D’une Théorie nouvelle et des idées de M. Edgar Quinet sur la création
Il y a trente ans, M. Edgar Quinet publiait trois grands poèmes en prose et en vers : Ahasvérus, Napoléon et Prométhée. Son imagination puissante l’a conduit de l’histoire à la poésie, ou plutôt à la poésie par l’histoire. Passionné pour les interprétations et les symboles, il a cherché à représenter sous les traits de ces hommes, qui touchent à la légende autant qu’à la réalité, l’idée métaphysique qu’il a conçue du développement de l’humanité. Le Juif errant personnifie le genre humain depuis l’ère chrétienne, la vie turbulente et voyageuse de l’homme nouveau. Les souffrances de Prométhée nous apprennent, sous une forme allégorique, le drame de la foi et du doute, de Dieu et de l’homme. Aux yeux de nos contemporains, Napoléon est sans doute un peu descendu de sa gloire poétique pour rentrer dans le domaine de la rude histoire. Il n’en a pas moins pu représenter à un moment fugitif la démocratie et la révolution, être pour celles-ci ce que Charlemagne est devenu pour la poésie féodale. Ahasvérus était l’homme éternel, le poème de Napoléon a pour sujet l’homme individuel, le héros. Aucun de ces ouvrages ne forme un simple récit, tous sont les vastes conceptions d’un esprit qui ne sépare point l’homme de la société, ni la société de la nature, et dont l’inspiration est souvent heureuse, toujours élevée et grandiose.
Un dessein plus vaste encore a tenté l’imagination de M. Quinet. Ce n’est plus dans un homme qu’il a voulu incarner l’humanité, il a cherché à comprendre l’histoire de l’homme et des civilisations dans celle de la nature entière. Il a réuni dans un même système le développement de l’intelligence humaine, des arts, des sciences, de la morale, à la formation de la terre et de l’univers, à la création. Les catastrophes, les révolutions, les bouleversemens, portent la plupart des mêmes noms en politique et en géologie ; ne représentent-ils pas en effet les mêmes choses ? Le nom d’histoire même s’applique à ces deux sciences. Les causes et les lois de ces grands faits, dans les deux cas, ne pourraient-elles pas être identiques ? Longtemps le naturaliste s’est borné à la description des espèces vivantes et du monde actuel, longtemps l’historien n’a pu pénétrer très loin dans l’histoire des âges. Aujourd’hui tout est changé, et la géologie nous apprend à connaître un état du monde fort différent du nôtre, nous en montre les transformations successives, tandis que nous retrouvons aux peuples des origines inconnues. Ces conceptions nouvelles des historiens et des naturalistes ne peuvent-elles pas réagir sur toutes nos connaissances ? L’histoire civile doit-elle être pareille pour ceux qui bornaient au présent leurs recherches et pour ceux qui ont fait revivre des mondes disparus ? La philosophie et la science de l’homme ont dû profiter de tant de travaux. Les lois de toutes les sciences historiques, dans lesquelles des événemens sont racontés qui successivement paraissent être des effets et des causes, doivent se ressembler. Le monde se forme et s’améliore peu à peu, comme les peuples se sont améliorés et constitués. Partout le progrès a été arrêté sans cesse, obscurci, indécis ; partout cependant il a été réel, partout la terre et l’humanité ont gagné en production, en beauté, en puissance. Ne peut-on chercher une règle générale à ces transformations et l’appliquer également à l’homme et au monde ? Puisque la science de la nature est devenue une histoire, on lui peut appliquer les lois historiques ; puisque l’histoire est une science, on en peut chercher les lois scientifiques.
Les temps sont changés, et tous les genres, grâce au ciel, se sont unis et confondus. M. Quinet en donne un exemple éclatant. C’est un des caractères de notre temps qu’une telle alliance soit possible, et une partie scientifique se joint souvent aux ouvrages qui en eussent été complètement dépourvus autrefois. Les hommes de lettres ne sont plus séparés des hommes de science. Au siècle dernier, il était bien arrivé à certains auteurs, à Fontenelle, à Diderot, d’écrire avec quelque soin l’exposé des découvertes, de les rendre intelligibles et agréables. Voltaire a donné en ce genre les plus brillans modèles ; mais ces écrivains n’avaient d’autre objet que de populariser les sciences, ou, comme on dit, de les vulgariser. Ils ne se servaient de leur savoir ni pour perfectionner un genre littéraire, ni pour arriver à des découvertes nouvelles. C’est à ces deux résultats que l’on tend aujourd’hui. La précision et la rigueur ont été introduites dans la poésie même, et l’on trouverait dans les œuvres de Victor Hugo des vers où la poétique réalité surpasse les belles fictions de la mythologie. Le poète ne cherche pas à exposer des connaissances acquises, comme Voltaire le faisait dans ses épîtres sur les découvertes de Newton, mais il emprunte la beauté de la science pour embellir ses vers. M. Quinet veut profiter des progrès scientifiques en les appliquant à la connaissance des hommes et des nations. Il ne se contente pas de les exposer. Son livre sur la création commence par une histoire de la terre qui n’est pas seulement un cours de géologie précis et brillant ; dès le premier mot, il nous apprend que cette science n’est pas son objet principal, mais qu’il en veut tirer des conclusions utiles à l’histoire et à la philosophie. Il ne fait point de la science pour la science, de l’art pour l’art ; peut-être même a-t-il, dans la première partie de son œuvre, trop peu séparé les réflexions et les comparaisons philosophiques des notions exactes qu’il nous donne sur les transformations du globe. Ce mélange de l’hypothèse et du fait peut amener quelque confusion dans l’esprit du lecteur. Il est souvent malaisé de distinguer dans ce livre ce qui est scientifiquement vrai et admis par tout le monde, ce qui est seulement entrevu (et d’ordinaire très ingénieusement, même dans les parties les plus arides) par l’auteur et ce qui se rapporte enfin à la théorie nouvelle. L’ouvrage eût perdu quelque peu de son charme, mais gagné parfois en clarté, si la trame eût été plus séparée des broderies qui l’embellissent. M. Quinet ne résiste point, en décrivant chaque événement géologique, au plaisir de montrer combien en peut profiter sa doctrine. Il relève volontiers l’analogie d’une catastrophe naturelle et d’une révolution historique ; il rapproche les Alpes dénudées des ruines de Palmyre, et compare les couches bouleversées de la vallée de Maurienne, qui nous offrent mélangés les fossiles et les terrains les plus divers, à un pays qui serait couvert à la fois de débris de temples assyriens, grecs, romains et modernes. Au milieu même d’un récit scientifique, il s’arrête pour assimiler la méthode de M. Alphonse de Candolle suivant de station en station les migrations du saxifrage, du chêne ou de la bruyère, aux inductions d’Augustin Thierry cherchant la trace des barbares voyageurs. Ressusciter le passé par l’histoire ou la géologie indifféremment, tel est son plan, et, pour montrer que les deux sciences sont semblables, il les confond à tout propos. Il donne l’exemple en même temps que le précepte, et dès la première ligne il pratique sa théorie d’union de deux ordres de faits qui ont été séparés jusqu’ici.
