D’un Ministère de la police

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D’UN MINISTÈRE DE LA POLICE.

On parle beaucoup, depuis quelque temps, de créer ou plutôt de restaurer le ministère de la police. Il y a des gens, les matérialistes de la politique, qui croient qu’en multipliant ou en restreignant les ministères, on change l’esprit du gouvernement. La France est sauvée, suivant les uns, si le conseil vient à compter quinze ministres au lieu de neuf, et si le cabinet, absorbant de plus nombreuses capacités, étend ses assises dans la chambre ; suivant les autres, si l’on réduit à trois le nombre des ministres, et si la trinité ministérielle simplifie le commandement à l’égard des dieux inférieurs de l’administration. Les uns et les autres ont cela de commun qu’ils font du pouvoir une sorte d’automate, et qu’ils tendent à remplacer par je ne sais quel mécanisme une impulsion qui doit embrasser tous les rouages et qui doit être de tous les jours.

L’expédient semblera puéril aux hommes qui sont versés dans la pratique des affaires. Le gouvernement est dans les hommes, dans les principes et dans les méthodes ; il n’est pas dans ces remaniemens d’attributions qui consistent à subdiviser ou à concentrer l’action administrative. On aurait, en vérité, trop bon marché des difficultés que rencontre ou que fait naître l’exercice de l’autorité, principalement dans les époques révolutionnaires, s’il suffisait, pour les résoudre, d’élever entre deux ministères ou d’abattre une faible cloison. Ne poussons pas jusqu’à ce point la superstition des formules.

La création d’un ministère de la police générale ne serait qu’une réminiscence de l’empire, dans un temps et sous un peuple qui répugnent aux plagiats du passé. Sous l’empire, après le ministère de la guerre, qui préparait les conquêtes, venait celui de la police, qui organisait la surveillance et les moyens d’action dans les pays conquis. La France alors s’étendait de Naples à Hambourg et du Guadalquivir au Niémen. L’Europe n’était pas, comme aujourd’hui, sillonnée de routes et jalonnée de télégraphes. Les chemins de fer, qui mettent déjà Paris à trois journées de Varsovie, et qui réduiront bientôt à vingt-quatre heures la distance de Paris à Marseille, étaient encore inconnus. Il n’y avait point de presse libre ni de tribune pour traduire au grand jour la pensée des peuples. La liberté de la parole trouvait à peine, dans quelques salons privilégiés un refuge troublé par mille inquiétudes. L’esprit public s’agitait dans l’ombre ; il allait minant, par des travaux souterrains, le pouvoir qui le contre-minait par la police. À une conspiration permanente et universelle des vaincus, le vainqueur opposait l’œil toujours ouvert de l’espionnage. La police était partout et elle était tout. Il n’y avait pas d’autre moyen de gouvernement.

La France, de nos jours, est dans des conditions bien différentes. Nous avons perdu nos conquêtes, et avec les avantages ont disparu aussi les charges de cette vaste domination. La population est homogène ; elle ne se partage pas naturellement en vainqueurs et en vaincus : tous les citoyens ayant des droits égaux il n’y a ni motif ni prétexte à ces haines implacables dont la police va chercher le secret au fond des coeurs. Au pouvoir d’un seul a succédé le gouvernement de tous. La liberté de la presse et la liberté de la tribune, mettant en relief les opinions, les projets et les espérances, font la police des partis au profit de la société. Je ne sais pas d’émeute que les feuilles anarchiques n’aient annoncée, pas de complot qu’elles n’aient laissé transpirer à l’avance. Dans un gouvernement représentatif, les meilleurs et les plus sûrs avertissemens sont donnés par la publicité. Un pouvoir qui veut vivre et durer doit tâter chaque jour le pouls à l’opinion publique. La police, qui, dans un gouvernement absolu, envahit l’espace, sous un régime constitutionnel se voit reléguée à un rang secondaire et en quelque sorte sur l’arrière-plan. Un ministère de la police, nécessaire à la France de l’empire et au gouvernement autocratique de la Russie, ne s’expliquerait pas et ne serait qu’un luxe déplacé pour la France libre, constitutionnelle et républicaine. Ce n’est plus Fouché ni Talleyrand, c’est Casimir Périer qu’il nous faut.

