Découverte des mines du roi Salomon/Chapitre III. Décision
CHAPITRE III
décision
Du Cap à Durban, par mer, on met quatre ou cinq jours, suivant le vaisseau et le temps. C’est-à-dire si on n’attend pas à Last-Landon. C’est là qu’on décharge la cargaison, et quelquefois on y reste vingt-quatre heures. Nous n’attendîmes pas ; la mer n’était pas mauvaise, les remorqueurs purent avancer, suivis de ces vilains bateaux plats, sur lesquels on jette toutes les marchandises, sans égard pour leur nature ou leur provenance.
L’offre de sir Henry ne me sortait pas de l’esprit ; cependant nous n’en reparlâmes pas de deux jours. Je racontais à ces messieurs des histoires de chasse, toutes fort authentiques et non moins piquantes. Dans des récits de ce genre, il n’est pas nécessaire de faire des frais d’imagination ; il arrive tant de choses impossibles à un chasseur de profession, que les histoires les plus invraisemblables sont encore au-dessous des péripéties où il a pu être engagé.
Enfin, un beau soir de janvier, le mois le plus chaud au sud de l’Afrique, nous longions la côte de Natal, espérant atterrir à Durban avant le coucher du soleil. Ici la côte est ravissante, parsemée de collines de sable rouge, qu’entrecoupent des bandes de terre verte, et piquée çà et là d’un kraal cafre. La rive est toujours couverte d’écume, et les récifs font rejaillir l’eau en colonnes bouillonnantes. En arrivant près de Durban, le spectacle est plus varié encore. Des rivières s’élancent, en étincelant, du haut des falaises dans leurs lits taillés en plein roc par des pluies séculaires ; plus avant dans les terres, des broussailles croissent au gré de la nature sauvage ; puis ce sont des jardins potagers, des plantations de cannes à sucre, avec çà et là une maison blanche pour égayer le paysage. Pour moi, le plus beau paysage est incomplet s’il ne porte indice de la présence de l’homme. Peut-être ai-je ce sentiment parce qu’en vieux chasseur, j’ai beaucoup vécu dans la solitude et, qu’à cause de cela même, j’apprécie la société.
Le soleil était couché quand on arriva à Durban, et, au lieu de débarquer, nous allâmes dîner. Lorsque nous remontâmes sur le pont, la lune éclairait toute la mer et faisait pâlir les feux des phares. Le vent de la côte nous apportait des senteurs d’épices, les maisons étaient étoilées de lumière. C’était une de ces belles nuits comme on n’en voit qu’au sud de l’Afrique ; elle répandait un grand sentiment de calme, de paix dans l’âme humaine, comme la lueur jetait son manteau d’argent sur les flots et la rive.
Nous contemplions cette belle scène, silencieux et émus.
Enfin, sir Henry rompit le silence.
« Avez-vous pensé à ma proposition ? me dit-il.
— Quelle décision avez-vous prise ? ajouta M. Good. J’espère que vous allez nous tenir compagnie, malgré tous les dangers que vous prévoyez ? »
Je me levai pour secouer ma pipe dans la mer. J’étais encore indécis ; ce petit moment me suffit pour arrêter ma résolution.
« Eh bien ! oui, messieurs, dis-je en m’asseyant, j’y consens, et avec votre permission, je vais poser mes conditions :
« 1o Les dépenses étant toutes défrayées, le profit de l’expédition, si profit il y a, sera à partager entre M. Good et moi.
« 2o J’estime mes services à une valeur de douze mille francs payables d’avance. En retour, je m’engage à vous servir fidèlement jusqu’à la fin de cette expédition, à moins qu’un accident ne m’arrête.
« 3o Dès que nous aborderons, un acte sera passé par devant notaire, stipulant qu’au cas où je mourrais ou serais estropié, une somme de cinq mille francs sera versée annuellement à mon fils Harry, et cela pendant cinq ans. J’estime qu’après ce temps, il sera à même de gagner sa vie.
