Daniel Deronda/Livre 3

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Traduction par Ernest David.
Calmann-Lévy (Volume Ip. 201-289).


LE CHOIX DES DEMOISELLES


XIX


Ce serait mal caractériser Deronda que de le dire romanesque ; mais, sous son extérieur calme et grave régnait une ardeur qui le portait aisément à trouver de la poésie et du roman dans les événements de chaque jour. Pour lui, le fait d’avoir trouvé Mirah était aussi émouvant que les aventures d’Oreste ou de Renaud. Il demeura sur pied une bonne partie de la nuit, se retraçant tout ce qui s’était passé depuis que Mirah lui était apparue sur le bord de la Tamise. Il prit un livre et essaya de lire pour chasser les idées qui le poursuivaient ; mais les caractères lui faisaient l’effet d’un réseau à travers les mailles duquel il voyait et entendait tout, aussi distinctement qu’avant ; non seulement il voyait les péripéties survenues pendant les deux heures précédentes, mais encore les possibilités auxquelles ces péripéties pourraient donner lieu. Ces idées suffisaient pour entretenir en lui l’espoir et la crainte. La recherche de sa mère, à laquelle Mirah voulait se livrer, le préoccupait tout particulièrement. Son premier mouvement le poussait à l’aider dans cette recherche ; si son frère et sa mère étaient à Londres, les moyens de perquisition ne manquaient pas ; mais à la sympathie de Daniel pour sa protégée se mêlait un sentiment d’anxiété bien naturel.

Son désir personnel de connaître sa propre mère, ou d’en apprendre quelque chose, était toujours accompagné d’une arrière-pensée pénible ; il pouvait se faire que le bonheur éprouvé par Mirah, en retrouvant la mère et le frère dont elle était séparée depuis tant d’années, se changeât en déception et même en calamité. Savait-on quel pouvait être leur état moral actuel ? Il est vrai qu’elle avait dit que sa mère et son frère étaient bons et vertueux ; mais cette bonté et cette vertu n’avaient existé peut-être que dans son imagination, et douze années de séparation étaient plus que suffisantes pour amener de grands et redoutables changements. En dépit de sa tendance innée à se mettre du côté des victimes du préjugé, son intérêt ne s’était jamais porté d’une façon pratique sur les juifs actuels, et ce qu’il en connaissait ne lui paraissait pas bien attrayant, ni bien encourageant. Il tenait pour constaté que les juifs instruits et bien élevés renonçaient à leur croyance pour se confondre avec le peuple de leur pays natal ; le mépris attaché au nom de juif soulevait toutes ses sympathies pour cet héritage de douleurs ; mais il était impossible qu’il ne connût pas de fâcheuses histoires sur les caractères et les occupations de certains membres de ce peuple ; et, quoiqu’il protestât sans cesse contre la disjonction de l’histoire du temps passé de celle de l’époque moderne, il n’était jamais arrivé à des conclusions plus définies sur les Israélites du dix-neuvième siècle, que celles qui rappelaient les vertus et les vices d’une race depuis longtemps opprimée et persécutée. Mais, aujourd’hui que le désir de Mirah le forçait, en quelque sorte, de procéder à un examen minutieux des circonstances, certaines images désagréables se rattachant à cette mère juive et à son fils, à ce qu’ils pouvaient être devenus tous deux, se présentaient d’elles-mêmes devant ses yeux. Certes, la délicatesse et le charme de la jeune fille étaient de fortes présomptions en faveur de ses proches, mais il fallait attendre pour en savoir davantage, et madame Meyrick pourrait peut-être recueillir de la bouche de Mirah des données indicatrices qui rendraient les démarches à tenter plus faciles. Sa voix, son accent, ses regards, la douce pureté qui émanait de toute sa personne, le faisaient reculer de plus en plus devant l’idée de l’associer d’une façon quelconque à quoi que ce soit de haïssable ou de méprisable ; toutefois il ne pouvait s’empêcher de penser avec crainte à une parenté inconnue, et, dans le cas de Mirah, comme dans le sien, il trouvait des motifs plausibles pour en redouter les conséquences.

Que fallait-il faire pour cette pauvre enfant ? Elle avait avant tout besoin de protection, de sécurité, d’encouragement, et son cœur chevaleresque lui disait que plus tôt il pourrait appeler sur elle l’intérêt des autres, sans parler du sien, mieux il s’acquitterait des devoirs qu’il avait contractés envers elle. Il n’avait point de droits à la pourvoir entièrement, quoiqu’il lui fût possible de le faire, et l’impression profonde qu’elle avait produite sur lui le portait à désirer qu’elle se considérât comme entièrement indépendante. De vagues lueurs, de lointaines perceptions d’avenir, qu’il essayait de chasser comme des fantômes obsédants, laissaient cependant leur influence sur lui ; il avait surtout peur que ceux qui le voyaient de près ne devinassent tout de suite l’histoire de ses relations avec la jeune juive. S’il détestait le secret qu’il était obligé de garder sur les liens et les devoirs de sa vie, il n’en était pas moins résolu à agir de telle sorte que la vérité ne pût jamais avilir autrui, surtout quand cette vérité ne provient pas du fait propre de la personne qu’elle touche.

Un instant il eut l’intention de tout raconter le lendemain à sir Hugo et à lady Mallinger ; mais l’espérance d’apprendre de nouveaux détails par madame Meyrick pendant sa prochaine visite, l’y fit renoncer. Il finit par s’endormir et décida qu’il attendrait le résultat de cette visite.


XX


Mirah dormit d’un bon sommeil réparateur, et, quand le lendemain elle descendit dans une robe noire de Mab, les cheveux bouclant en fibrilles humides après l’ablution dont elle les avait arrosés, elle semblait avoir repris courage et un peu oublié les douleurs et les misères qui avaient pâli ses joues et tracé un cercle bleuâtre autour de ses yeux. Ce fut Mab qui lui apporta son déjeuner et qui la conduisit au parloir, non sans orgueil de l’effet produit par de mignonnes pantoufles de feutre qu’elle s’était empressée d’aller acheter ; car il ne s’en trouvait pas dans la maison d’assez petites pour le pied de Mirah, dont la robe d’emprunt n’arrivait qu’aux chevilles.

— Oh ! maman ! s’écria Mab en buttant des mains, voyez donc comme ces pantoufles lui vont bien ! Je m’étonne que ces petits pieds soient assez forts pour soutenir son corps.

Mirah jeta un coup d’œil sur ses pieds et sourit à madame Meyrick, qui se dit : « Il est impossible que cette enfant ait eu une mauvaise pensée. Cependant la sagesse me conseille d’être circonspecte. » Elle rendit à Mirah son sourire et dit :

— Je crains que ces pauvres petits pieds n’aient été obligés dernièrement de soutenir un peu trop longtemps leur fardeau ; mais, aujourd’hui, Mirah se reposera et me tiendra compagnie.

— Et elle vous dira une foule de choses que je n’entendrai pas, murmura Mab, qui se voyait au premier volume d’un intéressant roman dont elle était forcée de passer plusieurs chapitres pour aller retrouver ses élèves.

Kate et Amy étaient déjà sorties, l’une pour prendre des points de vue sur la Tamise et l’autre pour ses affaires. La petite mère en avait ainsi décidé, voulant demeurer seule avec l’étrangère, dont il était nécessaire qu’elle connût l’histoire.

Ce matin-là, le parloir ressemblait à un petit temple. Le soleil dardait ses rayons sur la rivière et un air tiède et balsamique entrait par la fenêtre ouverte ; les murs portaient leurs hôtes silencieux, qui, éclairés en plein, s’étalaient dans leurs cadres. Madame Meyrick, dont les peines qu’elle avait endurées n’avait pas altéré l’amabilité du visage, assortissait des laines pour sa broderie ; Hafiz ronronnait sur l’appui de la fenêtre ; l’horloge continuait son tic tac incessant et monotone, et le bruit des voitures que l’on entendait de temps à autre faisait ressortir encore davantage le silence et la placidité de l’intérieur. La petite mère, pensant que ce calme inviterait la jeune fille à parler, s’abstint de toute remarque. Mirah s’était assise en face d’elle, les mains jointes sur ses genoux, les jambes croisées, les yeux errant avec satisfaction sur les objets qui l’environnaient et s’arrêtant avec un tendre respect sur madame Meyrick. Enfin, elle commença d’une voix mélodieuse et attendrie :

— Je me rappelle parfaitement le visage de ma mère ; cependant je n’avais pas sept ans quand je lui fus ravie et j’en ai dix-neuf maintenant.

— Je comprends cela, répondit madame Meyrick ; les anciens souvenirs sont ceux qui durent le plus longtemps.

— Oh ! oui, bien anciens. Je crois que dès que je me suis éveillée à la vie, j’ai aimé le visage de ma mère ; elle était sans cesse auprès de moi, m’entourant de ses bras et chantant un hymne hébreu que plus tard elle m’apprit. C’est la première chose que j’aie jamais chantée. Quand j’étais couchée dans mon petit lit blanc, elle se penchait sur moi et fredonnait à demi-voix. Je rêve souvent de ce temps ; je le revois pendant mon sommeil. Ah ! si je pouvais retrouver ma mère, je suis sûre que je la reconnaîtrais !

— Il faut vous attendre à du changement après douze années, dit avec bonté madame Meyrick. Voyez mes cheveux gris. Il y a dix ans, ils étaient bruns. Les jours, les mois et les années passent sur nous sans trêve ni merci, et laissent après eux les marques de leurs pas, qui sont souvent bien lourds.

— Ah ! je suis sûre qu’elle a eu le cœur déchiré quand je n’ai plus été près d’elle ! Quelle joie si nous pouvions nous revoir et si je pouvais lui dire combien je l’aime, combien j’aspire à la consoler de ses chagrins ! Alors je ne regretterais rien ; je serais heureuse d’avoir vécu dans la peine. J’ai désespéré. Le monde me semblait méchant ; je sentais que ma mère était morte et que la mort était mon seul moyen d’aller à elle. Mais, au dernier moment, — hier, — quand j’attendais que l’eau se refermât sur moi, je m’imaginais que la mort serait une miséricorde. Puis la bonté vivante m’apparut, et je repris confiance en la vie. Maintenant je suis avec vous, — ici ; — la paix et l’espérance sont rentrées dans mon âme. Je ne désire plus rien ; je puis attendre ; car j’espère, je crois et je suis reconnaissante ! oh ! oui, bien reconnaissante ! Vous ne m’avez pas méprisée.

— Beaucoup d’autres auraient fait comme nous, mon enfant, dit madame Meyrick qui sentit ses yeux se mouiller.

— Mais je ne les ai pas rencontrés ! ils ne sont pas venus à moi !

— Comment avez-vous été enlevée à votre mère ?

— Ah ! j’y ai pensé longtemps. C’est terrible à raconter, et cependant je veux tout vous dire. C’est mon père qui m’a séparée de ma mère ! Je croyais que nous allions seulement faire un petit voyage, et j’étais dans l’enchantement. Nous nous embarquâmes sur un navire et nous allâmes loin, bien loin. Je ne savais rien alors et je croyais mon père quand, pour me consoler, il me disait que nous retournerions auprès de ma mère. Nous atteignîmes l’Amérique, et il devait se passer bien des années avant que nous revinssions en Europe. J’appris vite à écrire parce que je voulais correspondre avec ma mère ; mais un jour, que j’essayais de tracer une lettre, mon père me prit sur ses genoux, et me dit que ma mère et mon frère étaient morts et que c’était pourquoi nous n’étions pas retournés auprès d’eux. Je ne me souviens que peu de mon frère ; il me portait autrefois, mais il n’était pas toujours à la maison. Je crus mon père lorsqu’il me dit qu’il étaient morts ; je les vis sous la terre avec leurs yeux fermés pour toujours. Je ne pouvais douter de la vérité, et, toutes les nuits, pendant bien longtemps, j’arrosais mon oreiller de mes larmes. Mais, comme je revis souvent ma mère dans mon sommeil, je pensais qu’elle vivait auprès de moi et cette idée me consolait. C’est pour cela que je n’ai jamais eu peur dans l’obscurité ; souvent même, dans le jour, il m’arrive de la voir et de l’entendre chanter.

Mirah s’arrêta un moment, sa figure exprima une satisfaction ineffable, comme si cette bienheureuse vision se présentait à elle.

— J’espère que votre père n’a pas été mauvais pour vous, dit madame Meyrick, anxieuse de la rappeler à elle-même.

— Non, il me gâtait ; il se donna beaucoup de peine pour m’instruire. Il était acteur et j’ai su plus tard que le Cobourg, où j’entendais dire qu’il allait autrefois, était un théâtre. Il n’avait pas toujours été comédien ; il avait été professeur et connaissait plusieurs langues. Je crois que son talent dramatique était faible, mais il dirigeait le théâtre, écrivait et traduisait des pièces. Une cantatrice italienne vécut longtemps avec nous. Tous deux me donnaient des leçons ; j’avais encore un maître qui me faisait apprendre par cœur et réciter. Je n’avais pas neuf ans quand je parus sur la scène. J’apprenais facilement et je n’avais pas peur ; mais déjà, comme depuis, je détestais ce genre de vie. Mon père gagnait de l’argent, et nous vivions dans le luxe, mais aussi dans le désordre. C’était chez nous un va-et-vient continuel d’hommes et de femmes, des éclats de rire, des disputes, des plaisanteries ; mais tous ces gens me dégoûtaient, bien que je fusse gâtée et caressée par eux. Je me rappelais souvent ma mère. La réflexion me vint de bonne heure, car je lisais beaucoup. Mon père se mit en tête que je pourrais devenir une grande cantatrice ; on prétendait que j’avais une voix merveilleuse pour une enfant et on me donna les meilleurs maîtres. Quand j’eus dix ans, je jouai le rôle d’une petite fille abandonnée qui chantait en s’amusant avec des fleurs. Je le fis sans émotion ; mais les applaudissements et tous les bruits du théâtre m’étaient odieux ; jamais je n’aimai les éloges que l’on me prodiguait ; ce qui me manquait, ce dont j’avais soif, c’étaient les soins et l’amour qui m’avaient entourée dès ma naissance. Je me fis en imagination une vie toute différente de ce qui m’environnait ; je choisis dans les pièces de théâtre et dans d’autres productions ce qui me semblait beau, et je me créai un monde à moi. Mon père voulut me faire adopter un genre qui me répugnait. La signora lui dit un jour ; « Elle ne sera jamais artiste, elle ne sera jamais qu’elle-même. Cela peut aller maintenant ; mais, vous verrez plus tard ; elle n’aura pas plus de physionomie et de jeu sur le théâtre qu’un oiseau chanteur. » Mon père se fâcha et ils se querellèrent. Je faisais cependant ce que je pouvais pour devenir artiste, puisque c’était là ce que mon père attendait de moi. Au bout de quelque temps, la signora nous quitta et une gouvernante vint compléter mon instruction, car mon père commençait à craindre que je ne chantasse trop ; je jouais néanmoins de temps en temps. Je souhaitais de quitter cette carrière du théâtre, mais je ne savais où aller et je redoutais le monde. Je me disais, en outre, que ce serait mal d’abandonner mon père et que ma mère me le reprocherait peut-être.

Mirah retomba dans sa rêverie.

— Ne vous a-t-on pas appris vos devoirs ? demanda madame Meyrick. Elle n’osait pas se servir du mot « religion », ne sachant pas ce qu’était la croyance juive.

— Non ! on me disait seulement que je devais obéir à mon père et faire ce qu’il désirait. Il ne suivait pas notre religion à New-York, et je crois qu’il aurait voulu que je ne la connusse pas. Mais, comme ma mère avait l’habitude de m’emmener avec elle à la synagogue et que je me rappelais qu’elle m’asseyait sur ses genoux pour que je pusse regarder à travers le grillage de la galerie des femmes et entendre l’office, je brûlais d’y aller. Un jour, encore toute petite, je m’échappai et tâchai de trouver la synagogue, mais je me perdis ; je rôdai longtemps à travers la ville jusqu’à ce qu’un colporteur, après m’avoir questionnée, me ramenât à la maison. Mon père ne m’ayant pas trouvée en rentrant, avait été fort inquiet et se mit dans une violente colère. J’avais eu tellement peur, qu’il se passa bien du temps avant que j’osasse tenter de nouveau l’aventure. Quand la signora nous eut quittés, nous allâmes habiter une maison dont la propriétaire était juive et observait sa religion. Je lui demandai de me conduire à la synagogue ; je lus dans ses livres de prières et dans sa Bible et, quand j’eus assez d’argent, je la priai de m’acheter ces livres qui me semblaient devoir me rapprocher encore plus de ma mère. Ce fut ainsi qu’en y ajoutant ce que je lisais dans les pièces de théâtre et dans d’autres livres sur les juifs, j’arrivai à connaître un peu notre religion et l’histoire de notre peuple ; tout cela, parce que j’étais sûre que ma mère obéissait aux prescriptions de notre culte. J’avais cessé de parler d’elle à mon père. C’est affreux à dire, mais je commençais à me méfier de lui. J’avais découvert qu’il ne disait pas toujours la vérité et qu’il faisait des promesses sans s’inquiéter de les tenir. Le soupçon que ma mère et mon frère vivaient encore, quoiqu’il m’eût dit qu’ils fussent morts, s’éveilla en moi. En revenant constamment sur le passé à mesure que je grandis, j’en sus davantage et j’eus comme certitude que ma mère avait été trompée, qu’elle s’attendait à nous voir revenir après une courte absence, et que mon père, en me disant qu’elle était morte, n’avait fait que jouer une comédie pour mettre mon esprit en repos. Voilà surtout pourquoi je hais le mensonge. J’écrivis en secret à ma mère ; je connaissais son adresse : Colman street ; c’est là que nous demeurions. Je savais que c’était près du pont de Blackfriars et du Cobourg ; je me souviens aussi que nous nous appelions alors Cohen, bien que mon père se fît nommer Lapidoth, du nom, disait-il, de ses ancêtres en Pologne. J’envoyai ma lettre, mais je ne reçus point de réponse et je perdis tout espoir.

Notre séjour en Amérique ne dura plus longtemps. Mon père me dit un jour de faire nos malles, car nous allions partir pour Hambourg. J’en fus heureuse. Je parlais bien allemand et je connaissais par cœur presque toutes les pièces du théâtre allemand. Mon père s’exprimait mieux dans cette langue qu’en anglais. J’avais alors treize ans et je me croyais vieille ! Je savais déjà tant de choses et pourtant si peu ! Pendant la traversée, je ne souffris pas du mal de mer et je pus demeurer presque tout le temps sur le pont. Mon père, pour amuser les passagers, jouait la comédie, chantait, faisait des farces, et j’écoutais souvent les remarques dont il était l’objet. Un jour que je regardais la mer et que personne ne faisait attention à moi, j’entendis un gentleman dire à un autre : « Oh ! c’est un malin juif,… un drôle,… dont rien ne m’étonnerait. Il n’y a pas de race comme celle-là pour la finesse des hommes et la beauté des femmes. Je me demande quel trafic il va faire de sa fille. » Quand j’eus entendu ces mots, je me dis que le malheur de ma vie venait de ce que j’étais juive, que le monde ferait peu de cas de moi et qu’il fallait m’y résigner. Je me consolai en pensant que ma souffrance était une part de l’affliction de mon peuple, une part dans le chant funèbre qui avait traversé les siècles… Mais vous ne m’avez pas repoussée ! observa-t-elle d’un ton plein de gratitude.

