Démocrite (Regnard)/Acte II

La bibliothèque libre.

ACTE SECOND.

Le Théâtre représente le palais d’Agélas, roi d’Athènes.


Scène I.

ISMÈNE, CLÉANTHIS.
cléanthis.

Si j’avois le secret de deviner la cause
Du chagrin qu’à mes yeux votre visage expose,
De cet ennui soudain qui vous tient sous ses lois,
Nous nous épargnerions deux peines à la fois ;
Moi, de le demander, et vous de me le dire.
Mais, puisque sans parler je ne puis m’en instruire,
Dites-moi, s’il vous plaît, depuis une heure ou deux,
Quel nuage a troublé l’éclat de vos beaux yeux ?
Quel sujet vous oblige à répandre des larmes ?
Le roi plus que jamais est épris de vos charmes ;
Il vous aime ; et, de plus, une suprême loi
L’oblige à vous donner et sa main et sa foi :
Et quand même il romproit une si douce chaîne,
Agénor est un prince assez digne d’Ismène.
Je sais qu’il vous adore, et qu’il n’ose à vos yeux,
Par respect pour le roi, faire éclater ses feux.

ismène.

Je veux bien avouer qu’un manque de couronne
Est l’unique défaut qui soit en sa personne,
Et qu’Agénor auroit tous les vœux de mon cœur,
S’il étoit un peu moins sensible à la grandeur.
Mais enfin un chagrin que je ne puis comprendre,
Ma chère Cléanthis, est venu me surprendre :
Je le chasse, il revient ; et je ne sais pourquoi,
Ce jour plus qu’aucun autre, il cause mon effroi.

cléanthis.

On ne peut vous ôter le sceptre et la couronne ;
Et le rang glorieux que le destin vous donne,
Je vous l’apprends encor, si vous ne le savez,
J’en suis un peu la cause, et vous me le devez.

ismène.

Comment ?

cléanthis.

Comment ? Écoutez-moi. La reine votre mère,
Abandonnant Argos, où mourut votre père,
Par un second hymen épousa le feu roi
Qui régnoit en ces lieux, mais avec cette loi,
Que, si d’aucun enfant il ne devenoit père,
Du trône athénien vous seriez l’héritière,
Et que son successeur deviendroit votre époux.
La reine eut une fille ; et, l’aimant moins que vous,
Elle trouva moyen de changer cette fille,
Et de mettre un enfant, pris d’une autre famille,
De même âge à peu près, mais moribond, malsain,
Et qui mourut aussi, je crois, le lendemain.

Moi, j’allai cependant, sans tarder davantage,
Porter nourrir l’enfant dans un lointain village.
Un pauvre paysan, que l’or sut engager,
De ce fardeau pour moi voulut bien se charger.
Je lui dis que l’enfant de moi tenoit naissance,
Qu’il devoit avec soin élever son enfance :
Je lui cachai toujours son nom et son pays.
Le pâtre crût enfin tout ce que je lui dis.
Quinze ans se sont passés depuis cette aventure.
Votre mère a payé les droits à la nature ;
Et depuis ce long temps aucun mortel, je crois,
N’a pu de cette fille avoir ni vent ni voix.

ismène.

Je sais depuis longtemps ce que tu viens de dire ;
Ta bouche avoit déjà pris soin de m’en instruire ;
Ce souvenir encore augmente ma terreur,
Et vient justifier le trouble de mon cœur.
N’as-tu point remarqué qu’au retour de la chasse,
Le roi, rêveur, distrait, a paru tout de glace ?
Ses regards inquiets m’ont dit son embarras :
II sembloit m’éviter et détourner ses pas.
Ah, Cléanthis ! Je crains que quelque amour nouvelle
Ne lui fasse…

cléanthis.

