvu que ce ne fût pas au préjudice du roi. Quatre bâtiments, dont une frégate de quarante canons commandée par M. de Beaujeu, devaient porter deux cent quatre-vingts personnes, y compris les équipages, à l’embouchure du Mississipi, et former le noyau de la nouvelle colonie. Soldats et artisans avaient été fort mal choisis, on s’en aperçut trop tard, et pas un ne savait son métier. Partie de La Rochelle, le 24 juillet 1684, la petite escadre fut presque aussitôt forcée de rentrer au port, le mât de beaupré de la frégate ayant cassé tout à coup, par le plus beau temps du monde. Cet accident inexplicable fut le point de départ de la mésintelligence entre M. de Beaujeu et M. de La Sale. Le premier ne pouvait se voir avec plaisir subordonné à un simple particulier et ne le pardonnait pas à Cavelier. Rien n’eût été cependant plus simple que de refuser ce commandement. Le second n’avait pas la douceur de manières et l’urbanité nécessaires pour faire revenir son compagnon. La brouille ne fit que s’accentuer durant le voyage, en raison des entraves qu’apportait M. de Beaujeu à la rapidité et au secret de l’expédition. Les tracas de La Sale étaient même devenus si grands, lorsqu’on arriva à Saint-Domingue, qu’il tomba gravement malade. Il guérit cependant, et l’expédition remit à la voile le 25 novembre. Un mois après, elle était à la hauteur de la Floride ; mais, comme « on avait assuré à La Sale que, dans le golfe du Mexique, tous les courants portaient à l’est, il ne douta pas que l’embouchure du Mississipi ne lui restât bien à l’ouest ; erreur qui fut la source de toutes ses disgrâces. »

