D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme/3

La bibliothèque libre.


III

APPORT DES IMPRESSIONNISTES

Le précurseur Jongkind. Renoir, Monet, Pissarro, Guillaumin, Cézanne, Sisley. — Ils sont, au début, influencés par Courbet et Corot ; Turner les ramène à Delacroix. — La palette simplifiée. — L’impressionnisme. — Les couleurs pures ternies par les mélanges. — La sensation et la méthode.

1. Ceux qui, succédant à Delacroix, seront les champions de la couleur et de la lumière, ce sont les peintres que plus tard on appellera les impressionnistes : Renoir, Monet, Pissarro, Guillaumin, Sisley, Cézanne et leur précurseur admirable, Jongkind.

Celui-ci, le premier, répudie la teinte plate, morcelle sa couleur, fractionne sa touche à l’infini et obtient les colorations les plus rares par des combinaisons d’éléments multiples et presque purs.

À cette époque, ceux qui seront les impressionnistes sont influencés par Courbet et Corot, — sauf Renoir qui procède plutôt de Delacroix, dont il fait des copies et des interprétations. Ils peignent encore par grandes taches, plates et simples, et semblent rechercher le blanc, le noir et le gris, plutôt que les couleurs pures et vibrantes, tandis que déjà Fantin-Latour, le peintre d’Hommage à Delacroix et de tant d’autres œuvres graves ou sereines, dessine et peint avec des tons et des teintes, sinon intenses, du moins dégradés et séparés.

Mais en 1871, pendant un long séjour à Londres, Claude Monet et Camille Pissarro découvrent Turner. Ils s’émerveillent du prestige et de la féerie de ses colorations ; ils étudient ses œuvres, analysent son métier. Ils sont tout d’abord frappés de ses effets de neige et de glace. Ils s’étonnent de la façon dont il a réussi à donner la sensation de blancheur de la neige, eux qui jusqu’alors n’ont pu y parvenir avec leurs grandes taches de blanc d’argent étalé à plat, à larges coups de brosses. Ils constatent que ce merveilleux résultat est obtenu, non par du blanc uni, mais par une quantité de touches de couleurs diverses, mises les unes à côté des autres et reconstituant à distance l’effet voulu.

Ce procédé de touches multicolores, qui s’est manifesté tout d’abord à eux dans ces effets de neige parce qu’ils ont été surpris de ne pas les voir représentés, comme de coutume, avec du blanc et du gris, ils le retrouvent ensuite, employé dans les tableaux les plus intenses et les plus brillants du peintre anglais. C’est grâce à cet artifice que ces tableaux paraissent peints, non avec de vulgaires pâtes, mais avec des couleurs immatérielles.

2. De retour en France, tout préoccupés de leur découverte, Monet et Pissarro rejoignent Jongkind alors en pleine possession de son efficace métier, qui lui permet d’interpréter les jeux les plus fugitifs et les plus subtils de la lumière. Ils notent l’analogie qu’il y a entre son procédé et celui de Turner ; ils comprennent tout le bénéfice qu’on peut tirer de la pureté de l’un et de la facture de l’autre. Peu à peu, les noirs et les terres disparaissent de leurs palettes, les teintes plates de leurs tableaux, et bientôt ils décomposent les teintes et les reconstituent sur la toile, en menues virgules, juxtaposées.

Les impressionnistes furent donc ramenés, par l’influence indéniable qu’eurent sur eux Turner et Jongkind, à la technique de Delacroix, dont ils s’étaient écartés pour chercher la tache par des oppositions de blanc et de noir. Car la virgule des tableaux impressionnistes, n’est-ce pas la hachure des grandes décorations de Delacroix réduite à la proportion des toiles de petit format auxquelles astreint le travail direct d’après nature ? C’est bien le même procédé que F un et les autres emploient pour atteindre le même but : lumière et couleur.

