Découverte de la Terre/Première partie/Chapitre VI/II

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J. Hetzel (1p. 150-165).
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II

Retour de Jean de Béthencourt. — Jalousie de Gadifer. — Jean de Béthencourt visite son archipel. — Gadifer va conquérir la Grande-Canarie. — Brouille des deux seigneurs. — Ils reviennent en Espagne. Gadifer est blâmé par le roi. — Retour du chevalier normand. — Les indigènes de Fortaventure se font baptiser. — Jean de Béthencourt revient au pays de Caux. — Retour à Lancerote. — Débarquement sur la côte africaine. — Conquête de la Grande-Canarie, de l’île de Fer et de l’île de Palme. — Maciot nommé gouverneur de l’archipel. — Jean de Béthencourt, à Rome, obtient du pape la création d’un évêché canarien. — Son retour en son pays et sa mort.

L’envoyé du gouverneur n’était pas encore arrivé à Cadix que le baron de Béthencourt débarquait en personne au fort de Lancerote, avec « une belle petite compagnie. » Gadifer et ses compagnons lui firent grand accueil, ainsi que les Canariens baptisés. Peu de jours après, le roi Guadarfia venait lui-même se rendre à merci, et, l’an 1404, le vingtième jour de février, il se fit chrétien avec tous ses compagnons. Les chapelains de Jean de Béthencourt rédigèrent même à son intention une instruction très simple contenant les principaux éléments du christianisme, la création du monde, la chute d’Adam et Ève, l’histoire de Noé et de la tour de Babel, la vie des patriarches, l’histoire de Jésus-Christ et de son crucifiement par les Juifs, et enfin elle disait comment on doit croire les dix commandements de la loi, le saint sacrement de l’autel, la pâque, la confession et autres points.

Jean de Béthencourt était un homme ambitieux. Non content d’avoir exploré et pour ainsi dire pris possession de l’archipel des Canaries, il songeait déjà à conquérir ces contrées de l’Afrique baignées par l’Océan. En revenant à Lancerote, c’était sa pensée secrète, et cependant il lui restait beaucoup à faire pour établir une domination effective sur ce groupe d’îles dont il n’était véritablement que le seigneur nominal. Il résolut donc de se mettre à l’œuvre et de visiter par lui-même toutes ces îles que Gadifer avait déjà explorées.

Mais, avant de partir, une conversation eut lieu entre Gadifer et lui, qu’il est bon de rapporter. Gadifer, vantant ses services, demanda au baron de l’en récompenser en lui faisant don de Fortaventure, de Ténériffe et de Gomère.

« Monsieur mon ami, répliqua le baron, les îles et pays que vous me demandez ne sont pas encore conquis. Mais mon intention n’est point que vous perdiez votre peine, ni que vous ne soyez pas récompensé, car vous avez bien droit à l’être. Je vous en prie, achevons notre entreprise, et restons frères et amis.

— C’est très-bien dit, reprit Gadifer ; mais il y a une chose dont je ne suis pas content, c’est que vous ayez déjà fait hommage au roi de Castille des îles de Canarie, et que vous vous en disiez tout à fait seigneur.

— A l’égard de ce que vous dites, répondit Jean de Béthencourt, il est bien vrai que j’en ai fait hommage et que je m’en regarde aussi comme le vrai seigneur, puisqu’il plaît au roi de Castille. Mais, s’il vous plaît d’attendre la fin de notre affaire, pour vous contenter, je vous donnerai et laisserai telle chose dont vous serez content.

— Je ne resterai pas longtemps en ce pays, répondit Gadifer, car il faut que je m’en retourne en France. Je ne veux plus rester ici. »

Là-dessus, les deux chevaliers se séparèrent ; mais Gadifer s’apaisa peu à peu et ne refusa pas d’accompagner Jean de Béthencourt pendant son exploration de l’archipel canarien.

