Daniel Deronda/Livre 6

La bibliothèque libre.
Traduction par Ernest David.
Calmann-Lévy (Volume IIp. 103-202).


RÉVÉLATIONS


XLI


« S’il y a des rangs dans la souffrance, Israël a la prééminence sur toutes les nations ; si la durée des douleurs et la patience avec laquelle on les supporte ennoblissent, les juifs font, partie de l’aristocratie de tous les pays ; si on qualifie de riche une littérature qui possède quelques tragédies classiques, que dirons-nous d’une tragédie nationale qui dure depuis cinq cents ans et dont les poètes et les acteurs ont été aussi les héros[1] ! »

Deronda avait lu depuis peu ce passage de Zunz, et il lui revint à l’esprit, comme contraste, lorsque, quatre jours plus tard, il alla chez les Cohen, qui, certainement, ne portaient aucune marque distinctive de douleur ou de toute autre forme d’aristocratie. Ce Jeschurum[2] de prêteur sur gage n’était pas un symbole de la grande tragédie juive ; et pourtant, n’y avait-t-il pas quelque chose de typique dans le fait qu’une vie comme celle de Mordecai, — frêle incarnation de la conscience nationale qui n’était plus qu’un souffle, — était abritée sous l’ignorante prospérité des Cohen ?

Le contentement brilla sur leurs visages quand Deronda reparut au milieu d’eux. Cohen lui-même profita de l’occasion pour déclarer que bien que la bague en restant chez lui davantage aurait rapporté plus d’intérêts, il n’oserait pas comparer ce bénéfice au plaisir des femmes et des enfants à voir un jeune gentleman dont la visite leur avait été si agréable qu’elles n’avaient fait qu’en parler depuis. La jeune madame Cohen, qui était très peinée que le bébé fût déjà endormi, puis très heureuse qu’Adélaïde ne fût pas encore couchée, supplia Deronda de ne pas rester dans la boutique, mais d’entrer dans le parloir pour voir « la mère et les enfants ». Il accepta d’autant plus volontiers l’invitation, qu’il s’était muni de cadeaux : des bonshommes coloriés pour Adélaïde et un bilboquet d’ivoire pour Jacob.

En entrant, il remarqua que la porte par où Mordecai était sorti lors de sa première visite était fermée ; mais il voulut d’abord témoigner son intérêt aux Cohen, avant de leur dévoiler celui plus grand qu’il portait à leur hôte singulier. Ce ne fut donc que quand il eut pris sur ses genoux Adélaïde, et qu’il eut fait danser les bonshommes sur la table, pendant que Jacob s’exerçait avec son bilboquet, qu’il dit :

— Mordecai est-il ici ?

— Où est-il, Addy ? demanda Cohen, qui avait profité d’un répit que lui laissaient les affaires pour venir regarder.

— Dans l’atelier, répondit sa femme, en faisant un geste de la tête vers la porte close.

— Le fait est, monsieur, reprit Cohen, que nous ne savons pas ce qu’il a depuis deux jours. Il est constamment ce que je puis appeler un peu touché, vous savez, — ici Cohen porta le doigt à son front, — pas aussi raisonnable en tout comme vous et moi ; cependant, il est étonnamment régulier et industrieux, autant que peut l’être une pauvre créature souffreteuse, et il prend plaisir à instruire le petit. Mais, depuis deux jours, il n’a fait qu’aller et venir comme un somnambule, ou bien il est resté assis, immobile comme une figure de cire.

— Pauvre cher garçon ! dit tendrement la mère, c’est la maladie ; je doute qu’il y résiste.

— Non, je crois seulement qu’il a quelque chose en tête, dit madame Cohen la jeune. Il écrivait continuellement, et quand je lui parlais, il mettait très longtemps à me répondre.

— Vous nous trouverez peut-être un peu faibles, dit M. Cohen en façon d’excuse ; mais ma femme et ma mère ne voudraient pas se séparer de lui, fût-il encore d’une plus grande gêne. Ce n’est pas que nous ne connaissions le fort et le faible des choses, mais c’est notre principe. Il y a des fous qui font des affaires à perte et qui ne s’en doutent pas. Je ne suis pas de ceux-là.

— Oh ! Mordecai apporte la bénédiction avec lui, dit la grand’mère.

— Loin de m’étonner de ce que vous ressentez, dit Deronda, j’éprouve quelque chose de semblable moi-même. J’ai causé avec lui dernièrement dans la boutique de M. Ram, et je lui ai promis de venir le chercher ici pour sortir ensemble.

— C’est cela alors ! s’écria Cohen en se frappant sur le genou. Il vous attendait, et voilà ce qui l’occupait si fort. Sans doute, il vous aura parlé de son savoir ? C’est bien gentil de votre part, monsieur, car je ne crois pas qu’il y ait beaucoup à gagner ; sans cela, il n’en serait pas réduit à l’état où il est. Mais j’aperçois quelqu’un dans la boutique !

M. Cohen s’empressa de sortir, et Jacob, qui était demeuré à écouter auprès de Deronda, lui dit avec une obligeante familiarité :

— Je vais appeler Mordecai, si vous voulez.

— Non, Jacob, dit sa mère, ouvre la porte à monsieur, et laisse-le y aller tout seul. Silence ! Ne fais point de bruit.

L’adroit Jacob tourna le bouton de la porte aussi doucement que possible, et Deronda, qui le suivait, s’arrêta sur le seuil. La petite chambre n’était éclairée que par un feu mourant et une chandelle couverte d’un abat-jour. Sur une planche fixée devant la fenêtre, étaient éparpillés différents objets d’orfèvrerie ; derrière, on voyait quelques livres empilés dans un coin. Mordecai était assis sur une chaise haute devant cette espèce d’établi ; il tournait le dos à la porte, les mains appuyées devant lui, à côté d’une montre en réparation. On voyait qu’il était dans un état d’attente aussi maladif que celui d’un prisonnier auquel on a promis sa délivrance.

— Je viens vous chercher ; êtes-vous prêt ? lui demanda Deronda.

Instantanément il se retourna sans parler, saisit son chapeau et se leva pour rejoindre son ami. À peine furent-ils dans le parloir, que Jacob, remarquant le changement d’air et d’expression de Mordecai, lui prit le bras et lui dit :

— Regarde mon bilboquet ! et, en même temps, il lui envoya la boule tout près de la figure.

— Très joli, très joli ! fit Mordecai avec un bon sourire ; et, sur l’observation de madame Cohen la jeune, qu’il oubliait son paletot et son cache-nez, il retourna dans l’atelier les chercher.

— Le voilà revenu à la vie, vous voyez, dit à voix basse M. Cohen, qui était rentré. Je vous l’avais bien dit ; j’ai toujours raison. Puis, de sa voix habituelle :

— Eh bien, monsieur, nous ne voulons pas vous retenir davantage ; mais j’espère que ce ne sera pas la dernière fois que nous aurons le plaisir de vous voir.

— Reviendrez-vous ? demanda Jacob en s’avançant. Vous voyez, j’attrape déjà la boule quelquefois ; je parie que, quand vous reviendrez, je l’attraperai à tous les coups.

— Il a les mains adroites, dit Daniel en regardant la grand’mère. De quel côté de la famille tient-il ?

La vieille fit un signe de tête à son fils, qui répondit aussitôt :

— De mon côté. Ils ne sont pas ainsi dans la famille de ma femme. Les miens, que Dieu les bénisse ! sont aussi adroits que s’ils avaient des mains en gutta-percha.

« Je ne saurai jamais rien de décisif sur ces gens, se dit Deronda, à moins que je ne demande à brûle-pourpoint à Cohen s’il a perdu une sœur nommée Mirah quand elle avait six ans. » Toutefois cela ne lui parut pas facile. Sa première sensation répulsive pour leurs manières communes commençait à se transformer en un sentiment plus favorable. Quelque ordinaires que pussent être leur air et leur parler, il était forcé d’admettre un certain raffinement moral dans la façon dont ils traitaient leur ouvrier poitrinaire, dont la distinction mentale les impressionnait, surtout à cause de sa rêverie silencieuse et innocente.

— Les Cohen paraissent avoir de l’affection pour vous, dit Deronda, lorsque Mordecai et lui furent dans la rue.

— Et moi pour eux, répondit-il immédiatement. Ils ont le cœur israélite, quoique, semblables au cheval et au mulet, ils ne comprennent rien en dehors de l’étroit sentier qu’ils suivent.

— Je crains de vous avoir occasionné du malaise par ma lenteur à tenir ma promesse, reprit Daniel. Je voulais venir hier, mais cela m’a été impossible.

— Oui, je comptais sur vous. Il est vrai que j’ai été indisposé, car l’esprit de ma jeunesse a remué en moi, et ce corps n’est plus assez fort pour résister aux battements de ses ailes. Je suis comme un homme enchaîné et emprisonné depuis de longues années : il pleure, il chancelle ; la joie menace de briser le tabernacle de chair.

— Ne parlez pas trop à l’air du soir, lui dit Deronda ; couvrez votre bouche de votre écharpe. Nous allons à la Main et la Bannière, je suppose ? Nous y causerons en particulier.

— Non, et c’est ce qui me peine que vous ne soyez pas venu hier. Cette soirée appartient au club dont je vous ai parlé, et nous ne pourrons y être seuls que quelques minutes, tard, après que les autres seront partis. Nous ferions peut-être mieux de chercher un autre endroit ; mais je ne suis habitué qu’à celui-là. Ailleurs, le monde extérieur me pèse et gêne ma vision interne ; et puis, les personnes qui viennent là sont habituées à mon visage.

— Je ne refuse pas d’aller au club, s’il m’est permis d’y entrer, dit Deronda. Il me suffit que vous préfériez cet endroit. Si nous n’avons pas assez de temps à nous, je reviendrai. Quel genre de club est-ce ?

— On l’appelle « le Club des Philosophes ». Ils sont en petit nombre, comme les cèdres du Liban ; ce sont de pauvres artisans qui cultivent leur intelligence. Je suis le plus pauvre de tous. On y amène quelquefois des visiteurs. Nous pouvons y introduire un ami qui s’intéresse aux sujets que nous discutons. Chacun commande de la bière ou tout autre breuvage pour avoir la libre jouissance du salon. La plupart fument. J’y vais quand je peux ; car il vient d’autres hommes de ma race et quelquefois j’y prends la parole. J’aime à trouver une faible ressemblance entre ces pauvres philosophes et les maîtres qui nous ont transmis la pensée de notre race, — les grands révélateurs, qui travaillèrent de leurs doigts pour gagner un morceau de pain, mais qui conservèrent et qui accrurent pour nous l’héritage de mémoire, qui gardèrent vivante l’âme d’Israël, comme une semence parmi les tombes. Le cœur se plaît à ces pâles ressemblances.

— Je serai heureux de m’asseoir au milieu d’eux, si cela ne vous contrarie pas. C’est une réunion où j’aimerai à me trouver, dit Deronda, non sans un peu de soulagement à la perspective d’un intervalle avant la reprise d’une conversation particulière avec Mordecai.

Quelques minutes après, ils ouvraient une porte vitrée obstruée par un rideau rouge, et entraient dans un petit salon d’une quinzaine de pieds carrés, éclairé par le gaz dont la lumière perçait la fumée produite par le tabac des fumeurs, ce qui, pour Deronda, était une scène nouvelle et saisissante. Une douzaine d’hommes, dont l’âge variait de vingt à cinquante ans, tous assez pauvrement vêtus, la pipe à la bouche, écoutaient avec un air d’intelligence concentrée un homme de forte corpulence, en paletot poivre et sel, avec des cheveux blonds, un nez court, un front large, qui, la pipe dans la main gauche et frappant son genou de la droite, finissait une citation de Shelley, la Comparaison de l’avalanche dans « Prométhée délivré », (Prometheus unbound) :

As thought by thought is piled, till some great truth
Is loosened, and the nations echo round
[3].

L’entrée des nouveaux arrivants rompit la fixité de l’attention, car il fallut faire de la place autour du poêle et de la table. C’était le plus sobre des clubs ; mais la sobriété n’est pas une raison pour que « fumer et prendre quelque chose » ne soit pas impérieusement exigé, comme moyen de conserver la décence dans la compagnie et dans la discussion. Mordecai fut accueilli par des éclats de voix dont les cadences exprimaient un peu de compassion et, naturellement tous les regards se portèrent sur son compagnon.

— J’ai amené un ami que nos débats intéressent, dit Mordecai. Il a beaucoup étudié et voyagé.

— Monsieur est-il anonyme ? Est-ce le grand inconnu ? demanda d’un ton de bonne humeur le gros homme qui venait de citer Shelley.

— Je m’appelle Daniel Deronda. Je suis inconnu, mais pas le moins du monde grand. Le sourire qui se fit jour sur son visage en prononçant ces paroles fut si bon, qu’un murmure général et indistinct se fit entendre et que le gros homme reprit :

— Vous recommandez votre nom, monsieur, et vous êtes le bienvenu. Approche-toi, Mordecai, viens dans ce coin, à côté de moi, ajouta-t-il dans le but évident de donner la meilleure place à celui qui en avait le plus besoin.

Deronda fut satisfait de s’asseoir à l’opposé, d’où il pouvait voir toute la société, y compris Mordecai, lequel demeurait un objet éminemment remarquable dans ce groupe de types énergiquement caractérisés, et qui, plus que pas un d’eux, même pour le discernement peu exercé de Daniel, en ce genre, semblait de la meilleure descendance juive.

En réalité, le pur sang anglais ne dominait pas dans la société. Miller, le gros homme, libraire exceptionnel de seconde main, qui connaissait le dedans des livres, portait le cachet d’une extraction allemande ; Buchan, le sellier, était écossais ; Pash, l’horloger, était un petit homme noir, vif, triplement juif ; Gidéon, l’opticien, enfant d’Israël en cheveux roux, pouvait passer pour un Anglais aux manières cordiales, et Croop, le cordonnier aux yeux noirs, était probablement plus celtique qu’il ne le savait. Trois autres avaient le droit de se prétendre Anglais : le graveur sur bois Goodwin, bien bâti, à la figure ouverte et à la voix agréable ; l’aide-pharmacien Marrables, et Lilly, le greffier au visage pâle, dont les cheveux châtains étaient plantés en parallélogramme au-dessus d’un front bien formé et dont la chemise était d’une fraîcheur que l’on pouvait appeler insulaire, et peut-être quelque chose de plus.

Deronda, quand même il n’aurait pas été plus grave que d’habitude à l’idée de ce qui était pendant entre Mordecai et lui, n’aurait pas trouvé matière à rire dans l’air ni dans les discours de ces hommes qui n’avaient probablement attrapé le savoir que par bribes. Il regardait autour de lui avec autant de calme et de respect que s’il eût été dans un cercle de ses égaux. Il demanda du whisky et de l’eau et offrit le contenu de son porte-cigares qu’il avait toujours sur lui, quoiqu’il s’en servît à peine, ayant ses raisons pour très peu fumer, mais le tolérant fort bien chez les autres. Il fit décidément une excellente impression sur les membres du club, qui le prouvèrent en se montrant tout à fait à leur aise et désireux de reprendre leur entretien interrompu.

— Cette soirée est une de celles que je qualifie de vagabondes, dit Miller, qui était implicitement accepté comme une sorte de président, en s’adressant à Deronda en manière d’explication, et désignant de la tête chaque individu dont il parlait. Notre ami Pash a entamé la loi du progrès et nous en sommes arrivés aux statistiques ; mais Lilly ayant prétendu qu’il n’était pas plus étonnant que les quantités demeurassent les mêmes que ne le demeurent les qualités, — car par rapport à la société les nombres sont des qualités, — nous avons continué par les causes des changements sociaux, et quand vous êtes arrivé, j’en étais sur la puissance des idées que je soutiens être les principales causes transformantes.

— Je ne suis pas d’accord avec vous sur ce point, Miller, dit Goodwin, le graveur, plus soucieux de développer le sujet que d’attendre un mot de réponse du nouveau venu ; car, ou vous entendez par idées tant de sortes de choses que je ne puis en avoir connaissance, pas plus que si vous disiez que la lumière est une cause, ou vous entendez une sorte particulière d’idées, et alors je soutiens que votre conception est trop étroite. Faites bien attention à ceci : toutes les actions dans lesquelles l’homme met une parcelle de pensée, sont des idées, soit qu’il sème, soit qu’il fasse un canot, soit qu’il pétrisse de l’argile. Des idées pareilles opèrent d’elles-mêmes dans la vie et croissent avec elle, mais elles ne peuvent se séparer de la matière qui les a mises en œuvre et qui est leur moteur. C’est de la façon dont ces idées sont mêlées avec tous les autres éléments de la vie qu’elles ont plus ou moins de puissance. Moins ce mélange est fort et moins elles ont de puissance. Quant aux causes des changements sociaux, je les envisage ainsi : les idées sont une sorte de parlement ; mais extérieurement, il y a une communauté dont une bonne partie travaille au changement, sans savoir ce que fait le parlement.

— Mais alors, dit Pash, si vous prenez ce mélange pour la pierre de touche de la puissance, quelques-unes des idées les moins pratiques pourront prendre le dessus ; elles surgiront sans être comprises, et entreront dans la langue sans qu’on y pense.

— Elles peuvent agir en changeant la distribution de gaz, objecta Marrables ; les instruments sont si perfectionnés aujourd’hui, que les hommes peuvent enregistrer le développement d’une théorie par les changements observés dans l’atmosphère, correspondant aux changements dans les nerfs.

— Oui, s’écria Pash, dont la face brune s’éclaira un peu malicieusement ; il y a l’idée des nationalités. J’ose dire que les siècles barbares la prisent et en deviennent plus sociables.

— Vous ne partagez pas cette idée, dit Deronda en intervenant, car il trouvait un manque de symétrie assez piquant entre le sarcasme de Pash et le sceau de race imprimé sur des traits.

— Dites plutôt qu’il ne partage pas ce sentiment, répliqua Mordecai, qui jeta un regard mélancolique sur Pash. À moins que la nationalité ne soit un sentiment, quelle force peut-elle avoir comme idée ?

— Accordé, Mordecai, répondit Pash avec bonne humeur ; et quand le sentiment de nationalité se meurt, je ne considère pas l’idée comme meilleure qu’un spectre qui s’avance pour annoncer la mort.

— Un sentiment peut sembler mourant et pourtant renaître à une vie plus intense, reprit Deronda. Des nations ont revécu. Nous pouvons vivre assez pour voir un grand élan de force chez les Arabes, inspirés par un nouveau zèle.

— Amen, amen ! s’écria Mordecai en regardant Deronda avec une satisfaction qui était un commencement de recouvrement d’énergie ; il se tenait plus droit, son visage paraissait moins émacié.

— Cela peut arriver chez les nations en retard, recommença Pash, mais chez nous, Européens, le sentiment de nationalité est destiné à périr. Il durera un peu plus longtemps là où règne l’oppression, mais nulle part ailleurs. Le courant du progrès est contre lui.

— Vous avez bien fait, dit à son tour Buchau, avec son léger accent écossais, de nous amener sur ce point. Vous êtes tous d’accord que les sociétés changent. — pas toujours ni partout, — mais en somme, et avec le temps. Maintenant, avec tout le respect que je vous dois, je voudrais vous faire observer que nous en sommes arrivés à examiner la nature des changements, avant d’avoir une garantie pour les appeler progrès, lequel mot suppose une amélioration, bien que je le craigne mal choisi en ce sens, puisqu’un seul mouvement de côté peut nous faire tomber dans un bourbier ou dans un précipice. Je demande donc à poser les questions suivantes : Tout changement se fait-il dans la direction du progrès ? Si cela n’est pas, comment discernerons-nous que tel changement est un progrès et que tel autre n’en est pas ? Enfin, comment et jusqu’à quel point pourrons-nous agir sur le cours d’un changement, de façon à le pousser en avant s’il est bienfaisant et à le détourner s’il est nuisible ?

— Changement et progrès, répondit aussitôt Lilly, se confondent dans l’idée de développement. Les lois du développement sont découvertes, et les changements qui doivent se produire selon elles sont nécessairement progressistes ; c’est-à-dire que si nous avons une notion de progrès ou de perfectionnement qui leur soit opposée, cette notion est une erreur.

— Je ne vois pas, dit Deronda, comment vous arrivez à cette sorte de certitude sur les changements en les appelant développements. Il restera encore les degrés d’inévitabilité en relation avec notre volonté et nos actes, et les degrés de sagesse à les hâter ou à les retarder ; il restera encore le danger de prendre une tendance, à laquelle on devrait résister, pour une loi à laquelle nous devrions nous soumettre ; ce qui me semble une superstition aussi funeste, ou un Dieu aussi faux que tout ce qui a été établi sans la philosophie.

— C’est bien vrai, dit Mordecai. Malheur aux hommes de cette génération qui ne voient aucune place pour la résistance. J’ai foi en un accroissement, en un passage et en un nouveau développement de vie, dans lesquels la semence sera plus parfaite et plus chargée en éléments féconds et en formes divines. La vie d’un peuple croît en joie et en douleur, en pensée et en action ; elle absorbe la pensée d’autres nations dans des formes qui lui sont propres et rend cette pensée au monde comme une nouvelle richesse ; c’est une puissance et un organe dans le grand corps des nations. Mais il peut arriver un échec, un arrêt ; les souvenirs peuvent être étouffés et l’amour défaillir ; ou bien les souvenirs peuvent se rétrécir jusqu’à devenir des débris desséchés ; l’âme d’un peuple, — encore bien que les individus sachent qu’ils en ont formé un, — peut sembler mourante par le manque d’action commune. Mais qui peut dire : « Les sources de leur vie sont taries ; ils cesseront pour toujours d’être une nation ? » Qui oserait le dire ? Ce n’est pas celui qui sent la vie de son peuple s’agiter dans son sein. Pourra-t-il dire : « Les événements suivent leur cours, je n’y réussirai pas ? » Mais toute son âme est résistance ; c’est comme une semence de feu qui peut enflammer les multitudes et tracer une nouvelle route aux événements.

