Dévadatta, Scènes et Récit de la vie hindoue
Il y a déjà quelques années, au printemps, une épidémie meurtrière ravagea plusieurs provinces de la presqu’île indienne. Dans le Tandjore surtout, la mortalité fut si grande que les vivans ne suffisaient plus à rendre les derniers devoirs aux morts. Les pagodes ne retentissaient plus du bruit des instrumens qui accompagnent les sacrifices; la conque marine ne résonnait plus sous les voûtes des temples. Les brahmanes, fatigués d’implorer en vain la miséricorde de leurs dieux, renonçaient à déposer aux pieds des idoles les offrandes accoutumées. A la confiance la plus aveugle dans l’effet des incantations et des prières magiques succédait le plus profond découragement; on ne voyait plus les femmes et les jeunes filles prendre leurs ébats dans les eaux des étangs consacrés; sur les marches qui entourent ces piscines révérées, gisaient quelques moribonds abandonnés de leurs proches. Durant le jour, les malades tremblant la fièvre se traînaient hors de leurs demeures pour exhaler leur dernier soupir à la clarté de ce soleil ardent qui semble l’image de la vie; pendant les heures de la nuit, au milieu des ténèbres rendues transparentes par l’éclat des astres, les bêtes fauves se répandaient dans les campagnes, où tout mouvement avait cessé, et poussaient des hurlemens de joie; elles rôdaient autour des bûchers à demi éteints sur lesquels brûlaient lentement des cadavres entassés. Cependant le ciel était d’une sérénité parfaite, les oiseaux aux vives couleurs brillaient comme des fleurs animées sous l’épais feuillage. Au flanc des montagnes, les forêts arrondissaient en dômes azurés leurs robustes troncs gonflés d’une sève surabondante, et les ruisseaux, roulant en cascades au fond des ravins sous des berceaux de flancs, portaient gaiement aux fleuves de la plaine le tribut de leurs ondes bienfaisantes. Tout paraissait allègre et florissant dans la nature; l’homme seul mourait sous l’influence mystérieuse d’un poison subtil.
Ce qui mettait le comble à l’exaspération de ces Hindous si cruellement éprouvés, c’était de voir que le fléau qui les décimait ne sévissait point avec la même intensité parmi les villages chrétiens disséminés dans le Tandjore. Cette différence tenait sans doute à la manière de vivre plus sage et mieux réglée des indigènes convertis au christianisme. Ceux-ci usaient d’une nourriture plus substantielle; résignés et confians dans la Providence, ils éloignaient de leurs esprits la crainte et le découragement en se livrant à leurs travaux habituels. Les missionnaires qui dirigeaient ces petites chrétientés allaient et venaient d’un village à l’autre, visitant les malades, leur administrant quelques remèdes, les empêchant surtout de prendre les drogues inefficaces et même dangereuses que les empiriques du pays font boire aux patiens, quel que soit le mal dont ils souffrent. Il y avait donc parmi les chrétiens moins de victimes que parmi les idolâtres, et ces derniers nourrissaient contre les sectateurs de la foi nouvelle des sentimens de haine et de vengeance. Aussi un missionnaire européen, le père Joseph, qui habitait la province depuis longues années, ayant voulu traverser un village païen dans ces tristes circonstances, la population valide s’ameuta sur son passage. Le prêtre voyageait seul, monté sur un de ces petits chevaux de l’Inde, aux allures douces et rapides, que l’on nomme tattou. Dès qu’il parut devant les premières maisons, un vieux brahmane qui avait le front et la poitrine frottés de cendre, selon la coutume des sectateurs de Civa, lui barra le chemin avec colère.
— Que viens-tu faire ici, envoyé de l’enfer, lui dit-il, toi dont la présence sur le sol sacré de l’Inde a provoqué la vengeance de nos dieux ?
— Arrière, arrière ! crièrent à leur tour quelques gens de basse caste accroupis devant leurs boutiques fermées, viens-tu ici pour te réjouir du spectacle de nos maux?
— Je viendrais plutôt pour les soulager, si vous consentiez à m’écouter, répondit le père Joseph ; vous ne savez pas vous traiter, et vos remèdes font autant de victimes que la maladie...
— Vous voyez bien qu’il veut nous faire périr tous avec ses drogues empoisonnées, interrompit une femme âgée qui essayait de se soulever sur son bras débile; maudit soit l’impie, l’ennemi de nos dieux! Va, et qu’à ta dernière heure la goutte d’eau que tu demanderas pour étancher ta soif te soit refusée !... En achevant ces paroles de malédiction, elle gratta la terre avec ses mains crispées, et essaya de lancer une pincée de poussière à la face du prêtre étranger. À cette formule d’imprécations succéda une clameur générale; des pierres furent jetées au père Joseph, qui se retira lentement, sachant bien que les Hindous aiment à crier, à maudire, à gesticuler, mais en viennent rarement à des voies de fait. Bientôt les cris cessèrent, et cette population un instant surexcitée par la colère retomba dans un morne abattement. Quant au missionnaire, il poursuivit sa route en faisant le tour du village inhospitalier qui lui avait refusé le passage. Il était midi, la chaleur devenait accablante. Les palmiers sauvages qui se dressaient par bouquets sur le sol sablonneux ne répandaient au-dessous d’eux qu’une ombre étroite : c’étaient comme autant de parasols suspendus à de trop grandes hauteurs pour abriter la tête du passant. Le tattou et son cavalier commençaient à souffrir également de la faim et de la soif; aussi, lorsque se présenta, au tournant de la route, un petit ruisseau bordé sur ses deux rives d’une végétation plus abondante, le cheval s’arrêta, et le père Joseph mit pied à terre.
Le lieu était bien choisi pour faire halte; ce petit coin de terre couvert d’ombre et rafraîchi par une eau courante semblait une oasis au milieu d’un pays brûlé par les feux d’un soleil impitoyable. Tandis que le cheval, débarrassé de la bride, broutait quelques touffes d’herbes, le père Joseph tira de son sac un pain blanc, des bananes, avec deux ou trois de ces oranges monstrueuses, grosses comme des melons, que les créoles ont nommées des pamplemousses. Dans ces pays où l’homme respecte la vie des animaux même les plus nuisibles, les oiseaux se montrent familiers jusqu’à l’impertinence. Des corneilles au des luisant, à l’œil avisé, descendaient des arbres voisins pour venir becqueter les miettes qui tombaient de la main du voyageur. Le coucou noir courait sur les branches, battant de l’aile, faisant la roue avec sa longue queue, et répétant sans cesse son cri assourdissant. Quelques vautours fatigués se tenaient stupidement perchés sur des arbres morts, le bec ouvert, la paupière abaissée, tandis que d’autres, flairant au loin une proie invisible, traçaient sur l’azur d’un ciel profond de grands cercles, et montaient si haut que l’œil ne pouvait plus les distinguer. Çà et là éclatait sous l’épais feuillage un bruit sec accompagné de sourds glapissemens; c’étaient de petits singes au pelage fauve qui brisaient sous leurs dents les noyaux des fruits sauvages, et se poursuivaient en exécutant mille gambades. A coup sûr, ce spectacle n’avait rien de nouveau pour le missionnaire, qui parcourait depuis longtemps ces régions tropicales, dont la vieille civilisation des Aryens n’a point changé l’aspect primitif; cependant il le contemplait avec un certain plaisir ; tout homme aime à voir s’approcher de lui sans crainte et librement les créatures que la Providence a établies sur cette terre, qui est son domaine. Oubliant donc les menaces que les habitans du village avaient proférées contre lui, habitué d’ailleurs aux périls comme aux rudes labeurs de sa profession, le père Joseph savourait en paix son frugal repas. Il y a dans la vie militante du missionnaire qui va porter aux païens la bonne nouvelle des heures pleines de calme et de douceur : ce sont les instans où, livré à lui-même et voyageur sur une terre étrangère, il se sent parfaitement dispos de cœur et d’esprit au milieu de sa pauvreté et de son isolement.
Après s’être rafraîchi les pieds et les mains dans les eaux limpides du ruisseau qui coulait près de lui, le père Joseph remonta sur son cheval et continua sa route. Il avait à traverser d’épais halliers où les rayons du soleil ne versaient qu’une lumière furtive. Aucune brise n’agitait les feuilles de ces buissons gigantesques aux rameaux noirs et tortueux qui se mêlaient en tous sens. Sur le sol rampaient des plantes bizarres aux couleurs foncées, les unes hérissées de longues épines, les autres découpées en fines lanières; celles-ci, gonflées d’une sève vénéneuse, cachaient au fond d’une corolle empourprée leur suc mortel; celles-là, desséchées et à moitié réduites en poudre, exhalaient dans l’air une senteur vivifiante. Le tattou s’avançait avec défiance au milieu du djungle, les oreilles dressées, la tête basse et flairant le sol, il se tenait en garde contre les reptiles cachés sous le feuillage sombre : tout à coup il s’arrêta et hennit. Le père Joseph regarda autour de lui, et, n’apercevant rien qui lui révélât l’apparence d’un péril quelconque, il s’efforça de pousser sa monture en avant; mais la bête sagace demeurait immobile.
— Il y a là quelque chose, se dit le père Joseph, mettons pied à terre et cherchons. — Parlant ainsi, il descendit et fit quelques pas en avant. L’instinct du tattou n’était point en défaut; sous un buisson épais se trouvait gisante une femme encore jeune, que ses vêtemens blancs et sa tête rasée faisaient reconnaître pour une veuve. Elle tenait entre ses bras un enfant d’un à deux ans qui paraissait dormir sur le sein de sa mère. Le père Joseph se pencha vers la pauvre femme et lui prit les mains.
— Qui êtes-vous? dit celle-ci d’une voix faible. Qui êtes-vous donc, vous qui n’avez pas horreur d’une mounda[1]?
— Et vous, reprit le prêtre chrétien sans répondre à sa question, d’où venez-vous? où allez-vous? — Mon mari est mort il y a un mois, repartit la veuve; l’épidémie l’a enlevé à la fleur de l’âge!... Pourquoi m’a-t-il quittée? pourquoi m’a-t-il laissée seule en ce monde, où je suis condamnée à traîner une existence misérable?... Maudits soient les dieux qui me l’ont ravi!... Quand le corps de mon époux a été consumé sur le bûcher, toutes les femmes de ma famille m’ont embrassée en pleurant, puis elles m’ont arraché le cordon auquel était suspendu le bijou que je portais à mon cou... Tout était fini; de femme mariée, objet de respect pour toute ma caste, je tombais au rang méprisable de mounda. Le barbier est venu, il a rasé ma chevelure. Quand j’ai vu tomber ces cheveux si longs et si fins que j’avais portés depuis mon enfance relevés en natte sur le sommet de ma tête, j’ai ressenti une telle douleur que j’ai pris la fuite... J’ai couru, couru comme une folle, droit devant moi, sans m’arrêter, en proie au délire... Mais pourquoi vous raconter ces choses? pourquoi me les demandez-vous?... Je suis presque morte de faim; ma vue est troublée, je sens que je vais mourir...
— Prenez ce morceau de pain, dit le père Joseph; il faut vivre pour votre enfant et pour vous-même...
— Mais qui êtes-vous? demanda de nouveau la veuve en fixant sur son interlocuteur de grands yeux presque éteints. Ah! vous portez la robe noire d’un padre!... Je comprends que vous n’ayez pas eu horreur d’une veuve... Vous enseignez des choses étranges, vous autres; vous êtes pires que des parias, et vous seriez capables de manger de la chair de bœuf... Éloignez-vous de moi; allez, allez, vous dis-je, la veuve d’un brahmane ne peut supporter la souillure de votre haleine...
Pendant que la brahmanie prononçait ces paroles avec une exaltation fiévreuse, le padre avait présenté à l’enfant le morceau de pain que sa mère refusait d’accepter. Celui-ci le mangea avidement et but à longs traits l’eau fraîche que le missionnaire était allé puiser au ruisseau voisin. La vie semblait renaître dans cette frêle créature qu’un jeûne prolongé avait mise à deux doigts de la mort. L’enfant regardait en souriant le prêtre étranger et lui tendait ses petites mains. Le père Joseph cherchait un moyen de sauver la malheureuse veuve, qui s’obstinait à périr de faim au fond de ce hallier.
— Voyons, lui dit-il après un moment de réflexion, laissez-moi vous placer sur mon cheval, et je vous conduirai dans le plus prochain village...
