D’Alembert/5

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 116-137).

CHAPITRE V

D’ALEMBERT ET LA SUPPRESSION DES JÉSUITES


Un personnage alors considérable — c’était le maréchal Vaillant — me disait un jour : « Je passe l’été dans une petite commune de Bourgogne ; là, quoique voltairien, chaque dimanche ma présence à l’église édifie les fidèles : vous me direz que c’est de l’hypocrisie ! — Ah ! maréchal ! répondis-je sans hésitation… — Vous voulez dire, continua-t-il, que ce n’est pas de l’hypocrisie : vous me feriez plaisir en m’expliquant pourquoi. »

Je fus embarrassé ; il s’y attendait et nous rîmes tous deux.

D’Alembert, incrédule convaincu et plus voltairien que Voltaire, affectait quelquefois, dans ses écrits et souvent dans ses discours académiques, des formes respectueuses qui contrastent avec le ton de sa correspondance. Pour l’accuser cependant d’hypocrisie, il faudrait ne l’avoir jamais connu. En ne compromettant ni l’Académie ni lui-même, il faisait preuve de tact et de prudence. Il riait de sa sagesse. Après avoir prononcé l’éloge de Bossuet, il reçut de l’archevêque de Toulouse des louanges très méritées ; il se frottait les mains et se réjouissait d’avoir si gravement joué à l’orthodoxie. S’il a pris trop de plaisir à ce jeu, le péché n’est pas grave. D’Alembert, très sérieux au fond, affectait de ne pas l’être. Voltaire lui a reproché quelquefois un langage trop éloigné de sa pensée.

« Vous me faites, lui répond un jour d’Alembert, une querelle de Suisse que vous êtes, au sujet du Dictionnaire de Bayle. Premièrement je n’ai pas dit :« Heureux s’il eût plus respecté la religion et les mœurs ! » Ma phrase est beaucoup plus modeste. Mais, d’ailleurs, qui ne sait que dans ce maudit pays où nous écrivons, ces sortes de phrases sont style de notaire et servent de passeport aux vérités qu’on veut établir ? Personne n’y est trompé.... » Il faut connaître la situation. « On vient, écrivait peu de temps après d’Alembert, de publier une déclaration qui inflige la peine de mort à tous ceux qui seront convaincus d’avoir composé, fait composer et imprimer des écrits tendans à attaquer la religion. »

« La crainte des fagots est très rafraîchissante », ajoute d’Alembert. C’est à ceux qui les préparaient que fait allusion ce mot de ralliement si connu : Écrasons l’infâme. Il avait cours entre amis seulement et les portes fermées ; on ne confiait pas les lettres à la poste. Quand on ne peut combattre en rase campagne, les embuscades sont permises. Qu’un croyant aspire au martyre, il joue son jeu et vise au paradis. Un mécréant n’a pas d’ambitions si hautes.

D’Alembert ne craignait pas sérieusement d’être brûlé, mais il ne voulait pas s’exposer comme Diderot à habiter à Vincennes, ni comme Voltaire à s’exiler hors de France. Son cœur le retenait à Paris. Il ne voulait compromettre ni ses intérêts ni son repos. Voltaire cependant excitait son zèle ; il ne lui demandait que cinq ou six bons mots par jour. Lui-même d’ailleurs conseillait la prudence et en donnait l’exemple. « Je voudrais, disait-il, que chacun des frères lançât tous les ans des flèches de son carquois contre le monstre, sans qu’il sût de quelle main les coups partent. Il ne faut rien donner sous son nom. Je n’ai pas même fait la Pucelle. Je dirai à maître Joly de Fleury que c’est lui qui l’a faite. »

Voltaire, pas plus que d’Alembert, ne se souciait de boire la ciguë. Il consentait pour éloigner ce calice à communier dans l’église de Ferney. À Abbeville, où le chevalier de la Barre venait d’être supplicié, il aurait mis chapeau bas devant toutes les processions.