— Et nous tâcherons de faire en sorte que vous ne soyez pas mal jugée par les autres, ma chère enfant ! dit madame Meyrick, qui avait cessé de travailler et qui, les bras croisés, écoutait avec la plus grande attention. — Continuez ; dites-moi tout.

— Nous habitâmes ensuite plusieurs villes, mais c’est à Vienne et à Hambourg que nous demeurâmes le plus longtemps. Je repris l’étude du chant et mon père gagnait toujours de l’argent dans les théâtres. Pendant quelque temps il fonda de grandes espérances sur mon talent ; il me fit répéter des rôles et jouer continuellement. Il prétendait me faire débuter dans l’opéra. Mais, peu à peu, il en vint à douter que ma voix fût jamais assez forte ; elle n’avait pas tenu ses promesses. Mon maître de Vienne lui dit : « Ne la forcez pas davantage, elle ne sera jamais faite pour le public. C’est de l’or, mais ce n’est qu’un fil d’or ! » Mon père fut amèrement désappointé ; nous n’étions déjà plus dans l’aisance à cette époque… Je ne crois pas vous avoir expliqué encore ce que je ressentais pour mon père. Je savais qu’il m’aimait et je craignais de le blesser, mais il se méprenait toujours sur ce qui aurait pu me rendre heureuse. Il était dans sa nature de tout prendre légèrement ; aussi cessai-je bientôt de rien lui demander sur les choses qui m’intéressaient le plus, car, chaque fois, il s’en raillait. Il ridiculisait même notre peuple. Je ressentais de la colère au fond de mon cœur, à cause de ma mère, quand je le voyais imiter, pour faire rire les autres, les mouvements et les balancements des juifs quand ils prient. « Mon père, lui disais-je, vous ne devriez pas contrefaire ainsi notre peuple devant des chrétiens qui s’en font des gorges chaudes. Serait-ce bien si je vous singeais pour que les autres se moquent de vous ? » Alors il haussait les épaules, riait et me disait en me pinçant le menton : « Tu ne le pourrais pas, ma chère. » Cette circonstance, bien que peu importante par elle-même, éleva un mur entre mon père et moi ; désormais, je lui cachai avec grand soin toutes mes impressions. Je ne tardai pas non plus à m’apercevoir que son désir de me voir aborder l’opéra et chanter la grande musique n’avait qu’un but : celui de me faire payer plus cher. Ma gratitude pour son affection diminua, et mes sentiments de tendresse pour lui dégénérèrent en pitié. Oui, j’en eus quelquefois compassion… Il avait vieilli et changé. Il n’était plus aimable. Il me parut moins bon pour les autres et pour moi. Il y avait des jours où sa gaieté disparaissait subitement, et il demeurait à la maison, silencieux et sombre ; quelquefois il rentrait et tout à coup se prenait à sangloter. Si, pour le consoler, je m’avançais en lui disant : « Qu’y a-t-il, père ? » il ne répondait rien, m’attirait à lui, me serrait dans ses bras et pleurait de plus belle. Jamais la confiance ne régna entre nous et j’en étais attristée pour lui. Dans ses moments de découragement, je voyais bien que la vie qu’il menait lui paraissait odieuse ; alors je pressais ma joue contre la sienne et je priais. Ses tristesses m’attachaient plus étroitement à lui et je pensais combien ma mère avait dû l’aimer ; autrement elle ne l’aurait pas épousé… Mais l’époque terrible allait arriver. Après avoir été à Pesth, nous étions revenus à Vienne. En dépit de ce qu’avait dit mon maître Léo, mon père me fit contracter un engagement, non à l’Opéra, mais dans un théâtre secondaire de Vienne. J’ignorais ce qu’il faisait, pourtant je crois qu’il passait sa vie au jeu, quoiqu’il ne manquât jamais de venir me prendre au théâtre. J’étais dégoûtée. Les pièces dans lesquelles je jouais me paraissaient détestables. De beaux messieurs venaient papillonner autour de moi et cherchaient à me parler ; hommes et femmes semblaient me regarder avec des sourires moqueurs. Je crois que j’aurais été moins mal à mon aise dans une fournaise ardente. Vous ne connaissez pas cette vie : l’obligation de chanter et de jouer des choses qui vous répugnent et de voir des gens qui viennent dans les coulisses pour vous examiner. Je persistai néanmoins ; j’avais résolu d’obéir à mon père et de travailler pour lui ; mais je sentais que ma voix s’affaiblissait, et je savais que mon jeu n’était pas ce qu’il aurait dû être…

« Sur ces entrefaites on vint me dire un matin que mon père avait été mis en prison, et qu’il me faisait demander. Sans m’apprendre le motif de son arrestation, il me dit d’aller à l’adresse qu’il m’indiqua pour parler à un comte qui le ferait remettre en liberté. Je fus trouver ce comte, que je reconnus pour être l’un des gentilshommes que j’avais vus la veille dans les coulisses. J’en fus effrayée, car je me rappelai sa façon de me regarder et de me baiser la main. Cependant, j’accomplis mon message et il me promit de se rendre sur-le-champ auprès de mon père, qui revint le soir à la maison avec lui. J’éprouvais une crainte horrible de cet homme, qui me fatiguait de ses attentions ; ses yeux ne me quittaient pas. J’étais certaine qu’il méprisait l’actrice juive. Le lendemain, quand il vint au théâtre et qu’il voulut me mettre mon châle la terreur s’empara de moi ; mon père aurait voulu que je parusse enchantée… Le comte était un homme entre deux âges avec des cheveux rares et les yeux pâles, grand et marchant lourdement. Il avait le visage grave, excepté lorsqu’il me regardait ; il me souriait alors, et son sourire me paraissait hideux. Quand nous étions seuls chez nous, mon père me faisait l’éloge du comte, qu’il me donnait comme son ami le plus dévoué. Je ne répondais rien car je supposais qu’il l’avait tiré de prison. Un jour, le comte vint nous faire une visite et mon père me laissa seule avec lui. Il me demanda si j’aimais le théâtre. Je répondis que non et que je n’y restais que pour obéir à mon père. Il s’exprimait toujours en français, me nommait « son petit ange, » et autres fadeurs semblables que je trouvais révoltantes ; puis il ajouta que je n’aurais pas besoin d’être plus longtemps sur les planches si je consentais à habiter son beau château où je commanderais en reine. « Plutôt demeurer au théâtre toute ma vie, » m’écriai-je suffoquée par la colère ; puis je me retirai et le laissai seul. En m’esquivant, je vis mon père qui baguenaudait dans le couloir ; j’en eus le cœur déchiré. Je courus m’enfermer dans ma chambre, persuadée que mon père s’entendait contre moi avec cet homme. Mais, le lendemain il voulut m’amadouer ; il me dit que je m’étais méprise sur ses intentions et qu’il allait tout m’expliquer ; que, si je ne jouais pas et ne tenais pas mon engagement, nous serions ruinés, et qu’il mourrait de faim. Je continuai donc d’aller au théâtre, et, pendant plus d’une semaine, le comte ne m’aborda pas… Nous changeâmes d’appartement ; mon père ne quittait plus la maison que pour me conduire au théâtre. Un jour, il me parla de mon jeu sur un ton découragé, et me dit que je ne pourrais jamais chanter en public, que je perdrais ma voix, qu’il fallait penser à l’avenir et ne pas mettre des sentiments absurdes entre ma fortune et moi. « Que veux-tu faire ? ajouta-t-il, tu en seras réduite à chanter dans les rues et à mendier. On t’a fait une offre magnifique et tu aurais dû l’accepter. » Je ne pouvais parler, j’étais saisie d’horreur ; l’indignation me suffoquait, surtout en pensant à ma mère. Pour la première fois, l’idée me vint de le quitter ; je sentais que je ferais bien ; mais, le lendemain, il m’apprit qu’il avait résilié mon engagement et que nous allions partir pour Prague. Au bout de deux jours j’avais tout emballé et préparé pour notre voyage. J’étais devenue défiante ; je me disais toujours que je serais obligée de m’enfuir ; si cela arrivait je me rendrais à Londres et j’essayerais de retrouver ma mère. J’avais un peu d’argent ; je vendis quelques menus objets pour en avoir davantage. Je fis un paquet de quelques vêtements indispensables que je pouvais emporter et je me tins sur mes gardes. Le silence de mon père sur l’offre du comte, dont il ne me reparla plus, me donna la conviction qu’il tramait un plan contre moi, et je priai Dieu de me protéger. J’avais vu ce qu’étaient les femmes perdues et mon cœur me disait de craindre mon père, car je voyais toujours derrière lui cet homme qui me faisait frissonner. Peut-être direz-vous que mes soupçons n’étaient pas fondés, mais il me paraissait évident que Dieu avait éclairé mon esprit. Pendant tout le voyage je fus en alarme. Je ne sais pourquoi, mais j’avais le pressentiment que mon père me livrerait au comte qui m’emporterait dans un lieu d’où je ne pourrais m’échapper ; la voix de ma mère résonnait dans mon âme. Il faisait nuit quand nous entrâmes dans Prague ; mon père avait pris place extérieurement et fumait ; malgré l’obscurité, je voyais tout. Je n’avais jamais remarqué dans la rue le visage des passants ; mais, ce soir-là, je les observai tous, et, quand nous arrivâmes devant un grand hôtel et qu’à la lueur d’un réverbère je vis seulement le dos d’un individu, je reconnus le comte. Je ne dormis pas de la nuit ; je me vêtis simplement ; je me couvris du grand manteau et du chapeau que j’ai toujours portés depuis ; j’attendis que le jour vînt et que les portes fussent ouvertes. Quelqu’un se leva vers quatre heures pour aller au chemin de fer ; cela me donna du courage ; je me glissai dehors avec mon petit sac sous mon manteau et je ne fus pas remarquée. J’avais étudié le Guide des chemins de fer et je connaissais bien l’itinéraire à suivre pour arriver en Angleterre ; avant que le soleil se levât, j’étais dans le train qui m’emportait vers Dresde. Alors je pleurai de joie. Je ne savais pas si le peu d’argent que j’avais me suffirait, mais j’étais confiante, je pouvais vendre les quelques articles qui étaient dans mon sac, ainsi que mes boucles d’oreilles ; je pouvais me contenter de ne manger que du pain… Je n’avais qu’une crainte, c’était d’être poursuivie par mon père. Je ne m’arrêtai pas ; j’allai toujours. Arrivée à Bruxelles, je vis que l’argent allait me manquer ; je vendis tout ce dont je pouvais me défaire. C’est alors que m’arriva une étrange aventure : en mettant la main dans la poche de mon manteau, j’y trouvai un demi-louis ; je me demandai comment il était venu là, et je crus me rappeler qu’en partant de Cologne, un jeune ouvrier était assis en face de moi. D’abord il essaya de nouer une conversation ; mais, comme j’avais peur de tout, je répondis à peine et l’entretien n’alla pas plus loin. Le voyage était long et je ne mangeai que du pain ; une fois, il m’offrit de partager ses provisions, mais je refusai. Je crois que c’est lui qui mit cette pièce d’or dans ma poche pendant que je dormais ; en tout cas, elle était la bienvenue ; car, sans elle, je n’aurais pu arriver à Douvres. Je fis à pied une bonne partie de la route jusqu’à Londres. Je savais que j’avais un faux air de mendiante, et j’aurais bien voulu ne pas paraître misérable, car, si je retrouvais ma mère, elle serait trop peinée de me voir ainsi. Hélas ! mon espoir était vain ! J’atteignis enfin le pont de Blackfriars et je m’informai de Colman street. Les gens hochaient la tête ; personne ne connaissait cette rue. Je la voyais cependant devant moi ; je voyais notre porte, nos fenêtres, nos tuiles blanches et le grand bâtiment de briques en face. Mais rien de tout cela n’existait plus. Je demandai à un marchand où se trouvait Colman street ; je demandai après le Cobourg ; il me répondit : « Oh ! ma petite dame, tout cela a disparu. Les vieilles rues ont été démolies et tout est neuf aujourd’hui. » Je m’éloignai la mort dans l’âme. « Attendez, jeune dame, reprit cet homme ; pourquoi désirez-vous retrouver Colmann street ? » Ses intentions étaient peut-être bonnes, mais je ne pouvais souffrir le ton qu’il prit. Et puis comment aurais-je pu lui expliquer ce que je voulais ? Je perdis confiance et me crus abandonnée. Où aller ?… Pendant tout le trajet depuis Prague, l’espoir m’avait soutenue ; je comptais retrouver ma mère, et tout à coup je me voyais seule au milieu d’étrangers. J’étais sur le pont à regarder la rivière ; je vis des bateaux à vapeur ; je voulus m’embarquer en me disant qu’au moins je m’éloignerais des rues et que le bateau me transporterait peut-être dans un endroit où je trouverais la solitude. Avec quelques sols qui me restaient, j’achetai du pain ; j’avais besoin d’un peu de forces pour réfléchir. Comment ferais-je pour vivre ? De nouveau il me sembla que, par la mort seule, je pourrais rejoindre ma mère. Je débarquai je ne sais où ; le soir était venu ; je vis de grands arbres non loin de la rivière et je m’assis sous leurs branches pour y dormir. Le sommeil vint en effet, et, quand je me réveillai, il faisait jour ; la rosée avait tout blanchi autour de moi ; j’étais glacée et toute seule, hélas !

» Les oiseaux chantaient ; je mi levai, je marchai, je suivis longtemps le cours de l’eau, puis je revins à ma première place, rien ne m’appelait ailleurs. Le monde m’apparaissait vide ; les pensées affluaient ; je revoyais toute ma vie depuis l’instant où j’avais été enlevée à ma mère pour être élevée par des étrangers, qui ne se souciaient pas de ce que la vie était pour moi, mais seulement de ce qu’elle pourrait être pour eux. Je me voyais perdue, car personne ne me connaissait et chacun probablement se tromperait sur mon compte. Que faire ? il me semblait que la voix de Dieu me disait de mourir. Alors je pensai à mon peuple chassé de pays en pays ; je me rappelai combien étaient morts de misère et d’affliction. Étais-je donc la première ? Et pendant les persécutions, n’en vit-on pas tuer leur enfants et se donner la mort après, pour échapper au déshonneur et à l’apostasie ? Je crus donc ne point faire mal en mettant fin à mon existence ; car, moi aussi, la calamité m’avait frappée et la mort était la seule route à suivre pour me délivrer. J’errai de côté et d’autre, toujours poursuivie par cette idée et criant vers le Tout-Puissant, bien que je n’eusse pas la foi assez robuste pour croire qu’il fît attention à moi. Plus je réfléchissais, plus je devenais faible, et, si j’étais couchée morte dans la rivière, était-ce autre chose qu’un sommeil ? Là aussi, je pouvais confier mon âme à Dieu, qui me délivrerait ; j’étais fatiguée de la vie, je voulais arriver à la paix profonde. Quand revint le soir, quand le soleil eut disparu, il me sembla que le moment d’en finir était venu. Vous savez ce qui est arrivé ensuite ; il a dû vous le dire. La foi me revint ; je n’étais plus abandonnée ; vous a-t-il raconté comment il m’a trouvée ?

La réponse de madame Meyrick ne fut pas intelligible, mais elle posa maternellement ses lèvres sur le front de Mirah.

— C’est une perle que la boue n’a fait que laver, dit la petite femme à Deronda, après qu’elle lui eut rapporté l’histoire de Mirah.

— Que pensez-vous de la recherche de sa mère ? demanda Daniel. N’avez-vous point de crainte ? Moi, j’en ai, je l’avoue.

— Je crois que sa mère est bonne, répondit madame Meyrick, ou qu’elle était bonne. Elle est peut-être morte, voilà ma crainte. Soyez sûre qu’elle ne ressemblait pas à son scélérat de mari. De qui l’enfant tiendrait-elle sa bonté ? C’est le froment qui donne la fleur de farine.

Deronda fut un peu désappointé de cette réponse et demeura indécis. L’argument pouvait cependant ne pas s’appliquer au frère, et madame Meyrik admit la possibilité que ce frère eût l’ignoble caractère de son père. Puis, si l’on faisait des annonces dans les journaux sous le nom de Cohen, Mirah serait toujours dans des transes ; lorsque madame Meyrik lui en avait parlé, elle avait frémi en disant que son père pourrait ainsi être prévenu ; car il lisait beaucoup de journaux et surtout les annonces. Deronda était d’avis d’attendre encore, attendu qu’il allait partir pour l’étranger, et que son voyage durerait une couple de mois. Il tenait à être à Londres quand on commencerait les recherches afin de pouvoir éviter cette peine à madame Meyrick, en supposant qu’elle fût assez généreuse pour continuer à veiller sur Mirah.

— Nous serions jalouses si vous en chargiez d’autres que nous, dit madame Meyrick. Elle demeurera sous mon toit ; je puis lui donner la chambre de Hans.

— Voudra-t-elle attendre ?

— N’en doutez pas. Il n’est pas dans sa nature de nourrir des plans et des projets : elle ne sait que se soumettre. Rappelez-vous comme elle obéissait à son père. Elle est encore tout étonnée d’avoir eu la volonté de fuir. Quant à revoir sa mère, elle en a l’espérance. Puisque vous avez été envoyé pour la sauver et que nous sommes bonnes pour elle, elle compte que l’on retrouvera sa mère de la même façon, c’est-à-dire sans la chercher.

Madame Meyrick estimait aussi que la somme mise à sa disposition par Deronda, comme provision pour les besoins de Mirah, était plus que suffisante. Elle espérait qu’au bout de quelque temps elle s’occuperait comme ses filles et se rendrait indépendante. Deronda lui fit observer qu’elle avait besoin d’un long repos.

— Oui, certes ; aussi ne presserons-nous rien. Comptez sur nous ; pour elle, nous aurons les plus tendres soins. Si vous voulez bien me faire savoir où je pourrai vous adresser mes lettres à l’étranger, je vous tiendrai au courant de tout. Il ne faut pas que nous ayons seules le plaisir de la sauver. Et puis, je désire que l’on croie que je le fais autant pour vous que pour Mirah.

— Ce serait vrai, car je ne sais pas comment j’en serais sorti hier sans vous. Tout aurait mal tourné. Je dirai à Hans que la meilleure chose que m’ait valu son amitié, c’est d’avoir connu sa mère.

Ils rentrèrent alors dans le parloir où Mirah, paisiblement assise, apprenait des trois sœurs tout ce qu’elles savaient sur Deronda, son amitié pour Hans, ce qu’il avait fait pour lui.

— Kate brûle tous les jours de l’encens devant son portrait, dit Mab. Moi, je porte sa signature dans un sachet autour du cou, comme un préservatif contre la crampe, et Amy récite la table de multiplication en son nom. Maintenant, nous ferons quelque chose d’extra en son honneur, de ce qu’il vous a amenée chez nous.

— Je le crois trop grand personnage pour avoir besoin de quelque chose, dit Mirah en souriant. Il est probablement haut placé dans le monde.

— Il est d’un rang beaucoup plus élevé que le nôtre, répondit Amy ; il tient au grand monde.

