Découverte des mines du roi Salomon/Chapitre XI. Ignosi roi

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Traduction par C. Lemaire.
Hetzel (p. 170-179).


CHAPITRE XI

ignosi roi


Ignosi n’avait pas de temps à perdre ; l’après-midi s’avançait. Il fit immédiatement marcher ses troupes sur Loo et nous pria de l’accompagner.

Nous avions perdu Good de vue depuis la lutte avec les Gris, et nous étions très inquiets sur son compte. Nous n’étions pas encore loin quand nous l’aperçûmes assis sur une fourmilière. Un Koukouana gisait près de lui, apparemment mort.

Soudain le sauvage se releva et se mit à frapper Good avec tant de vigueur que notre pauvre camarade, pris au dépourvu, roula à terre la tête la première jusqu’au bas de la fourmilière ; le Koukouana suivait sa victime, frappant à coups redoublés. Nous nous élançâmes au secours de Good, tandis que le Koukouana s’enfuyait à notre vue. Good ne bougeait plus ; nous le crûmes mort. À la vérité, nous le trouvâmes pâle, abattu, blessé, mais vivant ; il nous accueillit avec un bon sourire.

« Fameuse armure que cette cotte de mailles ! dit-il faiblement. Ce coquin de sauvage croyait bien… »

Il s’évanouit. Pauvre Good ! il était tout meurtri et avait une de ses belles jambes blanches fortement endommagée par un coup de tolla. Nous dûmes le faire mettre sur un brancard pour l’emmener avec nous.

Les portes de Loo étaient encore gardées par les soldats de Touala. Nous avions aussi dépêché un détachement devant chaque porte. Nous apprîmes par un officier de Touala que le roi s’était réfugié dans sa ville avec ses troupes, mais que ses soldats étaient complètement démoralisés.

Ignosi envoya des hérauts à chaque poste pour promettre le pardon à tous ceux qui se rendraient. Et bientôt, aux acclamations des troupes, tous les ponts-levis s’abaissèrent.

Nous avançâmes dans la ville avec toutes les précautions imaginables, car enfin on ne sait jamais de quel côté viendra la trahison. Nous nous dirigeâmes sur le kraal de Touala. Là, tout semblait désert. Cependant, en approchant davantage, nous découvrîmes Touala avec son âme damnée : Gagoul.

Il était assis à terre, l’air sombre, la tête penchée sur sa poitrine, ses armes à ses pieds. Malgré le souvenir de tous les méfaits qui nous avaient révoltés, un sentiment de pitié me traversa le cœur en voyant ce roi déchu d’une si haute puissance. Il était seul ! Pas un des courtisans qui le flattaient le matin même, pas un des soldats qui lui avaient obéi sans réplique, pas une des mille femmes qui avaient tremblé devant lui n’étaient là ! Tous l’avaient abandonné ! sauf cette horrible sorcière, fidèle dans la bonne et la mauvaise fortune.

Lorsque nous fûmes tout près, Gagoul se mit à nous vomir toutes les injures de son vocabulaire africain ; je n’en comprenais pas toujours le sens, mais l’intention était claire.

Le roi vaincu leva sa tête empanachée et fixa son œil enflammé de furie sur Ignosi, comme si, d’un regard, il eût voulu annihiler son heureux rival.

« Salut ! roi ! dit-il d’un ton amer, toi qui as mangé mon pain et qui m’as trahi, au moyen de l’art magique des blancs ! Quel sort me réserves-tu ?

— Celui que tu as fait subir à mon père, dit Ignosi sévèrement.

— C’est bien ! Je suis prêt. Mais tu sais quelle est la coutume du pays. J’ai droit de choisir mon antagoniste, et, afin de périr en combattant, de choisir l’un après l’autre ceux de mes adversaires qu’il me plaira de désigner jusqu’à ce que je sois tué.

— Je sais, dit Ignosi. Choisis ! Le roi n’a le droit de se battre qu’à la guerre, sans quoi, je voudrais de ma main venger le sang de mon père ! »

Touala s’était dressé, le sourcil froncé, l’œil farouche, il parcourait les rangs. Un instant, il s’arrêta sur moi. À l’idée de cet honneur que j’étais loin d’ambitionner, j’eus froid dans le dos. J’ai beau être robuste et dur à la peine, contre un gaillard de cette taille, je ne pouvais pas lutter. D’avance, j’étais bien décidé à part moi de décliner la faveur, dussé-je être tenu pour un poltron par tous les Koukouanas de l’Afrique. Autant cela que d’accorder à Touala la satisfaction de faire rouler ma tête sur la chaux pulvérisée de son kraal.

Mais le regard du roi s’était détourné, il l’arrêtait sur sir Henry :

« C’est à toi que j’en veux, dit-il, toi qui as tué mon fils unique. Sors des rangs, que nous voyions si tu auras aussi facilement raison de l’homme que de l’enfant.

— Non, dit Ignosi, tu ne combattras pas avec Incoubou.