Ne lui fasse…Ah ! Voilà l’ordinaire querelle.
C’est une étrange chose ! Il faut que les amants
Soient toujours de leurs maux
les premiers instruments.
Qu’un homme par hasard ait détourné la vue
Sur quelque objet nouveau qui passe dans la rue ;

Qu’il ait paru rêveur, enjoué, gai, chagrin ;
Qu’il n’ait pas ri, pleuré, parlé, que sais-je enfin ?
Voilà la jalousie aussitôt en campagne.
D’une mouche on lui fait une grosse montagne :
C’est un traître, un ingrat ; c’est un monstre odieux,
Et digne du courroux de la terre et des cieux.
Il faut aller plus doux dans le siècle où nous sommes.
On doit, parfois,
passer quelque fredaine aux hommes.
Fermer souvent les yeux ; bien entendu, pourtant,
Que tout cela se fait à la charge d’autant.

ismène.

Pour un cœur délicat, qu’un tendre amour engage,
Un calme si tranquille est d’un pénible usage.
Toujours quelque soupçon renaît pour l’alarmer.
Ah ! Que tu connois mal ce que c’est que d’aimer !

cléanthis.

Oui ! Je me suis d’aimer parfois licenciée ;
J’ai fait pis ; dans Argos je me suis mariée.[1]

ismène.

Toi, mariée !

cléanthis.

Toi, mariée ! Oui, moi ; mais à mon grand regret.
Autant que je le puis, je tiens le cas secret.
Avant que les destins, touchés de ma misère,
Eussent fixé mon sort auprès de votre mère,

J’avois fait ce beau coup ; mais, à vous dire vrai,
Ce mariage-là n’étoit qu’un coup d’essai.
J’avois pris un mari brutal, jaloux, bizarre,
Gueux, joueur, débauché, capricieux, avare,
Comme ils sont presque tous : je l’ai tant tourmenté,
Excédé, maltraité, rebuté, molesté,
Qu’enfin il m’a privé de sa vue importune[2] ;
Le diable l’a mené chercher ailleurs fortune.

ismène.

Est-il mort ?

cléanthis.

Est-il mort ? Autant vaut. Depuis vingt ans et plus
Qu’il a pris son parti, nous ne nous sommes vus ;
Et quand même en ces lieux il viendroit à paroître,
Nous nous verrions, je crois,
tous deux sans nous connoître.
J’ai bien changé d’état ; et lorsqu’il s’en alla,
Je n’étois qu’un enfant haute comme cela.

ismène.

Ta belle humeur pourroit me sembler agréable,
Si de quelque plaisir mon cœur étoit capable.

cléanthis.

Pour chasser le chagrin, madame, où je vous vois,
Consentez, je vous prie, à venir avec moi,
Pour voir un animal qu’en ces lieux on amène,

Et que le prince a pris dans la forêt prochaine.
Il tient, à ce qu’on dit, et de l’homme et de l’ours ;
Il parle quelquefois, et rit presque toujours.
On appelle cela, je pense… un Démocrite.

ismène.

Tu rends assurément peu d’honneur au mérite.
L’animal dont tu fais un portrait non commun
Est un grand philosophe.

cléanthis.

Est un grand philosophe.Eh ! N’est-ce pas tout un ?

ismène.

Tu peux aller le voir ; mais pour moi, je te prie,
Laisse-moi quelque temps tout à ma rêverie ;
J’en fais mon seul plaisir. Tout ce que tu m’as dit,
Et mes jaloux soupçons, m’occupent trop l’esprit.

cléanthis.

Quelqu’un s’avance ici. Je m’en vais vous conduire,
Et reviendrai pour voir cet homme qu’on admire.


Scène II.

STRABON, seul, en habit de cour.

Quand on a de l’esprit, ma foi, vive la cour !
C’est là qu’il faut venir se montrer au grand jour ;
Et c’est mon centre, à moi. Bon vin, bonne cuisine ;
J’ai calmé les fureurs d’une guerre intestine.
J’ai, d’abord, pris ma part de deux repas exquis ;
Et me voilà déjà vêtu comme un marquis.
Cela me sied bien. Mais quelqu’un ici s’avance…


Scène III.

THALER, en habit de cour par dessus son habit de paysan ; STRABON.
strabon.