D’Alembert publia en 1765 un livre intitulé Histoire de la destruction des Jésuites, par un auteur désintéressé. En l’imprimant en Suisse, on avait, suivant le conseil de Voltaire, soigneusement caché le nom de l’auteur. On feignait au moins de le croire et l’on s’amusait du mystère. C’est à mots couverts que Voltaire donne des nouvelles de l’impression. On prépare un ouvrage de géométrie, et sur ce thème les deux amis rencontrent, sans songer que jamais ils en amuseront le public, des plaisanteries qui les réjouissent. Deux ans après, d’Alembert écrit à Voltaire à propos de la dispersion des jésuites d’Espagne : « Notre jeune mathématicien a fait une petite suite pour l’ouvrage que vous connaissez où il traite de l’état de la géographie en Espagne. Vous le recevrez incessamment. »

Voltaire le reçoit et répond :

« J’ai envoyé vos gants d’Espagne sur-le-champ à leur destination ; leur odeur m’a réjoui le nez. »

Le livre fut introduit à Paris par les soins de Marin (frère Marin), secrétaire du lieutenant de police. Ceux qui en reçurent les premiers exemplaires remercièrent le frère d’Alembert. Il ne faut pas regarder le secret, bien ou mal gardé, ni surtout l’impression à l’étranger comme des précautions inutiles. Les ouvrages dans ce cas ne formaient pas délit. La police pouvait les interdire, le Parlement n’avait pas à les juger. Le livre de d’Alembert était défendu, mais il circulait librement. Un an après sa publication, Diderot écrivait : « Le livre de d’Alembert sur la destruction des jésuites, qui n’est rien, a fait plus de sensation dans Paris que les quatre volumes de ses opuscules mathématiques ».

Lorsque d’Alembert se déclare impartial, il a l’intention de l’être ; comme historien, il y réussit. La première partie du livre devait, pour ses amis étonnés, ressembler à une apologie de la société de Jésus. L’histoire de Loyola et des ingénieux statuts qu’il inventa n’inspire à d’Alembert ni railleries ni bons mots.

Les jésuites sont irréprochables dans leurs mœurs, fidèles à leurs vœux, laborieux dans leurs études et dévoués à la tâche qui leur est confiée. On a bien fait cependant de les supprimer. On ferait mieux encore de supprimer leurs ennemis les jansénistes et avec eux tous les ordres religieux.

C’est ainsi que, fidèle à sa promesse, l’auteur désintéressé pourrait, à l’inverse de Sosie, se présenter, en disant :

« Messieurs, ennemi de tout le monde », car il l’est aussi des parlementaires, et déclare, à huis clos bien entendu, « qu’il se plaît à cingler, sans qu’on sache d’où le coup vient, la canaille jésuitique, la canaille janséniste et la canaille parlementaire ».

Les moins maltraités sont les jésuites. Les jansénistes ne s’y trompèrent pas.

« Les gens raisonnables, dit d’Alembert, ont trouvé l’ouvrage impartial et utile, mais les conseillers de la cour janséniste, en attendant le prophète Élie, qui aurait bien dû leur prédire cette tuile qui leur tombe sur la tête, ont crié comme tous les diables.

« Ce qu’il y a de plaisant, c’est que cette canaille trouve mauvais qu’on lui applique sur le dos des coups de bûche qu’elle se fait donner sur la poitrine. »

La plaisanterie n’est pas heureuse ; d’Alembert, toujours le fouet à la main, promet des coups plus rudes encore.

« J’enverrai prochainement à frère Gabriel, dit-il (Gabriel est le libraire Cramer), de quoi les faire brailler encore, car pendant qu’ils sont en train de braire il n’y a pas de mal à leur tenir la bouche ouverte. J’ai commencé par les croquignoles, je continuerai par des coups de houssine ; ensuite viendront les coups de gaule, et je finirai par les coups de bâton. »

Il rêve mieux que le bâton et ajoute : « Mon Dieu ! l’odieuse et plate canaille ! mais elle n’a pas longtemps à vivre et je ne lui épargnerai pas les coups de stylet ! » La houssine, le bâton, le stylet, c’est toujours la même plume, diversement taillée, et l’apparente férocité de d’Alembert n’est au fond qu’un petit accès de vanité. D’Alembert rit et s’amuse, il ne veut poignarder personne. Il varie ses plaisanteries.

