Découverte de la Terre/Première partie/Chapitre VII/V

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J. Hetzel (1p. 241-260).
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V

Quatrième voyage : une flottille de quatre bâtiments. — La Grande-Canarie. — La Martinique. — La Dominique. — Sainte-Croix. — Porto-Rico. — L’île Espagnole. — La Jamaïque. — L’île des Caïmans. — Ile des Pins. — Ile de Guanaja. — Cap Honduras. — La côte américaine de Truxillo au golfe de Darien. — îles Limonares. — Ile Huerta. — Côte de Veragua. — Terrains aurifères. — Révolte des indigènes. — Le songe de Colomb. — Porto-Bello. — Les Mulatas. — Relâche à la Jamaïque. — Misère. — Révolte des Espagnols contre Colomb. — L’éclipsé de lune. — Arrivée de Colomb à l’île Espagnole. — Retour de Colomb en Espagne. — Sa mort, le 20 mars 1506.

Christophe Colomb avait reconquis à la cour de Ferdinand et d’Isabelle toute la faveur qui lui était due. Peut-être le roi lui manifesta-t-il encore une certaine froideur ; quoique la reine le protégeât chaudement et ouvertement. Cependant son titre officiel de vice-roi ne lui fut pas encore rendu ; mais, en homme supérieur, l’Amiral ne réclama pas. Il eut d’ailleurs la satisfaction de voir Bovadilla destitué, autant pour ses abus de pouvoir que parce que sa conduite envers les Indiens était devenue atroce. L’inhumanité de cet Espagnol fut même poussée à ce point que, sous son administration, la population indigène de l’île diminua sensiblement.

Cependant, l’île Espagnole commençait à tenir les promesses de Colomb, qui ne demandait pas trois ans pour accroître de soixante millions les revenus de la couronne. L’or se récoltait en abondance dans les mines mieux exploitées. Un esclave avait déterré sur les bords de la rivière Hayna un bloc pesant trois mille six cents écus d’or. On pouvait déjà prévoir que les nouvelles colonies renfermaient d’incalculables richesses.

L’Amiral, ne pouvant demeurer inactif, demandait instamment à entreprendre un quatrième voyage, bien qu’il fût alors âgé de soixante-six ans. Les raisons qu’il faisait valoir en faveur de cette nouvelle expédition étaient très-plausibles. En effet, un an avant le retour de Colomb, le Portugais Vasco da Gama était revenu des Indes après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance. Or, Colomb voulait, en s’y rendant par les routes de l’ouest, beaucoup plus sûres et beaucoup plus courtes, faire une concurrence sérieuse au commerce portugais. Il soutenait toujours, croyant avoir accosté les terres d’Asie, que les îles et continents découverts par lui n’étaient séparés des Moluques que par un détroit. Il voulait donc, sans même revenir à l’île Espagnole et aux colonies déjà installées, marcher droit à ce pays des Indes. On le voit, le vice-roi déchu redevenait le hardi navigateur de ses premières années.

Le roi acquiesça à la demande de l’Amiral, et lui confia, le commandement d’une flottille composée de quatre bâtiments, le Santiago, le Gallego, et le Vizcaino, une caravelle capitane. Le plus grand de ces navires ne jaugeait que soixante-dix tonneaux, le plus petit cinquante seulement. En réalité, ce n’étaient que des caboteurs.

Christophe Colomb quitta Cadix, le 9 mai 1502, avec cent cinquante hommes d’équipage. Il emmenait son frère Barthélémy et son second fils, Fernand, âgé de treize ans à peine, qu’il avait eu d’un second mariage.

Le 20 mai, les navires relâchaient à la Grande-Canarie, et, le 15 juin, ils atteignaient une des îles du Vent, la Martinique ; puis, ils touchaient à la Dominique, à Sainte-Croix, à Porto-Rico, et enfin, après une heureuse traversée, ils arrivaient le 29 juin devant l’île Espagnole.

L’intention de Colomb, conseillé en cela par la reine, était bien de ne pas mettre le pied sur cette île d’où il avait été si indignement chassé. Mais sa caravelle, de construction mauvaise, tenait mal la mer ; des réparations à sa carène devenaient urgentes. L’Amiral demanda donc au gouverneur la permission d’entrer dans le port.