Il n’est peut-être pas nécessaire de pousser l’alliance jusque-là, et, pour montrer que l’histoire de la terre est bien véritablement une histoire, il suffirait de la raconter depuis le moment où le globe d’abord gazeux, puis liquide, commence à se solidifier, jusqu’au jour où l’homme apparaît. A chaque période, le monde semble se perfectionner. Nulle trace d’organisation ne se retrouve dans les terrains primitifs ; les terrains de transition sont remplis de débris de mollusques et de poissons, les terrains secondaires de reptiles et les tertiaires de mammifères. Il serait tentant de montrer, en exposant la succession des terrains et des êtres, comment ces époques se distinguent et se ressemblent, comment les progrès sont réels sans être continus ; mais M. de Saporta a donné ici même[1] un récit de ces transformations, et il serait imprudent de tenter de rivaliser avec lui. Une idée générale de la géologie, telle qu’on la peut supposer même chez ceux qui ne la savent point, suffit d’ailleurs à faire entrevoir comment on a le droit de comparer les modifications du globe au développement historique des nations. La science nous montre un progrès qui à chaque instant reprend après une catastrophe, comme à la suite d’un bouleversement un peuple, d’abord troublé, se calme et reconnaît une amélioration dans son état politique ou intellectuel. Plus réelle encore paraît cette analogie lorsque l’on compare les procédés des géologues à ceux des historiens. Tous retrouvent leurs documens enfouis, mêlés, et ont grand’peine à établir les dates et l’ordre des faits. Les couches de la terre, qui devraient être horizontales, sont la plupart bouleversées, obliques, verticales ou même complètement retournées. Sir Charles Lyell regarde les archives naturelles de la géologie comme des mémoires tenus avec négligence pour servir à l’histoire du monde, et rédigés dans un idiome altéré et presque perdu. Nous ne possédons que le dernier volume de cette histoire, et de ce volume bien des parties manquent encore. C’est avec des documens plus imparfaits qu’il n’y en a peut-être pour aucun temps historique que le géologue entreprend de raconter une histoire longue et compliquée, et il est naturel que les mêmes procédés d’esprit soient familiers au naturaliste et à l’historien. A mesure que l’on pénètre dans les parties obscures du récit, on sent mieux la ressemblance ; mais, avant de les chercher avec M. Quinet, il faut donner une idée de la manière dont il raconte lui-même les phases diverses de la vie du monde, comment il mêle à son récit les résultats positifs de la science, les inductions de l’histoire et, dans uns heureuse mesure, les fictions de la poésie. Voici quelques pages qui s’éloignent fort de la manière scientifique, et qui représentent sous une forme saisissante les impressions qu’un immortel aurait reçues de la succession des êtres sur la terre. On s’est quelquefois fort intéressé à ces personnages qui, ainsi que Cagliostro, racontaient, comme s’ils en eussent été témoins, la grandeur et la décadence des empires. M. Quinet rend cette fiction plus grandiose. Il rappelle qu’Hésiode avait composé un poème intitulé les Leçons du centaure, et ce poème perdu, il le refait avec toutes les connaissances qu’Hésiode n’avait point. Celui-ci eût sans doute placé le centaure au milieu du monde primitif, l’eût fait assister à la descente des dieux sur la terre, eût montré les civilisations successives dont les anciens entrevoyaient les fortunes diverses. M. Quinet fait vivre son héros depuis plus longtemps encore, avant qu’aucun homme ne se fût montré. Il imagine que Chiron, ayant appris à Achille l’usage de l’arc et de la flèche, veut lui donner une instruction plus particulière et plus élevée, lui enseigner une science qu’un immortel seul peut connaître et que les savans ont lentement reconstituée. Il suffit au centaure, pour exposer cette science péniblement acquise par les modernes, de raconter l’histoire de sa vie, les événemens naturels dont il a été témoin.
« Pendant des myriades de siècles, l’océan fut mon unique compagnon. Je frappais de mes quatre pieds ses rivages déserts, cherchant au loin si les flots ne m’apporteraient pas quelque être vivant, semblable à moi, pour mettre fin à mon éternelle solitude. Les flots ne m’apportèrent que des coquillages jetés par la tempête sur la grève. Je ramassai quelques-unes de ces coquilles tournées en volutes. Je les interrogeai, je les collai à mon oreille : je n’entendis que l’écho des orages qui grondaient dans leurs orbes muets.
« La lassitude me prit, je m’endormis sur un rocher. A mon réveil, l’océan avait fui. Je le cherchai, je l’appelai vainement. Où était-il ? Il avait disparu.
« A sa place, s’élevait sur le roc une forêt de noirs sapins qui remplit mon cœur d’angoisse. Ces arbres monstrueux tendaient leurs bras immobiles, et ils frissonnaient en semblant menacer.
« Je frissonnai comme eux, car c’est la première fois que je les voyais. Cependant j’osai m’approcher et me confier à leur ombre. Elle répandit en moi une paix que je n’avais jamais éprouvée. Je leur criai : D’où venez-vous ? Qui vous fait ainsi trembler au moindre souffle ?
« Ma voix se perdit dans le bruissement du feuillage. Je parcourus la terre dans tous les sens et je ne rencontrai personne. Pourtant en m’égarant sous les noirs ombrages que le jour ne perçait pas encore, je trouvai des traces de pas sur la terre humide. Mon cœur hennit de joie. Bientôt je m’aperçus que ces pas étaient les miens. Toujours errant, en quête de je ne sais quelle surprise, ne t’étonne pas si je revenais souvent sur le sentier que j’avais moi-même frayé.