« Telles sont mes exigences. Si vous les trouvez exagérées, j’en serai fâché, mais vous comprenez, c’est risquer gros que de s’embarquer là-dedans.
— Non, monsieur Quatremain, ce n’est pas exagéré. Vous auriez pu demander davantage que je n’aurais pas marchandé. Je désire tellement vous avoir pour guide, que je serais votre obligé, même en vous payant infiniment plus.
— Maintenant donc, permettez-moi de justifier mes conditions que je trouve moi-même un peu excessives. D’abord, j’accepte d’aller avec vous, messieurs, parce que vous me plaisez, cela soit dit sans flatterie ; je vous ai observés, et je crois que nous pourrons tirer au même attelage. C’est important quand on va loin.
« Pour ce qui est du voyage, je vous le dis tout simplement : je ne crois pas que nous en revenions. Vous savez quel fut le sort du Portugais, il y a trois cents ans ; son arrière petit-fils n’a pas été plus heureux. Et votre frère ! croyez-vous qu’il ait échappé ? Non, messieurs, tous ont péri, et il faut nous attendre au même sort. »
Je m’arrêtai pour voir l’effet de mes prédictions. Le capitaine Good était évidemment mal à l’aise, mais sir Henry ne sourcilla pas.
« C’est une affaire décidée, dit-il. Je suis résolu à en courir la chance.
— Quant à moi, repris-je, je suis fataliste ; si mon sort est de périr aux montagnes de Salomon, je ne l’éviterai pas.
« Ensuite, je n’ai encore rien mis de côté pour mes vieux jours. Je n’ai jamais fait que vivre tout juste. C’est quelque chose, je n’en disconviens pas, d’autant plus que, en général, les chasseurs d’éléphants n’ont pas besoin longtemps de grand’chose. Grâce à l’offre généreuse de sir Henry, mon fils est à l’abri du besoin, quoi qu’il arrive, et j’ai moi-même une poire pour la soif.
— Monsieur Quatremain, dit sir Henry, je comprends votre motif et je l’approuve. Nous verrons plus tard si vos craintes sont fondées. Si nous devons y laisser notre vie, nous aurons au moins fait quelques bonnes parties de chasse.
— Ce sera le premier avantage, dit Good. Nous n’avons pas peur de coucher sur la dure, et le danger ne nous a jamais effrayés ; nous ne reculerons pas aujourd’hui.
— C’est entendu ! » dis-je pour conclure.
Le lendemain matin, nous débarquâmes. J’invitai sir Henry et le capitaine à loger chez moi. Mon domaine se compose d’une petite maison de briques vertes. Comme il n’y a que trois pièces, j’installai mes hôtes sous une tente au jardin. Les bosquets d’orangers et les manguiers font de ce coin un endroit délicieux ; les moustiques même ne nous y dérangent qu’après des pluies exceptionnelles.
Je fus chargé des préparatifs du voyage. D’abord, l’acte qui assurait l’avenir de mon fils fut dressé. On nous vola comme dans un bois. Le notaire demanda pour cette seule formalité la somme de cinq cents francs. Force fut d’en passer par là. Ensuite mes douze mille francs me furent versés.
Ces préliminaires terminés, j’achetai un wagon et son attelage.
Le wagon était d’occasion, et à mes yeux n’en valait pas moins ; au contraire, il avait fait ses preuves, et, s’il y avait une planche mal jointe ou un bout de bois vert, on s’en était aperçu au premier voyage. C’était un wagon demi-tente, c’est-à-dire que l’arrière seul était protégé par une tente. Nous y avions un cadre pour servir de lit, un râtelier pour nos fusils et beaucoup d’autres petites commodités. À l’avant était placé notre bagage. L’attelage consistait en vingt bœufs zoulous salés. Les bœufs zoulous sont plus petits, mais plus forts que les autres bœufs africains. Comme bœufs salés, ils avaient voyagé dans toute l’Afrique centrale et ne craignaient pas l’eau rouge, fatale à la plupart des autres bœufs. Ils avaient été inoculés, et par cela étaient à l’abri de la pneumonie, commune dans le pays.