— Je ne nie pas le patriotisme, dit Gidéon ; mais nous savons tous que tu as une pensée particulière, Mordecai. Vous connaissez sans doute la manière de penser de Mordecai ? ajouta-t-il en se tournant vers Deronda qui était assis à côté de lui ; puis, sans attendre sa réponse, il continua :

— Je suis un juif raisonnable, moi. Je suis avec mon peuple dans une sorte de relation de famille, et j’opine pour que l’on dirige notre culte dans une voie raisonnable. Je n’approuverais pas que notre peuple se fît baptiser, parce que je ne crois pas en la conversion d’un juif au christianisme, et aujourd’hui que nous avons l’égalité politique, il n’y a point d’excuse pour un prétexte de cette sorte. Mais je suis d’avis que l’on nous débarrasse de toutes nos superstitions et de tous nos exclusivismes. Nous n’avons plus de raison pour ne pas nous fondre graduellement dans les populations au milieu desquelles nous vivons. C’est l’ordre du jour au point de vue du progrès. J’aimerais tout autant que mes enfants épousassent des chrétiens que des juifs. Je tiens pour cette vieille maxime : « La patrie d’un homme est celle où il est heureux. »

— Ce pays-là, Gidéon, n’est pas déjà si facile à trouver, objecta le remuant Pash, avec un haussement d’épaules et une grimace. Tu gagnes par semaine dix shillings de plus et tu as moitié moins d’enfants que moi. Si quelqu’un veut introduire un commerce d’horlogerie dans « les marchandises pour Jérusalem », j’irai. Hé, Mordecai ! qu’en dis-tu ?

Deronda, tout oreilles à ces insinuations à l’adresse des opinions de Mordecai, s’étonnait, à part lui, de sa persistance à venir dans ce club. Pour un esprit enthousiaste, se heurter continuellement à l’indifférence d’hommes familiers avec l’objet de son enthousiasme, c’était accepter un long martyre, sans compter qu’un missionnaire mis à mort sans que l’on refuse d’écouter ses doctrines, semble à peine digne de compassion. Mais Mordecai ne témoigna aucun mécontentement ; il était dans un moment de trop-plein spirituel, et il avait plus de souci pour l’énonciation de sa foi que pour son acceptation immédiate. Avec une ferveur exempte de colère et qui semblait plutôt un jet de sentiment, il répliqua à Pash :

— Ce que je dis ? C’est que l’homme s’éloigne de la fraternité et qu’il méprise son héritage. Des milliers et des milliers de notre race se sont mêlés aux Gentils, comme le Celte au Saxon, et peuvent hériter du bonheur qui appartient au Gentil ; mais vous ne pouvez les suivre. Vous êtes une des multitudes qui doivent marcher sur le globe au milieu des nations, et être connus comme Juifs. Je sais qu’il en est qui ont sur les lèvres ces paroles : « Je voudrais n’être pas né juif ; je désavoue toute connexion avec le long travail de ma race ; j’irai plus loin que les Gentils en me moquant de notre situation séparée ! » Mais les Gentils souffleront sur eux l’haleine du mépris, parce qu’ils sont juifs et qu’ils refusent de l’être. Un vêtement de citoyen nouvellement fait peut-il se tisser dans la chair et changer le lent dépôt de dix-huit siècles ? Qu’est le droit de citoyen pour celui qui marche au milieu d’un peuple avec lequel il n’a ni parenté, ni amitié sincère, et qui a perdu le sentiment de fraternité pour sa propre race ? C’est une charte d’ambition égoïste et de rivalité du plus bas étage. Cet homme est un étranger en esprit quel qu’il puisse être en forme ; il boit le sang de l’humanité et n’est pas un homme. Ne partageant aucun amour, ne partageant aucune sujétion de l’âme, il se moque de tout. N’est-ce pas la vérité, Pash ?

— Pas précisément, Mordecai, répondit Pash, si tu crois que je me juge amoindri parce que je suis juif. Je ne puis que remercier nos pères de ce qu’il y a moins d’imbéciles chez nous que chez les autres races. Mais peut-être as-tu raison de penser que les chrétiens ne nous aiment pas beaucoup à cause de cela !

— Les catholiques et les protestants ne s’aiment pas beaucoup plus les uns les autres, dit le génial Gidéon. Il faut que nous attendions patiemment que les préjugés disparaissent. Beaucoup d’individus de notre peuple vont de pair avec les plus grands, et il y a eu une abondante transfusion de notre sang dans les veines des familles les plus hautes. Je demande donc que l’on rende nos espérances raisonnables.

— Moi aussi, s’écria Mordecai avec l’ardeur d’un homme qui plaide pendant une crise décisive. Moi aussi, je demande à être un juif raisonnable. Mais qu’est-ce qu’être raisonnable ? Qu’est-ce que sentir la lumière de la raison divine devenir plus forte au dedans et au dehors ? C’est voir de plus en plus les liens cachés qui consacrent le changement comme une croissance dépendante d’une parenté. Oui d’une parenté ! Le passé est mon père et l’avenir étend vers moi les bras suppliants des enfants. Est-ce être raisonnable que d’épuiser la sève de parenté qui fait les familles riches en échanges et aussi variées que le sont les forêts de cèdres et de palmiers ? S’il est raisonnable de dire : « Je ne connais ni père ni mère ; mes enfants sont des étrangers pour moi ; aucune de mes prières ne pourra jamais les toucher », alors il sera raisonnable pour le juif de dire : « Je ferai en sorte qu’il n’y ait point de différence entre moi et le Gentil, je ne chérirai pas la conscience prophétique de notre nationalité. Que le juif cesse d’être et que tous ses souvenirs soient regardés comme d’antiques sottises, mortes comme celles d’une race supposée ! Que ses enfants apprennent la langue du Grec, qui adjure ses concitoyens par la bravoure de ceux qui ont combattu au premier rang de Marathon ! Qu’ils disent que ce qu’il y avait de noble dans le Grec c’était le génie d’une nation immortelle ! Mais le juif n’a point d’annales qui le poussent à l’action ! Qu’il rie parce que sa nation est dégradée ! qu’il considère les monuments de sa loi qui portait dans sa structure le souffle de justice sociale, de la charité et de la sainteté de la famille ! qu’il considère l’énergie des prophètes, la patiente sollicitude des maîtres, la force d’âme des générations martyrisées, comme de simples matières pour le professorat ! L’affaire principale du juif est d’être sur le même niveau que le riche Gentil ! »

Mordecai se laissa retomber sur sa chaise, et il y eut un silence d’un moment. Pas un membre du club ne partageait sa manière de voir, ni son émotion ; mais sa personnalité et son allocution leur firent l’effet d’une représentation dramatique ayant en elle quelque chose de pathétique, bien que les conséquences n’en fussent pas pratiques. Habituellement on l’écoutait et on le contredisait. L’esprit de Deronda se reportait sur ce qu’avait dû être la pression tragique des conditions extérieures qui empêchaient cet homme, dont il sentait l’influence sur lui, de se faire un monde pour sa pensée dans le cœur des autres.

Le froid Buchan fut le premier à reprendre la parole et à se plaindre que l’on perdait du temps.

— Je vous ferai remarquer, dit-il, que nous sommes loin des questions que j’ai posées à propos du progrès.

— Peu importe ! répliqua Miller. Ayons une nuit juive ; il y a longtemps que nous n’en avons eu. Posons la discussion sur un terrain juif.

— Je présume que nous sommes tous sans préjugés : nous sommes philosophes et nous aimons nos amis Mordecai, Pash et Gidéon, qui sont autant parents à Abraham que nous tous. Nous descendons tous d’Abraham, à moins que le contraire ne soit prouvé, et si nous étudions l’histoire, nous verrons que nous avons eu des ancêtres peu honorables. Je pense donc n’offenser personne si je dis que je ne crois pas que le peuple juif ait fait de grandes choses dans le monde. Je sais qu’il a été iniquement traité dans les temps passés. Je ne suppose pas que nous ayons besoin qu’on maltraite des hommes, soit blancs, noirs, rouges ou jaunes. Ceci me fait souvenir que j’ai un livre allemand fort curieux sur les préjugés contre les juifs et sur les histoires que l’on a forgées sur eux. Croiriez-vous que l’une d’elles dit qu’ils ont été punis par la mauvaise odeur qu’ils répandent, et ceci, ajoute l’auteur qui vivait en 1715, est vrai, car les anciens en parlent. Mais, prétend-il en manière de correctif, les autres choses sont des fables, par exemple quand on soutient que le baptême fait disparaître cette mauvaise odeur, et que chacune des dix tribus ayant pris part à la crucifixion a été punie d’une façon particulière, indépendamment de l’odeur. Asher a le bras droit plus court que le gauche, et Nephtali a des oreilles de porc. Que pensez-vous de cela ? On a fait bien des plaisanteries sur les fables rabbiniques, mais il n’y en a guère de cette force. Cependant, comme je l’ai dit tout à l’heure, je soutiens avec les philosophes du siècle dernier que les juifs, en tant que peuple, n’ont pas joué un grand rôle, encore bien que Pash veuille qu’ils soient assez adroits pour battre le reste du monde. Si cela est, je demande pourquoi ils ne l’ont pas fait ?

— Par la même raison que les hommes les plus habiles de ce pays ne peuvent faire prévaloir ni eux ni leurs idées dans leur parlement, répondit Pash, parce qu’il y a trop d’imbéciles autour d’eux.

— C’est une question vaine, reprit Mordecai, de savoir si notre peuple battrait le reste du monde. À chaque nation son œuvre. Elles sont toutes en particulier des membres du monde, enrichi par l’œuvre de tous. Mais ce qui est vrai, ainsi que l’a dit le premier Jehuda-Ha-lévy, c’est qu’Israël est le cœur de l’humanité, si nous comprenons par le mot cœur le fond d’affection qui lie une race et ses familles dans un amour respectueux et dans le respect pour le corps humain, qui élève les nécessités de notre vie animale jusqu’à la religion, et dans la tendresse miséricordieuse pour le pauvre, pour le faible et pour la muette créature qui porte le joug pour nous.

— Ils ne le cèdent à aucune nation en arrogance, dit Lilly, et s’ils sont demeurés en arrière, ce n’est pas parce qu’ils furent trop modestes.

— Oh ! chaque nation se vante à son tour, répliqua Miller.

— Oui, repartit Pash, et quelques-unes en hébreu.

— Eh bien, reprit Lilly, quoi qu’aient fait les juifs à une époque, c’est un peuple immobile. C’est le type de l’adhérence obstinée aux choses surannées. Ils peuvent faire preuve de beaucoup d’habileté quand ils soulèvent des idées libérales, mais comme race, ils n’ont en eux aucun développement.

— C’est faux ! s’écria Mordecai, retrouvant sa première énergie. Que l’on feuillette l’histoire juive, que l’on creuse jusqu’à la semence, que l’on remonte à ses commencements, et plus glorieuse paraîtra l’énergie qui a transformé notre peuple. Où voyez-vous encore une nation dont on puisse dire, avec autant de vérité, que sa religion, sa loi et sa vie morale se sont mêlées comme le sang dans le cœur et l’ont fait grandir ?.. Où y a-t-il encore un peuple qui, comme les juifs, ait conservé et agrandi son bagage spirituel, à l’époque même où on les chassait avec une haine aussi féroce que les incendies des forêts qui chassent les bêtes sauvages de leurs retraites ? On connaît la fable de ce Romain qui, tout en nageant pour sauver sa vie, tint entre ses dents le rouleau de ses écrits pour le préserver du contact de l’eau. Combien cela est-il plus vrai pour notre race ! Nos pères ont lutté en héros pour conserver leur place au milieu des nations !.. Oui ! quand on leur tranchait les mains, ils combattaient avec les dents. Quand on eut fait passer la charrue et la herse sur les derniers vestiges de leur convention nationale, et que la fertilité de leur pays eut été arrêtée et noyée dans le sang des semeurs et des planteurs, ils dirent : « L’esprit est vivant ; faisons-lui une habitation durable, — durable parce qu’elle sera mobile, — de façon à pouvoir être portée de génération en génération, pour que nos fils à naître soient riches en choses qui ont été, et possèdent un espoir bâti sur des fondations inébranlables. » — Ils l’ont dit et ils l’ont fait, quoique souvent ils aient perdu la vie, ou qu’ils soient restés couchés sous des monceaux de cadavres. Hué et honni comme le chien sans maître, l’Hébreu s’est fait envier par sa richesse et par sa sagesse ; on l’a saigné ensuite pour remplir les bains luxueux des Gentils : il absorba le savoir et le répandit ; la race dispersée fut une nouvelle Phénicie travaillant aux mines de la Grèce, et transportant leurs produits dans le monde. Le génie natif de notre tradition ne devait pas demeurer immobile, mais se servir des souvenirs comme semence pour faire sortir de terre les vertus comprimées de la loi et de la prophétie. Et pendant que le Gentil disait : « Ce qui était à vous est à nous, et ne vous appartient plus » ; pendant qu’il lisait la lettre de notre loi comme une inscription à demi effacée ; pendant qu’il transformait nos parchemins en semelles de souliers pour une armée ivre de luxure et de cruauté, nos maîtres élargissaient encore notre loi et l’éclairaient d’une nouvelle interprétation. Mais la dispersion fut vaste, le joug de l’oppression une torture inouïe aussi bien qu’un fardeau ; on les força de s’exiler parmi des peuples brutaux, où la conscience de leur race ne fut pas plus claire pour eux que la lumière du soleil pour nos pères pendant la persécution romaine, obligés qu’ils furent de se cacher dans des cavernes, éclairés seulement par la flamme de leurs torches. Quoi d’étonnant après cela que des multitudes de notre peuple soient ignorantes, étroites, superstitieuses ? La nuit est en eux et ils ne voient pas ; dans leur obscurité ils sont incapables de rien deviner ; le soleil n’éclaire plus les prophètes, et le jour qui luit pour eux est trouble. Mais laquelle parmi les nations les plus importantes des Gentils est sans multitude ignorante ? Ils raillent les observances ignorantes de notre peuple : mais l’ignorance la plus maudite est celle qui n’a point d’observances : elle ressemble à l’instinct rusé du renard pour lequel la loi est une trappe ou le cri du chien qui aboie. Dans les multitudes d’ignorants qui observent nos rites et qui confessent l’unité divine, l’âme du judaïsme n’est pas morte. Ravivons le centre organique ! que l’unité d’Israël qui a fait la croissance et la forme de sa religion soit une réalité extérieure. Les yeux tournés vers un pays et vers une politique, notre peuple, dispersé à toutes les extrémités de la terre, peut partager la dignité d’une existence nationale ayant voix parmi les nations de l’Orient et de l’Occident. Il plantera la sagesse et l’habileté de notre race de façon à être, comme autrefois, un moyen de transmission et de compréhension. Que ceci arrive, et la chaleur vivante se propagera jusqu’aux plus faibles extrémités d’Israël ; la superstition s’évanouira, non pas dans la licence du renégat, mais dans l’illumination de grands faits qui élargiront le sentiment et feront toute connaissance vivante, comme le jeune produit de souvenirs aimés.

La voix de Mordecai s’était éteinte, mais son regard brillant n’en était que plus émouvant. Sa surexcitation extraordinaire était certainement due à la présence de Deronda ; c’est à Deronda qu’il parlait, et le moment avait pour lui une solennité testamentaire qui lui ralliait toute sa puissance. Non qu’il regardât Daniel ; il ne semblait rien voir de ce qui l’environnait, et si quelqu’un l’avait saisi, il ne l’aurait très probablement pas senti. Tous les yeux étaient fixés sur lui, lorsqu’il se rassit, et pas un avec malveillance ; mais il arriva que celui qui l’aimait le mieux fut le premier à le contredire.

— Tu as ta manière de voir les choses, recommença Gidéon, et comme tu le dis, Mordecai, ta manière te semble rationnelle ; je sais que tu n’attends pas d’un miracle la restauration en Judée, mais tu n’ignores pas plus que moi qu’il y a été mêlé une infinité de sottises, tant de la part des juifs que des chrétiens. La connexion de notre race avec la Palestine a été pervertie par la superstition, au point qu’elle est devenue aussi démoralisatrice que l’ancienne loi des pauvres. La lie populacière et les paresseux n’y vont que pour être entretenus par la charité, quoique la plupart soient forts et vigoureux, et pour que l’ange Gabriel prenne d’eux un soin spécial lorsqu’ils mourront. Il ne sert à rien de combattre contre des faits ; il faut voir où ils aboutissent : c’est ce que j’appelle rationalité. Les hommes les plus instruits et les plus libéraux parmi nous et qui sont attachés à leur religion, demandent que l’on débarrasse notre liturgie de toutes les superfétations, comme complément littéral des prophéties sur la restauration. Élaguons les rites inutiles et les interprétations littérales de ce genre, et notre religion sera la plus simple de toutes les religions ; elle ne sera pas une barrière, mais une union entre nous et le reste du monde.

— Aussi unie que le bois d’une pique, dit Pash avec un éclat de rire ironique. Arrachez-le jusqu’à la racine, enlevez les feuilles et l’écorce, rasez les nœuds et adoucissez-le du haut en bas, mettez-le où vous voudrez, il ne repoussera plus. Vous pourrez en faire un manche ou le jeter sur un feu de décombres. Je ne vois pas pourquoi nos décombres seraient tenus pour plus sacrés que les décombres du brahmanisme ou du bouddhisme.

— Non, Pash, dit Mordecai, tu ne le vois pas parce que tu n’as plus le cœur juif. On a senti le besoin de la communauté avant de l’appeler un bien. Je ne fais pas l’éloge de la superstition, je loue les sources vivantes d’une croyance développée. Qu’est-ce que la croissance, le développement, la perfection ? Tu as commencé par cette question, je l’applique à l’histoire de notre peuple. Je dis que l’effet de notre séparation ne sera pas complet et n’arrivera pas à sa plus haute transformation, à moins que notre race ne reprenne le caractère de la nationalité. C’est le complément de sa mission religieuse qui en a fait un peuple dont la vie a été la moitié de l’inspiration du monde. Que me fait à moi que les dix tribus soient perdues sans avoir laissé de traces, ou que des multitudes d’enfants de Juda se soient mêlées aux Gentils, comme une rivière à d’autres rivières ? Voyez notre peuple encore ! Ses vêtements ont été jetés au loin ; on les a déchirés, lacérés, souillés, foulés aux pieds ; mais il lui est resté une cuirasse ornée de pierreries. Que les riches, que les rois du commerce, les savants, les artistes, les orateurs, les conseillers politiques qui ont dans les veines du sang juif, — lequel a conservé sa vigueur sous tous les climats, et la souplesse du génie hébreu, pour lequel la difficulté ne signifie pas autre chose qu’un moyen nouveau, — que ces hommes disent : « Nous voulons relever le drapeau, nous voulons nous unir pour un travail pénible, mais glorieux, comme celui de Moïse et d’Ezra ; un travail qui sera digne des longues angoisses supportées par nos pères, en maintenant leur séparation et en refusant le bien-être du mensonge. » Ils ont assez de richesses pour racheter le sol sacré au conquérant débauché et appauvri ; ils ont l’habileté de l’homme d’État pour fonder, le talent de l’orateur pour persuader. N’y a-t-il donc parmi nous ni prophète, ni poète capable de faire comprendre à l’Europe chrétienne le honteux déshonneur de la lutte des chrétiens, que le Turc regarde comme celle des bêtes féroces auxquelles il a préparé une arène ? Nous possédons en nous un fonds de sagesse assez grand pour trouver une politique juive nouvelle, simple, forte et juste comme l’ancienne ; pour établir une république où il y aura égalité de protection, cette égalité qui a brillé comme une étoile sur le front de notre antique communauté, et qui lui a donné un éclat plus vif au milieu des despotismes de l’Orient que celui de la liberté occidentale. Alors notre race aura un centre organique, un cœur et un cerveau pour veiller, guider et exécuter ; le juif outragé aura une défense dans le concert des nations, comme l’Anglais ou l’Américain outragé. Le monde y gagnera autant qu’Israël, car il y aura à l’avant-garde de l’Orient une communauté qui portera dans son sein les sympathies de toutes les grandes nations ; il y aura une terre où s’arrêteront toutes les inimitiés ; un terrain neutre pour l’Orient, comme la Belgique pour l’Occident. Les difficultés sont énormes, dit-on ; je le sais ; mais que le génie des perfections sublimes émeuve notre peuple, et l’œuvre commencera.

— Oui, Mordecai, dit Pash, nous admettons tout cela. Quand nos grands hommes de la bourse et nos meilleurs professeurs seront convertis à ta doctrine, les difficultés s’évanouiront comme de la fumée.

Deronda, porté par nature à prendre le parti des faibles, ne put s’empocher de répondre à Pash :

— Si nous jetons un coup d’œil rétrospectif sur les efforts qui ont amené les grands changements, nous serons étonnés de voir combien il y en a eu qui parurent désespérés à ceux qui les envisagèrent au début. Prenez pour exemple ce que tous nous avons vu et entendu : l’effort tendant à l’unité de l’Italie. Regardez Mazzini lorsqu’il était jeune, et ses premières tentatives pour éveiller chez ses concitoyens les sentiments qu’il éprouvait, et pour les pousser vers l’unité nationale. Tout semblait contre lui : ses compatriotes étaient ignorants ou indifférents, les gouvernements hostiles, l’Europe incrédule. Il était naturel que les moqueurs fussent regardés comme des sages, et pourtant… vous voyez que la prophétie s’est réalisée… Aussi longtemps qu’existe une étincelle de conscience nationale, personne, je le suppose, ne niera que l’on puisse rallumer des souvenirs et des espérances capables d’inspirer une action tardive.

— Amen, fit Mordecai, pour lequel les paroles de Deronda furent comme un cordial. Ce qui est nécessaire, c’est le levain, c’est la semence de feu. L’héritage d’Israël bat dans le cœur de millions d’êtres ; il est dans leurs veines comme un pouvoir sans intelligence. Que la torche de la communauté s’allume ! que la raison d’Israël se dévoile dans un grand fait extérieur ! qu’il y ait une autre grande migration, un autre choix d’Israël pour être une nationalité dont les membres pourront encore s’étendre jusqu’aux confins de la terre, comme les fils de l’Angleterre et de l’Allemagne qui portent au loin leurs entreprises, mais qui ont toujours un foyer national et un tribunal d’opinion nationale. Dira-t-on que cela ne peut pas être ? Baruch Spinosa n’avait pas le cœur vraiment juif, quoiqu’il eût sucé la vie de son intelligence aux mamelles de la tradition juive. Il osa mettre à découvert la nudité de son père, et dit : « Ceux qui le méprisent sont sages ! » Eh bien, Baruch Spinosa a avoué qu’il ne voyait pas pourquoi Israël ne serait pas de nouveau un peuple choisi. Qui oserait dire que l’histoire et la littérature de notre race sont mortes ? Ne sont-elles pas aussi vivantes que celles de la Grèce ou de Rome, qui ont inspiré des révolutions, enflammé la pensée de l’Europe et fait trembler les pouvoirs injustes ? Elles ont été un héritage de la tombe. Les nôtres sont un héritage qui n’a jamais cessé de vibrer dans des millions de formes humaines.