— Non, répondit la veuve, non, laissez-moi mourir...
— Et votre enfant, reprit le padre, voulez-vous qu’il expire près de vous dans ce djungle pour y être dévoré par les chacals? — Mon enfant, répliqua la veuve en fermant les yeux, mon enfant!... Je ne puis plus le porter, je n’ai rien à lui donner... Pourquoi son père est-il parti pour l’autre monde malgré mes larmes et mes prières?... Ils ont rasé ma chevelure, ils ont fait de moi une mounda !.. Allez, allez-vous-en!
— Votre enfant, répéta le padre, votre enfant, que va-t-il devenir?...
La veuve ne répondit rien; une fièvre ardente l’avait saisie, et tous ses membres étaient agités d’un tremblement convulsif. Elle balbutiait des paroles inarticulées, mêlées d’imprécations contre les divinités qui lui avaient enlevé son époux. Dans son délire, elle croyait être encore en face du corps de son mari, exprimant sa douleur devant la famille assemblée, et prononçant avec les accens d’une éloquence passionnée les discours incohérens, pleins d’apostrophes véhémentes et de violentes images, qui avaient servi d’oraison funèbre au défunt.
— Au moins sauvons l’enfant, — pensa le père Joseph, et, saisissant le petit Hindou entre ses bras, il repartit au grand trot. Avant la nuit, il avait atteint le village de Tirivelly, lieu de sa résidence. Son premier soin fut de dépêcher quelques femmes auprès de la veuve pour lui porter secours; mais celles-ci revinrent en disant qu’elles n’avaient rien trouvé. Il retourna lui-même le lendemain matin à l’endroit où il avait laissé la pauvre femme agonisante, et ne fut pas plus heureux dans ses recherches. Avait-elle été rencontrée par quelques Hindous de sa caste qui s’étaient intéressés à sa misère? Avait-elle repris sa course dans un accès de délire pour aller tomber à quelques lieues plus loin? Il ne put recueillir aucun indice de nature à lui faire connaître ce qu’était devenue la veuve. Selon toute probabilité, elle avait dû périr, et l’enfant orphelin restait à la charge de celui qui venait de le sauver.
— Eh bien! dit le père Joseph, ce petit brahmane fera un chrétien de plus... — Il le confia à une femme d’un âge respectable, nommée Monique, et qui jouissait d’une grande considération parmi les néophytes. Elle était chargée d’apprendre le catéchisme aux enfans et de surveiller les jeunes filles en l’absence de leurs parens. L’orphelin portait, en sa qualité de fils de brahmane, le cordon d’investiture, formé de trois brins d’une herbe appelée kouça, signe distinctif des castes régénérées, dont l’enfant doit être revêtu six mois après sa naissance. Ce cordon lui fut enlevé, et la pauvre créature que la Providence avait jetée dans les bras du missionnaire reçut au baptême le nom de Déodat.
Entouré des plus tendres soins par la vieille Monique, Déodat grandit sous l’œil du père Joseph. On lui apprit à lire et à écrire les caractères tamouls, qui étaient ceux de sa race, et aussi les caractères romains. A douze ans, il parlait bien sa langue naturelle, s’exprimait assez correctement en français, et savait assez de latin pour comprendre le sens des prières qu’il récitait par cœur. On eût vainement cherché parmi tous les brahmanes de la presqu’île, et même parmi ceux de Bénarès, un vieillard aussi instruit que cet enfant. Il est vrai que Déodat ne connaissait guère les légendes mythologiques des Pouranas, il ignorait les divers systèmes de philosophie qui ont partagé les savans hindous en écoles rivales; mais il était initié aux vérités qui ont civilisé le monde : il avait sur le bien et le mal, sur la morale et sur la vertu, des notions certaines. Dans les humbles familles au milieu desquelles il vivait régnaient des sentimens de justice et de charité qui contrastaient de la façon la plus complète avec la dégradation des idolâtres. Le jeune brahmane baptisé s’épanouissait donc, heureux et libre, au sein de ce petit monde de frères d’où les préjugés de caste étaient bannis. Parfois cependant il lui revenait à l’esprit qu’il appartenait à la puissante tribu brahmanique, parfois le démon de l’orgueil lui soufflait à l’oreille que tous ces chrétiens, issus de basse extraction, n’étaient que de viles créatures faites pour s’incliner devant lui; mais les habitudes de soumission et d’obéissance le maintenaient dans le devoir. Il occupait d’ailleurs une place à part au milieu des enfans de son âge : le père Joseph, qui lui reconnaissait plus d’aptitude qu’aux autres, s’étudiait à développer son intelligence. Il l’emmenait avec lui dans les voyages que les soins de son ministère l’obligeaient à entreprendre chaque année, et Déodat, avide d’apprendre, s’instruisait dans ce commerce de tous les instans avec un homme doué d’un esprit solide et d’un grand cœur. Quelquefois le maître s’étonnait des progrès que faisait son élève; souvent aussi il s’inquiétait de surprendre en lui des instincts impérieux, des velléités d’indépendance qui trahissaient chez le jeune Hindou une nature inquiète et égoïste. Aussi évitait-il le plus qu’il pouvait de laisser son pupille aborder de trop près ces pagodes célèbres, sanctuaires de l’idolâtrie, où les brahmanes, réunis en grand nombre, passent leur vie dans une fière oisiveté, plus redoutés du reste des mortels que les divinités dont ils desservent les temples.
Mais, comme l’a dit un poète de l’Inde, « ce que le destin a écrit est écrit sur la pierre, et nul ne peut l’effacer. » Une circonstance imprévue vint déjouer toutes les précautions que le père Joseph avait prises pour tenir son pupille à l’abri des influences brahmaniques. Les fatigues d’un ministère pénible, exercé pendant de longues années sous un climat dévorant avaient épuisé ses forces : le missionnaire reçut de ses supérieurs l’ordre d’aller à Pondichéry pour s’y reposer, et il résolut d’emmener Déodat, qui saisit avidement cette occasion de visiter l’une des plus agréables villes de la côte de Coromandel.
— Mon cher fils, dit la vieille Monique au jeune néophyte au moment de le quitter, aie grand soin du padre, car c’est à lui que tu dois la vie.
— Je vous le promets, répondit Déodat.
Tandis qu’elle pressait dans ses bras cet enfant qui avait grandi près d’elle, une jeune fille à peine adolescente, au regard modeste, drapée dans la longue robe blanche que portent les chrétiennes de l’Inde, se tenait immobile sur le seuil de la porte. — Tiens, ajouta Monique, voilà la petite Nanny qui vient te faire ses adieux... Ah! nous serons bien seules pendant ton absence ! Qui donc nous fera la lecture chaque soir à l’ombre des cocotiers?
— Adieu, Nanny, dit Déodat en serrant la main de la jeune fille. Tu prieras pour moi, n’est-ce pas?
La jeune fille répondit par un signe de tête, et se détourna pour cacher ses larmes. Déodat avait toujours été pour elle comme un frère; leur enfance s’était écoulée dans une douce et innocente intimité, jusqu’au jour où, devenus l’un et l’autre plus avancés en âge, il avait paru sage à l’austère Monique de s’interposer entre eux comme une mère attentive.
Il fallut partir, et Déodat, en s’éloignant du village de Tirivelly, se sentit le cœur gros. Lorsque les croix plantées sur les maisons disparurent derrière le feuillage, il lui sembla qu’il laissait dans ce lieu paisible la meilleure partie de lui-même. Pour qui n’a jamais quitté le clocher natal, la moindre absence prend les proportions d’un éternel adieu, surtout quand il s’agit de traverser des pays où les moyens de locomotion sont ceux des temps primitifs. Les deux voyageurs n’avaient qu’un cheval, sur lequel ils montaient tour à tour. Ils allaient donc à petites journées. Déodat, dans toute la vigueur de la jeunesse, — il venait d’entrer dans sa dix-huitième année, — marchait assez vite pour suivre le trot du cheval; mais la pauvre bête ne pouvait courir longtemps sur les routes brûlantes sans faire halte, et quand le père Joseph cédait sa place au néophyte, il fallait que celui-ci maintînt la bête au pas, sous peine de laisser bien loin en arrière le vieillard essoufflé. C’était un spectacle touchant de voir ces deux hommes, l’un brisé par l’âge, l’autre encore adolescent, l’un né en Europe et représentant de la civilisation chrétienne, l’autre fils de l’Asie et appartenant à la vieille race brahmanique, cheminer côte à côte, comme un père avec son fils, et partager fraternellement une poignée de riz à l’ombre d’un buisson. Le soir, ils s’arrêtaient dans les villages et allaient prendre leur gîte de la nuit dans quelque chauderie[2] solitaire. Parfois il s’y rencontrait des voyageurs musulmans, des pèlerins hindous se rendant à quelque pagode célèbre, des marchands attachés à la secte dissidente des djaïnas; chacun se tenait tranquille dans son coin, récitant ses prières et s’acquittant des pratiques de son culte, sans affectation comme sans honte, avec cette parfaite liberté d’action qui s’établit d’ordinaire dans les pays où plusieurs religions ont successivement prévalu.
Cependant la santé du père Joseph, déjà fort ébranlée, s’altérait de plus en plus. Il souffrait de la fièvre; ses jambes ne pouvaient plus le soutenir, et le mouvement du cheval lui devenait insupportable. Parvenu à une vingtaine de lieues de Pondichéry, il dut renoncer à continuer sa route. Il se trouvait alors à Chillambaram, ville renommée dans toute l’Inde pour la magnificence de ses pagodes.
— Déodat, dit-il à son jeune disciple, il m’est impossible de faire un pas de plus; la fatigue m’accable.
— Qu’allons-nous faire, padre? demanda celui-ci. Ordonnez, je suis prêt à obéir...
— Tu vas écrire à Pondichéry pour que l’on m’envoie un palanquin... C’est pourtant un luxe que je me suis toujours interdit.
Déodat écrivit la lettre que lui dicta le vieillard; elle partit le jour même, emportée par un de ces coureurs infatigables qui font le service des dépêches à pied, tantôt au milieu des torrens de pluie que verse la mousson, tantôt sous les rayons d’un soleil assez ardent pour fendre les pierres. Etendu sur une natte dans cette misérable chauderie, le missionnaire y attendit avec résignation la venue du palanquin, qui ne pouvait arriver avant une semaine; mais Déodat trouvait les journées longues. Assis sur ses talons auprès du vieillard malade, il apercevait au-dessus des palmiers les pagodes de Chillambaram, qui découpaient sur l’azur du ciel leurs dômes revêtus de cuivre et leurs portiques gigantesques. Cette vue l’attirait; il avait tant entendu parler de ces temples incomparables, visités chaque année par des milliers de pèlerins ! Un matin donc, étant sorti pour aller acheter quelques provisions au bazar, Déodat se dirigea machinalement et comme malgré lui vers les pagodes. L’aspect de ces sanctuaires consacrés à l’idolâtrie lui inspira d’abord une sorte de terreur. Il en faisait le tour avec inquiétude et jetait un regard furtif par les portes entr’ouvertes. Les statues placées dans les niches, images bizarres, grossières ou menaçantes, avaient l’air de le regarder avec un sourire de pitié et de colère. Il y en avait aussi d’abominables devant lesquelles il baissait les yeux en rougissant. Le néophyte voyait les brahmanes remonter les marches qui entourent les étangs sacrés, traîner sur les dalles de pierre leurs longs pagnes blancs bordés de rouge, et se perdre comme des fantômes sous les sombres colonnades. Ces personnages à la démarche grave et sereine, qui laissaient tout simplement sécher sur eux leurs vêtemens humides, passaient et repassaient comme des sages plongés dans des méditations profondes. L’habitude de la domination qu’ils exercent de père en fils depuis tant de siècles sur les populations ignorantes leur a donné cette apparence de dignité qui tout d’abord inspire le respect. Occupés durant tout le jour du soin de leurs corps, ils se baignent, se frottent de diverses essences, mangent, dorment et se promènent avec une étonnante solennité, parce que ces actes naturels sont pour eux autant de pratiques religieuses.