« S’ils avalent ce crapaud, dit-il dans une autre lettre, je leur servirai d’une couleuvre, elle est toute prête. Je ferai seulement la sauce plus ou moins piquante selon que je les verrai plus ou moins en appétit. Je respecterai toujours, comme de raison, la religion, le gouvernement et même les ministres, mais je ne ferai pas de quartier à toutes les autres sottises et assurément j’aurai de quoi parler. »

Voltaire devait être content cette fois : ce n’est pas là style de notaire. D’Alembert aussi était content de lui-même, Voltaire lui écrivait :

« Cher défenseur de la raison, macte animo, et passez joyeusement votre vie à écraser de votre main les têtes de l’hydre. » « Je ne vous le dissimule pas, mon cher maître, répondait d’Alembert, vous me comblez de satisfaction par tout ce que vous me dites de mon ouvrage. Je le recommande à votre protection et je crois qu’en effet il pourra être utile à la cause commune et que l’infâme, avec toutes les révérences que je fais semblant de lui faire, ne s’en trouvera pas mieux. Si j’étais, comme vous, assez loin de Paris pour lui donner des coups de bâton, assurément ce serait de tout mon cœur, de tout mon esprit et de toutes mes forces, comme on prétend qu’il faut aimer Dieu, mais je ne suis posté que pour lui donner des croquignoles, en lui demandant pardon de la liberté grande, et il me semble que je ne m’en suis pas mal acquitté. »

Dans la première partie du livre de d’Alembert, les croquignoles ne pleuvent pas encore.

« On ne peut mieux comparer cette société, partout entourée d’ennemis et partout triomphante l’espace de deux siècles, dit d’Alembert, qu’aux marais de Hollande, cultivés par un travail opiniâtre, assiégés par la mer qui menace à chaque instant de les engloutir, et sans cesse opposant leurs digues à cet élément destructeur.

« Qu’on perce la digue en un seul endroit, la Hollande sera submergée après tant de siècles de travaux et de vigilance. C’est aussi ce qui est arrivé à la société. Ses ennemis ont enfin trouvé l’endroit faible et percé la digue ; mais ceux qui l’avaient construite avec tant de soin et de patience, ceux qui ont ensuite veillé si longtemps à sa conservation, ceux qui ont cultivé avec tant de succès le terrain que protégeait cette digue, n’en méritent pas moins d’éloges. »

Dans la distribution des coups de houssine, les jésuites, on le voit, n’ont pas leur juste part.

D’Alembert raconte le rôle des jésuites pendant le premier siècle et les raisons, fort honorables pour eux, de leurs succès :

« La libéralité qui admet et encourage tous les talents, la longue durée du noviciat, les sérieuses épreuves qui précèdent l’engagement : nul n’est admis sans vocation et sans un dévouement à toute épreuve.

« Les pratiques religieuses leur sont rendues faciles : qui travaille prie. Ils se lèvent, a-t-on dit par raillerie, à quatre heures du matin pour réciter ensemble des litanies à quatre heures du soir. C’est qu’ils croient plus honorable et plus utile d’avoir parmi eux des Pétau et des Bourdaloue que des fainéants et des chantres. »

Tout cela n’est certes pas d’un adversaire fanatique et aveugle.

« Les jésuites sont unis pour le bien de la cause commune. Dans les autres sociétés, les intérêts et les haines réciproques des particuliers nuisent presque toujours au bien du corps. Chez les jésuites il en est autrement. Attaquez un seul d’entre eux, vous êtes sûr d’avoir la société pour ennemie. Jamais républicain n’aima la patrie comme chaque jésuite aime sa société. Le dernier de ses membres s’intéresse à sa gloire, dont il croit qu’il rejaillit sur lui quelques rayons. Ce n’est pas sans raison qu’on les a définis une épée dont la pointe est à Rome.

