Défense des droits des femmes/07

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Paris : Chez Buisson, lib., rue Haute-Feuille, n° 20 ; Lyon : Chez Bruyset, rue Saint-Dominique (p. 310-340).

CHAPITRE VII.

La modestie considérée en grand, et non comme une vertu sexuelle.

Modestie ! fille sacrée de la sensibilité et de la raison, véritable délicatesse de l’ame, puissé-je réussir à rechercher ta nature, et remonter jusqu’à ce charme touchant, dont l’effet est d’adoucir tout ce qui peut se trouver de dur dans les traits d’un caractère, et de revêtir ainsi d’amabilité ce qui n’inspireroit autrement qu’une froide admiration. C’est toi qui dérides le front de la sagesse, et adoucis la voix sévère des plus sublimes vertus auxquelles tu donnes l’onction de l’humanité ; — Toi qui étends ce nuage éthéré, destiné à servir de voile transparent à l’amour, dont il rélève toutes les beautés, ce nuage dont le demi-jour éclaire doucement ces asiles silencieux, embaumés du parfum délicat et pur de fleurs modestes qui affectent délicieusement les sens et le cœur, sans, les enyvrer, — modules mes accens, et mets dans ma bouche le langage persuasif de la raison, pour que j’éveille mon sexe, et le fasse sortir de ces lits somptueux, préparés par la molesse, où les Femmes nonchalemment couchées, dissipent, à plaisir dans le sommeil de l’indolence, le tems précieux de leur vie !

En parlant de l’association de nos idées, j’ai remarqué deux modes distincts ; et en définissant la modestie, je crois également à propos de distinguer cette pureté d’ame qu’on peut regarder comme l’effet de la chasteté, d’avec cette simplicité de caractère qui nous conduit à nous former une juste opinion de nous-mêmes, également éloignée de la vanité et de la présomption, quoiqu’elle ne soit en aucune manière incompatible avec la conscience, fière du sentiment de sa propre dignité. La modestie est, dans le dernier sens que j’attache à ce mot, cette sobriété de jugement qui enseigne à un homme à ne pas s’estimer plus qu’il ne doit le faire, et il faut la distinguer soigneusement de l’humilité, parce que l’humilité n’offre qu’une sorte de dégradation volontaire.

Un homme modeste conçoit souvent un plan vaste, il s’y attache avec ténacité d’après le sentiment de sa propre force, jusqu’à ce que le succès lui ait imprimé une sanction, qui détermine le caractère de grandeur de son entreprise. Milton ne fut point arrogant, quand il laissa tomber de sa plume une conjecture que l’événement prouva ensuite avoir été une prophétie ; le général Washington ne le fut pas non plus, en acceptant le commandement des forces américaines. On a toujours regardé ce dernier comme un homme modeste ; mais s’il eut été purement un homme humble, il est probable qu’il eût flotté dans l’irrésolution et même reculé, n’osant pas prendre sur lui seul de diriger une entreprise d’une si grande responsabilité.

Un homme modeste est ferme ; un homme humble, timide ; et un homme vain, présomptueux. C’est le jugement que l’observation de plusieurs caractères m’a conduite à porter. Jésus-Christ étoit modeste, Moïse humble et Pierre vain.

En distinguant ainsi la modestie de l’humilité dans une circonstance, je ne prétends pas la confondre dans d’autres, avec ce sentiment de honte bien ou mal fondé qui fait rougir ; et dans le fait, la honte est si distincte de la modestie, que la jeune fille ou la servante de ferme la plus honteuse, deviennent souvent les créatures les plus impudentes, parce que leur disposition à rougir étant uniquement l’effet de la timidité et de l’instinct de l’ignorance, l’habitude ne tarde pas à la changer en assurance[1].

Le dévergondage des prostituées, qui infestent les rues de cette métropole, et qui excitent alternativement le fégoût et la pitié, peut jetter du jour sur cette remarque. Elles insultent à la rougeur de la jeune fille pudique, avec une sorte de bravade, et se glorifiant de leur opprobre, deviennent plus audacieusement crapuleuses que les hommes les plus dépravés à qui cette qualité sexuelle n’a pas été donnée par la nature ; mais ces pauvres misérables créatures sans instruction, n’ont jamais eu aucune modestie à perdre, même au moment où elles se sont livrées volontairement à l’infamie ; car la modestie est une vertu et non une qualité. Non, elles étoient seulement des innocentes honteuses et toujours prêtes à rougir ; en perdant leur innocente, leur timidité a été brusquement dissipée ; si elles eussent sacrifié leur vertu à une passion réelle, cette vertu auroit laissé dans leur ame quelques vestiges qui nous en feroient du moins respecter les débris.