Le nouveau gouverneur qui avait succédé à Bovadilla était un chevalier de l’ordre d’Alcantara, nommé Nicolas Ovando, homme juste et modéré. Cependant, par un excès de prudence, objectant que la présence de Colomb dans la colonie pourrait amener des désordres, il lui refusa l’entrée du port. Colomb renferma dans son cœur l’indignation que devait lui causer une telle conduite, et ce fut même par un bon avis qu’il répondit à ce mauvais procédé.

En effet, la flotte qui devait ramener Bovadilla en Espagne, et rapporter avec l’énorme bloc d’or d’immenses richesses, était prête à mettre à la voile. Mais le temps était devenu menaçant, et Colomb, avec sa perspicacité de marin, ayant observé les signes d’une prochaine tempête, fit engager le gouverneur à ne pas exposer ses navires et ceux qui les montaient. Ovando ne voulut tenir aucun compte du conseil de l’Amiral. Les bâtiments prirent la mer ; ils n’étaient pas arrivés à la pointe orientale de l’île qu’un ouragan terrible en fit périr vingt et un, corps et biens. Bovadilla et la plupart des ennemis de Christophe Colomb furent noyés, tandis que, par une exception pour ainsi dire providentielle, le navire portant les débris de la fortune des Colomb échappa au désastre. L’Océan venait d’engloutir dix millions d’or et de pierres précieuses.

Pendant ce temps, les quatre caravelles de l’Amiral, repoussées du port, avaient fui devant la tempête. Elles furent désemparées et séparées les unes des autres, mais elles parvinrent à se rejoindre. La bourrasque les avait portées le 14 juillet en vue de la Jamaïque. Là, de grands courants les amenèrent devant le Jardin de la Reine, puis dans la direction de l’est quart sud-ouest. La petite flottille lutta alors pendant soixante jours sans faire plus de soixante-dix lieues, et fut enfin rejetée vers la côte de Cuba, ce qui amena la découverte des îles Caïmans et de l’île des Pins.

Christophe Colomb refit alors route au sud-ouest au milieu de ces mers qu’aucun navire européen n’avait encore parcourues. Il s’élançait de nouveau dans la voie des découvertes avec toutes les émotions passionnées du navigateur. La fortune le conduisit vers la côte septentrionale de l’Amérique ; il reconnut l’île Guanaja le 30 juillet, et, le 14 août, il toucha au cap Honduras, cette langue de terre qui, prolongée par l’isthme de Panama, réunit les deux continents.

Ainsi donc, pour la seconde fois, Colomb accostait, sans le savoir, la véritable terre américaine. Il suivit les contours de ces rivages pendant plus de neuf mois, au milieu de périls et de luttes de tout genre, et il dressa le tracé de ces côtes, depuis l’endroit où fut depuis Truxillo jusqu’au golfe de Darien. Chaque nuit, il jetait l’ancre afin de ne pas s’éloigner de la terre, et il remonta jusqu’à cette limite orientale qui se termine brusquement par le cap de Gracias a Dios.

