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DADA et Moi

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Ça ira ! de novembre 192116 (p. 111-115).

DADA et Moi


Dada a voulu être le mot d’ordre d’un certain esprit, équivalant à ce qu’on entend par symbolisme, par cubisme.

Dans ce sens je suis devenu dadaïste vers 1916, quand le mot Dada n’était pas encore trouvé ; dans le même sens John Rodker était devenu dadaïste, pendant la guerre, en Angleterre ; et Ezra Pound en Amérique. Et combien d’autres l’étaient devenus, à leur insu et sans la moindre influence d’autrui.

Car dans ce sens encore, le point de départ théorique de l’école, qui aurait pu s’appeler Dada et qui, quoi donc, restera malgré tout dénommée comme telle, remonte à Alfred Jarry pour l’idée et au Stéphane Mallarmé du « Un coup de dés » et de certaines « divagations » pour l’expression.

Par Alfred Jarry pour l’idée, je veux dire, le côté bêtement farcesque de la vie, qu’il nous a été donné de vivre si comi-tragiquement pendant la guerre.

La guerre coupa net la continuité de toutes les spéculations d’avant 1914. Si Einstein a définitivement établi sa philosophie du Relativisme, c’est la guerre qui lui en a fourni les éléments. Avant 1914, on pouvait avoir l’intuition de certaines lignes-forces. L’arrêt complet de tous les courants ordinaires de la vie et leur déviation vers la destruction, y compris l’auto-destruction, a rendu tangible certaines voies insoupçonnables dans le dédale organisé de l’atavisme qu’avait créé la civilisation.

Il serait trop long d’énumérer ici toutes les volitions que ce déblayage brutal a fait apparaître pendant les années 1914-1918.

Le Hasard, d’un coup de matraque, abolissait la logique des philosophes et avec elle, toutes les spéculations philosophiques en leurs subdivisions : métaphysique, psychologie, etc., avec leurs lois considérées comme immuables. La bio-chimie pouvait aussitôt noter la possibilité des superstructures, de l’électron à l’homme, dans le passage continuel de la construction à la désagrégation par l’oscillation éternelle de l’équilibre du stable à l’instable.

La littérature, l’art, y trouve son fondement comme le reste. Et déjà en 1917, j’ai avancé cette loi et je l’ai expliquée sous l’angle littéraire, en formes de paradoxes, dans ma revue Résurrection, et en des causeries, à Bruxelles, « Au Diable au Corps », à un groupe de jeunes qui, bouleversés (ohé les convaincus et si jeunes encore !) s’attribuaient une fiche de consolation en m’appelant « fantaisiste ».

Plus tard mes « fantaisies » furent dénommées bolcheviques et me valurent une perquisition – gendarmes et soldats baïonnette au canon – et une surveillance serrée de la part de la police secrète pour devenir finalement dadaïstes. Quelle joie intersticielle !

Plus explicitement, j’avançais les vérités suivantes ; – quitte à l’esprit, qui n’envisage pas la littérature au seul point de vue du Mercantilisme, d’en extraire à sa convenance : –

1o Les humains ne se ressemblent que par leur dissemblance. Dès lors, chaque individu doit découvrir en lui cette chose, qui le rend étranger à – et le différencie de – son voisin ; et aussitôt cet état extériorisé en art, il est impossible qu’un tel fasse de la peinture comme Cézanne, et un tel du roman comme Bourget ou quiconque.

2o La description de la nature est facile. L’individu est nature à son tour, et il a en lui un terrain inépuisable à découvrir. La nature extérieure peut lui servir les éléments propices à la construction de son œuvre.

3o Les grammairiens ont fait des règles de syntaxe d’après les auteurs (oho ! la stabilité de la langue française !). Cette syntaxe ne suffisait déjà plus à Stéphane Mallarmé pour rendre ses concepts tangibles. Et les mots ont des sens tellement multiples, que pour parer plus ou moins à la confusion, le mot propre importe. On arrive ainsi à condenser en un mot ce que le phraseur dit en six pages. Cela abolit du coup le roman à 350 pages – cette marchandise commerciale ! qui, devant être commerciale, perd toute valeur en art.