— Je suis heureuse qu’il soit de haut rang, reprit Mirah avec sa placidité habituelle.

— Pourquoi cela ? demanda Amy, qui, dans ce sentiment, crut découvrir certaines particularités juives qui ne s’étaient pas encore fait jour.

— Parce que j’ai toujours détesté les hommes de haut rang.

— Oh ! M. Deronda n’est pas d’un rang si élevé, dit Kate. Ce n’est pas lui qui serait scandalisé que nous pensions désavantageusement de tous les pairs et les baronnets, si l’envie nous en prenait.

Quand Daniel entra, Mirah se leva et l’accueillit avec le même regard reconnaissant que celui de la veille quand il l’avait quittée. Impossible de voir une créature à la fois moins embarrassée et moins fière. Son éducation théâtrale n’avait pas laissé la moindre trace sur elle ; elle avait grandi dans la simplicité et dans la vérité. Deronda comprit qu’elle était quelque chose de tout à fait nouveau pour lui, car la naïveté de Mirah était d’autant plus admirable qu’elle n’avait rien de commun avec l’ignorance ; personne ne connaissait mieux qu’elle le mal et la douleur. Il la regardait et l’écoutait, comme si elle arrivait d’un pays lointain habité par une race différente de la nôtre.

Il ne fit qu’une courte visite ; sa délicatesse lui disait de reculer devant tout ce qui pourrait ressembler à de la curiosité ou à la présomption d’un droit parce qu’il lui avait rendu service. Ainsi, il aurait bien désiré l’entendre chanter, mais l’expression de ce désir lui aurait fait l’effet d’une grossièreté, et elle était digne qu’on la traitât comme une personne de qualité.

Deronda revint quelques jours après prendre congé d’elle et des dames Meyrick, car il allait partir et rester absent de Londres au moins deux mois. En effet, le lendemain, il se mettait en route pour Leubronn avec sir Hugo et lady Mallinger. Il leur avait parlé de Mirah. Le baronnet conseilla de renoncer pour le moment à la recherche de sa mère et de son frère. Lady Mallinger s’intéressa beaucoup à cette pauvre fille, et fit observer que, puisqu’il existait une société pour la conversion des juifs, on pouvait espérer que Mirah embrasserait le christianisme ; mais, apercevant un sourire sur les lèvres de sir Hugo, elle en conclut qu’elle avait dit une énormité. Lady Mallinger n’ayant donné le jour qu’à des filles, alors qu’un fils était attendu, se considérait comme dépourvue d’intelligence, et, quand elle se sentait embarrassée elle se disait : « Je demanderai à Daniel. » Deronda était donc devenu le conseil de la famille, car sir Hugo aimait de l’avoir à ses côtés et le chérissait presque autant que s’il eût été son fils.

Telle était l’histoire de Deronda, du moins autant qu’il la connaissait lui-même, jusqu’au moment de son voyage à Leubronn, où il rencontra Gwendolen Harleth à la table de jeu.


XXI


Il était dix heures du matin quand Gwendolen Harleth, après son triste voyage depuis Leubronn, arriva à la station d’où elle devait se faire conduire à Offendene. Ni parents, ni voiture ne l’attendaient ; car, dans le télégramme qu’elle avait envoyé de Douvres, elle indiquait un train postérieur ; mais, dans son impatience et pour ne pas droguer dans une gare de Londres, elle était partie plus tôt, ne se figurant pas ce qui pouvait résulter d’arriver à une station distante de chez elle de plus d’une lieue, seule et avec ses nombreux bagages. Forcée d’attendre qu’un véhicule quelconque fût prêt à l’emmener, Gwendolen sentit que la crasseuse peinture de la salle d’attente et l’affiche en lettres gigantesques l’invitant à se repentir et à se convertir, étaient des choses par trop lugubres à ajouter à ses chagrins particuliers ; elle s’empressa donc de sortir et de regarder la grand’route et les champs. Mais le soleil lui parut mélancolique ; le vent d’automne faisait tomber les feuilles jaunes des arbres, frissonner l’herbe, et ébouriffait les plumes d’un coq et de deux poules qui avaient l’air de ne savoir que faire d’elles-mêmes. Le chef de la station aussi lui semblait intolérable, avec son œil affligé de strabisme ; d’ailleurs, il était nouveau, il ne la connaissait pas, et, à la voir seule ainsi, il devait conclure qu’elle n’occupait pas un rang élevé dans la société. Un paysan préparait sans se hâter la vieille et sale barouche qui devait la transporter, elle et ses bagages, à Offendene.

Pendant son voyage, Gwendolen avait réfléchi, et en était arrivée à la conclusion que sa mère et sa famille retourneraient à l’étranger ; car il était impossible qu’il ne restât pas au moins un petit revenu ; tout n’avait sans doute pas été englouti dans le désastre. Partir pour une petite ville obscure du continent et y vivre très médiocrement, tel était le cruel avenir qui la menaçait. Elle se voyait marcher vers trente ans, à côté de sa mère devenue plus mélancolique encore. Accablée de fatigue, et le dégoût de sa triste arrivée aidant, elle s’affectait de cet insupportable réveil, pire que les rêves déplaisants qui l’avaient précédé.

Mais la bruyante patache en montant l’avenue d’Offendene avait été aperçue. Quelqu’un se montra sur le seuil de la porte et, lorsque, en descendant de voiture, Gwendolen vit le cher et triste visage de sa mère portant de nouvelles traces de chagrin, elle lui jeta les bras autour du cou, et pour un instant elle éprouva une vive douleur. Derrière madame Davilow apparurent les figures insignifiantes des quatre filles, pauvres êtres, ayant, comme tous les enfants, leur monde particulier, sans importance pour d’autres que pour elles, mais toutes persuadées que la présence seule de Gwendolen devait chasser le malheur. La bonne miss Merry, avec son air abattu, s’occupait de faire descendre les malles et de payer le conducteur, pendant que madame Davilow et Gwendolen, entrant dans la maison, allèrent s’enfermer dans la chambre jaune.

— Voyons, chère maman, voyons, dit Gwendolen en essuyant avec douceur les larmes qui roulaient sur les joues de madame Davilow. Qu’à cela ne tienne ! je ferai quelque chose ; tout ira bien. La situation vous paraissait désespérée parce que j’étais absente. Allons, allons ! il faut être gaie maintenant que me voilà ici.

— Dieu te bénisse, mon cher trésor ! fit la bonne mère qui oubliait tout, en la contemplant avec une sorte d’adoration ; je serai heureuse si tu l’es.

Quand Gwendolen, après avoir fait sa toilette, descendit au salon, fraîche comme un cygne qui vient de se baigner, elle ne se faisait encore aucune idée de l’infortune qui avait frappé sa famille. Prête à tout entendre, elle s’assit sur le sofa et dit d’un ton délibéré :

— Qu’avez-vous résolu de faire, maman ?

— Mon enfant, il nous faut d’abord quitter cette maison. Heureusement, M. Hayes est disposé à la prendre ; l’intendant de lord Brackenshaw doit tout terminer avec lui.

— Lord Brackenshaw, j’en suis sûre, vous laisserait bien ici sans vous faire payer de location, maman, dit Gwendolen, qui ne s’était pas appliquée aux affaires avec autant de discernement qu’à l’admiration excitée par ses charmes.

— Ma chère fille, lord Brackenshaw est en Écosse et ne sait rien de nos malheurs. Du reste, que ferions-nous dans cette maison, sans domestiques et sans argent pour la chauffer ? Plus tôt nous en serons dehors, mieux cela vaudra. Nous n’avons rien à emporter que nos hardes et nos vêtements.

— Alors vous pensez aller vivre à l’étranger ? fit Gwendolen, qui s’était familiarisée avec cette idée.

— Oh ! non, mon enfant. Comment pourrions-nous voyager ? Tu n’as jamais rien su, concernant les revenus et les dépenses, dit, en essayant de sourire, madame Davilow, qui posa doucement sa main sur celle de Gwendolen et qui ajouta tristement : — C’est bien dur pour toi, mon ange.

— Mais alors on irons-nous ? demanda Gwendolen avec un peu de dureté dans la voix. Une crainte nouvelle l’avait saisie.

— C’est tout décidé. Nous aurons un petit mobilier venant du presbytère. La pauvre mère hésitait ; elle redoutait de porter un coup trop rude à sa fille. — Nous irons nous établir à Sawyer’s Cottage.

Gwendolen devint pâle de colère et dit avec hauteur :

— C’est impossible ! Il fallait chercher autre chose que cela ! Mon oncle n’aurait pas du le permettre. Moi, je m’y refuse.

— Mon enfant chérie, à quelle autre résidence aurait-on pu penser ? Ton oncle est aussi bon qu’on peut l’être, mais il souffre lui-même ; il a sa famille à élever. Tu ne m’as donc pas comprise ? Sache-le bien : nous n’avons plus rien, absolument plus rien que ce que ma sœur et son mari nous donnent ! Il faut que nous essayions de gagner un peu d’argent par notre travail. Tes sœurs et moi, nous brodons une nappe pour les dames patronnesses de Wancester et un drap de communion que les paroissiens veulent offrir à l’église de Pennicote.

Madame Davilow donnait timidement tous ces détails pour préparer sa pauvre enfant à se soumettre, hélas ! à l’infortune.

— Il est certain, reprit Gwendolen avec insistance, qu’on aurait pu trouver autre chose que Sawyer’s Cottage ! L’idée d’habiter cette maison qui avait été celle d’un employé de la régie, était un cauchemar pour elle.

— Non, ma chérie. Les maisons sont rares et nous devons nous estimer heureuses d’en avoir une pour nous seules. Elle n’est pas si laide que tu crois. Il y a deux petits parloirs et quatre chambres à coucher. Tu pourras être seule quand tu le voudras.

Le souci de Gwendolen pour le bien-être de sa mère était déjà si affaibli, qu’elle ne prêta aucune attention à ces paroles suppliantes.

— Maman, je ne puis me figurer que toute votre fortune soit perdue. Comment avez-vous pu vous en assurer en si peu de temps ? Il n’y a pas huit jours que vous m’avez écrit.

— Les premières nouvelles en sont arrivées beaucoup plus tôt, ma chérie ; mais je n’ai pas voulu gâter ton plaisir avant que cela fût absolument nécessaire.

— Quelle vexation ! s’écria Gwendolen dans un nouvel accès de colère. Si je l’avais su, j’aurais pu rapporter l’argent que j’avais gagné ; l’ignorant, je suis restée et je l’ai reperdu. J’avais à peu près deux cents livres ; nous aurions pu vivre quelque temps, jusqu’à ce que j’eusse formé un autre plan. Elle se tut un instant et reprit avec plus d’impétuosité : — Tout m’a été contraire ! les gens ne m’ont approchée que pour me nuire !

Les « gens », c’était Deronda. S’il ne s’était pas mêlé à sa vie, elle serait retournée au jeu et aurait pu regagner ce qu’elle avait perdu.

— Résignons-nous à la volonté de la Providence, mon enfant, dit la pauvre madame Davilow, effrayée de cette révélation.

Elle croyait que par « gens », sa fille avait voulu désigner Grandcourt ; mais ses lèvres étaient scellées sur ce nom. Gwendolen reprit aussitôt :

— Mais, moi, je ne me résigne pas. Je lutterai tant que je pourrai. Pourquoi appeler Providence ce qui n’est que la scélératesse des hommes ? Vous m’avez dit dans votre lettre que c’est la faute de M. Lassmann si nous sommes ruinées. A-t-il donc tout emporté ?

— Non, ma chérie ; tu n’as pas bien compris. Il a fait de grandes spéculations ; il comptait gagner. Il avait tout placé dans des mines. Il a trop risqué.

— Je n’appelle pas cela providence ou prévoyance. Il a été imprudent avec notre argent, et il devrait en être puni. Nous pouvons recourir à la loi pour retrouver notre fortune. Mon oncle aurait déjà dû prendre des mesures et ne pas accepter tranquillement de si grands torts. Nous avons la loi pour nous.

— Mon enfant, la loi ne peut nous rendre un argent perdu ainsi. Ton oncle dit que ce serait répandre du lait par terre. Et puis, il faut de l’argent pour faire un procès, et il n’y a pas de loi pour les gens ruinés. Nous ne sommes pas les seules victimes ; bien d’autres que nous ont perdu et devront aussi se résigner.

— En tout cas, je ne me résigne pas à habiter Sawyer’s Cottage et à vous voir travailler pour gagner quelques misérables shillings. Je ne le veux pas. Je ferai autre chose qui conviendra mieux à notre rang et à notre éducation.

— Je suis sûre que ton oncle t’approuvera et t’en admirera davantage, dit madame Davilow, qui voulut profiter de cette ouverture pour aborder un sujet difficile. — Je n’ai jamais pensé que tu te résignerais à vivre comme nous, si quelque chose de mieux s’offrait pour toi. Ton oncle et ta tante ont pensé que tes talents étaient une fortune, et ils ont déjà trouvé quelque chose qui, peut-être, pourra te satisfaire.

— Qu’est-ce que c’est, maman ?

La colère de Gwendolen avait fait place à la curiosité, et déjà les conjectures romantiques allaient leur train.

— Deux positions s’offrent : l’une, dans la famille d’un évêque où il y a trois filles, et l’autre, dans un pensionnat de demoiselles du grand monde. Ton français, ta musique, ta danse et tes manières de grande dame sont précisément ce qui convient. Le traitement est de cent livres par an, et pour que tu ne vives pas aussi pauvrement que nous, — madame Davilow hésita, — tu pourrais peut-être accepter un de ces emplois.

— Qui ? moi ? ressembler à miss Graves chez madame Meunier, non !

— Je crois aussi que la situation chez l’évêque serait plus supportable. Il ne doit rien y avoir de pénible dans la famille d’un évêque.

— Pardon, maman. Il est toujours pénible d’être gouvernante, et je ne vois pas que ce soit plus agréable d’être malmenée chez un évêque que partout ailleurs. Et puis vous savez que j’ai l’enseignement en horreur ! Me voyez-vous enfermée avec trois fillettes aussi ennuyeuses qu’Alice ? J’aimerais mieux émigrer.

Gwendolm aurait été bien en peine d’expliquer ce qu’elle entendait par « émigrer » ; mais madame Davilow ne pensa pas à le lui demander ; elle ne voyait point d’issue et prévoyait avec effroi la collision qui pourrait s’élever entre sa fille et son oncle quand elle irait au presbytère. Cependant, il y avait dans les expressions hautaines de Gwen un air de réticence qui lui fit supposer qu’elle tenait en réserve un plan défini, et, malgré l’ignorance pratique dont elle donnait des preuves continuelles, la croyance de sa mère en ses capacités était sans bornes.

— Maman, reprit Gwendolen au bout d’un instant, j’ai quelques bijoux dont je puis me défaire. Cela ferait une petite somme dont j’aurais besoin pour une chose à laquelle je pense. Marshall de Wancester les achètera de grand cœur. Jocosa pourrait aller les lui proposer ; elle va nous quitter sans doute ; mais, avant, elle n’hésitera pas, je pense, à nous rendre ce service.

— Elle fera ce que tu voudras, la pauvre bonne âme. Je ne te l’ai pas encore dit : eh bien, elle voulait que je prisse ses épargnes, 300 livres ; je lui ai conseillé de monter une petite école ; ce serait trop dur pour elle d’entrer dans une nouvelle famille après être demeurée si longtemps avec nous.

— Eh bien, recommandez-la à l’évêque pour ses filles, dit Gwendolen en essayant de sourire. Je suis sûre qu’elle sera meilleure que moi pour cet emploi.

— Ne va rien dire de pareil à ton oncle, mon enfant, s’écria madame Davilow effrayée. Il serait froissé s’il voyait que tu dédaignes ce qu’il t’offre. Mais je suis sûre qu’il approuvera le plan que tu peux avoir, si tu le consultes.

— Je veux d’abord consulter une autre personne. Savez-vous si les Arrowpoint sont encore à Quetcham et si M. Klesmer est chez eux ? Je crois pouvoir affirmer que vous l’ignorez, pauvre chère maman. Jeffries peut-il monter à cheval pour porter une lettre ?

— Oh ! ma chère, Jeffries n’est plus ici et le marchand a repris les chevaux. Mais quelqu’un de la ferme de Leek peut y aller. Je sais que les Arrowpoint sont à Quetcham : miss Arrowpoint nous a laissé sa carte l’autre jour, mais je n’ai pas voulu la recevoir. Quant à M. Klesmer, je ne sais rien. Veux-tu y envoyer avant demain ?

— Oui, oui ! aussitôt que possible. Je vais écrire un petit mot.

— Quelle est ton intention, Gwen ? demanda madame Davilow rassurée, en voyant chez sa fille des signes de vivacité et de meilleure humeur.

— Ne vous en préoccupez pas, chère maman. Ne vous inquiétez pas de ce que je veux faire, avant que ce soit décidé. J’espère qu’alors vous serez consolée… La chère figure ! ajouta-t-elle en la caressant ; elle a vieilli de dix ans dans trois semaines. Allons, allons ! ne pleurez pas ! Elle prit la tête de sa mère dans ses mains et l’embrassa sur les yeux. — Mais il ne faudra pas me contredire, ni mettre d’entraves à mes projets. Je veux être l’arbitre de mon sort ; je n’entends pas que mon oncle ou ma tante me dictent ce que je dois faire. Ma vie est mon affaire ; et je pense, — ici son ton devint plus caustique, — je pense que je puis mieux faire que de vous laisser aller demeurer à Sawyer’s Cottage.

Elle s’assit devant son pupitre et écrivit à Klesmer le billet suivant :

« Miss Harleth présente ses compliments à M. Klesmer et le prie de venir la voir demain, si c’est possible. Le motif qui la pousse à invoquer son obligeance est des plus sérieux. De malheureuses circonstances de famille la forcent de prendre une détermination qu’elle n’adoptera qu’après avoir entendu M. Klesmer, ayant toute confiance en sa grande intelligence et en son jugement. »

— Envoyez sur-le-champ ceci à Quetcham, maman, dit Gwendolen, après avoir cacheté sa lettre et mis l’adresse. Que l’on dise à l’homme qui la portera d’attendre la réponse. Il n’y a pas de temps à perdre.

Elle tenait absolument à ce que son billet fût expédié ; mais, bientôt, une autre inquiétude vint la mettre dans un état de surexcitation pénible. Que ferait-elle si Klesmer n’était pas à Quetcham ? Sa foi en sa bonne étoile avait faibli. Tout, depuis peu, lui avait été contraire. Un brillant mariage qui était venu s’offrir de lui-même s’était évanoui ; ses chances à la roulette avaient trompé son attente, et un homme qu’elle ne connaissait pas, dont elle ne savait rien, avait osé se jeter entre elle et ses projets. Gwendolen Harleth, avec sa grande beauté et la conscience de sa force, avait senti le poids amer de l’humiliation. Le malheur serait au comble si Klesmer n’était pas à Quetcham. Que faire alors pour échapper à Sawyer’s Cottage et à la nécessité d’une « situation » ? Ce mot résumait à ses yeux les désagréments les plus blessants pour son orgueil et les plus fastidieux pour ses goûts.


