Daniel Valgraive/Texte entier

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J.-H. ROSNY



Daniel Valgraive




PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31

M DCCC XCI

PRÉFACE




Nous avons résolu que l’histoire de Daniel Valgraive serait celle d’une âme supérieure et miséricordieuse condamnée à se dissoudre prochainement dans la mort. Il eût été puéril de faire cette âme d’une pièce, comme les silhouettes des vieux stoïques, mais à travers les jalousies, les haines, les bassesses, les défaillances, les duplicités, les doutes, toute la vase des plus transcendantes natures, c’est la Fatalité du Bien que subit Daniel, et non pas la Fatalité du Mal. Si ses volontés finales sont discutables, si elles peuvent ne paraître pas la meilleure œuvre à faire, du moins impliquent-elles une indéniable noblesse. Valgraive lui-même n’ignore pas certaines de leurs imperfections, mais il n’a pas le temps. Il est irrémissiblement condamné à faire vite, par conséquent tout proche de lui. Qu’il s’aventure à des projets lointains, il risquera d’aboutir au Néant. Le don de la femme aimée, la transmission de ses pouvoirs comme de ses tendresses, le choix d’êtres familiers tels que Hugues, Charles, les Sigismond, George, cela lui apparaîtra le maximum réalisable.

On nous pardonnera d’avoir, en ce roman, insisté longuement sur les débats de cette conscience. Daniel eût sans cela été simpliste et invraisemblable. Tel qu’il est, nous lui connaissons des frères en charité. À cette heure même, nous nous préoccupons d’un monde où les Daniel Valgraive ne sont pas rares : un monde de bonté humaine qui nous attire très impérieusement. Nous voulons prochainement dire, dans une œuvre plus vaste, les annales de la miséricorde et du dévouement, telles que la vie en donne (avec, bien entendu, l’interprétation esthétique). Nous voulons mettre en scène cent êtres simples et quelques êtres compliqués, dans un roman à dédier à la Bonne Humanité. Nous voulons en dire les grandeurs, les hypocrisies et les sincérités, les enfantillages, les petitesses et les attendrissements. Nous voulons cela dans la mesure modeste de nos forces, mais nous le voulons opiniâtrément. Si nous ne réalisons pas pour nous-mêmes un idéal de Justice et de Charité, au moins avons-nous eu une passion sincère, durant toute notre vie d’enfance et de jeunesse, pour le Bien[1].

Seulement, il se faut entendre. Notre conception du Bien n’est pas la conception évangélique. Nous combattons les doctrines qui veulent donner l’« Humble » comme idéal de Vertu. Nous cherchons, avec les énergiques philosophes d’Occident, à rebâtir un idéal puisé dans une plus complexe notion de la vie et de l’évolution. Nous croyons que l’Humanité peut marcher à une morale, non point radicalement neuve, mais portée à une nouvelle puissance. À ce titre, nous réprouvons complètement, pour l’Occident, le retour évangélique de quelques Slaves[2] qui veulent que la haute vertu soit dans l’effacement, dans la confusion des cerveaux d’élite parmi les paysans : et, au rebours, nous disons :

« Non, il ne faut pas tendre la joue gauche lorsqu’on a été frappé sur la droite.

« Non, il ne faut pas être semblables aux petits enfants.

« Non, il ne faut pas, lorsqu’on a la joie précieuse d’être né avec de hautes facultés, se condamner à redevenir mougick.

« Non, il ne faut pas réprouver la science moderne, qui a ses erreurs et ses présomptions, mais qui reste une magnifique tentative, si souvent victorieuse, pour surprendre les attitudes mystérieuses de la matière.

« Non, le Bien ne doit pas être le pur et simple Sacrifice, mais avant tout un moyen pour développer plus largement, plus pleinement, plus hardiment les êtres supérieurs, et par exemple, Daniel, au seuil de la tombe, ne se sacrifie pas ; en agissant pour le bonheur des autres, il accomplit sa destinée de la manière la moins effroyable pour sa conscience en faisant vivre sa volonté miséricordieuse après lui[3]… »

En résumé, pour nous, Occidentaux, ne sera morale complète que celle qui repoussera le Renoncement en tant que Renoncement. Ne sera morale complète que celle où le Bien pourra être la Force, la Lutte, l’Intelligence. Celle où le Génie et l’Orgueil même trouveront tout leur développement, où de puissantes ambitions pourront s’étancher. Celle où se découvriront des études et des créations aussi infinies que dans le Vrai et dans le Beau, celle, enfin, où les races élues tendront vers des bontés aussi supérieures à celles des inférieurs que les Sciences des Européens à celles des Boschimans et où le Bien, la plus intense communion des êtres, sera conçu comme la source des Psychés les plus belles, les plus profondes, les plus fines et les plus intenses.




PREMIÈRE PARTIE




I


Daniel Valgraive soupira d’impatience, compta mentalement : « un, deux, trois, quatre…, » pendant que Cheyne disait une anecdote à une douzaine d’auditeurs. Il avait du succès, en verve, la voix nuancée, le geste impressif. Daniel, en chaque mot, en chaque trait, reconnaissait le plagiat, l’imitation du causeur Saumaise :

— Quel cuir ont-ils pour épiderme ?

À voir sourire et rire les autres, il pâlissait comme d’une insulte, les mains froides, le cœur chaud, avec un tremblement du genou. Il continuait la numération : « quinze, seize, dix-sept…, » se reprochant avec force une si puérile colère :

— Cheyne imite sans savoir… Il faudrait se féliciter qu’il ait absorbé Saumaise…, que le causeur ait laissé sa trace par delà la mort… Comment autrement se transmettraient et se garderaient certaines traditions charmantes ?