« Cet attachement des jésuites à leur compagnie ne peut être que l’effet de l’orgueil qu’elle leur inspire et nullement des avantages qu’elle procure à chacun de ses membres. Le mérite modeste ou borné au travail de cabinet y est méconnu, peu considéré, quelquefois persécuté si l’intérêt de la société le demande.

« À tous ces moyens d’augmenter leur considération et leur crédit, ils en joignent un autre, non moins efficace. C’est la régularité de la conduite et des mœurs. Leur discipline sur ce point est aussi sévère que sage, et, quoi qu’en ait publié la calomnie, il faut avouer qu’aucun ordre religieux ne donne moins de prise à cet égard. Ceux d’entre eux qui ont enseigné la morale la plus monstrueuse, qui ont écrit sur les matières les plus obscènes, ont mené la vie la plus édifiante et la plus exemplaire. C’était au pied du crucifix que le père Sanchez écrivit ses abominables et dégoûtants ouvrages, et on a dit en particulier d’Escobar, également connu par l’austérité de ses mœurs et le relâchement de sa morale, qu’il achetait le ciel bien cher pour lui-même et le donnait à bon marché aux autres. »

D’Alembert raconte l’histoire des lettres de change signées par les jésuites d’Amérique et non payées en Europe, le procès commercial fait par les négociants de Lyon et de Marseille à ces marchands auxquels leurs statuts prescrivaient la pauvreté. Chaque profès en effet avait prononcé ce serment : « Je ne travaillerai jamais, en aucune façon, ni ne consentirai jamais au changement des règlements faits sur la pauvreté par les constitutions de la société, si ce n’est quand, par de justes causes, les circonstances pourront exiger que cette pauvreté soit encore restreinte davantage ».

On faisait remarquer cependant qu’on peut être pauvre au milieu de l’abondance. Si la société possédait des biens considérables, les membres de ce corps devenu opulent pourraient encore pratiquer la pauvreté évangélique.

Cette ingénieuse remarque justifiait tout. La banqueroute était un malheur impossible à prévoir. Cela était vrai, mais ce malheur n’arrive pas sans qu’on s’y soit exposé. La malédiction des richesses tombe plus encore que sur les riches sur ceux qui ont soif de le devenir. La banqueroute des jésuites, importante par le chiffre des intérêts engagés — les dettes s’élevaient à 3 millions, — l’était surtout par les révélations qui en sortaient. Elle fut portée à la grand’chambre du Parlement de Paris. Les jésuites furent condamnés, aux applaudissements de la foule qui encombrait le palais, à payer les dettes de leurs frères, avec défense de faire du commerce. La joie fut universelle.

Ce fut le commencement de leurs malheurs. Leurs constitutions, qu’il fallut produire, furent déclarées contraires aux lois du royaume, à l’obéissance due au souverain, à la sûreté de sa personne et à la tranquillité de l’État.

Après avoir jusque-là conservé en racontant les faits son rôle d’historien impartial, d’Alembert rencontre la question de droit ; sa doctrine est singulière. La suppression des jésuites était utile à la tranquillité publique ; il faut applaudir sans se soucier des motifs allégués. Les moyens juridiques, il le déclare et l’approuve, ne sont et ne devaient être que des prétextes. « Ce n’est pas parce qu’on croit les jésuites plus mauvais Français que les autres religieux qu’il faut les disperser et les détruire, c’est parce qu’on les sait plus redoutables. Ce motif, quoique non juridique, est meilleur qu’il ne faut pour s’en défaire. »

Singulière et dangereuse doctrine sur les devoirs et les droits du premier tribunal de l’État.

D’Alembert, toujours franc, ajoute, pour que sa pensée soit bien comprise :

« La ligue de la nation contre les jésuites ressemble à la ligue de Cambrai contre la république de Venise, qui avait pour principale cause les richesses et l’insolence de ces républicains. »

« Les pères, ajoute-t-il, ont osé prétendre, et plusieurs évêques ont osé l’imprimer, que le gros recueil d’assertions extrait des auteurs jésuites par ordre du Parlement, recueil qui a servi de motif principal pour leur destruction, n’aurait pas dû opérer cet effet ; qu’il avait été composé à la hâte par des prêtres jansénistes et mal vérifié par des magistrats peu propres à ce travail ; qu’il était plein de citations fausses, de passages tronqués et mal entendus, d’objections prises pour des réponses, enfin de mille autres infidélités semblables.