Un peu revenu de sa première impression de frayeur, Déodat considéra avec une certaine complaisance ces prêtres idolâtres qui affectaient des airs de divinité. Il fit un retour sur lui-même et compara la douce existence de ces hommes privilégiés avec la vie précaire que lui imposait sa qualité de chrétien. Lui, fils de brahmane, il devait renoncer à jouir de la considération si enviée à laquelle sa naissance lui donnait des droits; il n’osait pénétrer dans l’enceinte de ces temples magnifiques où ceux de sa caste vivaient libres et fiers comme des demi-dieux! En versant sur son front l’eau du baptême, le père Joseph ne l’avait-il pas dépouillé de toutes les prérogatives de sa caste? N’était-il pas tombé aussi bas qu’un paria? Des larmes montaient à ses yeux tandis que ces réflexions troublaient son esprit, et il s’assit sur une pierre pour pleurer. A ce moment retentit au milieu de cet amas de pagodes séparées entre elles par des étangs la conque sonore dans laquelle soufflent les prêtres hindous pour appeler la foule aux cérémonies de leur culte; les voûtes des temples se renvoyaient en échos prolongés les vibrations de ce rauque instrument pareilles au mugissement affaibli d’un taureau. Déodat se leva et vit de loin l’idole de Dourgâ, la terrible divinité aux huit bras, se balancer dans un palanquin somptueux que soutenaient douze porteurs. Les bayadères dansaient comme des bacchantes devant la statue; l’air était imprégné de l’odeur pénétrante des parfums qui brûlaient de toutes parts, des gongs et des trompettes de cuivre terminées par des gueules de monstres résonnaient par intervalles comme des clameurs mêlées de sanglots. La splendide clarté du soleil faisait scintiller les paillettes d’or qui constellaient les robes transparentes des danseuses; sur les bras et sur les jambes nues de ces almées à la peau noire étincelaient des bracelets et des anneaux enroulés comme des serpens. En proie à une sorte de délire, ces femmes, consacrées dès leur enfance au service des dieux, rejetaient violemment leurs têtes en arrière, agitaient les boucles suspendues à leurs oreilles, et chantaient avec une grâce nonchalante, entr’ouvrant à demi leurs bouches rougies par le bétel. Il y avait dans le tumulte de cette procession ce qui se trouve au fond de toutes les âmes tourmentées par les passions, une agitation fébrile cachée sous les dehors d’une folle joie.
Déodat était dans l’âge où l’imagination s’exalte facilement; quoique saisi d’une secrète épouvante à la vue de cette idole armée de symboles redoutables, il prêtait l’oreille aux voix des jeunes bacchantes qui représentaient, par la douceur de leurs accens et la vivacité de leurs danses, toutes les séductions de la vie. Élevé dans la foi chrétienne, sous la tutelle austère du père Joseph, il ne connaissait d’autres joies que le calme d’une conscience tranquille et la douce allégresse des fêtes du culte catholique. Cette musique bruyante, cette cérémonie tumultueuse capable de jeter le trouble dans l’âme la plus recueillie, remuaient le cœur du néophyte comme le vent de la tempête secoue les arbustes mal abrités. Il oubliait, plongé dans une muette rêverie, le vieux prêtre malade qui l’avait élevé, les soins maternels dont une femme chrétienne avait entouré son berceau, et la jeune fille qui avait promis de prier pour lui. L’instinct de la race reprenant le dessus, Déodat subissait une crise douloureuse dont il n’avait pas conscience. Il était donc là, irrésolu, entraîné par de vagues pensées et comme flottant dans l’espace illimité, lorsque la foule commença de se disperser. La cérémonie venait de finir; un brahmane qui passa près de lui le regarda d’un œil de dédain et lui dit brusquement :
— Qui es-tu, toi qui ne portes au front ni la marque de Civa, ni celle de Vichnou?
Déodat baissa la tête sans rien répondre.
— Si tu n’es qu’un paria, poursuivit le brahmane d’un ton de colère, comment oses-tu approcher de cette enceinte sacrée?
— Je ne suis pas un paria, répliqua Déodat profondément blessé; le sang qui coule dans mes veines est celui des Aryens...
— En effet, interrompit le brahmane, ta peau est moins noire que celle des gens de basse extraction, et la forme de tes traits indique que tu appartiens aux castes des deux fois nés[3]... Pourquoi ne portes-tu le symbole d’aucune secte?... Je ne vois point non plus sur ton épaule le cordon d’investiture.
Déodat, déconcerté par ces questions, fit un mouvement pour s’éloigner; mais d’autres brahmanes arrivèrent, et il se vit entouré par eux. — Sans aucun doute, dirent-ils tout d’une voix, ce jeune homme a commis quelque mauvaise action qui l’a fait exclure de sa caste... Chassons-le d’ici comme un chien...
— Attendez, reprit celui qui le premier avait interpellé Déodat; je vois une petite croix sous son vêtement : ce pauvre diable est un chrétien!...
— C’est-à-dire un idiot ou un vaurien ! ajoutèrent quelques brahmanes avec un sourire de pitié ; les prêtres du Christ ne recrutent-ils pas leurs adeptes parmi ce qu’il y a de plus misérable?... Parias, vagabonds, gens stupides ou déclassés, tout leur est bon!...
Ces invectives arrachèrent à Déodat des larmes de honte et de colère. Il franchit d’un pas rapide le cercle qui l’entourait et s’éloigna au plus vite. Dans sa précipitation, il heurta une femme aux yeux égarés, qui marchait comme au hasard en faisant des gestes extravagans.
— Holà ! Kalavatty ! eh ! la folle ! crièrent les brahmanes s’adressant à la pauvre femme ; toi qui as perdu ton enfant et qui le cherches toujours, veux-tu prendre celui-là?... Il n’est à personne...
Cette apostrophe fit sur la folle une impression singulière. Elle ramena sur sa tête rasée le pan de sa longue tunique blanche, et, tournant ses regards vers le groupe de brahmanes qui se faisaient un plaisir d’insulter à sa misère : — Si vous l’avez trouvé, reprit-elle tristement, dites-moi où il est... C’est pour vous moquer que vous parlez ainsi...
— Tiens, vois ce grand garçon qui s’en va là-bas, repartirent les brahmanes; cours, cours donc, Kalavatty, il va t’échapper...
Déodat en effet s’était mis à courir; mais la femme en habits de veuve s’élança sur ses traces avec l’impétuosité que donne la folie. Elle voulait le rejoindre à tout prix, et Déodat, qui fuyait devant cette pauvre créature idiote, semblait, lui aussi, avoir perdu la raison. Serré de près par Kalavatty, il lui jeta quelques pièces de monnaie, espérant ainsi se dérober à ses poursuites.
— Garde ton argent, dit la pauvre folle, je ne suis point une mendiante... Est-ce vrai que tu es mon fils? Il y a longtemps que je l’ai perdu, et je le cherche dans tout le pays...
Parlant ainsi, elle le saisit par le bras et le considéra avec attention. — Si tu étais mon fils, dit-elle à demi-voix, tu porterais le trident rouge et bleu[4], symbole de la secte de Vichnou, qui brillait comme un arc-en-ciel sur le front de ton père... Va, tu n’es qu’un être dégradé, un étranger sur la terre de l’Inde... — Mon Dieu, dit en soupirant Déodat, tout le monde me repousse et me rejette parce que je suis chrétien!
— Eh bien! répondit une voix, cesse de l’être...
Déodat se retourna brusquement; il avait devant lui le chef des desservans de la pagode, un sacrificateur ou pourohita vénéré parmi le peuple, et considéré parmi ses collègues à cause de sa grande science.
C’était sans le vouloir, sans en avoir conscience que Déodat avait prononcé à haute voix ces paroles amères : « tout le monde me repousse parce que je suis chrétien! » Il resta donc comme interdit en entendant la réponse que lui faisait le pourohita. Celui-ci avait vu de loin la petite scène qui venait de se passer; la physionomie intelligente et les traits finement dessinés de Déodat avaient attiré son attention.
— Voyons, lui dit-il avec un accent de bonhomie, par quel hasard es-tu chrétien? D’abord quel est ton nom?
— Je me nomme Dévadatta, répliqua le jeune homme, traduisant en sanscrit son nom de baptême afin de ne pas effaroucher le brahmane.... Si je suis chrétien, c’est par hasard... Un prêtre étranger m’a recueilli orphelin...
— Il t’a volé sur quelque route déserte...
— On m’a raconté que je portais sur l’épaule le cordon d’investiture, et que je suis le fils d’un brahmane... Voilà tout ce que je puis dire, n’ayant jamais su le nom de mes parens. Le prêtre qui m’a élevé me traite comme un fils ; il est malade à la chauderie, et je me hâte de retourner à ses côtés.
— Très bien, dit le pourohita, notre loi enseigne aussi qu’il faut avoir pour son précepteur spirituel les mêmes égards que l’on doit à un père... Va, je t’accompagnerai jusqu’à la porte de la chauderie...
Ils firent ensemble quelques pas sans rien dire. Déodat se trouvait mal à l’aise avec ce brahmane, à la parole sentencieuse, qui tenait ses regards attachés sur lui comme s’il eût voulu pénétrer ses plus intimes pensées. Après un court silence, le pourohita reprit : — Quelle vie mènes-tu avec ton padre?
— Une vie simple et austère...
— Tu es confondu avec des gens de basse caste ; il règne parmi vous une égalité honteuse... Fils de brahmane, n’as-tu donc jamais entendu répéter cette formule : l’univers est soumis aux dieux, les dieux sont soumis aux invocations magiques, les invocations magiques appartiennent aux brahmanes, donc les brahmanes sont des divinités[5]? Ces invocations ne sont autre chose que la science résumée dans des formules; elles sont plus fortes que les dieux, puisque ceux-ci ne sont eux-mêmes que les puissances de la nature en qui tout se résume. Celui qui connaît les lois éternelles par lesquelles est régi l’univers ne se place-t-il pas au-dessus de la création elle-même? Il est donc véritablement dieu, puisqu’il occupe le premier rang dans cet univers destiné à se détruire et à renaître toujours! Ce sont là des secrets dont la connaissance se perpétue dans nos familles; aussi, tandis que les autres castes végètent au-dessous de nous dans l’ignorance et l’abjection, nous vivons dans une glorieuse indépendance, partageant avec les divinités symboliques de notre culte les adorations de la foule...
— Oui, répondit Déodat; mais vous ne connaissez pas la charité, qui nous fait aimer tous nos semblables comme des frères !
— Que dis-tu là? répliqua le pourohita. Nous enveloppons tout ce qui est créé dans une même affection. Nous nous abstenons de tuer les animaux; nous regardons comme un crime abominable de manger la chair de ces créatures animées ainsi que nous du souffle émané de la Divinité. Pour nous, la charité consiste à aimer la nature dans ses manifestations les plus éclatantes et à réjouir nos sens en cédant à nos instincts et à nos appétits... Pauvre ignorant! espères-tu donc retrouver dans une autre vie ces joies enivrantes, ces plaisirs enchanteurs sans lesquels tous nos jours ne seraient qu’une suite de souffrances et d’ennuis? Vois-tu passer là-bas ces jeunes filles qui dansaient tout à l’heure devant le palanquin de Dourgâ?... Elles appartiennent au temple, et tout ce que renferme le temple appartient aux brahmanes !...
Quel est l’adolescent qui n’a entendu des voix mystérieuses murmurer à son oreille des paroles semblables à celles que le pourohita prononçait en accompagnant Déodat? Celui-ci, peu habitué à ce langage hardi et mal préparé pour y répondre, baissait la tête et restait muet. Tout en parlant, le brahmane épiait l’effet que ses discours produisaient sur le néophyte. Enfin il reprit le chemin de la pagode, et fit signe à Déodat de continuer sa route. Celui-ci s’éloigna lentement, agité de pensées contraires. Les doctrines énoncées par le pourohita n’avaient pas produit une grande impression sur son esprit, mais elles avaient réveillé en lui les instincts orgueilleux de sa race et rempli son cœur d’aspirations inconnues. Il ressentait un vague ennui, un abattement profond, comme il arrive à celui qui voit s’évanouir sa plus chère espérance. Quand il traversa le bazar pour y prendre les provisions dont il avait besoin, il lui sembla que les marchands de fruits le prenaient en pitié. En un instant, il eut terminé ses emplettes, et, nouant dans son mouchoir une douzaine de mangues et de bananes, il retourna à la chauderie. Le père Joseph, à demi couché sur sa natte, le dos appuyé contre la muraille, dormait d’un sommeil agité. Le bruit que fit Déodat en entrant le réveilla en sursaut.
— Mon enfant, lui dit-il, le soleil est bien haut; tu as été longtemps dehors, et je craignais qu’il ne te fût arrivé quelque malheur.