Il ne put se résigner. Au milieu de l’anecdote, il se leva discrètement — il était à l’arrière du groupe — et se retira. À peine dans la rue, il en eut le regret :

— Quelle sottise !… Me voilà seul !

Le mot « seul » résonna plein d’angoisse. Par diversion, Daniel regarda des ouvriers verser de l’asphalte fumante, tel un potage d’hommes de pierre. Une minute, l’odeur bitumineuse, l’étalement irisé du liquide, la gravité sacerdotale des ouvriers, ce mastiquage qui rappelle des jeux d’enfance, le retinrent.

Le cahot des fiacres bientôt lui crispa la plante des pieds ; de la rue il ne ressentit que l’énervement physique, plus solitaire en réalité, plus morose que sur une triste lande automnale. Il se réfugia dans le parc Monceau. C’était le prélude du crépuscule : l’étang grelottait sous les nuages en demi-teintes infinies, disait le doux occident, la variété, la timidité, le chuchotement. L’élégance d’arbres en mal d’avril, leurs ombres diffuses dans la lumière diffuse, le léger cri d’amour de bêtes invisibles, quelques canards en escadrilles sur les rides mobiles du flot, tout satura Daniel d’une fraîcheur et d’une bonté que parfumait la terre rajeunie. Il allait à pas menus :

— Ah ! que je voudrais être aux Flouves !

Une sensation singulière passa sur son épiderme, la frayeur du mot je qui revint en écho, à plusieurs reprises.

Soudain, le souvenir qu’il fuyait s’empara de lui et l’écrasa. Il revit l’antichambre du docteur Beaujon, réécouta les effroyables paroles du praticien à un élève :

— Le monsieur qui vient de sortir n’a plus un an à vivre !

Et ce monsieur, c’était lui, Daniel !

Ah ! certes, fils de père et de mère frêles, Daniel avait eu de bonne heure le sentiment d’une dégénérescence. Imbu du principe que tout rêveur excessif décèle de la vieillesse et de l’inaptitude à croître, comme ces peuples décrépits dont l’orgueil est à l’arrière des siècles, il avait lutté douloureusement pour vivre dans l’entour, pour fuir son « moi. » Chagriné, assombri par de perpétuelles rechutes vers la solitude, vers des choses lues plutôt que vues, à la longue était née une haine presque morbide contre le sens intime, une impression de vide et de ténèbres lorsqu’il plongeait en lui-même.

Mais combien cette horreur avait crû depuis les paroles de Beaujon ! Combien, lorsque les lois de son organisme, après des efforts, des labeurs, le ramenaient à se plonger frileusement en soi-même, il défaillait vite en des songeries de sépulcre !

Ce jour-là, il fuyait depuis le matin une tendance aux rêves.

À la poursuite de réunions, d’événements, de causeries, partout les nerfs et la fatigue l’avaient chassé. Par le soir approchant, dans l’haleine fraîche du crépuscule, il tenta d’absorber des formes, de reporter sa pensée vers des problèmes extérieurs. Mais à la chute subtile de l’ombre, une appréhension spectrale, le « je » le poursuivant comme Satan les stylites sur leurs colonnes, bientôt le fit marcher plus vite.

Les fines branches descendaient vers lui, la nuit semblait se déposer sur les ramures comme des laines sur les cadres d’un métier.

— Il faudrait voir Hugues !

Mais Hugues devait être sorti.

— Et Clotilde est avec Charles chez les Daumont !

Découragé, il n’osa rentrer chez lui, il eut peur de la table vide, du foyer brûlant pour lui seul, plein d’intimités amères.

Il se réfugia dans un restaurant.


II


C’était un endroit discret et confortable. Il y faisait tiède et blanc, le service silencieux, les plats choisis. Daniel se mit à l’écart, et d’abord les lueurs tamisées, les deux bougies posées sur sa table le rassérénèrent. Des souvenirs d’adolescence bruirent dans son âme, en rumeurs aussi confuses et magiques que l’incantation des flots lointains. Presque avec gaîté il fit son menu, il jeta un coup d’œil sur les journaux du soir.

Mais les articles tournèrent autour de son crâne sans y pénétrer, une atmosphère de migraine ploya sa tête vers la gauche comme si un aimant l’attirait.

Après le potage, son appétit rompit net. Il trouva lamentables les viandes, ces fragments de cadavres déguisés sous l’apprêt et dont il absorbait péniblement des bouchées. Une rumeur le tourmentait, vague, terrible, qui n’était pas autour de lui, mais en lui. Il baissa la tête, il s’écouta, il défaillit à des visions mortelles, il eut la conscience nette de son cœur, compta son mouvement faussé et trouble. Il sentit que l’Obsession montait glaciale, irrésistible :

— Fuir le rêve !

Il tenta de songer à des choses lointaines de son propre être, de déchiffrer des physionomies de dîneurs.

Taciturne, dans une grave et bienheureuse plénitude, un quadragénaire gourmand l’occupa quelques minutes ; la vigueur de son mâchement, la joie de ses prunelles, l’ampleur vitale de son geste, l’éclat de sa denture. Parmi l’iris des cristaux, le tremblement lumineux des flacons et la neige de la nappe, cette scène perdait toute animalité, se revêtait d’une symbolisation de santé et de puissance…

De nouveau, il oublia le dehors. Ses idées coulèrent intérieurement comme l’après-pluie dans une forêt. Tout allait vers le gouffre redouté, vers le Centre, vers l’Abîme. À grand’peine, il put s’accrocher à des réflexions sur ses proches : son enfant, sa femme, son frère Emmanuel, Hugues !