« Telle est la prétention des jésuites. Les magistrats, dit d’Alembert, ont pris la peine de répondre. À quoi bon ?

« On ne peut nier, ajoute-t-il, que parmi un grand nombre de citations exactes, il ne soit échappé quelques méprises ; elles ont été avouées sans peine ; mais ces méprises, quand elles seraient beaucoup plus fréquentes, empêchent-elles que le reste ne soit vrai ? » D’Alembert ici se borne à oublier les leçons reçues à l’École de droit. Mais ce qui suit dépasse toute mesure.

« La plainte des jésuites et de leurs défenseurs fût-elle aussi juste qu’elle le paraît peu, qui se donnera la peine de vérifier tant de passages ? En attendant que la vérité s’éclaircisse, si de pareilles vérités en valaient la peine, le recueil aura produit le bien que la nation désirait : l’anéantissement des jésuites. »

Et ce n’est pas dans une lettre confidentielle, c’est dans le livre même de l’auteur désintéressé qu’on peut lire cet étrange passage.

Le tort fait à la justice et à la morale par un arrêt motivé sur des calomnies (telle est l’hypothèse) ne serait-il pas précisément conforme aux principes les plus dangereux reprochés à la société ? On pourrait applaudir à l’expulsion franchement décidée et sans procédure, pour raison d’État ; mais les faux griefs, mêlés ou non à des accusations fondées, ne sauraient trouver d’approbateurs.

D’Alembert, remarquons-le bien, n’admet pas la fausseté des griefs, mais il déclare, sans nécessité par conséquent, que, les reproches eussent-ils été des calomnies, il faudrait se réjouir et approuver.

Telle n’était pas au fond, telle ne pouvait être sa doctrine. Deux ans après, à propos de la suppression des jésuites d’Espagne, il écrivait à Voltaire :

« Croyez-vous tout ce qu’on dit à ce sujet ? croyez-vous à la lettre de M. d’Ossun, lue en plein Conseil et qui marque que les jésuites avaient formé le complot d’attaquer, le jeudi saint, bon jour, bonne œuvre, le roi d’Espagne et toute la famille royale ? Ne croyez-vous pas comme moi qu’ils sont assez méchants, mais non pas assez fous pour cela, et ne désirez-vous pas que cette nouvelle soit tirée au clair ? Mais que dites-vous de l’idée du roi d’Espagne qui les chasse si brusquement ? Persuadé comme moi qu’il a eu pour cela de bonnes raisons, ne pensez-vous pas qu’il aurait bien fait de les dire et de ne pas les renfermer dans son cœur royal ? Ne pensez-vous pas qu’on pourrait permettre aux jésuites de se justifier, surtout quand on croit être sûr qu’ils ne le peuvent pas ? Ne pensez-vous pas encore qu’il serait bien injuste de les faire tous mourir de faim, si un seul frère coupable ou non s’avise d’écrire bien ou mal en leur faveur ? »

À propos du jésuite Malagrida, brûlé à Lisbonne pour de bien faibles motifs, d’Alembert ajoute : « C’est une chose plaisante que l’embarras où les jésuites et les jansénistes se trouvent à l’occasion de cette victime immolée par l’Inquisition. Les jésuites, dévoués jusque-là à ce tribunal de sang, n’osaient plus en prendre le parti depuis qu’il avait brûlé un des leurs. Les jansénistes commençaient à le trouver juste dès qu’il eut condamné un jésuite aux flammes. Ils assurèrent et imprimèrent que l’Inquisition n’était pas ce qu’ils avaient cru jusqu’alors, et que la justice s’y rendait avec beaucoup de sagesse et de maturité. »