— Je n’ai pas beaucoup tardé, répliqua Déodat avec humeur; le bazar est loin d’ici.
— Il y a eu du côté des pagodes, reprit le vieillard, un grand vacarme de gongs et de trompettes qui a troublé mon sommeil... N’as-tu pas eu la curiosité de voir quelque cérémonie païenne?
— Padre, répondit le néophyte, je ne suis pas comme vous un étranger sur la terre de l’Inde; est-il étonnant que j’aie eu le désir de voir ces belles pagodes dont j’ai entendu parler si souvent?...
— Et tu as assisté aux cérémonies de ce culte abominable?
— De loin, dit Déodat.
— Mon fils, reprit le vieillard, viens ici, mets ta main dans la mienne. Il se passe en toi quelque chose qui m’inquiète... Tu t’ennuies peut-être de suivre un vieux prêtre malade, de partager sa pauvreté et son abandon? Je t’ai recueilli dans la forêt mourant de faim sur le sein de ta mère, à demi morte elle-même. Pendant dix-sept années, tu as fait ma joie et ma consolation... Encore un peu de patience, et je t’établirai dans quelque ville, à Pondichéry, si tu le désires; là, tu jouiras d’une existence indépendante et honorable...
Le père Joseph fut interrompu par l’arrivée du pourohita, qui franchissait le seuil de la porte. — Que demandez-vous? dit le vieillard.
— Toi-même, répliqua l’Hindou.
Déodat lâcha la main du vieux padre et se cacha dans un angle de l’appartement.
— Viens ici, Dévadatta, dit le pourohita, c’est de toi qu’il s’agit; puis, se tournant vers le missionnaire : Où as-tu volé cet enfant? demanda-t-il d’une voix menaçante.
— Je ne l’ai point volé, reprit le vieillard. La Providence, qui gouverne toutes choses en ce monde, ou, si tu l’aimes mieux, le Dieu suprême, qui prend soin de ses créatures, a jeté cet enfant dans mes bras... Sa mère, en proie à une fièvre délirante, ne pouvait plus ni le nourrir ni le porter... Je l’ai ramassé comme un fruit tombé de l’arbre!...
— Qu’est devenue sa mère?
— La pauvre femme était mourante quand je l’ai rencontrée, et j’ai vainement essayé de retrouver ses traces. Elle aura péri dans le djungle... — Cet enfant portait le cordon d’investiture?
— Oui, dit le missionnaire, et je le lui ai enlevé pour lui donner le baptême.
— Puisses-tu périr comme un chien ! s’écria le pourohita avec indignation. Vous ne respectez plus rien, vous autres étrangers. Prends des chaïkilyas[6], des chandalas, des parias; ramasse sur les routes les lépreux, les paralytiques, tous les êtres hideux qui expient dans cette vie les fautes d’une existence antérieure, peu nous importe; mais dégrader l’enfant d’un brahmane!...
— Mon cher fils, i dit le missionnaire en s’adressant à Déodat, il faut pardonner ces injures; cet homme ne sait ce qu’il dit... Te trouves-tu dégradé parce que tu portes la croix sur ta poitrine?
Le pourohita, exaspéré par ces paroles, arracha la croix que Déodat portait sous son vêtement. — Ce jeune homme ne t’appartient pas! s’écria-t-il; il est à nous, tu n’as aucun droit sur lui...
— Cela est vrai, dit le prêtre : il s’est attaché à moi librement, et je ne lui ferai aucune violence; mais toi, respecte aussi sa volonté.
— Dévadatta, reprit le brahmane, si tu renies ta caste, si tu es parjure envers les dieux de ton pays, puisses-tu parcourir les sept cercles de l’enfer!... Puisses-tu être plongé dans une nuit éternelle où tu n’entendras que des cris et des gémissemens ! Que deux pointes aiguës de rocher t’écrasent et t’aplatissent sans que la mort vienne détruire ta souffrance ! Que tes yeux soient éternellement rongés par des vautours au bec crochu !...
Ces imprécations, prononcées d’une voix que la colère rendait plus vibrante, causèrent à Déodat une véritable terreur. Le pourohita se tenait debout, drapé dans son pagne comme un augure de l’ancienne Rome enveloppé des plis de sa toge; son regard étincelait, sa main étendue sur la tête du néophyte appelait sur celui-ci la vengeance des dieux avec un geste de conviction et d’autorité. Voyant le jeune homme agité d’un trouble secret, le brahmane reprit avec un accent de tendresse paternelle : Si tu reviens parmi nous, Dévadatta, ta présence réjouira toute la caste des deux fois nés !... Tu seras rétabli dans tous les honneurs auxquels ta naissance te donne le droit de prétendre... Viens, viens, ô mon fils! tu consoleras ma vieillesse... Il ne me reste plus de postérité, et je t’adopterai pour mon enfant. Tous mes biens t’appartiendront, mon nom sera le tien... Une grande joie deviendra ton partage dès cette vie... Viens!
— Déodat, dit doucement le père Joseph, tu es libre, choisis. Écoute la voix de ta conscience; décide-toi... Ces quelques mots ramenèrent la sérénité dans l’âme de Déodat; il tomba à genoux auprès de la natte sur laquelle était étendu le padre, prit ses mains brûlantes et les couvrit de larmes.
— Pauvre enfant! dit le brahmane avec un geste de pitié, il n’a plus de volonté; ce padre fait de lui ce qu’il veut. Patience ! il ne sera pas dit qu’un pourohita aura été vaincu par un vieillard hébété. Nous verrons bien si la corneille saura garder la proie que l’aigle veut lui enlever.
Le brahmane se retira, cachant sous une impassibilité apparente son désappointement et sa colère. Fatigué par cette scène violente, le père Joseph se recueillit et garda le silence; de son côté, Déodat, en proie à une vive émotion, sentait s’agiter au dedans de lui des pensées tumultueuses. La journée s’acheva lentement pour le néophyte. Il se passait en lui quelque chose d’inexplicable; l’ennui l’accablait. Un coup d’œil indiscret sur la vie bruyante du dehors avait suffi à lui ravir sa tranquillité d’esprit, et les suggestions du pourohita, quoique repoussées avec un effort courageux, ne s’effaçaient pas de son souvenir. Quand le soir vint, il vit passer les épouses et les filles des brahmanes parées de bracelets d’or, le front et les joues frottés de poudre de sandal; elles marchaient avec dignité portant sur leurs hanches les vases de cuivre pleins d’eau puisée aux étangs des pagodes. Ces femmes aux traits fins et délicats, vêtues d’étoffes rayées transversalement comme le corsage de la guêpe, allaient droit devant elles, sérieuses et calmes; leurs petits pieds se posaient sans bruit sur la poussière qui en gardait la fine empreinte; à peine si le cliquetis des anneaux attachés au-dessus de leurs chevilles trahissait leur approche. Puis dans le lointain résonnait par intervalles la conque sonore, et Déodat croyait entendre la voix de la grande famille brahmanique qui l’appelait dans son sein. Peu à peu l’obscurité envahit l’horizon; les insectes bourdonnans commencèrent à voltiger dans les airs avec un murmure strident et harmonieux dans son ensemble comme les notes voilées d’une harpe dont les cordes vibrent au souffle de la brise. Déjà le vent du soir soufflant par bouffées inégales répandait à flots la senteur pénétrante des fleurs tropicales. C’est à ces heures-là surtout que la jeunesse aspire au bonheur ; mais sous le climat de l’Inde les nuits versent dans l’âme des philtres enivrans. Il semble que la nature entière vit et respire; l’homme, énervé par la chaleur du jour, reste plongé dans un état de langueur indicible qui n’est ni le sommeil ni la veille. La pensée acquiert en quelque sorte la ténuité d’un rêve, et l’imagination, rendue plus active encore par l’affaissement du corps, déploie librement ses ailes. Ces mystérieuses influences de l’heure et du climat, Déodat les subissait aussi. Pour la première fois de sa vie, il éprouvait un besoin impérieux, irrésistible, d’entrer dans ce monde bon ou mauvais qu’il ignorait, près duquel il glissait sous la direction du père Joseph, comme passe auprès d’un séduisant rivage celui qu’emporte un courant rapide. Et c’était dans le silence de la nuit que ce monde lui apparaissait avec tous ses enchantemens, parce que ce qu’il voulait, ce qui faisait le fond de ses aspirations tenait plus de l’illusion que de la réalité.
Tandis que des rêves inquiets traversaient le cerveau de Déodat, le pourohita cherchait avec ardeur les moyens de faire rentrer le néophyte dans la caste brahmanique. La lutte était engagée entre lui et le prêtre chrétien ; son honneur et celui de la caste tout entière eussent été compromis par une défaite. Il consulta quelques-uns de ses collègues en qui il avait le plus de confiance ; ceux-ci déclarèrent qu’il fallait se porter en masse auprès du vieux missionnaire et enlever de force le jeune Déodat, qu’ils affectaient de nommer Dévadatta, comme si déjà il eût repris son rang parmi les idolâtres; mais le pourohîta rejeta leur plan.
— Pas de violence, dit-il; ayons plutôt recours à la ruse. Vous connaissez tous Kalavatty, la folle dont l’enfant a péri dans la grande épidémie qui a fait tant de victimes il y a dix-sept ans?... La pauvre femme a failli succomber elle-même, et comme elle n’a pas eu connaissance de la mort de son fils, elle s’obstine à croire qu’il vit toujours... Eh bien! persuadons-lui que Dévadatta est cet enfant regretté qu’elle s’en va cherchant partout... Amenez-la ici, et je me charge du reste.
Au point du jour, Kalavatty fut amenée. Elle était assez calme; on eut pu croire qu’elle possédait la plénitude de sa raison. Le pourohita, prenant avec lui trois de ses acolytes, fit signe à la pauvre femme de le suivre. Celle-ci obéit sans hésitation, et ils arrivèrent tous les cinq à la chauderie. Couché sur la natte et toujours souffrant, le père Joseph récitait ses prières, tandis que Déodat, seul dans un coin de la cour, s’occupait à cuire le riz pour le repas du matin.
— Kalavatty, dit brusquement le pourohita, voilà ton fils!... — La pauvre femme secoua la tête. — Je te dis que c’est lui, reprit le brahmane.
— Non, non, répéta la veuve idiote en se détournant pour pleurer.
Le pourohita, s’approchant de Déodat, lui traça vivement sur le front le trident de Vichnou, lui jeta sur l’épaule le cordon fait de trois brins d’herbe, et le drapa dans une longue pièce de toile blanche à bordure rouge ; puis il interpella de nouveau la veuve.
— Kalavatty, pour la troisième fois, au nom des dieux, je t’adjure de nous répondre. Ce jeune homme n’est-il pas ton fils? Effrayée par cette sommation, que le pourohita prononçait d’une voix terrible, Kalavatty s’avança lentement. Elle resta quelques secondes immobile devant Déodat, que les trois brahmanes tenaient par les bras pour l’empêcher de fuir, leva les yeux vers le ciel, comme si elle eût voulu recueillir ses souvenirs, puis elle jeta un cri perçant : — C’est là l’image de l’époux que j’ai perdu! Je reconnais ce signe qu’il portait au front !
— C’est ton fils, reprit le pourohita ; les dieux te l’ont rendu!
— Oh! oui, répéta la pauvre idiote. Vous en êtes bien sûrs?
— Elle l’a reconnu, dit le pourohita, cela nous suffit; mais il faut maintenant que l’imposture du prêtre chrétien soit confondue... Entrons !
Au bruit que firent les brahmanes en s’avançant tumultueusement vers lui, le père Joseph se redressa sur son fit de douleur. — Qu’est ceci? que me veulent ces gens? demanda-t-il en français.
Déodat n’osait s’approcher du missionnaire. — Mon enfant, reprit celui-ci, réponds-moi : que me veulent ces païens?... Ah! mon Dieu, mon Dieu! répéta-t-il en joignant ses mains, que la fièvre rendait tremblantes, tu portes au front le signe de l’idolâtrie!... Que signifie ce costume?
Les brahmanes n’avaient pas compris ces paroles, prononcées en français, mais ils en devinaient le sens. — La mère de ce jeune homme est ici, dit le pourohita; elle réclame ce fils que tu lui as dérobé.
— Qu’elle vienne! répondit le père Joseph.
Kalavatty fut introduite. — Non, reprit le vieillard, cette femme ne ressemble en rien à celle que j’ai rencontrée dans le djungle. Ce n’est pas elle...