— S’il a peur, n’en parlons plus ! » dit Touala avec dédain.

Sir Henry avait compris ; le sang lui monta à la tête.

« Il croit que je le crains, dit-il. Nous allons bien voir ! Avance, sauvage ! Nous nous battrons !

— Pour l’amour du ciel, m’écriai-je, sir Henry, n’en faites rien. Cet homme n’a pas besoin de savoir si vous êtes brave ; toute l’armée vous a vu à l’œuvre, aujourd’hui ! Vous ne vous battrez pas. C’est inutile !

— Je me battrai, dit sir Henry. Personne ne dira jamais qu’un Anglais a reculé devant qui que ce soit.

— Non, mon ami, dit Ignosi, ne t’offre pas aux coups de ce monstre aux abois. S’il t’arrivait malheur, mon cœur en serait brisé.

— J’ai dit, reprit obstinément sir Henry, j’accepte son défi et je me battrai.

— Eh bien ! mon frère blanc, reprit Ignosi, c’est pour une bonne cause, tu seras heureux ! Touala, voici ton adversaire ! Incoubou est prêt. »

Sir Henry et Touala s’avancèrent ; ils étaient de taille à lutter ensemble. Le soleil couchant les enveloppait de ses rayons de feu.

La hache levée, ils tournoyèrent un instant l’un autour de l’autre. Tout à coup, sir Henry fit un bond et frappa Touala qui sauta de côté et évita le choc. Mais sir Henry avait presque perdu l’équilibre par la force du coup. Touala profita de cet avantage et fit tournoyer sa hache qui s’abattit avec violence. Heureusement, de son bouclier, sir Henry avait paré le coup, mais le bord du bouclier avait été emporté et l’épaule de sir Henry avait été touchée. Les coups se succédaient, tantôt parés par le bouclier, tantôt évités par l’adresse des combattants. Le régiment entier, oubliant sa discipline, avait quitté ses rangs et faisait cercle autour des deux champions, marquant son approbation par des clameurs sauvages.

Good avait repris ses sens et ne voulut pas perdre la vue d’un spectacle aussi palpitant. Il en oublia un instant ses propres souffrances, excitant son ami du mieux qu’il pouvait.

« Allez-y, brave camarade ! N’épargnez pas ! encore un pareil ! »

Sir Henry, toujours plus excité, frappa de toutes ses forces. La hache traversa l’armure du roi, et le sang coula de son épaule blessée. Avec un cri de rage et de douleur, Touala rendit le coup avec usure, sa hache s’abattit sur la hache de sir Henry, qui roula à terre à demi détachée de son manche de corne de rhinocéros.

Les soldats poussèrent un hurlement à la vue de leur héros désarmé. Touala leva sa hache avec un cri de victoire. Moi, je fermai les yeux, ne voulant pas voir le reste. Malgré moi, une seconde après, je les rouvris. Sir Henry avait saisi Touala à bras le corps et l’étreignait avec furie ; Touala enserrait sir Henry, ils roulèrent à terre, Touala essayant de frapper sir Henry ; sir Henry, tout en se défendant, tâchait de s’emparer de l’arme de Touala.

Tout à coup, il y réussit, l’attache qui tenait l’arme au bras de Touala, céda sous le vigoureux effort de sir Henry. En une seconde, il fut sur pied. Le sang ruisselait le long de l’armure des deux braves ; sir Henry avait une balafre à la figure, et la vue du sang enflammait encore leur ardeur. Touala avait tiré un tolla de sa ceinture, il en porta un coup à sir Henry en pleine poitrine ; l’acier résista ; trois fois il revint à la charge ; à la troisième fois, sir Henry leva sa hache et l’abattit sur le cou du roi. Un grand cri s’éleva autour de nous.

La tête de Touala sembla bondir de ses larges épaules, elle tomba, roula à terre et vint s’arrêter aux pieds d’Ignosi. Le corps resta droit une seconde, le sang jaillissait écumant des artères, et, avec un bruit sourd, le colosse tomba à terre. Son collier d’or sauta de son cou, et au même instant, sir Henry, épuisé, s’évanouissait. Aussitôt des mains amies l’avaient relevé ; on versa de l’eau fraîche sur sa figure blessée. Il rouvrit les yeux.

Le soleil se couchait. Je fis un pas, et, prenant la couronne de la tête de Touala, je la présentai à Ignosi.

« Prends ce signe de la royauté, roi légitime des Koukouanas, » dis-je.

Ignosi prit le diadème, l’attacha sur son front et, s’avançant fièrement, il mit un pied sur la poitrine de son ennemi, et, dans son langage sonore, éclata en un chant éloquent et sauvage, dont l’écriture, langue figée, ne saurait donner qu’une fausse idée. Lorsqu’il se tut, les ténèbres envahissaient la terre, et, du sein des troupes environnantes, retentit une longue acclamation plusieurs fois répétée :

« Tu es le roi ! »