Mordecai avait étendu les bras en avant et ses longues mains décharnées tremblèrent en l’air, même après qu’il eut fini de parler. Gidéon fut certainement un peu ému, car bien qu’il n’attendît pas longtemps pour faire une objection, son ton fut beaucoup plus doux et moins dédaigneux que précédemment. Pash se mordit les lèvres, prit sa tête entre ses mains et fronça le sourcil, comme quelqu’un dont l’avis diffère de celui de ses interlocuteurs, mais qui ne pense pas que ce soit la peine de le dire.

— Peut-être est-il bon, à un point de vue, d’évaluer aussi haut que tu le fais, Mordecai, nos souvenirs et notre héritage, dit Gidéon ; mais il y en a un autre. Tout n’est pas gratitude et gloire inoffensive ; notre peuple a hérité aussi d’une bonne dose de haines. Nous voyons encore autour de nous un lot assez lourd de malédictions et de rancunes dont nous avons hérité depuis les époques de persécution. Comment justifieras-tu la conservation d’une sorte de souvenirs et la mise à l’écart de l’autre ? Il y a des faits haïssables des deux côtés.

— Je justifierai le choix comme l’on justifie tous les autres, répondit Mordecai. Je ne chéris rien pour la nation juive, je ne cherche rien pour elle, mais seulement le bien qui promet le bonheur à tous les peuples. Le génie de notre vie religieuse, qui ne fait qu’un avec notre vie nationale, n’est pas autre chose que la haine du mal. Les maîtres l’ont dit : « Une offense contre l’homme est pire qu’une offense contre Dieu ! » Mais, quoi d’étonnant à ce qu’il y ait de la haine dans le cœur des juifs qui sont les enfants de l’ignorance et de l’oppression ? Quoi d’étonnant, puisqu’il y a de la haine dans les cœurs des chrétiens ? Notre vie nationale a été une lumière grandissante. Que le feu central soit rallumé et sa lumière portera au loin.

Les dégradés et les méprisés de notre race apprendront à penser de notre terre sacrée, non comme d’un lieu destiné à une mendicité sainte pour y attendre la mort dans une dégoûtante fainéantise, mais comme d’une république où l’esprit juif se manifestera dans un ordre nouveau fondé sur l’ancien purifié, enrichi par l’expérience que nos fils les plus grands auront amassée de la vie des siècles. Il n’y a pas plus de deux siècles qu’un vaisseau transporta à travers l’Océan le commencement de la grande nation américaine. Le peuple grandit comme des cours d’eau qui se rejoignent ; il y eut des sectes et des mœurs diverses ; un moment vint, il y a un siècle, où ils sentirent le besoin d’une politique à eux, et ils produisirent des héros. Qu’eurent-ils pour inaugurer une politique, sinon leurs souvenirs européens, corrigés par la vision d’un perfectionnement ? Que nos sages et nos riches se montrent des héros ! Ils ont pour eux les souvenirs de l’Orient et de l’Occident augmentés de la pleine vision d’une amélioration.

Une nouvelle Perse avec une religion purifiées est agrandie en art et en sagesse ; de même, une nouvelle Judée, équilibrée entre l’Orient et l’Occident, sera une convention de réconciliation. Si quelqu’un disait : « La vision prophétique de votre race a été mêlée sans ressource à de la folie et à de la superstition ; l’ange du progrès n’a point de message pour le judaïsme ; c’est comme une ville à demi ensevelie, où les eaux courent, de même que dans un champ inculte et abandonné » ; je répondrais que le principe de croissance le plus fort réside dans le choix humain. Les fils de Juda doivent choisir pour que Dieu puisse de nouveau les choisir.

L’époque messianique sera celle où Israël plantera son drapeau national. Le Nil s’est gonflé et a débordé ; l’Égyptien ne pouvait choisir l’inondation, mais il a choisi le travail et a construit des canaux pour faire fructifier les eaux, et l’Égypte est devenue le pays du blé. L’homme, dont l’âme possède la royauté du discernement et de la résolution, refusera-t-il de tenir son rang et dira-t-il : « Je ne suis qu’un observateur ; ne me demandez ni choix, ni résolution ? » Ce serait le blasphème de cette époque. Le principe divin de notre race est le choix, l’action et le souvenir. Rejetons le blasphème et aidons le vouloir d’un meilleur avenir pour nous et pour le monde ; ne renonçons pas au plus précieux de nos dons et ne disons pas : « Soyons comme si nous n’étions pas au milieu des nations ! » mais choisissons notre plein héritage, réclamons la fraternité de notre peuple et portons-y une nouvelle fraternité avec les nations des Gentils. La vision est ici ; elle s’accomplira.

Après avoir dit ces derniers mots d’une voix qui n’était guère plus forte qu’un murmure, Mordecai laissa tomber sa tête sur sa poitrine et ses paupières se fermèrent. Personne ne lui répondit. Ce n’était pas la première fois qu’il insistait sur les mêmes idées, mais ce soir il se montrait sous une nouvelle phase. Le calme de sa ténacité ordinaire différait autant de son exaltation présente, que la parole d’un homme qui donne des raisons pour une révolution dont aucun signe n’est discernable, diffère de celle de l’homme qui se sent l’agent d’une révolution qui commence. L’aurore de la réalisation qu’apportait à son espoir la présence de Deronda, avait jeté Mordecai dans un état de conviction passionnée, et il avait trouvé dans sa surexcitation la force de développer ses arguments avec une sensation de hâte, comme s’il était arrivé à une crise dont il fallait profiter. Maintenant, quoique épuisé, il éprouvait une sorte d’étonnement reconnaissant d’avoir parlé, et il contemplait sa vie comme un voyage, au terme duquel il était parvenu.

Chacun sentit que le débat était fini et que la discussion ne pouvait reprendre après le solennel discours de Mordecai. On aurait dit qu’ils venaient d’entendre résonner le schophar et qu’ils n’avaient plus autre chose à faire qu’à se disperser. Le mouvement fut général, et en moins de dix minutes, ils eurent quitté la chambre, laissant seuls Mordecai et Deronda. Ils souhaitèrent le « bonsoir » à Mordecai ; mais il était évident qu’il ne les entendit pas, car il demeura muet et immobile. Deronda, ne voulant pas troubler ce repos nécessaire, attendit qu’il reprît spontanément la parole.


XLII


Après un silence assez long, Mordecai sortit de sa rêverie et regarda Deronda, non pas avec surprise, mais avec une satisfaction sereine. Daniel se leva et vint s’asseoir plus près de lui, afin qu’il n’eût pas besoin d’élever la voix. Mordecai apprécia cette délicatesse comme un malade apprécie la main bienfaisante qui relève son oreiller, puis il parla d’une voix à peine distincte, comme s’il n’avait aucun besoin de se faire entendre de son auditeur.

— Dans la doctrine de la Kabbale, dit-il, les âmes renaissent sans cesse dans de nouveaux corps, jusqu’à ce qu’elles se soient perfectionnées et purifiées ; une âme, délivrée d’un corps usé, peut rejoindre sa compagne qui a besoin d’elle, afin de se perfectionner ensemble et leur œuvre terrestre est accompli. Elles quittent alors la région mortelle pour faire place à de nouvelles âmes qui doivent naître du sein éternel. C’est l’imperfection languissante d’âmes déjà nées dans la région mortelle qui empêche la naissance de nouvelles âmes et la préparation de l’époque messianique. Ainsi l’esprit a donné une forme à ce qui est caché, comme l’ombre de ce qui est connu, et a dit la vérité dans une parabole. Quand mon âme, qui erre depuis si longtemps, sera délivrée de ce corps épuisé, elle viendra rejoindre la vôtre et son œuvre sera perfectionné.

La pause que fit Mordecai, après avoir prononcé ces paroles, semblait un appel que Deronda ne voulut pas laisser sans réponse.

— Tout ce qu’en conscience je pourrai faire pour rendre ma vie efficace, dit-il, je le tenterai.

— Je le sais, répondit Mordecai d’un ton de certitude tranquille qui dispense de plus d’affirmation. Je l’ai entendu. Vous voyez tout, vous êtes à mon côté sur le mont de la vision et vous apercevez les voies d’accomplissement que les autres nient.

Il demeura silencieux quelques instants, puis continua comme s’il méditait :

— Vous reprendrez ma vie là où elle a été brisée. Je me sens revenir à ce jour : le soleil dardait ses rayons sur les quais ; c’était à Trieste. Partout s’agitaient des hommes de toutes nations, les navires se mettaient en route ; le bâtiment grec qui devait nous débarquer à Beyrouth allait mettre à la voile dans une heure ; je partais avec un marchand, comme son commis et son compagnon. Je me disais : « Je verrai les terres et les peuples de l’Orient ; je parlerai avec eux ; j’aurai une vision plus complète. » Je respirais alors comme vous, sans fatigue. J’avais le pas léger, et l’endurance de la jeunesse. Je pouvais jeûner, je pouvais dormir sur la dure. J’avais épousé la pauvreté, et j’aimais ma fiancée, car la pauvreté pour moi était la liberté. Mon cœur battait de joie, comme s’il avait été celui de Moïse ben Maimon, avec sa force de sexagénaire, et connaissant le travail qui m’attendait. C’était la première fois que je me dirigeais vers le sud ; mon âme se délectait intérieurement à son premier soleil, et, debout sur le quai, je me sentais comme plongé dans les flots d’une vie glorieuse où ma petite existence paraissait se fondre, lorsqu’un sanglot s’échappa de ma poitrine et je m’écriai que la bénédiction était trop grande. J’attendais mon compagnon, mais je ne le vis que lorsqu’il me dit :

— Ezra, j’ai été à la poste et voici une lettre pour toi.

— Ezra ! s’écria Deronda incapable de se contenir.

— Ezra, répéta Mordecai, enfoncé dans ses souvenirs. J’attendais une lettre de ma mère, car je lui écrivais continuellement. Mon nom ainsi prononcé me fit l’effet d’un coup de baguette magique ; il me rappela ce corps dont je me croyais délivré. J’ouvris la lettre et mon nom reparut comme un cri qui m’aurait troublé même au sein du ciel et qui me força de courir là où était la douleur. « Ezra, mon fils ! »

Mordecai s’arrêta de nouveau ; son imagination demeurait fixée sur l’étreinte de ce moment passé depuis longtemps. Deronda pouvait à peine respirer. Son attention était suspendue aux paroles qui allaient sortir. Une étrange possibilité venait de s’offrir soudainement à lui. Mordecai tenait les yeux fermés comme abstrait dans une contemplation. Il reprit bientôt :

— C’était une mère dont on aurait pu dire : « Ses enfants se lèvent et l’appellent bénie. » Elle m’avait fait comprendre la signification des paroles de ce maître, qui, apercevant les traces des pas de sa mère, dit : « La majesté de l’Éternel s’approche ! » Cette lettre était un cri d’angoisse et de désolation, le cri d’une mère à laquelle on a volé le dernier fruit de ses entrailles. J’étais l’aîné. La mort lui avait ravi quatre enfants l’un après l’autre. Puis vint ma petite sœur, qui fut la joie de sa mère, et la lettre était un appel déchirant pour moi. « Ezra, mon fils, il me l’a volée ! Il l’a emportée et a laissé la misère derrière lui ! Ils ne reviendront jamais ! » — Ici Mordecai leva tout à coup les yeux, posa sa main sur le bras de Deronda et continua :

— Mon lot fut celui d’Israël. Par le péché du père il faut que mon âme aille en exil. Par le péché du père l’œuvre a été brisée et le jour de l’accomplissement retardé. Celle qui m’avait porté dans ses flancs était désolée, avilie, abandonnée. Je revins. Dès cet instant, son esprit et l’esprit de ses pères, dignes cœurs israélites, s’émut en moi et me dirigea. Dieu, dans lequel réside l’univers, Dieu était en moi et me commandait l’obéissance. Je voyageai avec parcimonie pour épargner le peu d’argent que je possédais et dont elle aurait besoin : je quittai le pays du soleil pour m’en retourner par un froid glacial. À ma dernière étape, je passai la nuit exposé à la bise et à la neige. Ce fut le commencement de ma mort lente.

Mordecai laissa errer ses yeux dans le vide et retira sa main qui serrait le bras de Deronda. Les questions se pressaient sur les lèvres de ce dernier, mais il les refoula et attendit.

— Je travaillai, recommença Mordecai ; nous étions délaissés ; tout avait été saisi et elle était malade. Les serres de l’angoisse la déchiraient cruellement et le mal la mina sourdement. Par instants, elle ne pouvait arrêter les palpitations de son cœur et les images qui se reproduisaient dans son cerveau étaient pleines de terreur, car elle voyait ma sœur élevée dans le mal. Au milieu de la nuit je l’entendais gémir sur son enfant. Je me levais, je la serrais dans mes bras et nous invoquions le ciel. Nous épanchions nos âmes et nous demandions à Dieu que Mirah fût délivrée du mal !

— Mirah ! répéta Deronda qui désirait s’assurer que ses oreilles n’avaient pas été déçues par une attente préconçue. N’avez-vous pas dit Mirah ?

— C’était le nom de ma petite sœur. Quand nous avions prié, ma mère reposait un peu. Cela dura quatre ans, et au moment où elle mourut, nous faisions la même prière, moi tout haut, elle silencieusement. Puis son âme s’envola !

— Depuis lors, demanda Daniel s’efforçant de demeurer calme, n’avez-vous jamais rien appris de votre sœur ?

— Jamais ! Je n’ai jamais su si elle avait été délivrée du mal, comme nous le demandions dans nos prières. Je ne sais pas ! Je ne sais rien ! Qui peut dire quels sentiers elle a suivis ? La volonté pernicieuse du méchant est forte ! Elle a empoisonné ma vie, elle a épuisé lentement mon dernier souffle. La mort a délivré ma mère, et je sens que c’est une bénédiction que je sois demeuré seul dans les hivers de la souffrance. Mais que me font les hivers maintenant ? Ils sont bien loin ! — Mordecai posa de nouveau la main sur le bras de Deronda et le considéra avec cette joie sereine du poitrinaire, qui vous transperce de tristesse. — Rien n’est à regretter dans le dépérissement de mon corps. L’ouvrage sera mieux fait. Autrefois je disais : « L’œuvre du commencement est le mien, je suis né pour le faire ! » Maintenant je dis : « Je le ferai, car je vivrai en vous ! »

Deronda était plus agité que jamais ; la certitude qu’il avait devant lui le frère de Mirah ajoutait à l’étrangeté de ses relations avec Mordecai et leur donnait une nouvelle solennité à laquelle venait se mêler la tendresse. Son jeune cœur battit plus vite ; ses lèvres pâlirent. Il craignait de parler. Dans l’état d’exaltation où se trouvait Mordecai, il aurait craint de laisser échapper un mot de révélation sur Mirah. Il posa doucement sa main sur celle qui l’étreignait et à ce contact Mordecai recouvra tous ses esprits.

— Allons-nous-en maintenant, dit-il, je ne puis parler davantage.

Ils se séparèrent à la porte de Cohen sans avoir échangé une parole. La seule pression de leurs mains suffit.

Deronda sentit sur lui un poids mêlé de joie et d’inquiétude. La joie de trouver dans le frère de Mirah une nature digne d’elle, était pour lui un poids plein de solennité et de tristesse, car la réunion du frère et de la sœur ne précéderait que de peu la séparation suprême. Puis venait le poids d’inquiétude pour la révélation du fait à chacun d’eux, et les dispositions préalables qu’il était nécessaire de prendre. À tous égards, il voulait entourer Mordecai de conditions, non seulement mieux assorties à sa frêle constitution, mais comportant aussi plus de facilités pour leurs rapports, indépendamment de la perspective de Mirah demeurant avec son frère en prenant soin de son précieux lambeau d’existence. Il n’avait point de doutes sur les sentiments ni sur les résolutions de Mirah ; ils seraient en complète union de sentiments envers la mère qui les avait quittés, et Mirah comprendrait la grandeur de son frère. Oui, la grandeur ! C’est le mot que Deronda venait d’adopter définitivement pour exprimer l’impression produite sur lui par Mordecai. Sa nuit fut agitée, car il se dit que le soin du faible reste de cette vie ardente lui incombait ; il l’accepta avec joie et pensa de nouveau à madame Meyrick comme à son aide principale. C’est à elle d’abord qu’il fallait faire connaître la découverte du frère de Mirah, et c’est avec elle qu’il fallait se concerter sur les préliminaires après lesquels on réunirait ces deux êtres séparés depuis si longtemps. Heureusement, le meilleur quartier pour un malade attaqué de consomption n’était pas éloigné de la petite maison de Chelsea, et le premier devoir que Deronda avait à remplir envers le prophète hébreu qui l’appelait son héritier spirituel, était de lui trouver un appartement sain et commode. Il voulut le meubler avec goût et, dans ce but, y faire transporter ses meilleurs livres, ses vieux manuscrits, son fauteuil le plus confortable et les bustes de Milton et de Dante.

Du reste, Mirah n’allait-elle pas y demeurer aussi ? Quel ameublement pourrait donner à une chambre le charme d’un délicieux visage de femme ? Existe-t-il une harmonie de teintes qui puissent causer autant de plaisir que les douces modulations de sa voix ? — Ceci au moins, pensa Deronda, sera le bonheur qui résultera pour Mordecai ; il n’aura pas en vain fixé son imagination sur moi. Il a retrouvé une sœur parfaite dont l’affection veillera sur lui.


XLIII


Et Gwendolen ! Elle rêvait à Dcronda plus qu’il ne pensait à elle ; elle se demandait souvent ce qu’étaient ses idées « sur les choses », et ce à quoi il s’occupait ; mais la conception que Deronda s’inquiétât de la destinée historique des juifs était aussi loin d’elle, que la pensée qu’il pouvait s’enlever dans les airs sur un cheval de bronze.

Avec le sentiment d’infériorité dont elle s’était convaincue, elle devait inévitablement s’imaginer qu’elle occupait dans les pensées de Daniel une place plus grande que celle qu’elle y avait réellement ; mais, en nous souvenant de sa jeunesse et de sa solitude interne, nous excuserons Gwendolen de s’appuyer sur les quelques signes d’intérêt que lui avait donnés la seule personne ayant réussi à lui faire éprouver un sentiment de soumission, et de se méprendre sur la proportion de ces signes dans l’esprit de Deronda.

— Il m’a dit, pensait-elle, que je devais m’intéresser davantage aux autres, acquérir plus de connaissances, et prendre souci des meilleures choses : mais par quoi dois-je commencer ? — Elle se demandait quels livres il lui conseillerait de lire ; serait-ce Descartes, Bacon, Locke, Butler, Guizot ? En jeune dame bien élevée, elle savait que ces auteurs sont les ornements de l’humanité, et elle espérait qu’en les parcourant l’un après l’autre, avec sa vive intelligence, elle se rapprocherait du niveau de Deronda.

Mais elle fut étonnée de voir combien peu elle trouva de temps pour ces vastes excursions mentales. Il fallait qu’elle fût constamment en scène comme madame Grandcourt, car elle était surveillée par l’œil scrutateur d’un mari qui avait trouvé un motif pour exercer sa tyrannie ; celui de faire répondre son mariage à toutes les fins qu’il avait choisies et d’autant plus complètement qu’il devinait en elle plus d’opposition. Quelque rébellion intérieure qu’elle sentît, elle ne pouvait se décider à manquer à cette représentation. Pour rien au monde, elle n’eût voulu faire une confession, et ce qu’elle redoutait le plus, c’était qu’une impulsion violente la poussât à une confession involontaire, C’est cette volonté de demeurer silencieuse qui l’avait jetée avec plus d’impétuosité dans ses confidences à Deronda, vers lequel sa pensée se tournait sans cesse, comme vers un soutien contre elle-même. L’équitation, la chasse, les visites et les réceptions, tout était accompli avec une perfection qui tenait lieu de zest et de bonheur, de sorte qu’à Diplow et aux environs, pendant les premières semaines de la nouvelle année, on regardait madame Grandcourt comme portant ses honneurs avec triomphe.

— Elle a l’air de prendre tout comme si c’était la chose du monde la plus naturelle, disait madame Arrowpoint. Un étranger pourrait supposer qu’elle a bien voulu descendre plutôt que monter. J’ai toujours remarqué en elle cette dualité.

Envers sa mère surtout, Gwendolen était obligée d’agir comme si elle nageait dans un océan de satisfaction, et la pauvre madame Davilow s’abusait si bien, qu’elle prenait la distance inattendue à laquelle on la tenait, — en dépit de la générosité de Grandcourt qui la pourvoyait de tout, — comme une indifférence comparative de la part de sa fille, maintenant que le mariage avait créé pour elle de nouveaux intérêts. Ce qui était la vérité, c’est que la seconde fois que Gwendolen proposa d’inviter sa mère, avec M. et madame Gascoigne, Grandcourt, qui avait d’abord gardé le silence, murmura :

— Nous ne pouvons avoir toujours ces gens-là. Gascoigne parle trop. Les curés de village sont toujours ennuyeux, avec l’embarras du diable qu’ils font pour tout !

Ces paroles furent prophétiques pour Gwendolen. Voir sa mère classée parmi « ces gens-là », suffisait pour justifier sa première crainte de l’avoir plus près d’elle. Pourtant, elle ne pouvait pas en dévoiler les motifs : elle ne pouvait pas dire à sa mère :

« M. Grandcourt désire ne vous voir que le moins possible, et, outre cela, il vaut mieux que vous ne sachiez presque rien de ma vie conjugale, car vous pourriez trouver que je suis malheureuse. » Elle éloignait donc, aussi légèrement qu’elle le pouvait, toute allusion à ce sujet : et quand madame Davilow revint sur la possibilité d’avoir une maison près de Ryelands, Gwendolen lui dit :

— Ce serait moins agréable pour vous que d’être ici auprès du presbytère, maman. Peut-être ne serons-nous que fort peu à Reylands, et vous manqueriez à mon oncle et à ma tante.