Le baron de Béthencourt, bien approvisionné et bien armé, fit voile pour Fortaventure. Il resta trois mois dans cette île, et, pour son début, il s’empara d’un grand nombre d’indigènes qu’il fit transporter à l’île Lancerote. On ne s’étonnera pas de cette façon de procéder, qui était très-naturelle à une époque où tous les explorateurs en agissaient ainsi. Pendant son séjour, le baron parcourut toute l’île, après s’être fortifié contre les attaques des indigènes, qui étaient des gens de grande stature, forts et bien fermes en leur loi. Une citadelle, nommée Richeroque, dont on voit encore les traces au milieu d’un hameau, fut bâtie sur la pente d’une haute montagne.

A cette époque, et bien qu’il n’eût point oublié ses griefs et sa mauvaise humeur, qui se traduisait souvent par de grosses paroles, Gadifer accepta le commandement d’une compagnie que le baron mit à sa disposition pour conquérir la Grande-Canarie.

Il partit le 25 juillet 1404, mais cette expédition n’amena aucun résultat utile. Tout d’abord les navigateurs furent très-éprouvés par la tempête et les vents contraires. Ils arrivèrent enfin près du port de Teldès, mais comme la nuit, tombait et que le vent soufflait en grande brise, ils n’osèrent débarquer en cet endroit, et ils se rendirent plus avant à la petite ville d’Argyneguy, devant laquelle ils restèrent mouillés pendant onze jours. Là, les naturels, excités par leur roi Artamy, dressèrent des embûches qui faillirent être fatales aux gens de Gadifer. Il y eut escarmouche, sang versé, et les Castillans, ne se sentant pas en nombre, vinrent passer deux jours à Teldès, et de là ils regagnèrent Lancerote.

Gadifer, très-contrarié de son insuccès, commença à trouver fort mauvais tout ce qui se passait autour de lui. Sa jalousie contre son chef grandissait chaque jour et il se laissait aller à de violentes récriminations, répétant que le baron de Béthencourt n’avait pas tout fait par lui-même, et que les choses ne seraient pas si avancées si d’autres n’y eussent mis la main. Ces paroles revinrent aux oreilles du baron, qui en fut très-courroucé. Il les reprocha à l’envieux Gadifer, ce qui amena entre eux un échange de gros mots. Gadifer persistait dans son idée de quitter ce pays où, plus il resterait, moins il gagnerait. Or, précisément, Jean de Béthencourt avait disposé ses affaires pour retourner en Espagne ; il proposa à Gadifer de l’accompagner, afin de « pourvoir à leur désaccord. » Gadifer accepta ; mais les deux rivaux ne firent point route ensemble, et, tandis que le baron partait sur son navire, Gadifer faisait voile sur le sien. Ils arrivèrent tous deux à Séville, et Gadifer fit ses réclamations ; mais le roi de Castille lui ayant donné tort et pleinement approuvé la conduite du baron de Béthencourt, Gadifer quitta l’Espagne, retourna en France, et ne revint plus jamais à ces Canaries qu’il avait espéré conquérir pour son propre compte.

Le baron de Béthencourt prit congé du roi presque aussitôt. L’administration de la colonie naissante réclamait impérieusement sa présence. Avant son départ, les habitants de Séville, qui l’aimaient beaucoup, lui firent maintes gracieusetés, et, ce qui était plus utile, ils l’approvisionnèrent d’armes, de vivres, d’or et d’argent.

Jean de Béthencourt arriva à l’île de Fortaventure, où il fut joyeusement accueilli par ses compagnons. En partant, Gadifer avait laissé en son lieu et place son bâtard Annibal, auquel le baron fit cependant bonne mine.

Les premiers jours de l’installation du baron de Béthencourt dans l’île furent marqués par des combats nombreux avec les Canariens, qui détruisirent même la forteresse de Richeroque, après avoir brûlé une chapelle et pillé les approvisionnements. Le baron les poursuivit avec vigueur, et finit par demeurer victorieux. Il manda une grande quantité de ses gens qui étaient restés à Lancerote, et donna des ordres pour que la citadelle fût immédiatement reconstruite.