XXII


Le billet de Gwendolen fut remis à Klesmer au moment où il quittait Quetcham, et, afin de répondre le lendemain à l’appel fait à son obligeance, il alla, non sans un peu de gêne pour lui, passer la nuit à Wancester. Certaines éventualités s’opposaient à ce qu’il demeurât à Quetcham. Cette magnifique habitation était devenue trop brûlante pour lui ; ses propriétaires, comme certains grands politiques, ayant été surpris par une insurrection contre l’ordre de choses établi, préparée sous leurs yeux sans qu’ils s’en fussent doutés.

Comme d’habitude, Quetcham possédait plusieurs hôtes, parmi lesquels miss Arrowpoint reconnut du premier coup d’œil un nouveau prétendant à sa main. C’était un homme politique de bonne famille, qui attendait avec confiance un siège à la Chambre des lords, ce qui l’obligeait à prétendre à une grande fortune chez sa femme pour soutenir dignement le titre à venir.

Les Arrowpoint n’étaient pas sans inquiétude sur les intentions de leur fille. Elle n’admettait pas que ses devoirs envers la société la contraignissent à épouser un noble ou un membre de la Chambre des communes en passe d’être ennobli ; ils éprouvaient de la contrariété en voyant sa persistance à refuser des partis très sortables. Quant à la possibilité qu’elle s’éprît de Klesmer, ils n’y pensaient seulement pas ; mais l’heure de l’étonnement allait sonner pour eux.

Quand une passion commence entre une riche héritière et un homme indépendant, au caractère fier, il leur est d’abord difficile de se comprendre. L’éloignement indéfini de l’un ou de l’autre peut seule l’éteindre. Mais des rencontres fréquentes après de courtes absences, sont très puissantes pour amener une déclaration, et plus puissantes encore sont les relations répétées, alimentées par une sympathie de goûts et par d’admirables qualités des deux côtés, surtout quand l’un occupe la position de maître, et quand l’autre est persuadée d’acquérir un talent qui réjouit le professeur. Cette situation, fameuse dans l’histoire, n’a pas moins de charmes aujourd’hui qu’à l’époque d’Abélard.

Les Arrowpoint étaient loin d’y penser lorsque, pour la première fois, ils engagèrent Klesmer à venir à Quetcham. Avoir chez soi un grand musicien est un des privilèges de la fortune ; et puis le talent de Catherine valait la peine d’être perfectionné. Klesmer n’était pas encore un Liszt, adoré de toutes les femmes de l’Europe civilisée ; l’eût-il été, que ce n’était pas une raison pour qu’il fît la cour à une héritière et qu’il lui demandât sa main. Pas un musicien honorable ne se conduirait ainsi. Encore moins eût-il été concevable que Catherine lui fournît le plus petit prétexte à une telle audace. Pour les Arrowpoint, Klesmer était aussi peu dangereux qu’un valet de pied.

Klesmer, homme d’honneur avant tout, semblait avoir été favorisé de tous les dons par la nature, mais particulièrement de celui de la musique. Son arrogance et sa vanité n’étaient que des faiblesses qui n’excédaient pas celles des meilleures familles anglaises, et la nature de Catherine Arrowpoint n’était pas assez turbulente pour se mettre aux prises avec elles. À part sa bonté native, elle était peut-être trop froidement sûre d’elle. Mais c’était aussi une de ces femmes avec lesquelles les rapports journaliers ont le charme de la découverte ; c’était une de ces femmes dont la pureté de faculté et d’expression fait naître le désir de savoir ce qu’elles pensent sur tous les sujets. Il ne leur fallut pas longtemps pour savoir qu’ils s’intéressaient l’un à l’autre. Klesmer ne concevait point que miss Arrowpoint pût le considérer comme un amoureux possible, et elle, de son côté, ne se croyait pas faite pour inspirer un sentiment plus fort que l’amitié, à moins que ce ne fût de la part d’un homme amouraché de sa fortune. Dans ces conditions, il n’avait pas semblé nécessaire que Klesmer restreignît ses visites, soit à la ville, soit à la campagne. Si miss Arrowpoint avait été pauvre, il n’aurait pas hésité un instant à lui déclarer avec ardeur son amour, au lieu de faire courir tempétueusement ses doigts sur le clavier ; quant à Catherine, elle s’était dit que si Klesmer lui demandait sa main, elle la lui accorderait, et Klesmer était convaincu que cette visite à Quetcham était la dernière qu’il y ferait, car il sentait que ses brusqueries se faisaient jour plus fréquemment et que Catherine y devenait plus sensible.

Ce fut sur ces entrefaites qu’entra en scène le lord en expectative, M. Bult, lequel, nul dans la vie privée, avait des opinions arrêtées sur les districts du Niger, se sentait chez lui au Brésil, parlait avec décision des affaires des mers du Sud, étudiait ses discours parlementaires, et avait en outre la santé robuste et la coloration prononcée d’un solide Breton. Catherine, sachant bien que c’était un mari comme on en désire pour les riches héritières, ne lui faisait qu’un reproche : c’est qu’il l’ennuyait mortellement, M. Bult, infatué de son importance et certain de son amabilité personnelle, ne s’imaginait pas que son insensibilité pour le contre-point lui faisait du tort. C’est à peine s’il considérait Klesmer comme un homme sérieux et l’attachement de miss Arrowpoint pour la musique comme autre chose qu’un caprice. Il fut, par conséquent, un peu étonné, après le dîner, d’entendre Klesmer s’exclamer sur le manque d’idéalisme des hommes politiques de l’Angleterre, qui ne considéraient la mutualité entre les races que comme une question de marchés et de débouchés. À son avis, les croisades avaient au moins l’excuse d’une bannière sentimentale autour de laquelle les cœurs généreux avaient pu se rallier ; il est vrai que les coquins s’y rallièrent aussi ; mais quoi ! ils se rallient tout aussi bien au principe qui dit : « Acheter bon marché et vendre cher. » Sur ce thème, l’éloquence et les gesticulations de Klesmer se donnèrent libre cours pendant un moment, comme des pièces d’artifice qui éclatent accidentellement et qui retombent bientôt dans un silence absolu. M. Bult n’était pas surpris que les opinions de Klesmer fussent légères, à son point de vue, mais il s’étonnait de sa facilité d’élocution en anglais et de son choix d’expressions ; aussi, le soir même, alla-t-il pour la première fois lui parler pendant qu’il était dans le salon, assis devant le piano à côté de miss Arrowpoint.

— Je ne m’imaginais pas, dit-il, que vous fussiez un homme politique…

Pour toute réponse, Klesmer le regarda fixement, croisa les bras et avança la lèvre inférieure.

— Vous devez avoir l’habitude de parler en public. Vous vous exprimez fort bien, quoique je ne sois pas d’accord avec vous. D’après ce que vous dites du sentiment, je vous suppose panslaviste.

— Non ! je m’appelle Élie. Je suis le Juif-Errant, répondit Klesmer en souriant à miss Arrowpoint et en faisant sur le piano une gamme ascendante et descendante.

M. Bult trouva cette réponse shocking ; mais, comme Catherine était présente, il ne voulut pas s’éloigner.

— Herr Klesmer, dit-elle pour rétablir la situation, a des idées cosmopolites ; il prêche la fusion des races.

— J’en suis charmé, répondit M. Bult, qui voulut être gracieux. J’étais bien sûr qu’il avait trop de talent pour n’être qu’un musicien.

— Ah ! monsieur, vous vous trompez étrangement, s’écria Klesmer avec feu. Personne n’a trop de talent pour être musicien ; beaucoup d’hommes, au contraire, en ont trop peu. Un artiste créateur n’est pas plus un simple musicien qu’un grand homme d’État n’est un simple politicien. Nous ne sommes pas, monsieur, des poupées qui vivent dans une boîte et qui n’en sortent que pour amuser le monde. Nous aidons au gouvernement des nations et nous coopérons à l’œuvre du siècle, comme tous les hommes publics. Nous occupons le même rang que les législateurs. Un homme qui parle sur la musique avec savoir et conscience, est obligé de posséder quelque chose de plus que l’éloquence parlementaire.

En prononçant ces derniers mots, Klesmer quitta le piano et sortit. Miss Arrowpoint rougit, et M. Bult, avec son flegme habituel, lui fit remarquer « que son pianiste ne se prenait pas pour de la petite bière ».

M. Klesmer est quelque chose de plus qu’un pianiste, dit miss Arrowpoint pour l’excuser. C’est un grand musicien, dans le sens le plus complet du mot ; il est aussi haut placé que Schubert et Mendelssohn.

— Ah ! vous autres femmes, vous comprenez ces choses-là, dit M. Bult, avec la conviction que ces « choses-là » étaient frivoles, surtout parce que Klesmer s’était posé en petit-maître.

Catherine, toujours peinée quand Klesmer se montait de la sorte, ne manqua pas de lui dire le lendemain, dans le salon de musique :

— Pourquoi vous êtes-vous emporté hier avec M. Bult ? Je suis sûre qu’il ne pensait pas à mal.

— Voudriez-vous donc que je sois aimable avec lui ? demanda Klesmer d’un air furibond.

— Je crois que l’impolitesse est indigne de vous.

— Alors vous le supportez patiemment ? Vous admirez les platitudes de ce politicien aussi insensible qu’un bœuf pour tout ce qui ne touche pas à la politique ? Vous pensez que sa stupidité pyramidale sied bien à la dignité d’un gentilhomme anglais ?

— Je n’ai rien dit de semblable.

— Vous pensez que je me suis conduit sans dignité et vous en êtes offensée ?

— Vous approchez un peu de la vérité, dit-elle en souriant.

— Alors il vaut mieux que je fasse mes malles et que je parte ?

— Je n’en vois pas le motif. S’il est de mon devoir de supporter vos critiques sur mon opérette, vous devez aussi tolérer ma critique sur votre impatience.

— Mais je la tolère. Vous auriez donc voulu que j’acceptasse son inepte impertinence sur un « simple musicien » sans le remettre à sa place ? Ainsi, il faudra que j’entende blasphémer mes dieux et que je me laisse insulter sans rien répondre ! Mais, pardon, vous ne pouvez voir les choses comme moi ; vous ne comprenez pas la rage de l’artiste ; il est d’une autre caste que vous.

— C’est vrai, répondit Catherine, qui laissa percer quelque chose du sentiment qu’elle éprouvait. Il est d’une caste à laquelle je voudrais atteindre,… une caste au-dessus de la mienne.

Klesmer, qui était assis devant la table, à feuilleter une partition, se leva, fit quelques pas, et dit :

— Voilà qui est admirablement senti, et je vous en suis reconnaissant. Mais je ferais mieux de partir ; je sens que je le dois. Vous pouvez très-bien continuer sans moi ; votre opérette est sur ses pieds,… elle peut marcher seule. La compagnie de votre M. Bult me va wie die Faust auf’s Auge[1]. Je néglige mes intérêts. Il faut que j’aille à Pétersbourg.

Point de réponse.

— Vous convenez avec moi, n’est-ce pas, que je dois partir ? reprit-il avec un peu d’animation.

— Oui, si vos affaires et vos sentiments l’exigent. Je m’étonne seulement que vous ayez consenti à nous accorder une si grande partie de votre temps l’année dernière. Je n’ai considéré votre condescendance à venir ici que comme un sacrifice.

— Pourquoi un sacrifice ? demanda Klesmer, qui avait été se mettre au piano et qui lui fit rendre, comme un écho, une mélodie composée par lui sur ces paroles de Heine : Ich hab’ dich geliebt und liebe dich noch[2].

— Voilà le mystère ! dit Catherine très agitée et déchirant une feuille de papier en petits morceaux, sans savoir ce qu’elle faisait.

— Vous ne le concevez pas ? reprit Klesmer en croisant les bras.

— Je ne conçois rien de probable.

— Alors, je vais vous le dire. C’est que, pour moi, vous êtes la femme unique, la dame dont je porte les couleurs entre mon cœur et mon armure.

Les mains de Catherine tremblaient tellement, qu’elle ne put continuer à déchirer son papier, ni dire un mot. Klesmer reprit :

— Ce serait une impertinence impardonnable si je nourrissais quelque espoir. Mais ceci est hors de question ; je ne compte sur rien de semblable. N’avez-vous pas dit un jour que votre lot était de soupçonner que tout homme qui vous ferait la cour ne vous courtiserait pas par amour pour vous ? Ne l’avez-vous pas dit ?

— Je crois que oui, murmura-t-elle.

— Le mot était amer. Eh bien, écoutez-moi : un homme qui a vu autant de femmes qu’il y a de fleurs en été, languit d’amour pour vous, et comme vous ne pourrez jamais l’épouser, vous le croirez. Mais, je vous en supplie, ne vous donnez pas en pâture à ce minotaure de Bult. Allons ! je vais emballer et partir. Vous ferez mes excuses à madame Arrowpoint.

Il se leva et se dirigea vers la porte.

— Il faut d’abord que vous preniez ces manuscrits, dit Catherine en faisant un effort désespéré.

Elle s’était levée pour mettre les papiers sur une autre table. Klesmer revint pour l’aider et ils ne furent séparés que par la longueur des feuilles de papier.

— Pourquoi n’épouserais-je pas l’homme qui m’aime, si je l’aime aussi ? demanda Catherine.

— Ce serait trop difficile… impossible,… vous ne réussiriez pas. Je ne suis pas digne des efforts que vous seriez obligée de faire. Je ne puis accepter ce sacrifice ; on dirait que c’est une mésalliance de votre part, et je m’exposerais aux plus méprisables accusations.

— Sont-ce les accusations qui vous effrayent ? Moi, je n’ai peur que d’une chose : c’est de ne pas passer notre vie ensemble.

Le mot décisif était lâché ; ils ne pouvaient plus douter de ce qu’ils voulaient tous deux. Une seule voie restait ouverte pour y arriver, et Catherine résolut de la prendre sur-le-champ. Elle alla trouver ses parents dans la bibliothèque et leur apprit qu’elle s’était engagée envers Klesmer. Madame Arrowpoint tomba dans un état indescriptible. Tant qu’elle avait vu Klesmer sous l’aspect d’un musicien qu’elle patronnait, ses bizarreries lui avaient paru acceptables ; mais le voir inopinément sous celui d’un gendre, c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Que dirait le monde, auquel la pauvre dame avait coutume de représenter sa fille comme un modèle d’excellence ? En recevant ce choc, elle donna cours à sa colère, et s’écria :

— Si Klesmer s’est permis de te demander ta main, ton père chassera ses espérances à coups de cravache… Mais parlez donc, monsieur Arrowpoint ?

Le père ôta son cigare et s’éleva à la hauteur de l’événement en disant :

— Cela ne pourra jamais se faire, Kate.

— Se faire ! glapit madame Arrowpoint ; quelle est la personne de bon sens qui penserait que cela puisse se faire ? Vous pourriez tout aussi bien dire qu’il est permis d’empoisonner ou d’assassiner ! Si ce n’est pas une comédie que tu joues. Catherine, tu es folle !

— J’ai tout mon bon sens, maman, et je parle sérieusement. M. Klesmer n’est pas à blâmer ; il n’a jamais pensé m’épouser. J’ai découvert qu’il m’aime, et comme, moi aussi je l’aime, je lui ai engagé ma foi.

— Ne dis pas cela, Catherine, s’écria madame Arrowpoint avec amertume. Tu seras la fable du monde. Chacun dira qu’il faut que tu te sois jetée à la tête d’un homme payé pour venir chez nous,… d’un je ne sais quoi !… d’un bohémien !… d’un juif !.. Que sais-je ?…

— Qu’importe, maman ? répondit Catherine indignée à son tour. Nous savons tous que c’est un génie… comme le Tasse.

— L’époque ne ressemblait pas à celle-ci, et Klesmer n’est pas un Tasse ! hurla madame Arrowpoint en s’échauffant de plus en plus. — Il n’y a aucune pointe dans ce sarcasme, si ce n’est celle de l’irrévérence.

— Je serais désolée de vous blesser, maman ; mais je ne veux pas sacrifier le bonheur de ma vie à des idées auxquelles je ne crois pas, et à des coutumes pour lesquelles je n’ai aucun respect.

— As-tu donc perdu tout sentiment du devoir ? Oublies-tu donc que tu es notre unique enfant, qu’il dépend de toi de mettre une grande fortune dans des mains convenables ?

— Quelles sont les mains convenables ? Mon grand-père a gagné sa fortune dans le commerce.

— Monsieur Arrowpoint, écouterez-vous cela sans rien répondre ?

— Je suis gentilhomme, Kate, dit le père en faisant un effort, et nous comptons te marier à un gentilhomme.

— Et à un homme attaché aux institutions de ce pays, ajouta la mère. Une femme dans votre position, mademoiselle, a de sérieux devoirs à remplir. Quand le devoir et l’inclination se combattent, elle doit obéir au devoir.

— Je le nie, objecta Catherine, devenant plus froide à mesure que sa mère s’enflammait davantage. On peut dire des choses vraies et mal les appliquer. Certaines personnes se servent volontiers du mot sacré de devoir pour l’appliquer aux autres, mais non à elles-mêmes.

— Alors les désirs de vos parents ne sont pas des ordres pour vous ?

— Pardon, mais dans les limites de la raison. Avant de renoncer au bonheur de ma vie…

— Catherine, Catherine ! gémit madame Arrowpoint en interrompant sa fille, ce ne sera pas le bonheur de ta vie.

— Eh bien, avant de renoncer à ce que je crois le bonheur de ma vie, je veux que l’on me donne de meilleures raisons que celle de me voir épouser un noble ou un homme qui peut être ennobli parce qu’il vote avec un certain parti. Je me crois libre de me donner à celui que je juge digne de moi, à moins qu’un devoir plus élevé ne me le défende.

— Mais il en est ainsi, Catherine, quoique tu sois aveuglée et que tu ne veuilles pas le voir ! Le devoir d’une femme est de ne pas s’avilir. Et tu te rabaisses toi-même. Monsieur Arrowpoint, faites-moi la grâce de dire à votre fille ce qu’est son devoir.

— Tu dois comprendre, Catherine, dit M. Arrowpoint, que Klesmer n’est pas un homme pour toi. Il ne ferait pas bonne figure à la tête de nos domaines. Il a un diable d’aspect étranger ; enfin ce n’est pas un homme pratique.

— Mon cher papa, je ne vois nullement en quoi cela m’importe. La terre d’Angleterre a souvent passé dans les mains des étrangers : soldats hollandais, fils de femmes étrangères, etc.

— Il ne sert à rien de discuter sur le mariage, Kate, reprit le père. Ce n’est pas l’usage de traiter ce sujet comme une question parlementaire. Nous devons faire comme les autres. Nous devons penser à la nation et au bien public.

— Je ne vois pas que le bien public soit en question ici, papa ; pourquoi exigerait-on d’une héritière qu’elle mît une fortune gagnée dans le commerce entre les mains d’une certaine classe ! Cela me paraît absurde ; ce sont des mœurs hors de saison et le simple résultat d’une sotte ambition. Je l’appellerais plutôt un mal public.

— C’est là un pur sophisme, Catherine, dit madame Arrowpoint. De ce que tu ne veux pas épouser de noble, il ne s’ensuit pas que tu sois obligée de te donner à un saltimbanque, à un charlatan !

— Je ne comprends pas à qui s’appliquent ces paroles, maman.