Ce fut une délicieuse surprise, un jour que M. et madame Gascoigne étaient à Offendene, de voir Gwendolen arriver à cheval, sans son mari, suivie seulement d’un domestique. Tous, y compris les quatre sœurs et miss Merry, assises à goûter dans la salle à manger, purent la voir arriver et lui souhaiter la bienvenue. Son oncle alla jusqu’à la porte pour lui tendre la main, et elle sauta de son cheval avec un air de vivacité qui aurait pu faire croire qu’elle était heureuse ; car ce jour-là elle était bien décidée à tranquilliser sa mère, et la sensation de liberté — sensation peu habituelle — qui lui avait permis de faire cette visite seule, la rendait capable de se montrer enjouée, malgré la pression des faits pénibles qui se représentaient à nouveau chaque jour. Les sept baisers de famille qui l’accueillirent ne lui parurent pas aussi fastidieux que d’habitude.

M. Grandcourt étant sorti seul, j’en ai profité pour venir vous voir, maman, dit-elle en ôtant son chapeau et en allant s’asseoir auprès de sa mère, et pour vous gronder, ajouta-t-elle en la regardant d’un air de menace souriante, de ne pas avoir sur la tête une plus jolie dentelle. Vous ne pensiez pas que je viendrais, et que je le verrais, chère mère, si insouciante pour vous-même.

Légère caresse alors sur la tête maternelle.

— Gronde-moi, ma chérie, dit madame Davilow dont la figure flétrie rougit de plaisir ; mais je voudrais avoir à t’offrir quelque chose que tu puisses manger, après ta course à cheval, au lieu de ces restes. Jocosa va te préparer une tasse de chocolat comme tu l’aimes.

Miss Merry se leva aussitôt et sortit, quoique Gwendolen se fût écriée :

— Non, non ! Seulement un morceau de pain, ou un de ces biscuits. Je n’ai pas faim. Je ne suis venue que pour vous dire adieu.

— Quoi ! Retournez-vous à Ryelands ? demanda M. Gascoigne.

— Non. Nous allons à Londres, répondit Gwendolen en rompant un morceau de pain qu’elle ne porta pas à sa bouche.

— C’est partir pour Londres de bien bonne heure, fit observer madame Gascoigne, car M. Grandcourt n’est pas au parlement.

— La chasse ne durera plus qu’un jour ou deux, répondit Gwendolen, et Henleigh a quelques affaires à terminer en ville. Je suis contente d’aller à Londres.

— Tu verras ta belle maison de Grosvenor square, dit madame Davilow.

Comme elle, ses filles dévoraient des yeux chaque mouvement de leur déesse qui allait bientôt disparaître.

— Oui, répondit-elle, comme si elle éprouvait un grand intérêt pour ce qui l’y attendait ; il y a tant à voir et tant à faire à Londres !

— Ma chère Gwendolen, dit M. Gascoigne d’un ton cordial et désireux de l’aire entendre son avis, je voudrais que vous usiez de votre influence sur M. Grandcourt pour l’engager à entrer au parlement. Un homme de son rang ferait sentir son poids en politique. Les meilleurs esprits pensent que le ministère devra en appeler au pays sur la question de la réforme et M. Grandcourt pourrait profiter de cette occasion. Je ne suis pas bien sûr que ses opinions concordent parfaitement avec les miennes, je ne l’ai pas entendu encore s’exprimer ouvertement, mais je n’envisage pas la chose à ce point de vue. Je suppose que votre mari demeurera dans le pays, et il est arrivé à l’âge où un homme comme lui doit entrer dans les affaires publiques. Une femme a beaucoup d’influence sur son mari ; usez de la vôtre en ce sens, ma chère.

Le recteur, en pérorant ainsi, croyait s’acquitter d’un devoir, et donner au mariage de sa nièce l’aspect d’un bienfait public. Quant à Gwendolen, cette allocution lui fit l’effet d’une lamentable comédie. Si elle avait été gaie, elle aurait ri en écoutant son oncle qui n’avait pas entendu Grandcourt s’exprimer ouvertement sur la politique. Et la grande influence de sa femme !.. Elle y avait cru autrefois ; mais aujourd’hui !..

— Je le ferais avec bien du plaisir, mon oncle, répondit-elle avec assez de sang-froid, mais je ne pense pas que M. Grandcourt consente à se soumettre aux fatigues d’une élection, à moins de ne point prononcer de discours. Les candidats ne font-ils pas toujours des discours ?

— Ce n’est pas absolument nécessaire, dit M. Gascoigne. Un homme bien posé peut arriver sans cela, et quelquefois il sera préféré à un bavard. Dites cela à M. Grandcourt.

— Ah ! voici Jocosa avec mon chocolat ! s’écria Gwendolen, heureuse d’éviter ainsi la réponse.

M. Gascoigne savait bien que Grandcourt était un orgueilleux et un égoïste, mais il ne pensait pas devoir s’abstenir de donner de bons conseils et de vouloir du bien au mari de sa nièce, par le seul motif qu’il le tenait insolemment à distance. Madame Gascoigne, moins indulgente que le recteur, trouvait que l’impertinence de Grandcourt avait quelque chose de blâmable, même chez Gwendolen.

— Votre oncle et Anna, dit-elle avec un léger accent de mécontentement, iront très probablement à Londres vers Pâques. Notre cher Rex espère revenir avec les honneurs et l’agrégation ; aussi désire-t-il que son père et Anna viennent le trouver à Londres pour un peu s’amuser ensemble, comme il le dit. Je ne serais pas surprise que lord Brackenshaw les invitât, car il a été très poli avec nous depuis son retour au château.

— J’espère que mon oncle m’amènera Anna à Grosvenor square, dit Gwendolen, qui, au fond du cœur, souhaitait de n’être jamais obligée de mettre un membre de sa famille en contact avec Grandcourt. Je suis enchantée des succès de Rex.

— Il ne faut pas nous réjouir d’avance, riposta le recteur pour qui ce sujet était le plus intéressant de tous, quoique des juges impartiaux, avec lesquels je suis en correspondance, aient conçu de grandes espérances sur mon fils. Du reste, j’ai des preuves irrécusables de ses excellentes dispositions et de ses bons principes.

— Ce sera un jour un grand jurisconsulte, dit madame Gascoigne.

— Puisqu’il a été question de la politesse de lord Brackenshaw, vint dire madame Davilow, tu ne sais pas, ma chérie, combien il a été charmant pour moi. Il m’a priée de me considérer comme son hôte jusqu’à ce que j’aie trouvé une habitation qui me plaise. C’est chose faite, car le vieux M. Jodson est mort, et nous pouvons avoir sa maison. C’est tout à fait ce qu’il me faut ; elle est petite, mais elle n’a rien de laid ; de plus elle n’est qu’à un mille du presbytère. Tu te rappelles cette petite maison blanche, presque cachée dans les arbres, en tournant le sentier qui mène à l’église ?

— Oui, mais vous n’avez point de mobilier, ma pauvre maman, répondit Gwendolen devenue mélancolique.

— J’ai mis de l’argent de côté pour cela. Tu sais bien que je suis riche maintenant, grâce à toi, chère enfant. Jocosa sait tirer un très bon parti de tout ; c’est une ménagère merveilleuse.

— Chère maman, voulez-vous monter avec moi pour arranger mon chapeau ? dit Gwendolen en portant subitement la main à ses cheveux. Son cœur était gonflé outre mesure, et elle se sentait prête à pleurer. — Je ne reverrai probablement jamais tout ceci, fit-elle en regardant autour d’elle, après être entrée dans la chambre à coucher jaune et noire ; puis elle se laissa tomber dans le fauteuil en face de la glace, en poussant un petit gémissement de lassitude. Elle était devenue très pâle.

— Tu n’es pas bien, ma chérie, dit madame Davilow.

— Non ; mon chocolat ne passe pas, répondit-elle en tendant la main à sa mère.

— J’espère qu’on ne me refuserait pas de venir auprès de toi si tu étais malade, mon trésor, dit madame Davilow en pressant contre son sein la main de sa fille. Quelque chose lui disait sûrement que son enfant l’aimait et qu’elle avait besoin de sa mère autant qu’autrefois.

— Oh ! non, répartit Gwendolen en appuyant sa tête contre la poitrine de sa mère. Mais, vous savez, je ne suis jamais malade. Je suis très forte et vous ne devez pas vous inquiéter à cause de moi. Il faut que vous soyez heureuse, et mes sœurs aussi ; elles sont pour vous de meilleures filles que je ne l’ai jamais été.

Elle releva la tête avec un sourire.

— Tu as toujours été bonne, mon ange ; je ne me souviens de rien autre.

— Pourquoi ? Qu’ai-je jamais fait de bon pour vous, si ce n’est d’épouser M. Grandcourt ? dit Gwendolen en s’efforçant de plaisanter. Du reste, je ne l’eusse pas fait si cela ne m’avait pas plu.

— Dieu nous en préserve, mon enfant. Je n’aurais pas voulu que tu te mariasses par intérêt pour moi. Ton bonheur est la moitié du mien.

— Fort bien ! dit Gwendolen en mettant son chapeau et en arrangeant ses cheveux ; alors vous voudrez bien considérer que vous êtes à demi heureuse, ce qui est plus que je n’ai jamais été habituée à vous voir ; et elle se tourna souriante vers sa mère. — Me voilà prête. Mais, chère mère, M. Grandcourt me donne beaucoup d’argent et je ne trouve pas moyen de le dépenser. Vous savez que je ne puis souffrir les enfants de charité et autres créatures semblables. Voici trente livres ; je désire que vous les consacriez à acheter quelque chose aux petites quand vous irez dans votre nouvelle demeure. Dites-le-leur. Puis elle mit les bank-notes dans les mains de sa mère et se dirigea vers la porte.

— Dieu te bénisse, chère enfant ! dit madame Davilow. Elles seront bien agréablement surprises que tu aies pensé à elles.

— Oh ! elles sont bien insupportables, dit gaiement Gwendolen, mais maintenant elles ne m’ennuient plus.

Elle ne s’expliquait pas le sentiment qui la poussait à agir ainsi envers ses sœurs ; en tout cas, elle ne voulait pas que l’on prît au sérieux ce qu’elle venait de faire. Elle était satisfaite d’être sortie de la chambre à coucher sans donner plus de marques d’émotion et elle termina sa visite en prenant congé avec une placidité qui lui fit se dire à elle-même et d’une façon sarcastique : « Il me semble que je fais une très bonne madame Grandcourt. »

Elle s’imaginait que ce jour-là son mari était allé à Gadsmere, et l’étrange conflit de sensations qui l’agitaient avait produit l’effet caractéristique de l’envoyer à Offendene. Elle s’étonnait de ses propres contradictions. Pourquoi lui déplaisait-il que Grandcourt montrât de l’intérêt pour les êtres qui étaient cause de ses remords ? N’avait-elle pas décidé avant son mariage qu’elle parlerait et agirait en leur faveur ? Et puisque récemment il lui avait dit qu’il tenait à être à Londres pour prendre des arrangements testamentaires, elle aurait dû être satisfaite de ce que la conscience de son mari fût toujours en éveil envers les hôtes de Gadsmere ; et cependant, maintenant qu’elle était sa femme, l’idée que Grandcourt était allé à Gadsmere la brûlait comme un fer rouge. Elle ne pouvait rien reprocher qu’à elle-même ; seule, elle était cause de cette indignité, de cette humiliation d’être condamnée à un silence terrifiant, dans la crainte que son mari ne découvrît pourquoi elle l’avait épousé, et, comme elle l’avait dit à Deronda, elle était obligée de « continuer ». Après ses mouvements de haine secrète envers ce mari qui, dès le début, l’avait domptée, revenait toujours la pression spirituelle qui rendait la soumission inévitable.

Pas un effort pour reconquérir sa liberté qui n’amenât pour elle de nouvelles et de plus fortes humiliations. Outre le remords, le pire résultat de son mariage, à ce qu’il lui semblait, était l’obligation de se donner en spectacle, et son humiliation devenait encore plus grande à la pensée que madame Glasher en connaissait la cause ; car Gwendolen n’avait jamais fait aucune allusion à l’entrevue des Pierres-Parlantes amenée par l’entremise de Lush.

Quant à Grandcourt, il ne pouvait s’imaginer d’une façon complète de quelle manière les choses affectaient Gwendolen. Il ne voyait en elle que ce qui pouvait satisfaire sa propre volonté ; mais, sur ce point, il avait la sagacité qui approche de la divination. Il n’était pourtant pas infaillible dans les jugements qu’il portait sur cette femme qui se laissait gouverner par des puissances chimériques n’existant pas pour lui. Il faisait grand cas de sa résistance interne, mais cela ne diminuait en rien le plaisir qu’il éprouvait à la dominer.

Le couple Grandcourl fut donc installe dans Grosvenor square à temps pour recevoir une lettre d’invitation à la soirée musicale de lady Mallinger. Cette soirée devait avoir lieu trois jours après leur arrivée à Londres, et Gwendolen mit assez d’indifférence à passer la revue de sa nouvelle résidence, de ses meubles, de ses curiosités, préoccupée qu’elle était par la certitude de reparler à Deronda et aussi de voir cette miss Lapidoth, qui déjà avait été si éprouvée et « qui était capable de se soumettre à tout ce qu’elle considérait comme un devoir ». Car Gwendolen se souvenait de chaque mot qu’avait prononcé Daniel sur Mirah, et surtout de cette phrase qu’elle se répétait à elle-même avec amertume, sachant bien que sa soumission, à elle, était bien différente et ne ressemblait en rien à un devoir.

Les salons de Park Lane ne contenaient pas trop d’invités quand M. et madame Grandeourt y firent leur entrée. Klesmer s’y trouvait avec sa femme, et, dans son généreux intérêt pour Mirah, il lui avait proposé d’être son accompagnateur et conseillé de choisir l’air de Leo : O patria mia, comme devant la faire mieux valoir que de la musique plus connue. Il était déjà au piano et Mirah se tenait attentive à côté de lui, quand Gwendolen, resplendissante de beauté dans sa robe de velours vert clair et avec ses diamants empoisonnés, fut conduite à un siège d’honneur d’où elle les avait complètement en vue. Avec sa rare puissance sur elle-même et sa non moins rare qualité de discerner d’un coup d’œil toutes les personnes et tous les objets dès son entrée dans un salon, elle n’avait pas négligé, tout en jetant un regard sur Mirah, d’échanger en passant un salut et un sourire avec Klesmer. Ce sourire, pour tous deux, les reportait à cette matinée pendant laquelle son ambition avait été de ressembler à « la petite juive », et de dominer toute une assemblée par son talent. Au lieu de cela, elle faisait nombre aujourd’hui parmi de belles dames couvertes de soie et de pierreries, dont le principal talent était d’admirer et de critiquer. « Il pense que je suis maintenant la seule route qui me convienne », se dit-elle avec un amer ressentiment.

Gwendolen n’avait pas encore vu Deronda et pendant qu’elle causait avec sir Hugo, elle promenait des regards insouciants autour d’elle, saluant les personnes qu’elle reconnaissait, mais attentive à ne pas laisser deviner sa recherche de Daniel par l’œil scrutateur de son mari, qui la lui aurait reprochée comme une chose « diablement vulgaire ». Tout à coup ses yeux rencontrèrent ceux de « l’amateur qui aimait trop Meyerbeer », c’est-à-dire M. Lush, que sir Hugo continuait à trouver utile et qu’il tolérait parmi ses invités. Il était auprès de Grandcourt qui lui tournait le dos et causait avec lord Pentreath. Comment se fit-il que, pour la première fois, Gwendolen éprouva une sensation désagréable à l’idée que cet homme connaissait toute la vie de son mari ? De par sa volonté, il avait été banni de sa présence, et voilà qu’inopinément il reparaissait à côté de son mari ! il n’était donc pas possible qu’il ignorât les secrets qui la rendaient si malheureuse. Elle fit un effort pour détourner la tête et continuer sa revue, comme si elle n’avait rien aperçu de plus important qu’un portrait suspendu au mur : enfin, elle découvrit Deronda. Il ne regardait pas de son côté ; elle s’en consola en se disant que, bien certainement, il l’avait vue entrer. En effet, il n’était pas loin de la porte, à côté de Hans Meyrick qu’il avait eu soin de comprendre sur la liste des invités de lady Mallinger. Tous deux étaient un peu inquiets, dans la crainte que Mirah ne se montrât pas à son plus grand avantage, et Deronda, dès qu’il l’avait pu, s’était échappé des griffes de lady Pentreath, qui lui avait dit, avec sa voix de violoncelle :

— Eh bien, votre juive, elle est jolie, on ne peut le nier. Mais où est son impudence judaïque ? Elle a l’air aussi modeste qu’une religieuse. Elle aura appris cela sur le théâtre.

Désagréablement touché de cette observation, il s’était éloigné et avait vu entrer les Grandcourt. Au même instant Hans lui demanda quelle était cette beauté, cette duchesse de Van Dyck ; et, comme il l’admirait avec ses hyperboles habituelles, Deronda lui répondit d’un accent sarcastique :

— Je croyais que vous n’admiriez que les femmes du style de votre Bérénice ?

— C’est le style que j’adore et non celui que j’admire, répondit Hans. Je pourrais être méchant pour les autres styles de femmes ; mais pour Bérénice je ne pourrais être que bon, que très bon, ce qui est quelque chose de beaucoup plus difficile…

— Chut ! fit Deronda, profitant pour le faire taire de ce que le concert allait commencer.

La réponse de Hans ne le satisfaisait pas et il ne fut pas mécontent quand il s’éloigna de lui pour s’avancer un peu plus.

Daniel n’avait jamais entendu Mirah chanter O patria mia. Il connaissait cette belle ode de Leopardi à l’Italie, alors qu’elle était encore dans les fers et pleurait sa liberté. En la disant, Mirah ressemblait étonnamment à Mordecai. Elle répondit à son attente, et tandis que les applaudissements retentissaient, Klesmer lui donna un témoignage de contentement qu’elle apprécia plus que tout autre, quoiqu’il ne fût perceptible que pour elle : « Bien ! bien ! le crescendo meilleur que dernièrement ». Mais sa principale anxiété était de savoir si Deronda avait été satisfait. Si elle avait commis ce soir la moindre imperfection, elle ne se la serait pas pardonnée, car elle l’aurait considérée comme une injure pour lui. Elle le regarda de loin et il s’en aperçut ; mais il ne bougea pas de sa place, se contentant d’examiner le flot d’admirateurs qui allèrent l’entourer et se retirèrent peu à peu à la prière de Gwendolen, laquelle avait demandé à Klesmer de la lui présenter. Klesmer s’était levé en la voyant s’approcher, et comme elle s’adressait à lui en même temps qu’à Mirah, il demeura auprès d’elles quelques instants, souriant des yeux plutôt que des lèvres au piquant contraste que faisaient ces deux charmantes créatures assises à côté l’une de l’autre. Cependant, toute sa sollicitude paraissait être pour la plus splendide des deux.

— Laissez-moi vous dire, commença Gwendolen, combien je vous suis obligée ! M. Deronda m’avait assuré que j’aurais un grand plaisir à vous entendre, mais j’étais trop ignorante pour m’imaginer combien ce plaisir serait grand.

— Vous êtes trop bonne de parler ainsi, répondit Mirah tout occupée à la regarder.

— Nous désirons toutes que vous nous donniez des leçons. Moi au moins. Je chante fort mal, ainsi que vous le dira M. Klesmer ; je me suis rebutée, car je n’aime pas la médiocrité et je crains de ne pouvoir jamais la dépasser. Je crois que c’est une doctrine qui diffère de la vôtre, ajouta-t-elle en regardant Klesmer, qui répondit aussitôt :

— Non, si elle signifie que cela vaudrait la peine pour vous d’étudier davantage, et pour miss Lapidoth d’avoir le plaisir de vous y aider.

Il s’éloigna après avoir ainsi parlé, et Mirah, qui prenait tout avec un sérieux naïf, répondit :

— Si vous croyez que je puisse vous apprendre quelque chose, j’en serai très heureuse. J’ai l’ambition d’enseigner, mais je ne fais que commencer. Si je m’en acquitte bien, ce sera parce que je me souviendrai de quelle manière mon maître me donnait ses leçons.

En réalité Gwendolen était trop incertaine d’elle-même pour être prête à répondre à cette simple promptitude de Mirah, et, dans son désir de changer de sujet, elle dit :

— Vous n’êtes pas à Londres depuis longtemps, je crois ? Vous avez peut-être connu M. Deronda à l’étranger ?

— Non ; je ne l’avais jamais vu avant de venir en Angleterre, l’été dernier.

— Mais il vous a vue souvent, n’est-ce pas ? Il vous a beaucoup entendue chanter ? continua Gwendolen autant poussée par l’envie d’apprendre quelque chose sur Deronda que par l’embarras de continuer un entretien vide d’intérêt pour elle. Il m’a fait de vous le plus grand éloge. Il semblait parfaitement vous connaître.

— J’étais pauvre et j’avais besoin de secours, dit Mirah d’une voix attendrie, et M. Deronda m’a donné les meilleures amies qui soient au monde. C’est la seule manière dont il a su quelque chose de moi, car il était très affligé pour moi-même. Je n’avais point d’amis quand je suis venue. J’étais dans le malheur. Je lui dois tout.

Cette réponse fut délicieuse pour Gwendolen ; elle se souvint de la compassion que, sous une autre forme, Deronda lui avait aussi témoignée. Mais en voyant que Klesmer allait se faire entendre, elle s’éloigna, et, le contentement au cœur, sans pressentir que cette juive protégée ferait dans sa vie une différence plus grande que le perfectionnement possible de son chant, sous prétexte de se reculer du piano, elle alla s’asseoir sur un canapé où elle ne pouvait avoir qu’un voisin. Elle s’était rapprochée de Deronda ; était-il surprenant qu’il vînt lui donner la main avant que la musique commençât et qu’il s’assît à côté d’elle ? Mais quand, le morceau de Klesmer terminé, recommença le brouhaha des conversations pendant lequel elle avait espéré causer avec Daniel, elle remarqua que M. Lush, appuyé contre le mur non loin d’eux, était à portée de les entendre. Elle ne put réprimer un mouvement de colère, mais elle essaya de prendre un air indifféremment poli et dit :

— Miss Lapidoth est bien telle que vous me l’avez dépeinte.