« Le soir vint ; je rencontrai une armée d’immenses reptiles cuirassés qui se traînaient au bord d’un marécage. En me voyant, ils ouvrirent leur vaste mâchoire. Quelques-uns avaient des ailes membraneuses ; ils en battirent les flots et prirent leur vol pour me poursuivre.
« Déjà j’entendais le lourd clapotement de ces ailes, qui n’étaient pas encore emplumées. Je me hâtai de fuir au galop. Le retentissement de mes quatre pieds sur le rocher les effraya. Ils retombèrent dans le marais livide, d’un vol oblique, comme celui de la chauve-souris.
« Je pris alors dans mon carquois une de mes flèches divines, et ce fut la première qui fit résonner mon arc. Depuis ce moment, les reptiles apprirent à me connaître. Ils m’appelèrent leur roi, mais je dédaignai de régner sur eux. Alors ils me prièrent d’être leur dieu. Je méprisai leurs hymnes rampans.
« Une chose m’inquiétait : savoir d’où ils étaient venus, car j’avais assez visité la terre pour être sûr qu’ils n’y avaient pas toujours été. Maintenant le moindre abîme résonnait de leurs coassemens ; je résolus d’épier la naissance de ces êtres, de manière à ne plus être surpris par l’apparition d’aucune créature nouvelle.
« Les années, les siècles se suivirent, ils ne purent rien sur moi. Seulement les troupeaux d’êtres dont j’étais le berger m’échappaient, disparaissaient un à un, en secret. A leur place venaient des successeurs qui n’avaient presque rien de commun avec les premiers. Quoi que je fisse, il m’était impossible de saisir le moment où le changement s’accomplissait…..
« A la clarté des étoiles, je regardais l’immense mer, j’écoutais le bruit des forêts sonores. Rien ne décelait l’embûche ; quand venait l’aurore, presque toujours quelque créature nouvelle inconnue, sortie du néant, terrible ou charmante, tigre ou antilope, passait près de moi pour me railler. Et les meilleurs, les oiseaux, disaient de leurs voix mielleuses et moqueuses : Vois, Chiron, dis-moi d’où je viens. Devine, si tu peux. Ta science, ô sage, a-t-elle aussi des ailes ?
« Enfin l’homme parut devant moi. Je reconnus ma figure, mon visage, la flamme de mes yeux. »
Cette difficulté qui trouble le centaure, cette recherche sans cesse renaissante du moment précis où le nouvel animal, le nouveau monde apparaît, sont connues des géologues, et c’est à résoudre ce problème que s’appliquent les théoriciens comme Lamarck, Darwin, Huxley ; ils cherchent un lien entre les êtres différens, une transition qui conduise insensiblement du mollusque au mammifère. Il faut avouer que nulle de leurs hypothèses n’est démontrée. M. Quinet ne méconnaît point cette difficulté, et il n’essaie point de la trancher. Il l’expose d’une façon saisissante ; mais de l’obscurité même qui entoure l’origine des premiers êtres du développement en apparence si rapide d’animaux qui peu auparavant ne semblaient pouvoir exister, il tire un de ces rapprochemens historiques qu’il recherche, et dont il faut donner une idée précise.
Chaque changement du globe a révélé un type nouveau parmi les êtres vivans ; du moins une espèce nouvelle, une famille nouvelle a dominé dans chaque période. On ne saurait admettre que chaque type ait subitement apparu pour donner un caractère spécial à chaque temps, sans que rien d’analogue l’ait précédé. Les diverses époques de la terre peuvent être considérées non pas comme des créations successives, mais comme le développement d’une création primitive. Le germe de tout être perfectionné devait exister durant la période précédente. Sans doute un ancêtre de chaque type vivait inconnu, se développait obscurément dans un monde qui ne se prêtait pas à son perfectionnement. L’être qui devait, à la révolution prochaine, dominer sur la terre et donner à une période son caractère vivait triste et faible avant la révolution, se reproduisait avec difficulté, toujours près de périr et de disparaître d’un monde peu fait pour lui ; mais tout à coup la terre se modifiait, devenait plus chaude ou plus froide, le reptile pouvait se traîner sur une plage boueuse, l’aile de l’oiseau s’étendre, le pied du mammifère se poser sur un sol plus dur. Ce type négligé du monde primitif trouvait enfin une nature propice, se multipliait et dominait les êtres plus anciens, qui perdaient autant qu’il gagnait lui-même. Rien n’est absolument subit et imprévu dans la nature, tout s’enchaîne et se développe, et le regard attentif peut saisir à toute époque le type obscur et trop souvent négligé qui doit donner au temps suivant son caractère et sa grandeur.
N’observe-t-on pas des faits semblables lorsqu’on étudie l’histoire des civilisations et des peuples ? Les nations ne semblent-elles pas successivement sortir du néant pour briller d’un éclat inattendu, puis décliner peu à peu, faisant place à une nation nouvelle ? Ces changemens si fréquens dans les maîtres du monde ne rappellent-ils pas ces nouvelles flores, ces nouvelles faunes, qui apparaissent successivement à toutes les périodes de la vie de la terre ? Dans aucun des cas, la transformation n’est subite, et l’historien sait retrouver longtemps avant qu’elle ne règne la nation obscure qui doit prendre le premier rôle, comme le naturaliste cherche dans les annales matérielles du globe le type négligé d’une époque qui deviendra le principal représentant de l’époque suivante. Les Grecs ne se changent pas en Romains, la civilisation antique ne se transforme point en civilisation chrétienne ; mais dans un pays lointain une race ignorée, longtemps maintenue au dernier rang par les circonstances et la nature des choses qui l’entourent, grandit peu à peu, et succède au type usé qui a donné toute la somme de perfection compatible avec son essence. L’un s’élève tandis que l’autre décroît, et tantôt disparaît entièrement, tantôt s’affaiblit simplement, ou, restant immobile, témoigne à l’avenir des formes du passé. Les Romains prennent la place des Grecs, les Germains celle des Romains, comme les mammifères ont remplacé les poissons et les reptiles, comme ces êtres ont relégué au second rang les mollusques. Il n’y a pas disparition complète, il y a superposition. Le professeur qui raconte aux élèves l’histoire du monde, lorsqu’il arrive aux périodes de décadence des empires, est contraint de remonter en arrière, de montrer sur la carte un point à peine nommé, d’expliquer la composition d’une petite tribu qui s’est accrue lentement et qui vient sur le devant de la scène. Ce point ignoré des géographes, cette tribu innomée pour l’historien, c’est la caverne où le centaure Chiron cherche l’ancêtre des nouveaux hôtes qui viennent reculer au second plan les anciens habitans du globe.