La pureté de l’ame, ou cette délicatesse originelle, l’unique base estimable de la chasteté, tient de très-près à cette extrême humanité que l’on ne rencontre jamais que dans des cœurs cultivés ; elle est quelque chose de plus noble que l’innocence. C’est une délicatesse réfléchie, et non la réserve timide de l’ignorance : On peut aisément distinguer de la mauvaise humeur grossière, ou des refus affectés de la coquetterie, la modestie de la raison qui, comme la proprété habituelle, se trouve rarement à un certain dégré dans une ame, à moins qu’elle ne soit très-active, et loin que cette vertu soit incompatible avec cette instruction, elle en est au contraire le plus beau fruit. Quelle idée avoit donc de la modestie l’auteur de la remarque suivante ! « La dame qui demandoit si une Femme pouvoit apprendre la botanique, d’après le systême moderne, sans blesser la délicatesse de son sexe, fut accusée d’une ridicule pruderie : eh bien ! si elle se fût adressée à moi, j’aurois certainement répondu qu’elle ne le peut pas ». Ainsi le beau livre des connoissances doit donc être à jamais fermé pour les Femmes d’un sceau éternel. À la lecture de pareils passages, je n’ai pas manqué d’élever mes yeux et mon cœur vers celui qui vit dans les siècles des siècles, et de lui dire : Ô mon père, as-tu interdit à ton enfant, par la constitution même de sa nature, de te chercher dans les belles formes de la vérité, et son ame peut-elle être souillée par une science dont la voix auguste la rappelle à toi ?

J’ai continué de suivre philosophiquement ces réflexions, jusqu’à ce qu’elles m’amenassent à cette conséquence ; que les Femmes, qui ont fait faire le plus de progrès à leur raison, doivent avoir le plus de modestie, quoiqu’un maintien tranquille et noble puisse avoir remplacé la charmante pudeur de la jeunesse[2] ; et j’ai ainsi raisonné ; Pour faire de la chasteté une vertu d’où découlera naturellement une modestie vraie, il faut détourner l’attention de ce qui n’exerce que la sensibilité, et de faire plutôt trésaillir le cœur d’humanité que palpiter d’amour. La Femme qui a consacré une portion considérable de son tems à des recherches purement intellectuelles, et dont les affections se sont exercées sur des plans utiles à l’espèce humaine, doit avoir naturellement plus de pureté d’ame que les être ignorans, et qui ont occupé leur tems et leurs pensées à jouir des plaisirs bruyans du monde, ou à former le plan de conquérir des cœurs[3]. Régler son maintien n’est pas modestie, quoiqu’en général on qualifie de Femmes modestes celles qui observent les règles du decorum. Purifiez le cœur, laissez-le ensuite se dilater et sentir tout ce qui intéresse l’humanité, au lieu de le rétrécir par les passions personnelles ; que l’on s’accoutume à contempler des sujets qui exercent l’intelligence sans échauffer l’imagination, et je vous promets qu’une modestie naïve donnera la dernière touche à cet intéressant tableau.

Celle qui peut voir poindre le jour de l’immortalité dans les traits de lumière, qui croisent cette nuit épaisse d’ignorance où nous vivons, respectera, comme un temple sacré, ce corps qui sert de sanctuaire à une ame faite pour se perfectionner. Le véritable amour enveloppe aussi de cette sainteté mystérieuse l’objet chéri ; il rend l’amant présent plus modeste[4]. Sa tendresse est si reservée, qu’en recevant ou rendant des caresses personnelles, il voudroit non-seulement fuir tous les yeux, de crainte que les regards ne les profanassent, mais même s’envelopper d’un nuage, qui n’en laissât pas percer la moindre étincelle. Cependant, cette affection ne mérite point l’épithète de chaste, qui ne reçoit pas du plaisir même une teinte majestueuse d’une tendre mélancolie, et qui peut permettre à l’ame de s’oublier, ne fût-ce que pour un moment, dans la jouissance de sa satisfaction actuelle, quand elle se sent dans la présence d’un Dieu ; — car ce doit toujours être là l’aliment de sa joie !

