Découverte des mines du roi Salomon/Chapitre VII. La route de Salomon

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CHAPITRE VII

la route de salomon


Une fois hors de cette grotte effrayante, nous nous arrêtâmes, interdits et silencieux, un peu confus de notre frayeur.

« Je vais rentrer, dit sir Henry, d’un ton décidé.

— Rentrer ! dis-je, à quoi bon ? Ceux qui sont là-dedans ne sont pas à cheval sur l’étiquette, ils se passeront bien de votre visite.

— Ce n’est pas cela, reprit sir Henry ; l’idée m’est venue que ce mort pourrait bien être mon frère. Je me suis enfui si précipitamment que je n’ai même pas vu sa figure.

— Oh ! alors c’est autre chose ! Vous avez raison. C’est à voir. Rentrons ! » dit Good.

Nous rentrâmes donc dans cette caverne sombre ; au bout d’un moment, nous y vîmes assez clair pour examiner l’objet de nos terreurs. L’infortuné qui attendait là le jugement dernier était un homme de haute taille, assis sur une saillie de la paroi et adossé au rocher. Ses traits étaient aquilins, sa moustache longue et grise, sa tête chauve, et la peau jaunie était tendue sur son crâne et sur tout son corps desséché, comme si elle eût été tannée. Pour tout vêtement, il n’avait plus que des lambeaux de bas ; autour de son cou était suspendu un crucifix d’ivoire, et une de ses mains crispées reposait sur ses genoux osseux.

« Ce n’est pas mon frère ! dit sir Henry avec un soupir de soulagement.

— Qui peut-il être, ce malheureux égaré dans ces montagnes ? dis-je.

— Qui ? » répéta Good.

Il s’était baissé et avait ramassé un petit bâton qu’il me présenta.

« Vous ne devinez donc pas ? Mais c’est notre infortuné guide José da Sylvestra.

— Mon cher ami ! Je vous prie, pas de plaisanterie là-dessus ! Il y a trois cents ans qu’il est mort, José da Sylvestra !

— Trois cents ans, tant que vous voudrez ! Le temps ne fait rien à l’affaire. Tenez, voyez ce petit os fendu en forme de plume, c’est l’instrument dont il s’est servi pour tracer votre carte.

— Mais, trois cents ans, Good !…

— Trois cents ans ! trois cents ans ! la belle objection que ce trio de siècles ! Vous avez donc oublié que dans une température très basse, la chair peut se conserver indéfiniment. Dans trois mille ans il sera encore ici, vous pouvez m’en croire, aussi bien conservé qu’aujourd’hui. Allons, venez, dégourdissons-nous ; nous risquerions de lui tenir compagnie pendant les trois mille ans à venir. Je ne m’y sens pas de disposition ; vous non plus, n’est-ce pas ? Sortons donc !

— Voyez, interrompit sir Henry, qui examinait toujours le cadavre, voici une petite blessure au bras gauche ; c’est probablement de là qu’il a tiré le sang avec lequel il a tracé sa carte. »

Je n’avais rien à répliquer. L’étonnement me paralysait. Je pris l’os fendu que Good me tendait. Sir Henry, d’un coup sec, détacha le crucifix du cou du Portugais. Nous avons chacun gardé ces souvenirs. Je tiens cette plume, comme pièce à conviction, à la disposition de quiconque doute et voudra prendre la peine de venir se convaincre.

Nous quittâmes cet antre lugubre, y laissant côte à côte sous le niveau égalitaire de la mort, le noble Portugais de descendance illustre et le misérable Hottentot, fils sauvage d’une race dégradée.

Le spectacle prodigieux de ce mort nous avait un instant fait oublier nos souffrances ; mais il ne manqua pas de nous suggérer des idées peu récréatives. Quelles raisons avions-nous pour rencontrer un sort moins rigoureux ? Harassés de faim, de froid, de fatigue, il ne nous était pas possible d’aller beaucoup plus longtemps. Pour échapper à ces pensées, on se remit en marche. Nous n’avancions guère ; cependant, à force de mettre un pied devant l’autre, nous arrivâmes, vers midi, au bord d’un plateau. Devant nous s’étendait une immense plaine verdoyante, et, au delà de cette plaine, nous vîmes un cours d’eau au bord duquel s’ébattaient de grands animaux. Ce devaient être des antilopes.