On aimerait à voir d’Alembert et Voltaire plus humains et moins aveuglés par la passion que les chrétiens fort imparfaits qu’ils attaquent ; ni l’un ni l’autre n’aurait allumé ni regardé le bûcher, mais ils en riaient et de loin feignaient d’y penser avec plaisir. D’Alembert, à l’occasion de la tragédie d’Olympie faite par Voltaire en six jours, lui écrit :

« Donnez-nous vite votre œuvre des six jours, mais ne faites pas comme Dieu et ne vous reposez pas le septième. Ce n’est point un plat compliment que je prétends vous faire ; mais je ne vous dis que ce que j’ai déjà dit cent fois à d’autres. Vos pièces seules ont du mouvement et de l’intérêt et, ce qui vaut bien cela, de la philosophie, non pas de la philosophie froide et parlière, mais de la philosophie en action. Je ne vous demande plus d’échafaud, je sais et je respecte toute la répugnance que vous y avez, quoique depuis Malagrida les échafauds aient leur mérite. »

À la lueur d’un bûcher le rire devient sinistre ; d’Alembert, en l’oubliant, fait penser à ce mot de Grimm : « Il semble voir des enfants qui jouent avec les instruments du bourreau ».

Les jésuites, condamnés, traînaient l’affaire en longueur. « Le gouvernement hésitait. Une circonstance fortuite précipita leur ruine. On reçut à la fin de mars 1762 la triste nouvelle de la prise de la Martinique par les Anglais. La prudence du gouvernement voulut prévenir les plaintes qu’une si grande perte devait causer dans le public. On imagina, pour faire diversion, de donner aux Français un autre objet d’entretien ; comme autrefois Alcibiade avait imaginé de faire couper la queue à son chien pour empêcher les Athéniens de parler d’affaires plus sérieuses, on déclara donc au principal des jésuites qu’ils n’avaient plus qu’à obéir au Parlement et à cesser leurs leçons. »

« Il est certain, ajoute d’Alembert, toujours sincère, que la plupart des jésuites, ceux qui dans cette société comme ailleurs ne se mêlent de rien, et qui y sont en plus grand nombre qu’on ne croit, n’auraient pas dû, s’il eût été possible, porter la peine des fautes de leurs supérieurs. Ce sont des milliers d’innocents qu’on a confondus à regret avec une vingtaine de coupables. De plus, ces innocents se trouvaient par malheur les seuls punis et les seuls à plaindre, car les chefs avaient obtenu par leur crédit des pensions dont ils pouvaient jouir à leur aise, tandis que la multitude immolée restait sans pain comme sans appui. Tout ce qu’on a pu alléguer en faveur de l’arrêt général d’expulsion prononcé contre ces pères, c’est le fameux passage de Tacite au sujet de la loi des Romains qui condamnait à mort tous les esclaves d’une maison pour le crime d’un seul.


Habet aliquid ex iniquo omne magnum exemplum.


« Tout grand exemple a quelque chose d’injuste. »

Il faut s’y résigner, il y a deux morales, ou, ce qui serait plus triste encore, contre l’intérêt public allégué, il n’en faut invoquer aucune.

Continuons l’analyse du livre.

« Quelques parlements n’avaient rien prononcé contre l’institut, et les jésuites subsistaient encore en entier dans une partie de la France. Il y avait lieu d’appréhender qu’au premier signal de ralliement la partie dispersée, se rejoignant tout à coup à la partie réunie, ne formât une société nouvelle, avant même qu’on fût en état de la combattre. La sagesse et l’honneur même du gouvernement semblaient exiger que la jurisprudence à l’égard des jésuites, quelle qu’elle pût être, fût conforme dans tout le royaume. Ces vues paraissent avoir dicté l’édit par lequel on vient d’abolir la société dans toute l’étendue de la France. »

Tout s’était réuni pour accabler les jésuites et préparer leur ruine. Aux griefs accumulés contre eux ils avaient ajouté deux fautes capitales. Nous n’en rappelons qu’une.