Néanmoins, les combats recommencèrent, et bien des Canariens périrent, entre autres un certain géant de neuf pieds de haut que Jean de Béthencourt aurait voulu prendre vivant. Le baron ne pouvait se fier au bâtard de Gadifer, ni aux gens qui l’accompagnaient. Ce bâtard avait hérité de la jalousie de son père contre le baron ; mais celui-ci, ayant besoin de son aide, dissimulait sa défiance. Fort heureusement, ses gens l’emportaient en nombre sur ceux qui étaient restés fidèles à Gadifer. Cependant, les récriminations d’Annibal devinrent telles, que le baron lui envoya un de ses lieutenants, Jean le Courtois, pour lui rappeler son serment avec injonction de s’y conformer.

Jean le Courtois fut assez mal reçu ; il eut maille à partir avec le bâtard et les siens, principalement au sujet de certains prisonniers canariens que ces partisans de Gadifer retenaient indûment et qu’ils ne voulaient point rendre. Annibal dut obéir, cependant ; mais Jean le Courtois, revenant vers le baron, lui raconta les insolences du bâtard, et chercha à exciter son maître contre lui. « Non, monsieur, lui répondit le juste Béthencourt, je ne veux pas qu’on lui fasse tort, ni à lui, ni aux siens. Il ne faut pas faire tout ce que l’on serait en droit de faire ; on doit toujours se contraindre et garder son honneur plus que son profit. » Belles paroles, qu’on ne saurait trop méditer.

Cependant, malgré ces discordes intestines, la guerre continuait entre les indigènes et les conquérants ; mais ceux-ci, bien armés et « artillés, » l’emportaient dans toutes les rencontres. Aussi, les rois de Fortaventure, en humeur de parlementer, envoyèrent-ils un Canarien vers le baron de Béthencourt pour lui demander une trêve. Ils ajoutaient que leur désir était de se convertir au christianisme. Le baron, très heureux de ces ouvertures, répondit que les rois, seraient bien et joyeusement reçus, s’il se présentaient à lui.

Aussitôt, le roi de Maxorata, qui régnait sur le nord-ouest de l’île, arriva avec une suite de vingt-deux personnes, qui furent toutes baptisées le 18 janvier 1405. Trois jours après, vingt-deux autres indigènes recevaient le sacrement de baptême. Le 25 janvier, le roi qui gouvernait la presqu’île de Handia, au sud-est de Fortaventure, se présenta suivi de vingt-six de ses sujets, qui furent également baptisés. En peu de temps, tous les habitants de Fortaventure embrassèrent la religion catholique.

Le baron de Béthencourt, heureux de ce succès, songea alors à revoir son pays. Il laissa le commandement et le gouvernement des îles à son nouveau lieutenant, Jean le Courtois, et il partit le dernier jour de janvier, au milieu des pleurs et des bénédictions de ses compagnons, emmenant trois Canariens et une Canarienne, auxquels il voulait montrer le royaume de France. Il partit. « Dieu veuille le conduire et le reconduire, » dit la relation.

En vingt et un jours, le baron de Béthencourt arriva au port d’Harfleur, et, deux jours après, il rentrait à son hôtel de Grainville. Tous les gentilshommes du pays vinrent le fêter, et la baronne et lui se firent grand accueil. L’intention de Jean de Béthencourt était de retourner dans le plus bref délai aux îles Canaries. Il comptait emmener tous ceux de ses compatriotes auxquels il conviendrait de le suivre, engageant des gens de tous les métiers, auxquels il promettait des terres, gens mariés ou à marier. Il parvint ainsi à réunir un certain nombre d’émigrants, parmi lesquels on comptait vingt-huit hommes d’armes, dont vingt-trois emmenaient leurs femmes. Deux navires avaient été disposés pour le transport de cette troupe, et rendez-vous fut donné pour le sixième jour de mai. Le 9 du même mois, le baron de Béthencourt mit à la voile, et il débarquait à Lancerote, quatre mois et demi après avoir quitté l’archipel.

Le seigneur normand fut reçu au son des trompettes, clairons, tambourins, harpes, buccines, et autres instruments. « On n’eut pas ouï Dieu tonner au milieu de la mélodie qu’ils faisaient. » Les Canariens saluèrent par leurs danses et leurs chants le retour du gouverneur, en criant : « Voici venir notre roi ! » Jean le Courtois arriva en toute hâte au-devant de son capitaine qui lui demanda comment tout allait : « Monsieur, tout va de mieux en mieux, » répondit le lieutenant.