Une joie féroce, — puissiez-vous ne jamais la connaître, lecteur, — s’empara de nous, car ces antilopes, c’était la vie. Oui ! mais nous ne les tenions pas ; elles étaient même si loin que nous ne savions comment les atteindre. Après mûre délibération, dans la crainte de les effrayer en nous approchant, nous décidâmes de tirer d’où nous étions. Alors, nous saisîmes tous trois nos fusils, nous tirâmes ensemble. Et, ô joie, malgré la distance, nous reconnûmes que notre bonne étoile avait voulu qu’un de nos fusils portât. Good crut, naturellement, que c’était le sien. Une belle antilope gisait à terre. Oubliant notre faiblesse et nos pieds meurtris, nous ne fûmes pas longs à descendre auprès de notre victime. C’était un inco, mais je vous prie de croire que nous ne l’examinâmes pas longtemps. En un tour de main la bête fut éventrée, et son foie et son cœur encore palpitants furent devant nous. Tout affamés que nous étions, nous nous regardâmes un instant, retenus par un préjugé de la civilisation : de la chair toute chaude encore et crue…

« Bah ! bah ! s’écria Good, quand on meurt de faim, on ne fait pas les difficiles ! Passez-moi ça ! »

Il prit les viscères de l’antilope, les lava à grande eau dans le ruisseau glacé qui coulait tout près, et chacun de nous, sans plus de façons, se jeta sur la nourriture. Nous la dévorâmes, et, pour dire toute la vérité, je dois ajouter qu’elle nous parut incomparablement exquise. La faim est le meilleur des cuisiniers, et nous ne fîmes pas mentir le proverbe.

Nous fûmes assez prudents et maîtres de nous, pour ne pas surcharger nos estomacs longtemps privés ; mais nous prîmes la précaution de couper de bonnes tranches de viande, en vue d’un prochain repas.

Une vie nouvelle circulait maintenant dans nos veines. Rafraîchis, fortifiés, nous reprenions notre marche presque allègrement.

« Voyez, dit bientôt sir Henry, est-ce que votre carte ne mentionne pas une grande route ? »

Je levai les yeux et j’aperçus une longue ligne blanche qui se dirigeait vers des montagnes lointaines et, de l’autre côté, se perdait abruptement dans la direction du désert.

Ce devait être la route de don Sylvestra.

« Tirons par là, suggéra Good, nous verrons de quoi il retourne. »

On obtempéra à l’idée de Good, et, au bout d’une heure, nos pauvres pieds meurtris foulaient une belle grande route, large, facile, unie comme une voie romaine. Nous ne nous étonnions plus de rien. Cette superbe voie ne nous arracha pas un cri d’admiration. Bientôt elle surplomba une plaine magnifique, bornée dans le lointain par d’autres montagnes. Rien de plus saisissant que le spectacle qui se déroulait à nos yeux : des bois, des cours d’eau sinueux, des terres cultivées, des troupes d’animaux, rien n’y manquait, pas même des huttes.

« Old England for ever ! cria Good, mais ça m’est égal, voilà un paysage dont nous ne dirons pas de mal ! »

Nous avions maintenant quitté les régions dénudées ; çà et là, quelques broussailles faisaient leur apparition ; bientôt nous arrivâmes à la terre labourable, et nous nous trouvâmes dans un petit bois. À mesure que nous descendions, l’air devenait doux, la végétation changeait de caractère ; des brises attiédies nous apportaient des parfums et nous emplissaient de la joie de revivre.

« Nous pourrions bien nous arrêter un peu, dit Good. Notre premier déjeuner n’était qu’un acompte et fort léger ; je me sens de taille d’entreprendre quelque chose de plus sérieux. Qui formule des objections ? »

Personne ne parla en sens contraire. Nous eûmes promptement ramassé assez de broussailles et de bois sec pour allumer un bon feu, et nos tranches d’antilope ne tardèrent pas à se balancer devant la flamme, au bout des bâtons pointus, à la façon des Cafres. Les Cafres ne sont peut-être pas les meilleurs cuisiniers du monde, mais le plus grand cordon-bleu de Paris n’aurait sans doute pas tiré meilleur parti des circonstances.