J’ai toujours été curieuse de remonter dans la nature à la source de toutes les coutumes établies ; en conséquence, il m’est souvent venu dans la tête que c’étoit un sentiment d’affection pour tout ce qui avoit touché la personne d’un ami absent ou mort, qui a donné naissance à ce respect absurde pour les reliques, dont les prêtres ont si bien su se servir pour leurs intérêts. On doit permettre à l’amour, comme à la dévotion, de consacrer les vêtemens aussi bien que la personne qui les porte ; car l’amant à qui le gant ou le mantelet de sa maîtresse n’inspire pas une sorte de respect religieux, seroit un homme sans imagination. Il ne doit pas pouvoir confondre ces gants, ce mantelet avec d’autres de la même espèce. Peut-être ce sentiment délicat ne supporteroit-il pas l’analyse d’un physicien ? mais enfin voilà sur quoi porte l’enthousiasme des hommes. Un phantôme brillant passe devant nos yeux, tous les autres objets perdent leur éclat à son aspect ; et cependant, quand nous embrassons le nuage, la vision ravissante se dissipe dans l’air, ne laissant après elle qu’un vuide ou un doux parfum, dont la mémoire conserve long-tems le cher souvenir ; mais j’ai mis, sans m’en douter, le pied dans le champ de la féerie, et j’ai cru sentir l’haleine balsamique du printems, quoique le cruel hiver souffle encore.

Comme sexe, les Femmes sont plus chastes que les hommes, et la modestie étant l’effet de la chasteté, elles pourroient mériter qu’on leur attribuât plus particulièrement cette vertu ; je demanderai pourtant la permission d’élever un doute ; car je ne sais trop si la chasteté produit la modestie, quoique je sois bien sûre qu’elle peut produire la décence dans la conduite, tant qu’elle n’est qu’un respect humain[5], et que la coquetterie et les romans dédommagent d’une réserve forcée. Il y a plus, je soutiendrai, d’après l’expérience et la raison, qu’on doit attendre plus de vraie modestie des hommes que des Femmes, uniquement parce qu’ils exercent davantage leur intelligence.

Mais quant à la décence dans le maintien, je crois que les Femmes ont évidemment l’avantage, si l’on en excepte une classe également méprisée des deux sexes. Peut-il y avoir rien de plus choquant que cette impudente effervescence de galanterie, qui inspire à plusieurs hommes de lorgner effrontément toutes les Femmes qu’ils rencontrent. Est-ce-là le respect pour mon sexe ? cette conduite malhonnête montre tant de dépravation habituelle, et une telle foiblesse d’ame, qu’on ne sauroit attendre beaucoup de vertus publiques ni privées des hommes ou des Femmes, jusqu’à ce qu’ils deviennent plus modestes, jusqu’à ce que les hommes, pliant à des sentimens plus raisonnables, un goût sensuel pour le sexe, ou une affectation d’assurance mâle, qui est bien plutôt de l’imprudence, se traitent l’un l’autre avec respect, à moins que la passion ne donne son ton particulier à leur maintien. Je veux dire un respect personnel, le respect modeste pour l’humanité et non pour les politesses malhonnêtes ou fausses de la galanterie, ou l’insolente condescendance d’un être qui se donne les airs d’en protéger un autre.

Je porterai plus loin cette observation, et j’avancerai que la modestie doit défendre de communiquer avec ce libertinage d’esprit, qui porte un homme à faire froidement et sans rougir d’indécentes allusions, des jeux de mots obscènes ; il n’est pas ici question des Femmes ; car ce seroit alors brutalité. Le respect pour l’homme, comme homme, est la base de tous sentimens nobles. Combien le libertin qui obéit à son tempérament, ou seulement à sa fantaisie, n’est-il pas plus modeste, que le lâche bouffon qui fait rire à gorge déployée toute une table.

C’est-là un des milliers d’exemples dans lesquels la distinction sexuelle, relative à la modestie, est devenue fatale à la vertu et au bonheur. Cependant, on exige de la Femme foible que son éducation assujétit à sa sensibilité physique et morale, d’y résister dans les occasions les plus difficiles. « Peut-il y avoir, dit Knox[6], rien de plus absurde, que de tenir les Femmes dans un état d’ignorance, et d’insister cependant, avec tant de force, sur leur devoir de résister à la tentation contre laquelle on ne les a pas prémunies ? » Ainsi, quand la vertu ou l’honneur commande de réprimer une passion, on rejette le fardeau sur les épaules les plus foibles, sans songer qu’on outrage la raison et la vraie modestie, qui devroit au moins rendre l’abnégation mutuelle, pour ne rien dire de la générosité du courage, vertu qu’on suppose propre à l’homme, et dont il se targue tant.