Voici comment se pratique cette inoculation : on prend un peu de poumon d’un animal mort de pneumonie ; on introduit ce morceau de poumon dans une fente pratiquée à la queue de l’animal à inoculer. Aussitôt, le bœuf devient malade, il a une légère atteinte du mal, sa queue en tombe, mais il est désormais garanti.
Dans une contrée où il y a tant de mouches, et des mouches si tourmentantes, il semble cruel de priver les bœufs de leur queue, mais encore vaut-il mieux sacrifier la queue et garder le bœuf, que de perdre à la fois et le bœuf et la queue. Un bœuf sans queue est encore bien utile, quoique certainement ce ne soit pas très gracieux.
La question d’approvisionnement avait aussi une importance capitale, car il ne fallait pas nous charger inutilement, et, d’un autre côté, il ne fallait rien omettre de ce qui était indispensable.
Nous n’oubliâmes pas non plus une petite pharmacie de voyage, et il se trouva que Good était un peu médecin. Il n’avait point de diplôme, mais il avait, ce qui vaut mieux qu’un parchemin mal acquis, une expérience variée, mise au service d’une grande habileté naturelle. Pendant notre séjour à Durban, Good eut l’occasion d’amputer le gros orteil à un Cafre. Le patient surveillait attentivement l’opérateur ; étonné de tant de dextérité, il pria Good de ne pas s’arrêter à moitié chemin et de vouloir bien compléter son travail en lui remettant un autre orteil. L’Africain n’avait pas d’objection à ce que Good en mît un blanc, s’il n’en avait pas d’autre sous la main.
Deux points restaient encore : les armes et les domestiques. Sir Henry avait apporté d’Angleterre un véritable arsenal, dans lequel nous prîmes deux bons fusils du plus fort calibre de chez Tolley. Moi, je gardai le mien qui m’avait déjà rendu beaucoup de bons services, et dont je n’avais pas lieu de me défier, quoiqu’il ne fût pas sorti de la maison d’un armurier en vogue. Outre ces fusils, nous prîmes trois carabines à répétition, un fusil pour le menu gibier et trois fusils de rechange rayés et à répétition ; enfin, trois revolvers. Toutes nos armes étaient du même calibre, précaution utile pour que les mêmes cartouches pussent servir à chacune d’elles. Enfin, venait la question des domestiques. Il ne fallut pas longtemps pour trouver un guide et un conducteur. Je choisis deux Zoulous dont j’étais sûr. Ce n’était pas assez. Il me fallait encore trois domestiques braves et de confiance, puisque, dans maintes occasions, notre vie serait entre leurs mains. J’arrêtai un Hottentot du nom de Ventvogel et un petit Zoulou appelé Khiva. Celui-ci parlait anglais, et Ventvogel était un des meilleurs spoorers (traqueurs) qu’on pût rencontrer. Il était honnête, infatigable, robuste. Je ne lui savais qu’un défaut, celui qui est commun à toute sa race, l’ivrognerie ; devant une bouteille de rhum, Ventvogel ne connaissait plus personne. Mais, comme nous ne comptions pas lui offrir la tentation des cabarets et des débits de vins, son faible ne tirait pas à conséquence.
Le troisième serviteur était introuvable. Nous résolûmes de partir quand même, nous fiant à notre bonne étoile pour nous le procurer en route.
La veille de notre départ, Khiva vint me dire qu’un homme me demandait. Nous étions à table.
« Fais entrer ! » dis-je.