— Vous avez été prompte à le découvrir, répondit-il ironiquement.

— Je n’ai pas trouvé en elle toutes les perfections dont vous avez parlé ; ce n’est pas ce que je veux dire ; mais je trouve son chant délicieux, et elle aussi. Son visage est aimable, pas du tout commun ; sa petite personne est complète. Je lui prédis beaucoup de succès.

Ce langage parut choquant à Deronda ; il ne répondit rien et regarda gravement devant lui. Elle sentit qu’il n’était pas content d’elle, ce qui la rendit encore plus impatiente du voisinage de Lush, lequel l’empêchait de dire ce qu’elle voulait. Elle se tut aussi. Cet état de contrainte, pendant lequel ni lui ni elle ne se regardèrent, dura passablement longtemps ; enfin Lush quitta sa place pour aller plus loin causer à quelqu’un. Elle dit aussitôt :

— Vous me méprisez parce que j’ai parlé artificiellement.

— Non, répondit froidement Daniel ; je crois que c’est parfois excusable. Mais je ne pensais pas que vos derniers mots étaient tout à fait artificiels.

— Ai-je dit quelque chose qui vous ait déplu ?

— C’est impossible à expliquer. On ne peut jamais communiquer les délicatesses du sentiment par des mots et des manières.

— Vous pensez qu’il m’est interdit de les comprendre, dit-elle avec un léger tremblement dans la voix. Me suis-je donc montrée si rebelle à ce que vous m’avez dit ?…

On voyait des larmes dans ses yeux.

— Pas du tout, repartit Deronda d’une voix plus douce. Mais l’expérience diffère selon les personnes. Nous ne voyons pas tous les choses de la même façon. J’ai eu plus d’une preuve que vous n’êtes pas rebelle, conclut-il en souriant.

— Mais on peut sentir les choses et n’être pas capable de mieux faire, répondit Gwendolen sans sourire : la distance à laquelle Deronda semblait la rejeter l’avait glacée. — Je commence à croire que nous ne pouvons devenir meilleurs qu’en ayant auprès de nous quelqu’un qui sollicite nos bons sentiments. De moi, rien ne doit vous surprendre : peut-être est-il trop tard pour me changer ! Je ne sais comment faire pour être sage comme vous me l’avez dit.

— Mes prédications ont rarement abouti à bien ; j’aurais probablement été plus sage en ne me mêlant de rien.

— Non ! ne dites pas cela, s’empressa de répondre Gwendolen. Si vous désespérez de moi, je désespérerai aussi ! Quand vous m’avez recommandé de ne pas persévérer dans l’égoïsme et l’ignorance, j’ai senti une force nouvelle en moi. Si vous dites maintenant que vous voudriez ne pas vous en être mêlé, c’est que vous désespérez de moi et que vous m’abandonnez. Alors vous aurez décidé que je ne serai jamais bonne ! C’est vous qui en serez cause, car je sens que je deviendrais bien différente si vous vous teniez aussi près de moi que possible, et si vous vouliez croire en moi.

Elle ne le regardait pas en parlant ; ses yeux ne quittaient pas le manche de l’éventail qu’elle tenait à la main. Après ces derniers mots elle se leva et alla reprendre sa première place qui était demeurée vacante, et Mirah commença de sa voix délicieuse à chanter l’air si plein d’émotion, Per pietà non dir mi addio !

Pour Deronda, cette mélodie fut, pendant un moment, comme la prolongation des protestations de Gwcndolen ; une sollicitation de quelque chose de vague et de pénible, inconciliable avec les conditions présentes, à laquelle cependant il était difficile de résister.

— Savez-vous que j’envie votre sort ! vint lui dire Hans. Être assis à côté d’une belle duchesse, et avoir avec elle une querelle sans doute très intéressante !

— Une querelle ? répéta Deronda étonné.

— Oh ! sur la théologie sans doute, rien de personnel. Elle vous aura dit comment vous devez penser, puis elle vous a quitté avec un air de majesté admirable. Est-elle antinomienne ? En ce cas, dites-lui que je suis un peintre antinomien et veuillez me présentera elle. J’aimerais faire son portrait et celui de son mari. Il a cette sorte de beau physique que le duc doit avoir dans Lucrezia Borgia, — si cela s’accorde toutefois avec un beau baryton, — ce qui ne se peut pas.

Deronda espéra que ce que disait Hans de l’impression que son entretien avec Gwendolen avait faite sur lui, n’était rien de plus qu’une de ces boutades fantastiques si communes chez lui. Quant à Gwendolen, elle n’était pas sans appréhension que son mari l’eût épiée et trouvé quelque chose à lui reprocher, — quelque chose contre sa dignité comme sa femme, sa conscience lui disant qu’elle n’avait pas en public cet air d’uniformité parfaite qui était son idéal. Mais Grandcourt ne lui fit point d’observation sur sa tenue. Seulement, pendant que leur voiture les ramenait chez eux, il lui dit :

— Lush dînera demain chez nous avec d’autres personnes. Vous voudrez bien être polie avec lui.

Le cœur de Gwendolen battit violemment. Les mots qu’elle voulait prononcer, comme quelqu’un qui veut rendre un coup, étaient : « Vous violez la promesse que vous m’avez faite ; votre première promesse ! »

Mais elle n’osa pas. Elle avait aussi peur d’une querelle que d’une pression de ses doigts sur son cou. Après une pause, elle dit d’un ton plutôt de plainte que de colère :

— Je croyais que vous ne vouliez pas qu’il fréquentât la maison ?

— J’ai besoin de lui maintenant, il m’est utile, et j’entends qu’il soit traité poliment.


XLIV


Le moment était venu de révéler à Mordecai que sa sœur était retrouvée et le faire changer de domicile avant sa réunion avec Mirah. Madame Meyrick, à laquelle Deronda avait tout confié, excepté ses relations particulières avec Mordecai, s’était activement occupée de trouver un appartement sortable dans Brompton, à quelques minutes de chez elle, afin que ses soins maternels fussent à la portée du frère et de la sœur. Son heureux mélange de prudence écossaise et de vivacité gauloise lui avait permis de garder un secret absolu envers ses filles comme envers Hans ; du reste, de même que Deronda, elle avait plus d’une raison pour désirer que Mirah pût se subvenir à elle-même. Peut-être aussi la petite mère avait-elle été amenée à garder un secret absolu par quelque doute dans son sentiment sur le remarquable frère dont on lui avait fait le portrait, et, bien certainement, si elle éprouvait de la joie et une admiration anticipée, elles étaient dues à sa confiance dans le jugement de Deronda. La phtisie était un fait regrettable qui appelait toute sa sollicitude. Mais comment aurait-elle pu être heureuse d’un enthousiasme que, pour être sincère, elle considérait comme une opiniâtreté judaïque ? Elle avait espéré, et ses enfants aussi, que l’intensité de passion de Mirah pour le judaïsme s’affaiblirait peu à peu et qu’elle se fondrait dans le courant de ses rapports affectueux avec ses nouveaux amis. Dans son secret désir de voir se continuer le roman, elle avait présumé qu’on ne retrouverait aucun de ses parents et que l’isolement de la jeune fille favoriserait les espérances de Hans qu’elle avait devinées. Et voilà qu’au plus beau moment apparaît un frère, qui, sans doute, replongera l’esprit de Mirah au plus profond de la croyance juive ! Elle ne put s’empêcher de dire à Dcronda :

— Je suis aussi heureuse que vous que le prêteur sur gage ne soit pas son frère : il y a bien des Ezra en ce monde et réellement c’est une consolation de penser que tous les juifs ne sont pas comme ces boutiquiers qui, une fois qu’ils vous tiennent, ne veulent pas vous laisser sortir de chez eux. En outre, ce qu’il dit de sa mère et de sa sœur me fait le bénir. Je suis sûre qu’il est bon. Pourtant, je n’aime pas et n’ai jamais aimé le fanatisme. C’est peut-être parce que j’ai un peu trop entendu prêcher dans ma jeunesse et que mon palais s’en est dégoûté.

— Vous ne trouverez pas en Mordecai un prédicateur, répondit Dcronda, et il n’est pas ce qu’on peut appeler fanatique. Selon moi, un homme n’est fanatique que quand son enthousiasme est étroit et aveugle, ce qui fait qu’il n’a aucun sens des proportions, qu’il devient injuste et qu’il se rend antipathique à ceux qui ne suivent pas le même sentier que lui. Mordecai est un enthousiaste dans le sens le plus élevé de ce mot ; c’est-à-dire qu’il ne pense qu’aux bienfaits généraux et suprêmes pour l’humanité. Ce n’est pas un juif strictement orthodoxe, car il est plein de tolérance pour les autres : sa conformité, en bien des choses, est une indulgence pour la condition des autres juifs. Les gens avec lesquels il vit l’aiment autant qu’il est possible, mais ne comprennent rien à ses idées.

— Fort bien ; je puis m’élever au niveau de la mère Cohen et aimer Mordecai pour ce que je vois de bon en lui ; quant à ses mérites, que je ne connais pas, je m’en rapporte à vous. Selon votre définition, l’on pourrait être fanatique en adorant le sens commun ; car mon mari avait coutume de dire que le monde serait un triste séjour s’il n’y avait que du sens commun. En tous cas, le frère de Mirah aura un bon lit, j’en ai pris soin, et je ferai coller du papier à cette double fenêtre pour empêcher les courants d’air. (L’entretien avait lieu dans le local préparé pour le frère et la sœur). Quand les enfants le sauront nous pourrons enjoliver la chambre.

— La première chose à faire est de tout dire à Mordecai, et de l’amener à changer de résidence, ce qui sera peut-être difficile, dit Deronda.

— Voulez-vous parler à Mirah avant que je fasse part de rien aux enfants ? demanda madame Meyrick. Il hésitait, elle continua : — Non, n’est-ce pas ? Laissez-moi le dire à Hans et à mes filles la veille au soir, et le lendemain, tous seront absents.

— Oui, c’est le mieux. Mais rendez justice à mon jugement sur Mordecai ou plutôt Ezra, car je suppose que Mirah désirera l’appeler ainsi ; n’enflammez pas leur imagination en le comparant à Habakuc Mucklewrath[4], dit Deronda en souriant, car madame Meyrick l’avait quelquefois traité de puritain.

— Fiez-vous à moi, dit la petite mère, je les persuaderai si bien, que je me convertirai moi-même. Quand j’ai peur, il est bon pour moi que quelqu’un me reproche de n’être pas brave ; cela me réchauffe le sang.

Deronda aurait été plus disposé à argumenter et à être persuasif sur le compte du livre de Mirah, s’il n’avait pas été préoccupé de la tâche plus importante dont il tenait à s’acquitter sans blesser les Cohen. Il aurait voulu rencontrer Mordecai à la Main et la Bannière ; mais, après mûre réflexion, il lui avait écrit que des raisons particulières le portaient à désirer le voir chez lui le lendemain au soir, et causer avec lui dans son atelier, si les Cohen n’y faisaient point d’objection. En ce dernier cas, il espérait que Mordecai ne refuserait pas de l’accompagner ailleurs. Il pensait ainsi produire un effet préparatoire et salutaire.

Il fut reçu avec la cordialité habituelle. Après qu’il eut dit :

— Je crois que Mordecai est ici et m’attend, Jacob sauta sur ses genoux en lui demandant :

— Qu’avez-vous à dire à Mordecai ?

— Quelque chose de très intéressant pour lui, répondit Deronda en pinçant légèrement l’oreille du gamin, mais tu ne comprendrais pas.

— Pouvez-vous dire ceci ? s’écria Jacob, qui prononça aussitôt une phrase en hébreu.

— Non, en vérité, je ne le puis.

— Je le pensais bien, s’écria l’enfant d’un air de triomphe ; puis, courant à la porte de l’atelier, il dit à haute voix :

— Mordecai, voici le jeune fashionable ! Expression dont se servait son père et qu’il pensait devoir compléter son triomphe commencé avec l’hébreu. Sa mère et sa grand’mère le réprimandèrent, pendant que Daniel, entrant dans l’atelier dont il ferma la porte, vit qu’un tapis avait été étendu par terre, qu’un fauteuil avait été apporté et que du feu et une lampe avaient été allumés, pour témoigner de la considération des Cohen envers lui.

Quand Mordecai se leva, Deronda fut frappé de l’air solennel de son visage. Aucun ne parla d’abord, et quand ils furent assis à côté l’un de l’autre devant la cheminée, Mordecai dit d’un ton de certitude :

— Vous venez m’apprendre une chose après laquelle mon âme aspire.

— C’est vrai, j’ai quelque chose de très important à vous communiquer ; une nouvelle, j’en ai la persuasion, qui vous réjouira, répondit Deronda, qui vit bien que Mordecai s’attendait à une révélation toute différente de ce dont il s’agissait.

— On vous a tout avoué, tout est éclairci, reprit Mordecai. Vous êtes mon frère comme si vous aviez sucé le même lait que moi. L’héritage est à vous ; aucun doute ne doit plus nous diviser.

— Je n’ai rien appris de nouveau me concernant, répliqua Daniel.

Le désappointement était inévitable, il valait mieux ne pas laisser l’espoir dégénérer en erreur.

Mordecai resta immobile, incapable pendant un moment de réfléchir à ce qui allait venir. Toute la journée son esprit avait été dans une tension continuelle vers l’accomplissement de ce qu’il attendait. La réaction fut pénible et il ferma les yeux.

— Seulement, reprit doucement Deronda après une pause, seulement je suis parvenu à découvrir un autre lien caché avec vous, outre celui dont vous m’avez parlé comme existant dans votre âme.

Mordecai n’ouvrit pas les yeux, mais ses paupières frissonnèrent.

— J’ai fait la connaissance d’une personne qui vous intéresse fort…

Mordecai ouvrit les yeux et les fixa sur Deronda.

— D’une personne étroitement attachée à votre pauvre mère, continua Daniel qui ne voulait faire que progressivement sa déclaration ; mais remarquant chez son auditeur un mouvement d’anxiété, il continua :

— De cette mère, qui, pour elle comme pour vous, était la plus chère des créatures.

Mordecai, à ces mots, saisit convulsivement le poignet de Daniel ; il paraissait pétrifié.

— Votre prière a été exaucée ; Mirah a été délivrée du mal.

L’étreinte se relâcha un peu, mais Mordecai, haletant, laissa échapper un sanglot, sans cependant verser de larmes.

Deronda reprit :

— Votre sœur est digne de la mère que vous honoriez

Il s’arrêta, et Mordecai, s’appuyant contre le dossier de sa chaise, referma les yeux et prononça quelques mots hébreux, seulement perceptibles pour lui. On aurait dit qu’il conversait avec son objet aimé : son visage exprimait une douceur ineffable, et pour la première fois, Daniel discerna une ressemblance de famille avec Mirah.

Quand Mordecai fut assez remis pour l’entendre, il lui raconta le reste ; mais en relatant la fuite de Mirah, il parla de la conduite de son père en termes vagues et appuya seulement sur son désir irrésistible de venir en Angleterre pour y retrouver sa mère. Il ne dit rien non plus de l’intention qu’avait eue la jeune fille de se noyer, ni du secours qu’il lui avait prêté ; il se contenta de décrire la maison où elle était, comme appartenant à des amis qui partageaient l’intérêt qu’il lui portait. Enfin il insista sur les sentiments de Mirah pour sa mère et son frère en rapportant tous les détails qu’il connaissait.

— Je procédais à mes recherches, dit-il en souriant, lorsque je vins dans cette maison ; le nom d’Ezra Cohen était alors pour moi le nom le plus intéressant du monde. J’avoue que j’ai été longtemps craintif. Vous me pardonnerez, j’espère, de vous avoir questionné sur la fille de madame Cohen, la mère. J’étais inquiet de savoir quels pouvaient être les parents de Mirah. Mais je trouvai un frère digne d’elle quand je sus que son Ezra était déguisé sous le nom de Mordecai.

— Mordecai est réellement mon nom. Ezra Mordecai Cohen.

— Existe-t-il un lien de parenté entre cette famille et la vôtre ?

— Seulement la parenté en Israël. Je leur suis très attaché ; ils m’ont abrité et secouru avec l’affection de cœurs juifs. Il m’est doux de supporter leur ignorance et de leur être reconnaissant, afin de pouvoir conserver en esprit la pauvreté spirituelle d’un million de juifs et de ne pas remplacer la sagesse aimante par une science impatiente.

— Mais maintenant qu’un lien plus étroit vous attire, vous ne vous croyez plus obligé, j’espère, de continuer à vivre avec eux, reprit Daniel, non sans crainte d’une résistance à vaincre. Il est juste que vous habitiez avec votre sœur, n’est-il pas vrai ? Je vous ai fait préparer, non loin de ses amies, un appartement où elle ira vous rejoindre. Ne refusez pas, je vous en prie ; cela me permettra d’être plus souvent avec vous ; notamment aux heures où Mirah sera obligée de vous quitter. C’est de l’égoïsme de ma part, j’en conviens ; mais ma raison principale est que Mirah veut veiller sur vous et que vous devez lui accorder la tutelle d’un frère. Vous aurez des livres ; je veux étudier avec vous, et vous conduire voir la rivière et les arbres. Vous aurez le repos et le bien-être qui vous sont de plus en plus nécessaires, et je puis ajouter, dont j’ai besoin pour vous. C’est un droit que je m’arroge, maintenant que nous nous sommes trouvés l’un l’autre.

Deronda parlait avec une chaleur affectueuse, ainsi qu’il l’aurait fait avec un frère vénéré. Mordecai qui le contemplait avidement se tut quelque temps et s’écria enfin d’un ton presque de reproche :

— Et vous voudriez que je doutasse de votre naissance juive ? Ne nous sommes-nous pas sentis, dès notre première rencontre, liés par des fibres invisibles ? N’avons-nous pas tressailli ensemble comme les feuilles d’un tronc commun ? Je sais ce que je suis ! Je me sais un membre de la foule des pauvres ; je suis frappé ; je suis mourant. Mais nos âmes se connaissent ; elles se sont regardées en silence, comme ceux qui ont été longtemps séparés et se retrouvent. Le sang d’Israël coule dans vos veines.

Quoique demeurant calme, Daniel se sentit frémir. Il lui était aussi impossible de nier que d’affirmer. Il attendit, espérant une réponse plus directe. Après avoir médité un instant, Mordecai ajouta d’un ton ferme et résolu :

— Ce que vous attendez de moi, je le ferai, et notre mère, — puisse la bénédiction de l’Éternel être avec elle dans nos âmes ! — l’aurait désiré aussi. J’accepte ce que votre fraternelle bonté a préparé et la demeure de Mirah sera la mienne.

Il s’arrêta un peu et reprit d’un ton mélancolique :

— Mais je suis désolé de me séparer de ces enfants et de leurs parents. Il faut que vous leur parliez, car je n’en aurais pas le courage.

— Je pensais bien que vous auriez besoin de moi pour le leur faire savoir. Y allons-nous de suite ? demanda Deronda soulagé par cette condescendance inattendue.

— Oui, ne différons pas ; il le faut, dit Mordecai en se levant de l’air d’un homme qui a un douloureux devoir à remplir. Puis s’arrêtant, il reprit : — N’insistez pas plus qu’il n’est besoin sur ma sœur.

En entrant dans le parloir, Mordecai dit à Jacob :

— Prie ton père de venir, et va dire à Sarah de garder la boutique. Mon ami a quelque chose à lui communiquer, ajouta-t-il en s’adressant à la grand’mère.

Les deux dames crurent que c’était une nouvelle excentricité de Mordecai de traiter d’ami ce gentleman, et pour montrer qu’elles étaient plus polies, elles firent asseoir Deronda à la meilleure place.

Cohen, en entrant la plume sur l’oreille, se frotta les mains d’un air de satisfaction, et s’écria :

— Eh bien, monsieur ! Je suis heureux que vous nous ayez fait l’honneur de venir nous voir en famille, ce soir.

Il regardait autour de lui avec un plaisir visible. La scène, en effet, était curieuse. D’un côté le baby sous la courte-pointe écarlate, bercé par la jeune mère, et la grand’maman tenant Adélaïde Rebecca sur ses genoux ; de l’autre, Jacob, entre les jambes de son père, et, au milieu, les deux acteurs principaux, Deronda et Mordecai, ce dernier un peu en arrière et dans la pénombre, désireux de cacher son agitation pendant ce qui allait se passer.

— Je viens de faire part à Mordecai, commença Deronda, d’un événement qui va occasionner un grand changement dans sa vie, et j’espère que vous conviendrez avec moi que c’est un heureux événement. Comme il vous tient pour ses meilleurs amis, il désire que je vous l’apprenne.

— S’agit-il d’argent, monsieur ? demanda vivement Cohen.

— Pas précisément, répondit Deronda en souriant, mais d’une bonne et tendre sœur qui veut se réunir à lui et veiller sur son bien-être.

— Mariée, monsieur ?

— Non, pas mariée.

— Avec des revenus ?

— Avec des talents qui lui assurent un revenu. Un appartement est déjà préparé pour recevoir Mordecai.

Le silence régna pendant quelques instants, puis la grand’mère dit d’un ton plaintif :

— Ainsi, vous nous quittez, Mordecai ?

— Et vous n’aurez point d’enfants comme ici, ajouta la jeune mère.

— Point de Jacob, point d’Adélaïde ni d’Eugénie ! reprit la grand’mère.

— Ah ! s’écria Cohen, l’éducation de Jacob en souffrira. Il faudra qu’il aille à l’école ; ce sera dur pour lui.