Jules Laforgue a justement noté cette filiation :

« Le vibrant des impressionnistes par mille paillettes dansantes. Merveilleuse trouvaille pressentie par cet affolé de mouvement, Delacroix, qui, dans les furies à froid du romantisme, non content de mouvements violents et de couleur furieuse, modela par hachures vibrantes. »

Notes posthumes, La Revue blanche, 15 mai 1896.

3. Mais, tandis que Delacroix avait en main une palette compliquée, composée de couleurs pures et de couleurs terreuses, les impressionnistes se serviront d’une palette simplifiée composée de sept ou huit couleurs, les plus éclatantes, les plus proches de celles du spectre solaire.

Dès 1874, Monet, Pissarro, Renoir — lequel le premier ? peu importe — n’ont plus sur leurs palettes que des jaunes, des orangés, des vermillons, des laques, des rouges, des violets, des bleus, des verts intenses comme le véronèse et l’émeraude.

Cette simplification de la palette, ne mettant à leur disposition qu’une gamme très peu étendue de couleurs, les mène forcément à décomposer les teintes et à multiplier les éléments. — Ils s’évertuent à reconstituer les colorations par le mélange optique d’innombrables virgules multicolores, juxtaposées, croisées et enchevêtrées.

4. Bénéficiant de ces ressources nouvelles, — décomposition des teintes, usage exclusif des couleurs intenses, — ils peuvent peindre des paysages de l’Ile de France ou de la Normandie beaucoup plus brillants et plus lumineux que les scènes orientales de Delacroix. Pour la première fois, on peut admirer des paysages et des figures véritablement ensoleillés. Plus n’est besoin du premier plan bitumineux et sombre, qui servait de repoussoir à leurs prédécesseurs — même à Turner — pour faire paraître lumineux et colorés les arrière-plans. La surface entière du tableau resplendit de soleil ; l’air y circule ; la lumière enveloppe, caresse, irradie les formes, pénètre partout, même dans les ombres, qu’elle illumine.

Séduits par les féeries de la nature, les impressionnistes, grâce à une exécution rapide et sûre, parviennent à fixer la mobilité de ses spectacles. Ils sont les glorieux peintres des effets fugaces et des impressions rapides.

5. Ils obtiennent tant d’éclat et de luminosité qu’ils ne manquent point de choquer le public et la majorité des peintres, si réfractaires aux splendeurs et aux charmes de la couleur. On expulse leurs toiles des Salons officiels et, lorsqu’ils peuvent les montrer dans de bas entresols ou de sombres boutiques, on ricane, on injurie.

Cependant, ils influencent Édouard Manet, jusqu’alors épris de tache, d’opposition de blanc et de noir, plutôt que de chromatisme. Ses toiles soudainement s’éclairent et blondissent. Désormais il va mettre son autorité et son génie au service de leur cause et combattre, dans les Salons officiels, le combat que les impressionnistes soutiennent dans leurs expositions indépendantes tant collectives que particulières.

Et pendant vingt ans la lutte continue ; mais peu à peu, les adversaires, même les plus acharnés, subissent l’influence des impressionnistes. Les palettes se nettoient, les Salons s’éclaircissent jusqu’à la décoloration. Des Prix de Rome, madrés, mais incompréhensifs, pillent les novateurs et essayent vainement de les imiter.

L’impressionnisme caractérisera certainement une des époques de l’art, non seulement par les magistrales réalisations de ces peintres de la vie, du mouvement, de la joie et du soleil, mais aussi par l’influence considérable qu’il eut sur toute la peinture contemporaine, dont il rénova la couleur.

On n’a pas à faire ici l’histoire de ce mouvement ; on précise seulement l’efficace apport technique des impressionnistes : simplification de la palette (les seules couleurs du prisme), décomposition des teintes en éléments multipliés. Il nous sera pourtant permis, à nous qui avons profité de leurs recherches, d’exprimer ici à ces maîtres notre admiration pour leur vie sans concession ni défaillance et pour leur œuvre.