De ce rapprochement, M, Quinet conclut à l’identité des deux histoires, à la permanence, à l’unité des lois qui président au développement des êtres, des peuples, des institutions, et il en donne une série brillante d’exemples ingénieux.
Les civilisations humaines, qui se font et se défont, qui sans cesse sortent de la barbarie pour y rentrer, ne sont jamais absolument identiques. Rien non plus ne se répète dans la nature. Il n’y a jamais deux couches toutes pareilles dans les montagnes. Pas une des générations de pierres entassées ne ressemble absolument à une autre ; le temps ne refait pas deux fois la même roche. Une loi éternelle oblige les hommes, comme la nature, à changer, à inventer toujours. Les comparaisons que nous sommes tentés de faire entre un temps et un autre temps ne sont jamais tout à fait exactes. Les analogies sont toujours superficielles. Ce n’est que d’une manière très générale que l’abbé Galiani a pu dire : « L’histoire moderne n’est que l’histoire ancienne sous d’autres noms. » Les révolutions politiques, comme les révolutions du globe, sont amenées par des causes qui peuvent ne pas beaucoup différer, les résultats en sont pourtant nouveaux. Ces variations s’exercent toutefois dans des limites restreintes, et l’unité de type est vraie partout. L’homme reste identique à lui-même malgré les changemens apparens. Les historiens ne l’ignoraient pas, et appliquaient ce principe d’unité avant que Geoffroy Saint-Hilaire ne l’eût démontré pour les animaux. Ils savaient aussi que certaines qualités sont dominantes et d’autres accessoires avant que Cuvier n’eût établi la subordination des caractères. Enfin ne remarque-t-on pas qu’un peuple qui, par une révolution, une invasion, une alliance, a paru rompre absolument avec le passé et former presque un peuple nouveau revient souvent, au moins pour un temps, à l’ancienne forme de ses ancêtres ? C’est le principe de toutes les réactions, de toutes les restaurations qui se reproduisent dans l’histoire avec la régularité des lois naturelles. La zoologie et la botanique ne nous apprennent-elles pas aussi qu’un caractère qui semble perdu pour jamais dans un genre de plantes ou d’animaux reparaît fatalement après quelques générations ? Les descendans ne ressemblent pas toujours à leurs parens les plus proches, mais à quelque ancêtre ou à quelque collatéral qui descend du même auteur. Ce retour ou atavisme a été observé dans des races qui n’ont jamais été croisées, mais qui, par variation, ont perdu quelque caractère qu’elles possédaient autrefois, et qui reparaît ensuite. On le rencontre aussi lorsqu’après un croisement un caractère particulier a été imposé à une race. Ce caractère peut disparaître pendant un certain temps par des croisemens nouveaux, mais revient le plus souvent. L’âne est encore quelquefois rayé comme l’étaient ses ancêtres sauvages, quoique ses proches ne le soient point ; les cornes reparaissent de temps en temps chez les moutons southdown et chez les vaches de Galloway et de Suffolk, chez lesquels la sélection a supprimé cet appendice inutile à la production du lait et de la viande. C’est une sorte de réaction qui ne dure pas plus longtemps que les réactions ne durent. Dans l’un et l’autre cas, le progrès s’interrompt pour reprendre. Le monde, pas plus que les hommes, n’a suivi une route directe vers la perfection depuis le jour où l’univers était gazeux et brûlant jusqu’à la naissance des mers et des continens, depuis la barbarie jusqu’à la civilisation.
On peut conclure assez naturellement de ces ressemblances entre les parties connues de l’histoire naturelle et de l’histoire politique à la possibilité de perfectionner l’une par l’autre ces deux sciences. Certains problèmes sont plus faciles à résoudre par la paléontologie, d’autres paraissent plus clairs à l’historien. Il faut profiter de ces deux manières de savoir. Autrefois on ne connaissait le monde que sous sa forme actuelle. Nous avons pénétré fort au-delà, et la science nouvelle doit nous aider à mieux juger les hommes et les choses des temps les plus reculés. Non-seulement l’histoire du globe avant l’apparition de l’homme peut nous éclairer sur l’histoire plus récente, mais nous pouvons comprendre et reconstituer la vie de l’homme et des sociétés durant ces époques que l’on nomme préhistoriques, au-delà du temps que nous décrivent les plus anciens historiens. De ces époques primitives, nous ne connaissons rien jusqu’ici, si ce n’est quelques squelettes retrouvés, quelques haches de pierre ou de bois de renne. Par l’étude du développement minéral et organique de la terre, par celle des sociétés actuelles, on pourrait arriver à entrevoir cette ère mystérieuse dont on connaît mal la durée, l’origine et les limites. On pense bien que c’est surtout à ces siècles que doit s’intéresser M. Quinet, et que les hypothèses, les rapprochemens dont il se sert pour l’histoire du temps où tout était inanimé ou du moins sans pensée, il les doit resserrer et appliquer surtout lorsqu’apparaît l’être singulier qui se proclame roi de la terre, notre semblable.