— Je le crois, répliqua madame Arrowpoint d’un ton de mépris significatif ; au point où tu en es arrivée, nous ne devons pas nous comprendre.

— C’est impossible, Kate, dit M. Arrowpoint dans le désir de substituer un raisonnement plus doux à l’impétuosité de sa femme. Un homme comme Klesmer ne peut épouser une fortune comme la tienne. Cela ne se peut pas.

— Et cela ne sera certainement pas ! s’écria impérieusement madame Arrowpoint. Où est-il cet homme ? Qu’on l’amène ?

— Je ne permettrai pas qu’on l’insulte, dit Catherine. Du reste, cela ne terminerait rien.

— Ne veux-tu pas qu’il sache qu’en t’épousant il n’aura rien de ta fortune ? demanda la mère.

— Certainement, je le veux.

— Alors, va le chercher.

Catherine courut au salon de musique et ne dit que ce seul mot : « Venez ! » Elle ne croyait pas qu’il fût nécessaire de préparer Klesmer.

— Monsieur Klesmer, dit madame Arrowpoint avec une hauteur pleine de dédain, je crois inutile de vous redire ce qui s’est passé entre nous et notre fille. Monsieur Arrowpoint va vous faire connaître notre résolution.

— Nous ne consentons pas à votre mariage, dit M. Arrowpoint, qui trouvait sa tâche bien lourde et qui était dans un embarras dont son cigare ne pouvait l’aider à sortir ; c’est une odieuse machination. On s’est battu en duel pour moins que cela.

— Vous avez tristement abusé de notre confiance, dit en éclatant madame Arrowpoint, incapable de se contenir et de laisser le poids du discours à son mari.

Klesmer s’inclina légèrement et sourit ironiquement sans rien répondre.

— La prétention est ridicule ! Vous auriez mieux fait d’y renoncer et de quitter la maison, reprit M. Arrowpoint qui ne se souciait pas d’entamer la question d’argent.

— Je ne puis renoncer à rien, répondit enfin Klesmer, sans le consentement de mademoiselle votre fille. Elle a ma parole.

— Inutile de discuter, répondit aigrement madame Arrowpoint. Nous ne consentirons jamais à ce mariage. Si Catherine nous désobéit, elle sera déshéritée. Vous n’épouserez pas sa fortune ; il est bon que vous le sachiez.

— Madame, si j’ai jamais regretté quelque chose, c’est qu’elle ait de la fortune. Seulement, je dois lui demander si elle ne trouve pas que le sacrifice de cette fortune soit plus grand que je ne le mérite.

— Ce n’est point un sacrifice pour moi, répondit Catherine ; car j’ai toujours considéré cette fortune comme une malédiction pour moi. Je ne regrette qu’une chose : c’est de faire de la peine à mes parents.

— Tu nous défies alors ? cria madame Arrowpoint.

— Non ; je ne veux qu’épouser M. Klesmer, dit fermement Catherine.

— Il fera bien de ne pas compter sur notre indulgence ; car il agit comme un aventurier, hurla madame Arrowpoint, dont les manières se ressentaient de l’impunité dans l’insulte, qui est un des privilèges des femmes.

— Madame, dit Klesmer, je ne vous détaillerai pas les raisons qui me défendent de relever vos paroles. Mais veuillez bien comprendre que je considère comme hors de votre pouvoir et de celui de votre fortune de me conférer quoi que ce soit que j’apprécie. Je me suis fait moi-même ma position d’artiste ; je me suis élevé seul au rang que j’occupe dans le monde des arts, et je ne l’échangerais contre nul autre. Je suis à même de nourrir votre fille, et je ne demande d’autre changement dans ma vie que le bonheur de la nommer ma compagne.

— Vous quitterez la maison cependant, s’écria madame Arrowpoint.

— À l’instant, répondit Klesmer, qui fit un salut et sortit.

— Point de malentendu, maman, dit Catherine. Je me considère comme engagée à Klesmer et, quoi qu’il arrive, je l’épouserai.

La mère détourna la tête et lui fit de la main un signe de congé.

— Tout cela est fort bien, dit M. Arrowpoint quand Catherine fut sortie ; mais que diable ferons-nous de nos propriétés ?

— Il y a Harry Brendall. Il peut prendre le nom.

— Harry Brendall les aurait bientôt mangées, répondit M. Arrowpoint en rallumant son cigare.

C’est ainsi, sans que rien eût été décidé, excepté la détermination des amoureux, que Klesmer quitta Quetcham.


XXIII


— Je vous en prie, maman, allez à l’église, dit Gwendolen le lendemain matin ; je tiens à être seule avec M. Klesmer.

En réponse à son billet, il lui avait écrit qu’il serait chez elle à onze heures.

— Cela n’est pas très convenable, dit en hésitant madame Davilow.

— La situation est trop sérieuse, repartit dédaigneusement Gwendolen, pour que nous nous occupions de minuties comme celles-là.

— Mais Isabelle pourrait rester avec toi. Elle lirait dans un coin.

— Non, ce n’est pas possible ; elle mordrait ses ongles et remuerait trop. Ce serait agaçant. Fiez-vous à moi, maman. Il faut que je sois seule. Emmenez-les à l’église.

Naturellement, il fut fait comme le voulait Gwendolen.

La matinée était délicieuse ; un pâle soleil d’automne envoyait ses rayons affaiblis sur l’herbe jonchée de feuilles mortes et se tamisait en bandes obliques à travers les fenêtres sur le vieux mobilier et sur les bibelots qui garnissaient l’antichambre dans laquelle elle avait posé en Hermione. Ce souvenir s’offrait précisément à elle en ce moment ; elle se rappelait que Klesmer avait admiré sa pose et son expression. Ce qu’il avait dit, ce qu’elle s’imaginait qu’il avait pensé, était alors d’un vif intérêt pour elle ; car, jusque-là, jamais elle ne s’était sentie aussi dépendante, aussi nécessiteuse de l’opinion d’autrui.

Afin d’occuper ses loisirs en l’attendant, elle mit en ordre ses volumes et ses cahiers de musique, et, tout en les posant sur le piano, elle vit ses mouvements se refléter dans la glace. Elle prit plaisir à se contempler et marcha un peu automatiquement vers le miroir. En voyant s’avancer son image, elle se dit : « Je suis belle ; » toutefois, elle ne prononça pas ces mots d’un ton triomphant, mais plutôt avec une décision grave.

Elle ne continua pas longtemps cet examen de ses charmes ; un bruit de roues et des portes qui s’ouvraient, vinrent lui apprendre que son attente allait être satisfaite. Son agitation intérieure devint extrême ; elle redoutait maintenant le jugement de Klesmer. Pauvre jeune fille ! elle touchait à une crise de sa vie bien plus intense que celle de sa dernière expérience avec Grandcourt.

Klesmer la salua respectueusement dès l’antichambre ; elle marcha vers lui avec une gravité inaccoutumée et dit, en lui tendant la main :

— Vous êtes bien bon d’être venu, herr Klesmer. J’espère que vous ne me jugez pas trop présomptueuse.

— J’ai considéré votre désir comme un ordre qui me faisait honneur, répondit Klesmer avec solennité. En réalité, il avait laissé ses propres affaires pour donner toute son attention à ce que Gwendolen pouvait avoir à lui dire ; mais il était encore trop agité par les événements de la veille, pour que ses expressions n’eussent pas une nuance plus tranchante que d’habitude. Quant à Gwendolen, les sensations qui l’oppressaient étaient trop fortes pour qu’elle pensât aux formalités ; elle se tint debout près du piano et Klesmer à l’autre extrémité, le dos tourné à la lumière et ses redoutables yeux fixés sur elle. L’affectation était inutile ; elle commença donc aussitôt :

— J’avais besoin de vous consulter, monsieur Klesmer ; nous avons perdu toute notre fortune : nous n’avons plus rien. Il me faut gagner mon pain et pourvoir aux besoins de ma mère. Le seul moyen auquel je crois pouvoir recourir pour y parvenir,… le moyen que je préférerais à tout autre… serait de me faire actrice,… de monter sur les planches. Il va sans dire que j’aimerais à occuper une haute position, et je pensais, — si vous croyez que je le puisse, — que je ferais mieux d’être cantatrice, et par conséquent me mettre à l’étude du chant.

Klesmer posa son chapeau sur le piano, et croisa les bras comme pour se concentrer en lui-même.

— Je sais, continua Gwendolen, qui de pâle devint écarlate, je sais que ma manière de chanter est défectueuse, car j’ai été mal montrée ; mais je puis étudier sérieusement et me corriger. Comprenez-moi bien : je ne prétends pas arriver à jouer et à chanter comme Grisi ; mais je voudrais atteindre aussi haut que cela m’est possible, et je me fie à votre jugement. Je suis sûre que vous me direz la vérité.

En faisant ce sérieux appel à la vérité, elle avait, en quelque sorte, la conviction que la réponse serait favorable.

Klesmer ne dit rien encore. Il retira violemment ses gants, les jeta dans son chapeau, mit ses mains sur ses hanches et se promena dans la chambre. Il était plein de compassion pour cette jeune fille et sentait le besoin de se garer contre sa séduction. Quand il revint sur ses pas, il lui dit avec douceur :

— Je crois pouvoir affirmer que vous ne savez rien des artistes et de leur vie ; je veux parler des musiciens, des acteurs, des artistes de ce genre.

— Je l’ignore, en effet.

— Vous avez, — pardonnez-moi de toucher à cette corde, mais elle doit être prise en considération, — vous avez environ vingt ans.

— J’en ai vingt et un, répondit-elle avec un peu d’hésitation. Me croyez-vous trop âgée ?

Klesmer avança la lèvre inférieure, fit claquer ses grands doigts d’une façon tout à fait énigmatique, mais ne répondit rien.

— Il y a des personnes qui commencent plus tard que d’autres, continua Gwendolen, qui se fiait à sa persuasion habituelle.

— Vous n’avez probablement jamais pensé jusqu’ici à la carrière artistique, reprit Klesmer plus aimable que jamais, vous n’avez jamais nourri l’idée,… l’ambition… comment dirai-je ?… avant le malheur qui vient de vous frapper, vous n’avez jamais souhaité de devenir actrice ou quelque chose de semblable ?

— Pas précisément ; mais j’aime à jouer la comédie. J’ai joué ; vous m’avez vue, si vous vous le rappelez, dans des charades et en costume d’Hermione. — Elle craignait qu’il ne l’eût oublié.

— Oui, oui, je m’en souviens ! — Et il se remit à par courir la chambre. Il recourait à ce mouvement ambulatoire chaque fois qu’il avait un argument à formuler ou à faire.

Gwendolen comprit qu’il pesait ses chances de réussite, mais elle ne pouvait supposer que le plateau de la balance penchât du mauvais côté, et elle crut bien faire de dire :

— Je vous serai fort obligée de me donner votre avis, quel qu’il soit.

— Miss Harleth, dit Klesmer en se tournant vers elle, je ne vous cacherai rien ; je me considérerais comme un malhonnête homme si je ne vous disais pas la vérité tout entière. Dieu me garde de leurrer une jeune personne si belle, si gracieuse, et qui, j’en ai la conviction, est née pour le bonheur.

Gwendolen sentit battre son cœur en entendant ces mots solennels et inattendus ; elle regarda d’un œil interrogateur Klesmer qui continua :

— Vous êtes belle et jeune ; vous avez été élevée dans l’aisance ; vous avez fait toutes vos volontés ; vous ne vous êtes jamais dit : il faut que je comprenne ceci ; il faut que je connaisse ceci ; il faut que je fasse ceci ! » En prononçant ces trois il faut, Klesmer leva successivement trois de ses grands doigts. — Bref, vous avez été appelée à n’être qu’une femme charmante, que l’on ne peut trouver en faute qu’en commettant une impertinence ou une impolitesse. Et c’est avec cette préparation que vous voulez embrasser une carrière de travail incessant, ardu, et de réussite incertaine ! Il faudra tâcher d’atteindre à cette réussite comme il faudra tâcher de gagner votre pain, et cela n’arrivera que lentement, chétivement, et encore, si cela arrive !

Ces paroles décourageantes, que Klesmer espérait devoir suffire pour ne pas l’obliger à en dire davantage, provoquèrent la résistance de Gwendolen, qui dit d’un air un peu piqué :

— Je croyais que vous, artiste, considériez cette carrière comme l’une des plus honorables et des plus dignes d’envie. Puis-je rien faire de mieux ? Ne m’est-il pas possible de l’entreprendre aux mêmes risques que d’autres ?

— Non, ma chère miss Harleth, s’écria Klesmer avec chaleur, non, vous ne pourriez rien faire de mieux, ni vous ni d’autres, si vous étiez à même de le faire bien. Loin de déprécier la carrière du véritable artiste, je l’exalte. Elle est hors de la portée de ceux qui n’ont pas une organisation d’élite, une nature aimant la perfection et résolue à s’y consacrer, prête à souffrir et à attendre. Oui, c’est une honorable vie, mais il faut une vocation décidée, irrésistible.

Klesmer se ressentait encore des émotions de la veille et avait un peu dépassé la limite qu’il s’était imposée. Il avait voulu faire comprendre délicatement à Gwendolen qu’elle n’était pas faite pour cette carrière épineuse et difficile ; mais les prétentions affichées par les incapables l’irritaient et il était sur le point de s’emporter. Il s’en aperçut et se contint. Gwendolen fut péniblement impressionnée ; mais elle se dit qu’il ne lui avait pas refusé la faculté de faire ce qui était bon en ce genre ; elle était convaincue d’ailleurs qu’en se présentant devant le public, elle produirait un effet aussi certain sur la scène que dans la vie privée. Elle reprit donc avec plus d’insistance :

— Je suis prête à me soumettre à toutes les fatigues et à tous les travaux. On ne peut naturellement devenir célèbre du premier coup, et il n’est pas nécessaire que les actrices soient de premier ordre. Si vous vouliez me dire la marche à suivre, je la prendrais avec courage. Je n’ai pas l’ambition d’atteindre le sommet de montagne ; mais, en tous cas, je préfère la gravir que de suivre le terrain plat de la carrière de gouvernante.

Klesmer comprit qu’il fallait parler plus clairement.

— Je vais donc vous dire la marche que vous serez forcée d’adopter. Il faudra partir pour Londres avec votre mère. Là, vous devrez apprendre tout… — Ici, Gwendolen voulut parler, mais il l’arrêta d’un geste et continua : — Je sais. Vous avez déjà exercé vos talents ; vous déclamez, vous chantez… comme on le fait dans un salon. Eh bien, ma chère demoiselle, il faudra désapprendre tout cela. Vous ne vous êtes pas encore imaginé ce que c’est que la perfection. Il est indispensable que vous sachiez la lutte que vous aurez à soutenir ; car vous serez forcée de soumettre votre esprit et votre corps à une contrainte continuelle. Ne pensez pas à la célébrité : chassez ce mirage et ne visez qu’au bien. Il est incontestable que vous n’aurez point d’appointements sur-le-champ et que de longtemps vous ne trouverez pas d’engagement. Vous aurez besoin d’argent pour vous et votre famille. Mais on peut en trouver, termina-t-il en faisant claquer ses doigts, comme pour chasser une trivialité.

De pourpre, Gwendolen était devenue blême. Son orgueil venait d’être cruellement frappé et ces derniers mots lui furent amers. Cependant, voulant dominer son émotion, elle fit quelques pas, prit une chaise, et invita Klesmer à en faire autant. Elle regrettait de l’avoir appelé ; quant à lui, préoccupé de son sujet, il continua sans changer de ton.

— Maintenant, demandez-vous, quelle issue espérer ? Il est bon de vous ouvrir les yeux et je vais vous parler en toute conscience. L’issue sera incertaine, et — très probablement — ne vaudra pas grand’chose.

Les yeux de Gwendolen papillotèrent ; mais, craignant de montrer la moindre faiblesse, elle s’efforça de demeurer calme. Elle rassembla toute son énergie et dit d’une voix ferme :

— Vous pensez alors que je manque complètement de talent, et que je suis trop âgée pour commencer ?

Klesmer hésita, toussa, se moucha, et termina par un emphatique « oui ! » — Oui, il aurait fallu commencer il y a sept ans au moins ; c’était le travail de l’âge printanier, avant que les habitudes fussent contractées.

— Je ne prétends pas au génie, dit Gwendolen, qui croyait toujours pouvoir faire ce que Klesmer déclarait impossible. — Je supposais que j’avais assez de moyens pour perfectionner mon peu de talent.

— Je ne le nie pas, s’écria Klesmer. Si vous aviez été mise en bon chemin, il y a plusieurs années, et si vous aviez bien travaillé, vous auriez pu devenir une chanteuse, encore bien que je doute que votre voix eût été goûtée du public.

Gwendolen n’était pas encore convaincue ; elle résista et reprit :

— Je conçois que l’on ne soit pas actrice accomplie d’un seul jet, et il serait impossible de dire si je réussirai ; c’est une raison de plus pour essayer. Je croyais pouvoir trouver un engagement dans un théâtre, afin de gagner de l’argent et étudier en même temps.

— Impossible, ma chère miss Harleth ! je vous parle sincèrement, cela ne se peut pas. Malgré toutes vos grâces et tous vos charmes, si vous vous présentiez à un directeur, il vous demanderait, comme à un amateur, de payer pour jouer ; ou bien il vous dirait d’aller apprendre à vous tenir sur la scène, d’étudier l’art au moyen duquel vous pourrez personnifier un rôle, l’animer du visage, du geste et de la voix. Quant à obtenir de but en blanc un engagement, chassez cette chimère de votre esprit.

— Je ne comprends pas cela, dit Gwendolen avec une certaine hauteur. Expliquez-moi donc comment on voit tant de mauvaises actrices trouver des engagements. — J’ai été quelquefois au théâtre, et j’y ai vu des actrices presque nulles, et jouant fort mal.

— Ah ! chère miss Harleth, la critique est facile. Excusez ce que je vais vous dire : mais vous ne pourriez rien apprendre à ces actrices toutes mauvaises qu’elles sont, au lieu qu’elles pourraient vous enseigner bien des choses. Ainsi, il faut de la pratique pour savoir se tenir et marcher sur le théâtre. Bien entendu, je ne parle pas des comparses, qui ne sont pas plus payées que des ouvrières en couture.

— Naturellement, il faut que je gagne plus que cela, mais je crois que je pourrais apprendre vite. Je ne suis pas stupide. J’ai vu à Paris des actrices qui jouaient des rôles de grandes dames et qui ne l’étaient cependant pas. J’admets que je n’aie aucun talent. Je crois cependant que c’est un avantage, même au théâtre, d’être une lady plutôt qu’une horreur.

— Ah ! comprenons-nous bien, répliqua Klesmer avec plus de vivacité. Je vous parlais de ce qu’il faudrait faire si vous visiez à devenir une véritable artiste… si vous preniez la musique et le drame comme la plus haute vocation vers laquelle tendraient vos efforts. Mais… mais il y a évidemment d’autres moyens pour une jeune personne qui veut se produire devant le public. Elle peut compter sur sa beauté comme passe-port ; elle peut espérer provoquer une admiration qui dispense de talent. Tout cela n’a rien à faire avec l’art. La femme qui adopte cette carrière n’est pas une artiste : elle ne pense qu’à entrer dans une vie luxueuse par un chemin facile et court… peut-être arriver à un mariage. C’est la chance la plus brillante, mais aussi la plus rare. En tout cas, au début, c’est à peine si elle peut gagner avec indépendance un morceau de pain, et je me tais sur les indignités auxquelles elle est exposée.