Le petit, qui écoutait de toutes ses oreilles, entendit les paroles de son père résonner comme une menace ; il ne s’imaginait pas que le départ de Mordecai pût apporter un changement ; mais à la mention que « ce serait dur pour lui », il s’effraya et donna cours à ses lamentations. Adélaïde Rebecca, qui pleurait toujours quand elle voyait pleurer son frère, ne manqua pas de l’imiter, et le baby, réveillé par ces piaulements, y joignit si bien les siens, qu’on fut obligé de le tirer de son berceau. Mordecai, dont ces cris perçaient l’âme, tendit les bras à Jacob, qui, au milieu de ses sanglots, tournait la tête de tous côtés, afin de ne perdre aucune observation. Mais son père lui ayant dit : « Cela ne fait rien, mon petit homme, tu iras voir les chevaux », il fut consolé et alla vers Mordecai qui, sans parler, posa sa joue sur cette petite tête noire.

Cependant Cohen, qui sentait que le devoir du chef de la famille était de faire excuser ce moment de faiblesse, pensant que l’occasion était bonne pour prononcer un discours, écarta les coudes, appuya les mains sur ses genoux, et dit à Deronda :

— Nous ne sommes pas gens, monsieur, à jalouser le bonheur d’autrui. Je ne suis pas envieux, et si quelqu’un offrait à Mordecai de s’établir à ma porte, je ne lui ferais pas mauvaise figure pour cela. Je ne suis pas de ceux qui ont une fausse opinion d’eux-mêmes et qui s’effrayent lorsqu’un autre a de la chance ; je saurai toujours bien me tirer d’affaire. Si quelqu’un voulait me rouler, je me tortillerais comme une chenille, et je ne manquerais pas de retomber sur mes pieds. Quoique je puisse dire que vous nous enlevez une de nos bonnes œuvres, — ce qui, soit dit en passant, est une propriété qui ne rapporte pas d’intérêts, — ni ma mère, ni ma femme, ni moi, ne prétendons nous y opposer. Il ne faut pas qu’un juif soit comme un domestique qui travaille pour un salaire, encore bien que je ne croie pas qu’on doive refuser le salaire quand on peut l’obtenir ; quant à l’envoi de Jacob à l’école, je ne suis ni pauvre, ni avide ; je n’en suis pas réduit à économiser six pence, ni même une demi-couronne. Ce qui est vrai, c’est que les femmes et les enfants aiment Mordecai ; votre bon sens peut vous le faire voir. Un homme est tenu de remercier Dieu, comme nous le faisons tous les jours, de ce qu’il ne l’a pas fait femme, et la femme de ce qu’il l’a faite selon sa volonté. La femme de notre peuple est féconde, maternelle ; son cœur est compatissant et tendre. Ses enfants sont vigoureux et sains, et je pense que vous avouerez que ceux d’Addy le sont ; elle n’est pas méchante, et elle a le cœur sensible. Vous nous excuserez donc, monsieur, de n’avoir pas tout d’abord été heureux de ce qui arrive. Quant à cette jeune lady, — car, d’après ce que vous avez dit, le terme de « jeune lady » est le seul convenable pour la désigner, — nous en serons enchantés pour l’amour de Mordecai, quand nous aurons pu nous en rendre compte et voir où nous en sommes.

Avant que Deronda pût rien répondre a cette allocution d’un amalgame si bizarre, Mordecai s’écria :

— Mes amis, mes amis ! croyez bien que s’il ne s’agissait que de l’abri, de la nourriture et du vêtement, je n’en accepterais pas de meilleurs que ceux que vous m’avez donnés. Vous avez allégé mes souffrances par l’amour, et la seule joie que j’aie espéré jusqu’à mon dernier jour pour ce corps épuisé, était d’instruire votre enfant. Mais aujourd’hui, je suis comme un homme qui, d’avance, a revêtu son linceul, qui a fait de la tombe son lit, et auquel le divin commandement a ordonné : Lève-toi et marche, la nuit n’est pas encore venue ! Aucun motif futile ne m’aurait fait préférer une autre bonté à la vôtre. Mais vous le savez, et cela vous a été enseigné : La récompense d’un devoir est la possibilité d’en remplir un autre, comme l’a dit Ben Azai. Vous avez fait de votre devoir envers votre frère pauvre une joie pour vous et pour moi ; votre récompense sera de ne pas vous reposer sur la joie de pareilles actions à l’avenir. Et puis, Jacob ne peut-il venir me voir ?

En faisant cette question, il s’était tourné vers Deronda, qui répondit :

— Certainement, cela se peut. Ce n’est pas plus loin que Brompton.

— Bien, fit la grand’mère, avec un soupir de résignation. J’espère aussi que votre nourriture sera koscher[5], Mordecai, car vous devrez vous fier aux personnes avec lesquelles vous allez vivre.

— Tout sera pour le mieux, ma mère, vous pouvez en être sûre, dit Cohen, désireux d’arrêter toute indiscrétion sur cette matière, car il était incertain de la position de son hôte.

— Ainsi, monsieur, reprit-il d’un ton plaisant, en s’adressant à Deronda, c’était de quelque chose de mieux que la science dont vous aviez à causer avec Mordecai ! Je m’en étonnais pour un moment, et je me disais bien qu’il y avait un secret là-dessous.

Mordecai vous apprendra peut-être ce qui m’a conduit à le chercher, dit Deronda, qui, pensant devoir en finir, se leva.

Il fut décidé qu’il reviendrait chercher Mordecai le surlendemain ; mais celui-ci voulut le reconduire jusqu’au bout de la rue. Il s’enveloppa de son surtout et de son cache-nez, car cette soirée de la fin de mars était encore glaciale. Deronda, qui ne voulait pas le laisser aller trop loin, comprit néanmoins son désir de sortir après cet entretien si plein d’émotion. Ils n’échangèrent pas un mot avant que Daniel, au moment de quitter Mordecai, lui dit :

— Mirah voudra sans doute remercier les Cohen de leurs bontés pour vous. Désirez-vous qu’elle aille les voir ?

Il ne répondit pas tout de suite. Après une pause, il dit :

— Je ne sais pas. Je crains que cela ne se puisse. Il y a un chagrin de famille, la vue de ma sœur pourrait rouvrir la blessure. Il y a une fille, une sœur qui ne sera jamais restituée, comme Mirah. Mais qui connaît les voies du Seigneur ? Tous, nous refusons ou nous accordons nos prières, et les hommes, dans leur insouciance, ne savent souvent pas ce qu’ils font. J’ai dans les oreilles les prières des générations passées et de celles à venir. Ma vie n’est rien pour moi que le commencement de l’accomplissement ; et cependant je ne suis qu’une autre prière que vous compléterez.

Ils se serrèrent les mains et se séparèrent.


XLV


On serait tenté d’envier le sort de Deronda fournissant à Mordecai de nouveaux habits, et se plaisant à le voir revêtir une belle chemise en flanelle grise et une robe de chambre presque semblable au froc brun d’un franciscain. Mais, après avoir tout préparé, il fut poursuivi par un doute. Ne se méprenait-il pas sur le compte de Mirah ? Ne serait-elle pas, comme lui, plus impressionnée par la distinction de son frère sous son cachet de pauvreté ? Restaient les Meyrick qu’il fallait rendre favorables à ce frère trop hébraïque, et son idée aurait été confirmée s’il avait entendu les dialogues qui s’échangèrent le soir même autour du foyer de madame Meyrick, après que Mirah fut remontée dans sa chambre. Hans, installé maintenant dans son appartement de Chclsca, était demeuré tard chez sa mère, qui dit tout à coup en tisonnant le feu :

— À présent, Kate, éteins la bougie et venez toutes auprès du feu. Hans, mon ami, cesse de te moquer de ces poèmes que tu lis pour la centième fois au moins, et approche aussi. J’ai quelque chose de surprenant à vous apprendre,

— Comme si je ne le savais pas ! dit Kate. Il y a longtemps que je l’ai vu dans vos yeux et dans vos prétextes de sorties, ajouta-t-elle pendant que ses sœurs avançaient leurs pieds sur le garde-feu et que Hans s’asseyait à califourchon à côté d’elles, la tête et les mains appuyées sur le dossier de la chaise.

— Eh bien, puisque tu es si savante, dit la petite mère de sa voix la plus claire, tu sais sans doute que le frère de Mirah est retrouvé ?

— Que le diable l’emporte ! s’écria Hans.

— Hans, voilà qui est méchant, riposta Mab. Suppose que nous t’ayons perdu ?

— Je ne puis m’empêcher d’en être triste,.. fit Kate. Et sa mère ! où est-elle ?

— Sa mère est morte.

— J’espère que son frère n’est pas un méchant homme, observa Amy.

— C’est peut-être un de ces individus au sourire stéréotypé et qui vend de la bijouterie !.. Un Assyrien du palais de Cristal, avec son bonnet sur la tête, reprit Hans de mauvaise humeur.

— A-t-on jamais vu des enfants aussi dénaturés ? fit madame Meyrick, aiguillonnée par le besoin de faire de l’opposition. Vous ne pensez pas du tout à la joie qu’en aura Mirah.

— Vous savez, maman, que Mirah se souvient à peine de son frère, dit Kate.

— Les gens qui sont perdus depuis douze ans ne devraient jamais revenir, grommela Hans ; ils sont toujours gênants.

— Hans ! s’écria madame Meyrick d’un ton de reproche ; si tu m’avais perdue pendant vingt ans, j’aurais pensé…

— J’ai dit douze ans, fit Hans en l’interrompant.

— Eh bien, c’est beau de retrouver les gens, dit Mab en se prenant les genoux. Est-ce le prince Camaralzaman qui l’a retrouvé ?

La petite mère leur fit alors le récit de ce qui était arrivé et ne fut interrompue par personne.

M. Deronda, dit-elle en finissant, a pour lui une admiration sans bornes, et il affirme que Mirah est la digne sœur de ce frère,

— Deronda est parfaitement absurde avec ses juifs, dit Hans en se levant et en lançant sa chaise loin de lui d’un coup de pied. Il fait tout ce qu’il peut pour encourager Mirah dans ses préjugés.

— Oh, Hans ! s’écria Mab, tu devrais avoir honte de parler ainsi de M. Deronda ! Et la figure de madame Meyrick laissa voir comme une expression de mécontentement qu’elle ne manifesta pas.

— Maintenant nous ne serons plus jamais ensemble, continua Hans en se promenant dans la chambre, les mains enfoncées dans les poches de sa jaquette ; ce prophète Élie viendra prendre le thé avec nous, et Mirah ne pensera plus qu’à aller s’asseoir sur les ruines de Jérusalem. Elle sera perdue comme artiste, comptez là-dessus ; elle deviendra aussi étriquée qu’une religieuse. Tout sera gâté, notre maison comme le reste. Ma seule ressource sera de boire !

— En vérité, Hans, s’écria Kate impatientée, je crois que les hommes sont les animaux les plus méprisables de la création. Chacun d’eux veut que l’on fasse selon sa fantaisie ; sans cela ils sont insupportables.

— Oh, oh, oh ! c’est vraiment terrifiant, s’écria Mab. Je suis comme si l’ancienne Ninive allait revenir !

— Je voudrais savoir quel bien tu as retiré de ton séjour à l’université et d’avoir tout appris, si tu es si enfant, Hans, dit Amy. Tu devrais savoir tout supporter de la part d’un homme que la Providence a conduit vers toi. Nous supporterions tout de lui !

— Alors, vous aimerez les nouvelles lamentations de Jérémie, avec la suite au prochain numéro, reprit Hans. À quoi bon être ceci plutôt que cela, s’il faut endurer la compagnie de ces hommes à idées fixes, qui vous regardent dans le blanc des yeux, et qui considèrent vos remarques comme de petites notes, bonnes tout au plus à être placées au bas de leur texte ? S’il faut se mettre sous une fontaine pétrifiante, mieux vaut être une vieille botte. Je ne me sens pas disposé à servir de vieille botte. Bonsoir, petite mère, dit-il en lui baisant le front, et, se dirigeant vers la porte, il ajouta : — Bonne nuit, fillettes.

— Suppose que Mirah connaisse ta façon de penser, lui dit Kate ; mais il ne répondit rien, et ferma brusquement la porte.

— J’aimerais à voir Mirah quand M. Deronda lui apprendra cette nouvelle, continua-t-elle en regardant sa mère. Je suis sûre qu’elle sera bien belle.

Mais Deronda, après avoir réfléchi, écrivit une lettre que madame Meyrick reçut le lendemain matin, par laquelle il la priait de faire la révélation à sa place, sans lui dire la véritable raison qui le guidait, — qui était sa crainte d’avoir à recommencer un récit dans lequel il aurait eu l’air de se faire important et de se donner le caractère d’un bienfaiteur général, — donnant seulement pour motif qu’il tenait à être auprès de Mordecai quand elle lui amènerait Mirah.

Quant à Mordecai, il ne fit plus de questions sur sa sœur et garda un silence peu habituel sur tous autres sujets, paraissant simplement se soumettre aux changements survenus dans sa vie. Il endossa ses nouveaux vêtements avec complaisance en disant avec un pâle sourire à Deronda :

— Il faut que je garde mes vieux habits comme souvenirs.

Tant qu’ils demeurèrent assis à attendre Mirah, il ne prononça pas un mot et tint les yeux fermés ; ses mains seules témoignaient d’une vive agitation. Cela pouvait être de joie, mais la joie aussi est quelquefois terrible.

De son côté, Deronda se sentait plus surexcité qu’il n’aurait voulu, et quand il entendit résonner le timbre de la porte, il sortit, sans savoir exactement pourquoi ; il voulait voir d’avance Mirah et la saluer. Il fut saisi en reconnaissant qu’elle avait mis le chapeau et le manteau qu’elle portait quand il l’avait rencontrée pour la première fois, le mémorable manteau qui devait lui servir de suaire. Quand madame Meyrick, la voyant ainsi équipée, lui demanda : « Vous voulez donc sortir dans cette tenue, ma chère ? » elle répondit :

— Mon frère est pauvre, je tiens à le paraître autant que lui ; sans cela il pourrait peut-être s’éloigner de moi.

Elle s’était imaginée qu’elle le verrait dans ses vêtements d’ouvrier. Deronda ne fit aucune remarque et se sentit presque honteux de ses méticuleux préparatifs. Elle semblait pâle et craintive ; il lui serra silencieusement la main.

Deronda lui ouvrit la porte et ils virent Mordecai debout les attendant l’œil fixe et ardent. Elle ne fit qu’un pas et s’arrêta ; ils s’examinèrent tous deux sans bouger. C’était moins leur propre présence qu’ils sentaient que celle des autres. Mirah fut la première à rompre le silence.

— Ezra, fit-elle exactement sur le même ton que sa mère.

Mordecai, d’un mouvement subit s’élança jusqu’à elle et posa les mains sur les épaules de sa sœur, qu’il dépassait de toute la tête. Il la considéra avec tendresse et dit :

— C’est la voix de notre mère. Tu te souviens donc de quelle manière elle m’appelait ?

— Oui, et comment tu lui répondais : « Mère », et je savais que tu l’aimais. Elle jeta les bras autour du cou de son frère, l’étreignit de ses petites mains et l’embrassa avec une enfantine précipitation. Son chapeau tomba et découvrit ses beaux cheveux.

— Ah ! le cher visage, le cher visage ! murmura Mordecai avec amour, en posant délicatement ses mains amaigries sur la tête de sa sœur.

— Tu es bien malade, Ezra, dit tristement Mirah.

— Oui, chère enfant, et corporellement je n’ai plus longtemps à être avec toi, répondit-il avec calme.

— Oh ! je t’aimerai et nous parlerons d’elle, dit Mirah d’une voix aussi douce qu’un chant d’oiseau. Je te dirai tout et tu m’apprendras à être une bonne juive,… ce qu’elle aurait aimé que je fusse… Je serai toujours avec toi quand je n’aurai pas à travailler ; car je travaille maintenant. Je gagnerai de l’argent pour notre subsistance ! Oh ! j’ai eu de si bons amis !

Elle avait complètement oublié que des étrangers étaient là ; elle s’en souvint alors et se retourna de la manière la plus gracieuse, en laissant une main sur le bras de son frère, pendant qu’elle regardait madame Meyrick et Deronda. L’heureuse émotion que ressentit la petite mère en assistant à cette rencontre, l’avait déjà gagnée à Mordecai, qui lui sembla avoir, en réalité, plus de dignité et plus de raffinement que le récit de Deronda n’avait pu le lui faire supposer.

— Vois cette chère dame, dit Mirah. J’étais une étrangère, une pauvre vagabonde, elle a cru en moi : elle m’a traitée comme sa fille… Je vous en prie, donnez votre main à mon frère, ajouta-t-elle d’un ton suppliant en prenant la main de madame Meyrick qu’elle mit dans celle de Mordecai, puis les pressant toutes deux dans les siennes, elle les porta à ses lèvres.

— L’éternelle bonté a été avec vous, dit Mordecai. Vous avez aidé à exaucer la prière de notre mère.

— Je crois que nous ferions bien de nous retirer maintenant et de revenir plus tard, dit Deronda en serrant légèrement le bras de madame Meyrick, qui y consentit immédiatement. Il craignait que l’on ne fît allusion aux faits qui le concernaient et qu’il avait laissé ignorer à Mordecai, et il n’était plus inquiet maintenant de laisser le frère et la sœur ensemble.


XLVI


L’importance de Grandcourt comme sujet anglais était du genre éminemment passif qui consiste à hériter de la terre. Les mouvements politiques ou sociaux ne le touchaient qu’en ce qui concernait ses revenus ; il ne les envisageait que dans les colonnes des meilleurs journaux. Pour lui, les Allemands, les commerçants, les électeurs ne valaient pas un cigare, et il les désignait en bloc sous l’épithète de « brutes ». Avouons cependant que, dans la sphère de ses intérêts personnels, Grandcourt déployait les qualités d’un diplomate consommé.

Pas un geste, pas un mouvement de Gwendolen se rapportant à Deronda ne lui échappait. Si on lui avait dit qu’il était jaloux, il l’aurait nié, car la jalousie aurait impliqué un doute sur son pouvoir à empêcher tout ce qui lui déplaisait. Que sa femme eût plus d’inclination pour un autre que pour lui, cela ne le peinait pas ; ce qu’il exigeait d’elle, c’était qu’elle sût que son inclination ne pouvait le mettre en contradiction avec ce qu’il avait résolu. Il ne se repentait ni de son choix ni de son mariage : il avait le goût méticuleux et Gwendolen le satisfaisait. Il n’aurait pas voulu d’une femme à laquelle il n’aurait pas apporté une élévation ; qui n’aurait pas commandé l’admiration par son maintien et sa beauté ; qui n’aurait pas eu les ongles de la forme la plus élégante ; qui aurait eu le lobe de l’oreille grand et rouge. Il ne croyait donc pas avoir mal choisi sa femme, et ayant pris pour lui la part du mari, il n’entendait pas être dupé, ni être vu sous un jour qui aurait pu le faire croire digne de pitié. Tel était l’état de son esprit, ce n’était pas de la jalousie ; cependant, à quelques égards, sa conduite ressemblait autant à la jalousie que le jaune ressemble au jaune, et l’on sait que cette couleur peut être l’effet de causes très diverses.

Il était venu à Londres plus tôt que de coutume, dans le désir de faire une consultation légale pour les dispositions de son testament, sur un transfert d’hypothèques, et sur cette transaction avec son oncle au sujet de Diplow, que l’amorce de l’argent comptant, adroitement lancée sans importunité, l’avait enfin décidé à accepter. Il avait, en outre, voulu présenter dans les salons du monde élégant la jolie femme qu’il avait choisie pour épouse, en dépit de ce qu’on avait attendu de lui. Il voulait qu’on la recherchât ; il était flatté de voir tous « ces drôles » accourir lui parler, l’escorter, la cajoler ; il n’aurait même rien trouvé à redire si elle avait joué un rôle de haute coquetterie ; mais ce qu’il n’aimait pas, c’était sa façon d’être avec Deronda.

Après la soirée musicale de lady Mallinger, où Grandcourt avait remarqué aussi bien que Hans l’entretien qui avait eu lieu sur le canapé, ce qui fut extrêmement caractéristique de sa part, c’est qu’il invita Deronda à venir chez lui avec les Mallinger, afin que personne ne pût supposer que la présence ou l’absence de ce jeune homme fût de la moindre importance pour lui. Il ne fit à Gwendolen aucune observation directe sur sa manière d’être à cette soirée ; mais peu de jours après il déclara, sans s’inquiéter de l’à-propos, que rien ne fait paraître une femme plus sotte que de s’occuper de certaines gens et de manifester sa mauvaise humeur en public. Une femme doit toujours avoir de belles manières ; autrement, il est intolérable de se montrer avec elle.

Gwendolen ne manqua pas de s’appliquer cette observation et ne fut pas sans alarmes en pensant qu’elle avait pu se montrer sotte ; car elle aussi, dans sa répugnance pour certaines choses, préférait que cette répugnance lui attirât des admirateurs. Malgré la prévision de la rebuffade qui l’attendait, elle n’en désirait que plus vivement rencontrer Deronda. Ainsi que cela arrive toujours, les occasions comparativement rares où elle put échanger quelques mots avec lui eurent un effet puissant sur sa conscience, et donnèrent plus de prix à leurs communications réciproques ; elle crut, par conséquent, occuper dans l’esprit de Deronda une place plus grande que celle qu’elle y avait réellement. Comment Deronda aurait-il pu l’empêcher de se créer cette illusion ? Il ne l’évitait pas ; il aurait, au contraire, voulu la convaincre, par des moyens délicats et indirects, que sa confiance en lui n’était pas indiscrète, puisqu’elle n’avait diminué en rien son respect pour elle.

Un entretien, pendant lequel son mari stimula en elle un sentiment qu’il aurait voulu plutôt supprimer, sans toutefois avoir l’air de s’en soucier, eut rapport à Mirah. Gwendolen, pour obéir aux conseils de Deronda, aurait voulu prendre des leçons de chant, mais les jours se passaient, et le manque de loisir, qui est le propre des existences les plus inoccupées, ne le lui avait pas permis.

Un matin, pendant le déjeuner, faisant appel à son ancien courage, elle dit :

— Je voudrais bien me perfectionner dans l’art du chant et prendre des leçons pendant que nous sommes à Londres.

— Pourquoi ? demanda nonchalamment Grandcourt.