— Eh bien ! interrompit le pourohita, il y a un moyen de connaître la vérité : quand la raison humaine ne suffit pas à éclaircir un mystère, les dieux lui viennent en aide.
Parlant ainsi, il ouvrit furtivement un panier que portait l’un de ses compagnons, et y laissa tomber une pièce de monnaie. — Quelle jonglerie veux-tu faire là? demanda le père Joseph.
— Silence! cria le pourohita. Les dieux vont faire éclater la vérité. Entre l’assertion de cette femme et tes dénégations réitérées, c’est à eux de juger.
Aussitôt il banda les yeux de Kalavatty, qui se laissa faire machinalement, et lui dit d’une voix solennelle : — Plonge ton bras au fond de ce panier, dans lequel est enfermé un serpent, et retires-en la pièce de monnaie que je viens d’y jeter. Si la bête venimeuse ne t’a pas mordue, ta parole sera reconnue vraie dans les trois mondes : ce jeune homme est bien ton fils.
La pauvre femme paraissait n’avoir pas compris le sens de ces paroles. Quand sa main toucha la peau froide du reptile, qui tordait ses anneaux en cherchant à fuir, elle la retira précipitamment, arracha le bandeau qui couvrait ses yeux, et tomba évanouie aux pieds du pourohita.
— Malheureuse idiote! murmura celui-ci, elle n’a pas deviné que ce serpent est aussi inoffensif qu’un lézard!
Puis, se redressant avec dignité : — Je prends sur moi les périls de l’épreuve, ajouta-t-il; que les dieux me protègent!
Il se mit alors à prononcer d’une voix rauque et gutturale la formule magique à laquelle les Hindous attachent une puissance irrésistible : Il’hom, h’rhom, sh’hrum, sho’hrim, rmaya, namaha ! En achevant cette incantation, il plongea lentement la main dans le panier.
Les assistans paraissaient attendre avec anxiété les résultats de l’épreuve, à l’exception du père Joseph, qui, connaissant de longue date les supercheries des brahmanes, s’indignait qu’on le forçât d’être témoin d’une scène aussi dérisoire. La pauvre idiote, que l’on ne songeait pas à relever, demeurait sans mouvement sur le sol. Quant à Déodat, bien qu’il eût reçu une éducation chrétienne, il ne pouvait s’empêcher de croire à la vertu diabolique de ces paroles bizarres, que pour rien au monde il n’eût voulu répéter, de peur d’évoquer le malin esprit. Le serpent, maudit par la Bible et considéré par les Hindous comme un animal surnaturel, lui inspirait à la fois de la répulsion et du respect. Dans cette circonstance, qui pouvait avoir pour lui des suites si sérieuses, le néophyte redevenait aussi crédule qu’un idolâtre. Aussi, quand il vit le pourohita retirer tranquillement sa main et montrer d’un air triomphant la pièce de monnaie qu’il tenait entre ses doigts, il fut ébahi. La pensée que Kalavatty l’idiote était sa mère pénétra profondément dans son esprit, et, saisi de pitié, il s’élança vers elle pour lui prodiguer ses soins.
— Tout cela n’est que mensonge et jonglerie, répéta avec énergie le père Joseph. Apportez le serpent, et je risque l’épreuve, moi aussi!... Déodat, tu es la victime d’un odieux complot!
— Padre, dit le néophyte à voix basse, cette femme est ma mère, n’est-ce pas?... Je dois la suivre.
— Non, répondit le vieillard, cette femme ne peut être ta mère, j’en ai la conviction. La mère ou plutôt la marâtre qui te réclame, qui veut t’arracher d’auprès de moi, c’est l’idolâtrie avec ses joies mauvaises et ses plaisirs honteux, vers lesquels il te tarde de t’élancer.
— Padre, reprit le jeune homme, je ne fais qu’obéir au devoir... N’allez pas me maudire!
— Je ne te maudirai pas, enfant, répondit le missionnaire; je laisse aux païens les malédictions et les formules magiques qui te font si grand’peur... Non, je ne puis maudire celui que j’ai tant aimé, mais je dois pleurer sur lui...
Déodat était ému jusqu’aux larmes. Prêt à franchir le cercle étroit dans lequel son existence avait été circonscrite, il se sentait encore retenu par les liens du respect et de l’obéissance. Il voulut, à ce moment suprême, se jeter dans les bras du vieillard qu’il allait quitter. — Non, non, lui dit celui-ci, tu ne peux toucher avec le signe de réprobation qui souille ton front la croix attachée sur ma poitrine.
— Dévadatta, crièrent du dehors les brahmanes impatiens, ta mère t’attend; il faut partir!
Le jeune homme, répondant à ce nom qui devait être le sien désormais, sortit pour rejoindre Kalavatty. Celle-ci marchait lentement, la tête basse, sans paraître avoir conscience de ce qui venait de se passer; mais les brahmanes et surtout le pourohita se montraient pleins de joie : il y avait un chrétien de moins sur le sol de l’Inde.
Le premier devoir pour un Hindou est de se marier afin d’obtenir une postérité et de laisser après lui quelqu’un qui offre à son intention des sacrifices aux dieux. Les brahmanes surtout tiennent à perpétuer leur race, et ceux d’entre eux qui n’ont pas d’enfans ou qui les ont perdus s’empressent d’en adopter un, choisi dans leur propre caste. Le pourohita avait vu mourir les siens; devenu vieux et se trouvant sans héritier, son choix se porta sur Dévadatta. Ce fut cet orphelin, solennellement réintégré dans la tribu brahmanique, qu’il lui prit fantaisie de s’attacher par les liens de l’adoption, ainsi qu’il le lui avait promis. Dans les cérémonies qui accompagnent ce grand acte, le rôle principal revient à la mère, parce que, d’après la loi indienne, c’est à la mère qu’appartient l’enfant : elle a seule le droit de l’accorder à celui qui veut le faire entrer dans sa propre famille. Voilà pourquoi le pourohita avait eu recours au mensonge et à la supercherie pour établir que Dévadatta était bien réellement le fils de Kalavatty l’idiote. Celle-ci répéta machinalement et sans les comprendre les paroles sacramentelles qui constituent l’abandon de l’enfant entre les mains du père adoptif. On lui donna en échange et à titre de gages de nourrice, selon l’usage consacré, un habillement neuf et une centaine de pièces d’argent, après quoi la pauvre femme, se trouvant de nouveau abandonnée, retomba plus profondément que jamais dans sa folie. Elle se mit à courir, comme auparavant, de village en village, s’arrêtant aux portes des pagodes pour redemander ce fils un instant retrouvé, disait-elle, et qui lui avait été ravi une seconde fois. Dévadatta se montra tout d’abord sincèrement affligé de sa disparition; il fallut que les brahmanes, pour calmer son chagrin, lui avouassent qu’il n’existait aucune parenté entre lui et la malheureuse idiote. C’était pourtant à cause d’elle, et pour obéir aux sentimens de la piété filiale, qu’il avait abandonné son véritable père adoptif, le vieux prêtre à qui il devait la vie!
— Qu’as-tu à regretter? lui dit le pourohita ; hier encore tu n’étais rien qu’un être déclassé, aujourd’hui te voilà élevé au premier rang parmi les hommes. Il nous fallait une femme qui jouât le rôle de mère, et j’ai pris cette folle... Elle est partie, que t’importe, puisque tu n’es pas son fils?... Ta vraie mère est morte; elle a péri dans le djungle où ton padre l’avait rencontrée. Il y a longtemps que nous le savons... Quant à ce vieux fou qui avait fait de toi son disciple, il mourra sans doute avant d’arriver à Pondichéry, et tu n’entendras plus parler de lui... Oublie-le donc... N’as-tu pas retrouvé ici une famille? et quelle famille!
Le pourohita en effet comptait parmi les brahmanes de Chillambaram beaucoup de parens qui témoignaient à Dévadatta une certaine bienveillance. Les transfuges sont toujours bien accueillis dans le camp opposé. Chaque jour, le nouvel adepte du polythéisme allait avec ses collègues laver les idoles des pagodes et vaquer aux autres cérémonies du culte païen; puis venaient les ablutions dans les étangs sacrés, les soins à donner à ce corps mortel que les brahmanes traitent si délicatement, les repas succulens et la sieste sur les bancs de pierre, à l’ombre des toiles tendues devant les maisons. Ces occupations très peu pénibles, ces pratiques purement extérieures, qui n’exigent ni recueillement ni contrainte des sens, ne tardèrent pas à produire leur effet sur Dévadatta. Les scrupules qui d’abord avaient troublé sa conscience s’assoupirent peu à peu. Il prit plaisir à étudier les légendes relatives aux divinités avec lesquelles il vivait dans un commerce de tous les instans, et les traditions qui attribuent à notre globe une antiquité si reculée. Ces fictions extravagantes, mais souvent grandioses et toujours empreintes d’un naturalisme mystique rehaussé de poésie, les brahmanes les lui racontaient avec enthousiasme. Dévadatta les écoutait d’une oreille attentive ; elles agissaient sur son imagination naïve et peuplaient son esprit de vagues symboles. Entre le pourohita et lui s’établissaient des conversations sérieuses et animées dans lesquelles les grands problèmes de la destinée humaine étaient franchement abordés. Doué d’une intelligence vive et facile à séduire, Dévadatta ouvrait son âme à des doctrines à demi fatalistes, incohérentes, souvent contradictoires, qui excusent les faiblesses humaines tout en prêchant la vertu. Peu à peu ce jeune homme, élevé dans les principes austères du christianisme, se laissa aller sans résistance à une vie molle et contemplative, rêvant à l’aise sous les voûtes silencieuses de ces temples où des milliers de statues, les unes colossales et monstrueuses, les autres finement sculptées et réduites aux proportions de la nature humaine, représentent, sous une forme visible et palpable, toutes les hallucinations du paganisme. Dans l’enceinte de ces pagodes où les brahmanes ne cèdent le pas qu’aux taureaux sacrés, nonchalamment étendus sous les longues colonnades, les bruits du dehors ne pénétraient guère. Il régnait parmi les hôtes de ces lieux tranquilles une sorte de fraternité, celle qui résulte de l’égalité de naissance et de l’esprit de corps. Ces prêtres païens, qui naguère encore inspiraient à Dévadatta tant d’horreur, étaient donc au demeurant d’assez bons diables, un peu menteurs peut-être, fort insoucians, mais instruits, amis du beau langage, distingués dans leurs manières, une race intelligente et choisie à laquelle on pouvait être fier d’appartenir. Sortir des rangs infimes de la société et se trouver tout à coup porté au premier rang, c’était, à tout prendre, un beau rêve, et ce rêve venait de se réaliser pour Dévadatta. Aussi, quoiqu’il lui fût impossible de prendre au sérieux les chimères de l’idolâtrie, dont chaque jour il accomplissait les pratiques, il voyait s’obscurcir dans son esprit les croyances de sa jeunesse. Il y avait d’ailleurs dans ce milieu indolent et vaniteux qui l’entourait une atmosphère d’épicurisme capable d’énerver les natures les mieux trempées. Dévadatta en vint à se créer une philosophie à lui, dans laquelle il mit un peu de tout ce qu’il avait appris depuis son enfance, et ce système informe, qui manquait de base, se résumait tantôt en un doute immense, tantôt en un panthéisme absolu dont il était lui-même le centre.