Rousseau et le docteur Grégory tombent dans la même erreur, relativement à la modestie ; car ils desirent l’un et l’autre que la Femme mette de l’incertitude dans son abandon ; qu’elle laisse ignorer à son mari si c’est la sensibilité ou la foiblesse qui la conduit dans ses bras ; mais elle est immodeste, la Femme qui peut souffrir que son mari ait le moindre doute à cet égard.

Pour présenter cet objet sous un autre point de vue, — le manque de modestie que je déplore principalement comme subversif de la moralité, provient de cette espèce de lutte que les hommes voluptueux regardent comme l’essence de la modestie, quoique dans le fait elle en soit le tombeau ; car c’est un rafinement de convoitise que recherchent les hommes qui n’ont pas assez de vertu pour goûter les plaisirs innocens de l’amour. Un homme délicat porte plus loin les notions de la modestie ; la foiblesse ni la sensibilité ne peuvent le satisfaire : il lui faut de l’affection.

Les hommes se vantent de leurs triomphes sur les Femmes ; mais en quoi peuvent-ils en tirer vanité ? Une créature sensible est entraînée par sa sensibilité dans la folie, dans le vice[7] ; et quand la raison s’éveille, elle est accablée d’un souvenir terrible. L’abandon, le désespoir écartent toute consolation ; celui qui devoit l’éclairer et protéger sa foiblesse, l’a trahie : dans le rêve de la passion, elle s’est égarée dans un paysage enchanteur ; ses pas irréfléchis la portent sur un précipice dont son guide devroit la détourner, et dans lequel il l’entraîne ; sortie de ce délire, elle ne voit qu’un monde sévère et mocqueur ; la voilà seule dans l’univers, car celui qui a triomphé de sa foiblesse cherche à présent de nouvelles conquêtes. Comment sortiroit-elle de cette condition déplorable ? Quelle ressource trouvera-t-elle dans un esprit affoibli pour relever son cœur abattu ?

Mais si les sexes sont effectivement destinés à se combattre ; si c’est un arrangement de la nature, que les hommes agissent noblement ; qu’ils apprennent de leur orgueil que la victoire est moindre quand elle est remportée uniquement sur la sensibilité. Une véritable conquête n’est point l’effet de la surprise ; c’est celle qu’on remporte sur le cœur ; c’est lorsqu’à l’exemple d’Héloïse, une Femme sacrifie volontairement l’univers pour l’amour. Je ne considère par maintenant la sagesse ou la vertu d’un pareil sacrifice ; je soutiens seulement qu’il est fait à l’amour et non à la sensibilité, quoiqu’elle y entre pour sa part. Il doit m’être permis d’appeler Femme modeste, celle qui est susceptible d’un pareil sacrifice, et d’ajouter que les Femmes seront immodestes tant que les hommes ne seront pas plus chastes : en effet, existe-t-il des maris assez délicats pour les Femmes modestes ? La modestie doit être également cultivée par les deux sexes, sous peine de rester toujours une chétive plante de serre chaude, tandis que son affectation, qu’on pourroit comparer à la feuille de figuier, empruntée par la coquetterie, peut donner du piquant au plaisir.

Les hommes probablement soutiendront encore que les Femmes doivent avoir plus de modestie que les hommes ; mais ce ne sont pas les froids raisonneurs qui seront les plus prompts à contrarier mon opinion. Non, ce seront les hommes à imagination, les favoris du sexe qui extérieurement respectent et intérieurement méprisent les foibles créatures dont ils se jouent. Ils ne peuvent se soumettre à renoncer à la satisfaction des sens ; ni même à goûter l’épicuréisme de la vertu, — l’abstinence.

Pour considérer le sujet par un autre côté, mes observations ne porteront que sur les Femmes.