Ce cap fut doublé le 14 septembre, mais l’Amiral se vit assailli par des coups de vent tels que, lui, le plus vieux marin de ses équipages, n’en avait jamais subi de semblables. Voici dans quels termes sa lettre au roi d’Espagne raconte ce terrible épisode : « Pendant quatre-vingts jours, les flots continuèrent leurs assauts, et mes yeux ne virent ni le soleil, ni les étoiles, ni aucune planète ; mes vaisseaux étaient entr’ouverts, mes voiles rompues ; les cordages, les chaloupes, les agrès, tout était perdu ; mes matelots, malades et consternés, se livraient aux pieux devoirs de la religion ; aucun ne manquait de promettre des pèlerinages, et tous s’étaient confessés mutuellement, craignant de moment en moment de voir finir leur existence. J’ai vu beaucoup d’autres tempêtes, mais jamais je n’en ai vu de si longues et de si violentes. Beaucoup des miens qui passaient pour des matelots intrépides perdaient courage ; mais ce qui navrait profondément mon âme, c’était la douleur de mon fils, dont la jeunesse augmentait mon désespoir, et que je voyais en proie à plus de peines, plus de tourments qu’aucun de nous. C’était Dieu, sans doute, et non pas un autre, qui lui prêtait une telle force ; mon fils seul rallumait le courage, réveillait la patience des marins dans leurs durs travaux ; enfin, on eût cru voir en lui un navigateur qui aurait vieilli au milieu des tempêtes, chose étonnante, difficile à croire, et qui venait mêler quelque joie aux peines qui m’abreuvaient. J’étais malade, et plusieurs fois je vis l’approche de mon dernier moment… Enfin, pour mettre le comble à mon malheur, vingt années de service, de fatigues et de périls ne m’ont apporté aucun profit, car je me trouve aujourd’hui sans posséder une tuile en Espagne, et l’auberge seule me présente un asile lorsque je veux prendre quelque repos ou les repas les plus simples ; encore m’arrive-t-il souvent de me trouver dans l’impuissance de payer mon écot… »

Ces quelques lignes n’indiquent-elles pas de quelles suprêmes douleurs était abreuvée l’âme de Colomb ? Au milieu de tant de périls et d’inquiétudes, comment pouvait-il conserver l’énergie nécessaire à un chef d’expédition ?

Pendant toute la durée de la tempête, les navires prolongèrent cette côte qui porte successivement les noms de Honduras, de Mosquitos, de Nicaragua, de Costa-Rica, de Veragua et de Panama. Les douze îles Limonares furent découvertes pendant cette période. Enfin, le 25 septembre, Colomb s’arrête entre la petite île de la Huerta et le continent, puis, le 5 octobre, il part de nouveau et, après avoir relevé la baie de l’Almirante, il jette l’ancre en face du village de Cariay. Là, les navires furent réparés, et ils restèrent dans cette relâche jusqu’au 15 octobre.

Christophe Colomb se croyait alors arrivé non loin de l’embouchure du Gange, et les naturels, en lui parlant d’une certaine province de Ciguare, entourée par la mer, semblaient confirmer cette opinion. Ils prétendaient aussi que la contrée renfermait d’abondantes mines d’or, dont la plus importante était située à vingt-cinq lieues vers le sud. L’Amiral reprit donc la mer et commença à suivre la côte boisée de Veragua. Les Indiens, sur cette partie du continent, semblaient être très sauvages. Le 26 novembre, la flottille entra au port d’El Retrete, qui a formé le port actuel des Escribanos. Les bâtiments, rongés par les vers, étaient dans le plus triste état ; il fallut encore réparer leurs avaries et prolonger la relâche à El Retrete. Colomb ne quitta ce port que pour essuyer une tempête plus affreuse que les précédentes : « Pendant neuf jours, dit-il, je restai sans aucune espérance de salut. Jamais homme ne vit une mer plus violente et plus terrible ; elle s’était couverte d’écume ; le vent ne permettait ni d’aller en avant ni de se diriger vers quelque cap ; il me retenait dans cette mer, dont les flots semblaient être de sang ; son onde paraissait bouillir comme échauffée par le feu. Jamais je ne vis au ciel un aspect aussi épouvantable : ardent pendant un jour et une nuit comme une fournaise, il lançait sans relâche la foudre et les flammes, et je craignais qu’à chaque moment les voiles et les mâts ne fussent emportés. Le tonnerre grondait avec un bruit si horrible qu’il semblait devoir anéantir nos vaisseaux ; pendant tout ce temps la pluie tombait avec une telle violence que l’on ne pouvait pas dire que c’était la pluie, mais bien un nouveau déluge. Mes matelots, accablés par tant de peines et de tourments, appelaient la mort comme un terme à tant de maux ; mes navires étaient ouverts de tous côtés, et les barques, les ancres, les cordages, les voiles, tout était encore perdu. »

Pendant cette longue et pénible navigation, l’Amiral avait parcouru près de trois cent cinquante lieues. Ses équipages étaient à bout de forces. Il fut donc obligé de revenir sur ses pas et de regagner la rivière de Veragua ; mais, n’ayant pas trouvé un abri sûr pour ses navires, il se rendit non loin, à l’embouchure de la rivière de Bethléem, qui est aujourd’hui la rivière Yebra, dans laquelle il mouilla le jour de l’Epiphanie de l’année 1503. Le lendemain, la tempête recommençait, et même le 24 janvier, sous un gonflement subit du fleuve, les câbles des bâtiments se rompirent, et ils ne purent être sauvés qu’à grand’peine.