Cependant la contemplation de ses propres perfections ne peut convenir longtemps à un simple mortel que sa faiblesse ramène sans cesse au sentiment de son impuissance. Élevé dans le village chrétien de Tirivelly, dans ce petit monde à part dont tous les membres éprouvaient !es uns pour les autres une affectueuse et tendre sympathie, Dévadatta se trouvait isolé au sein de cette société brahmanique, égoïste et altière, qui l’avait adopté. Là, pas d’épanchement, pas d’intimité; chacun vivait pour soi, cherchant dans la fréquentation de ses égaux une distraction et un aliment à son orgueil. L’état d’infériorité presque dégradant auquel les femmes hindoues sont réduites dans les castes supérieures inspirait à Dévadatta une pitié profonde ; lui qui avait vu la femme, réhabilitée par le christianisme, prendre part aux cérémonies du culte, adoucir par sa présence la rudesse naturelle à l’homme et se vouer au service de ses frères souffrans, il ne pouvait s’habituer à la morne attitude, à la démarche solennelle des brahmanies, qui passaient silencieuses, avec des visages peints et enluminés comme ceux des idoles. Sous les dehors imposans, sous l’apparente dignité qui l’avaient séduit tout d’abord, il ne trouvait rien qu’une vie factice, et comme une image de la mort. Aussi, quand il se fut bien repu de la satisfaction vaniteuse qui consiste à s’élancer vers l’avenir le front haut, sans joug et sans frein, il commença de sentir au fond de son cœur un grand vide. Parfois, dans le silence des nuits tièdes et sereines, il songeait à la vieille Monique, la pieuse matrone qu’animait une charité ardente; il se voyait près d’elle, côte à côte avec la petite Nanny, priant tous les trois devant l’image du Christ; la figure du père Joseph se multipliant pour soulager toutes les misères lui apparaissait également, comme une douce vision. Dans ce temps-là, il était rejeté, honni à cause de sa croyance; mais son âme se dilatait, et il y avait jusque dans les souffrances de l’amour-propre blessé un charme secret. Désormais les joies pures que donne le devoir courageusement accompli n’existaient plus pour Dévadatta. Il n’avait plus à lutter; tout se courbait, tout s’humiliait devant ses pas, et il s’engourdissait dans une torpeur maladive. Les ressorts de son esprit se détendaient; il vivait d’une existence machinale et apathique. Peu à peu l’ennui s’empara de tout son être, et il demeurait des jours entiers plongé dans une mélancolie profonde. Il n’y avait pas autour de lui un seul être à qui il pût dévoiler ces mystérieuses angoisses d’un cœur aimant et comprimé. Personne, parmi les brahmanes de Chillambaram, ne comprenait pourquoi ce fils adoptif d’un pourohita respecté s’abandonnait à de pareilles tristesses.
Depuis deux ans qu’il habitait la pagode, Dévadatta éprouvait les effets de cette souffrance morale, lorsqu’un jour le pourohita, le prenant à part lui dit d’un ton sérieux : Mon fils, il reste en toi quelque trace des souillures que tu as contractées parmi les chrétiens, et dont les effets se manifestent de plus en plus.
Dévadatta leva les épaules sans répondre.
— Prends garde, poursuivit le pourohita, quand on est brahmane, on doit donner l’exemple. Nous avons un proverbe qui dit : « Le rat de la pagode n’a pas peur des dieux ! » Nous-mêmes nous ne les craignons pas beaucoup; mais il y a des gens simples, ignorans, qu’il ne faut pas blesser par des dehors d’incrédulité... Je te conseille d’entreprendre un pèlerinage...
— Aux sources du Gange, à Bénarès? demanda Dévadatta.
— Non, pas si loin. Dans le Tandjore, il existe un étang sacré, celui de Combaconam, dont tu as entendu parler; il n’est qu’à quelques lieues du village de Tirivelly, où tu as été élevé. Tous les douze ans, l’eau de cet étang a le pouvoir de purifier tous ceux qui s’y baignent des souillures spirituelles et corporelles les plus invétérées; elle enlève jusqu’aux maladies du corps produites par les péchés des existences antérieures. Voici l’époque où cette source fameuse jouit de son entière efficacité... D’innombrables pèlerins iront s’y plonger ; pars, mon fils, et tu nous reviendras délivré du malaise dont tu souffres...
Poussé par le désir de chercher au dehors un peu de distraction, Dévadatta se montra docile aux conseils de son père adoptif. Il se sentait à l’étroit dans ces pagodes, jointes entre elles par une muraille épaisse qui donne à leur ensemble l’apparence d’une forteresse. La saison d’hiver, si délicieuse dans l’Inde par sa sérénité et sa fraîcheur comparative, rendait d’ailleurs le voyage moins pénible. Il s’agissait de faire une cinquantaine de lieues tout au plus au milieu d’un grand concours de peuple qui rendait la route moins ennuyeuse et plus sûre. — Peu m’importent l’étang de Combaconam et ses eaux merveilleuses, se disait Dévadatta; ce que je veux, c’est changer d’air et contempler encore à mon aise ces campagnes tranquilles que j’ai parcourues si souvent dans mon enfance. — Par-delà l’étang et le village de Combaconam, lui apparaissait, sans qu’il se l’avouât, le gracieux et pur visage de Nanny, toujours présent à son souvenir. Une fois sorti de l’enceinte des pagodes de Chillambaram, il reprit l’entière possession de lui-même, et marcha d’un pas léger sur ces chemins poudreux que remplissait déjà un nombreux cortège de pèlerins de tout âge et de tout rang. Il se trouvait enfin au milieu de ses semblables, dans la véritable acception du mot : c’était l’humanité et non plus une caste privilégiée qui s’agitait autour de lui.
A mesure qu’il s’avançait, le flot des voyageurs allait grossissant. Toutes les misères, toutes les hideuses maladies de l’Inde étaient représentées dans cette foule avide de guérison qui se hâtait vers la piscine miraculeuse. Il y a dans le cœur de l’homme un invincible besoin de croire à une vertu surnaturelle, de se confier en une Providence qui veille sur lui et qui doit exaucer ses prières. La différence qui existe sur ce point entre les chrétiens et les idolâtres, c’est que ceux-ci exigent des dieux auxquels ils offrent des sacrifices l’accomplissement de leurs souhaits à heure fixe, sous peine d’invectives et de révolte, tandis que ceux-là s’humilient par la prière, et, se courbant sous la main qui les afflige, tâchent de mériter par l’exercice des vertus les grâces qu’ils demandent. Dévadatta avait connu et pratiqué la prière qui s’élève du fond d’un cœur contrit et touché; aussi considérait-il avec des sentimens de compassion ces milliers de pèlerins courant en désordre, avec des cris confus et des chants licencieux, vers le point désiré où une divinité mal définie devait opérer tant de miracles. Au fond de son âme, il rougissait de cette crédulité stupide qu’il avait l’air de partager avec la foule. Tout ce monde semblait en proie au vertige ; une force aveugle poussait en avant ces voyageurs harassés et poudreux qui encombraient la route, pareils à un troupeau sans pasteur, peuple abandonné à qui jamais il n’avait été adressé une parole de consolation. Emu par ce spectacle, Dévadatta s’assit au pied d’un arbre, et le discours sur la montagne lui revint à la mémoire. L’Évangile, renié par lui, se montrait à son intelligence dans sa sereine grandeur, dans sa majesté divine. La vie facile et en apparence si heureuse qu’il avait menée pendant deux ans dans les pagodes de Chillambaram lui faisait l’effet d’un songe pénible. Depuis le jour de son entrée au milieu des brahmanes, il ne lui était pas arrivé d’accomplir une seule action noble et désintéressée, dont le souvenir l’élevât à ses propres yeux. Et les pèlerins souillés de tant de fautes honteuses dont ils n’avaient pas conscience, dont ils ne songeaient pas à se purifier, défilaient pêle-mêle, bruyans, hébétés, prodiguant les marques de leur respectueuse déférence à ce jeune homme soucieux et attendri, qu’ils prenaient pour un brahmane orthodoxe remerciant les dieux de l’avoir créé si puissant et si sage.
Aux voyageurs que la dévotion conduisait vers l’étang de Combaconam s’étaient joints des marchands venus des provinces les plus reculées de la presqu’île indienne. Ils établirent dans le voisinage un bazar qui prit bientôt les proportions d’une ville commerçante, avec ses longues rues, son mouvement et son bruit. Les milans affamés s’y abattirent de toutes parts, cherchant à enlever jusque dans les paniers des vendeurs les débris de poisson salé que leur disputaient les corneilles, et de la pagode du village sortaient les singes familiers qui commettaient mille larcins dans les boutiques. Au jour fixé par l’almanach brahmanique, la foule se précipita avec empressement dans les eaux sacrées, qui ne tardèrent pas à devenir horriblement troubles : tant de pécheurs y avaient laissé les souillures de leurs âmes et de leurs corps ! Puis, comme il arrive toujours en pareille circonstance, le choléra fit son apparition au milieu de cette population agglomérée sur un espace étroit. Bien des pèlerins moururent à quelques pas du lieu où ils étaient venus chercher la santé ; les autres ne tardèrent pas à reprendre le chemin de leur pays, et le silence régna de nouveau dans le village de Combaconam, dont l’étang devait rester durant douze années privé de sa vertu miraculeuse.
Tandis que le pourohita se félicitait avec ses collègues de la pieuse résolution qu’avait prise Dévadatta, celui-ci restait à Combaconam assez indifférent à la sainteté du lieu, et tout simplement pour s’y reposer des fatigues d’une longue marche. Il s’était bien donné de garde de se plonger dans les eaux malpropres de l’étang; il ne se croyait entaché d’aucune souillure, et d’ailleurs il lui devenait de plus en plus impossible de se conformer aux préceptes de l’idolâtrie. La pensée de se remettre sous le joug de la religion chrétienne se présentait quelquefois à son esprit; mais il la repoussait comme une faiblesse, et il évitait de diriger ses pas du côté du village de Tirivelly, dont le nom seul troublait son cœur. Dévadatta avait alors vingt ans, et il y a dans la jeunesse de ces momens où la liberté d’agir et de penser apparaît comme le plus grand des biens. Cependant il fallait prendre un parti, rentrer à Chillambaram parmi les brahmanes, ou chercher ailleurs des moyens d’existence. Dégoûté de tout au débat de la vie, inquiet de l’avenir, ennuyé du présent, Dévadatta s’abandonnait à des accès d’une mélancolie sauvage qui s’exaltait encore dans la solitude. Il éprouvait le besoin de se créer un rôle actif au milieu de ses semblables ; mais dans ce monde qui l’entourait il ne rencontrait que des intelligences assoupies et comme embourbées dans les traditions confuses que les siècles ont accumulées sur le sol de l’Inde.
Un soir, errant au bord d’un ruisseau, il aperçut un Hindou agenouillé dans l’herbe, qui se penchait pour aspirer l’eau au travers d’un linge posé sur sa bouche. Il s’approcha de lui. — Tu appartiens à la secte des djaïnas, toi qui crains d’avaler quelque être vivant contenu dans l’eau de ce ruisseau?
— Oui, répondit l’étranger sans se troubler, tout ce qui a vie est divin; la matière ne possède-t-elle pas la qualité d’être éternelle, puisque ce qui existe a toujours existé et existera toujours? Vous autres brahmanes qui vous dites orthodoxes, vous avez inventé des symboles ridicules et repoussans!... Vous fatiguez de vos prières vos dieux inutiles... Dieu, — car il n’y en a qu’un, — Dieu, qui est l’âme suprême, ne prend nul souci de nos actions; que lui font nos vertus et nos vices?
— Après la mort que devient l’homme? demanda Dévadatta.
— L’homme ne meurt pas, répliqua le djaïna, il recommence une autre vie, et selon que ses actions ont été bonnes ou mauvaises, il monte ou descend dans l’échelle des êtres... Celui qui pourrait atteindre à un état parfait de pureté, — mais il n’y en a plus de nos jours! — finirait par s’absorber dans le grand Tout, et alors il cesserait de tourner dans le cercle des existences terrestres...
Ayant ainsi parlé, le djaïna s’éloigna à pas lents, dans l’attitude d’un sage qui a le sentiment de sa supériorité. — Si ce que dit ce sectaire est vrai, pensa Dévadatta, le dernier mot de cette vie sans cesse renouvelée sera le néant, et la vertu n’aura d’autre récompense que de nous y faire arriver plus vite ! Idée consolante en vérité, et bien faite pour soutenir l’homme dans ses jours d’angoisses et de douleurs !
Ainsi songeait Dévadatta, en proie au découragement. Il écrasait sous ses pieds avec une colère concentrée les petits insectes qui se mouvaient dans l’herbe, comme si ces pauvres êtres étaient responsables du dogme de l’anéantissement final tant prôné par les djaïnas. — Mourez, disait-il avec un sourire ironique, mourez, créatures informes, pour renaître encore; en vous détruisant ainsi, je hâte le moment de votre délivrance !