— Pauvre petit Charles…, j’ai du moins eu le bonheur de te concevoir dans une heure de plénitude…, tu es doué de la vigueur d’Emmanuel…, de son beau regard énergique !

Où donc est Emmanuel, maintenant ? Dans quel désert mongolique, dans quel steppe désolé promène-t-il sa manie voyageuse ? L’âme de Daniel bondit dans une ardente tendresse, comme au jour d’enfance où le frère avait failli périr dans une mare, où un bûcheron l’avait retiré de la vase meurtrière : ah ! l’étreinte du visage blême, les tremblants baisers sur la chevelure humide !…

Mais d’Emmanuel il revint lentement sur lui-même, ainsi qu’un oiseau fasciné par un reptile ; il s’entendit avec terreur dire à mi-voix :

— Cet homme n’a plus un an à vivre !

Il observa frileusement les flammes de ses bougies, tremblantes parmi les fruits du dessert, basculant des ombres fantasques. Soudain ces ombres parurent s’immobiliser. Daniel ne perçut plus les rumeurs de la salle. Ce fut un silence profond et vaste. Les cinq minutes suivantes furent comme une période incommensurable. L’esprit de Valgraive s’effondra, s’immergea dans un sentiment presque unique, toutes ses idées cristallisées autour, immobiles. C’était l’œuf du Chaos, le Sépulcre avant la Vie, le Néant préétabli, incommensurable et solide. Il n’y entendait plus ses artères, la peau froide et l’œil immobilisé sur une pointe de couteau.

Un son intermittent y naquit, un va-et-vient d’insectes, il regarda les pénombres comme un herbivore craintif explorant des buissons nocturnes. Le Péril plana, puis la Navrance, le Précaire, l’Abandon :

— Ah ! l’Abandon !

De sa peau, le gel pénétra ses organes, une haleine glaciale passa sur la table. Il songea les banquises, la taciturnité polaire, une très longue lueur descendant du soleil lointain sur la déclivité des latitudes :

— Il faut marcher très vite pour que le froid ne descende pas au cœur !

Et, machinalement, il se leva, il étendit la main. Ce mouvement l’éveilla. Des larmes d’angoisse filtrèrent entre ses cils. Son cœur battait péniblement, une douleur infinie le terrassa sur sa chaise :

— Fuir le rêve, Daniel !

Les trois mots chantèrent en lui comme les vespres dans une basilique. Une belle et forte mélancolie chassa l’épouvante. Il se vit debout avec Hugues dans une jolie cité de tourelles. Des réverbérations coulaient dans les vasques des vallées, des cloches légères tremblaient sur le cristal de l’air, la vie patiente, robuste et continue sourdait en épeautres et en avoines. Sous les ramures d’un abiès, une lumière de sainteté, une lueur d’auréole argentait les mousses ; les longues théories de la branche et du ramuscule se vêtaient des couleurs les plus reposantes ; l’air descendait en ondes jeunes, vibrantes, électriques, où tous deux puisaient le courage de l’avenir et la béatitude du présent…

L’âme de Daniel, à cette souvenance, s’éleva, s’agrandit dans une chagrine miséricorde, dans une bonté stoïque.

D’indécises histoires de martyrs, des fictions héroïques et douces gravitèrent en lui. Il eut soif de dévouement, d’altruisme :

— Ah ! oui…, avant de mourir…, tenter cet effort de Bonté qu’on s’étonne de voir si rarement chez les moribonds !

Cette pensée, fréquente en lui, jamais il ne l’avait conçue aussi solennelle, tendre et profonde, aussi haute de Mélancolie, d’Amour et de Miséricorde.

La fatalité du Bien le saisit comme à d’autres la fatalité du Mal, et que l’analyse, avec son flux de banal, ne put rompre. Non point, du reste, le Bien humble, qui ordonne de se faire petit enfant, le Bien qui préfère le paysan accroupi dans une fonction primitive à ceux qui ont crû en noblesse intellectuelle, non pas le mysticisme qui veut ravaler la raison. Daniel appartenait, au contraire, à la phalange de ceux qui ne veulent pas que le Bien soit l’humilité. Il était de ceux qui lui veulent, quand il est supérieur, l’attitude de la supériorité. De ceux qui le conçoivent armé, en guerre, contre les pervertis, capable d’orgueil et d’ambition, et surtout, surtout, de ceux qui haïssent l’idée de tendre la joue au soufflet, d’enterrer les facultés hautes. À ceux-là rien ne semblera périlleux pour les races fermes de l’Occident comme d’admettre les mysticités obscures du nivellement des plus méritants aux fonctions misérables. Pour eux, la hiérarchie des mérites étant le plus grand bien, il sera puéril qu’une âme vaste se résigne à céder son droit aux vastes accomplissements — cela ne pouvant engendrer que le triomphe des âmes tortueuses, trempées à la lutte barbare et qui tendront à faire le monde à leur usage et à leur image… Et dans cette foi vigoureuse l’amour des hommes ne comportera pas moins les héroïsmes pour le Bien et le Juste, pas moins de splendeur altruiste en faveur du prochain, mais elle repoussera avec horreur le systématique et lâche effacement.