Cependant l’Amiral, n’oubliant pas le but principal de sa mission sur ces terres nouvelles, était parvenu à établir des relations suivies avec les indigènes. Le cacique de Bethléem se montrait accommodant, et il désigna, à cinq lieues à l’intérieur, une contrée où les mines d’or devaient être très riches. Le 6 février, Christophe Colomb expédia vers l’emplacement indiqué un détachement de soixante-dix hommes, sous la conduite de son frère Barthélémy. Après avoir franchi un sol très-accidenté et coupé par des rivières tellement sinueuses que l’une d’elles dut être traversée trente-neuf fois pendant le trajet, les Espagnols atteignirent les terrains aurifères. Ils étaient immenses et s’étendaient à perte de vue. L’or y était tellement abondant qu’un homme seul pouvait en recueillir une mesure en dix jours. En quatre heures, Barthélémy et ses compagnons en ramassèrent pour une somme énorme. Ils revinrent vers l’Amiral. Celui-ci, quand il connut ce résultat, résolut de s’établir sur la côte et fit construire des baraques en bois.

Les mines de cette région étaient véritablement d’une incomparable richesse ; elles semblaient inépuisables, et pour elles Colomb oublia Cuba et Saint-Domingue. Sa lettre au roi Ferdinand marque son enthousiasme à cet égard, et l’on peut être étonné de trouver sous la plume de ce grand homme cette curieuse phrase, qui n’est ni d’un philosophe, ni d’un chrétien : « L’or ! l’or ! excellente chose ! C’est de l’or que naissent les richesses, c’est par lui que tout se fait dans le monde, et son pouvoir suffit souvent pour envoyer les âmes en paradis ! »

Les Espagnols travaillaient donc avec ardeur à entasser l’or dans leurs vaisseaux. Jusqu’alors les relations avec les indigènes avaient été paisibles, bien que ces gens-là fussent d’humeur farouche. Mais bientôt le cacique, irrité de l’usurpation accomplie par les étrangers, résolut de les massacrer et de brûler leurs habitations. Un jour donc, il se jeta sur les Espagnols avec des forces considérables. Il y eut une bataille très-sérieuse. Les Indiens furent repoussés. Le cacique s’était laissé prendre avec toute sa famille ; mais ses enfants et lui parvinrent à s’échapper et ils gagnèrent la région des montagnes avec un grand nombre de leurs compagnons. Plus tard, dans le mois d’avril, les indigènes, formant une troupe considérable, attaquèrent une seconde fois les Espagnols, qui les exterminèrent en grande partie.

Cependant, la santé de Colomb s’altérait de plus en plus. Le vent lui manquait pour quitter cette relâche, il se désespérait. Un jour, épuisé de fatigue, il tomba et s’endormit. Dans son sommeil il entendit une voix compatissante qui lui dicta ces paroles que nous allons répéter textuellement, car elles sont empreintes d’une certaine religiosité extatique qui complète la personnalité du vieux navigateur. Voici ce que lui disait cette voix :