— Je désire être indépendante, dit Gwendolen, craignant qu’il n’y eût du mépris pour elle dans ces dernières paroles. C’était le motif pour lequel je vous demandais si je ne pourrais pas trouver d’engagement immédiat. Il est naturel que je ne sache pas comment les choses se pratiquent au théâtre, mais je croyais que j’aurais pu me rendre indépendante. Quoique sans argent, je ne veux accepter de secours de personne.

— C’est un mot bien dur pour vos amis, dit Klesmer en reprenant le ton d’amabilité sur lequel il avait commencé l’entretien. Je vous ai fait de la peine, c’était inévitable ; je me suis cru obligé de vous dévoiler la vérité. Je n’ai pas dit, je ne veux pas dire que vous auriez tort d’entreprendre la carrière d’artiste. Si vous prenez cette courageuse résolution, je vous demanderai la permission de vous serrer la main en signe de cette franc-maçonnerie où nous nous consacrons au service de l’art et de vous aider en ami et en confrère.

Gwendolen garda le silence. Elle se sentait bien loin de cette résolution. — Où il y a le devoir du service, reprit Klesmer plus sérieusement, il y a aussi le devoir de l’acceptation. Ce n’est point une question d’obligation personnelle, et vous me permettrez de vous confier une affaire qui m’est toute particulière. J’attends un événement qui me permettra de vous être utile si vous venez à Londres, avec votre famille bien entendu. Cet événement, c’est mon mariage avec miss Arrowpoint, et cela ne fera que doubler mon droit à votre confiance comme ami.

Gwendolen sentit le feu lui monter au visage. Que Klesmer épousât miss Arrowpoint, cette nouvelle ne la surprenait pas ; à tout autre moment elle s’en serait amusée en se figurant les scènes qui avaient dû se passer à Quetcham. Mais ce qui absorbait son esprit, c’était le tableau de son avenir prochain que Klesmer lui avait tracé. L’idée que miss Arrowpoint pouvait être sa protectrice était encore une répulsion pour elle ; la proposition de Klesmer de l’aider l’irritait aussi, après son jugement humiliant de ses capacités. Elle se maîtrisa, se leva et dit de son ton habituel :

— Je vous remercie sincèrement, monsieur Klesmer ; certes rien n’est plus admirable que miss Arrowpoint, mais je ne puis rien décider encore. Si je me résous à faire ce que vous m’avez conseillé, j’userai de votre permission, je vous le ferai savoir. Je crains seulement que les obstacles ne soient trop grands. Je vous suis néanmoins très obligée ; j’ai été bien hardie en vous priant de prendre cette peine.

La remarque interne que se fit Klesmer fut : « Elle ne me le fera jamais savoir ». Mais il reprit très respectueusement :

— Ordonnez ; en tout temps je serai à votre disposition. Voici l’adresse où vous me trouverez toujours.

Quand il eut pris son chapeau et salué, Gwendolen, convaincue qu’elle agissait avec une ingratitude que le clairvoyant Klesmer avait dû pénétrer, fit un effort désespéré pour cacher son désappointement et son irritation. Le regardant avec amabilité, elle lui tendit la main et dit en souriant :

— Si je prends la mauvaise voie, je n’y aurai pas été poussée par vos flatteries.

— À Dieu ne plaise que vous preniez une autre voie que celle où vous trouverez et donnerez le bonheur, répondit Klesmer d’un ton pénétré. Puis il lui baisa le bout des doigts et, une minute plus tard, on entendit le bruit des roues sur le sable annonçant son départ.

De sa vie, Gwendolen ne s’était encore trouvée aussi misérable, Ses yeux la brûlaient. Pas un sanglot, pas une larme ne vint la soulager. Chaque mot qu’avait prononcé Klesmer lui faisait l’effet d’un tison ardent.

« Trop vieille ! — Il aurait fallu commencer il y a sept ans ! — Vous n’atteindrez que la médiocrité ! — Travail ardu et incessant ! — Succès incertain ! — Pain gagné lentement, chétivement, pas du tout peut-être ! — Mortifications ! — » Toutes ces phrases étaient des souffrances pour elle. Comment emmener à Londres sa mère et ses sœurs, s’il ne lui était pas possible de gagner de l’argent tout de suite ? Quant à consentir à être la protégée de miss Arrowpoint ; quant à demander à sa mère d’accepter avec elle l’humiliation d’être soutenue par Catherine, mille fois plutôt être gouvernante ! Car, en supposant que le résultat de ses études fût aussi nul que l’avait clairement donné à entendre Klesmer, le sentiment de faveurs reçues et non rendues serait pour elle un désappointement plein d’amertume. Elle avait conçu une espérance trompeuse, et maintenant tout était fini.

— Fini ! s’écria-t-elle, en sautant de sa chaise lorsqu’elle entendit la voix de sa mère et de ses sœurs revenues de l’église.

— Eh bien, mon trésor, dit en entrant madame Davilow, je vois par les traces des roues que Klesmer est venu. Es-tu satisfaite de cette entrevue ?

— Satisfaite, maman ? Oh, oui ! s’écria durement Gwendolen, qu’il faut excuser, car elle craignait une scène d’émotion. Si elle ne feignait pas résolument l’indifférence, elle sentait qu’elle tomberait dans un accès de désespoir qui désolerait bien plus sa mère que tous ses malheurs.

— Ton oncle et ta tante ont été désappointés de ne pas te voir, dit madame Davilow en épiant tous les mouvements de sa fille, qui arrangeait sa musique sur le piano. Je leur ai dit que tu avais besoin de repos.

— Vous avez bien fait, maman.

— Puis-je savoir ce qui s’est passé, Gwen ? Dois-je toujours demeurer dans l’ignorance ? dit madame Davilow, trop habituée aux manières et à l’expression du visage de sa fille, pour ne pas craindre qu’il lui fût arrivé quelque chose de pénible.

— Je n’ai réellement rien à vous dire, maman, répondit Gwendolen d’un ton plus bref encore. J’avais une idée erronée sur ce que je pouvais faire. M. Klesmer m’a détrompée, voilà tout.

— Ne me regarde pas et ne me parle pas ainsi, mon enfant ; tu me fais trop de mal, dit madame Davilow, qui ressentait une indéfinissable terreur.

Gwendolen la considéra un moment en silence et en mordant jusqu’au sang sa lèvre inférieure ; puis elle s’avança et, mettant ses mains sur les épaules de sa mère, elle lui dit d’une voix basse et grave :

— Maman, ne me dites rien maintenant. Il est inutile de pleurer et de gaspiller nos forces, puisque nous ne pouvons rien changer. Vous irez habiter Sawyer’s Cottage et j’irai chez l’évêque faire l’éducation de ses filles. N’en parlons pas davantage. Il faut que nous tâchions de nous suffire à nous-mêmes. Ne perdons pas courage. Aidez-moi à demeurer calme.

Madame Davilow était comme une enfant craintive sous le regard de sa fille ; ses larmes s’arrêtèrent et elle s’éloigna sans rien répondre.


XXIV


Gwendolen se félicita d’avoir parlé à Klesmer avant de revoir son oncle et sa tante. Elle avait pris son parti : elle se sentait capable de demeurer calme, malgré les humiliations auxquelles on lui proposerait sans doute de se soumettre. En allant au presbytère avec sa mère, elles s’arrêtèrent à Sawyer’s Cottage, dont elles examinèrent les chambres basses et étroites, où elles virent les crevasses et les lézardes des murs nus.

— Comment ferez-vous pour vous habituer à cette masure, maman ? demanda Gwendolen, quand elles se remirent en marche. Elle n’avait pas ouvert la bouche pendant son inspection des planchers mal joints, du petit jardin avec ses carrés en désordre, du berceau de charmille tendu de toiles d’araignée. — Vous et mes sœurs dans ces cabinets, et sans moi ?

— Je me consolerai en me disant que tu n’en es pas réduite à les partager.

— S’il ne fallait pas que j’allasse gagner de l’argent, j’aimerais mieux rester ici que de partir pour être gouvernante.

— N’aie pas de ces idées-là avant de commencer, Gwen. Au palais épiscopal, tu vivras dans le luxe et tu l’as toujours aimé. Ce sera moins dur pour toi que de monter et descendre ces escaliers vermoulus, d’entendre les bruits du ménage et les bavardages des enfants.

— C’est comme un mauvais rêve, éclata Gwendolen. Je ne puis m’imaginer que mon oncle vous laissera demeurer dans un tel chenil. Il aurait dû prendre d’autres mesures.

— Sois raisonnable, chère enfant ; qu’aurait-il pu faire ?

— C’était à lui de chercher. Le monde me paraît bien mal fait si des personnes de notre rang doivent tomber si bas tout d’un coup !

Elle s’exprimait avec colère sous la pression de maux entièrement nouveaux pour elle ; pourtant malgré ses meurtrissures, elle ressentit un peu de remords devant l’accueil de son oncle et de sa tante, qui furent avec elle plus affectueux qu’ils ne l’avaient jamais été. Elle fut frappée de l’enjouement plein de dignité avec lequel ils parlaient des économies qu’ils étaient obligés de faire dans leur train de maison et dans l’éducation de leurs enfants. La grandeur du caractère de M. Gascoigne, un peu obscurcie par ses faiblesses mondaines, se montrait à son plus grand avantage sous les coups soudains de la mauvaise fortune. Prompt et méthodique, il avait non seulement renoncé à son équipage, mais encore repris ses habits passés de mode ; il ne mangeait plus de viande à son déjeuner, ne recevait plus de journaux, avait retiré Lowy de l’école, disposé les heures d’étude de ses garçons et mis toute sa maison sur le pied de la plus stricte économie. Madame Gascoigne et Anna, qui avaient toujours fait de papa leur modèle, ne s’inquiétaient pas de ce qui leur manquait à elles-mêmes et pensaient, en toute sincérité, que le résultat le plus triste des pertes éprouvées par la famille, était le changement de situation de madame Davilow et de ses enfants.

Aucune raison donc n’aurait justifié Gwendolen d’étendre le mécontentement que lui causaient les événements jusqu’aux personnes de sa famille, et son attention devint plus vive lorsqu’elle entendit son oncle lui faire part des efforts qu’il avait tentés pour lui trouver un emploi aussi avantageux que possible.

— J’ai pensé, lui dit-il, que je ne devais pas perdre de temps, car on ne trouve pas toujours, au moment voulu, une position dans une bonne famille où vous serez considérée, et quand nous attendrions encore davantage, nous n’en découvririons pas où vous serez mieux que chez l’évêque Mompert. Sa femme et lui me connaissent bien, et c’est, sans contredit, un avantage pour vous. Je ne suis pas surpris que madame Mompert désire vous voir avant de vous engager définitivement. Elle s’arrangera de façon à vous rencontrer à Wancester quand elle y passera pour aller à Londres. Peut-être cette entrevue sera-t-elle un peu pénible, ma chère, mais vous avez le temps de vous y préparer.

— Savez-vous pourquoi elle veut me voir, mon oncle ?

— N’en soyez pas alarmée, ma chère. Elle veut avoir de vous une idée plus précise que n’a pu lui en donner mon rapport, et une mère éprouve naturellement des scrupules, lorsqu’il s’agit pour elle de choisir une compagne pour ses filles. Je lui ai dit que vous étiez très jeune ; mais comme elle dirige l’éducation de ses filles, elle ne s’inquiète pas de l’âge. C’est une femme de goûts et de principes rigides, qui ne veut pas de Française dans sa maison. Elle trouvera, j’en suis sûre, vos manières et vos talents tels qu’elle les souhaite ; quant à l’éducation religieuse et morale, c’est elle ainsi que l’évêque qui s’en chargent. Je considère cette position comme si avantageuse, que je l’aurais désirée pour Anna, si elle avait pu répondre aux vues de madame Mompert.

— N’avez-vous pas parlé à maman d’une autre place ? dit Gwendolen qui était parvenue à se dominer totalement.

— Oui, répondit le recteur d’un ton légèrement dédaigneux, mais c’est dans un pensionnat. C’est une occupation que je ne vous verrais pas accepter avec autant de plaisir, car elle est plus dure et moins avantageuse à tous égards ; et puis vous avez moins de chances pour l’obtenir.

— Oh ! ma chère, dit en appuyant madame Gascoigne, ce serait bien moins convenable. Vous n’auriez point de chambre à coucher particulière.

— Quand pensez-vous que madame Mompert me fasse demander ? dit Gwendolen en se tournant vers son oncle comme si elle abondait dans ses idées.

— C’est encore incertain ; elle a promis de ne prêter l’oreille à aucune proposition avant de vous avoir vue. Elle s’intéresse beaucoup à votre sort. Ce sera probablement dans une quinzaine de jours. Mais, pardon, il faut que je vous quitte.

Le recteur mit ainsi fin à l’entretien et sortit convaincu et satisfait que Gwendolen se prêtât aux circonstances comme une fille de bon sens.

— Quel soutien Henry est pour nous ! dit madame Gascoigne quand son mari se fut éloigné.

— Il l’est en effet, dit madame Davilow. La gaieté est vraiment une fortune. Je voudrais bien la posséder.

— Rex est absolument comme lui, reprit madame Gascoigne. Sa dernière lettre a été une bien grande consolation pour nous. Il faut que je t’en lise un passage. Elle chercha la lettre dans sa poche, à la grande angoisse d’Anna, qui s’était promis de ne jamais prononcer le nom de Rex devant sa cousine.

L’orgueilleuse mère chercha les passages à lire ; mais n’en trouvant pas à sa convenance, elle replia la lettre en disant :

— Il nous écrit que nos infortunes ont fait de lui un homme ; il voit un sérieux motif pour travailler : il veut arriver à l’agrégation, aider à l’éducation de ses frères et tâcher de devenir remarquable. Sa lettre est pleine d’enjouement, tout à fait comme lui. Nous l’avons reçue vendredi dernier. Je n’ai jamais vu mon mari aussi ému depuis la naissance de Rex. C’est un gain qui balance notre perte.

Cette lettre avait, en effet, aidé les dames Gascoigne à témoigner une véritable affection à Gwendolen ; elle-même se sentit plus à son aise ; elle sourit à Anna comme pour lui dire : « Il n’y a plus rien de fâcheux entre nous ». Elle n’était pas méchante et ne cherchait pas son plaisir dans le sentiment égoïste qui pousse à rendre les hommes malheureux ; elle tenait seulement à ce qu’ils ne la fissent pas malheureuse.

Malgré sa robuste santé, sa répugnance pour la nouvelle position qui s’offrait à elle l’affecta, même physiquement ; elle était comme engourdie ; elle ne pouvait s’appliquer à rien : elle trouvait le besoin de manger fastidieux ; elle évitait la conversation des autres ; car elle ne corroborait pas ses sentiments ; elle était exaspérée à l’idée de ne pouvoir s’opposer à ce qu’elle détestait. Elle ne voulut pas retourner au presbytère, trouvant intolérable d’avoir à feindre pour faire croire qu’elle se soumettait de bon gré. Je sais bien, se disait-elle, qu’il me faudra feindre plus tard, mais pourquoi commencerais-je dès maintenant ?

Un jour qu’elle était dans sa chambre à coucher avec sa mère, qui arrangeait les objets de toilette de sa fille, Gwendolen se leva tout à coup, et alla prendre son coffret à bijoux.

— Maman, j’avais totalement oublié ceci, dit-elle en l’ouvrant. Pourquoi ne m’en avez-vous pas fait souvenir ? Il faut vendre ces bijoux. Vous ne pensiez pas qu’il faudrait nous en défaire, quand vous me les avez donnés, il y a déjà longtemps.

— Si c’est possible, j’aime mieux les conserver pour toi, chérie, dit madame Davilow qui vint s’asseoir auprès de sa fille, soulagée de la voir enfin parler d’autre chose que de ses ennuis. Leurs relations étaient renversées ; c’était maintenant la mère qui s’efforçait d’égayer la fille. Mais pourquoi ce mouchoir se trouve-t-il là ? C’était celui au coin arraché que Gwendolen y avait jeté avec le collier de turquoises.

— C’est par hasard… J’étais pressée, répondit Gwendolen en mettant le mouchoir dans sa poche. Ne vendez pas ce collier, maman.

— Non, mon enfant, non ; il provient d’une chaîne que portait ton pauvre père. Je voudrais bien aussi ne pas vendre les autres bijoux ; ils ne sont pas de grande valeur. Il y a longtemps que les meilleurs m’ont été enlevés.

Madame Davilow rougit, car elle évitait de parler des faits et gestes du beau-père de Gwendolen, qui s’était emparé des joyaux de sa femme et en avait disposé à son gré. Après un silence d’un moment, elle reprit :

— Nous n’avons pas compté sur eux ; emporte-les avec toi.

— C’est inutile, maman, répondit froidement Gwendolen. Les gouvernantes ne portent point de bijoux.

— Quelle idée, ma chérie ! Je suis certaine que les Mompert aimeront mieux que tu sois élégante et gracieuse.

— Je ne suis pas sûre le moins du monde de ce que les Mompert aimeront que je sois. C’est assez que l’on espère que je sois comme ils le désirent, ajouta-t-elle d’un ton d’amertume.

— Si tu as la moindre répugnance à aller chez l’évêque, dis-le-moi, Gwen. Dis-moi ce que tu as dans le cœur. Je ferai ce que tu voudras. Ne me cache rien.

— Je n’ai rien à dire, maman. Que pourrais-je faire de mieux ? je devrai me croire bienheureuse s’ils veulent de moi. Il faut que je gagne de l’argent pour vous ; c’est la seule chose à laquelle j’aie à penser. Je ne dépenserai pas un penny cette année, vous aurez les quatre-vingts livres. Je ne sais pas trop ce qu’il faut pour un ménage, mais j’espère que vous n’aurez pas besoin de piquer vos pauvres doigts jusqu’aux os, ni de perdre le peu de vue que les larmes ont laissé à vos chers yeux.

Cependant elle n’ajouta pas de caresses à ses paroles, ainsi qu’elle le faisait d’habitude ; elle ne regarda pas non plus sa mère ; ses regards ne pouvaient se détacher du collier de turquoises qu’elle tenait en mains.

— Dieu te bénisse pour ta tendresse, mon cher trésor, dit madame Davilow les yeux pleins de larmes. Ne te désespère pas parce qu’un nuage nous empêche de voir le soleil. Tu es si jeune ! Il peut encore y avoir bien des beaux jours pour toi.

— Je ne vois rien qui me permette d’en espérer, maman, repartit Gwendolen d’un ton rogue, et madame Davilow se tut en pensant, comme elle l’avait déjà fait souvent : « Que s’est-il donc passé entre elle et M. Grandcourt ? »

— Je garderai ce collier, maman, dit Gwendolen en le mettant à part et en refermant la cassette ; mais faites vendre les autres bijoux, même s’ils ne doivent pas rapporter beaucoup. Demandez à mon oncle ce qu’il faut en faire. Pour moi, il est certain que je ne m’en servirai plus. Je vais prendre le voile. Je me demande si les malheureuses qui l’ont pris jamais ont ressenti ce que j’éprouve !