Les animaux qui ont vécu à chaque époque portent l’empreinte du monde dans lequel ils naissaient, et s’ils n’en sont pas l’image, ils en sont du moins le reflet. En voyant un reptile, on devinerait qu’il a dû se développer lorsque des plages basses et boueuses émergeaient, et qu’il était aisé d’y ramper. Toute forme nouvelle des continens et des mers est accompagnée d’une modification dans les formes animales ; des espèces inconnues se produiraient et se développeraient peut-être encore, si des terres nouvelles surgissaient du fond des mers. Aux yeux de quelques naturalistes, c’est dans l’immobilité des mers et des montagnes qu’il faut chercher la permanence actuelle des espèces. Cela ne signifie point nécessairement que chaque modification de la constitution terrestre apporte avec elle un autre type, et M. Quinet ne prétend point que le globe ait en soi la faculté de donner son moule à l’argile vivante. Il affirme seulement que « la partie réfléchit le tout, que l’émersion de nouveaux continens change pour chaque être les conditions de l’existence, » que « la plus petite comme la plus grande des créatures ressent le contre-coup de pareils changemens, » que « nul n’y échappe, ni le mollusque ni le reptile, » que « chacun se fait, se proportionne au nouvel univers. » On conçoit que de pareilles opinions puissent s’accorder avec telle hypothèse ou telle croyance que l’on voudra touchant l’origine de la création elle-même, et nous sommes loin de discuter ici ces croyances ou ces hypothèses ; mais, si l’on admet l’analogie des phénomènes de la nature minérale et de la nature animée, on doit pouvoir rechercher, suivant les mêmes règles, l’époque de l’apparition de l’homme sur la terre. Sans accepter l’hypothèse de ceux qui le prennent pour un animal perfectionné, on peut admettre qu’il a dû, comme tous les êtres organisés et vivans, trouver un monde qui lui permît de naître, de vivre, de perpétuer sa race. Par cette seule considération, M. Quinet a pu réfuter une opinion longtemps reçue, et que des découvertes nouvelles ont fort ébranlée. Avant ces découvertes, M. Quinet, par une simple conséquence de sa théorie, eût pu rectifier les savans.
En effet, nous avons des preuves nombreuses, et qui semblent concluantes, que durant une période géologique très récente l’Europe centrale et l’Amérique du Nord ont supporté un climat arctique. Dans le nord de l’Italie, des glaciers comblaient les vallées à de grandes hauteurs. Au mouvement d’une création nombreuse et agissante succéda un silence de mort. C’est pourtant à cette époque que l’on a cru que l’homme avait fait son apparition ; mais ce froid, cette tristesse, ne sont-ils pas contradictoires avec la nature, avec la constitution humaine ? Sans qu’il soit nécessaire de réfléchir à l’impossibilité pour l’être humain de vivre faible et nu au milieu d’un monde sibérien, sans feu et sans flamme, une telle idée n’est-elle point contraire à tout ce que nous voyons dans la nature de logique et de singulièrement adapté à toutes les circonstances ? L’homme eût été non-seulement le moins privilégié, mais le plus excentrique des êtres, si une telle disproportion eût existé entre son organisation et celle de l’univers. Nous aimons sans doute à nous distinguer du reste du monde ; mais la distinction eût été ici vraiment peu séduisante. M. Quinet a donc pu déduire de plusieurs considérations de ce genre que les hommes ont pu traverser la période glaciaire lorsqu’ils avaient déjà acquis quelque force et quelque expérience, mais que leur existence n’est point caractéristique de cette époque désolée. Cette existence a été en effet fort reculée par les savans presque entre deux chapitres du livre de M. Quinet, qui a pu, ainsi prédire aisément, peut-être trop aisément, que l’homme appartient à l’époque tertiaire et non à l’époque quaternaire[2].
Il est naturel de se demander si l’homme n’a pas gardé quelque souvenir de ces années, de ces siècles qui ont précédé les temps qu’on nomme historiques, et s’il n’y a point dans ses traditions, dans ses habitudes, quelque chose qui rappelle le monde tertiaire et ses habitans. Son intelligence égale-t-elle en mémoire l’instinct de quelques animaux ? Ceux-ci, même apprivoisés depuis longtemps, montrent par quelque côté qu’ils ont été sauvages : l’âne, originaire du désert, hésite encore à traverser les cours d’eau et se roule avec volupté dans la poussière ; le chien enfouit comme le renard la nourriture dont il n’a pas besoin, et sur un tapis tourne encore longtemps sur lui-même, comme pour fouler l’herbe à la place où il veut se coucher. Un certain nombre de ces habitudes paraissent remonter au-delà des dernières catastrophes de l’univers. Les oiseaux voyageurs, qui suivaient autrefois les terres, ont continué à voler dans la même direction, même lorsque ces terres ont disparu. A l’époque tertiaire, ils ne quittaient pas l’isthme qui reliait les côtes de France à l’Italie et à l’Afrique. Ils vont encore chercher la chaleur dans ce pays malgré la mer. Les singes conservent l’attitude penchée et la démarche oblique que rendaient nécessaires les forêts inextricables d’autrefois, dont nos bois actuels ne leur offrent qu’une image affaiblie. Le chien et le chat domestique luttent inutilement dans nos maisons comme leurs aïeux le felis spelœa et l’amphycyon. Nos ancêtres n’ont-ils pas, eux aussi, combattu ces animaux disparus, et la tradition ne nous en donne-t-elle point des nouvelles ? On commence à le croire aujourd’hui, et M. Quinet pense en ceci comme le docteur Buchner. Les premiers siècles se sont passés pour l’homme au milieu d’animaux gigantesques et terribles qu’il fallait détruire avant de songer à tout progrès, à toute civilisation, car il n’y a point de civilisation sans sécurité. Il est même probable que la disparition de quelques-uns de ces êtres, que les géologues attribuent à des causes géologiques, est due à l’homme lui-même, inhabile longtemps à tous les arts, mais dès le premier jour ardent à tuer. Le souvenir de ces combats a dû se transmettre d’âge en âge, et les héros de ces anciens temps étaient ceux qui avaient détruit le plus grand nombre d’animaux. Or toutes les traditions des peuples représentent leurs ancêtres, ceux dont ils admirent et respectent la mémoire, comme soutenant des combats effroyables contre des dragons, des monstres, des animaux étrangement conformés et d’une énorme grandeur. Ne serait-ce point parce que l’homme avait réellement rencontré les grands et singuliers animaux du diluvium et de l’époque tertiaire ? Le lion de Némée paraît fort différent du lion moderne et très analogue au lion des cavernes. Tous ces monstres que détruisaient les Hercule et les Thésée étaient peut-être les pachydermes, les ruminans, les carnassiers gigantesques qui n’existent plus. Et non-seulement le sentiment de leur grosseur s’est perpétué dans le souvenir et nous est arrivé par tradition, mais leur forme même, différente des formes modernes, n’est pas oubliée. Le dragon n’a pas été inventé. Les poètes ont décrit par tradition le ptérodactyle.