« Ô insensé ! pourquoi tant de lenteur à croire et à servir ton Dieu, le Dieu de l’univers ? Que fit-il de plus pour Moïse et pour David son serviteur ? Depuis ta naissance, n’a-t-il pas eu pour toi la plus tendre sollicitude ; et lorsqu’il te vit dans un âge où t’attendaient ses desseins, n’a-t-il pas fait glorieusement retentir ton nom sur la terre ? Les Indes, cette partie si riche du monde, ne te les a-t-il pas données ? Ne t’a-t-il pas rendu libre d’en faire l’hommage suivant ta volonté ? Quel autre que lui te prêta les moyens d’exécuter ses projets ? Des liens défendaient l’entrée de l’Océan ; ils étaient formés de chaînes que l’on ne pouvait briser. Il t’en donna les clefs. Ton pouvoir fut reconnu dans les terres éloignées, et ta gloire fut proclamée par tous les chrétiens. Dieu se montra-t-il plus favorable au peuple d’Israël lorsqu’il le retira de l’Égypte ? Protégea-t-il plus efficacement David, lorsque, de pasteur, il le fit roi de Judée ? Tourne-toi vers lui et reconnais ton erreur, car sa miséricorde est infinie. Ta vieillesse ne sera pas un obstacle pour les grandes choses qui t’attendent : il tient dans ses mains les plus brillants héritages. Abraham n’avait-il pas cent ans et Sarah n’avait-elle pas déjà dépassé sa première jeunesse lorsque Isaac naquit ? Tu appelles un secours incertain. Réponds-moi : qui t’a exposé si souvent à tant de dangers ? Est-ce Dieu ou le monde ? Les avantages, les promesses que Dieu accorde, il ne les enfreint jamais envers ses serviteurs. Ce n’est point lui qui, après avoir reçu un service, prétend que l’on n’a pas suivi ses intentions, et qui donne à ses ordres une nouvelle interprétation ; ce n’est point lui qui s’épuise pour donner une couleur avantageuse à des actes arbitraires. Ses discours ne sont point détournés ; tout ce qu’il promet il l’accorde avec usure. Il fait toujours ainsi. Je t’ai dit tout ce que le Créateur a fait pour toi ; en ce moment il te montre le prix et la récompense des périls et des peines auxquels tu fus en butte pour le service des autres. » Et moi, quoique accablé de souffrances, j’entendis tout ce discours ; mais je ne pus trouver assez de force pour répondre à des promesses si certaines ; je me contentai de pleurer sur mes erreurs. Cette voix acheva en ces termes : « Espère, prends confiance ; tes travaux seront gravés sur le marbre, et ce sera avec justice. »

Christophe Colomb, dès qu’il fut rétabli, songea à quitter cette côte. Il eût voulu y fonder un établissement, mais ses équipages n’étaient pas assez nombreux pour qu’il se risquât à en laisser une partie à terre. Les quatre caravelles étaient trouées par les vers. Il dut en abandonner une à Bethléem, et il mit à la voile le jour de Pâques. Mais à peine fut-il engagé de trente lieues en mer, qu’une voie d’eau se déclara dans l’un des navires. L’Amiral dut regagner la côte en toute hâte, et il arriva heureusement à Porto-Bello, où il laissa ce bâtiment dont les avaries étaient irréparables. La flottille ne se composait plus alors que de deux caravelles, sans chaloupes, presque sans provisions, et elle avait sept mille milles à parcourir. Elle remonta la côte, passa devant le port d’El Retrete, reconnut le groupe des Mulatas, et pénétra dans le golfe de Darien. Ce fut le point extrême atteint par Colomb dans l’est.

Le 1er mai, l’Amiral se dirigea vers l’île Espagnole ; le 10 mai, il était arrivé en vue des îles Caïmans ; mais il ne put maîtriser les vents qui le repoussèrent dans le nord-ouest jusqu’auprès de Cuba. Là, dans une tempête au milieu des bas-fonds, il perdit ses voiles, ses ancres, et ses deux navires se heurtèrent pendant la nuit. Puis, l’ouragan le rejetant dans le sud, il revint avec ses bâtiments fracassés à la Jamaïque, et il mouilla le 23 juin dans le port San-Gloria, devenu baie de Don Christophe. L’Amiral eût voulu gagner l’île Espagnole ; là se trouvaient les ressources nécessaires pour ravitailler ses navires, ressources qui manquaient absolument à la Jamaïque ; mais ses deux caravelles, rongées par les vers, « semblables à des ruches d’abeilles, » ne pouvaient impunément tenter cette navigation de trente lieues. Or, comment envoyer un message à Ovando, le gouverneur de l’île Espagnole ?