6. Cependant ils n’ont pas tiré de leur palette lumineuse et simplifiée tous les avantages possibles. Ce que les impressionnistes ont fait, c’est de n’admettre sur leurs palettes que des couleurs pures : ce qu’ils n’ont pas fait et ce qui restait à faire après eux, c’est de respecter absolument, en toutes circonstances, la pureté de ces couleurs pures. En mélangeant les éléments purs dont ils disposent, ils reconstituent ces teintes ternes et sombres, que précisément ils semblaient vouloir bannir.

Leurs couleurs pures, non seulement ils les rabattent par des mélanges sur la palette ; mais ils en diminuent encore l’intensité en laissant des éléments contraires se rencontrer sur la toile, au hasard des coups de brosse. Dans la hâte de leur allègre exécution, une touche d’orangé heurte une touche de bleu encore fraîche, une balafre de vert se croise avec une garance non sèche, un violet balaye un jaune, et ces mélanges répétés de molécules ennemies répandent sur la toile un gris non optique ni fin, mais pigmentaire et terne, qui atténue singulièrement l’éclat de leur peinture.

7. Du reste, des exemples illustres tendraient à prouver que, pour ces peintres, les teintes rabattues ne sont pas sans charme, les tons sourds, sans intérêt. Dans certaines toiles de l’admirable série des Cathédrales, Claude Monet ne s’est-il pas ingénié à fondre ensemble tous les joyaux de sa fulgurante palette pour rechercher la teinte, matériellement exacte, si grise et si trouble, des vieilles murailles rouilleuses et moisies ? Dans les tableaux de la dernière manière de Camille Pissarro, on ne peut trouver la moindre parcelle de couleur pure. Particulièrement, dans ses Boulevards de 1897-98, ce grand peintre s’est efforcé de reconstituer, par de complexes mixtures de bleu, de vert, de jaune, d’orangé, de rouge, de violet, les teintes lugubres et éteintes de la boue des rues, de la lèpre des maisons, de la suie des cheminées, des arbres noircis, des toits plombés et des foules mouillées, qu’il voulait représenter en leur réalité triste. Mais, dans ce cas, pourquoi exclure les ocres et les terres, qui ont encore de la beauté chaude et transparente et qui fournissent des teintes grises beaucoup plus fines et plus variées que celles qui résultent de ces triturations de couleurs pures ? Qu’est-il besoin de si belles matières si on en ternit l’éclat ? Delacroix s’efforçait de créer de la lumière avec des couleurs éteintes : les impressionnistes qui, par droit de conquête, ont la lumière sur leur palette, l’éteignent volontairement.

8. Il faut signaler aussi que, dans l’emploi du mélange optique[1], les impressionnistes répudient toute méthode précise et scientifique. Selon le mot charmant de l’un d’eux, « ils peignent comme l’oiseau chante ».

En cela, ils ne sont pas les continuateurs de Delacroix qui attachait, nous l’avons établi, tant d’importance à la possession d’une technique permettant d’appliquer, à coup sur, les lois qui gouvernent la couleur et en règlent l’harmonie.

S’ils connaissent ces lois, les impressionnistes ne les appliquent pas méthodiquement. Dans leurs toiles, tel contraste sera observé et tel autre omis ; une réaction sera juste, une autre douteuse. Un exemple montrera combien peut être décevante la sensation sans contrôle. Voici l’impressionniste en train de peindre sur nature un paysage ; il a devant soi de l’herbe ou des feuilles vertes dont telles parties sont dans le soleil, telles autres dans l’ombre. Dans le vert des régions d’ombre les plus voisines des espaces de lumière, l’œil scrutateur du peintre éprouve une fugitive sensation de rouge. Satisfait d’avoir perçu cette coloration, l’impressionniste s’empresse déposer une touche rouge sur sa toile. Mais, dans la hâte de fixer sa sensation, il n’a guère le temps de contrôler l’exactitude de ce rouge, qui, un peu au hasard du coup de brosse, sera exprimé en un orangé, un vermillon, une laque,… un violet même. Cependant, c’était un rouge très précis strictement subordonné à la couleur du vert, et non n’importe quel rouge. Si l’impressionniste avait connu cette loi : l’ombre se teinte toujours légèrement de la complémentaire du clair, il lui eût été aussi facile de mettre le rouge exact, violacé pour un vert jaune, orangé pour un vert bleu, que le rouge quelconque dont il s’est contenté.