Les compagnons du baron de Béthencourt furent logés avec lui au fort de Lancerote. Le pays semblait leur plaire beaucoup. Ils mangeaient des dattes et des fruits du pays, qui leur semblaient excellents, « et rien ne leur faisait mal. »

Après avoir séjourné quelque temps à Lancerote, Jean de Béthencourt partit avec ses nouveaux compagnons pour visiter Fortaventure. Ici, l’accueil qu’il reçut ne fut pas moins joyeux, surtout de la part des Canariens et de leurs deux rois. Ceux-ci soupèrent avec le baron à la forteresse de Richeroque, que Jean le Courtois avait fait réparer.

Le baron de Béthencourt annonça alors son intention de conquérir la Grande-Canarie, comme il avait fait de Lancerote et de Fortaventure. Dans sa pensée, son neveu Maciot, qu’il avait amené de France, devait lui succéder dans le gouvernement des îles, afin que ce pays ne fût jamais sans le nom de Béthencourt. Il fit part de ce projet au lieutenant Jean le Courtois, qui l’approuva fort, et ajouta : « Monsieur, s’il plaît à Dieu, quand vous retournerez en France, je retournerai avec vous. Je suis un mauvais mari : il y a cinq ans que je ne vis ma femme, et, à la vérité, elle n’en souffrait pas trop. »

Le départ pour la Grande-Canarie fut fixé au 6 octobre 1405. Trois navires transportèrent la petite troupe du baron. Mais le vent les porta tout d’abord vers la côte africaine, et ils dépassèrent le cap Bojador, où Jean de Béthencourt débarqua. Il fit une reconnaissance de huit lieues dans le pays, et il s’empara de quelques indigènes et de trois mille chameaux, qu’il ramena vers son navire. On embarqua le plus possible de ces animaux qu’il était opportun d’acclimater aux Canaries, et le baron mit à la voile, abandonnant ce cap Bojador qu’il a eu l’honneur de dépasser trente ans avant les navigateurs portugais.

Pendant cette navigation de la côte africaine à la Grande-Canarie, les trois navires furent séparés par les vents. L’un arriva à Fortaventure, l’autre à l’île de Palme. Mais enfin tous furent réunis au lieu du rendez-vous. La Grande-Canarie mesurait vingt lieues de long et douze de large. Elle avait la forme d’une herse. Au nord, c’était un pays uni, et montagneux vers le sud. Sapins, dragonniers, oliviers, figuiers, dattiers, y formaient des forêts véritables. Les brebis, les chèvres, les chiens sauvages se trouvaient en grande quantité sur cette île. La terre, facile à labourer, produisait annuellement deux récoltes de blé, et cela sans aucun amendement. Ses habitants faisaient un grand peuple et se disaient tous gentilshommes.

Lorsque Jean de Béthencourt eut opéré son débarquement, il songea à conquérir le pays. Malheureusement, ses guerriers normands étaient très-fiers de la pointe qu’ils avaient poussée sur la terre d’Afrique, et, à les en croire, ils se flattaient de conquérir avec vingt hommes, seulement toute la Grande-Canarie et ses dix mille indigènes. Le baron de Béthencourt, les voyant si enflés, leur fit bien des recommandations de prudence, dont ils ne tinrent aucun compte. Ce qui leur coûta cher. En effet, dans une escarmouche pendant laquelle ils eurent d’abord l’avantage contre les Canariens, ils se débandèrent ; surpris alors par les indigènes, ils furent massacrés au nombre de vingt-deux, parmi lesquels le lieunant Jean le Courtois et Annibal, le bâtard de Gadifer.

Après cette fâcheuse rencontre, le baron de Béthencourt quitta la Grande-Canarie pour aller soumettre à sa domination l’île de Palme. Les Palmeros étaient des gens de grande adresse à lancer des pierres, et ils manquaient rarement leur but. Aussi, dans les nombreux combats avec les indigènes, y eut-il bon nombre de morts de chaque côté, cependant plus de Canariens que de Normands, dont une centaine périt.