Cependant, les caravelles faisaient eau de toutes parts, et l’Amiral dut les échouer ; puis il essaya d’organiser la vie commune sur ces rivages Les Indiens lui vinrent d’abord en aide, et fournirent aux équipages les vivres dont ils avaient besoin. Mais ces malheureux matelots, si éprouvés, manifestaient leur mécontentement contre l’Amiral ; ils étaient prêts à se révolter, et l’infortuné Colomb, brisé par la maladie, ne quittait plus son lit de douleurs.

Ce fut dans ces circonstances que deux braves officiers, Mendez et Fieschi, proposèrent à l’Amiral de tenter sur des pirogues indiennes cette traversée de la Jamaïque à l’île Espagnole. En réalité, c’était un voyage de deux cents lieues, car il fallait remonter la côte jusqu’au port de la colonie. Mais les courageux officiers étaient prêts à affronter tous les périls, car il s’agissait du salut de leurs compagnons. Christophe Colomb, comprenant cette audacieuse proposition qu’en toute autre circonstance il eût faite lui-même, autorisa Mendez et Fieschi à partir. Puis l’Amiral, n’ayant plus de navires, presque sans vivres, demeura avec son équipage sur cette île sauvage.

Bientôt la misère de ces naufragés — on peut leur donner ce nom — fut telle qu’une révolte s’ensuivit. Les compagnons de l’Amiral, aveuglés par les souffrances, s’imaginèrent que leur chef n’osait pas retourner à ce port de l’île Espagnole dont le gouverneur Ovando lui avait déjà refusé l’entrée. Ils crurent que cette proscription les frappait eux-mêmes comme l’Amiral. Ils se dirent que le gouverneur, en excluant la flottille des ports de la colonie, ne devait avoir agi que sur les ordres du roi. Ces raisonnements absurdes montèrent des esprits déjà mal disposés, et enfin, le 2 janvier 1504, le capitaine de l’une des caravelles, le trésorier militaire, deux frères nommés Porras, se mirent à la tête des mécontents. Ils prétendaient revenir en Europe et se précipitèrent vers la tente de l’Amiral, en criant : Castille ! Castille !

Colomb était malade et couché. Son frère et son fils vinrent lui faire un rempart de leurs corps. Les révoltés, à la vue du vieil amiral, s’arrêtèrent, et leur fureur tomba devant lui. Mais ils ne voulurent pas écouter ses remontrance et ses conseils ; ils ne comprirent pas qu’ils ne pouvaient se sauver que par une entente générale, et que si chacun, s’oubliant lui-même, travaillait pour le salut commun. Non ! Leur parti était pris de quitter l’île quand même et par n’importe quel moyen. Porras et les révoltés coururent donc vers le rivage ; ils s’emparèrent des canots des indigènes et ils se dirigèrent vers l’extrémité orientale de l’île. Là, ne respectant plus rien, ivres de fureur, ils pillèrent les habitations indiennes, rendant ainsi l’Amiral responsable de leurs violences, et ils entraînèrent quelques malheureux naturels à bord des canots qu’ils leur avaient volés. Porras et les siens continuèrent leur navigation ; mais, à quelques lieues au large, ils furent surpris par un coup de vent qui les mit en grand péril, et, pour alléger leurs embarcations, ils jetèrent leurs prisonniers à la mer. Après cette barbare exécution, les canots essayèrent de gagner l’île Espagnole, ainsi que l’avaient fait Mendez et Fieschi, mais ils furent obstinément jetés sur les côtes de la Jamaïque.

Cependant l’Amiral, resté seul avec ses amis et les malades, parvint à rétablir l’ordre dans son petit monde. Mais la misère s’accroissait. La famine devenait menaçante. Les indigènes se lassaient de nourrir ces étrangers dont le séjour se prolongeait sur leur île. D’ailleurs, ils avaient vu les Espagnols se livrer bataille entre eux, ce qui avait tué leur prestige. Ces naturels comprenaient enfin que ces Européens n’étaient que de simples hommes, et ils apprirent ainsi à ne plus les respecter ni les craindre. L’autorité de Colomb sur ces populations indiennes diminuait donc de jour en jour, et il fallut une circonstance fortuite, dont l’Amiral profita habilement, pour lui refaire un prestige si nécessaire au salut de ses compagnons.