C’est Thaler. Justes dieux ! Quelle magnificence !

thaler, Vers la porte d’où il sort,
à des domestiques qui éclatent de rire.

Oh ! Dame, voyez-vous, tout franc, je n’aime pas
Qu’on se rie à mon nez, et qu’on suive mes pas ;
Si quelqu’un vient encor se gausser davantage,
Je lui sangle d’abord mon poing par le visage.

strabon.

D’où te vient, mon enfant, l’humeur où te voilà ?

thaler, à Strabon.

Morgué ! Je ne sais pas quelle graine c’est là.
Ils sont un régiment de diverses figures ;
Jaune, gris, vert, enfin de toutes les peintures,
Qui sont tous après moi comme des possédés.

(Allant vers la porte.)

Palsangué, le premier…

strabon.

Palsangué, le premier…C’est qu’ils sont enchantés
De voir un gentilhomme avec si bonne mine,
Un port si gracieux, une taille si fine.

thaler, revenant à Strabon.

Me voilà.

strabon.

Me voilà.Je te vois.

thaler.

Me voilà. Je te vois.Je n’ai pas méchant air,
N’est-ce pas ?

strabon.

N’est-ce pas ? Je me donne au grand diable d’enfer
Si seigneur à la cour, dans ses airs de conquête,
Est mieux paré que toi des pieds jusqu’à la tête.

thaler.

Je suis, sans vanité, bien tourné quand je veux,
Et j’ai, quand il me plaît, tout autant d’esprit qu’eux,
Qui fait le bel oiseau ? C’est, dit-on, le plumage.
Notre fille est, de même, en fort bon équipage.
Allons, faut dire vrai, je suis content du roi ;
Morguenne, il en agit rondement avec moi.
Ils m’ont bien fait dîner : c’est un plaisir extrême
D’avoir grand appétit, et l’estomac de même,
Lorsque l’on peut tous deux les contenter, s’entend.
J’ai mangé comme quatre, et j’ai trinqué d’autant.

strabon.

Tu te trouves donc bien en cette hôtellerie ?

thaler.

J’y serois volontiers tout le temps de ma vie.
L’état où je me vois me fait émerveiller :
M’est avis que je rêve, et crains de m’éveiller.

strabon.

Malgré tes beaux habits, ton air gauche et sauvage
Tient encore, à mes yeux, quelque peu du village.

Plante-toi sur tes pieds ; te voilà comme un sot.
L’on auroit plus d’honneur d’habiller un fagot.
Des airs développés ; allons, fais-toi de fête.
Remue un peu les bras ; balance-toi la tête.
De la vivacité. Danse. Prends du tabac.
Ne tends pas tant le dos. Renfonce l’estomac.

(Il lui donne un coup dans le dos, et un autre dans l’estomac.)
thaler.

Oh ! Morgué, bellement ; comme vous êtes rude !
J’ai l’estomac démis.

strabon.

J’ai l’estomac démis.Ce n’est là qu’un prélude.

thaler.

Achevez donc tout seul.

strabon.

Achevez donc tout seul.Paix, Démocrite vient :
Prends d’un jeune seigneur la taille et le maintien.

thaler.

Non, morgué, je m’en vais : aussi bien je pétille,
Mis comme me voilà, d’aller voir notre fille.


Scène IV.

DÉMOCRITE, suivi d’un intendant, d’un maître d’hôtel
et de quatre grands laquais ; STRABON.
démocrite.

En ces lieux, comme ailleurs, je vois de toutes parts
Mille plaisants objets attirer mes regards.
Les grands et les petits, la cour comme la ville,

Pour rire à mon plaisir tout m’offre un champ fertile ;
Et me voyant aussi dans un riche palais,
Entouré d’officiers, escorté de valets,
Transporté tout d’un coup de mon séjour paisible,
Je me trouve moi-même un sujet fort risible.
Vous qui suivez mes pas, que voulez-vous de moi ?

l’intendant, à Démocrite.