Et il allait toujours, suivant le bord du ruisseau profond et encaissé qui roulait au milieu des pierres ses eaux écumeuses. Une solitude profonde l’environnait, la nuit s’étendait sur les campagnes coupées de buissons arrondis et de palmiers élancés, dont les panaches, agités par la prise, semblaient autant d’oiseaux battant de l’aile. Les chacals commençaient à glapir autour des villages; c’était l’heure où une vague terreur s’empare de l’esprit des timides Hindous, et Dévadatta, qui cherchait à s’élever par la pensée au-dessus de ce monde de misères en sondant les problèmes de la vie et de la mort, éprouvait, lui aussi, une secrète épouvante. Tout à coup des feux de joie éclatèrent du milieu des pagodes que renferme l’étang de Combaconam, et des cris joyeux se firent entendre : on célébrait la grande fête du solstice d’hiver, la fête du Pongol. Le mois qui précède cette époque si vivement attendue, mois entièrement composé de jours néfastes, venait enfin de s’achever, et les Hindous, délivrés des craintes qui les avaient assiégés durant ces terribles semaines, s’abandonnaient à la plus bruyante allégresse. Le premier des trois jours consacrés à cette fête, on se visite, on se fait des présens; ce ne sont partout que divertissemens et plaisirs.
— Il y a donc des gens heureux, des gens qui s’amusent dans ce monde de douleur et d’ennui? se dit Dévadatta en se dirigeant vers le village. Une nouvelle année va commencer, qu’y a-t-il donc là de si réjouissant?
Il se mit à parcourir le village, et l’aspect des visages rayonnans de bonheur lui fit faire un retour sur lui-même. Deux fois j’ai connu la joie, pensa-t-il, dans l’austérité et dans les plaisirs, auprès du père Joseph et dans les pagodes de Chillambaram, dans le bien et dans le mal... L’homme peut donc se lasser de tout, de la vertu et du vice?... Aujourd’hui toutes ces démonstrations me fatiguent et m’irritent. Je n’ai plus de famille, je suis sans amis ; aucun lien sérieux ne m’unit au pourohita, qui a voulu m’attacher à lui par un mensonge; celui qui m’unissait à mon premier maître et aux gens de Tirivelly est à jamais rompu... Sur cette terre de l’Inde, qui est ma patrie, me voilà seul...
Ces amères réflexions lui arrachèrent quelques larmes; quand tout était en fête autour de lui, il demeurait plongé dans une rêverie douloureuse. Le lendemain, il y eut dans le village une animation plus grande encore; c’était le jour où l’on célèbre le premier pas que fait le soleil vers l’hémisphère boréal. Les femmes mariées vont se purifier dans des étangs où elles se plongent avec leurs vêtemens, et, sortant de l’eau toutes mouillées, elles font cuire en plein air du riz mêlé avec du lait. Il faut voir toutes ces mères de famille, penchées sur le vase qui chauffe, guetter le premier signe d’ébullition. Dès que le riz commence à bouillir, de grands cris retentissent, et les mots pongol, o pongol! (il bout, oui, il bout!), répétés par toutes ces voix féminines, annoncent à la population impatiente la fameuse nouvelle. Chaque femme alors enlève le vase où le riz a bouilli, on le porte dans le temple, devant l’idole, à qui l’on offre une partie de cette nourriture sacrée ; une autre partie est donnée aux vaches, et les gens de la maison se partagent le reste. Alors on se visite encore, on s’aborde en se demandant si le riz a bouilli, et chacun de répondre avec exaltation : Pongol, pongol! (il a bouilli!) Le jour suivant, les femmes cèdent la place aux hommes, et une nouvelle cérémonie s’accomplit, plus variée, plus divertissante que celle de la veille. Dans un grand vase rempli d’eau, on jette de la poudre de curcuma, de la graine de l’arbre appelé paraty et des feuilles de margousier; après avoir bien mêlé ensemble ces trois substances, on en arrose les bœufs et les vaches, dont on fait trois fois le tour.
Tous les habitans de la maison, — moins les femmes, qui sont exclues, — se placent successivement aux quatre points cardinaux et exécutent quatre fois devant les animaux qu’ils viennent d’asperger la grande salutation, qui consiste à se prosterner à terre tout de son long. Puis on s’applique à peindre les cornes des vaches de toute sorte de couleurs, on leur suspend au cou des guirlandes de feuillages verts entremêlés de fleurs; à ces guirlandes sont attachés des gâteaux, des cocos, des fruits de diverses espèces. Les vaches, troublées par les honneurs qu’on leur rend, épouvantées par les objets sans nombre dont on a chargé leurs cornes, se débattent et dispersent autour d’elles les fruits, les gâteaux, les fleurs, les branches d’arbres. Alors la foule ramasse ces précieux débris et les mange avidement comme une manne sacrée. Il y a dans cette fête quelque chose de touchant et de grotesque. N’est-il pas juste que les bœufs, après les travaux du labourage, reçoivent les hommages de ceux dont ils ont préparé la récolte? Et les vaches, qui par leur lait fournissent une nourriture abondante et saine aux populations si sobres de l’Inde, n’ont-elles pas le droit de se voir parées, attifées, traitées avec égard au moins un seul jour dans l’année par les laboureurs dont elles font la richesse ? Mais ces pauvres animaux, que ne tourmentent ni le sentiment de la vanité ni celui de la coquetterie, se montrent peu sensibles aux honneurs qu’on leur rend. L’œil hébété, la langue pendante, ils s’en vont au hasard, beuglant et galopant, embarrassés dans leur course par ces ornemens importuns qu’ils ont hâte de jeter au vent. Les idolâtres ont beau les honorer comme des divinités, se prosterner dans la poussière devant eux et regarder comme sacré tout ce qui sort de leur corps : ces honnêtes quadrupèdes ne se montrent ni plus fiers, ni moins gauches dans leurs allures.
Mêlé à la foule, Dévadatta suivait d’un œil moins attristé cette fête pastorale, naïve et décente à ses débuts : il caressait au passage les vaches effarouchées qui s’arrêtaient par instans, baissaient la tête et frappaient la terre de leurs pieds fourchus; mais bientôt de nouveaux cris se firent entendre : Aux champs, aux champs les vaches! C’était la folie qui succédait à la joie. Les vaches, conduites en troupe hors du village par toute la population rassemblée, furent poussées de droite et de gauche à travers la campagne. Un tapage assourdissant de gongs, de trompettes, de tambours de toute forme, ébranla les échos des collines, et les pauvres bêtes épouvantées se dispersèrent en désordre, foulant les récoltes, culbutant les clôtures des champs. Qu’elles s’en aillent paître où bon leur semble, qu’elles commettent toute sorte de dégâts dans les cultures; elles sont libres, personne n’osera les arrêter dans leur fuite. Puis, quand les vaches ont disparu, chassées à grand bruit par ceux-là mêmes qui se prosternaient devant elles quelques heures auparavant, les idoles sont retirées du sanctuaire et promenées solennellement sur leurs chars au son de cette même musique infernale qui a effrayé le bétail. Les danseuses du temple marchent en tête du cortège. Cette fois la folie fait place au délire, qui se trahit dans les poses effrontées de ces femmes, devenues le point de mire de tous les regards, car elles sont toujours choisies parmi les plus jeunes et les plus jolies. Tandis qu’elles édifient la foule par leurs chants voluptueux, on s’occupe de ramener les vaches à l’étable, puis l’idole est remisée, et la fête du pongol se termine au milieu des acclamations de ce peuple idolâtre, fatalement épris d’un culte qui n’omet jamais dans ses cérémonies de flatter la sensualité et d’exciter les passions.
Le lendemain, tout rentrait dans le calme, et les laboureurs al- laient reprendre leurs travaux interrompus depuis trois jours, lors- qu’une rumeur sinistre se répandit dans le village de Combaconam. Un grand crime, disait-on, avait été commis durant la nuit. Parmi les vaches décorées la veille avec tant de soin, puis lancées dans la campagne, il en manquait une, et la bête sacrée avait été tuée par les chrétiens de Tirivelly! Les brahmanes, prenant parti pour l’animal objet de leur vénération, jetèrent des cris de détresse, la population s’assembla tumultueusement. Il fut résolu que, pour venger les dieux outragés par le meurtre d’une vache, on marcherait contre les chrétiens auteurs de cet odieux sacrilège. L’indignation était à son comble; une animation extraordinaire régnait dans le village et dans les environs. Dévadatta ne put s’empêcher de sourire d’abord à la vue de cette colère subite qui changeait en furieux les paisibles habitans de Combaconam au lendemain de la joyeuse fête du pongol; mais il ne tarda point à se convaincre que la foule, excitée par les brahmanes, pourrait bien se porter aux dernières extrémités. Cette pensée l’effraya, et il sortit spontanément de la neutralité dans laquelle il trouvait plus facile de se tenir renfermé. Pour qui allait-il prendre parti dans cette lutte du plus fort contre le plus faible?
La population exaspérée se disposait à se mettre en marche pour aller châtier les chrétiens, lorsque Dévadatta s’avança hardiment : — Êtes-vous sûrs que les gens de Tirivelly ont commis le crime dont vous les accusez? demanda-t-il. De sauvages clameurs lui répondirent, et il comprit tout de suite qu’il était impossible d’arrêter ce peuple excité par ses brahmanes et avide de vengeance. Faisant alors un geste solennel : — Eh bien! dit-il, suivez-moi... Dévadatta était jeune, alerte; d’un pas rapide il s’avance seul en avant, poussé par le courageux désir non d’attaquer le premier, mais de sauver, s’il se peut, les gens de Tirivelly. Ne les connaît-il pas tous? ne les a-t-il pas longtemps nommés ses frères?... N’a-t-il pas appris au milieu d’eux que la vraie grandeur consiste à se dévouer pour le salut d’autrui?... Il ne se demande point si la foi qu’il a désertée s’est tout à coup ranimée dans son cœur, si ce n’est pas la charité qui le guide. Il vole vers ce village sans défense, qu’une horde aveugle dans sa haine veut envahir et saccager. Là est Nanny, la jeune fille qu’il n’a pu oublier, et devant laquelle il n’osait plus reparaître, et lui, qui, la veille encore, découragé, ennuyé du présent et redoutant l’avenir, flottait au gré de ses rêves attristés, le voilà plein d’énergie : il n’hésite plus. Du fond de sa conscience qui sommeillait, une voix s’est élevée qui lui crie : Déodat, tes frères t’appellent !
Les habitans de Tirivelly ne soupçonnaient rien de ce qui se tramait contre eux; ils n’avaient pas même repoussé les vaches errantes que le vacarme de la musique païenne avait chassées jusque sur leur territoire. C’était fête aussi chez eux ce jour-là, c’était la grande fête de la Noël, et, tous réunis dans l’église, ils la célébraient pieusement. L’office allait finir, lorsque Dévadatta, qui n’avait pas un seul instant ralenti sa course précipitée, parut devant la porte du temple chrétien. À ce moment, le père Joseph levait la main pour bénir les fidèles agenouillés; sa voix défaillante se faisait à peine entendre au milieu du silence, il tenait les yeux levés vers le ciel. Quand il les abaissa sur la foule, un cri s’échappa de sa poitrine : — Pas d’idolâtre ici!...
Dévadatta haletant, le front couvert de sueur, inclina sa tête, et d’une voix émue : — Padre s’écria-t-il, et vous tous, frères, écoutez-moi ! L’ennemi arrive, vous êtes perdus !
En un instant, l’église fut vide : Déodat, c’est Déodat, répétait-on de tous côtés, et les chrétiens se pressaient autour du père Joseph, qui s’entretenait avec son ancien disciple. La vieille Monique était là, debout, transie de crainte, serrant dans ses bras la petite Nanny, qui fixait ses yeux troublés sur Dévadatta.
— Nous n’avons pas tué la vache dont tu parles, dit tout à coup un laboureur; arrivée sur le territoire de notre village, elle s’est embarrassée dans un buisson, et cette nuit les chacals l’ont attaquée, voilà la vérité...
— Le temps presse, mes enfans, interrompit le père Joseph; nous ne ferons pas entendre raison à ces païens... Que chacun de vous s’enfuie dans la campagne en emportant ce qu’il a de plus précieux.
— Padre, dit Dévadatta, vous êtes accablé par l’âge, comment pourrez-vous fuir?
— Moi, répondit le vieillard, je resterai; que mon troupeau échappe à la mort, et je mourrai tranquille...
Tandis que les gens de Tirivelly se dispersaient au loin, ceux de Combaconam commençaient à paraître; un nuage de poussière enveloppait la troupe ennemie, conduite par les brahmanes. Quand l’église du village chrétien se montra à leurs regards, ceux-ci éclatèrent en invectives.
