Dédicaces/Ce livre est sûr de mal plaire
II
I
Ce livre est sûr de mal plaire
Aux trop jeunes d’entre vous,
Mais peut-être il sera doux
À tel aussi que tolère
Son âge encor parmi nous.
J’y formule mes idées
En termes à point précis
Pour les gens enfin rassis
Et las de choses tentées
Dans un jadis indécis.
De mots assez lapidaires
Dans le cas de mon désir
J’aurais bien voulu saisir
Et fixer en salutaires
Sentences mon déplaisir
Et mon plaisir devant telle
Ou telle chose à mon choix,
Gœthe le fit, et je crois
Pouvoir, son œuvre immortelle,
La réduire en tapinois,
En sourdine, à ma manière
Selon mon temps et mes us
Et mes coutumes élus
En forme d’avant-dernière
Ou dernière fin, sans plus…
Le poète qu’il faut être
Et que j’ai, dit-on, été
(Le suis-je, dites, resté ?)
Craint de ne plus le paraître,
— Cas terrible, en vérité ! —
Dès qu’il se sent moins sincère
Que par trop judicieux.
Las ! que c’est de tourner vieux !
La prudence est nécessaire :
Qu’être dupe valait mieux !
II
J’admire l’ambition du Vers Libre,
— Et moi-même que fais-je en ce moment
Que d’essayer d’émouvoir l’équilibre
D’un nombre ayant deux rythmes seulement ?
Il est vrai que je reste dans ce nombre
Et dans la rime, un abus que je sais
Combien il pèse et combien il encombre,
Mais indispensable à notre art français
Autrement muet dans la poésie
Puisque le langage est sourd à l’accent.
Qu’y voulez-vous faire ? Et la fantaisie
Ici perd ses droits : rimer est pressant.
Que l’ambition du Vers Libre hante
De jeunes cerveaux épris de hasards !
C’est l’ardeur d’une illusion touchante.
On ne peut sourire à leurs écarts.
Gais poulains qui vont gambadant sur l’herbe
Avec une sincère gravité !
Leur cas est fou, mais leur âge est superbe,
Gentil vraiment, le Vers Libre tenté !
III
Après tout, ils ont sans doute raison,
Puisque notre vie est aux trois quarts faîte ;
C’est à nous de leur céder la maison,
En nous réservant toutefois le faîte.
La jeunesse, hélas ! aime à triompher.
Nous fûmes aussi triomphaux et jeunes.
Sans plus qu’eux de pente à philosopher.
Bah, qu’ils aient la faim, nous aurons les jeunes.
Qu’ils gardent Ibsen ! Nous, c’était Hugo.
Qu’ils soient tant et plus, nous restons les mêmes.
N’étant pas trop vieux, n’allons tout de go
Pas encor songer aux plongeons suprêmes.
Laissons-les grandir. Leur art mûrira :
Ils ne viennent que d’entrer dans le temple,
Et notre mort pleurée approuvera
Ceux à qui nous avons donné l’exemple.