Je suis auprès de vous par l’ordre exprès du roi,
Il prétend, s’il vous plaît, m’accorder cette grâce,
Que de votre intendant je prenne ici la place ;
Et je viens vous offrir mes soins et mon savoir.

démocrite.

Mais je n’ai nulle affaire, et n’en veux point avoir.

l’intendant.

C’est aussi pour cela qu’officier nécessaire,
Réglant votre maison, j’aurai soin de tout faire.
J’afferme, je reçois, je dispose des fonds,
Des valets…

démocrite.

Des valets…Ah ! Tant mieux.
Puisque dans les maisons
Vous avez sur les gens un pouvoir despotique,
De grâce, réformez tout ce vain domestique.
Je ne saurois souffrir toujours à mes côtés
Ces quatre grands messieurs droit
sur leurs pieds plantés.

l’intendant.

Il est de la grandeur d’avoir un gros cortège.

démocrite.

Quoi ! Si je veux tousser, cracher, moucher,
que sais-je ?
Et le jour, et la nuit, faudra-t-il que quelqu’un

Tienne de tous mes faits un registre importun ?

l’intendant.

Des gens de qualité c’est l’ordinaire usage.

démocrite.

Cet usage, à mon gré, n’est ni prudent ni sage.
Les hommes, qui souvent font tout mal à propos,
Et qui devroient cacher leur foible et leurs défauts,
Sont toujours les premiers à montrer leurs bêtises.
Pour faire à tout moment, et dire des sottises,
À quoi bon, s’il vous plaît, payer tant de témoins ?
Messieurs, laissez-moi seul, et trêve de vos soins.

(Au Maître d’hôtel.)

Et vous, que vous plaît-il ?

le maître d’hôtel, à Démocrite.

Et vous, que vous plaît-il ?Le prince à vous m’envoie,
Et pour maître d’hôtel il veut que je m’emploie.

strabon, à part.

Bon ! Voici le meilleur.

démocrite.

Bon ! Voici le meilleur.C’est, entre vous et moi,
Auprès d’un philosophe un fort chétif emploi.

le maître d’hôtel.

J’espère avec honneur remplir mon ministère,
Et vous n’aurez, je crois, nul reproche à me faire.

démocrite.

J’en suis persuadé de reste.

l’intendant, à Démocrite.

J’en suis persuadé de reste.Ce n’est point
Parce que l’amitié l’un à l’autre nous joint ;

Mais je réponds de lui ; c’est un très honnête homme,
Fidèle, incorruptible, équitable, économe.

(Bas, à Démocrite.)

Ne vous y fiez pas, je vous en avertis.

le maître d’hôtel, à l’intendant.

Quand je ne serois pas au rang de vos amis,
Je publierois partout que l’on ne trouve guères
D’homme plus entendu que vous dans les affaires,
Plus désintéressé, plus actif, plus adroit.

(Bas, à Démocrite.)

Prenez-y garde au moins, car il ne va pas droit.

l’intendant, au maître d’hôtel.

Monsieur, en vérité, vous êtes trop honnête.
On sait votre bon goût pour conduire une fête ;
Nul n’entend mieux que vous à donner un repas,
En aussi peu de temps, sans bruit, sans embarras.

(Bas, à Démocrite.)

C’est un homme qui n’a l’âme, ni la main nette,
Et qui gagne moitié sur tout ce qu’il achète.

le maître d’hôtel, à l’intendant.

Tout le monde connoît votre esprit éclairé
À gagner le procès le plus désespéré,
À nettoyer un bien, à liquider des dettes
Que dans une maison un long désordre a faites.

(Bas, à Démocrite.)

C’est un homme sans foi, qui prend de toute main,
Et ne fait pas un bail qu’il n’ait un pot-de-vin.

démocrite.

Messieurs, je suis ravi qu’en vous rendant service,

Tous deux, en même temps,
vous vous rendiez justice.
Allez, continuez, aimez-vous bien toujours,
Et servez-vous ainsi le reste de vos jours :
Cette rare amitié, cette candeur sublime
Me fait naître pour vous encore plus d’estime.
Adieu.


Scène V.

DÉMOCRITE, STRABON.
démocrite.