— Voilà leur prêtre, s’écrièrent-ils en montrant du doigt le père Joseph, voilà celui qui a fait tout le mal! Tiens-le bien, Dévadatta! Mort à celui qui a tué la vache...
— Mais toi, demanda le père Joseph à son ancien disciple, que fais-tu à mes côtés? Ne vois-tu pas qu’ils vont tourner contre moi toute leur fureur? Retire-toi...
— Ote-toi de là, Dévadatta, s’écrièrent à leur tour les brahmanes; les pierres lancées par ceux qui nous suivent vont pleuvoir sur toi.
— Qu’ils frappent, répondit Dévadatta en couvrant de son corps le vieux prêtre, et vous-mêmes, frappez aussi; je ne bougerai pas de cette place. En vérité, je vous dis que les chrétiens n’ont pas commis la faute que vous leur reprochez, la vache a été dévorée par les bêtes sauvages. — Mensonge, mensonge! répétèrent les brahmanes et ceux qui les entouraient. C’est une ruse pour nous éloigner... Dévadatta, tu n’es qu’un traître!...
Les gens de Combaconam n’étaient pas venus de si loin pour renoncer à leur vengeance; quelques-uns mirent le feu aux premières cabanes du village, d’autres ramassèrent des pierres pour les lancer sur le père Joseph. Une grêle de cailloux siffla dans l’air, mais aucun ne porta; cette foule aveuglée par la passion dirigeait ses coups au hasard. Le père Joseph fit le signe de la croix.
— Il a fait un geste pour invoquer son Dieu, dirent quelques Hindous; mais nos divinités sont plus puissantes que la sienne! — Parlant ainsi, ils renouvelèrent leur attaque, et Dévadatta, atteint au front, tomba aux pieds du père Joseph, rougissant la terre de son sang.
À cette vue, les assaillans épouvantés prirent la fuite ; celui qui gisait sanglant devant eux était lui-même un brahmane, et pour venger la mort d’un animal sacré ils avaient frappé un deux fois né, une image vivante de la divinité! Ils abandonnèrent donc le champ de bataille, honteux et déconcertés comme des vaincus. Une terreur superstitieuse s’était emparée de ces Hindous à l’esprit mobile, plus sujets que les autres peuples aux paniques subites.
Dès que l’ennemi commença de battre en retraite, les chrétiens se hâtèrent de rentrer au village pour éteindre le feu qui consumait çà et là quelques chaumières. Penché sur le blessé, le père Joseph cherchait à étancher le sang qui coulait du front de celui-ci. Monique accourut vers le padre, et, voyant le jeune homme à terre et sans mouvement, elle appela quelques femmes qui l’aidèrent à l’emporter dans sa maison.
— Déodat, mon cher enfant, toi que j’ai bercé tout petit dans mes bras! disait-elle en versant des larmes...
Déodat rouvrit les yeux et prit les mains de la vieille Monique, qui, à force de laver le sang dont son front était couvert, en avait effacé les trois lignes symbole de l’idolâtrie. — Ma mère, dit-il d’une voix faible, vous m’aimez donc toujours?...
— Mon cher fils, dit le père Joseph en s’approchant de lui, il ne s’est pas passé un seul jour que ton nom n’ait été prononcé dans nos prières !.. . Mais garde le silence; ta blessure demande du repos et des soins.
Pendant une semaine, la vie de Déodat fut en danger. Monique, assise près de lui, le veillait avec une sollicitude maternelle, et souvent, lorsqu’il était endormi, Nanny, s’approchant doucement de la porte, venait demander des nouvelles de celui qu’elle n’osait plus nommer son frère. La jeune fille était devenue grande; modestement vêtue de la longue pièce de toile qui couvre les chrétiennes de l’Inde depuis l’épaule jusqu’à la cheville, elle se faisait remarquer au milieu de ses compagnes par la grâce naïve de son maintien. Cette dignité un peu sauvage, particulière aux femmes de l’Inde, était tempérée en elle par l’effet d’une éducation chrétienne; on eût dit une antilope des djungles, mais apprivoisée, quoique timide encore. Sa peau d’un brun foncé avait juste assez de transparence pour que la rougeur causée par l’émotion se laissât deviner sur ses joues. Aussi, lorsque Dévadatta, — redevenu le Déodat des premiers jours pour tous ses anciens amis, — commença enfin à se remettre de sa blessure, il demeura comme ébloui par les charmes de la jeune fille : la convalescence est un temps propice aux sentimens doux et affectueux. Les furtives et discrètes apparitions de Nanny ne firent que rendre plus vif encore l’amour qu’il éprouvait pour elle.
Cependant on s’inquiétait à Chillambaram de l’absence prolongée de Dévadatta. Un jour qu’il était assis sur le seuil de la porte, auprès de la vieille Monique, le pourohita se montra tout à coup devant lui. — Salut à toi, Dévadatta! lui dit-il; je suis venu pour t’emmener... Es-tu en état de me suivre?
— Ma blessure est en voie de guérison, répondit le jeune homme; mais je ne vous suivrai pas.
— Insensé, dit le pourohita n’es-tu pas mon fils par la voie de l’adoption?... Nous t’attendons tous là-bas.
— Non, répliqua Déodat, aucun lien sérieux ne m’unit à vous... Vous avez usé de fraude pour me retenir dans vos pagodes.
— Ingrat, fils ingrat! s’écria le pourohita, ne t’ai-je pas déclaré héritier de mes biens? N’as-tu pas joui près de moi de tous les bonheurs de la vie ?
— Hélas! ce que vous dites est vrai, répondit le jeune homme : vous m’avez associé à votre existence agréable et facile ; mais encore une fois je ne puis vous appartenir...
Puis, le père Joseph ayant paru sur le seuil de la porte : — Tenez, ajouta-t-il, voilà mon père, et cette femme vénérable qui m’a élevé avec tant de tendresse, cette femme est vraiment ma mère.
— Il est fou! murmura le pourohita... On l’a ensorcelé ici!... Voyons, Dévadatta, fils de brahmane par la naissance et par l’adoption, veux-tu pourrir dans ce misérable hameau?
— Je veux y vivre. Ici on sait aimer ses semblables...
— Prends garde, interrompit le pourohita d’un ton de colère, nous saurons bien t’arracher de ce lieu où tu as causé tant de scandale à toute notre caste!... Ceux de Combaconam avaient raison de le dire : tu as perdu la tête, et tu as juré de nous couvrir de honte. — Je vous l’ai déclaré au nom de ma conscience et avec la plénitude de ma raison, reprit tranquillement Déodat, j’ai retrouvé ici la famille que vos conseils perfides m’avaient fait abandonner, je ne la quitterai plus désormais. Oui, j’ai près de moi dans ce village un père et une mère; tous les habitans de Tirivelly sont pour moi des frères, entendez-vous?
Le pourohita demeurait confondu de tant de folie et d’audace. A ses yeux, Déodat n’était qu’un fou, et il s’éloigna en répétant : — Pauvre insensé! Tu renaîtras dans le corps d’un hibou, et tu pousseras la nuit à travers les forêts ce cri sinistre qui ressemble à la voix d’un désespéré.
— Ma mère, dit Déodat à la vieille Monique, tandis que le brahmane se retirait avec une lenteur affectée, et vous, padre, vous avez entendu mes paroles... Voulez-vous de moi? me pardonnez-vous ma fuite en pays ennemi?... Oui; eh bien! un mot encore... Nanny a été pour moi une sœur; dites-lui que je l’aime autrement désormais...
— Mon fils, dit le père Joseph, tu ne serais pas en sûreté parmi nous; il faut que tu t’éloignes pour quelque temps...
— Oh! mon Dieu, répliqua Déodat, m’en aller d’ici!
— Oui, pour un temps, il le faut. Tu reviendras, mon enfant... Si je suis mort, car ma fin approche, la bonne Monique te recevra une fois encore sous son toit... Mais non, ton absence ne sera pas longue; tu reviendras bientôt, Déodat, et j’espère que je pourrai, avant de fermer les yeux, bénir ton union avec celle que tu choisis pour ta compagne.
Les prévisions du père Joseph se réalisèrent. Après quelques mois d’absence, Déodat revint à Tirivelly. La colère des brahmanes s’était apaisée: d’ailleurs, pour se consoler de leur défaite, ils firent semblant de croire que Déodat était réellement fou. Ils le répétèrent si souvent qu’ils finirent peut-être par se le persuader. Le père Joseph, accablé d’années, put unir par le lien indissoluble du mariage Déodat et Nanny, et peu de jours après il s’éteignit doucement au milieu des larmes et des bénédictions de tous ses chers enfans de Tirivelly. Avant de mourir, il avait songé à placer convenablement le jeune couple. Un emploi honorable attendait Déodat dans la ville de Pondichéry. Le jour fixé pour le départ, un petit chariot couvert, attelé de deux bœufs blancs aux fines cornes, au dos bossu, fut amené devant la porte : c’était l’équipage qui allait conduire Déodat et sa femme dans la capitale des établissemens français. La vieille Monique, désormais trop âgée pour continuer à Tirivelly ses pieuses fonctions de mère des pauvres et des orphelins, suivit les jeunes époux. Elle prit place au fond du chariot, à côté de Nanny. Déodat, assis sur le timon, les jambes croisées, excitait les bœufs du geste et de la voix. De temps à autre il tournait la tête en arrière pour regarder Nanny, qui lui répondait par un sourire. Ils voyagèrent ainsi à petites journées. Chillambaram se trouvait sur leur route; mais Déodat eut soin d’y passer pendant la nuit: le souvenir du séjour qu’il y avait fait lui était devenu insupportable. Après avoir traversé le gros village de Cuddalore, planté de beaux arbres, et la rivière d’Ariacouppam, dont les rives sablonneuses sont semées de palmiers sauvages, le chariot roula sur la grande route ombragée qui annonce les abords de Pondichéry. Tout à coup un sourd murmure retentit aux oreilles de Nanny, et une immense étendue, aussi bleue que le ciel, se déploya à ses regards surpris.
— Qu’est cela? demanda-t-elle en se penchant vers Déodat.
— C’est la mer, répondit-il.
— Et ce qui flotte là-bas?
— C’est le pavillon de la France, du pays qui nous a envoyé notre meilleur ami. Pauvre père Joseph!...
Quelques momens après, le chariot débouchait sur la magnifique place au milieu de laquelle s’élève le palais du gouverneur. Déodat, faisant tourner à gauche ses petits bœufs fringans, se dirigea vers cet assemblage confus de maisons blanches et de huttes sombres, à moitié cachées sous les cocotiers et les manguiers, que l’on nomme la ville noire, et il s’arrêta tout près de l’église des missions, devant une porte marquée d’une croix. C’était la demeure de l’évêque et le presbytère. La vieille Monique y fut accueillie avec les égards dus à ses vertus et à son âge, Déodat et Nanny avec l’intérêt qu’inspire un jeune couple qui s’aime; puis on les conduisit dans la maison qui leur avait été préparée, habitation gracieuse et simple, adossée à un jardin où mûrissaient les bananes, les pamplemousses et les cocos. Il y avait là encore autour d’eux des pagodes où se célébraient les fêtes tumultueuses du paganisme; mais le bruit de ces cérémonies extravagantes ne troublait plus l’imagination calmée du néophyte. Déodat, installé tout le jour chez un négociant dont il écrivait les comptes en tamoul et en français, maniant le calame et la plume avec une égale aisance, rentrait chaque soir plein de joie dans sa paisible retraite, où il était sûr de retrouver les deux grands biens de la vie, l’affection d’une mère et la tendresse d’une femme aimée.
TH. PAVIE.
- ↑ Littéralement rasée, terme de mépris qui désigne les veuves, parce qu’elles ont les cheveux rasés à la mort de leur mari.
- ↑ Caravansérail, lieu de repos ouvert aux voyageurs.
- ↑ Ceux qui ont reçu comme une seconde naissance par la cérémonie de l’investiture.
- ↑ Il est formé de trois lignes, celle du milieu rouge, les deux autres blanches, qui se réunissent à leur base.
- ↑ Devâdinâm Djagat sarvam, Mantrâdinam tâ Dévalâ, Tan Mantram Brâhmanâdinâm Brâhmanâ nama Dévatâ.
- ↑ Savetiers, gens dégradés parce qu’ils travaillent le cuir. Chandala est une épithète injurieuse qui s’applique à tous les hommes avilis et n’appartenant à aucune des quatre castes; il est à peu près synonyme de paria, qui signifie étranger.