« Ils avaient refusé, par des motifs de respect humain, de recevoir sous leur direction des personnes puissantes (Mme de Pompadour) qui n’avaient pas lieu d’attendre d’eux une sévérité si singulière à tant d’égards. Ce refus indiscret a contribué à précipiter leur ruine. Ainsi ces hommes qu’on avait tant accusés de morale relâchée et qui ne s’étaient soutenus à la cour que par cette morale même, ont été perdus dès qu’ils ont voulu, même à leur grand regret, professer le rigorisme. Matière abondante de réflexion et preuve évidente que les jésuites depuis leur naissance jusqu’à cette époque avaient pris le bon chemin pour se soutenir, puisqu’ils ont cessé d’être dès qu’ils s’en sont écartés. » « Il est certain, telle est la conclusion de d’Alembert, que l’anéantissement de la société peut procurer à la raison de grands avantages, pourvu que l’intolérance janséniste ne succède pas en crédit à l’intolérance jésuitique. Car, on ne craint pas de l’avancer, entre ces deux sectes l’une et l’autre méchantes et pernicieuses, si on était forcé de choisir, en leur supposant le même degré de pouvoir, la société qu’on vient d’expulser serait la moins tyrannique. Les jésuites, gens accommodants pourvu qu’on ne se déclare pas leur ennemi, permettent assez qu’on pense comme on voudra. Les jansénistes, sans égards comme sans lumières, veulent qu’on pense comme eux. S’ils étaient les maîtres, ils exerceraient sur les ouvrages, sur les esprits, sur les discours, sur les mœurs l’inquisition la plus violente.

« Les jésuites étaient des troupes régulières, ralliées et disciplinées sous l’étendard de la superstition. C’était la phalange macédonienne qu’il importait à la raison d’avoir rompue et détruite. Les jansénistes ne sont que des cosaques et des pandours dont la raison aura bon marché. »

Impartial comme il l’a promis, d’Alembert est contre tous également implacable.

Le livre sur la destruction des jésuites obtint un grand succès et souleva de violentes colères. L’auteur, s’il faut en croire Voltaire qui cite de mémoire et invente quelquefois, fut traité d’hyène, de Philistin, d’Amorrhéen, de bête puante, de Satan et de Rabsacès.

Les pamphlets les plus envenimés ne vivent guère ; la trace des invectives disparaît avec eux. La plupart s’adressaient moins à d’Alembert qu’au parti des philosophes tout entier.

L’yenne du Gévaudan, dit l’auteur anonyme d’une lettre à un ami sur le livre nouveau, a fait moins de mal que les écrits publiés depuis peu.

L’auteur de la lettre à un ami, qui s’appelait, je crois, le père Guidy, veut parler des écrits condamnés récemment par l’assemblée générale du clergé (août 1765) dans des termes d’une violence presque égale :

« Une multitude d’écrivains téméraires, disaient les évêques réunis, ont foulé aux pieds les lois divines et humaines. Les vérités les plus saintes ont été obscurcies et les principes de la monarchie ébranlés. Rien n’a été respecté ni dans l’ordre civil, ni dans l’ordre spirituel. La majesté de l’Être suprême et celle des rois sont outragées et l’on ne peut se dissimuler que dans l’ordre de la foi, dans celui des mœurs, dans l’ordre même de l’État, l’esprit du siècle semble le menacer d’une révolution qui présage de toutes parts une ruine et une destruction totale. »

Le clergé voyait juste. Mais l’Encyclopédie dans ses craintes n’occupe qu’une petite part, et le livre sur la destruction des jésuites était à peine signalé.

Il n’est pas vrai non plus, quoique Voltaire, heureux d’enrichir d’un mot nouveau le sottisier littéraire, l’ait répété plusieurs fois, que d’Alembert ait été appelé Rabsacès. J’ai trouvé le passage.