Après six semaines d’escarmouches, le baron quitta l’île de Palme, et vint passer trois mois à l’île de Fer, grande île de sept lieues de long sur cinq de large, et qui a la forme d’un croissant. Son sol est élevé et uni. De grands bosquets de pins et de lauriers l’ombragent en maint endroit. Les vapeurs, retenues par de hautes montagnes, humectent le sol et le rendent propre à la culture du blé et de la vigne. Le gibier y est très-abondant ; les pourceaux, les chèvres, les brebis courent la campagne, en compagnie de gros lézards, qui ont la taille des iguanes d’Amérique. Quant aux habitants du pays, hommes et femmes, ils étaient très-beaux, vifs, gais, sains, agiles de corps, bien proportionnés et très-enclins au mariage. En somme, cette île de Fer était une des plus « plaisantes » qui fût dans l’archipel.

Le baron de Béthencourt, après avoir conquis l’île de Fer et l’île de Palme, revint à Fortaventure avec ses navires. Cette île, de dix-sept lieues de long sur huit de large, est formée de plaines et de montagnes. Cependant, son sol est moins accidenté que celui des autres îles de l’archipel. De grands courants d’eau douce coulent sous de magnifiques bocages ; les euphorbes, au suc laiteux et âcre, y fournissent un poison violent. En outre, dattiers, oliviers et mastiquiers y abondent, ainsi qu’une certaine plante tinctoriale, dont la culture ne pouvait manquer d’être extraordinairement fructueuse. La côte de Fortaventure n’offre pas de bons refuges pour les gros navires, mais les petits peuvent s’y mettre en sûreté.

Ce fut dans cette île que le baron de Béthencourt commença à faire un partage à ses colons, et il l’opéra avec tant de justice, que chacun fut content de son lot. Ceux qu’il avait amenés lui-même, ses propres compagnons, devaient être exempts de redevance pendant neuf ans.

La question de religion et d’administration religieuse ne pouvait être indifférente à un homme aussi pieux que le baron de Béthencourt. Il prit donc la résolution de se rendre à Rome, afin d’obtenir pour ce pays un prélat évêque, qui « ordonnera et magnifiera la foi catholique. » Mais, avant de partir, il nomma son neveu, Maciot de Béthencourt, lieutenant et gouverneur de toutes les îles de l’archipel. Sous ses ordres devaient fonctionner deux sergents qui auraient le gouvernement de la justice. Il ordonna aussi que, deux fois l’an, des nouvelles lui fussent adressées en Normandie, et que le revenu de Lancerote et de Fortaventure fût employé à la construction de deux églises.

Et il dit à son neveu Maciot : « En outre, je vous donne plein pouvoir et autorité qu’en toutes choses que vous jugerez profitables et honnêtes, vous ordonniez et fassiez faire, en sauvant mon honneur d’abord et mon profit. Qu’au plus près que vous pourrez, vous suiviez les coutumes de France et de Normandie, c’est-à-dire en justice et en autre chose que vous verrez bonne à faire. Aussi, je vous prie et charge que le plus que vous pourrez, vous ayez paix et union ensemble, que vous vous entr’aimiez tous comme frères, et spécialement qu’entre vous, gentilshommes, vous n’ayez point d’envie les uns contre les autres. Je vous ai à chacun ordonné votre fait : le pays est assez large ; apaisez-vous l’un l’autre, et appartenez-vous l’un à l’autre. Je ne saurais plus que vous dire, si ce n’est que principalement vous ayez paix ensemble, et tout se portera bien. »

Le baron de Béthencourt resta trois mois dans l’île Fortaventure et dans les autres îles. Il chevauchait sur sa mule, s’entretenant avec les gens du pays, qui commençaient à parler la langue normande. Maciot et d’autres gentilshommes l’accompagnaient. Il leur indiquait les bonnes choses à faire, les mesures honnêtes à prendre. Puis, quand il eut bien exploré cet archipel qu’il avait conquis, il fit crier qu’il partirait pour Rome le 15 décembre de la présente année.

Revenu à Lancerote, le baron de Béthencourt y demeura jusqu’à son départ. Il ordonna alors à tous les gentilshommes qu’il avait amenés, à ses ouvriers et aux trois rois canariens de se réunir en sa présence deux jours avant son départ, afin de leur dire sa volonté et de les recommander à Dieu.