— N’exagère pas, chère enfant.

— Comment pourrait-on savoir si j’exagère quand je parle de mes propres sentiments ? Je n’ai pas dit ce qu’un autre a pu ressentir.

Elle tira le mouchoir de sa poche et en enveloppa le collier. Madame Davilow l’observait avec une certaine curiosité ; les derniers mots l’avaient découragée, et elle n’osa pas faire de nouvelles questions.

Les « sentiments » dont venait de parler Gwendolen d’un ton si tragique, ne pouvaient s’expliquer que par le fait qu’elle allait être gouvernante ; mais l’impulsion qui la fit conserver ce collier et l’envelopper dans le mouchoir, pour le remettre dans son nécessaire, était toute particulière et presque déraisonnable. Elle n’aurait pas pu dire pourquoi elle s’était tout à coup décidée à ne pas s’en séparer. Deronda lui causait une émotion confuse. Était-ce ressentiment ou orgueil blessé, ou terreur, ou confiance exceptionnelle ? C’était quelque chose de vague et cependant irrésistible. Il y a en nous des régions inconnues, dont il faut tenir compte lorsqu’il s’agit de nos goûts et de nos orages.


XXV


Les potentats n’ont besoin que de peu de mots pour faire connaître leurs intentions. Ainsi en fut-il lorsque Grandcourt, après avoir appris que Gwendolen avait quitté Leubronn, déclara incidemment que ce rendez-vous de la mode était un antre pire que Baden. En entendant cette boutade, M. Lush conclut que son patron avait l’intention de retourner directement à Diplow, mais il était bien sûr que l’exécution serait plus lente que l’intention ; en effet, Grandcourt flâna tout le jour suivant sans donner l’ordre du départ, peut-être parce qu’il avait deviné que Lush l’attendait ; il s’attarda à sa toilette, se traîna dans les salons, sur la terrasse, indifférent à tout ce qui l’entourait. Cependant, quand il rencontra lady Mallinger, il daigna la saluer, s’arrêter et prouver qu’il avait entendu sa recommandation des eaux, en disant :

— Oui, j’ai entendu dire qu’il était providentiel que les sources se trouvent toujours dans les villes de jeu.

— Oh ! c’est une plaisanterie, comme celle que l’on a faite sur les villes et les rivières, répondit la naïve lady, trompée par la sérieuse langueur de Grandcourt.

— Ah ! peut-être, répondit-il sans changer d’expression.

Lady Mallinger crut devoir en parler à sir Hugo, qui lui dit :

— Oh ! ma chère, il n’est pas fou. Il ne faut pas supposer qu’il ne sait pas comprendre une plaisanterie. Il joue son jeu aussi bien que nous tous.

— Il ne m’a jamais paru très sensé, dit lady Mallingar, pour s’excuser.

Elle n’aimait pas à rencontrer Grandcourt, qui était pour elle le reproche vivant de n’avoir pas donné de fils à sir Hugo.

Deronda non plus n’aimait pas Grandcourt, quoiqu’il s’attachât à être toujours très poli avec lui. Il ne voulait pas surtout qu’un homme comme Grandcourt pût supposer qu’il l’enviât. Mais comment empêcher les interprétations ? Grandcourt, qui supposait que Deronda était son cousin du côté paternel, croyait qu’il frémissait intérieurement de colère, en considérant leur position mutuelle ; c’est pourquoi sa présence lui était plus agréable qu’elle ne l’eût été autrement, c’est pourquoi il avait bien voulu échanger quelques mots avec Deronda sur la terrasse, au sujet de la chasse de Diplow, et même l’inviter à venir y passer quelques jours au commencement de la saison cynégétique.

Lush, auquel le délai ne déplaisait pas, continuait ses commérages avec sir Hugo et répondait à ses questions sur les affaires de Grandcourt en tant qu’elles avaient rapport à Diplow. Quant aux embarras personnels de son neveu, le baronnet en savait assez pour en parler à Lush pendant leurs promenades, et il prêtait volontiers l’oreille à un petit scandale qu’il appelait un trait de mœurs. Mais, quelque, connaissance qu’il eût des secrets de Grandcourt, jamais il n’en avait parlé à Deronda.

— Eh bien, dit-il à Lush, vous me ferez savoir le tour que prendront les événements, si ce mariage devient probable ou s’il arrive autre chose qui rende ses besoins d’argent plus pressants. Ce que je propose vaudrait mieux pour lui que d’hypothéquer Ryelands.

— C’est vrai, répondit Lush, mais il ne faut pas le presser ; il n’est pas homme à se laisser conduire même par son intérêt, particulièrement s’il se doutait que le vôtre pût y gagner aussi. Je lui suis attaché, et cela se conçoit ; voici quinze ans que je ne l’ai pas quitté. Il me remplacerait difficilement. Il a un caractère tout particulier : c’est M. Henleigh Grandcourt. Cependant je lui suis dévoué, car j’ai été comme un tuteur pour lui depuis sa vingtième année. C’était alors un gaillard bien séduisant ; il pourrait l’être encore s’il le voulait. Je vous le répète, sir Hugo, je lui suis attaché, et je crois que, si je lui manquais, il pourrait bien le regretter.

Cependant, l’espérance caressée par Lush d’un retard indéfini, fut brisée le lendemain matin par Grandcourt qui l’accueillit par cette question :

— Avez-vous tout préparé pour notre départ par le train de Paris ?

— J’ignorais que vous eussiez l’intention de partir, répondit Lush qui n’en était nullement surpris.

— Vous auriez dû le savoir, reprit Grandcourt en regardant brûler son cigare, et de cette voix de basse qui lui était habituelle quand il voulait exprimer son dégoût ou sa décision. — Voiliez à ce que tout soit prêt et qu’aucune brute ne monte dans le même compartiment que nous. Ah ! laissez aussi mon P. P. C. chez les Mallinger.

En conséquence, le lendemain ils étaient à Paris, où Lush reçut l’ordre de partir pour Diplow et d’y mettre tout en ordre, en attendant l’arrivée de Grandcourt ; et ce ne fut que plusieurs jours après qu’il reçut un télégramme lui disant d’envoyer la voiture à la station de Wancester.

Lush avait activement employé l’intérim, non seulement à exécuter les ordres de Grandcourt relativement à l’écurie et à la maison, mais à s’enquérir aussi de tout ce qui touchait à Gwendolen et comment les choses se passaient à Offendene. Il sentait bien l’impossibilité de calculer les effets que pourraient produire sur l’obstination de Grandcourt les malheurs de la famille Davilow, et il connaissait trop bien son patron pour douter de ce qu’il ferait dans ce cas particulier. Peut-être voudrait-il se conduire avec une apparente magnanimité ? Mais Lush savait aussi que, de tous les mouvements internes de Grandcourt, c’était la générosité qui avait le moins de probabilités en sa faveur. Il aurait voulu que Grandcourt épousât l’héritière de Quetcham et même madame Glasher. Avec la première, il y avait l’accroissement de fortune dont il lui reviendrait quelque chose ; avec la seconde, il pensait compter sur sa gratitude, car il avait toujours été son ami. Qu’en ce cas, la femme de Grandcourt n’eût pas été reçue dans le monde, cela lui importait peu ; son bien-être particulier n’en serait pas affecté ; il se croyait donc en droit de faire tout son possible pour empêcher un mariage avec une fille qui, probablement, n’apporterait que de l’ennui à son mari, sans compter ses insultes à son vieux compagnon. Ce fut dans cette incertitude qu’il attendit l’arrivée de Grandcourt. Le premier jour, celui-ci fut très occupé aux écuries et, entre autres ordres qu’il donna, Lush remarqua celui intimé au groom de mettre une selle de femme sur le dos de Critérion et de surveiller les allures de ce cheval. Le lendemain, il se leva, résolu, si Grandcourt semblait d’aussi bonne humeur que la veille, d’aborder les faits relatifs à Gwendolen et sa famille, afin de décider comment il devrait agir. Mais Grandcourt ne parut pas disposé à causer ; après avoir lu ses lettres, il donna à Lush quelques ordres à exécuter ou à transmettre, puis il lui tourna le dos. Mais, avant que son factotum eût atteint la porte, Grandcourt tourna un peu la tête et fit entendre un « oh ! » des plus languissants.

— Qu’est-ce ? demanda Lush assez peu respectueusement.

— Fermez la porte, je vous prie. Je ne puis parler dans le corridor.

Lush obéit et prit une chaise. Après une légère pause, Grandcourt dit :

— Miss Harleth est-elle à Offendene ?

— Mais je ne sais pas, répondit Lush en feignant l’indifférence. On dit que sa famille est complètement ruinée. Les Gascoigne aussi ont perdu leur fortune. Il paraît que cela est dû à de mauvaises affaires de banque. La mère n’a plus le sou. Elle doit aller avec ses filles se confiner dans un cottage, comme il convient à de pauvres gens.

— Ne mentez pas, s’il vous plaît ; cela ne m’amuse pas et ne répond à aucun but.

— Je ne vous comprends pas, dit Lush sur un ton plus acerbe que d’habitude.

— Dites-moi la vérité, voulez-vous ?

— Je n’invente rien ; plusieurs personnes m’ont raconté cette histoire, et même Bazley, l’homme d’affaires de lord Brackenshaw. Il cherche un nouveau locataire pour Offendene.

— Je ne parle pas de cela. Miss Harleth y est-elle, oui ou non ?

— Sur mon âme, je ne saurais le dire, repartit Lush presque de mauvaise humeur. Je sais qu’elle a accepté un emploi d’institutrice ; peut-être est-elle partie pour aller l’occuper. Mais, si vous tenez à la voir, soyez sûr que sa mère la fera revenir.

Ce sarcasme sortit sans intention.

— Envoyez Hutchins demander si elle sera chez elle demain.

Lush ne bougea pas. Il voyait Grandcourt sur le point de se jeter, selon lui, tête baissée, dans un guêpier, et il ne voulait pas le laisser faire le premier pas sans l’avertir. Il fut assez prudent pour prendre un ton amical, et, se sachant nécessaire à son patron, il ne craignit pas d’aller jusqu’à l’audace.

— Il serait bon de vous souvenir, Grandcourt, que vous êtes désormais tout près du feu. Vous ne pouvez plus user des folâtreries ordinaires. Il faut que vous vous décidiez ; impossible maintenant de faire la cour pendant six semaines.

Grandcourt ne répondit pas ; il posa son journal sur ses genoux et alluma un nouveau cigare. Lush prit ce manège pour un signe d’attention et voulut en profiter.

— Tout a un aspect plus sérieux maintenant. Il y a la famille qu’il faudra soutenir, car vous ne pourrez permettre que la mère de votre femme vive dans la misère. Ce sera diablement embarrassant ! Ce mariage vous fera prendre une voie à laquelle vous n’êtes pas accoutumé, et, quant à l’argent, vous n’avez pas trop les coudées franches. Et puis qu’y gagnerez-vous ? Ce serait malheureux de grever vos biens pour vous payer une simple fantaisie dont vous pourrez vous repentir au bout de quelques mois. Je vous verrais avec chagrin gâter votre vie. Ah ! si ce mariage vous conduisait à quelque chose de solide, ce serait une autre affaire !

Le ton de Lush était devenu onctueux ; il se laissa aller et, pour un moment, il oublia qu’il jonglait avec des arguments. Grandcourt ne le regardait pas ; il avait l’air d’examiner très attentivement son cigare.

— Je savais déjà, dit-il, que vous étiez opposé à mon idée d’épouser miss Harleth ; mais je n’ai jamais regardé votre opposition comme un motif valable contre ce mariage.

— Je ne l’ai pas supposé non plus, répondit Lush sèchement. Je ne considère pas cela comme une raison, mais ce qui m’en paraît une, c’est qu’avec toute votre expérience, vous allez vous rendre ridicule en agissant comme le troubadour d’une ballade ; et pourquoi ? Vous pouvez juger de ce qui vous attend d’après ce que vous avez entendu à Leubronn. En tout cas, il ne peut plus y avoir d’indécision maintenant.

— Parfaitement, dit Grandcourt, et je n’entends pas qu’il y en ait. Cela peut vous être désagréable ; mais si vous vous imaginez que je m’en préoccupe, vous vous trompez prodigieusement.

— Très bien, répondit Lush en se levant et en fourrant ses mains dans ses poches, mais l’affaire doit encore être examinée sous un autre point de vue. J’ai parlé jusqu’ici dans la supposition où il serait certain qu’elle vous acceptât, son dénûment ne lui laissant guère d’autre choix ; mais je ne suis pas déjà si sûr qu’il faille tant compter sur son consentement. Elle avait ses raisons pour vous fuir.

Lush s’était rapproché de Grandcourt ; il savait que ses services lui étaient presque indispensables ; mais il prévoyait que Gwendolen le ferait renvoyer pour quelque temps au moins, et, dans son irritation, il osa risquer une querelle.

— Elle avait ses raisons, répéta-t-il d’une façon plus significative.

— Je m’en doutais bien, dit Grandcourt avec une ironie méprisante.

— Oui. mais vous ne connaissez pas ces raisons.

— Vous les savez, vous, apparemment, reprit Grandcourt en ne trahissant que par un mouvement plus vif des paupières son désir de les connaître.

— Oui, et il est bon que vous les connaissiez pour que vous puissiez juger de l’influence que vous aurez sur elle, si elle passe sur ces raisons et vous accepte. Quant à moi, je me méfierais. Elle a vu à Cardell-Chase Lydia, qui lui a raconté toute l’histoire.

Grandcourt ne dit rien et continua de fumer. Lush alla se mettre à la fenêtre, ne voulant pas se retirer sans avoir vu l’effet de ses paroles. Il s’attendait à entendre Grandcourt lui reprocher d’avoir conduit l’affaire puisque madame Glasher habitait alors Gadsmere, c’est-à-dire à cent milles de là, et il était prêt à l’avouer ; ce qu’il voulait, c’est que Grandcourt fût ébranlé par l’idée que les avances qu’il ferait s’adresseraient à une femme qui connaissait tout et qui en avait été épouvantée. Mais Grandcourt se contenta de lui objecter ces deux mots :

— Et après ?

C’était répondre par un mat à l’ « échec » de Lush qui fit un mouvement d’épaules et voulut sortir. Mais Grandcourt se tournant vers la table, lui dit avec autant de calme que si rien ne s’était passé :

— Obligez-moi de m’avancer cette plume et ce papier, et attendez la lettre que je vais écrire.

Il griffonna quelques mots, plia la lettre, mit l’adresse et la poussant loin de lui, il dit :

— Que Hutchins aille la porter sur-le-champ, voulez-vous ?

Ainsi que Lush s’y attendait, cette lettre était adressée à miss Harleth, à Offendene. Après que son irritation se fut calmée, il se sentit satisfait de n’avoir pas eu d’explosion de colère à supporter ; mais il était certain que sa révélation avait replongé Grandcourt encore plus avant dans son ancienne détermination.


XXVI


M. Gascoigne arriva un matin à Offendene apporter la nouvelle — agréable selon lui — que madame Mompert avait indiqué le mardi de la semaine suivante comme devant être le jour de son entretien avec Gwendolen à Wancester. Toutefois, il n’ajouta pas qu’il avait appris, par hasard, le retour de M. Grandcourt de Diplow, ne sachant, pas plus que sa nièce, que Leubronn avait été le but du voyage de son adorateur, et se disant, d’ailleurs, qu’il serait inutile et malveillant à faire revivre le souvenir d’un brillant avenir en présence des revers actuels. À part lui, il regrettait l’incompréhensible caprice de sa nièce, mais il l’excusait en se disant que Grandcourt s’était étrangement et maladroitement conduit au moment où il avait la plus belle occasion de réaliser ses intentions marquées. Dans son jugement pratique, le recteur se dit que son devoir était d’encourager sa nièce à regarder en face son changement de position, puisque rien ne faisait prévoir qu’elle pût s’améliorer.

— Vous trouverez de l’intérêt à faire votre devoir, ma chère, lui dit-il, et je ne doute pas que vous ne soyez plus estimable en supportant vaillamment le lot qui vous est échu.

— Je sais bien que je ne l’aimerai jamais, répondit-elle, mais je sais aussi que je suis obligée de m’y soumettre.

Hélas ! elle se souvint qu’elle s’était déjà soumise à son avis en une occasion bien différente, et elle se disait qu’elle aurait préféré cet avenir tout différent.

— Votre bon sens vous apprendra à le supporter patiemment, dit M. Gascoigne avec gravité ; je suis sûr que vous plairez à madame Mompert. Vous savez comment il faut vous conduire avec une femme qui, sous tous les rapports, vous est supérieure. Cette peine vous arrive pendant votre jeunesse, et cela seul vous aidera à la supporter plus facilement.

Mais c’était précisément ce dont Gwendolen était incapable, et, quand elle fut seule, après le départ de son oncle, les larmes amères, qui étaient rarement venues à ses yeux depuis ses derniers chagrins, roulèrent lentement sur ses joues. Son cœur se refusait à admettre que sa peine fût facile à supporter parce qu’elle était jeune. Quand aurait-elle dû avoir du bonheur, sinon pendant ses années de jeunesse ? « J’ai toujours senti, pensait-elle, même étant toute petite, que maman n’était pas heureuse, et, aujourd’hui, je puis dire que je suis plus malheureuse qu’elle. Pauvre mère ! c’est encore pis pour elle que pour moi ! Je gagnerai un peu d’argent pour elle. C’est la seule chose dont je doive avoir souci maintenant. » Et alors elle sanglota, non avec colère, mais avec une mélancolie douloureuse. Sa mère entra en cet instant et la vit essuyer ses larmes. Elle lui jeta les bras au cou. À cette sensation, la force de volonté de Gwendolen l’abandonna tout à fait, et ses sanglots, auxquels se mêlèrent ceux de sa mère, se firent jour en dépit d’elle-même.

Madame Davilow apportait un papier qui lui avait déjà causé une forte agitation ; elle n’osa pas en parler avant de voir sa fille redevenue plus calme. Mais Gwendolen, pour qui l’action de pleurer avait toujours été une manifestation pénible à laquelle il fallait résister de tout son pouvoir, passa son mouchoir sur ses yeux, et, après avoir poussé un gros soupir, elle regarda sa mère, qui se tenait devant elle pâle et tremblante.

— Ce n’est rien, maman, dit Gwendolen qui s’imaginait que sa mère n’était si émue que parce qu’elle l’avait trouvée dans le désespoir ; c’est passé maintenant.

Elle aperçut alors la lettre que tenait madame Davilow.

— Quelle est cette lettre ? demanda-t-elle avec amertume ; encore une mauvaise nouvelle ?

— Je ne sais ce que tu en penseras, ma chérie ; mais tu ne devineras pas d’où elle vient.

— Ne me demandez pas de rien deviner, dit-elle avec un peu d’impatience.

— C’est à toi qu’elle est adressée, mon enfant ; elle vient de Diplow, dit madame Davilow en lui tendant la lettre.

Elle connaissait l’écriture presque illisible de Grandcourt, et sa mère ne fut pas surprise de la voir rougir jusqu’au blanc des yeux. Après en avoir pris lecture, elle la tendit à madame Davilow. Cette lettre ne renfermait que quelques mots, mais ils étaient formels.