Les ridicules faussetés[8] qu’on débite modestie, tendent à enflammer leur imagination avant le tems ; et font que leurs esprits s’occupent de choses que la nature n’avoit pas voulu soumettre à leurs pensées avant que leur corps fut parvenu à une certain dégré de force ; car alors les passions prennent la place des sens, comme instrumens propres à développer l’entendement, et à former le caractère moral.

Je crains bien que les filles ne soient dabord gatées chez les nourrices et dans les pensions, particulièrement dans les dernières. Plusieurs jeunes filles couchent et veillent ensemble dans la même pièce. Quoique je fusse bien fâchée de souiller l’esprit d’une innocente créature, en lui inspirant une fausse délicatesse, ou par ces notions d’une indécente pruderie qui lui donneroient naturellement de la méfiance contre l’autre sexe ; je n’en serois pas moins attentive à empêcher qu’elle ne prit des habitudes mal-honnêtes ou immodestes, et comme plusieurs jeunes filles ont reçu de très-mauvais exemples de leurs bonnes, il est très-inconvenant de les mêler ainsi sans distinction.

À dire le vrai, les Femmes sont en général trop familières les unes avec les autres ; ce qui produit dans le mariage cette extrême familiarité qui le rend si souvent malheureux. Pourquoi, sous le nom de décence, les sœurs, les amies, les ladis avec leurs Femmes-de-chambre poussent-elles la familiarité, jusqu’à oublier le respect qu’une créature humaine doit à sa semblable ? La délicatesse qui provient des devoirs répugnant quand l’humanité ou l’affection[9] nous conduisent au chevet d’un malade, est vraiment méprisable ; mais pourquoi les Femmes qui se vantent d’une délicatesse supérieure, sont-elles en état de santé plus familières entr’elles que les hommes ne le sont entr’eux ? C’est un contre-sens dans les usages que je n’ai jamais pu expliquer.

Pour conserver la santé et la beauté, je recommanderois de bonne-heure de fréquentes ablutins ; et, par exemple, on devroit apprendre aux filles à se charger seules du soin de leur parure, sans aucune distinction de rang. Si l’usage veut qu’on les aide de quelque manière ; qu’elles ne réclament cette assistance, qu’après qu’elles auront fait elles-mêmes la partie de leur toilette qui ne doit jamais être faite en présence de personne ; parce que c’est une insulte à la majesté de la nature humaine ; non, à cause de la modestie ; mais par décence ; car le soin que prennent quelques Femmes modestes, et l’affectation qu’elles y mettent au point de ne pas souffrir qu’on voye leurs jambes, est aussi puérile qu’immodeste[10].

Je vais noter encore quelques usages indécens qui sont particuliers aux Femmes, tel que chuchotter, quand le silence devroit régner ; à l’égard de la propreté que quelques sectes religieuses ont peut-être poussée trop loin, entr’autres les Esséniens parmi les Juifs, regardant comme indécent envers Dieu, ce qui ne l’étoit que relativement aux hommes ; eh bien ! ce précepte est violé de la manière la plus indécente. Comment des Femmes délicates peuvent-elles exposer aux regards la partie la plus dégoûtante de l’économie animale ? N’est-il pas très-raisonnable d’en conclure que les Femmes qui n’ont pas appris à respecter leur propre sexe dans ces particularités, ne respecteront pas long-tems la seule différence de sexe dans leurs maris ? La pudeur virginale une fois perdue, j’ai généralement observé que les Femmes retombent dans leurs anciennes habitudes, et qu’elles vivent avec leurs maris comme avec leurs sœurs ou leurs compagnes.

D’ailleurs, les Femmes par nécessité, à cause de la non-culture de leur esprit, recourent très-souvent à ce que j’appele familièrement l’esprit corporel, et leurs intimités sont de la même espèce ; en un mot, elles sont aussi intimes en corps qu’en esprit. Si la décence personnelle qui est la base de la dignité de caractère ne s’introduit point parmi les Femmes, leur esprit n’acquèrera jamais ni force, ni modestie.

D’après cela, je m’oppose également à ce qu’on renferme ensemble trop de Femmes dans des pensions ou des couvens. Je ne puis me rappeler sans indignation les jeux mal-honnêtes, les familiarités indécentes que de jeunes personnes se permettent entr’elles, et dont j’ai été témoin dans ma jeunesse, lorsque le hazard leur amenoit en ma personne, un censeur incommode.