Adieu.Tu ne ris pas de ces deux bons amis ?
Tu peux juger, Strabon, des grands par les petits.
De ces lâches flatteurs qui hautement vous louent,
Et dans l’occasion tout bas se désavouent ;
De ces menteurs outrés, ces caractères bas,
Qui disent tout le bien et le mal qui n’est pas ;
Des faux amis du temps reconnois les manières :
Peut-être ces deux-là sont-ils des plus sincères.
Mais changeons de propos. Que dis-tu de la cour ?

strabon.

Toutes sortes de biens. Et vous, à votre tour,
Parlez à cœur ouvert, qu’en dites-vous vous-même ?

démocrite.

Tu t’imagines bien que ma joie est extrême
D’y voir certaines gens tout fiers de leur maintien,
Qui ne déparlent pas, et qui ne disent rien ;
D’y rencontrer partout des visages d’attente,

Qui n’ont que l’espérance et les désirs pour rente ;
D’autres dont les dehors affectés et pieux
S’efforcent de duper les hommes et les dieux ;
Des complaisants en charge, et payés pour sourire
Aux sottises qu’un autre est toujours prêt à dire ;
Celui-ci qui, bouffi du rang de son aïeul,
Se respecte soi-même, et s’admire tout seul.
Je te laisse à juger si, de tant de matière[3],
J’ai, pour rire à plaisir, une vaste carrière.

strabon.

Je m’en rapporte à vous.

démocrite.

Je m’en rapporte à vous.Dans ce nouveau pays,
Dis-moi, que dit, que fait, que pense Criséis ?

strabon.

Si l’on en peut juger à l’air de son visage,
Elle se plaît ici bien mieux qu’en son village.
Elle a pris, comme moi, d’abord les airs de cour ;
Elle veut déjà plaire et donner de l’amour.

démocrite.

Que dis-tu ?

strabon.

Que dis-tu ? Vous savez qu’en princesse on la traite.
Je la voyois tantôt devant une toilette,
D’une mouche assassine irriter ses attraits.

Elle donne déjà le bon tour aux crochets.
Elle montre, avec art, quoique novice encore,
Une gorge timide et qui voudroit éclore.
Agélas l’observoit d’un œil plein de désirs.

démocrite.

Agélas ?

strabon.

Agélas ? Oui. Parfois il poussoit des soupirs ;
Et je suis fort trompé, si le roi, pour la belle,
Ne ressent de l’amour quelque vive étincelle.

démocrite.

Juste ciel ! Quoi ! Déjà ?…

strabon.

Juste ciel ! Quoi ! Déjà ?…L’on va vite en ces lieux,
Et l’air de ce pays est fort contagieux.

démocrite.

Et comment Criséis prend-elle cet hommage ?
Semble-t-elle répondre à ce muet langage ?
Montre-t-elle l’entendre ?

strabon.

Montre-t-elle l’entendre ? Oh ! Vraiment, je le crois.
Elle l’entend déjà mieux que vous et que moi.
Elle a de certains yeux, de certaines manières,
Des souris attrayants, des mines meurtrières…
Oh ! Vive la nature !

démocrite.

Oh ! Vive la nature ! En savoir déjà tant !

strabon.

Si le prince l’aimoit, le cas seroit plaisant.

démocrite.

Oui.

strabon.

Oui.Que diriez-vous, qu’un roi cherchant à plaire,
Comme un aventurier donnât dans la bergère ?

démocrite.

J’en rirois tout à fait.

strabon.

J’en rirois tout à fait.Que nous serions heureux !
Notre fortune ici seroit faite à tous deux.
L’amour est, je l’avoue, une belle manie :
Les hommes sont bien fous ! Rions-en, je vous prie :
Je les trouve à présent presque aussi sots que vous.

démocrite, à part.

Il ne me manquoit plus que d’être encor jaloux.
J’étouffe, et je sens là…
certain poids qui m’oppresse.

strabon.