Tout ceci ne paraît pas certain. La pure imagination a pu suffire à grandir les êtres que combattaient nos pères, comme nos pères eux-mêmes lui doivent en certains pays une renommée exagérée de grandeur, de courage et de force. La réalité d’aucun animal gigantesque n’est nécessaire, et dans les traditions humaines l’imagination peut avoir plus de part que la mémoire. Le mélange de facultés diverses données au même animal peut s’expliquer sans que l’on en invoque l’existence préhistorique. Les hommes ne sauraient rien inventer de toutes pièces, et ils sont contraints de se borner à grossir ce qu’ils voient, ou à réunir sur un seul être les dons que la nature a dispersés sur plusieurs espèces. Ils joignent les ailes aux nageoires, les poumons aux branchies. Sans recourir à la paléontologie, on peut ainsi comprendre les fables des anciens, même lorsque ces fables se retrouvent les mêmes chez des peuples divers n’ayant nul rapport. Le même esprit a dû produire les mêmes effets, comme des animaux, semblables à l’origine, ont pu en différens lieux se modifier de la même façon sous l’influence des mêmes circonstances.
Ce n’est point seulement en étudiant l’histoire des peuples et les civilisations que M. Edgar Quinet a rencontré des faits et des lois analogues aux lois et aux faits du développement de la terre. Toutes les sciences s’unissent dans une vaste conception. Selon lui, l’économie politique est soumise aux mêmes règles, et aussi la science des langues, qui ne paraît en rien s’y rapporter. Quel but les économistes poursuivent-ils ? La division du travail. C’est pour eux la condition d’une industrie prospère. La nature donne le même exemple. Chez les animaux inférieurs, la masse du corps remplit toutes les fonctions, sans organes spéciaux, par un simple échange de matières tour à tour empruntées et restituées. Le même organe sert à la respiration, à la nutrition, à la préhension. Un être perfectionné est celui qui possède un organe spécial à chacune de ces fonctions, dans lequel le cœur fait circuler le sang, le poumon respire et les pattes saisissent. Qu’on ne dise point que certains animaux très anciens sont très compliqués, et que d’autres, très récens, sont fort simples. L’analogie ne serait alors que mieux démontrée. Il est vrai que le lis de mer, qui appartient à la formation permienne et triasique, vit dans une coquille composée de plus de trente mille pièces distinctes, groupées de la façon la plus avantageuse pour la satisfaction de tous ses besoins ; il est vrai que les reptiles de l’époque secondaire sont supérieurs au crocodile moderne, et que les cétacés, tout mammifères qu’ils soient, sont fort imparfaits. D’abord la complication n’est pas toujours un indice de perfection. Ce qui est compliqué inutilement précède souvent ce qui est simple, comme on dit qu’en littérature la poésie est antérieure à la prose, comme les remèdes composés de substances nombreuses ont été employés avant les autres. Le progrès des peuples et de la nature ne peut jamais être représenté par une ligne droite ; c’est une sorte de spirale ascendante qui, tournant sans cesse, semble parfois revenir en arrière. C’est d’une manière générale seulement que l’on peut dire que nous avançons dans la voie de la perfection : on trouverait bien des jours où nous paraissons reculer, où des civilisations fort imparfaites ont succédé à des états très prospères. La civilisation romaine n’est pas supérieure à la civilisation grecque, et le barbare moyen-âge ne peut être comparé aux temps d’Athènes et de Rome. On a pu souvent appliquer aux hommes changeant mal à propos de coutumes, de mœurs et de gouvernement, revenant à des institutions justement maudites par leurs pères, ces paroles de Cicéron que M. de Lafayette adressait à ceux qui, le gouvernement représentatif étant inventé, songeaient encore à la monarchie absolue : Quæ autem est hominum tanta perversitas ut, inventis frugibus, glande vescantur. Quelques peuples, comme les Chinois, sont restés immobiles après avoir de bonne heure atteint un état de civilisation fort avancé. De même les marsupiaux nous sont restés avec leurs défauts après avoir été les plus parfaits habitans d’un monde fait pour eux. Sociétés et organisations se sont perfectionnées d’autant plus vite qu’elles étaient déjà plus parfaites. Le goût d’une éternelle stabilité appartient surtout aux êtres inférieurs. Ce ne sont pas les peuples heureux, ce sont les mollusques qui n’ont pas d’histoire. Sir Charles Lyell a justement remarqué que dans notre siècle le progrès des arts et des sciences croît en rapport géométrique de la civilisation et de l’instruction générales, et qu’il diminue au contraire ou se ralentit dans la même proportion à mesure que l’on recule plus loin dans le passé. En histoire naturelle, les changemens sont de même, surtout prompts et remarquables chez les êtres supérieurs. L’appareil compliqué d’une excellente organisation ne peut se perpétuer longtemps sans se modifier, tandis que le règne animal dans les échelons inférieurs est plus stable. La machine à vapeur a été plus transformée et améliorée depuis cinquante ans que ne l’avaient été pendant plusieurs siècles les outils grossiers de nos pères. L’abîme est aussi plus grand entre la vie sauvage et la vie civilisée qu’il ne semble l’être entre les civilisations les plus diverses.