Aussi, lui, Daniel, au bord du Sépulcre, ne croyait pas s’effacer en tendant à léguer le plus grand bien possible derrière lui, il se manifestait plutôt, il y voyait le maximum d’un effort de mourant, fermé désormais aux développements du cerveau, mais encore apte à créer des Actes à sa ressemblance.

Pourtant, comme les Actes semblèrent mesquins au prix de l’immensité de son désir ! Révolutionnaire, il eût pu rêver la mort d’un tyran, se donner à un complot, accomplir quelque mystique fonction de révolte. Religieux, il eût pu rêver tel apostolat, convertir des brutes, se résigner aux foules moqueuses ou féroces, catéchiser des barbares. Naïf, il eût pu fonder un prix de vertu, ajouter une obole aux dotations académiques de science, d’art ou de littérature, tenter quelque refuge de femmes perdues ou de vagabonds.

Tout cela, en vérité, assiégea sa méditation — (quel amoureux de Bien social y échappe ?), — surgit des recoins de son encéphale comme une armée de siège un jour d’assaut, et tout cela parut si pauvre et pesamment inutile — même en se transposant révolutionnaire ou croyant :

— Ah !… On comprend que tels ont pu mourir indécis… trouvant le choix trop pénible…

Des noms historiques apparurent au ras de sa mémoire, les uns précis, les autres vagues comme des épaves sur la mer incommensurable. Ils lui disaient en substance que, malgré sa menuité, toute tentative valait l’effort, et qu’il fallait choisir les plus douces, celles qui ne feraient souffrir personne :

Personne ? Quel Bien peut exister sans un côté de Mal ?

Il vit se dérouler une clairière des Flouves où les arbres roulaient assez de semences pour peupler un continent, il songea à la belle et implacable germination où tout être, pour se faire, a coûté la vie à des milliards de semblables. Cette vision ne le découragea point ; elle le porta seulement à simplifier son désir :

— À quoi bon le lointain…, le précaire des choix de hasard, quand, tout près, le Destin semble avoir amassé toute une synthèse de bien à faire… Hugues…, le cousin Sigismond…, George.

Parenté d’arrière-cousinage, la famille Sigismond croissait dans un recoin de littoral où elle s’était conservée saine et douce. Parfois, en pérégrination, Daniel y avait passé. Avec un plaisir profond, il se remémorait la petite station météorologique où le cousin cumulait diverses fonctions délicates, rétribuées pauvrement. Ses sept enfants croissaient en intelligence et en force, la race pouvait produire quelque individualité supérieure ; mais la vie était trop âpre, ils n’avaient pas la nourriture et la sécurité nécessaires aux développements cérébraux.

— Je leur donnerai l’aisance médiocre qui n’amollit pas et permet la lutte…, qui fait des agents sociaux vivaces et non des branches pourries…

Le songe l’attendrit, amer et résigné, que son cadavre dût être la délivrance de ces pauvres gens. Il imagina le jour d’automne ou d’hiver où leur arriverait la nouvelle, la pâleur de leur joie, les paroles où un regret de surface cache l’allégresse du fond…

George apparut alors, d’un rameau voisin des Sigismond, orphelin fantasque, aux versatilités inquiétantes. Après des intimités tendres, discrètes, heureuses, tout soudain il fuit avec des rancunes. À toute minute quelque chose l’a blessé ou quelque hypocondrie naît dans son âme. Impuissant à dire son grief ou sa navrance, il s’enferme dans l’entêtement de la brebis ou du lama. Ses retours, délicieux par l’imprévu, troublent par leur nature éphémère : au premier renouveau de souci, une mémoire cruelle lui retracera les griefs ou pseudo-griefs d’antan. Mais, somme toute, il n’est point perfide, n’ayant que l’arme passive de la bouderie, peu enclin aux revanches dépassant la vie intérieure. À celui-là, il faudrait quelque ferme et patiente présence, comme celle d’Hugues, pour harmoniser les fièvres périlleuses, les perversions de l’adolescence approchante.

— Hugues !

Il tressaillit, il enveloppa dans une grande perspective de la mémoire, la figure de l’homme qu’il estimait le plus en ce monde. Avec Hugues Vareilh, il avait partagé les grands élans de la pensée, l’espoir de ne pas passer inutile, la foi dans la Vertu et la Bonté, avec Hugues il avait consolidé son mépris des faciles scepticismes, des paresses de l’esprit qui remplacent l’action par des ironies imbéciles ou des blasements d’eunuques.

Et il rêva le bonheur de son ami.

En vain l’inévitable amertume que l’autre allait durer et lui s’éteindre, en vain d’insidieuses raisons de dénigrement rôdèrent par le cerveau de Daniel, il réussit à dominer toute la vase de l’être, à s’élever par-dessus les considérations honteuses.

Comme les Sigismond, comme George, Hugues était pauvre, pauvreté pour lui d’autant plus exécrable, que ses recherches, ses voyages, ses fouilles de géologue exigeaient de fortes dépenses. Ombrageux à l’excès, il n’avait accepté aucune aide directe de Daniel.

Toutefois, celui-ci, amoureux naguère de voyages et de fouilles, avait réussi à combiner un compagnonnage d’excursion et de recherches où Hugues avait développé et coordonné bien des travaux et des recherches. Mais au retour de ces courses, la susceptibilité revenait, l’orgueil sauvage d’une misère âprement défiée…

Avec un sourire mélancolique, Valgraive songea que sa quotité disponible de patrimoine suffirait aisément à la libération d’Hugues, des Sigismond, de George, et que Charles serait encore plus riche qu’il ne convient à un être pour ne pas risquer la dégénérescence.