Un homme de haute taille, beau, au teint clair pour un Zoulou, fit son entrée. Il paraissait avoir environ trente ans. Il nous salua en levant son bâton, et, allant s’accroupir dans un coin, il attendit. Je ne fis pas attention à lui pendant un moment. Les Zoulous vous traitent tout de suite d’égal à égal, si on leur témoigne la moindre politesse. Cependant je remarquai que notre visiteur était un keghla (homme cerclé). Il avait autour de la tête un cercle fait de gomme polie mélangée de graisse et tressée avec les cheveux. Cet ornement est porté par les Zoulous qui sont d’un certain rang ou qui ont atteint un certain âge.
Il me sembla aussi que j’avais déjà vu cet homme.
« Comment t’appelles-tu ? dis-je enfin.
— Umbopa, répondit l’Africain d’une belle voix de poitrine.
— Il me semble que je t’ai déjà rencontré.
— Le chef a vu ma face à la Petite-Main, la veille de la bataille. »
Je me rappelai que, dans la guerre contre les Zoulous, ayant servi de guide à lord Chelmsford, j’avais effectivement vu cet homme. J’attendais pour reconduire les wagons dont j’avais la conduite, et ce Zoulou, qui était à la tête d’une petite bande d’auxiliaires, m’exprimait des doutes sur les précautions prises par l’armée anglaise. Je l’avais rembarré, en lui disant de se mêler de ses affaires et de ne pas critiquer ses chefs. La suite avait donné raison au sauvage.
« Je me souviens, dis-je, et qu’est-ce que tu veux aujourd’hui ?
— On m’a dit, Macoumazahne (c’est mon nom cafre, il signifie : celui qui a l’œil ouvert), que tu pars pour une expédition avec des chefs blancs venus de l’autre côté de l’eau. Est-ce vrai ?
— C’est vrai.
— On dit que tu vas au delà du pays des Manicos. Est-ce vrai ?
— Qu’est-ce que cela te fait ? » dis-je brusquement.
Nous n’avions confié le but de notre voyage à personne.
« Que les hommes blancs ne s’offensent pas ; si vous allez si loin, ô hommes blancs, je voudrais vous accompagner. »
Il y avait dans cette appellation « hommes blancs », quelque chose de digne qui attira mon attention.
« Tu t’oublies, lui dis-je. Ce n’est pas ainsi qu’on parle. Quel est ton nom et ton habitation, que nous sachions à qui nous avons affaire ?
— Je m’appelle Umbopa, dit-il. Je suis Zoulou, et je ne le suis pas. Ma tribu habite au nord ; mais j’ai été longtemps chez les Zoulous. J’ai servi Cettiwayo comme soldat. Après, je suis venu à Natal voir les blancs. Ensuite, j’ai servi Cettiwayo dans la guerre. Je suis fatigué d’être hors de mon pays, je voudrais y retourner. Je ne demande pas à être payé ; il me suffit d’avoir ma nourriture en échange de mes services. Je suis brave, vous n’y perdrez pas. »
La façon de parler de cet homme était singulière ; il disait évidemment la vérité, en partie au moins. Il était visible qu’il n’était pas Zoulou ; mais son offre de nous servir sans paye me parut suspecte. Je demandai conseil à mes compagnons. Sir Henry dit au jeune homme de se lever. Il obéit, laissa glisser son manteau, ne conservant que son collier de griffes de lions et son mocha (ceinture) autour des reins. Il avait plus de six pieds, et son corps était bien proportionné ; dans l’ombre, sa peau paraissait à peine brune ; sauf çà et là une cicatrice noire marquant la place d’une ancienne blessure d’assagai. C’était un beau spécimen. Sir Henry s’avança, regarda en face la figure fière et belle du sauvage.
« Ils font un beau couple, dit Good, en voyant les deux hommes l’un près de l’autre.
— Vous me plaisez, mon brave, dit sir Henry en anglais. Je vous prends à mon service. »
L’indigène comprit évidemment, car il dit en zoulou :
« Fort bien ! »
Et, lançant un hardi coup d’œil sur sir Henry, il ajouta :
« Toi et moi nous sommes des hommes ! »