Les langages des nations présentent aussi des rapports que l’on peut assimiler à ceux des espèces et des genres d’animaux et de plantes. Ils se séparent, se confondent ou se créent comme les familles ou les races. L’union, la durée, les altérations, semblent soumises aux mêmes lois. Les naturalistes les plus divisés sur la notion de l’espèce conviennent que deux animaux spécifiquement différens ne peuvent s’unir ou s’unissent sans résultat durable. De même deux langues rapprochées ne donnent souvent pas naissance à une langue nouvelle, surtout à une langue durable. Il y a des mulets dans le langage comme dans la nature. Pour qu’un idiome réussisse à se fonder et à se perpétuer, il faut que les langues-mères ne diffèrent pas trop. Les mots arabes, turcs, romans, se joignant sur les bords de la Méditerranée, n’ont pu produire que ce jargon qui s’appelle la langue franke. Au contraire la langue romane des conquérans normands a pu s’unir à l’anglo-saxon, et l’anglais en est résulté. L’union est intime à ce point que sur les 43,566 mots que contient le dictionnaire anglais, il en est 29,853 classiques et 13,230 teutoniques. Le reste vient de sources diverses. Il faut remarquer toutefois que les mots s’unissent, mais que la grammaire varie peu, et que le type persiste. Si des unions impossibles sont tentées, la langue la plus pure et la plus ancienne résiste, et les mots nouveaux disparaissent peu à peu. Si quelque raison particulière, un croisement constant par exemple, retient ces mots dans le langage usuel, la langue disparaît peu à peu, comme il arriverait de deux races d’animaux que l’on voudrait indéfiniment croiser en dépit de la nature. Si l’on ne persiste pas dans le croisement, la race la plus pure domine bientôt, et toute trace de bâtardise disparaît. Des races bien choisies et heureusement croisées se perpétuent au contraire, et les descendans sont plus vigoureux et plus féconds. Les langues se régénèrent aussi et se perpétuent en s’unissant continuellement à des dialectes de même race, car c’est dans les dialectes que se manifeste la vie réelle, la vie élémentaire du langage. Les dialectes, dit M. Muller, ne sont point des canaux dérivés de la langue littéraire, ce sont des sources jaillissantes où elle puise[3]. Un idiome est-il arraché du sol natal, est-il éloigné des dialectes qui le nourrissent, la croissance en est immédiatement arrêtée, tandis que la langue d’Homère résulte du mélange de l’ionique et de l’attique, celle de Virgile de l’ombrien et de l’osque, celle de La Fontaine du vieux et du nouveau français. Enfin, en vieillissant, les langues comme les races s’épuisent, la puissance de création, d’union, de modification, disparaît, et elles laissent le premier rang dans la littérature à un idiome jusque-là obscur ou ignoré, comme les peuples le font pour les peuples, et tous les êtres de l’ancien monde pour des êtres nouveaux. La littérature nouvelle qui surgit alors semble devoir son existence aux conquêtes et aux révolutions, tandis que les événemens historiques l’ont seulement développée et l’ont, mise au grand jour.
Nous avons plus exposé que jugé la théorie de M. Edgar Quinet. On se laisse volontiers séduire par ces aperçus ingénieux, ces rapprochemens inattendus et savans, exposés dans un style original et éloquent. N’y eût-il là en effet que des aperçus et des rapprochemens, le mérite du livre serait encore considérable ; mais l’ambition de l’auteur est plus vaste, et c’est une science véritable qu’il veut fonder, la plus complète de toutes les sciences, puisque, sous une même loi, elle renfermerait le développement de l’univers tout entier depuis que les nébuleuses se sont concentrées pour former les astres et la terre. Le livre de la Création ne nous présente assurément pas cette science comme faite, mais il suffit à la gloire de l’auteur de l’avoir entrevue.
Ce n’est pas d’ailleurs la première fois que les hommes ont songé à comparer le développement des institutions humaines aux périodes terrestres, et à ne point faire une différence absolue entre les mouvemens de la matière et ceux des sociétés. Les ouvrages d’un grand nombre de philosophes modernes sont remplis de comparaisons de ce genre et dans le cours de cette étude nous les avons cités plus d’une fois. M. Paul de Jouvencel a depuis longtemps proposé d’enseigner l’histoire aux enfans en commençant par le commencement, c’est-à-dire par la description des couches géologiques. Plus d’un écrivain a comparé les révolutions aux orages et les mouvemens populaires au flux et au reflux de la mer. N’était-ce point déjà entrevoir une analogie entre les forces naturelles et les forces morales que faire ainsi parler Charles-Quint ?
- Ah ! le peuple ! Océan. — Onde sans cesse émue
- Où l’on ne jette rien sans que tout ne remue !
- Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !
- Miroir où rarement un roi se voit en beau !
- Ah ! si l’on regardait parfois dans ce flot sombre,
- On y verrait au fond des empires sans nombre,
- Grands vaisseaux naufragés que son flux et reflux
- Roule, et qui le gênaient, et qu’il ne connaît plus.
Même dans une littérature plus classique, de telles comparaisons ont été de mise, et Homère ne s’en est pas fait faute. Les progrès de la science donnent à ces vues plus de réalité ; l’on peut concevoir l’espérance de se rapprocher de plus en plus de cette science que Bacon supposait, et qui réunit toutes les branches du savoir. Est-il permis de dire cependant que le but est atteint aujourd’hui ? N’entrevoyons-nous pas entre l’histoire naturelle et l’histoire politique une analogie de procédés plutôt qu’une identité de faits et de résultats ? Connaissons-nous assez bien les lois naturelles pour les appliquer à l’histoire ? Celle-ci est-elle assez scientifique aujourd’hui pour que les lois historiques nous puissent servir à éclaircir des problèmes qui ont tant besoin de précision et de rigueur ?
La paléontologie, très récente, se perfectionne et se transforme à tout instant. Une très faible partie du globe a été fouillée sur une épaisseur de quelques mètres. L’auteur de la Création lui-même a vu ses idées se modifier d’un volume à l’autre. Une multitude de nos espèces fossiles sont décrites et nommées d’après un seul spécimen, souvent brisé, ou d’après quelques échantillons recueillis dans un même lieu. La classification est donc incertaine. Dans les livres publiés il y a peu d’années, toute la classe des mammifères était considérée comme ayant apparu tout à coup au commencement de la série tertiaire, et aujourd’hui un des dépôts les plus riches en fossiles de mammifères appartient aux étages moyens de la série secondaire. Cuvier disait que les strates tertiaires ne renferment aucun singe, et on en a trouvé dans le terrain éocène en Europe et en Amérique. Ces exemples pourraient être multipliés et prouveraient que de tels fondemens, suffisans pour une science spéciale, sont trop fragiles pour appuyer une tentative si hardie.
L’un de nos derniers exemples rapprochait l’économie politique de l’histoire naturelle. On trouverait aisément dans l’une et l’autre des lois qui semblent contraires. Si la division du travail est pratiquée par les animaux, l’économie même est méconnue dans la nature. Le caractère particulier des productions de celle-ci est la profusion. La production est partout énorme, afin que la reproduction des êtres soit assurée. Ces êtres sont plus multipliés qu’il n’est nécessaire, et l’on serait fort embarrassé d’expliquer par les règles économiques le grand nombre de plantes vénéneuses ou d’animaux malfaisans. Malthus, il est vrai, serait satisfait de voir que la terre ne porte pas plus d’êtres qu’elle n’en peut nourrir ; mais il s’étonnerait de la perte considérable des germes et des semences. Au XVIIIe siècle, on croyait fort au principe de la moindre action, on admettait que la nature va toujours à l’épargne, pour employer une expression peu correcte, quoique fort claire, de Maupertuis. Il n’en est rien. Les végétaux les plus inutiles couvriraient le globe entier, à l’exclusion de tous les autres, si toutes les graines avaient germé ; un seul animal suffirait à peupler la terre, si tous les œufs d’une seule espèce avaient éclos. Une morue peut produire 6,867,840 œufs, une ascaride 64 millions, une seule orchidée à peu près autant de graines. Les économistes recommandent au contraire de ne fabriquer que le nécessaire et d’assurer le placement de tous les produits.