On arrive ainsi à conclure sévèrement devant les Paul Bourget, les Anatole France et tous les romanciers invariablement à l’haleine uniforme de l’épaisseur commerciale : 350 pages.

Mais assez. Je développe ici le critérium que je me suis formé à ma renaissance en 1916, et qui a présidé, entre autres, à la composition de mon Pan-Pan, qui dans une écriture ordinaire aurait formé un gros volume : 600 pages.

Je dois ici d’avouer l’influence qu’eut sur moi la lecture de Tchuang Tsi, chinois, contemporain d’Aristote, plus près de moi, plus près de nous que Spencer et William James. C’est chez lui que j’ai trouvé une théorie de la Destruction, digne d’application ; quoique le philosophe me prouva aussitôt l’évidence que devant l’impossibilité d’une volonté isolée, il ne reste à celle-ci que la destruction par la construction.

Ce n’est pas la place ici de décrire plus amplement, ni d’analyser mon Chinois, quoiqu’il soit le précurseur du Relativisme et de toutes les théories ultra-modernes. Les intéressés liront cela sous peu dans une revue parisienne. Le superficiel, devant mainte négation artistique, pose volontiers la question : Pourquoi écrivez-vous ?

Mais rien de plus luxurieusement gai que d’éditer un livre – combien plus encore un livre à tendance ultra –, rien que pour en lire les critiques.

Parce que le volume est mince d’abord, parce que l’auteur dédaigne le tam-tam de la réclame ensuite – le critique se dresse, arrogant et le reste.

Pour ma part je note quelques insanités et titres :

Depuis « fou, exhibitionniste mystique », « Sans génie » je le sais, jusqu’à travers un « haut-le-cœur » de tel monsieur à côté du « raffinement de la bestialité » (quels moralisateurs bon sang ! Et dire que tous ces gens ne se savent pas mûrs pour les Carmélites !) à « une fleurette » m’accordée par tel convaincu qui attend le Messie, jusqu’à, dis-je (je vous demande si c’est rigolo et intéressant quand même) le « j’ai lu avec une curiosité amusée » d’André Gide et « Dans tous ces ouvrages vous apportez un élément nouveau à la poésie française, et cependant vous restez dans la grande tradition », de Valéry Larbaud.

J’omets les louanges des amis et c’est pour eux, et pour moi, et pour quelques autres, que j’espère encore « commettre » des actes dans ce sens.

En Belgique, le pays le plus suiveur du monde en matière artistique, le mot Dada fut à peine connu, mais connu dans un sens corrompu et contrefait, qu’ils m’y cataloguèrent sous cette étiquette, dans un sens, à leur avis, bien entendu, éminemment ridicule. Si j’en étais fier ! Car le Savon Dada donc. Monsieur !

Mon Pan-Pan et bien d’autres œuvres parues ou à paraître encore ont été écrites en 1916, 1917, 1918, alors que j’ai appris l’existence de Dada en 1919, quand j’étais chez Carl Einstein à Berlin.

J’adhérai avec plaisir au mouvement, que je ne devais connaître intimement que cette année 1921. J’y adhérai, parce que mon évolution s’était accomplie d’une façon similaire.

Quelques amis de Bruxelles, voire même des « ennemis », à la vue de ma peinture, comme à la lecture de ma littérature s’écriaient « plus que Dada, pan-dada ! » Si le mot avait existé en 1915-1916, ces mêmes auraient bien sûrement crié cela devant ma sculpture et mes gravures sur bois dans Résurrection. Comment si c’était gai ! — À la folie ! Je signais mes gravures Guy Boscart. Des artistes me priaient de les présenter à Guy Boscart, à leur avis le premier dessinateur de Belgique ! Ils exagéraient, mais c’était gai, follement, comme l’année précédente, quand j’exhibais, aux peintres, sculpteurs et autres artistes mes terres-cuites et qu’ils criaient au scandale, à la police, prêts à se battre parce que ce n’était pas de l’art !