Je les ai vues dans leurs conversations au moins aussi indécentes que les hommes dans ces mots à double entente, qui font rire aux éclats toute une table, quand le rouge bord a librement circul ; mais envain essayeroit-on de tenir le cœur pur, si l’on ne meuble sa tête d’idées, et qu’on ne prenne la peine de les comparer, afin de se former un jugement solide, en généralisant les notions simples, et pour se faire une modestie raisonnée, en donnant aux facultés intellectuelles une force capable d’étendre l’excessive sensibilité.

On croira peut-être que j’insiste trop sur la réserve personnelle ; mais elle est toujours la sauve-garde de la modestie ; de sorte que, si j’avois à faire l’énumération des grâces qui doivent orner la beauté, je ne manquerois pas d’ajouter à l’extrême propreté du corps et des vêtemens, la réserve personnelle. On sent bien que celle dont je veux parler ici, n’a rien de secuel, et que je la regarde comme aussi nécessaire aux hommes qu’aux Femmes. Dans le fait, cette réserve et cette propreté que des Femmes indolentes négligent trop souvent, est pourtant si nécessaire, qu’en supposant plusieurs Femmes dans la même maison, je parierois volontiers, qu’abstraction faite de l’amour, les respects des hommes, leurs attentions, leurs égards habituels seront pour la Femme qui aura le plus ces deux qualités.

Quand des parens ou des amis qui vivent ensemble se rencontrent le matin, on voit naturellement s’établir dans leurs politesses un sérieux qui n’exclut pas l’affection, et ce sérieux s’explique par les idées dont chacun est occupé, en songeant aux devoirs qu’il doit remplir le long du jour. Peut-être trouvera-t-on cette manière de voir bizarre ? mais j’assure que c’est un sentiment spontané, qui s’est souvent élevé dans mon ame. J’ai souvent aussi joui du plaisir, après avoir respiré la douce fraîcheur du matin, d’en retrouver une semblable sur les traits de personnes, pour qui j’avois une affection particulière ; j’étois charmés de les voir fortifiées comme elles l’étoient pour tout le jour, et prêtes à fournir leur carrière avec le soleil ; les marques d’affection qu’on se donne le matin, par ce moyen, plus respectueuses que la tendresse familière qui prolonge fréquemment la conversation du soir. Je dirai plus, j’ai souvent été choquée, pour ne pas dire davantage, de revoir le matin une amie que j’avois quittée la veille au soir complettement habillée, avec ses vêtemens entassés et frippés, parce qu’elle avoit voulu rester au lit jusqu’au dernier moment.

Il n’y a pourtant que ces attentions trop souvent négligées qui puissent entretenir l’affection domestique ; pour peu que les hommes et les Femmes entendissent bien leurs intérêts, ils mettroient la moitié du tems qu’ils perdent à orner ou plutôt à défigurer leur personne, à se tenir habituellement dans un état de propreté. Ce seroit faire beaucoup pour acquérir la pureté de l’ame ; mais les Femmes ne se parent que pour plaire aux conteur de fleurettes, et non aux véritables amans ; car l’homme qui sait réellement aimer, préfère toujours l’habillement simple qui marque mieux la taille. Il y a dans la parure un manque de convenance qui repousse l’affection, et cela est naturel ; car l’amour aime à se reposer sur des idées de sociétés intérieures et d’intimité qui excluent l’apprêt.

Comme sexe, les Femmes sont habituellement indolentes, et tout semble tendre à les rendre telles. Je n’oublie pourtant pas les élans d’activité que la sensibilité produit ; mais comme ils ne font qu’accroître le mal, je ne crois pas qu’il faille les confondre avec la marche ferme et imposante de la raison. Leur indolence mentale et corporelle, que jusqu’à ce que leur corps soit fortifié et leur intelligence aggrandie par des efforts actifs, on ne peut guères se promettre que la modestie remplace la mauvaise honte. Peut-être trouvera-t-on prudent d’en prendre l’apparence ; mais qu’on se souvienne que ce beau voile ne doit être porté qu’aux jours de réjouissance.