La Sale fit donc porter à l’ouest et dépassa sans s’en apercevoir, sans vouloir même faire attention à certains indices qu’on le priait de remarquer, l’embouchure du Mississipi. Quand il s’aperçut de son erreur et qu’il pria M. de Beaujeu de revenir en arrière, celui-ci ne voulut plus y consentir. La Sale, voyant qu’il ne pouvait rien gagner sur l’esprit contrariant de son compagnon, se décida à débarquer ses hommes et ses provisions dans la baie Saint-Bernard. Mais, jusque dans ce dernier acte, Beaujeu mit une mauvaise volonté coupable et qui fait aussi peu d’honneur à son jugement qu’à son patriotisme. Non-seulement il ne voulut pas débarquer toutes les provisions, sous prétexte que, certaines étant à fond de cale, il n’avait pas le temps, de changer tout son arrimage, mais encore il donna asile sur son bord au patron et à l’équipage de la flûte chargée des munitions, des ustensiles et des outils nécessaires à un nouvel établissement, gens que tout semble convaincre d’avoir jeté, de propos délibéré, leur bâtiment à la côte. En même temps, quantité de sauvages profitèrent du désordre causé par le naufrage de la flûte pour dérober tout ce qui put leur tomber sous la main. Cependant, La Sale, qui avait le talent de ne paraître jamais abattu par la mauvaise fortune et qui trouvait dans son génie des ressources appropriées aux circonstances, fit commencer les travaux d’établissement. Pour donner courage à ses compagnons, il mit plus d’une fois la main à l’ouvrage ; mais les travaux n’avancèrent que lentement à cause de l’ignorance des ouvriers. Bientôt, frappé de la ressemblance du langage et des habitudes des Indiens de ces parages avec ceux du Mississipi, La Sale se persuada qu’il n’était pas éloigné de ce fleuve et fit plusieurs excursions pour s’en rapprocher. Mais, s’il trouvait un pays beau et fertile, il n’en était pas plus avancé pour ce qu’il cherchait. Il revenait chaque fois au fort, plus sombre et plus dur, et ce n’était pas le moyen de remettre le calme dans ces esprits aigris par les souffrances et l’inanité de leurs efforts. Des graines avaient été semées ; mais presque rien n’avait levé, faute de pluie. Ce qui avait poussé n’avait pas tardé d’être ravagé par les sauvages et par les bêtes fauves. Les chasseurs qui s’éloignaient du camp étaient massacrés par les Indiens, et les maladies trouvaient une proie facile dans ces hommes accablés par l’ennui, le chagrin et la misère. En peu de temps, le nombre des colons tomba à trente-sept. Enfin, La Sale résolut de tenter un dernier effort pour gagner le Mississipi et, en descendant ce fleuve, trouver du secours chez les nations avec lesquelles il avait fait alliance. Il partit, le 12 janvier 1687, avec son frère, ses deux neveux, deux missionnaires et douze colons. Il s’approchait du pays des Cenis, lorsqu’à la suite d’une altercation entre l’un de ses neveux et trois de ses compagnons, ceux-ci assassinèrent le jeune homme et son domestique pendant leur sommeil et résolurent aussitôt d’en faire autant du chef de l’entreprise. De La Sale, inquiet de ne pas voir revenir son neveu, partit à sa recherche, le 19 au matin, avec le père Anastase. Les assassins, en le voyant s’approcher, s’embusquèrent dans un fourré, et l’un d’eux lui tira dans la tête un coup de fusil qui l’étendit roide mort. Ainsi périt Robert Cavelier de La Sale, « homme d’une capacité, au dire du P. Charlevoix, d’une étendue d’esprit, d’un courage et d’une fermeté d’âme qui auraient pu le conduire à quelque chose de grand, si, avec tant de bonnes qualités, il avait su se rendre maître de son humeur sombre et atrabilaire, fléchir sa sévérité ou plutôt la dureté de son naturel… » On avait répandu contre lui nombre de calomnies ; mais il faut d’autant plus se tenir en garde contre tous ces bruits malveillants, « qu’il n’est que trop ordinaire d’exagérer les défauts des malheureux, de leur en imputer même qu’ils n’avaient pas, surtout quand ils ont donné lieu à leur infortune et qu’ils n’ont pas su se faire aimer. Ce qu’il y a de plus triste pour la mémoire de cet homme célèbre, c’est qu’il a été plaint de peu de personnes, et que le mauvais succès de ses entreprises — de sa dernière seulement — lui a donné un air d’aventurier, parmi ceux qui ne jugent que sur les apparences. Par malheur, c’est ordinairement le plus grand nombre, et en quelque sorte la voix du public. »

Nous n’avons que peu de chose à ajouter à ces dernières paroles si sages. La Sale ne sut pas se faire pardonner son premier succès. Nous avons dit par suite de quel concours de circonstances sa seconde entreprise échouait. Il mourut victime, on peut le dire, de la jalousie et du mauvais vouloir du chevalier de Beaujeu. C’est à cette petite cause que nous devons de ne pas avoir fondé en Amérique une colonie puissante, qui se fût bientôt trouvée en état de lutter avec les établissements anglais.

Nous avons raconté les commencements des colonies anglaises. Les événements qui se passèrent en Angleterre leur furent très-favorables. Les persécutions religieuses, les révolutions de 1648 et de 1688 fournirent quantité de recrues, qui, animées d’un excellent esprit, se mirent au travail et transportèrent au delà de l’Atlantique les arts, l’industrie et en peu de temps la prospérité de la mère-patrie. Bientôt, les immenses forêts qui couvraient le sol de la Virginie, de la Pensylvanie, de la Caroline, tombèrent sous la hache du « squatter » et furent défrichées, tandis que les coureurs des bois, repoussant les Indiens, faisaient mieux connaître l’intérieur du pays et préparaient l’œuvre de la civilisation. Au Mexique, dans toute l’Amérique centrale, au Pérou, au Chili et sur les bords de l’Atlantique, les choses se passaient autrement. Les Espagnols avaient étendu leurs conquêtes ; mais, loin de travailler comme les Anglais, ils avaient réduit les Indiens en esclavage. Au lieu de s’adonner aux cultures propres à la variété des climats et des contrées dont ils s’étaient emparés, ils ne cherchaient que dans le produit des mines les ressources et la prospérité qu’ils auraient dû demander à la terre. Si un pays peut ainsi parvenir rapidement à une richesse prodigieuse, ce régime tout factice n’a qu’un temps. Avec les mines ne tarde pas à s’épuiser une prospérité qui ne se renouvelle pas. Les Espagnols devaient en faire la triste expérience.