D’Alembert avait écrit :

« La philosophie, à laquelle les jansénistes avaient déclaré une guerre presque aussi vive qu’à la Compagnie de Jésus, avait fait malgré eux et par bonheur pour eux des progrès semblables. Les jésuites, intolérants par système et par état, n’en étaient devenus que plus odieux. On les regardait, si je puis parler de la sorte, comme les grands grenadiers du fanatisme, comme les plus dangereux ennemis de la raison et comme ceux dont il lui importait le plus de se défaire. Les parlements, quand ils ont commencé à attaquer la Société, ont trouvé cette disposition dans tous les esprits. C’est proprement la philosophie qui par la bouche des magistrats a porté l’arrêt contre les jésuites. Le jansénisme n’a été que le solliciteur. »

C’est à l’occasion de ce passage que l’un des auteurs des deux pamphlets très différents portant tous deux pour titre le Philosophe redressé, a provoqué par l’introduction du nom de Rabsacès l’ironie dangereuse de Voltaire.

« Quand j’accorderais, dit-il, à ces prétendus destructeurs des jésuites la gloire, dont ils paraissent jaloux, d’avoir prononcé l’arrêt de leur ruine, est-ce qu’il ne faudra pas toujours dire que c’est Dieu qui s’est servi de blasphémateurs, Rabsacès à leur tête, pour tailler en pièces les Éthiopiens, tellement qu’il ne resta personne de leur côté pour enterrer les morts, tandis que les philosophes de Jérusalem s’applaudissaient de leur politique, qui, disaient-ils, avait fait par leur diversion lever le siège aux Assyriens ? »

L’allusion n’est pas claire ; en consultant la Bible on la trouve plus obscure encore. L’auteur avait oublié les détails du siège de Jérusalem ; mais il n’a pas appelé d’Alembert Rabsacès.

On lui en a dit bien d’autres :

« Ne serait-ce pas s’avilir et faire trop d’honneur à cet écrivain que de qualifier en détail toutes ses contradictions ? Un monstre devant un miroir doit avoir horreur de lui-même. »

« L’auteur, disait un autre, est un philosophe qui ose tout contre la vérité et qui, distrait sur son ignorance, se croit un savant du premier ordre. On pourrait définir son écrit : « Pot-pourri ou Recueil d’invectives ineptes contre la religion. »

La menace se mêle à l’injure :

« S’il n’est pas chrétien, qu’il ne s’avise pas de le dire ; il pourrait bien se faire chasser par le peuple à coups de pierre. »

D’Alembert n’était pas chrétien, on ne peut le nier ; mais, pour le lapider sans crime, il fallait attendre une condamnation ; le supplice sans cela n’aurait pas été régulier.

D’autres, plus modérés, se contentaient de dédaigner son talent littéraire. Dans un pamphlet signalé par Bachaumont on déclare que chez lui la vérité se montre sans beauté et l’erreur se cache sans finesse. Il veut être le singe de Pascal, il n’est qu’un Pasquin. Bachaumont ajoute : « Et cela est vrai ».

Le nom de l’auteur désintéressé était connu de tous. La mort de Clairaut laissa vacante à l’Académie des sciences une des places de pensionnaire. D’Alembert, membre de l’Académie depuis vingt-deux ans et depuis dix ans déjà pensionnaire surnuméraire, ne touchait qu’une partie de la pension. Il avait tous les droits à remplacer Clairaut ; l’usage le désignait, son mérite l’imposait, et l’Académie, par un vote unanime, le présentait au choix du roi.

L’accueil fait au directeur de l’Académie fut très froid. Le ministre, sans refuser, répondit : « Nous ne sommes pas contents de M. d’Alembert ». On laissa la pension disponible, et l’un des membres de l’Académie, dont le nom est resté justement populaire, Vaucanson, eut l’indélicatesse de la demander. Les protestations furent unanimes, et cette mesquine persécution fit tant de bruit, sans que d’Alembert s’en mêlât en rien, qu’après un an d’attente la pension lui fut attribuée.

D’Alembert écrit à Lagrange :

« Je dois vous apprendre qu’on s’est enfin lassé de me refuser cette misérable pension qu’à la vérité je n’ai jamais demandée, mais que l’Académie demandait vivement pour moi. J’en ai fait au ministre un remerciement très succinct et très sec, et je me suis su bon gré de n’avoir démenti dans cette ridicule affaire ni mes principes ni ma conduite antérieure, dont j’espère, par la grâce de Dieu, ne jamais me départir. »