Aucun ne manqua au rendez-vous. Le baron de Béthencourt les reçut tous à la forteresse de Lancerote, où il les traita somptueusement. Le repas terminé, il monta dans une chaire un peu haute, et renouvela ses recommandations touchant l’obéissance que chacun devait à son neveu Maciot, le prélèvement du cinquième denier fait sur toutes choses à son profit, l’exercice des devoirs de chrétien et l’amour de Dieu. Puis il choisit ceux qui devaient l’accompagner à Rome, et il se disposa à partir.

A peine son navire eut-il appareillé que les gémissements éclatèrent de toutes parts. Européens et Canariens pleuraient « ce droiturier seigneur » qu’ils pensaient ne plus revoir. Un grand nombre d’entre eux entraient dans l’eau jusqu’aux aisselles, et essayaient de retenir le navire qui l’emportait. Mais la voile est hissée. Le sieur de Béthencourt part. « Dieu par sa grâce le veuille garder de mal et d’encombrié ! »

En sept jours, le baron normand arriva à Séville. De là il s’en fut rejoindre le roi à Valladolid, où il fut accueilli avec grande faveur. Il raconta l’histoire de sa conquête au roi d’Espagne et sollicita de lui des lettres de recommandation pour le pape, afin d’obtenir la création d’un évêché aux îles Canaries. Le roi, après l’avoir merveilleusement traité et comblé de présents, lui octroya les lettres qu’il demandait, et le baron de Béthencourt, avec une suite brillante, partit pour Rome.

Arrivé dans la ville éternelle, le baron y demeura trois semaines. Il fut admis à baiser les pieds du pape Innocent VII, qui, le félicitant de ce qu’il avait conquis tous ces Canariens à la foi catholique, le complimenta de ce courage dont il avait fait preuve pour s’en aller si loin de France. Puis, les bulles furent dressées ainsi que le demandait le baron de Béthencourt, et Albert des Maisons fut nommé évêque de toutes les îles canariennes. Enfin, le baron prit congé du pape, qui lui donna sa bénédiction.

Le nouveau prélat fit ses adieux au baron et partit immédiatement pour son diocèse. Il passa par l’Espagne, où il remit au roi des lettres de Jean de Béthencourt. Puis, il fit voile pour Fortaventure, où il arriva sans difficultés. Messire Maciot, qui avait été créé chevalier, le reçut avec de grands égards. Albert des Maisons organisa immédiatement son diocèse, gouvernant gracieusement et débonnairement, prêchant souvent, tantôt dans une île, tantôt dans une autre, et instituant au prône de l’église des prières spéciales pour Jean de Béthencourt. Maciot était aimé de tous également, et principalement des gens du pays. Il est vrai que ce beau temps ne dura que cinq années ; car, plus tard, Maciot, enivré par l’exercice de ce pouvoir souverain, entra dans la voie des exactions et fut chassé du pays.

Cependant, le baron de Béthencourt avait quitté Rome de son côté. Il passa par Florence, et il arriva à Paris, puis à Béthencourt, où un grand nombre de gentilshommes vinrent visiter en sa personne le roi de Canare. Il ne faut pas demander si l’on fit grande chère ; et, s’il était venu force gens de bien au premier retour du baron, cette fois il en vint plus encore.

Le baron de Béthencourt, « déjà ancien, » s’installa à Grainville avec sa femme, encore belle et jeune dame. Il avait fréquemment des nouvelles de ses chères îles, de son neveu Maciot, et il espérait bien retourner en son royaume de Canare ; mais Dieu ne lui donna pas cette joie.

Un jour, en l’année 1425, le baron tomba malade en son château, et l’on vit bien qu’il se mourait. Il fit donc son testament, reçut les sacrements de l’Église « et, dit la relation en terminant, il est allé de ce siècle en l’autre. Dieu lui veuille pardonner ses méfaits. Il est enterré à Grainville-la-Teinturière, dans l’église de ladite ville, tout devant le grand autel de ladite église, et trépassa en l’an mil quatre cent vingt-cinq. »