Il est difficile de ne pas aller plus loin, et, malgré tant de ressemblances, de renoncer à cette idée, que la certitude nécessaire à la science a quelque chose de précis, de pratique, de matériel, pour ainsi dire, que les historiens ne connaissent pas. Il est bien vrai que l’histoire est mieux faite aujourd’hui qu’autrefois, et cependant, si l’on en compare les inductions et les affirmations à celles des sciences naturelles, on les trouvera fort différentes. Le savant est moins facile à contenter que l’historien. Un chapitre même du livre qui nous occupe en peut donner la preuve : les peuples ignorés qui tout à coup apparaissent dans le monde pour y apporter une civilisation nouvelle y sont assimilés à ces animaux inconnus, un peu plus parfaits que la nature qui les environne, et ne se développant qu’après une catastrophe dans un milieu plus favorable. Il suffit en effet à l’historien de savoir que les Germains existaient lorsque dominaient les Grecs et les Romains et de dire qu’après l’invasion ces barbares se sont civilisés, comme il suffisait à M. de Chateaubriand, pour expliquer comment nous avons connu l’histoire des empereurs, d’écrire ces paroles célèbres : « c’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; il croit inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. » L’existence d’un peuple, la naissance d’un homme, sont de cette façon suffisamment expliquées. En est-il de même d’un être doué d’une organisation particulière qu’une découverte imprévue place sous les pas du naturaliste dans une caverne ? Le savant doit alors expliquer matériellement de quelle façon il a été apporté là, comment il a pu se développer, comment les formes de ses ancêtres s’étaient modifiées, comment il vivait au milieu d’une faune et d’une flore étrangères à sa constitution. On ne peut constater la présence d’un être sans dire d’où il vient. Il faut aller au-delà, il faut expliquer, ce qui est fort différent de raconter. En un autre endroit, M. Quinet, faisant cette observation, que la forme de la tête n’est pas la même dans les races supérieures et chez les sauvages, se contente de dire que l’esprit intérieur « a modelé les crânes, et que la pensée tombant dans le cerveau en soulève peu à peu les voûtes, élargit les tempes, développe les lobes, augmente la masse et la capacité crânienne. » Pour un physiologiste, une telle affirmation ne suffit point ; il faudrait non-seulement démontrer qu’une telle influence de la pensée sur le corps est réelle, mais dire encore comment cette action s’exerce, en citer des exemples positifs et les appuyer d’expériences.
Quoi qu’il en soit de ces observations et des difficultés de détail, un principe vrai et fécond se dégage du livre de M. Quinet : la logique domine le monde physique comme le monde intellectuel, et une parenté réelle unit les principes de l’intelligence et les principes sur lesquels sont fondés les règnes de la nature. Il y a une nature des choses, pour employer l’expression d’un ancien ; l’univers entier est soumis à des lois immuables qui s’imposent à la matière comme à l’esprit, à la physique comme à la métaphysique, à la vie du monde comme aux passions des hommes. La conséquence de cette théorie n’est pas le matérialisme, et M. Quinet, dans son livre tout entier, se tient dans les régions sereines du spiritualisme le plus élevé. L’étude de la nature a augmenté son respect pour l’esprit, la liberté, la personne, la vie de l’âme. Constater des lois naturelles, ce n’est d’ailleurs jamais nier l’existence ou les attributs de la Divinité. On comprend même mieux le Créateur établissant des règles immortelles que s’il apparaissait à tout instant pour modifier son ouvrage ; mais ce serait sortir de notre sujet que d’examiner à ce point de vue la doctrine de M. Edgar Quinet. Il faut se borner à saisir ce lien qui réunit la nature tout entière sous une même loi, qui montre que ce qui est vrai en un lieu est vrai partout, dans l’esprit et les mouvemens humains de même que dans les transformations de la matière, non parce que tout est matière, mais parce que rien n’est livré au hasard.
Et ce n’est pas seulement à une philosophie qui peut être contestée que M. Quinet a rendu service en publiant le livre de la Création. Il a contribué à augmenter l’amour de la nature et le sentiment de la beauté. Il a relevé encore les découvertes de ce siècle en les exposant dans un langage éloquent. Il a montré comment les lettres et les sciences se peuvent unir, après avoir été si longtemps séparées ; les arts même prennent place dans ce livre, qui touche à tant de choses. N’est-il pas juste enfin de ne pas séparer de l’ouvrage la personne même de l’auteur ? Nous sommes entourés d’hommes qui ont noblement supporté le naufrage de leur cause et de leurs espérances. Nul d’entre eux plus que M. Quinet n’a cherché des consolations à des sources plus nobles et plus pures. L’exemple qu’il nous donne se joint à toutes ses leçons. S’il est vrai que les troubles civils aient leurs lois comme les révolutions terrestres, que le mal qui nous apparaît profond et durable puisse avoir des conséquences heureuses, et que d’une catastrophe qui détruit tout autour d’elle, un monde plus parfait puisse sortir, M. Quinet peut lui-même être comparé à ces êtres dont il parle, et qui survivent aux révolutions pour annoncer une aurore nouvelle. Son Histoire de la révolution avait déjà montré combien son talent a grandi dans l’exil, combien ses opinions sont devenues plus nobles encore et plus libérales. Le livre de la Création témoigne d’une rare souplesse d’esprit et de cette faculté toujours jeune d’apprendre et d’inventer. On ne le lit point sans partager l’ardeur généreuse de l’auteur et sa passion d’aimer et de servir ces deux grandes choses : la science et la liberté.
PAUL DE REMUSAT.
- ↑ Voyez la Revue du 1er juillet 1870.
- ↑ L’existence de l’homme tertiaire a été démontrée très récemment par M. l’abbé Bourgeois, dont la science a résolu un problème important et rendu plus libre l’étude de ces questions délicates.
- ↑ La Science du langage, cours professé à l’institution royale de la Grande-Bretagne par M. Max Müller, traduit de l’anglais, in-8o. Paris 1864.