Ainsi donc, à la fin du XVIIe siècle, une grande partie du nouveau monde était connue. Dans l’Amérique du Nord, le Canada, les rivages de l’océan Atlantique et du golfe du Mexique, la vallée du Mississipi, les côtes de la Californie et du Nouveau-Mexique étaient reconnus ou colonisés. Tout le milieu du continent, à partir du Rio-del-Norte jusqu’à la Terre Ferme, était soumis, nominalement du moins, aux Espagnols. Dans le Sud, les savanes et les forêts du Brésil, les pampas de l’Argentine et l’intérieur de la Patagonie se dérobaient encore aux regards des explorateurs. Il devait longtemps encore en être de même.

En Afrique, la longue ligne de côtes qui se déroule sur l’Atlantique et la mer des Indes avait été patiemment suivie et relevée par les navigateurs. En quelques points seulement, des colons ou des missionnaires avaient tenté de pénétrer le mystère de ce vaste continent. Le Sénégal, le Congo, la vallée du Nil et l’Abyssinie, voilà tout ce que l’on connaissait alors avec un peu de détail et de certitude.

Si bien des contrées de l’Asie, parcourues par les voyageurs du moyen âge, n’avaient pas été revues depuis cette époque, nous avions soigneusement exploré toute la partie antérieure de ce continent, l’Inde nous était révélée, nous y fondions même quelques établissements, la Chine était entamée par nos missionnaires, et le Japon, ce fameux Cipango qui avait exercé une si puissante attraction sur les voyageurs du siècle précédent, nous était enfin connu. Seuls la Sibérie et tout l’angle nord-est de l’Asie avaient échappé à nos investigations, et l’on ignorait encore si l’Amérique n’était pas rattachée à l’Asie, mystère qui devait être bientôt éclairci.

Dans l’Océanie, nombre d’archipels, d’îles ou d’îlots isolés restaient encore à découvrir, mais les îles de la Sonde étaient colonisées, les côtes de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande avaient été reconnues en partie, et l’on commençait à douter de l’existence de ce grand continent austral qui s’étendait, selon Tasman, de la Terre de Feu à la Nouvelle-Zélande ; mais il fallait cependant encore les longues et soigneuses reconnaissances de Cook pour reléguer définitivement dans le pays des fables une chimère si longtemps caressée.

La géographie était sur le point de se transformer. Les grandes découvertes, faites en astronomie, allaient être appliquées à la géographie. Les travaux de Fernel et surtout de Picard, sur la mesure d’un degré terrestre entre Paris et Amiens, avaient permis de savoir que le globe n’est pas une sphère, mais un sphéroïde, c’est-à-dire une boule aplatie aux pôles et renflée à l’équateur. C’était trouver du même coup la forme et la dimension du monde que nous habitons. Enfin les travaux de Picard, continués par La Hire et Cassini, furent terminés, au commencement du siècle suivant. Les observations astronomiques, rendues possibles par le calcul des satellites de Jupiter, permettaient de faire la rectification de nos cartes. Si cette rectification s’était produite déjà sur certains lieux, elle devenait indispensable depuis que le nombre des points, dont la position astronomique avait été observée, s’était considérablement augmenté. Ce devait être l’œuvre du siècle suivant. En même temps, la géographie historique était plus étudiée ; elle commençait à prendre pour base l’étude des inscriptions, et l’archéologie allait devenir un des instruments les plus utiles de la géographie comparée. En un mot, le XVIIe siècle est une époque de transition et de progrès ; il cherche et il trouve les puissants moyens que son successeur, le XVIIIe siècle, devait mettre en œuvre. L’ère des sciences vient de s’ouvrir, et avec elle le monde moderne commence.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE