Découverte de la Terre/Première partie/Chapitre IV/I

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J. Hetzel (1p. 70-75).

CHAPITRE IV

Marco Polo (1253-1324).

I

Intérêt des marchands génois et vénitiens à provoquer des explorations dans le centre de l’Asie. — La famille Polo et sa situation à Venise. — Nicolo et Matteo Polo, les deux frères. — Ils vont de Constantinople à la cour de l’empereur de Chine. — Leur réception à la cour de Kublaï-Khan. — L’empereur les nomme ses ambassadeurs près du pape. — Leur retour à Venise. — Marco Polo. — Il part avec son père Nicolo et son oncle Matteo pour la résidence du roi tartare. — Le nouveau pape Grégoire X. — La relation de Marco Polo écrite en français sous sa dictée par Rusticien de Pise.

Les marchands génois et vénitiens ne pouvaient rester indifférents aux explorations que de hardis voyageurs tentaient dans l’Asie centrale, l’Inde et la Chine. Ils comprenaient que ces contrées allaient bientôt offrir de nouveaux débouchés à leurs produits, et que, d’un autre côté, les bénéfices seraient immenses à rapporter en Occident les marchandises de fabrique orientale. Les intérêts du commerce devaient donc lancer quelques nouveaux chercheurs dans la voie des découvertes. Telles furent les raisons qui décidèrent deux nobles Vénitiens à quitter leur patrie, à braver toutes les fatigues et tous les dangers de ces périlleux voyages dans le but d’étendre leurs relations commerciales.

Ces deux Vénitiens appartenaient à la famille Polo, originaire de la Dalmatie, que ses richesses, dues au négoce, avaient mise au rang des familles patriciennes de Venise. En 1260, les frères Nicolo et Matteo, qui se trouvaient depuis plusieurs années à Constantinople, où ils avaient établi une succursale, se rendirent avec une pacotille considérable de bijoux au comptoir de Crimée dirigé par leur frère aîné, Andrea Polo. De ce point, remontant vers le nord-est et traversant le pays de Comanie, ils atteignirent, sur le Volga, le camp de Barkaï-Khan. Ce prince mongol reçut fort bien les deux marchands de Venise, et leur acheta tous les bijoux qu’ils lui offraient au double de leur valeur.

Nicolo et Matteo restèrent un an dans le camp mongol ; mais, vers cette époque, en 1262, une guerre éclata entre Barkaï et le prince Houlagou, le conquérant de la Perse. Les deux frères, ne voulant pas s’aventurer au milieu de contrées battues par les Tartares, préférèrent se rendre à Boukharâ, qui formait la principale résidence de Barkaï, et ils y séjournèrent pendant trois ans. Mais, Barkaï vaincu et sa capitale prise, les partisans d’Houlagou engagèrent les deux Vénitiens à les suivre vers la résidence du grand khan de Tartarie, qui, d’ailleurs, ne pouvait manquer de leur faire un excellent accueil. Ce Kublaï-Khan, quatrième fils de Gengis-Khan, était empereur de la Chine, et il occupait alors sa résidence d’été en Mongolie, sur la frontière de l’empire chinois.

Les marchands vénitiens partirent et employèrent une année entière à traverser cette immense étendue de pays qui sépare Boukharâ des limites septentrionales de la Chine. Kublaï-Khan fut très-heureux de recevoir ces étrangers venus des pays occidentaux. Il leur fit grande fête, et les interrogea avec empressement sur les événements qui se passaient alors en Europe, demandant force détails sur les empereurs et les rois, sur leur administration, sur leurs méthodes de guerre ; puis il les entretint longtemps du pape et des affaires de l’Église latine.

Matteo et Nicolo, qui parlaient couramment la langue tartare, répondirent franchement à toutes les questions de l’empereur. Celui-ci eut alors la pensée d’envoyer des messagers au pape, et il pria les deux frères d’être ses ambassadeurs auprès de Sa Sainteté. Les marchands acceptèrent avec reconnaissance, car, grâce à ce nouveau caractère, leur retour allait se faire dans des conditions avantageuses. L’empereur fit préparer des chartes en langue turque, demandant au pape de lui envoyer cent hommes sages pour convertir les idolâtres au christianisme ; puis, il adjoignit aux deux Vénitiens un de ses barons nommé Cogatal, et il les chargea de lui rapporter de l’huile de la lampe sacrée qui brûle incessamment sur le tombeau du Christ à Jérusalem.

Les deux frères, munis de passeports qui mettaient à leur disposition hommes et chevaux dans toute l’étendue de l’empire, prirent congé du khan et se mirent en route en 1266. Mais bientôt le baron Cogatal tomba malade. Les Vénitiens, forcés de se séparer de lui, continuèrent leur chemin, et, malgré toute l’aide qu’ils reçurent, ils ne mirent pas moins de trois ans pour atteindre Laïas, port de l’Arménie, connu actuellement sous le nom d’Issus, et qui est situé au fond du golfe Issique. Quittant alors Laïas, ils se rendirent à Acre en 1269. Là, ils apprirent la mort du pape Clément IV, vers lequel ils étaient envoyés. Mais le légat Tebaldo résidait en cette ville. Il reçut les Vénitiens, et, apprenant quelle était la mission dont le grand khan les avait chargés, il les engagea à attendre l’élection du nouveau pape.

Matteo et Nicolo, absents de leur patrie depuis quinze ans, résolurent de retourner à Venise. Ils se rendirent à Négrepont, et s’embarquèrent sur un navire qui les conduisit directement à leur ville natale.

En débarquant, Nicolo Polo apprit et la mort de sa femme et la naissance d’un fils qui lui était né quelques mois après son départ, en 1254. Ce fils se nommait Marco Polo. Pendant deux ans, les deux frères, qui avaient à cœur de remplir leur mission, attendirent à Venise l’élection du nouveau pape. Cette élection ne se faisant pas, ils crurent qu’ils ne pouvaient différer davantage leur retour vers l’empereur mongol ; ils partirent donc pour Acre, emmenant cette fois le jeune Marco, qui ne devait pas être âgé de plus de dix-sept ans. À Acre, ils retrouvèrent le légat Tebaldo, qui les autorisa à aller chercher à Jérusalem l’huile de la lampe du saint sépulcre. Cette mission accomplie, les Vénitiens revinrent à Acre, et, en l’absence d’un pape, ils demandèrent au légat des lettres pour Kublaï-Khan, dans lesquelles devait être mentionnée la mort du pape Clément IV. Tebaldo leur donna ces lettres, et les deux frères retournèrent à Laïas. Là, à leur grande joie, ils apprirent que le légat Tebaldo venait d’être sacré pape sous le nom de Grégoire X, le 1er septembre 1271. Le nouvel élu les manda immédiatement, et le roi d’Arménie mit une galère à leur disposition pour les conduire plus rapidement à Acre. Le pape les reçut avec empressement, leur remit des lettres pour l’empereur de la Chine, leur adjoignit deux frères prêcheurs, Nicolas de Vicence et Guillaume de Tripoli, et leur donna sa bénédiction.

Les ambassadeurs prirent alors congé de Sa Sainteté et retournèrent à Laïas. Mais, à peine arrivés en cette ville, ils faillirent être faits prisonniers par les bandes du sultan mamelouk Bibars, qui ravageait alors l’Arménie. Les deux frères prêcheurs, peu satisfaits de ce début, renoncèrent à se rendre en Chine, et laissèrent aux deux Vénitiens et à Marco Polo le soin de remettre à l’empereur mongol les lettres du pape.

C’est ici que commence le voyage proprement dit de Marco Polo. A-t-il visité réellement tous les pays, toutes les villes qu’il décrit ? Non, sans doute, et dans la narration écrite en français sous sa dictée par Rusticien de Pise, il est formellement dit que « Marco Polo, sage et noble citoyen de Venise, vit tout cela de ses propres yeux, et que ce qu’il ne vit pas il l’entendit de la bouche d’hommes croyables de vérité. » Mais ajoutons que la plupart des villes et royaumes cités par Marco Polo ont été réellement parcourus par lui. Nous suivrons donc l’itinéraire tel qu’il existe dans son récit, en indiquant seulement ce que le célèbre voyageur apprit par ouï-dire, durant les missions importantes dont le chargea l’empereur Kublaï-Khan. Pendant ce second voyage, les deux Vénitiens ne gardèrent pas exactement la même route qu’ils avaient prise lorsqu’ils se rendirent pour la première fois vers l’empereur de la Chine. Ils avaient passé par le nord des monts Célestes, qui sont les monts Thiân-chân-pe-lou, ce qui allongea leur chemin. Cette fois, ils tournèrent le sud des mêmes monts, et cependant, bien que cette route fût plus courte que l’autre, ils ne mirent pas moins de trois ans et demi à la parcourir, à cause des pluies et des débordements des grands fleuves. Cet itinéraire sera facile à suivre sur une carte de l’Asie, car aux vieux noms du récit de Marco Polo, nous avons partout substitué les noms exacts de la cartographie moderne.