Aussi était-ce là le côté tranquille de son rêve, que résoudraient quelques lignes d’écriture et du papier timbré — la miséricorde sans effort, la bonté sans lutte.

Mais il existait un autre côté, que jamais il n’avait osé regarder en face, tout hérissé de complications intimes, tout vibrant de révoltes, de lamentation, d’écrasement, de vanité et de renoncements insupportables et qu’il se résolut, dans cette salle de restaurant presque vide, qu’il se résolut de dominer, de scruter d’un cœur sincère, tandis qu’une sueur de Passion filtrait fine sur ses tempes.


III


Pour se donner un maximum d’amer courage, il formula son projet en une phrase deux ou trois fois chuchotée, dont les mots lui poignardaient le cœur.

— Il faut qu’Hugues épouse Clotilde !

Alors, lentes d’abord, indécises comme une aube, les raisons sourdirent.

Seul, Hugues Vareilh était capable d’aimer Charles comme son propre fils. Seul, il lui continuerait l’éducation selon l’idéal de Valgraive. Aucune circonstance, aucune naissance d’autre enfant, aucun calcul d’intérêt, ne pourrait détourner la tendresse, la notion du Devoir chez un tel beau-père. Avec lui, Charles serait certainement heureux, avec lui, la fortune ne deviendrait pas une source de dépravation et d’abaissement de caractère chez l’enfant bien doué, déjà enclin aux noblesses plutôt qu’aux vilenies du cœur, avec lui, la mère ne souffrirait d’aucun de ces sombres et féroces débats dont souffrent les ménages à double lignée.

C’était donc le bonheur pour Charles, c’était le bonheur pour Clotilde. Et c’était aussi le bonheur pour Hugues.

Car Daniel ne l’ignorait pas, Vareilh aimait secrètement, douloureusement Clotilde, et cet amour, par sa pureté, par le soin extrême dont il était dissimulé, par une immolation complète, n’était point de ceux dont on pût faire reproche.

Puis, au tréfonds, il était une excuse supérieure et à laquelle Valgraive ne pouvait songer sans un peu de remords : Hugues avait connu et aimé Clotilde le premier, Hugues avait pu l’espérer pour femme. Certes, l’un n’avait pas enlevé la jeune fille à l’autre ; certes, la précaire situation de fortune d’Hugues, sa réserve délicate, fière et craintive, son silence, lui donnaient d’emblée tout désavantage non seulement sur l’ami, mais sur chacun des jeunes et riches antagonistes qui désiraient Clotilde : irrésistiblement un quelconque devait l’emporter sur ce timide. De plus, Daniel avait pu concevoir et avait conçu, par défaut de confidences, des doutes si Vareilh aimait ou n’aimait point. Mais, hélas ! toute cette équivoque avait été favorisée par mille ruses minuscules de conscience, par toute espèce de nuances d’attitude que Valgraive s’était depuis reprochées.

Ce serait donc une œuvre juste et réparatrice, s’il pouvait, durant ses derniers mois d’existence, préparer un mariage futur entre Clotilde et Hugues, dépenser de l’adresse, de l’héroïsme et de la charité à vouloir que l’ami lui succédât dans la possession de la jeune femme…

Mais, le problème une fois posé, l’orage naquit, un recul jaloux et navré de toute l’âme, une affreuse et noire colère.

L’amour, sous ses formes funèbres, mordit Daniel, un infini désir que Clotilde ne fût qu’à lui, qu’aucune étreinte mâle n’entourât, après sa mort, la femme avec laquelle il avait goûté les suavités de la tendresse. En mille poses, il la revit, dominatrice de son univers, superposée à la splendeur des éléments, à la douceur des nuits d’été, aux croissances du printemps, aux morts fastueuses d’Octobre, à l’Éclosion, à la Croissance, à la Beauté, à l’Harmonie, aux voix secrètes de la substance éternelle…

À travers cette crispation de supplice, il continua de raisonner, il se répéta que la fatalité des choses amènerait Clotilde à se remarier, que sa nerveuse et capricieuse nature était aux antipodes de celles qui languissent dans un éternel veuvage. Et alors, pourquoi pas l’ami plutôt qu’un indifférent qui foulerait les souvenirs comme un conquérant les cadavres de l’armée vaincue ? Pourquoi pas celui qui respecterait le mort dans les intimités de l’amour, qui ne prononcerait pas d’ironiques ou cruelles paroles sur le passé, qui ne connaîtrait pas la hideur des jalousies posthumes, qui chérirait et surélèverait l’orphelin ? Pourquoi… ?

Ah ! c’est que l’Autre, l’Inconnu, restait une simple hypothèse, moins qu’une ombre ! Assurément, cet autre viendrait, triompherait, posséderait, mais son indéfinition actuelle en faisait un élément d’Espèce, non d’Individu, et quelle âme assez immatérielle pour redouter une abstraction au même degré qu’un fantôme ?