— Pourquoi ? répéta Gwendolen sur le même ton en jouant l’ironie ; parce que je ne puis manger du pâté de foie gras pour me faire dormir, parce que je ne puis fumer, ni aller au club, et que je sens le besoin d’une variété d’ennui. Quels moments plus favorables pour moi que ceux pendant lesquels vous êtes occupé avec vos avocats et autres bipèdes, pour prendre des leçons avec cette petite juive dont le chant fait tourner toutes les têtes.

— Comme vous voudrez, reprit Grandcourt qui repoussa son assiette, s’étendit dans sa chaise et la fixa de son regard de lézard, tout en jouant avec les oreilles du microscopique épagneul couché sur sa jambe. (Elle avait pris les chiens en grippe parce qu’ils le caressaient.) Puis il ajouta de son ton languissant :

— Je ne vois pas pourquoi une lady chanterait. Les amateurs sont toujours insipides. Une lady ne doit pas se risquer à chanter en société, et l’on ne tient pas à l’entendre brailler en particulier.

— J’aime la franchise, c’est le plus grand charme chez un mari, dit Gwendolen avec un petit mouvement de la tête et sans lever les yeux de dessus une crevette placée sur son assiette, la préférant de beaucoup au regard de son mari. — Mais, ajouta-t-elle après avoir dévoré sa mortification, vous ne vous opposerez pas, je présume, à ce que miss Lapidoth vienne chanter à notre soirée du 4 ? Je compte l’y inviter. Lady Brackenshaw l’a eue chez elle ainsi que les Raymond, qui sont très difficiles en musique. M. Deronda, très bon musicien lui-même et excellent juge, dit qu’on ne chante pas avec plus de goût. Je pense que son opinion est une autorité.

Elle avait voulu lancer une petite pierre à Grandcourt, qui reprit sur un ton d’indifférence :

— Deronda est indécent de tant vanter cette fille.

— Indécent ! s’écria Gwendolen stupéfaite et rougissant sans plus réfléchir à la fausseté probable de l’induction.

— Oui, surtout qu’elle est patronnée par lady Mallinger. Il devrait se taire. On peut voir ce que sont ses rapports avec elle.

— Oui, les hommes qui jugent les autres d’après eux-mêmes, répliqua Gwendolen, qui, de pourpre, devint subitement pâle, effrayée de ce qu’elle venait de dire.

— Naturellement, et les femmes devraient prendre leurs avis, sans cela elles courent risque d’avoir tort. Je crois que vous prenez Deronda pour un saint ?

— Oh ! Dieu, non, dit Gwendolen en faisant un effort désespéré pour retrouver son sang-froid ; je le crois seulement quelque chose d’un peu moins qu’un monstre.

Elle se leva, et, sans se presser, sortit de la salle à manger comme l’aurait fait un homme qui craint de laisser voir qu’il a bu plus de vin que d’habitude. Rentrée dans son boudoir elle en ferma la porte et se laissa tomber dans un fauteuil. La lettre empoisonnée de madame Glasher ne lui avait pas causé de sensation plus cruelle. Deronda, différent de ce qu’elle le croyait, se présentait à elle en ce moment comme une image hideuse ; ses reproches et sa sévérité lui parurent odieux et la grave beauté de son visage lui fit l’effet d’un masque déplaisant. Ces idées traversèrent son cerveau avec la rapidité de l’éclair ; mais soudain un rayon de soleil vint percer ces sombres nuages. « Ce n’est pas vrai, se dit-elle ; qu’est-ce que cela peut me faire qu’il le croie ou non ? »

Elle se répéta plusieurs fois ces paroles, mais sa confiance était ébranlée. Il était impossible qu’elle passât la journée dans cet état. Son impétueuse imagination lui conseillait les démarches les plus étranges pour se convaincre de ce qu’elle tenait à savoir. Elle voulait aller chez lady Mallinger et la questionner sur Mirah ; elle voulait écrire à Deronda et lui reprocher de lui faire croire le monde faux, méchant, désespéré ; à lui elle aurait osé manifester la plus amère indignation de son cœur. Non ! elle irait chez Mirah ! Cette résolution, qui était la plus pratique, devint sur-le-champ impérieuse. Peu importait ce qui en résulterait. Elle avait le prétexte de demander à Mirah de venir chanter chez elle le 4 : mais que dirait-elle ensuite ? Elle ne le prévoyait pas, elle ne pouvait attendre jusqu’à ce qu’elle l’eût prévu. Elle sonna pour savoir si M. Grandcourt était sorti. Sur la réponse affirmative, elle ordonna d’atteler et fit sa toilette ; puis, une fois descendue, elle se promena dans son grand salon, sans dire un mot et sans presque se reconnaître au milieu des glaces qui réfléchissaient son image. Son mari apprendrait probablement où elle était allée ; et la punirait d’une façon quelconque, tant pis ! elle ne pouvait rien désirer ni rien craindre ; il lui fallait l’assurance qu’elle ne s’était pas trompée, qu’elle n’avait pas mal placé sa confiance.

Elle connaissait l’adresse de Mirah et s’y rendit dans son splendide équipage, le cœur palpitant, dans l’attente d’une réponse à la question qu’elle ne savait encore comment poser. Elle était insouciante de tout ce qui allait survenir jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à une chambre où on l’introduisit et derrière la porte de laquelle elle crut distinguer la voix de Deronda. Elle s’effraya de son agitation ; elle déboutonna ses gants pour pouvoir les boutonner de nouveau ; elle se mordit les lèvres en pensant aux difficultés qu’elle affrontait ; puis la porte s’ouvrit, et Mirah se présenta dans son calme habituel et avec un bon sourire en reconnaissant sa visiteuse. À l’aspect de ce doux visage, Gwendolen éprouva un soulagement complet, et lui rendit son sourire en lui tendant la main : puis elle s’assit, écoutant la voix qui ne cessait de se faire entendre à côté, et sentit revenir son énergie à l’idée que la vérité pouvait ne pas être ce qu’elle craignait. Elle commença d’un ton timide :

— Vous êtes probablement étonnée de me voir ; peut-être aurais-je dû vous écrire. Mais je désirais vous faire une demande toute particulière.

— Je préfère de beaucoup vous voir à recevoir une lettre, répondit Mirah, étonnée du changement d’expression et de manières de la « duchesse de Van Dyck », comme Hans lui avait appris à nommer Gwendolen. La riche teinte et le calme du visage de la jeune fille contrastaient singulièrement avec l’agitation et la pâleur de cette beauté en chapeau à plumes.

— J’ai pensé, continua Gwendolen, au moins j’ai espéré, que vous ne refuserez pas de venir chanter chez moi le 4, dans une soirée comme celle de lady Brackenshaw. Je vous en serai très obligée.

— J’irai chanter chez vous avec grand plaisir. Est-ce pour neuf heures et demie ou dix heures ? dit Mirah, pendant que l’embarras de Gwendolen, loin de diminuer, semblait augmenter.

— Neuf heures et demie, s’il vous plaît, répondit-elle, puis elle se tut, n’ayant rien à dire de plus. Cependant, il lui était impossible de se retirer, car la voix de Deronda résonnait à son oreille. Sans en avoir conscience elle reprit :

— C’est M. Deronda qui est dans la pièce voisine ?

— Oui, il étudie l’hébreu avec mon frère.

— Vous avez un frère ? demanda Gwendolen, à qui lady Mallinger l’avait déjà appris, mais qui ne s’en souvenait plus.

— Oui, un frère qui m’est bien cher, malade, poitrinaire, hélas ! et M. Deronda est son meilleur ami, comme il l’a été pour moi, dit Mirah, dans une impulsion qui ne permet pas de laisser passer indifféremment le nom d’une personne qui nous est précieuse.

— Dites-moi, reprit Gwendolen, en posant la main sur celle de Mirah et d’une voix à peine intelligible, dites-moi la vérité. Vous êtes sûre qu’il est vraiment bon ! Vous ne savez rien de mal sur lui ? Le mal que l’on dit de lui est faux, n’est-ce pas ?

Était-il possible que cette femme au caractère si fier pût se conduire ainsi, comme une enfant ? Mais ses étranges paroles ne soulevèrent en Mirah qu’un sentiment d’indignation sainte. Les yeux étincelants et la voix frémissante, elle s’écria :

— Qui donc ose dire du mal de lui ? Un ange m’en dirait que je ne le croirais pas. Il m’a trouvée quand j’étais bien malheureuse,.. j’allais me noyer,.. j’étais pauvre et abandonnée. Vous m’auriez prise pour une mendiante ! Il m’a traitée comme une fille de roi ; il m’a conduite chez la meilleure des femmes ; il a retrouvé mon frère, qu’il honore, bien qu’il ait été pauvre autant qu’il soit possible de l’être ! et mon frère l’honore, ce qui n’est pas peu dire ! — Le ton de Mirah venait de changer ; il résonnait fièrement et elle releva la tête en continuant : — Car mon frère est un savant,.. un grand esprit,.. et M. Deronda affirme que peu d’hommes l’égalent. — Une défiance judaïque avait pris feu au milieu de ses expressions de gratitude indignée, et sa colère ne pouvait l’empêcher d’y comprendre Gwendolen, puisqu’elle semblait douter de la bonté et de la vertu de Deronda.

Gwendolen ressemblait au voyageur dont les lèvres altérées ne peuvent quitter la coupe qui étanche sa soif. Elle ne remarqua pas la colère de Mirah ; elle ne voyait distinctement qu’une chose : c’est que la vie de Deronda ne ressemblait pas plus à l’insinuation de son mari, que l’aurore ne ressemble à la lumière du gaz. Elle serra la main de Mirah et lui dit avec précipitation :

— Merci, merci ; puis elle se leva et ajouta : — Il faut que je parte ; je vous verrai le 4 ; je vous suis très obligée. Elle salua automatiquement la jeune fille qui lui ouvrit la porte, étonnée de cette brusque retraite provoquée sans doute par une morgue glaciale.

Gwendolen, en effet, ne tenait pas à montrer de l’effusion à celle qui venait de soulager son cœur. À peine son ardente curiosité eut-elle été satisfaite, qu’elle aurait voulu être partie : elle se dit qu’elle n’était pas à sa place et craignit d’être vue par Deronda. Une fois en voiture, elle se représenta ce qui l’attendait chez elle. En arrivant à sa porte, son mari était là fumant un cigare. Il l’aida à descendre de voiture et monta les escaliers derrière elle.

Arrivée au salon, craignant qu’il ne voulût la suivre plus loin sans lui laisser aucun moyen de retraite, elle s’assit dans un fauteuil d’un air de lassitude ; elle ôta ses gants, passa la main sur son front et feignit de ne faire aucune attention à son mari. Mais il prit place non loin d’elle et bien en face, de manière à ce qu’elle ne pût se soustraire à son regard.

— Puis-je vous demander, dit-il, où vous avez été à cette heure extraordinaire ?

— Oh ! certes ; je suis allée chez miss Lapidoth, la prier de venir chanter chez nous.

— Et aussi pour avoir des éclaircissements sur ses relations avec Deronda, continua Grandcourt d’un ton de persiflage glacial qui parut infernal à la pauvre Gwendolen. Mais, pour la première fois depuis leur mariage, elle osa éclater sans retenue. Le regardant bien franchement, elle lui dit d’un ton mordant :

— Oui ! et tout ce que vous m’avez dit est faux ; c’est une imposture basse et méchante.

— Elle vous l’a dit, n’est-ce pas ? répliqua Grandcourt plus sarcastiquement encore.

Elle ne répondit pas ; son audacieuse colère s’était changée en rage muette. Elle détourna la tête et fixa obstinément le fond du salon ; elle aurait voulu se retirer, mais il lui barrait le chemin. Grandcourt vit qu’il avait l’avantage.

— Tant qu’il ne s’agit que de son chant, reprit-il de son accent traînard, cela ne tire pas à conséquence. Vous pouvez l’avoir pour chanter tant que vous voudrez. — Puis, après une pause, il reprit d’une voix plus sourde, mais plus impérieuse : — Vous voudrez bien, cependant, ne plus retourner dans cette maison. Comme ma femme, vous devez me demander mon avis sur ce qu’il est convenable que vous fassiez. Quand vous avez accepté d’être madame Grandcourt, vous avez accepté aussi de ne pas faire de vous une folle. Or, vous avez agi comme une folle aujourd’hui, et si vous continuez comme vous avez commencé, on parlera bientôt de vous dans les clubs d’une manière qui ne vous plaira pas. Que savez-vous du monde ? Puisque vous m’avez épousé, vous devez vous laisser guider par mes avis.

Elle resta pétrifiée, et il reconnut que ses paroles avaient porté. Du reste, il avait conscience de sa force. Il lui permit alors de sortir et ne fit plus d’allusion à ce qui était arrivé. Quant à Gwendolen, toute sa confiance en Deronda était revenue, et elle se dit qu’il avait agi en généreux bienfaiteur.

Par le fait, Grandcourt avait deviné l’esprit de rébellion qui la dominait. Ce qui s’était passé à propos de Mirah aiguisa ses soupçons sur Deronda, non qu’il s’imaginât que Daniel fît la cour à sa femme, mais il considérait leurs relations comme un non-sens qui lui était désagréable. Il eut une perception vague d’humeurs menaçantes chez Gwendolen, humeurs auxquelles ses vues sur le mariage l’obligeaient de mettre sans retard un terme. Au nombre des moyens qu’il choisit, il y en eut un particulier, mais moins bien calculé que ceux que nous l’avons vu mettre en œuvre jusqu’à présent.

Il voulut faire connaître à sa femme la clause principale du testament qu’il allait dicter, mais qu’il ne pouvait lui communiquer lui-même, parce qu’elle impliquait le fait de ses rapports avec madame Glasher et ses enfants, et il lui répugnait de s’en ouvrir clairement avec elle : tout bruit, tout éclat lui était insupportable. Il entendait mettre hors de cause toute collision par la seule expression de sa volonté ! Mais il désirait que Gwendolen sût qu’avant de lui offrir sa main, il n’ignorait pas qu’elle connaissait sa liaison avec Lydie, ce qui était une excuse pour aborder maintenant le sujet avec elle. Certains hommes, à sa place, auraient écrit ce qu’ils tenaient à révéler ; mais Grandcourt abhorrait d’écrire, même un billet, et il avait eu longtemps coutume de faire de Lush son secrétaire. Il ne lui vint donc pas à l’esprit d’écrire à Gwendolen l’information en question ; il pensa que le meilleur système était de se servir de Lush qui, pour lui, n’était pas plus qu’un ustensile, comme la plume et le papier. Il était si habitué à cet outil humain, que, l’ayant à sa portée à Londres, il le fit venir. Il s’ensuivit que Lush connut toutes les clauses du testament mieux que le testateur lui-même.

Grandcourt ne doutait pas que Gwendolen soupçonnait Lush d’être l’auteur de son entrevue avec Lydie, et que c’était ce motif seul qui l’avait porté à demander son bannissement. Il avait parfaitement deviné une moitié des terreurs de sa femme : tout ce qui se rapportait à son orgueil personnel et à sa perception qu’elle devait céder à la volonté de son mari : mais les remords qui formaient l’autre moitié, — si même il eût connu la violation de sa promesse, — étaient autant hors de sa conception que pouvait l’être l’autre face de la lune. Il la croyait jalouse de Lydie, et pensait que cette dernière, en lui envoyant les diamants, avait pu lui écrire qu’elle les avait longtemps portés et d’autres aménités analogues, telles qu’en usent ordinairement les femmes jalouses. En se servant de Lush, il n’entendait pas faire une insulte à sa femme ; elle devait comprendre que c’était le seul intermédiaire possible en cette occurrence.

Un matin qu’elle était assise à lire dans son boudoir, il entra, ses gants et son chapeau en mains, et lui dit de son ton traînard le plus persuasif et d’un air de bonne humeur :

— Gwendolen, ma chère, certaines affaires touchant ma fortune doivent vous être expliquées. J’ai chargé Lush de vous donner ces renseignements. Il sait tout ce qui s’y rapporte. Je sors ; il va venir. C’est le seul homme capable de vous fournir ces explications. Je présume que vous ne refuserez pas de le recevoir.

— Vous savez bien le contraire, dit-elle en se levant furieuse, Je ne le recevrai pas ! — Et comme elle manifestait l’intention de sortir, Grandcourt s’appuya contre la porte. Il s’attendait à sa colère et n’en laissa voir aucune. Au contraire, il reprit d’un ton aussi calme que s’il avait répondu à une objection sur un dîner :

— Inutile de faire de l’embarras. Le monde renferme assez de brutes avec lesquelles on est obligé de parler : les gens qui ont du savoir vivre ne s’embarrassent pas pour de tels individus. Il y a une affaire à terminer : vous ne vous attendez pas à ce que ce soient des personnes aimables qui s’en chargent. Si j’emploie Lush, ce que vous avez de mieux à faire, est de considérer la chose comme toute naturelle. Donc ne faites ni bruit, ni embarras. À quoi bon branler la tête et vous mordre les lèvres pour des gens de cette espèce ?

Le ton traînard et les pauses avec lesquelles ces paroles furent prononcées donnèrent à Gwendolen le temps de réfléchir et d’éteindre sa résistance. Qu’allait-on lui dire sur sa fortune ? Ce mot pour elle s’associait avec sa mère d’abord, ensuite avec madame Glasher et ses enfants. Pourquoi ne recevrait-elle pas Lush ? Demander à Grandcourt de s’expliquer lui-même eût été intolérable, en admettant qu’il y eut consenti ; et puis, elle ne pouvait supporter davantage l’humiliation d’être prisonnière de ce mari qui barrait la porte ; elle s’éloigna et alla s’appuyer contre un nécessaire en voyant Grandcourt s’avancer.

— Je me suis arrangé pour que Lush vienne pendant que je serai parti. Dois-je lui dire de monter ?

— Oui, répondit-elle après une pause, en détournant la tête et en baissant les yeux.

— Je reviendrai à temps pour pouvoir faire un tour à cheval si vous êtes prête. — Point de réponse. — Elle est dans une rage terrible, pensa-t-il ; mais la rage demeura silencieuse et, par conséquent, ne lui déplut pas. Il s’avança encore, lui prit le menton, l’embrassa et sortit.

Elle n’avait pas fait le moindre mouvement. À quoi devait-elle se résoudre ? En scrutant sa conscience, elle ne trouva pas matière à une juste plainte. En épousant cet homme, elle avait eu quelques illusions romanesques qui lui avaient fait croire qu’elle pourrait user de son pouvoir sur lui comme elle le voudrait ; tout à l’opposé, c’était lui qui en usait avec elle comme il l’entendait. Elle considérait la démarche de Lush comme une sorte d’opération chirurgicale, de cautérisation, à laquelle elle devait se soumettre. Pour Lush, sa tâche ne lui plaisait ni ne lui déplaisait, et Grandcourt, en le quittant, lui avait dit :

— Ne vous faites pas plus désagréable que la nature ne vous y oblige.

« Cela dépend », se dit Lush ; puis tout haut, il ajouta :

— Je vais en transcrire un extrait que lira madame Grandcourt ; mais il ne dit pas qu’il ferait toute la communication par écrit, ce qui prouvait que l’entrevue ne lui déplaisait pas. Le testament renfermant une provision pour lui, il n’avait donc point de motif pour être de mauvaise humeur, quand même la mauvaise humeur lui aurait été habituelle. Il était convaincu d’avoir pénétré tous les secrets de la situation et n’y trouvait pas de plaisir diabolique. Il avait seulement de petits mouvements de ressentiment satisfait, en discernant que ce mariage donnait raison à ses prévisions, et que, pour l’arrogante jeune femme, il n’était pas aussi satisfaisant qu’elle avait pu s’y attendre. Dépourvu de pitié aussi bien que de volonté, il n’aimait que ses plaisirs personnels, et n’éprouvait d’aversion que pour ce qui y mettait obstacle ; toutefois, il n’était pas indifférent à l’idée d’être traité impoliment par une jolie femme, et se sentait satisfait que la commission dont il était chargé le mît à même de l’humilier s’il le voulait. Il ne pensait pas le faire sans nécessité ; mais il y a des gens dont la seule question : « Comment vous portez-vous ? » nous semble une offense.

Quand on annonça M. Lush, Gwendolen bien décidée à ne pas lui laisser voir la moindre trace de ses sentiments, quoi qu’il pût lui dire, l’invita à s’asseoir avec une imposante tranquillité. Après tout, que lui était cet homme ? Il ne ressemblait en rien à son mari, et elle détestait trop ce mari, pour haïr cet individu commun, aux manières familières, avec de grosses mains qui tenaient en ce moment un papier plié.

— Je ne crois pas avoir besoin de vous dire, commença-t-il, que je ne me serais pas présenté devant vous, si M. Grandcourt ne m’en avait exprimé le désir formel ; il vous l’aura dit, sans doute ?

De la part de certaines voix, ce langage aurait paru poli et même timidement apologétique ; Lush n’avait pas d’intention contraire ; mais pour Gwendolen, ses paroles furent d’autant plus insolentes, que ses yeux proéminents et le pronom « vous » étaient d’une familiarité grossière. Il aurait dû lui remettre le papier et lui parler à la troisième personne. Elle se contenta de faire un petit signe d’acquiescement, et Lush continua avec un peu de gêne :

— Ma position de confiance auprès de M. Grandcourt, pendant quinze ans et plus, me fait, tout naturellement, une situation particulière. Il peut me parler d’affaires dont il lui serait impossible de s’entretenir avec tout autre, et dans celle dont il s’agit, il ne pouvait employer personne que moi. J’ai donc accepté par amitié pour lui. Telle est mon excuse au cas où vous auriez préféré que ce fût un autre.

Il s’arrêta de nouveau, mais elle ne bougea pas, et Lush, pour se donner une contenance, déplia le papier et fit semblant de le lire avant de reprendre la parole.

— Ce papier contient un extrait du testament de M. Grandcourt, dont il a voulu que vous connussiez une partie. Daignez y jeter les yeux. Cependant, j’ai quelque chose à dire en manière d’introduction et j’espère que vous me pardonnerez, car ce n’est pas tout à fait agréable. — Lush, qui trouvait qu’il se comportait mieux qu’il ne s’y était attendu, ne se doutait pas combien il l’insultait avec son « pas tout à fait agréable ».

— Dites, je vous prie, ce que vous avez à dire, sans vous excuser, fit Gwendolen avec le même air dont elle aurait reçu un goujat venant réclamer une récompense pour avoir retrouvé le chien qu’il a volé.