« M. Grandcourt présente ses compliments à miss Harleth, et désire savoir si elle veut bien lui permettre de se présenter demain, après deux heures, à Offendene, et de la voir seule. M. Grandcourt arrive de Leubronn, où il avait espéré trouver miss Harleth. »

Puis elle rendit le billet à Gwendolen, qui le laissa tomber par terre.

— Il faut répondre, ma chérie, dit timidement la mère, le domestique attend.

Gwendolen demeurait assise, comme pétrifiée.

Le changement de situation avait quelque chose de magique. Il n’y a qu’un instant, c’était un avenir répulsif et monotone, auquel il lui était impossible d’échapper, qu’elle avait devant les yeux ; à présent, le moment de choisir était venu. Cependant, ce ne fut pas un sentiment de triomphe qui fit battre son cœur, mais plutôt de terreur. Elle ne savait que résoudre ; elle aurait désiré pouvoir dire à Grandcourt de ne pas venir. Les réflexions ne furent pas longues, mais assez cependant pour que madame Davilow s’impatientât et lui dit avec une grande douceur :

— Il est indispensable que tu répondes, mon enfant ; — ou bien dois-je le faire pour toi ? — Tu me dicteras ce qu’il faut écrire.

— Non, maman ; veuillez me donner la plume et le papier. Il n’y a pas de raison pour s’alarmer si le domestique attend quelques minutes ; les domestiques sont faits pour attendre. On n’a pas supposé que je répondrais à l’instant même.

— Non, ma chère, répondit madame Davilow, qui avait préparé tout ce qu’il faut pour écrire, et qui avait été s’asseoir en reprenant un ouvrage à portée de sa main ; il peut attendre encore un quart d’heure si cela te convient.

C’était là une réponse très simple et une action encore plus simple ; mais elle n’aurait pu mieux calculer pour engager sa fille à se hâter.

— Je ne pense pas, dit Gwendolen en rejetant en arrière les boucles de ses cheveux et surexcitée par un sentiment de contradiction, je ne pense pas qu’il faille attendre que votre travail à l’aiguille soit fini.

— Mais si pourtant tu ne te sens pas en état de décider ?

— Il faut que je décide, s’écria Gwendolen en allant s’asseoir à son bureau. Alors, elle se consulta, comme une personne qui cherche un moyen d’échapper à une décision qui lui coûte. Pourquoi lui dirait-elle de ne pas venir ? Elle ne se liait en rien. Il avait couru après elle jusqu’à Leubronn ! Eh bien, et après ? Elle pouvait le refuser. Pourquoi se priverait-elle de ce plaisir, si elle en avait envie ?

— Si M. Grandcourt revient seulement de Leubronn, dit madame Davilow, qui remarqua que sa fille hésitait à écrire, je me demande s’il a appris quelque chose du malheur qui nous a frappé.

— Cela ne ferait pas de différence pour un homme dans sa position, dit Gwendolen d’un ton méprisant.

— Cela en ferait pour bien des hommes, reprit madame Davilow. Il n’y en a pas beaucoup qui prendraient une femme dans une famille presque réduite à l’indigence. Ici, à Offendene, nous sommes comme enveloppées dans une grande coquille, mais imagine-le nous trouvant à Sawyer’s Cottage. Bien des hommes en seraient effrayés, et, si M. Grandcourt sait ce qui nous est arrivé, je dis qu’il donne là une forte preuve d’attachement pour toi.

Madame Davilow parlait avec une emphase qui ne lui était pas habituelle ; c’était la première fois qu’elle se hasardait à dire quelque chose de Grandcourt, et ce quelque chose était un argument en sa faveur. L’effet produit par ses paroles fut plus fort qu’elle n’aurait pu se l’imaginer ; elles éveillèrent de nouvelles possibilités dans l’esprit de Gwendolen ; elle pensa à ce que Grandcourt pourrait faire pour sa mère. Elle en fut émue et sentit qu’il fallait se hâter d’en finir. Elle écrivit donc :

« Miss Harleth présente ses compliments à M. Grandcourt et sera chez elle demain, après deux heures. »

— Veuillez sonner, maman, dit-elle en mettant l’adresse, si toutefois il y a encore quelqu’un pour répondre.

Longtemps après que le domestique fut parti avec sa lettre, Gwendolen poussa un long soupir de soulagement, et madame Davilow lui dit :

— Qu’as-tu écrit, Gwen ?

— J’ai dit que je serais à la maison… (Pause.) Il ne faut pas vous attendre, maman, parce que M. Grandcourt va venir, qu’il s’ensuivra quelque chose.

— Je ne m’attends à rien, ma chérie ; obéis seulement à tes sentiments. Tu ne m’as jamais dit ce qu’il y avait eu.

— À quoi bon ? répondit Gwendolen, qui sentait un reproche dans cette observation. Si j’avais quelque chose d’agréable à vous apprendre, soyez sûre que je vous le dirais.

— Mais M. Grandcourt supposera peut-être que tu es disposée à l’accepter en lui permettant de venir. Son billet dit assez clairement qu’il veut te faire une offre.

— Alors je veux avoir le plaisir de la refuser !

Madame Davilow la regarda interdite ; Gwendolen mit fin à toutes ses questions en lui disant :

— Ôtez donc ce vilain ouvrage, maman, et allons un peu nous promener dans l’avenue. J’étouffe ici !


XXVII


Pendant que Grandcourt monté sur Yarico, son bel étalon noir, suivi de son groom à cheval sur Critérion, prenait la direction d’Offendene, Gwendolen était assise devant son miroir et sa mère tordait ses beaux cheveux qu’elle venait de peigner avec amour.

— Relevez-les tout bonnement, chère mère, dit Gwendolen, et faites un simple nœud.

— Laisse-moi te mettre tes boucles d’oreilles, Gwen, dit madame Davilow, qui remarqua avec joie que les yeux de sa fille paraissaient plus grands et que les nuages qui obscurcissaient son front avaient disparu sans laisser de traces sur ses traits juvéniles.

— Non, maman, point de bijoux ; rien que ma robe de soie noire. C’est la couleur que l’on doit porter quand on va refuser une offre, dit Gwendolen avec un charmant sourire.

— Mais si l’on ne te faisait pas d’offre ? demanda la mère, non sans intention malicieuse.

— Eh bien, ce sera parce que j’ai déjà refusé, répondit Gwendolen ; cela revient au même.

Elle fit un petit mouvement de tête orgueilleux, en prononçant ces derniers mots, et, quand elle descendit, elle avait repris sa pose de tête et l’élasticité de formes qu’on ne lui connaissait plus depuis son retour de Leubronn.

« La voilà redevenue elle-même, se disait sa mère. Il faut qu’elle ait du plaisir à le voir ; mais a-t-elle réellement pris une décision contre lui ? »

Gwendolen aurait été furieuse si cette pensée avait été formulée, d’autant plus que depuis la veille et pendant une courte insomnie, elle avait été hantée par des images d’alternatives et par des arguments pour ou contre la possibilité de son mariage avec Grandcourt, qu’elle ne pensait pas devoir accepter. En recevant sa lettre, sa première impulsion avait été de le refuser. Ses motifs d’hésitation avant l’entrevue des pierres parlantes ne comptaient plus à la vérité, et s’il ne s’était rien passé à Cardell-Chase, rien n’aurait empêché son union avec Grandcourt ; mais alors, elle n’avait ni raisonné ni balancé ; une force impulsive, contre laquelle tout raisonnement n’aurait pas eu plus de force qu’une voix contre le bruit d’un torrent, l’avait fait partir. Cependant, savait-elle l’exacte vérité sur madame Glasher et ses enfants ? Elle avait fait une sorte de promesse : elle avait dit : « Je n’empêcherai rien de ce que vous désirez ! » Mais, si Grandcourt épousait une autre femme, ne ferait-elle pas aussi du tort à elle et à son fils ? Je me demande ce que diraient maman et mon oncle s’ils savaient ce qui s’est passé avec madame Glasher ? » pensait Gwendolen dans son débat interne ; non qu’elle s’imaginât devoir leur en parler si même elle ne se croyait pas obligée de garder le silence. « Je me demande ce que l’on dirait si M. Grandcourt, ayant déjà des enfants, se mariait à une autre femme ? » Il lui semblait que le verdict de on devait être qu’elle n’avait point de raison pour s’inquiéter de madame Glasher et de ses enfants.

Mais il y avait autre chose à considérer. La question d’amour pour Grandcourt l’avait à peine occupée ; il lui avait toujours semblé que ce n’était pas l’amour qui rendait le mariage désirable, et que, si l’un des deux devait s’amouracher de l’autre, cette part revenait à l’homme, puisqu’il devait faire les avances. Elle n’avait point vu d’objections à ce que Grandcourt s’enamourât d’elle avant qu’elle connût son passé ; mais elle considérait ce passé comme une offense à elle faite, et c’est en se reportant à ce souvenir qu’elle avait décidé qu’elle n’accepterait pas Grandcourt.

Si aujourd’hui quelque chose pouvait amener de sa part un changement de résolution, c’était la prévision de pouvoir rendre la vie plus facile à sa « pauvre maman ». Mais non ! elle allait le refuser ; elle allait exercer son pouvoir.

Est-ce cette idée qui fît palpiter son cœur quand elle entendit les pas des chevaux sur le gravier ; quand miss Merry, qui avait ouvert la porte à Grandcourt, vint lui dire qu’il était au salon ? En y entrant de son côté, elle dut faire appel à toute son énergie pour paraître gracieuse en lui tendant gravement la main et en répondant à sa question sur sa santé d’une voix aussi basse et aussi languissante que la sienne. Quand tous deux furent assis, Gwendolen droite et les yeux baissés, Grandcourt éloigné d’elle de quelques pas, s’appuyant d’un bras sur le dos de sa chaise et tenant son chapeau dans l’autre main, celui qui les aurait vus ainsi les aurait pris pour deux amoureux en suspens. Et, en vérité, ils en étaient là.

— J’ai été bien désappointé de ne pas vous trouver à Leubronn, commença Grandcourt avec son ton de langueur amoureuse. L’endroit me semblait intolérable sans vous. C’est un chenil, n’est-ce pas ?

— Je ne saurais dire ce qu’il est sans moi, répondit-elle en levant les yeux vers lui d’un air peu bienveillant. J’aurais aimé y rester plus longtemps si j’avais pu ; mais j’ai été obligée de revenir ici à cause de nos malheurs de famille.

— Ce fut cruel de votre part de partir pour Leubronn, dit Grandcourt, qui ne prit pas garde aux malheurs de famille dont Gwendolen — sans savoir pourquoi — tenait à ce qu’il fût instruit. Vous saviez bien que votre départ allait tout gâter ; que vous étiez le cœur et l’âme de tout ce qui m’intéressait. Vous suis-je donc tout à fait indifférent ?

Il lui était impossible de dire oui, et tout aussi impossible de dire non. — Devant cette difficulté inattendue, elle baissa de nouveau les yeux et rougit jusqu’aux oreilles. Grandcourt crut que ce silence révélait son inclination, et résolut de la lui faire exprimer plus clairement.

— Peut-être y a-t-il un intérêt plus profond… un attachement… un engagement… dont il aurait été généreux de me faire part ? Y a-t-il un homme entre nous ?

Elle aurait bien voulu répondre : Non, il y a une femme ! Mais comment prononcer ces paroles ? Si même elle n’avait pas promis à cette femme de garder le silence, il lui aurait été impossible d’aborder ce sujet. Grandcourt reprit après une pause :

— Dois-je en conclure que vous avez de la préférence pour un autre ?

Gwendolen, impatientée de son embarras, releva les yeux et dit d’un air défiant : « Non », désirant qu’il comprît : « Je puis pourtant ne pas vous accepter. »

— La dernière chose que je voudrais faire serait de vous importuner. Si je dois renoncer à tout espoir, ayez la générosité de me le dire de suite, afin que je m’en aille, que je parte, n’importe où !

Elle ressentit une alarme soudaine à l’idée de le voir s’éloigner définitivement. Que lui resterait-il alors ? Rien que l’ancienne tristesse. Elle aimait à le voir là. Elle répondit donc :

— Je crains que vous ne sachiez rien de ce qui nous est arrivé. J’ai eu, depuis peu, tellement à penser aux chagrins de ma mère, que tous les autres sujets ont dû être rejetés au second plan. Elle a perdu sa fortune et nous allons quitter Offendene. Veuillez donc m’excuser si je parais préoccupée.

En éludant un appel direct, Gwendolen recouvra la pleine possession d’elle-même ; elle parla avec dignité et regarda bien en face Grandcourt dont les yeux longs, étroits et impénétrables étaient fixés sur les siens.

— Vous me direz maintenant, je l’espère, reprit-il de son ton de voix indifférent, comme s’il s’agissait d’une chose sans importance, que la perte de fortune de madame Davilow ne doit pas vous chagriner plus longtemps. Vous me laisserez le soin d’empêcher qu’elle n’en sente le poids ; vous me donnerez le droit d’y pourvoir.

Gwendolen se sentait de plus en plus indécise ; elle se voyait à la croisée de deux chemins : lequel choisir ?

— Vous êtes généreux, dit-elle, sans lever les yeux et avec une émotion contenue.

— Acceptez-vous la situation qui rendra la chose toute naturelle ? dit Grandcourt sans plus d’empressement qu’avant. Consentez-vous à devenir ma femme ?

Cette fois, Gwendolen pâlit. En dépit d’elle-même, elle fut obligée de quitter sa chaise et de s’éloigner un peu. Puis elle revint et demeura silencieuse, les mains croisées devant elle. Grandcourt aussi se leva et posa son chapeau sur sa chaise. L’hésitation de cette fille ruinée à accepter son offre splendide était pour lui d’un intérêt plus piquant que tout ce qu’il avait vu depuis bien des années, surtout parce qu’il attribuait son hésitation à ce qu’elle savait de madame Glashep. Il reprit :

— M’ordonnez-vous de partir ?

— Non, dit Gwendolen, forcée d’en venir à cette terrifiante décision.

— Acceptez-vous mes hommages ? dit Grandcourt qui la regardait en face sans faire un mouvement. Comment aurait-elle pu se contredire elle-même ? Il avait coupé court à toute explication. Le « oui » sortit aussi gravement des lèvres de Gwendolen que si elle avait répondu à l’appel de son nom devant une cour de justice. Il le reçut gravement aussi, et ils se regardèrent sans changer d’attitude. Enfin il s’avança, et lui prit la main sur laquelle il posa ses lèvres. Elle trouva sa tenue parfaite, quoiqu’elle fût prédisposée à se montrer méchante. Son « oui » lui coûtait peu en ce moment ; elle se disait qu’elle était délivrée des Mompert et sa mère de l’affreux Sawyer’s Cottage.

— Ne voulez-vous pas voir maman ? Je vais la chercher.

— Attendez encore un peu, dit Grandcourt en prenant son attitude favorite, l’index et le pouce dans la poche de son gilet et sa main droite caressant ses favoris.

— Avez-vous autre chose à me dire ? demanda-t-elle en souriant.

— Oui ; mais ces choses peuvent être un ennui pour vous.

— Pas celles que j’aime à entendre.

— Eh bien, cela vous ennuierait-il si l’on vous demandait quand nous pourrons être mariés ?

— Je crois que oui aujourd’hui, répondit-elle en relevant la tête avec un petit air impertinent.

— Pas aujourd’hui alors, mais demain. Pensez-y ; vous me le direz quand je viendrai demain. Dans une quinzaine… dans trois semaines… aussitôt que possible.

— Ah ! vous aurez bientôt assez de ma compagnie, dit-elle. J’ai remarqué que, quand on est marié, le mari n’est pas autant avec sa femme que quand ils étaient fiancés. Mais peut-être aimerai-je mieux cela, moi aussi !

Elle rit d’une manière charmante.

— Vous ferez tout ce que vous aimerez, répondit Grandcourt.

— Et rien de ce que je n’aimerai pas ? Je vous en prie, dites-le ; car je crois que j’ai plus d’éloignement pour ce que je n’aime pas que de goût pour ce que j’aime.

C’étaient là des subtilités dont Grandcourt avait une grande expérience et dans lesquelles il était passé maître.

— Je ne sais pourquoi, répliqua-t-il, sur cette brute de terre, les choses tournent toujours d’une façon que l’on n’aime pas. Je ne pourrai pas toujours vous empêcher d’être ennuyée, et, si vous aimez de monter Critérion, je ne puis empêcher qu’il tombe par une cause ou par une autre.

— Ah ! mon ami Critérion, comment va-t-il ?

— Il est là ; je l’ai fait monter par le groom afin que vous puissiez le voir. Il a porté une selle de femme hier pendant une heure ou deux. Venez à la fenêtre, vous le verrez.

Elle regarda les deux chevaux bien cambrés sur leurs jarrets, et la vue de ces superbes animaux fit passer comme un frémissement de plaisir dans tous ses membres. Ils représentaient le symbole du commandement et du luxe, et contrastaient délicieusement avec la laideur de la pauvreté et de l’humiliation dont elle avait été menacée.

— Voilà ce que je préfère à tout, dit-elle. J’ai besoin de me perdre dans un galop insensé ; mais, maintenant, il faut que j’aille chercher maman.

— Voulez-vous accepter mon bras jusqu’à la porte ? demanda Grandcourt.

Elle y consentit. Elle trouvait ses manières d’amoureux très agréables, et ne craignait pas qu’il voulût l’embrasser. Elle était tellement à son aise, qu’elle s’arrêta tout à coup au milieu de la chambre et lui dit d’un ton de malice sérieuse :

— Ah ! pendant que j’y pense, il y a quelque chose que je n’aime pas, et dont vous pouvez me délivrer. Je n’aime pas la compagnie de M. Lush.

— Vous ne l’aurez pas. Je le renverrai.

— Vous ne l’aimez pas beaucoup non plus ?

— Pas le moins du monde. Je l’ai laissé s’accrocher à moi parce qu’il a toujours été un pauvre diable, dit Grandcourt avec une indifférence absolue. On me l’a donné pour compagnon de voyage quand j’étais jeune homme. Il a toujours été une brute ; le croisement d’une truie et d’un dilettante.

Gwendolen rit aux éclats. Tout cela lui paraissait bon et assez naturel. Le dédain de Grandcourt rehaussait sa bonté, et, quand ils atteignirent la porte, sa manière de la lui ouvrir fut la perfection de l’hommage facile.

Réellement, pensa-t-elle, il sera le moins désagréable des maris.

Madame Davilow se mourait d’impatience et d’inquiétude en attendant sa fille dans sa chambre à coucher. Quand Gwendolen y entra, elle courut à sa mère, l’embrassa presque convulsivement et lui dit à voix basse :

— Descendez, maman, et venez voir M. Grandcourt. Je me suis engagée à lui.

— Chère enfant ! s’écria madame Davilow avec une surprise plus solennelle qu’heureuse.

— Oui, reprit Gwendolen, du même ton et avec une vivacité qui démontrait l’inutilité de nouvelles questions, tout est convenu. Vous n’irez pas à Sawyer’s Cottage, et je ne subirai pas l’examen de madame Mompert. Tout sera comme je l’aime. Maintenant, descendez avec moi.



  1. Comme un coup de poing sur l’œil.
  2. Je t’ai aimée, et je t’aime encore.