Une éclipse de lune, prévue et calculée par Colomb, devait avoir lieu un certain jour. Le matin même de ce jour, l’Amiral fit demander une entrevue aux caciques de l’île. Ceux-ci se rendirent à l’invitation, et quand ils furent réunis dans la tente de Colomb, celui-ci leur annonça que Dieu, voulant les punir de leurs mesures inhospitalières et de leurs mauvaises dispositions à l’égard des Espagnols, leur refuserait le soir la lumière de la lune. En effet, tout se passa comme l’avait annoncé l’Amiral. L’ombre de la terre vint cacher la lune, dont le disque semblait rongé par quelque monstre formidable. Les sauvages épouvantés se jetèrent aux pieds de Colomb, le suppliant d’intercéder le ciel en leur faveur, et promettant de mettre toutes leurs richesses à sa disposition. Colomb, après quelques hésitations habilement jouées, feignit de se rendre aux prières des indigènes. Sous prétexte d’implorer la divinité, il courut s’enfermer sous sa tente pendant toute la durée de l’éclipsé, et il ne reparut qu’au moment où le phénomène allait toucher à sa fin. Alors il annonça aux caciques que le ciel s’était laissé gagner, et, le bras étendu, il commanda à la lune de reparaître. Bientôt, le disque sortit du cône d’ombre, et l’astre des nuits brilla dans toute sa splendeur. Depuis ce jour, les Indiens, reconnaissants et soumis, acceptèrent cette autorité de l’Amiral que les puissances célestes leur imposaient si manifestement.

Pendant que ces événements se passaient à la Jamaïque, Mendez et Fieschi avaient depuis longtemps atteint leur but. Ces courageux officiers, après une miraculeuse traversée de quatre jours opérée dans un frêle canot, étaient arrivés à l’île Espagnole. Aussitôt ils firent connaître au gouverneur la situation désespérée de Christophe Colomb et de ses compagnons. Ovando, haineux et injuste, retint d’abord les deux officiers, et, sous prétexte de se rendre compte du véritable état de choses, il dépêcha vers la Jamaïque, après huit mois de retard, un homme à lui, un certain Diego Escobar, qui était l’ennemi particulier de l’Amiral. Escobar, à son arrivée à la Jamaïque, ne voulut pas communiquer avec Christophe Colomb ; il ne débarqua même pas ; il se contenta de mettre à terre, à la disposition des équipages en détresse, « un porc et un baril de vin ; » puis, il repartit sans avoir admis personne à son bord. La conscience se refuse à croire à de telles infamies, et malheureusement elles ne sont que trop réelles !

L’Amiral fut indigné, de cette cruelle raillerie ; mais il ne s’emporta pas, il ne récrimina point. L’arrivée d’Escobar devait rassurer les naufragés, car elle prouvait que leur situation était connue. La délivrance n’était donc plus qu’une affaire de temps, et le moral des Espagnols se releva peu à peu.

L’Amiral voulut tenter alors de ramener à lui Porras et les révoltés, qui, depuis leur séparation, ne cessaient de ravager l’île et d’exercer contre les malheureux indigènes d’odieuses cruautés. Il leur fit la proposition de rentrer en grâce auprès de lui ; mais ces insensés ne répondirent à ces généreuses ouvertures qu’en venant attaquer Colomb jusque dans sa retraite. Les Espagnols restés fidèles à la cause de l’ordre durent mettre les armes à la main. Les amis de l’Amiral défendirent vaillamment leur chef. Ils ne perdirent qu’un des leurs dans cette triste affaire, et ils restèrent maîtres du champ de bataille, après avoir fait prisonniers les deux frères Porras. Les révoltés se jetèrent alors aux genoux de Colomb, qui, tenant compte de leurs souffrances, pardonna.