Un ministre de la police ne se conçoit pas sans un pouvoir arbitraire : la lettre de cachet est au bout de l’institution, ou l’institution n’est rien. Le lieutenant-général de police sous Louis XV et le ministre de la police sous Napoléon ne se contentaient pas de surveiller et de signaler les complots contre la sûreté de l’état : ils avaient une juridiction propre et une action très réelle, très puissante, devant laquelle fléchissaient ou tombaient tous les obstacles. Disposerait-on de cette force mystérieuse et irrésistible aujourd’hui ? Je ne parle pas de l’arbitraire ; mais la police a-t-elle une action à exercer ? La police surveille ; mais, en dehors de la surveillance, elle est sans pouvoir, elle n’agit pas. La magistrature décerne les mandats d’arrêt et de perquisition ; l’autorité municipale requiert la force publique ; la police ne commande pas à un soldat et lève pas un écu. En un mot, aucune force ne se meut hors du cercle tracé par la loi.

Ce que M. de Sartines, ou Fouché, ou M. Decazes avaient principalement à faire, c’était la police politique. Or, la police politique n’existe plus et n’a plus de raison d’être. À quoi bon désormais chercher à savoir ce que l’on dit dans tel salon, ce que pense tel personnage important ou secondaire, lorsque tout le monde parle et pense tout haut ? La police désormais n’a plus à s’occuper des opinions et ne surveille que les actes. Elle observe et recherche, non dans l’intérêt d’un parti ou d’un homme, mais dans l’intérêt de la paix publique et de la loi. Connaître et prévenir au besoin les complots contre la sûreté de l’état ou contre la sécurité des personnes, voilà son unique fonction. La tâche est sans doute assez grande encore, mais elle se subordonne. La police ainsi entendue n’a pas l’étoffe d’un ministère ; elle se rattache, comme une annexe indispensable, à l’administration intérieure du pays.

La police est liée à l’administration. On ne pourrait pas les séparer sans s’exposer à négliger celle-ci, et par conséquent à exagérer celle-là Le même ministre, pour se former une idée juste du gouvernement, doit être en contact tout ensemble avec les hommes et avec les choses. Un point de vue sert à éclairer l’autre. La connaissance des intérêts conduit à celle des opinions. On est mieux préparé à pénétrer les desseins les plus secrets des partis et des individus, quand on sait avec quelles nécessités ils sont aux prises. Par contre, l’on résout plus sûrement les difficultés administratives, quand on n’a plus rien à apprendre sur les passions qui peuvent les compliquer. Il y a telle question d’impôt qui n’eût pas amené, en d’autres temps, un seul procès-verbal, et dont les excitations de l’anarchie ont fait une cause de guerre civile.

La police est liée tout aussi étroitement à l’action morale du pouvoir. Le ministre qui surveille les réunions publiques et les sociétés secrètes doit avoir dans ses attributions l’étude de la presse, les théâtres, les télégraphes et les secours publics. Il faut que tous les moyens préventifs dont la société dispose contre la pensée du crime et contre l’excès de la misère se trouvent dans ses mains, afin qu’il puisse accommoder son action aux circonstances. Ne lui donner que des moyens répressifs, ce serait faire uniquement du ministre un gendarme. Sans reproche pour un corps qui rend d’inappréciables services, je voudrais prendre un peu plus haut le type du pouvoir.

Un ministère de la police détaché du ministère de l’intérieur supposerait, par voie de conséquence, un agent supérieur autre que le préfet et égal au préfet dans chaque département. Si l’on veut, en effet, spécialiser ce genre de service, il faut que les subordonnés, comme le chef, n’aient pas leur attention partagée par d’autres devoirs, et qu’on les choisisse en raison du dévouement tout particulier dont ils ont à faire preuve. Voyez pourtant où cela mène. Deux préfets, deux administrations, deux états-majors, deux directions par département ! Je ne parle pas du surcroît de dépenses ; mais je demande s’il y aurait quelque chose de bien sérieux et de bien moral en matière de gouvernement à multiplier et à faire prédominer ainsi partout l’action de la police, et si c’est là le piédestal que l’on veut donner à l’ordre républicain.

Il y a des hommes qui, après avoir vécu vingt ou trente ans dans l’opposition, apportant aux affaires plus de préjugés que de principes à l’épreuve de la pratique, ne savent pas prononcer le nom de la police sans une certaine horreur. Ceux-là prennent évidemment la police pour une institution immorale. Je n’éprouve pas les mêmes appréhensions en abordant une nécessité d’ordre public. La police honnêtement faite, la police qui prévient, est une magistrature comme la justice qui réprime ; mais, de même qu’un état social qui prodiguerait les châtimens aurait quelque chose de barbare, ainsi un gouvernement qui s’absorberait dans la police courrait le risque de fausser les caractères et de corrompre les mœurs. Laissons donc à chaque institutions son importance relative, et, si nous déplaçons le niveau de la société, que ce soit du moins pour l’élever.