Il n’est guères de vertu qui se marie plus amicalement avec les autres, que la modestie. C’est le pâle rayon de la lune qui rend plus intéressant tous les traits sur lesquels il porte sa lumière adoucie, et qui, en resserrant l’horison, fixe l’œil sur les objets à sa portée, devenus plus touchans. Il n’est point de fiction poëtique aussi belle que celle qui, couronnant le front de Diane d’un croissant d’argent, en fait la Déesse de la chasteté. J’ai quelquefois pensé que quelque Femme modeste de l’antiquité, se promenant d’un pas tranquille dans un lieu solitaire, doit avoir éprouvé le sentiment de sa dignité, quand, après avoir contemplé le paysage dont l’éclat s’éteignoit à moitié sous le voile transparent d’une belle nuit, et l’invitoit avec un zèle pur et tranquille comme son ame, la chaste Phœbé sa sœur, à tourner et à faire réfléchir ses rayons sur son sein virginal.

Une Femme, éclairée par une religion plus pure, a de plus nobles motifs de continuer d’être chaste et modeste ; car son corps est le temple du Dieu vivant, de ce Dieu qui exige plus qu’une modestie extérieure. Elle sait que l’œil de ce Dieu sonde les cœurs et les reins, et que si elle espère de trouver grâce devant la pureté même, il faut que sa chasteté soit fondée sur une véritable modestie, et non sur la prudence du siècle, parce qu’autrement toute la récompense qu’elle pourroit s’en promettre, se borneroit à une bonne réputation dans ce monde ; elle n’oubliera jamais que ces augustes rapports, cette communication sacrée, établis entre l’homme et son auteur, doivent inspirer le désir d’être pur, comme il est pur lui-même.

Je crois superflu d’ajouter, après les remarques précédentes, que je trouve très-immodestes tous ces airs féminins de maturité, qui remplacent la rougeur pudibonde de la jeunesse, et à qui l’on sacrifie la franchise pour s’assurer le cœur d’un époux, ou plutôt pour le forcer à être toujours amant, quoique la nature, si l’on n’en eût point interrompu les opérations, eût remplacé l’amour par l’amitié. La tendresse qu’un homme ressentira pour la mère de ses enfans, est un excellent remplacement de l’ardeur d’une passion non-satisfaire ; mais il est indélicat, pour ne par dire immodeste, à des Femmes de feindre une froideur de tempérament contre nature, afin de prolonger cette ardeur. Les Femmes comme les hommes doivent avoir leurs appétits communs et les passions de leur nature, et ces appétits n’ont quelque chose de brutal que quand ils ne sont pas réprimés par la raison ; or, les réprimer est le devoir de toute l’espèce et non simplement d’un sexe. On peut à cet égard abandonner la nature à elle-même. La seule précaution préalable est de donner aux Femmes des connoissances, et de leur inspirer de l’humanité ; l’amour ne tardera pas à leur enseigner la modestie[11].

Il n’est pas besoin de cette réserve étudiée, aussi choquante que futile ; car les règles factices de maintien, n’en imposent qu’aux observateurs bornés : un homme de sens perce bientôt le voile, et dédaigne l’affectation qu’il couvre.

Le maintien des jeunes personnes de l’un et l’autre sexe est la dernière chose dont on doive s’occuper dans leur éducation. Dans le fait, on attache aujourd’hui tant d’importance à ce maintien, dans la plupart des circonstances, qu’il est rare de voir à nud l’heureuse et simplicité du caractère ; et pourtant, si les hommes s’attachoient à cultiver chaque vertu, à lui laisser prendre racine dans l’ame, la grace qui en résulteroit, et présenteroit naturellement le signe extérieur de cette vertu, dépouilleroit bientôt l’affectation de ses ridicules pompons ; parce qu’une conduite qui n’a pas la vérité pour. base, est aussi mobile que trompeuse !

Ô ! mes sœurs, voulez-vous réellement posséder la modestie ? Souvenez-vous que la profession de quelque vertu que ce soit est incompatible avec l’ignorance et la vanité. Acquérez cette justesse de tête qu’on doit à l’exercice de ses devoirs, et à l’étude des choses solides ; autrement vous resterez toujours dans la situation précaire et dépendante dont vous vous plaignez. Et l’on ne vous aimera, qu’autant que dureront vos charmes ! l’œil modestement baissé, la rougeur virginale et la pudique réserve, toutes ces qualités ont leur prix dans leur saison, mais la modestie, étant la fille de la raison, ne sauroit long-tems exister avec une sensibilité qui n’est point tempérée par la réflexion. De plus, tant que l’amour, même le plus innocent, sera l’unique occupation de votre vie, vos cœurs se trouveront trop foibles pour assurer à la modestie le paisible azile où elle se plaît à demeurer étroitement unie avec l’humanité.