D’où vous vient, s’il vous plaît,
cette sombre tristesse ?
Du bien de Criséis n’êtes-vous pas content ?
Pourquoi cet air chagrin, à vous qui riez tant ?

démocrite.

Ces feux pour Criséis me donnent quelque ombrage.
Son éducation est mon heureux ouvrage ;
Elle est sous ma conduite arrivée en ces lieux,
Et j’en dois prendre soin.

strabon.

Et j’en dois prendre soin.On ne peut faire mieux.

démocrite.

Agélas a grand tort d’employer sa puissance

À vouloir d’un enfant surprendre l’innocence,
Qui doit être en sa cour en toute sûreté.

strabon.

C’est violer les droits de l’hospitalité.

démocrite.

Mais il faut empêcher que cet amour n’augmente ;
Et, pour mieux étouffer cette flamme naissante,
Je vais le conjurer de nous laisser partir.

strabon.

Parlez pour vous ; d’ici je ne veux point sortir ;
Je m’y trouve trop bien.


Scène VI.

STRABON, seul.

Je m’y trouve trop bien.Ma foi, le philosophe
D’un feu long et discret dans son harnois s’échauffe.
Le pauvre diable en a tout autant qu’il en faut,
Et toute sa morale a, parbleu, fait le saut.
Allons sur ses pas…



Scène VII

CLÉANTHIS, STRABON.
strabon.

Allons sur ses pas…Mais quelle est cette égrillarde
Qui d’un œil curieux me tourne et me regarde ?

cléanthis, à part.

Voilà, certes, quelqu’un de ces nouveaux venus ;
Et ces traits-là me sont tout à fait inconnus.

strabon, à part.

Mon port lui paroît noble, et ma mine assez bonne ;
La princesse a, je crois, dessein sur ma personne.
Il ne faut point ici perdre le jugement,
Mais en homme d’esprit tourner un compliment.

(haut.)

Madame, s’il est vrai, selon nos axiomes,
Que tous corps ici-bas sont composés d’atomes,
Chacun doit convenir, en voyant vos attraits,
Que le vôtre est formé d’atomes bien parfaits.
Ces organes subtils, d’où votre esprit transpire,
Avant que vous parliez, font que je vous admire.

cléanthis.

À votre air étranger, on devine aisément…

strabon.

À mon air étranger ! Parlez plus congrûment.
Je suis homme de cour ; et, pour la politesse,
J’en ai, sans me vanter, de la plus fine espèce.

cléanthis.

Un esprit méprisant ne m’a point fait parler ;
Et tous nos courtisans voudroient vous ressembler.

strabon.

Je le crois.

cléanthis.

Je le crois.Je voulois par vous-même m’instruire
Quel sujet, quelle affaire ici la cour vous attire.

strabon.

C’est par l’ordre du roi que j’y viens aujourd’hui ;
Je suis, sans me vanter, assez bien avec lui :
Le plaisir de nous voir quelquefois nous rassemble ;
Et nous devons, je crois, ce soir souper ensemble.

cléanthis.

C’est un honneur qu’il fait à peu de courtisans.

strabon.

D’accord ; mais il sait vivre, et connoît bien ses gens.
Pour convive, je suis d’une assez bonne étoffe,
Suivant de Démocrite, et garçon philosophe.

cléanthis.

On le voit ; votre esprit éclate dans vos yeux.

strabon.

Madame…

cléanthis.

Madame…Tout en vous est noble et gracieux.

strabon.

Madame, à bout portant vous tirez la louange.
Je veux être un maraud, si mes sens, en échange,
Auprès de vos appas ne sont tout stupéfaits.

cléanthis.

Peu de cœurs devant vous ont conservé leur paix.

strabon.

Ah, madame ! Il est vrai qu’on est fait d’un modèle
À ne pas attaquer vainement une belle.
On sait de son esprit se servir à propos ;
Se plaindre, se brouiller, écrire quatre mots,
Revenir, s’apaiser, se remettre en colère ;

Faire bien le jaloux, et vouloir se défaire ;
Commander à ses pleurs de sortir au besoin ;
Être un jour sans manger, bouder seul en un coin ;
Redoubler quelquefois de tendresses nouvelles.
Lorsque l’on sait jouer ce rôle auprès des belles,
On est bien malheureux et bien disgracié,
Quand on manque, à la fin, d’en tirer aile ou pied.

cléanthis.