Puis (espoir dissimulé, sophistiqué), Clotilde pouvait mourir peu après Daniel, avant d’avoir choisi le successeur, et tant d’accidents survenir, tant de ces infiniment étranges qui fixent les destins, accumulent des obstacles — maladies, déformations physiques, lésions cérébrales… Et même, tout cela écarté, qu’est-ce qui prouvait définitivement que Clotilde fût incapable de se dévouer, non à la mémoire de son époux, mais à son enfant ? qu’est-ce qui prouvait que la veuve ne sentirait pas s’élargir son amour pour l’orphelin, pour celui dont elle serait désormais l’unique protectrice ? Sont-elles si rares, ces métamorphoses de la femme, lorsque la maternité parle ?…

Et il espéra follement et rapidement — une minute à peine — et vit se dresser devant son imagination Clotilde :

De sa race — père et mère — elle tient une variété de surface, une sinuosité de charmant et léger animal, avec des flux de nerfs et peu de sang, tantôt passive et d’une mansuétude égoïste, tantôt en guerre de beauté et de conquête. Elle n’aime pas s’avilir, peu encline aux aventures sérieuses, bien plus friande d’escarmouches cruelles, élégamment empoisonnées, que d’événements positifs. Elle aime son fils avec des dévouements ardents mais de nombreux oublis, sans constance, assez pour s’immoler dans un cas grave, mais refusant d’admettre la beauté ou l’utilité d’un don perpétuel, trouvant ridicules et sans élégance tous les héroïsmes, selon l’aphorisme d’un de ses frères :

— L’héroïsme est un retour à l’animalité !

Non ! celle-là jamais ne se consacrerait durablement à un être ! Le jour où le désir lui chanterait son antienne, elle y marcherait !

Et soudain un argument adventice surgit, aussi vieux que la civilisation, indestructible autant que banal : les vingt-sept ans de Clotilde, l’approche de ce périlleux stade où l’être féminin s’irrite et s’effare, où la terreur des lendemains précipite les actes, où un instinct de sauvetage fait courir les femmes au-devant de l’inconnu :

— En sorte que, même moi vivant…

La pensée de Valgraive divergea dans cette voie. De légers indices l’inquiétèrent. Toute cette dernière année Clotilde avait semblé plus lointaine. Évidemment, la crise se nouait, le quelqu’un de l’hypothèse était proche. Et l’angoisse mordit Daniel, terminée en haussement d’épaules, et le cycle des arguments (les mêmes — différenciés seulement par des permutations, par des violences ou des douceurs relatives) continua, recommença, se monotonisa, jusqu’à ce que la salle fût complètement déserte. Il se leva alors, il sortit.

Dehors, une nuit miraculeuse, l’énigme accablante et solennelle des constellations inscrite entre de fines mousselines. Une rare humanité sur les trottoirs, une tiédeur émouvante qui parle doucement aux fibres et surhausse l’être :

— Ah ! murmura Daniel…, la donner à Hugues avant de mourir !

Mais un amour accablant lui prenait le cœur ; Clotilde fut trop désirable sous le voile des souvenirs. Et il ne pouvait, il ne pouvait la donner ; il rêvait l’emporter avec lui dans les royaumes du Sépulcre ! Pourtant, il était sans haine contre Hugues, il répétait confusément son vœu d’altruisme, il le répétait comme un croyant l’Acte de foi, et les paroles tout à la fois allaient incomprises, et se fixaient pour augmenter la force de la Bonté, plus tard.

— Que je suis faible et lâche, ô mon Dieu !

Et ce soir-là, son âme ne put se résoudre au sacrifice.


IV


C’était le demi-soir. Avec la venue de l’ombre, un navrement plana sur les meubles grêles. Le ton des voix s’abaissa, entrecoupé des dissonances de ceux qui n’ont pas l’oreille ou l’âme accordée à ces minutes discrètes.

Le demi-cercle des visiteurs s’imprécisait à chaque seconde. Faute d’un gaffeur ou d’un bavard, la conversation sombra dans une pénurie noire. La présence d’un homme d’esprit échouait à dissiper une gêne née d’on ne sait quel tour gauche imprimé initialement à la causerie, et qui se perpétuait.

Un vieillard, en recul près d’une fenêtre, écoutait, pareil au rythme du crépuscule, un quatuor de voisins mélomanes. Un doux mépris lui coulait par l’âme. Sa morale légère, poudroyante, faite de mille atomes cueillis au hasard d’une vie instable, circulait dans une vibration lente comme le demi-sommeil.

À cette même place, par des soirs semblables, que d’années les mêmes réflexions, aussi régulières que les pas d’une sentinelle, aussi disciplinées qu’une compagnie à l’exercice, revenant à son insu, sans qu’il pût les régler ou les tenir à distance, fidèles aux mêmes similitudes, éveillées aux mêmes incidences et liées selon des modes identiques.

Et cependant, si de répétitifs incidents recréaient de répétitives rêveries, d’autres incidents eussent-ils beaucoup dérivé, dans l’âme raidie par l’âge, le cercle des méditations ? Ainsi, l’allumeur de réverbères, sa lance à l’épaule, d’habitude suggérait le dédain de la violence, la sottise de creuser rudement ou de se dresser en obstacle devant le Destin ou les Hommes. Sans hâter le pas, il dardait son humble flamme de cage en cage, dissipant l’ombre à petits coups, insoucieux de la puissance de la nuit. Mais tout autre menu événement n’aurait-il pas, l’allumeur absent, ramené à la même croyance ?