  1. « Tel est l’effroi d’une jeune villageoise, quand elle se trouve pour la première fois en présence d’un militaire, elle cache d’abord son visage derrière la porte ; bientôt elle regarde l’uniforme, et sur-tout celui qui le porte : La voilà qui se rassure, ses terreurs se dissipent, elle ne retire plus sa main qu’il a saisie, et qu’il couvre de baisers. Familiarisée, elle folâtre avec lui ; elle ne tarde pas à trouver les mêmes charmes à chaque soldat, elle va promener ses attraits d’une tente à l’autre, et répand sa flame dans tout le camp ; car l’habitude a enfin subjugué la crainte et la honte ».
  2. La modestie calme et gracieuse, est le partage de la maturité ; la pudique rougeur, le charme de la jeunesse jouissant de la surabondance de la vie.
  3. J’ai conversé, comme si j’eusse été un homme avec un homme, et même avec des hommes, médecins de profession, sur des sujets anatomiques, et comparé les proportions du corps humain avec des artistes. Cependant j’ai trouvé tant de modestie en eux, que jamais un mot, un regard, ne m’a fait souvenir de mon sexe, ou des règles absurdes qui rendent la modestie le manteau Pharisaïque de la foiblesse. Et je suis bien persuadée, qu’en s’appliquant à une science quelconque, les Femmes ne seroient jamais insultées par les hommes sensibles, et rarement par les autres, si elles ne leur rappelloient l’idée de leur sexe, par une fausse pudeur prompte à s’effaroucher. Dans ces circonstances, elles semblent animées du même esprit que les Portugaises, qui croient, quand elles se trouvent seules avec un homme, qu’il méprise leurs charmes, s’il n’essaye de leur ravir quelque faveur. Les hommes ne sont pas toujours hommes dans la compagnie des Femmes, les Femmes ne se souviendroient pas toujours non plus qu’elles sont Femmes, si l’usage leur permettoit d’acquérir plus de bon sens et de connoissances.
  4. L’amant ou l’amante ; car heureusement le monde compte aussi beaucoup d’hommes modestes.
  5. Le maintien immodeste de beaucoup de Femmes mariées, qui sont pourtant fidèles à leurs époux, doit rendre cette remarque sensible.
  6. Dans son excellent ouvrage sur l’éducation, traduit par M. Noël ; il se trouve chez M. Garnery.
  7. En voltigeant au tour de la lumière, le malheureux papillon brûle ses aîles.
  8. Les enfans voyent de bonne heure les chats, les oiseaux, etc., faire leurs petits. Pourquoi ne leur dit-on pas alors que leurs mères les enfantent et les nourrissent de la même manière ? comme il n’y auroit dans cette explication aucune apparence de mystère, ils n’y songeroient plus. La vérité peut toujours être dite aux enfans, pourvu qu’on la leur dise sérieusement ; c’est l’immodestie d’une modestie affectée, qui fait tout le mal. Cette fumée enflame l’imagination, en tâchant inutilement d’obscurcir certains objets : En effet, pour dérober aux enfans toute connoissance de ces sortes de choses, il faudroit que nous n’y fissions jamais aucune allusion ; mais cette discrétion étant impossible, il vaut mieux leur dire la vérité, sur-tout lorsque cette connoissance, ne les intéressant point, ne peut faire aucune impression sur leur imagination.
  9. Par affection, on rempliroit plutôt ces devoirs soi-même, pour les épargner à un ami ; car l’invalidité, produite par la maladie, humilie la nature.
  10. Je me souviens d’avoir trouvé dans un livre, sur l’éducation, une maxime qui m’a fait sourire. « Il est inutile de vous avertir de ne jamais porter votre main sur votre fichu ; c’est une chose qu’une Femme modeste ne doit jamais se permettre. »
  11. Le maintien de beaucoup de nouvelles mariées m’a souvent déplu. Les Femmes semblent jalouses de ne jamais laisser oublier à leurs époux les privilèges qu’elles ont acquis par le mariage, elles ne trouvent de plaisir dans leur société, qu’autant qu’ils continuent à jouer le rôle d’amans. Quand on souffle toujours ainsi le feu de l’amour, sans lui fournir d’alimens, il ne doit pas tarder à s’éteindre ; il faut que son règne despotique passe bientôt.