La nature, en naissant, vous fit l’âme sensible.

strabon.

Le soufre préparé n’est pas plus combustible.

cléanthis.

Ainsi donc votre cœur s’est souvent enflammé ?
Vous aimiez autrefois ?

strabon.

Vous aimiez autrefois ? Non, mais j’étois aimé.
Je me suis signalé par plus d’une victoire.
Mais si de vous aimer vous m’accordiez la gloire,
Vous verriez tout mon cœur, par des soins éternels,
Faire fumer l’encens au pied de vos autels.

cléanthis.

Mon bonheur seroit pur, et ma gloire trop grande,
De recevoir ici vos vœux et votre offrande ;
Mais certaine raison, qui murmure en mon cœur,
M’empêche de répondre à toute votre ardeur.

strabon.

À mes désirs aussi j’en ai quelqu’un contraire[4]

Mais où parle l’amour, la raison doit se taire.

cléanthis, à part.

Si mon traître d’époux par bonheur étoit mort…

strabon, à part.

Si ma méchante femme avoit fini son sort…

cléanthis, à part.

Que je me serois fait un bonheur de lui plaire !

strabon, à part.

Que nous aurions bientôt terminé notre affaire !

cléanthis, à Strabon.

Votre abord est si tendre et si persuasif…

strabon, à Cléanthis.

Vous avez un aspect[5] tellement attractif…

cléanthis.

Que d’un charme puissant on se sent ravir l’âme.

strabon.

Qu’en vous voyant paroître, aussitôt on se pâme.

cléanthis.

Je sens que ma vertu combat mal avec vous ;
Il faut nous séparer.

Il faut nous séparer.------(à part.)

Il faut nous séparer.Ah, ciel ! Si mon époux
Avait été formé sur un pareil modèle,
Qu’il m’eût donné d’amour !

strabon.

Qu’il m’eût donné d’amAdieu, charmante belle :
Auprès de vos appas je défends mal mon cœur.

(à part.)

Ah, ciel ! Si j’avois eu femme de cette humeur,
Quelles félicités ! Et qu’en sa compagnie
J’aurois avec plaisir passé toute ma vie !


Scène VIII.

STRABON, seul.

Cela ne va pas mal. J’arrive dans la cour,
Une belle me voit, je suis requis d’amour.
Courage, mon garçon ; continue ; encore une,
Et te voilà passé maître en bonne fortune.


FIN DU SECOND ACTE.

  1. Ce vers est conforme à l’édition originale, à celle de 1728, et à celle de 1750. Dans les éditions modernes, on lit :
    J’ai fais pis ; je me suis dans Argos mariée.
  2. Ce vers est conforme à l’édition originale, à celle de 1728, et à celle de 1750. Comme, suivant la construction du vers, on ne pouvoit pas mettre au féminin le participe privé, dans les éditions modernes, on s’est permis ce changement :
    Qu’il m’a privée enfin de sa vue importune.
  3. Ce vers est conforme à l’édition originale et à celle de 1728. Dans les autres éditions, on lit :
    Je te laisse à juger si, sur cette matière,
  4. Ce vers est conforme à l’édition originale, à celle de 1728, et à celle de 1750 ; et il paroît que c’est ainsi que l’auteur l’a fait. Comme on a vu un solécisme dans ce vers, le pronom quelqu’un devant se rapporter à raison, on a refait ainsi ce vers :
    J’en ai quelqu’une aussi qui me seroit contraire.
    Changement pour changement, on auroit pu préférer celui-ci :
    À mes désirs aussi j’en ai quelque contraire.
  5. Dans l’édition originale, au lieu de ce mot, aspect, on lit, abord, mot qui est déjà dans le vers précédent. Est-ce une correction de l’auteur ou des éditeurs ?