Le thème préoccupa diffusément le vieillard ; il finit par se dire :

— Il vient toujours une heure où l’on peut moquer la puissance… où les impétueux s’entre-tuent au profit des temporisateurs…

Cette parole était selon sa nature, étrangère à l’âpre joie et l’intime orgueil de sonder des idées lointaines, de créer le beau tissu logique où convergent des événements ou des êtres : il n’avait de l’existence que le concept critique, décomposeur, et toutefois de l’anxiété, de l’épouvante même devant les patients constructeurs de notions et de choses.

Tandis qu’il rêvassait, les yeux mi-clos, plusieurs causeurs prirent congé, qu’il salua vaguement. Des lumières tendres furent posées sur des consoles. Bientôt ne demeura qu’un dernier visiteur, un jeune homme, auprès de la maîtresse du logis.

Le vieillard l’épia. Sur sa petite figure élégante, en ses deux yeux chiffonnés, à mille variations de nuances, il passa une satisfaction sèche. La coquetterie de sa fille avec ce jeune homme, il l’approuvait sournoisement sans oser bien se le dire. Avec un plaisir frileux, il y voyait un début d’humiliation pour son beau-fils Daniel qu’il détestait sans motif avouable, par un sentiment d’Espèce plus que d’Individu, dont les ramifications obscures lui échappaient. Daniel, quoique frêle et maladif, représentait des croyances de loyauté et de vigueur, de droiture et de justice qui consternaient la versatilité essentielle du vieillard. Puis, même en dehors de toute antipathie, celui-ci avait une volupté à commettre de menues perfidies, une impression d’être moins déchu, moins vieux, tant qu’il garderait quelque habitude d’activité malfaisante. Pour mieux jouir de l’aventure, il remettait le péril à très loin, se flattant de le pouvoir arrêter en route, d’un acte ou d’une parole adroite.

Ce soir, il feignit de s’assoupir, sachant que Clotilde n’en serait pas dupe. La fermeture de ses paupières condensa sa rêverie, tels ces fleuves mal taris, épandus en mares, qui se raniment et se haussent dans un étranglement des rives. Il savoura, complète, quelque scène, quelque veillée de famille, avec un arome de thé, des paroles intermittentes ainsi que des gouttelettes de pluie, Daniel pensif, distrait, Clotilde étendue en un malicieux silence. Dans ce bien-être frais comme un beau fruit, dans la clarté des lampes et la familiarité des choses se cacherait la ruse de la femme, un rire de vieux conte, l’impalpable trahison…

Le vieillard s’en réjouit, puis s’en défendit, étant peureux, indolent, plein d’horreur pour tout drame. Une colère de Daniel, l’idée d’un péril, le brûla comme un contact électrique, pour s’effacer immédiatement sur sa molle mémoire et faire reparaître la rancune sénile.

Il ressortit de nouveau de sa rumination pour observer Clotilde et répercuta, par similitude de nature, les sensations de sa fille. Mais si elle était avide comme lui d’un intermède, comme lui confusément rancuneuse du stoïcisme de Daniel et surtout de ce que ce stoïcisme s’accrût depuis plusieurs mois, là où le père jouissait en contemplateur de drame, Clotilde tendait vers la mer aventureuse où les destinées naviguent, où les cargaisons de l’âme sombrent.

Au reste, rien de net encore, mais une ardeur beaucoup plus vive qu’aux ébauches d’aventures passées. Dans l’attitude dont elle écoutait Cheyne, dans la duplicité des réponses, elle avait franchi le premier cercle. Malgré les réserves faites des voies gardées pour la retraite, la facilité de tout rompre en un instant, c’était déjà une phraséologie ensemble hardie et hypocrite où tous deux, l’homme et la femme, étaient experts assez pour ne plus chercher un au-delà impossible, sachant se résigner à la fatalité banale des escarmouches où l’émotion, l’instinct de guerre et l’accent font la valeur des menus faits.

Lui avait choisi un bout de thèse, un pauvre bout suranné, mais suffisant auprès des plus fines, pourvu qu’on ne laissât point paraître trop de timidité ni surtout de doute : parti de l’affirmation que la Beauté et le charme sont des qualités méritoires en elles-mêmes, au même titre que l’Intelligence et l’Héroïsme, que l’esprit de garder et de perfectionner l’élégance est un devoir égal à celui de développer le cerveau, aussi nécessaire, d’un idéal aussi haut, aussi essentiellement lié à la joie et à la perfection humaine, le jeune homme avait conclu que la femme doit lutter avec férocité contre toute claustration de sa grâce.

— Je trouve qu’il est parfaitement immoral d’en sevrer le monde… autant que de le sevrer des œuvres de génie…, tout époux qui l’essaie devient l’ennemi de la société entière et ne mérite aucune pitié si…

Elle écoutait, scrutant le son et le visage, dans une pose factice, profondément indifférente au sens des paroles, mais émue de leur timbre. Elle sourit et d’un geste de froide remontrance :

— Quel paradoxe !