Il est difficile de comprendre en quoi la science aurait pu, en cette occasion, nuire à l’improvisation de l’artiste. Au contraire, nous voyons bien les avantages d’une méthode empêchant de tels désaccords qui, pour minimes qu’ils soient, ne favorisent pas plus la beauté d’un tableau que des fautes d’harmonie celle d’une partition.

9. L’absence de méthode fait que souvent l’impressionniste se trompe dans l’application du contraste. Si le peintre est bien en forme ou le contraste très visiblement écrit, la sensation, nettement ressentie, trouvera sa formule exacte ; mais dans des circonstances moins propices, perçue à l’état vague, elle restera inexprimée ou se traduira d’une façon imprécise. Et il nous arrivera de voir, dans les tableaux impressionnistes, l’ombre d’une couleur locale n’être pas l’ombre exacte de cette teinte, mais d’une autre plus ou moins analogue, ou bien une teinte n’être pas modifiée logiquement par la lumière ou l’ombre : un bleu, par exemple, plus coloré dans la lumière que dans l’ombre, un rouge plus chaud dans l’ombre que dans la lumière, une lumière trop éteinte ou une ombre trop brillante.

Le même arbitraire, les impressionnistes le manifestent dans la fragmentation de leurs colorations. C’est un beau spectacle que leur perspicacité qui s’évertue ; mais il ne semble pas que des notions directrices la desserviraient. À défaut d’elles, et pour ne se priver d’aucune chance heureuse, ils échantillonnent leur palette sur leur toile, ils mettent un peu de tout partout. En cette cohue polychrome, il est des éléments antagoniques : se neutralisant, ils ternissent l’ensemble du tableau. Dans un grand contraste d’ombre à lumière, Ces peintres ajouteront du bleu à l’orangé de la lumière, de l’orangé au bleu de l’ombre, grisant ainsi les deux teintes qu’ils voulaient exciter par opposition et atténuant, en conséquence, l’effet de contraste qu’ils semblaient chercher. À une lumière orangée ne correspondra pas exactement l’ombre bleue convenable, mais une ombre verte ou violette, approximative. Dans un même tableau, telle partie sera éclairée par de la lumière rouge, tel autre par de la lumière jaune, comme s’il pouvait être en même temps deux heures de l’après-midi et cinq heures du soir.

10. Observation des lois de couleur, usage exclusif des teintes pures, renonciation à tout mélange rabattu, équilibre méthodique des éléments, voilà les progrès que les impressionnistes laissaient à faire aux peintres soucieux de continuer leurs recherches.


  1. Un mélange pigmentaire est un mélange de couleurs-matières, un mélange de pâtes colorées. Un mélange optique est un mélange de couleurs-lumières, et, par exemple, le mélange, au même endroit d’un écran, de faisceaux lumineux diversement colorés. — Sans doute, le peintre ne peint pas avec des rayons de lumière. Mais, de même que le physicien peut restituer le phénomène du mélange optique par l’artifice d’un disque aux segments de diverses couleurs qui tourne rapidement, un peintre peut le restituer par la juxtaposition de menues touches multicolores. Sur le disque en rotation ou, au recul, sur la toile du peintre, l’œil n’isolera ni les segments colorés ni les touches : il ne percevra que la résultante de leurs lumières, — en d’autres termes, le mélange optique des couleurs des segments, le mélange optique des couleurs des touches.