À notre estimation, ce second déjeuner ne fut nullement inférieur au premier. Ensuite, rien ne nous pressant, nous avions tout le loisir de nous reposer. Tout nous y invitait : le bien-être, l’endroit ravissant, l’ombre rafraîchissante… J’allais succomber aux douceurs du sommeil ; je regardai ce que faisaient mes camarades, et je vis que Good manquait à l’appel. Je le cherchai des yeux et ne tardai pas à l’apercevoir. Pauvre Good ! l’instinct du respect de sa personne un instant oublié, reprenait ses droits. Il faisait ses ablutions dans le clair ruisseau où nous nous étions désaltérés. Ensuite, revêtu simplement de sa chemise de flanelle, il passa ses vêtements en revue. L’inspection n’était pas favorable, car il hochait la tête d’une façon grave. Il secoua chaque pièce avec soin, la plia précieusement et la mit au pied d’un arbre. Vint le tour des bottes. Pauvres bottes, elles étaient rudement endommagées ! Good les essuya avec une poignée de fougères, les frotta consciencieusement avec un bout de graisse d’antilope, conservée par lui à cette seule fin. Ensuite il les remit à ses pieds. Il prit alors la petite glace de son nécessaire de poche et s’inspecta lui-même. Il passait et repassait la main d’un air inquiet sur ses cheveux et sa barbe qui avaient cru au delà des limites assignées. Une petite brosse et beaucoup d’énergie eurent un certain effet sur la chevelure. Restait cette barbe de dix ou douze jours ! « Jamais au grand jamais, pensais-je, il n’aura l’idée de se raser !… » Eh bien ! si ! C’était justement ce que Good ruminait. Il lava la graisse qui avait servi à ses bottes et s’en frictionna vigoureusement un côté de la figure ; après quoi saisissant son petit rasoir de voyage, il se mit en devoir d’abattre cette barbe. L’opération était ardue, les contorsions de sa figure et ses gémissements en faisaient foi ; cependant, il continuait cette besogne ingrate avec un courage superflu. Cette toilette risible m’avait réveillé. Tout à coup, je vis un trait brillant passer au-dessus de la tête de Good.

« Sapristi ! s’écria Good, on n’aura donc pas même le loisir de se raser dans ce pays-ci ! »

Me tournant du côté où était parti le trait, je vis quelque chose qui ne me rassura pas.

À quelques mètres de nous se tenait une bande de sauvages ; leur attitude hostile, leurs armes, leur taille, me donnèrent à penser.

« Camarades ! m’écriai-je, ouvrons l’œil et le bon ! »

Sir Henry et Umbopa, qui n’étaient ni obtus ni manchots, ne se le firent pas répéter.

Nous avançâmes l’arme au bras vers ces indigènes, beaux gaillards, bâtis à chaux et à plâtre. Je ne vis pas quel était leur costume, du reste assez léger ; ce qui me tirait l’œil c’étaient leurs armes ; des lances très affilées, qu’ils tenaient à la main et de grands couteaux qui se balançaient à leur côté.

Sir Henry coucha en joue ces sauvages. Eux, étonnés et tranquilles, suivaient son mouvement sans inquiétude. Je compris que les armes à feu leur étaient étrangères.

« Camarade, dis-je, essayons d’abord de la persuasion, nous verrons ce que nous aurons à faire ensuite. »

Le fusil fut abaissé, et, tout en ayant l’œil sur les armes des nouveaux venus :

« Salut ! » dis-je en zoulou.

Comme c’était la seule langue africaine que je connusse, je n’avais pas l’embarras du choix. À ma grande surprise, celui qui paraissait le chef me répondit dans une langue analogue, que je compris facilement :

« Salut ! »

Il continua :

« Qui êtes-vous ? Que venez-vous faire ici ? Pourquoi vos faces sont-elles blanches, et pourquoi celle de celui-ci ressemble-t-elle aux fils de nos mères ? »

Il indiquait Umbopa qui, effectivement, avait leurs proportions et leur teint.

« Nous sommes de loin, dis-je, d’au delà de ces montagnes, des mers salées. Celui-ci est notre serviteur.

— Vous mentez, repartit le chef, on ne traverse pas ces montagnes où la mort dévore tout ce qui s’y hasarde. Mais qu’importent vos paroles de mensonge ! Vous allez mourir, car aucun étranger n’a le droit de venir chez les Koukouanas. C’est la loi royale. Seragga, apprête ton couteau, et vous, soldats !…

« Qu’est-ce qu’il baragouine, ce vieux hibou, dit Good impatienté.

— Il dit qu’ils vont essayer leurs couteaux sur notre peau, et sans doute nous mettre à la broche après.

— Sapristi ! » s’écria Good alarmé et non sans cause, car les sauvages s’empressaient de saisir leurs couteaux.

Et, comme à son habitude quand il est perplexe, Good porta la main à son râtelier qu’il détacha d’en haut et laissa revenir à sa place avec un claquement.

Ce mouvement n’échappa point aux sauvages.

Ils se reculèrent avec des cris d’effroi.

« Good ! s’écria sir Henry qui vit un parti inespéré à tirer de ce râtelier, ôtez vos dents ! Ils ont eu peur ! »

Good glissa ses dents dans sa manche de chemise.

« Ouvrez la bouche, dit sir Henry, montrez-la leur sans dents ! »

Good obéit. À cette vue, les sauvages jetèrent un long cri de terreur.