Cependant que ma « Maison à l’Orée » à La Hulpe, devenait un lieu de pèlerinage où l’on aimait aller se refaire des nerfs à la discussion pour et contre l’art. Mais les mieux intentionnés avaient si peur des « qu’en dira-t-on » et des « comment fait-on à Paris, à Berlin ! » –

L’art ne m’intéresse que comme fantaisie, plaisir de luxe. Mon style ? Imbécile unilatéral ! – Même pas bilatéralement mais comme l’éclatement des fusées d’un feu d’artifice – 69 commutateurs dans une salle de spectacle éteignant, rallumant 69 luminosités – ou plus simplement la porte d’une classe froebelienne, qui s’ouvre à la mi-temps et la foule bigarrée des gosses qui s’essaime sur le gazon. Comment deux plans, trois plans, Monsieur ? – Polyédrique ! Et avec tout cela la concision qui se réfère à l’intuition du lecteur pour saisir le fil des pensées qui se pressent à la sortie du tube, dans lequel d’après le « wiesel wireless » système, elles ont été rehaussées de un à 270 HP. Et détonant alors sur des plans multiples, elles se rencontrent et produisent des courts-circuits et le reste…

À Paris, je devais découvrir bientôt que j’étais bien loin de Dada. Une distance comme disait Cocteau de l’extrême gauche à l’extrême droite nous séparait. J’étais d’accord avec Einstein lorsqu’il m’écrivait que « Dada est un calembour qui pète trop longtemps ! » En effet, car le groupe des dadaïstes épatait le bourgeois de Paris, par les mêmes moyens qu’employait ce bourgeois, et depuis longtemps, mais supérieurement alors, pour exploiter son idéologie bourgeoise. Dès lors Dada avait vraiment perdu sa raison d’être, n’est-ce pas Madame Sternheim.

À plusieurs dadaïstes manquait certainement un critérium clair et net. Ne sachant pas très bien ce qu’ils voulaient, ils étaient entraînés dans le courant, qui essaya de rétablir l’ancien équilibre de 1914. Ils proclamaient la négation et passant à l’affirmation pour eux-mêmes, ils le faisaient à la remorque de Gide ou vaguement de Stéphane Mallarmé. Dada n’était plus, en dernière analyse, que Tam-Tam-Réclame.

Et alors arriva… le lundi 25 avril 1921, après la réunion bi-hebdomadaire, et le dîner, et le baccara, chez « Certa »… Il était minuit et nous étions : 2 dames, 1 Turc, et 9 dadas – et cette nuit mémorable arriva ce qui devait arriver…

Un portefeuille de garçon de café dérobé – oh ! l’histoire est trop longue. – Et j’assassinai Dada ! –

(Contrairement à la relation de Pierre de Massot en son article, « Dada », dans ce même numéro, je n’ai donc pas suivi le mouvement de Picabia. Je me suis, en effet retiré de Dada, cette nuit du 25 avril. Picabia s’en détacha, par un article dans Comœdia, le 11 mai 1921.)

Ni le public, ce qui est compréhensible, ni la critique, ce qui est inadmissible, si elle veut passer comme compétente — n’ont jamais saisi la signification de Dada. Les réponses à l’enquête de la Revue de l’Époque – Faut-il fusiller les Dadaïstes – le démontre une fois de plus, et à outrance, les réponses des deux Belges sont là qui prouvent que les Belges étaient les plus ignorants tout en étant les plus agressifs[1]. Mais assez et malgré tout Dada a existé et existe. Comme toujours, certains attendent les œuvres, comme il y en a encore toujours qui attendent le Messie, alors que les œuvres sont là. Et peu importe qu’elles ne soient qu’une curiosité… provisoirement !

Clément PANSAERS
  1. Je dois ici excepter Paul Neuhuys, qui, le seul en Belgique, avec ÇA IRA, vient d’oser rendre à Dada ce qui lui revient. Voir ÇA IRA, no 14 : Quelques Poètes.