Enfin, un an seulement après le départ de Mendez et de Fieschi, parut le navire, équipé par eux aux frais de Colomb, qui devait rapatrier les naufragés. Le 24 juin 1504, tous s’embarquèrent, et, quittant la Jamaïque, théâtre de tant de misères morales et physiques, ils firent voile vers l’île Espagnole.

Arrivé au port, après une bonne traversée, Christophe Colomb, à son grand étonnement, fut d’abord reçu avec beaucoup d’égards. Le gouverneur Ovando, en homme adroit qui ne veut pas résister à l’opinion publique, fit honneur à l’Amiral. Mais ces bonnes dispositions ne devaient pas durer. Bientôt les tracasseries recommencèrent. Alors, Colomb, ne pouvant plus, ne voulant plus les supporter, humilié, maltraité même, fréta deux navires, dont il partagea le commandement avec son frère Barthélémy, et, le 12 septembre 1504, il prit pour la dernière fois le chemin de l’Europe.

Ce quatrième voyage avait acquis à la science géographique les îles Caïmans, Martinique, Limonares, Guanaja, les côtes du Honduras, de Mosquitos, du Nicaragua, de Veragua, de Costa-Rica, de Porto-Bello, de Panama, les îles Mulatas et le golfe de Darien.

La tempête devait encore éprouver Colomb pendant sa dernière traversée de l’Océan. Son navire fut désemparé, et son équipage dut se transborder avec lui sur le navire de son frère. Le 19 octobre, un ouragan formidable vint encore briser le grand mât de ce bâtiment, qui dut faire sept cents lieues avec sa voilure incomplète. Enfin, le 7 novembre, l’Amiral entra dans le port de San-Lucar.

Une triste nouvelle attendait Colomb à son retour. Sa protectrice, la reine Isabelle, venait de mourir. Qui donc s’intéressera maintenant au vieux Génois ?

Le roi Ferdinand, ingrat et envieux, reçut froidement l’Amiral. Il ne lui ménagea ni les faux-fuyants, ni les lenteurs, espérant se dégager ainsi des traités solennellement signés de sa main, et il finit par proposer à Colomb une petite ville de la Castille, Camon de los Condes, en échange de ses titres et de ses dignités.

Tant d’ingratitude et de déloyauté accablèrent le vieillard. Sa santé, si profondément altérée, ne se releva plus, et le chagrin le conduisit au tombeau. Le 20 mai 1506, à Valladolid, âgé de soixante-dix ans, il rendit son âme à Dieu, en prononçant ces paroles : « Seigneur, je remets mon esprit et mon corps entre vos mains. »

Les restes de Christophe Colomb avaient d’abord été déposés dans le couvent de Saint-François ; puis, en 1513, ils furent placés dans le couvent des Chartreux de Séville. Mais il semblait que le repos ne dût pas être acquis au grand navigateur, même après sa mort. En l’an 1536, son corps fut transporté dans la cathédrale de Saint-Domingue. La tradition locale veut que, après le traité de Bâle, en 1795, lorsque le gouvernement espagnol, avant de livrer à la France la partie orientale de l’île de Saint-Domingue, ordonna la translation des cendres du grand voyageur à la Havane, un chanoine ait substitué d’autres restes à ceux de Christophe Colomb, et que ceux-ci aient été déposés dans le chœur de la cathédrale, à gauche de l’autel.

Grâce à la manœuvre de ce chanoine, inspiré soit par un sentiment de patriotisme local, soit par le respect des dernières volontés de Colomb, fixant Saint-Domingue comme lieu choisi de sa sépulture, ce ne seraient pas les cendres de l’illustre navigateur que l’Espagne posséderait à la Havane, mais probablement celles de son frère Diego.

La découverte qui vient d’être faite, le 10 septembre 1877, dans la cathédrale de Saint-Domingue, d’une boite de plomb contenant des ossements humains et dont l’inscription prouverait qu’elle renferme les restes du découvreur de l’Amérique, semble confirmer de tout point la tradition que nous venons de rapporter.

Au reste, que le corps de Christophe Colomb soit à Saint-Domingue ou à la Havane, peu importe : son nom et sa gloire sont partout.