On allègue, pour décider la création d’un ministère spécial de la police, que les renseignemens qui doivent frapper au moment opportun le regard du ministre s’éparpillent à travers plusieurs ministères et ne parviennent jamais aussi promptement qu’il le faudrait. Les préfets, nous dit-on, écrivent au ministre de l’intérieur, les procureurs-généraux au ministre de la justice, les colonel de gendarmerie au ministre de la guerre, et l’on perd beaucoup de temps à centraliser, lorsqu’il convient de le faire, tous ces documens venus des divers points de l’horizon administratif. Cette objection pèche par sa base. Tous les renseignemens qui peuvent servir à éclairer l’action de la police sont adressés au ministre de l’intérieur, tant par la gendarmerie que par les préfets. Les procureurs-généraux seuls correspondent avec le ministre de la justice, lequel transmet immédiatement à l’intérieur les dépêches réellement importantes. Pour compléter la centralisation dans le système actuel, il suffirait de prescrire à chaque procureur-général, dans chaque ressort, d’adresser directement au ministre de l’intérieur la copie des renseignemens qu’il transmet à son supérieur hiérarchique. Au surplus, quelque système que l’on adopte tout ministre de la justice aura la prétention bien légitime de n’autoriser aucune autre direction que la sienne pour tous ses subordonnés : les procureurs-généraux n’obéiraient pas plus au ministre de la police qu’ils n’obéissent aujourd’hui au ministre de l’intérieur. Le principe de la hiérarchie reste entier dans les deux cas, en supposant encore, ce que je ne suppose point, que la présidence du conseil soit déférée au ministre de la police. On ne gagnerait donc rien à cette innovation ou rénovation administrative. Ce serait une révolution d’intérieur sans objet comme sans portée.

Faut-il relever cette étrange observation qui a traîné dans cinquante journaux, et aux termes de laquelle les renseignemens adressés au ministère de l’intérieur seraient ou ne seraient pas connus du ministre lui-même, selon qu’il plairait à un chef de division de rester à son poste ou de quitter ses bureaux ? Rien ne ressemble moins à la réalité quotidienne. Tous les avis de cette nature aboutissent en effet directement au cabinet du ministre, qui ouvre lui-même ou fait ouvrir les dépêches confidentielles, et qui apprend ainsi ce qu’il doit savoir sans intermédiaire ni retard. L’organisation administrative de la police est aujourd’hui simple, expéditive et vigoureuse. Pour la capitale les pouvoirs se trouvent concentrés dans les mains du préfet de police ; pour les départemens, la même centralisation s’opère par les soins du chef de division ou directeur de la sûreté générale ; l’un et l’autre agissent sous l’œil et par l’impulsion du ministre dont ils dépendent. Il n’y a nulle part de ces superfétations qu’imaginent ou que tolèrent des gouvernemens novices. La contre-police de la commission exécutive a été supprimée. Partout règne l’unité d’action et de contrôle. Le succès tient, comme le veut la saine politique, au choix des agens et à l’impulsion que donne le ministre. La police sera toujours bien faite quand le ministre de l’intérieur s’en occupera lui-même avec intelligence, avec l’esprit de suite nécessaire et avec décision. À voir les complots qu’elle a prévenus ou déjoués depuis six mois, il me semble, que l’on aurait aujourd’hui mauvaise grace à s’en plaindre.

Ce que je viens de dire ne tend pas le moins du monde à diminuer ou à rabaisser l’importance du rôle que la police est appelée à remplir dans notre société. Ce rôle, sans être prépondérant, tient une grande place. Les partis extrêmes ont mis l’ordre social en état de siége. Pour mieux en assurer la défense, il faut le flanquer d’éclaireurs nombreux et actifs. Les sociétés secrètes, qui ont établi des affiliations jusque dans les plus petites communes, ont dressé partout un gouvernement insurrectionnel contre le gouvernement de fait et de droit. L’action de la police n’est pas moins nécessaire que celle des lois pour réprimer les menées de cette anarchie insolente. La surveillance doit s’étendre aussi loin et pénétrer aussi avant que la conspiration. Les conspirateurs ne sont plus une poignée d’hommes. Ils agissent sur certaines couches de la population qu’ils ont égarées ou perverties. Les mauvaises passions, convoquées à la curée, leur viennent en aide. La puissance de l’organisation répressive doit se mesurer à l’activité et à l’audace de l’agression.