— Je dois vous rappeler une chose qui est arrivée avant votre engagement avec M. Grandcourt, reprit Lush, disposé à se montrer insolent pour répondre à son mépris. Vous avez, si vous vous en souvenez, rencontré à Cardell-Chase une dame qui vous a parlé de sa position envers M. Grandcourt. Elle avait avec elle des enfants, entre autres un beau petit garçon.

Les lèvres de Gwendolen devinrent aussi blanches que ses joues ; sa colère était sans armes : les mots n’arrivaient pas à ses lèvres ; le langage de cet homme lui faisait l’effet d’une lame d’acier qui lui déchiquetait la peau.

M. Grandcourt n’ignore pas que vous saviez cette malheureuse affaire, et il croit juste que sa position et ses intentions vous soient clairement expliquées. Il s’agit de fortune et d’espérances, et si vous aviez quelque objection à y faire, je vous prie de me la mentionner ; c’est un sujet dont, naturellement, il ne voudrait pas parler lui-même ; soyez donc assez bonne pour lire ceci, dit Lush en se levant et en lui présentant le papier.

Gwendolen s’était résolue à ne trahir aucune émotion en présence de cet homme, mais elle n’était pas préparée à s’entendre dire que son mari connaissait les conditions, silencieusement acceptées, avec lesquelles elle l’avait épousé. Elle n’osa pas avancer la main pour prendre le papier, dans la crainte qu’elle ne tremblât trop visiblement. Pendant un moment, Lush demeura debout le lui tendant et elle sentait son regard fixé sur elle comme une ignominie, avant de pouvoir lui dire à voix basse, mais avec hauteur :

— Mettez-le sur la table et allez dans la chambre voisine, je vous prie.

Il obéit, passa dans l’arrière-salon, où il s’étala dans un fauteuil, en se disant : « Madame recule considérablement. Elle ne savait pas ce que lui coûterait cet article superflu qui s’appelle Henleigh Grandcourt. » Comme elle était une fille sans le sou, il lui semblait qu’elle avait mieux réussi qu’elle n’avait droit de l’espérer, et que son habileté avait été grande pour son âge ; ses réponses à Lydie ne signifiaient rien et son départ avait probablement été une manœuvre très adroite. Il appelait cela un coup de maître.

Pendant ce temps, Gwendolen ralliait ses esprits pour lire le papier. Il fallait qu’elle le lût. Tout son être, son envie de rébellion, ses rêves de liberté, les remords de sa conscience, sa terreur d’une nouvelle visite de madame Glasher, tout lui faisait une nécessité d’en connaître le contenu. D’abord il lui fut difficile de comprendre la signification des mots. Devenue plus calme, elle put lire que dans le cas où ne naîtrait point de fils de son mariage avec Grandcourt, celui-ci constituait pour son héritier le petit Henleigh. C’était tout ce qui lui importait de savoir ; elle passa rapidement sur les autres clauses relatives à la provision réglée pour elle en ce cas ; elle ne conserva qu’une perception confuse de milliers de livres et de Gadsmere. Cela suffisait. Elle pouvait congédier l’intrus qui était dans le salon voisin, avec la méprisante énergie qui venait de renaître en elle à l’idée que cette question de fortune et d’héritage signifiait la fin de ses humiliations et de son esclavage.

Elle mit le papier entre les feuillets du livre qu’elle tenait à la main et entra d’un air majestueux dans la chambre où se tenait Lush, qui se leva en la voyant approcher. Quand elle fut arrivée à quatre pas de lui, elle s’arrêta un instant pour lui dire d’une voix ferme, et en le toisant avec dédain, les yeux demi-clos :

— Dites à M. Grandcourt que ces arrangements sont précisément ce que je souhaitais ; puis elle passa lentement devant Lush, qui eut le temps d’admirer la grâce de sa démarche et de s’étonner de son esprit et de son impertinence. En réalité, il n’aurait pas voulu qu’elle fût punie plus sévèrement, et il se dit avec satisfaction qu’il était temps d’aller goûter à son club, où il se fit servir une copieuse salade de homard.

Lorsque Grandcourt revint chez lui, il trouva sa femme toute prête pour faire un tour à cheval avec lui. Il avait cru sans doute frapper sur elle un grand coup ; mais elle espérait que, peu à peu, elle lui ferait voir un effet tout opposé à celui qu’il attendait. Pour le moment, elle ne put que le défier en paraissant satisfaite de ce qu’il avait présumé devoir lui être désagréable. Non seulement elle sortit à cheval avec lui, mais encore elle alla dîner en ville avec lui, sans que rien, dans leur manière d’être mutuelle, fût changé.

Un trait caractéristique de sa conduite mérite d’être signalé. Elle ne voulut pas relire une seconde fois le papier que Lush lui avait remis, et avant de sonner sa femme de chambre pour venir l’habiller, elle enferma cet extrait testamentaire dans une cassette de voyage, fermement résolue de résister à toute curiosité sur ce qui lui était alloué.

Rien ne vint changer sa situation. Le mois de mai se passa, juin commença, et madame Grandcourt était toujours là, se présentant comme on attendait qu’elle le fît, avec sa grâce, sa beauté et ses toilettes, soit à l’église, soit à l’opéra, ou dans toutes autres réceptions.

Un matin, passant à cheval dans Rotten-Row avec Grandcourt, elle vit contre la grille et en face d’eux, une dame aux yeux noirs, avec une petite fille et un petit garçon, qu’elle reconnut aussitôt pour les êtres dont la vue lui était le plus pénible. Grandcourt et elle allaient justement au pas et avaient ralenti l’allure de leurs chevaux ; elle n’eut la présence d’esprit que de regarder du côté opposé à ces yeux noirs qui avaient rencontré les siens. Quant à Grandcourt, il passa devant le groupe sans faire semblant de le voir.

Elle éprouva contre lui une rage mêlée de honte pour elle-même, et ces mots : « Vous auriez pu la saluer », lui vinrent aux lèvres, sans pouvoir en sortir. Si son mari, en sa présence, voulait ignorer ceux qu’elle-même avait exclus de la place qu’elle occupait, comment aurait-elle pu le lui reprocher ? Elle se tut.

Ce n’était pas le hasard qui avait amené là madame Glasher avec son petit garçon, mais sa volonté. Venue à Londres pour y faire des achats, elle avait eu avec Lush des entrevues, dans lesquelles il avait cherché à apaiser son esprit inquiet, en lui représentant que toutes les probabilités d’une victoire finale étaient de son côté ; qu’elle se tînt tranquille, et elle pouvait vivre assez pour voir le mariage se dissoudre de lui-même, d’une façon ou d’une autre, en laissant la succession assurée à son fils. Elle avait eu aussi un entretien avec Grandcourt, qui, comme d’habitude, lui recommanda de se conduire en femme raisonnable et la menaça de la punir si elle se faisait gênante ; comme d’habitude aussi, il n’avait pas été ladre, l’argent qu’il avait reçu de sir Hugo pour Diplow le mettant à même de se montrer généreux. Lydie, confiante en ces probabilités, en somme favorables pour elle et ses enfants, dévora sa colère impuissante, mais ne put résister au désir d’apparaître devant Gwendolen comme une tête de Méduse ; sa rancune et sa jalousie trouvant du soulagement dans un épanchement de venin, quoiqu’il fût aussi inoffensif que celui d’une vipère à laquelle on a arraché les dents. C’est pourquoi, ayant appris de Lush le moment probable de la sortie de Grandcourt avec sa femme, elle était venue se poster là pour les braver. Qui aurait donc pu y trouver à redire ? N’avait-elle pas le droit de conduire le petit Henleigh au parc ?

Son apparition dépassa ce qu’en avait attendu Lydie dans le choc ressenti par Gwendolen en voyant Grandcourt passer sans sourciller devant cette femme, autrefois si chère à son cœur, et devant les enfants qu’elle avait eus de lui. Cette sombre image du sort réservé à une femme qui a perdu toute dignité sociale, se répandit sur ses visions d’un avenir qui pouvait être le sien et la terrifia. — Où trouver la délivrance ? Quelle autre espérer que la mort ? — Pas la sienne, cependant ! Elle n’était pas femme à penser à sa mort comme à une réalité prochaine. Il lui semblait bien plus possible que Grandcourt mourût : et pourtant, c’était improbable. La puissance tyrannique qu’il avait en lui semblait une puissance vitale, et l’idée que la mort de son mari était son seul moyen de délivrance ne faisait qu’un avec la pensée que cette délivrance n’arriverait jamais. Non ! elle le voyait toujours vivant et la dominant pendant toute sa vie.

Deux jours après cette rencontre au parc, il devait y avoir un grand concert chez Klesmer, qui habitait une magnifique maison dans Grosvenor Place, et qui était devenu le protecteur et le prince des artistes musiciens. Pour Gwendolen, c’était une occasion où, bien certainement, elle rencontrerait Deronda, et elle avait longuement médité comment elle lui poserait une question, qui, sans contenir un mot déplaisant, serait assez explicite pour qu’il la comprît. Elle fut longtemps sans pouvoir lui parler ; son irritation augmentait à mesure que diminuaient les chances de rencontre ; elle était furieuse même contre lui, de ce qu’éloigné d’elle, il paraissait d’un calme imperturbable, tandis qu’elle était en danger de trahir son impatience devant tous ceux qui venaient lui parler. Elle se barricada dans une arrogance glaciale, qui fit dire à M. Vandernoodt, que madame Grandcourt était on ne peut mieux assortie à son mari. Lorsque enfin les hasards de la soirée amenèrent Deronda auprès d’elle, sir Hugo et madame Raymond étaient là et pouvaient entendre chaque mot qu’elle dirait. Qu’importe ! son mari était hors de vue, et avec une audace qui lui rendit pleine possession d’elle-même, elle dit :

— Monsieur Deronda, je voudrais que vous vinssiez me voir demain, entre cinq et six heures.

— J’irai certainement, répondit-il d’un air soumis.

En ce moment, c’était tout ce qu’il pouvait formuler, mais il comptait lui écrire un billet pour s’excuser, car il avait toujours évité de faire une visite à Grandcourt. Il ne put cependant se décider à user d’un procédé qui la blesserait, et si on pouvait taxer son excuse d’indifférence, ou d’affectation d’indifférence, elle n’en était pas moins blessante. Il tiendrait donc sa promesse.

Gwendolen avait refusé à Grandcourt de sortir à cheval, alléguant qu’elle ne se sentait pas bien ; elle n’avait fait connaître son intention qu’au dernier moment, quand les chevaux attendaient, mais non sans crainte que son mari ne voulût aussi rester à la maison. Devenue presque superstitieuse sur son pouvoir de divination soupçonneuse, elle supposait ce qu’elle aurait fait en pareil cas. Mais Grandcourt accepta son excuse sans une observation et partit.

Malgré cela, quand elle se trouva seule et qu’elle eut envoyé donner l’ordre de n’introduire que M. Deronda, elle commença à trembler et à sentir une agitation croissante, à la pensée qu’il paraîtrait bientôt et qu’elle serait obligée de parler, non de trivialités, car alors elle n’aurait eu aucun motif sérieux pour l’appeler chez elle, et pourtant, il lui semblait impossible de lui dire ce que, pendant des heures entières, elle avait décidé qu’elle lui exprimerait. Pour la première fois, l’impulsion qui l’avait portée à lui faire appel fut accompagnée de timidité, et maintenant, qu’il était trop tard pour reculer, elle était frappée par la possibilité qu’il considérât son invitation comme inconvenable. Alors elle baisserait dans son estime ! Elle se raidit contre cette crainte insupportable. Dans ses efforts pour dompter son agitation, elle arpenta à grands pas ses salons dont les grandes glaces réfléchissaient son image ; sa robe de soie noire faisait ressortir la beauté de son visage, la blancheur de son cou, et rehaussait tous ses avantages. S’en étant aperçue, elle courut dans son boudoir et s’enveloppa la tête d’un grand voile de dentelle noire, pour cacher son cou et ne laisser voir que sa figure. Devant ce mépris manifeste pour toute coquetterie, elle se sentit plus libre, mais rien ne put faire disparaître le malaise qui régnait sur ses lèvres et dans ses yeux.

Elle était debout au milieu du salon, quand on annonça Deronda, et lorsqu’il s’approcha, elle s’aperçut que lui aussi n’était pas dans son état habituel. Ils se demandèrent mutuellement des nouvelles de leurs santés, et Gwendolen, au lieu de s’asseoir, s’éloigna un peu et alla s’appuyer sur le dos d’un fauteuil. Deronda resta debout, tenant son chapeau d’une main, et de l’autre froissant le col de son habit. Gwendolen vit dans son embarras la reproduction du sien, et forcée de parler, elle dit d’une voix timide :

— Vous vous demandez, n’est-ce pas, pourquoi je vous ai prié de venir ? J’avais besoin de vous questionner. Vous m’avez dit que j’étais ignorante. C’est vrai ! Que puis-je, sinon vous interroger ?

Elle ne sentait pas la possibilité de lui adresser les questions qu’elle avait préparées. Quelque chose de nerveux dans sa manière d’être fit craindre une crise à Deronda. Il lui répondit avec une tristesse affectueuse :

— Je n’ai qu’un regret : c’est de ne pouvoir vous être que d’une très faible utilité.

Ces paroles et ce ton firent vibrer en elle une corde nouvelle, et elle continua avec moins de gêne, quoique ce ne fût pas ce qu’elle aurait voulu dire :

— J’avais besoin de vous faire savoir que j’ai toujours pensé à votre recommandation ; mais cela est-il bien utile ? Je ne puis me changer, parce que les choses qui m’entourent n’éveillent en moi que de mauvais sentiments, et il faut que je continue ; je ne puis rien changer, c’est inutile !

Elle s’arrêta un instant, contrariée de n’avoir pas trouvé les paroles désirables, et recommença avec plus de hâte :

— Mais si je continue, je deviendrai pire, et je ne le veux pas. Je tiendrais à être ce que vous voudriez que je fusse, il y a des gens qui sont bons et qui se plaisent aux grandes choses, je le sais. Moi, je suis une créature méprisable ! Je sens que je puis devenir méchante et haïr le monde. J’ai essayé de me faire à l’idée de m’éloigner de chacun, mais je ne puis. Trop de choses m’en empêchent ! Vous croyez peut-être que je ne réfléchis pas ? Détrompez-vous, je réfléchis et beaucoup. Je crains tout ! Je crains de devenir coupable. Dites-moi ce que je puis faire !

Elle avait tout oublié, excepté l’image de misère impuissante qu’elle essayait de présenter à Deronda en termes brisés et figurés, voulant lui communiquer, mais non lui exprimer son besoin. Ses yeux étaient secs, et leurs pupilles dilatées leur donnaient un air poignant ; on devinait des sanglots réprimés dans sa voix qui se voilait de plus en plus jusqu’à ne devenir qu’un murmure. Elle se blessait en pressant contre sa poitrine les bijoux qui reluisaient à ses doigts et à ses poignets.

Deronda avoua plus tard que l’impression ressentie par lui alors fut horrible. Par quel moyen pourrait-il arrêter les progrès des souffrances qui accablaient cette jeune femme ? Comment, avec une sentence, les changer ou les faire disparaître ? Il craignait même sa propre voix. La première pensée qui se présenta à son esprit fut celle-ci : « Avouez tout à votre mari, ne lui cachez rien. » Mais avant qu’il eût pu la formuler en paroles, la porte s’ouvrit et Grandcourt entra.

Il était revenu pour éclaircir un soupçon. Il vit la figure anxieuse de sa femme, voilée comme une religieuse, et Deronda, debout à quelques pas d’elle la regardant d’un air de douleur. Sans paraître aucunement surpris, il fit de la tête un signe de bonjour à Daniel, jeta un autre coup d’œil sur Gwendolen, et alla s’asseoir dans un fauteuil, en croisant les jambes et tira son mouchoir avec lequel il s’éventa.

En le voyant entrer, Gwendolen avait tressailli, mais elle ne changea pas d’attitude et ne quitta pas sa place. Ce n’était pas le moment de feindre ou de manifester une répulsion ; l’impression passionnée de ses dernières paroles était encore trop forte. Elle était, en outre, désespérée de se dire que son entretien avec Deronda ne pouvait se continuer ; le rideau était baissé et la pièce finie. Quant à Daniel, il fut rappelé à lui-même par l’idée de ce qui pourrait résulter pour elle d’avoir été vue dans cet état d’agitation par son mari. Il comprit que sa présence ne pouvait qu’exagérer chez Grandcourt les conjectures possibles de duplicité ; il se contenta donc de dire :

— Je ne puis rester plus longtemps. Adieu !

En lui tendant la main, il sentit que la sienne était glacée. Elle ne lui dit pas adieu.

Quand il eut quitté le salon, Gwendolen se laissa tomber dans un fauteuil, dans un sombre désespoir et s’attendant à être punie, mais Grandcourt n’y fit pas attention ; il était satisfait de lui avoir fait comprendre qu’elle ne l’avait pas dupé, et le silence qu’il garda fut formidable d’omniscience. Il sortit le soir et accepta, sans même en sourire, son excuse d’indisposition.

Le lendemain, au déjeuner, il dit :

— J’irai faire une partie de yacht sur la Méditerranée.

— Quand ? reprit Gwendolen, dont le cœur battit d’espoir.

— Après-demain. Le yacht est à Marseille. Lush est parti pour tout préparer.

— Puis-je alors dire à maman de venir me retrouver ? demanda Gwendolen, dont la perspective de paix et d’affection qui débordait de son âme, éclata comme les premières lueurs du matin.

— Non ; vous viendrez avec moi.


XLVII


Deronda, en quittant Gwendolen, s’était abstenu de lui dire : « Je ne vous reverrai de longtemps, car je vais partir », dans la crainte que Grandcourt ne pût supposer qu’il s’imaginait que ce fait avait de l’importance pour elle. Il partait sous le coup de circonstances si intéressantes pour lui, que quand il sortit pour tenir la promesse qu’il lui avait faite d’aller la voir, il était déjà dominé par une émotion solennelle.

Sir Hugo lui avait envoyé, par un domestique, ce billet :

« Viens tout de suite. Il est arrivé quelque chose », et il n’avait été tranquillisé que quand, en entrant dans le cabinet du baronnet, il se vit reçu avec une affectueuse gravité, au lieu du chagrin qu’il appréhendait.

— Ce n’est rien qui vous peine, monsieur ? demanda-t-il en prenant la main qui se tendait vers lui.

Le regard de sir Hugo se portait sur lui avec une signification étrange, et sa voix décela une émotion contenue quand il dit :

— Non, Dan, non. Assieds-toi. J’ai quelque chose à te dire.

Deronda obéit, non sans un certain pressentiment qui lui serra le cœur. Il était bien rare que sir Hugo se montrât si sérieux.

— Ce n’est, en effet, rien qui me peine, mon garçon ; du moins si cela ne te fait pas de peine, à toi. Mais je ne m’attendais pas à ce que ceci pût jamais arriver. J’avais des raisons pour ne pas t’y préparer, pour ne jamais te parler de tes parents. En tout cas, mes efforts ont constamment tendu à ce que ce ne soit pas une offense pour toi.

Sir Hugo s’arrêta, mais Deronda ne put parler ; il ne put même dire : « Je ne l’ai jamais considéré comme une offense ». Quand même cela eût été vrai, il n’aurait pu élever la voix. Jamais sir Hugo n’avait vu une telle pâleur sur le visage qu’il aimait ; jamais ses lèvres n’avaient été aussi frémissantes ; jamais il n’avait eu cette expression douloureuse. Craignant de lui infliger une nouvelle blessure, il continua avec une tendresse qui témoignait de l’anxiété de son âme :

— Je n’ai fait qu’obéir aux ordres de ta mère. Elle a voulu que je gardasse le secret qu’elle tient à te dévoiler aujourd’hui. Elle désire te voir. Voici sa lettre que tu liras plus tard. Elle t’apprendra ce qu’elle veut que tu fasses et où tu la trouveras.

Sir Hugo lui tendit une lettre écrite sur du papier étranger, qu’il mit dans son portefeuille, heureux de n’être pas obligé de la lire sur-le-champ. Il était visible que l’émotion de Daniel avait gagné le baronnet, qui s’efforçait de retrouver son sang-froid. Il lui semblait difficile d’en dire davantage. Une question, la plus difficile et la plus pénible pour lui, se pressait sur les lèvres de Daniel ; il aurait bien voulu ne pas la faire, mais il était impossible de reculer ; le moment était trop solennel. S’il le laissait passer, il pouvait ne plus retrouver la force de formuler ses mots et d’attendre la réponse. Enfin, il se décida à regarder sir Hugo et lui dit d’un ton respectueux et d’une voix altérée :

— Mon père vit-il aussi ?

— Non ! répondit aussitôt le baronnet.

Le passé venait de se rouvrir pour sir Hugo. Après un silence, pendant lequel on ne put lire sur les traits de Deronda s’il ressentait de la joie ou du chagrin, le baronnet reprit avec un accent ému :

— Peut-être ai-je eu tort, Dan, de consentir à ce que j’ai fait. Peut-être aussi ai-je trop aimé de t’avoir tout à moi. Mais si jamais tu as ressenti une peine que j’aurais pu t’éviter, je t’en demande pardon.

— Il y a longtemps que le pardon est là, répondit Deronda en posant la main sur son cœur. Ma peine la plus grande a toujours été causée par une autre que je n’ai jamais connue, mais que je connaîtrai bientôt. Cela ne m’a pas empêché d’avoir pour vous une affection profonde qui a été la plus large et la meilleure part de ma vie.

Dans une impulsion simultanée et irrésistible, ils se serrèrent la main et se tinrent longtemps embrassés.



  1. Extrait de l’ouvrage de Zunz intitulé : Die synagogal Poesie des Mitlelalters. (Note du traducteur.)
  2. Israélite, fils d’Israël.
  3. Comme la pensée qui s’empile sur la pensée jusqu’à ce qu’une grande vérité s’en détache, et les nations lui font écho.
  4. Puritain fanatique, l’un des personnages du roman de Walter Scott, les Puritains d’Écosse (Old Mortality). (Note du trad.)
  5. Pure ; autrement dit : préparée selon les prescriptions de la loi mosaïque. (Note du traducteur.)