« Remettez vos dents, Good ! »

Good passa sa main devant sa figure, fit une grimace aux sauvages et leur montra ses deux belles rangées de dents blanches.

La frayeur des naturels n’avait plus de bornes ; ils s’étaient jetés à terre, le jeune homme appelé Seragga se roulait sur l’herbe, le vieux chef tremblait si fort que ses genoux se heurtaient.

« Je vois, dit-il, que vous êtes des esprits. Jamais homme né de femme n’a eu des cheveux d’un côté de sa tête et pas de l’autre, un œil rond et transparent ; des dents qui s’en vont et reviennent. Pardonnez-nous, seigneurs ! »

C’était une chance incroyable, je la saisis au vol.

« Nous vous pardonnons, dis-je d’un air superbe. Votre réception mérite vengeance et d’un bruit nous pourrions glacer de mort la main impie de celui qui a lancé son couteau à l’homme aux dents enchantées…

« Épargnez, épargnez-le, dit le chef. C’est le fils du roi. Je suis responsable…

— Si vous doutez encore de notre puissance, continuai-je sans paraître écouter, vous allez en avoir une autre preuve. Voyez-vous cette petite antilope là-bas ? — Chien d’esclave, dis-je à Umbopa, passe-moi le tube enchanté. »

Umbopa comprit, me présenta un fusil :

« Tenez ! si vous avez envie de viande, allez ramasser cette bête ! »

Tout en parlant, j’avais épaulé mon fusil, ajusté et tiré sur une petite antilope qui broutait paisiblement. Les sauvages, étourdis du bruit de la détonation ne savaient plus où ils en étaient.

« Allez donc la chercher ! » répétai-je simulant l’impatience.

Sur un signe du vieillard, deux hommes se dévouèrent et revinrent avec l’animal tué. Cette exhibition de notre pouvoir eut l’effet que nous en attendions.

« Si l’un de vous a encore quelque doute, dis-je, qu’il aille là-bas, où était l’antilope, vous verrez ce que le tube enchanté lui dira. »

Aucun des sauvages ne s’avisa de profiter de mon offre.

Enfin, le fils du roi parla :

« C’est bien, dit-il. Toi, mon oncle, vas-y. Ce tube qui a tué une bête ne saurait rien contre un homme. »

Le vieux sauvage fut offensé.

« Non, non, dit-il vivement. Quant à moi, j’en ai vu assez. Ce sont des sorciers. Menons-les au roi. Si quelqu’un a besoin de preuves plus convaincantes, qu’il aille lui-même sur le rocher et que le tube lui parle. »

Personne ne s’exposa à une conversation avec nos fusils.

« Ne dépense pas ta magie sur nous, dit l’un des Koukouanas, nous n’avons plus de doute. Les sorciers de notre pays tous ensemble ne feraient pas ce que tu fais. »

Alors le vieux chef nous donna quelques renseignements. Il s’appelait Infadous. Son frère Touala était roi des Koukouanas et il accompagnait Seragga, fils unique du roi, à une partie de chasse.

« Mène-nous vers le roi, interrompis-je.

— Que mon seigneur prenne patience, dit-il. C’est à trois jours de marche. Allons jusqu’au kraal. »

Le vieillard murmura : « Koum ! » et fit un geste aux hommes de sa suite qui s’emparèrent aussitôt de notre léger bagage. Ils nous laissèrent nos fusils qu’aucun n’osait toucher. Les effets de Good soigneusement pliés furent aussi emportés. Good protesta.

« Que mon seigneur aux dents enchantées ne les touche pas, dit Infadous, ses esclaves porteront tout.

— Mais je veux m’habiller ! » s’écria Good.

Umbopa eut beau traduire.

« Non, non, mon seigneur, répétait le chef. Mon seigneur voudrait-il cacher ses belles jambes blanches aux yeux de ses serviteurs. »

Et pendant la discussion, les porteurs étaient partis avec les effets de Good.

« Diable ! vociférait Good, le scélérat, m’enlever jusqu’à mon pantalon !

— Tenez, Good, dit sir Henry, autant en prendre son parti tout de suite. Vous êtes apparu ici sous un certain jour qui vous donne un prestige assuré ; désormais, vous ne porterez jusqu’à nouvel ordre que cette chemise de flanelle, vos bottes et un monocle ; votre barbe sera coupée d’un côté et pas de l’autre. Estimez-vous heureux d’avoir vos bottes et d’être sous un climat si doux. »

Good comprit la situation, il y mit du sien pour s’y habituer ; mais il ne put jamais se faire à ce costume trop primitif.