Je l’ai déjà dit, il faut employer la police avec vigueur ; et la police, telle qu’elle est, suffit à sa tâche. Elle y répondrait encore mieux, si le secret en, protégeait toutes les opérations. Malheureusement l’assemblée nationale a cru pouvoir exiger du ministre de l’intérieur un compte-rendu des fonds de sûreté générale, et ce compte, dont je puis peut-être parler à mon aise, a mis un trop grand nombre de personnes au courant de ce que le ministre seul doit connaître. Les secrets du gouvernement ont pu être, quoique indirectement sans doute, livrés à ses ennemis. Ne voit-on pas figurer, parmi les représentans contre lesquels l’assemblée vient d’ordonner des poursuites, des hommes qui ont pris part à l’examen des comptes des fonds secrets que les ministres ont rendus ? Personnellement, un ministre qui a bien géré les intérêts et les fonds de l’état ne peut qu’éprouver une grande satisfaction à décharger sa responsabilité par des explications, même minutieuses, entre les mains d’une commission qui lui rendra un hommage public ; mais la raison politique veut que ce qui est secret de sa nature ne puisse pas transpirer, non-seulement par la publicité, mais encore par les confidences qui circulent dans l’intimité des partis. Une commission de quinze membres examinant l’emploi des fonds qui alimentent la police m’a toujours paru une folie parlementaire. Le président de la république est seul compétent pour cet examen. L’assemblée actuelle s’honorerait en renonçant à une tradition récente qui a déjà rendu la police difficile, et qui pourrait bien la rendre impossible. L’art du gouvernement pour les assemblées consiste à bien placer leur confiance ; mais, cette confiance une fois donnée, il faut se garder d’enchaîner la liberté d’action.

On le voit par ce qui précède, le ministre chargé de faire la police a et doit avoir encore autre chose à faire. Il ne serait bon dans aucun temps, il ne serait pas bon aujourd’hui surtout qu’il appliquât exclusivement sa pensée aux exigences de l’ordre public. Le mal dont nous souffrons a des racines plus profondes. La société ne demande pas seulement à être défendue, elle veut encore après les avoir vaincus, persuader ses adversaires, et elle ouvre les bras à des améliorations qui l’épurent et l’agrandissent sans l’ébranler.

Le ministre de l’intérieur doit prendre au besoin l’initiative d’une propagande habilement et fortement dirigée contre les doctrines anarchiques : C’est à lui de faire pénétrer, dans les campagnes comme dans les profondeurs des villes, ces principes du droit naturel qui sont comme l’évangile de la civilisation doit ramener les esprits égarés, aussi bien que terrifier les mauvaises passions et appeler au secours du gouvernement toutes les ressources de l’intelligence aussi bien que toutes les puissances de la volonté. Il faut que le gouvernement fasse aujourd’hui pour l’esprit public ce que Napoléon fit, au commencement du siècle, pour les lois civiles, en proclamant bien haut et en propageant partout les données du bon sens.

Le ministre de l’intérieur est, par le côté de la police et de la force employée à la répression, le ministre de la résistance ; il doit apparaître, au revers de cette médaille, et plus spécialement qu’aucun de ses collègues, le ministre réformateur.

Tout n’est pas mal dans ce monde, mais tout n’est pas bien non plus. Quand le gouvernement se charge des réformes, il en résulte un progrès ; quand ce sont les partis, ils ne peuvent que renverser et détruire. Cette vue d’ensemble, qui est le privilège du pouvoir, permet seule de discerner le vrai du faux et de fonder sur des bases durables un avenir meilleur. Le ministère qui touche de plus près aux misères de la société est l’instrument naturel des changemens que notre état social réclame. Conservons-lui précieusement ce caractère et gardons-nous d’exhumer, après la révolution de 1848, des combinaisons administratives dont le moindre inconvénient serait de rappeler des scandales qui font tache dans l’histoire et qui ne répondraient à aucune des nécessités du moment.

LÉON FAUCHER.

Martres (Haute-Garonne), 23 juin 1849.



V. de Mars.