— Mais ce n’est pas un paradoxe…, c’est une profonde vérité méconnue… méconnue malgré l’évidence à travers les siècles… Prophètes, philosophes, réformateurs…, tous se croient obligés de rééditer les malédictions contre la frivolité des luxes féminins…, contre les luttes pour la Beauté… Les femmes, par bonheur, ne s’y laissent pas prendre… Elles savent ou devinent que la Grâce est une des Miséricordes de l’existence, une des Sublimités de l’être… Elles combattent pour la conserver et la grandir…, pour la transmettre de siècle en siècle plus souple et plus nombreuse…, et, comme cela coûte cher… et doit coûter cher…, elles ruinent avec justice leurs époux plutôt que de faillir à leur devoir et se rient des sots moralistes…

Clotilde eut un léger recul à lui voir trop de sang-froid. Il s’animait avec grâce, homme d’aristocratie, de geste sobre et doux, de sourire lassé sur des lèvres fraîches. Serait-il jamais assez humble, reconnaissant, si ?…

Elle haussa les épaules et réécouta, lentement reprise au même charme qui, depuis février, l’avait conduite. Il s’en aperçut, jeta des regards de biais vers le vieillard apparemment endormi et parla plus bas, mettant dans l’accent des syllabes le souterrain de son désir…

Une tenture s’écarta devant une face pâle et triste dont l’apparition fit tressaillir la jeune femme. La causerie rompit net, le vieillard ouvrit les yeux et se retourna, tandis que le nouveau venu murmurait :

— Ah ! Cheyne !… va bien ?

Son ton était vague, il avançait d’une manière pénible, son regard s’élançait de prunelles trop dilatées. Tout son être disait la souffrance, la tension des idées fixes, une âme lucide dans un organisme débile. Il parut ne pas remarquer la rupture des attitudes et répondit à une question de Cheyne :

— Oui, j’ai passé mars sans encombre… C’est, paraît-il, la mauvaise période pour mes frères en maladie… Maintenant, je puis, à la rigueur, guérir…

Et devant lui, derrière la muraille, il parut contempler un vide, une ouverture infinie sur l’Univers. En réalité, de son œil clair, il scrutait sa femme, et le cœur lui poignait :

— Guérir…, c’est un bien gros mot, mon mal est pourtant de ceux dont on peut s’évader, comme dit Clérin…, la question est de savoir par quelle porte…

Il prit une physionomie inquiète, comme demandant des paroles d’espoir. Cette attitude lui était si naturelle qu’elle fit naître en partie le sentiment qu’elle exprimait, mais elle déguisait un flux d’irritation fiévreuse :

— Ah ! dit Cheyne, on pouvait être inquiet il y a trois mois… À présent vous êtes sauvé !

— Sans doute, ajouta le vieillard. Daniel est sauvé !

Puis il y eut un silence brusque, et si lourd que tous quatre en souffrirent, un de ces orages nerveux où les êtres se repoussent avec force. Cheyne se mit debout, avec un regard vers la pendule qui composa son maintien :

— Six heures et demie !

— Les jours allongent, dit le vieillard avec une niaiserie volontaire, tandis que Cheyne offrait les shakehands d’adieu.

Ce départ fit tomber l’irritation de Daniel. Sa lèvre se détendit, mélancolique et presque douce. Mais tandis qu’il baissait la tête, il vit, entre ses cils, le vieillard et Clotilde se regarder en vagues complices, puis se détourner, par politesse et par haine des situations définies.

Alors son cœur lui fit mal, horriblement.


V


— Clotilde s’attarde !

Dans la nuit frêle, le craquement mi-lointain des fiacres semblait une marche d’insectes sur de l’écorce. Hugues Vareilh regarda Daniel. Une irritation chagrine plissa la lèvre du malade. Il entrevit Cheyne debout auprès de Clotilde, bavardant par-dessus le dos d’une chaise, et le père amusé, indulgent, tortueusement perfide :

— Vieux gamin !… vieux gamin !

D’une prunelle ironique et tendre, il enveloppa Hugues. Ah ! pourquoi si tardif à comprendre les situations et les êtres ! Ingénieux analyste, pourquoi cette inaptitude à voir l’immédiat de la vie ?

— À quoi penses-tu, Hugues ?

— Je pensais aux races turques et aux peuples qui cessent le Mouvement !

— Ah ! fit l’autre.

Ses orteils se crispèrent. Toute sa jalousie d’au delà le Sépulcre s’étant accumulée sur Cheyne, il n’avait plus la même angoisse à rêver l’union d’Hugues et de Clotilde. Même, à de certaines heures d’asphyxie où il sentait plus épouvantablement sa décroissance, il lui advenait de s’incarner en son ami. Le triomphe de celui-ci, alors, devenait son propre triomphe. Et il avait réclamé plusieurs fois, par ces jours de fin avril, en termes nuancés, indirects, une espèce de surveillance de Vareilh sur Clotilde. L’autre n’avait pas compris :

— Il pense aux races turques !

Hugues s’était levé, il marchait légèrement et puissamment, les épaules élargies par l’habit, plein de santé harmonique et de calme équilibre. Daniel soudain se complut à le voir, oubliant toute ironie dans un doux attendrissement de faible sur le fort :

— … Indépendamment de la question d’énergie et de volonté si fortement dépendante de la musculature d’un peuple, reprit Hugues…, indépendamment de la santé…, du péril à laisser inoccupés, dans l’être, sous prétexte de développement cérébral, toutes espèces de centres nerveux préposés à la nutrition musculaire…, indépendamment du péril d’une soudaine rupture d’équilibre…, la pratique du mouvement réel étant destinée à nous compléter la compréhension de dynamiques encore dans les limbes, étant seule capable de nous renseigner sur telles modalités lointaines de la matière, si nous cessons le mouvement, avant peu de siècles nous nous fermons de vastes ouvertures sur le progrès scientifique ou artistique…, nous nous privons de tout l’inconnu, que des muscles en action et en transformation versent de notions dans chaque fibre cérébrale…, et que l’étude passive est incapable de nous fournir…

Daniel admira la force de développement de son ami, puis lui vint une pénétrante tristesse ; très loin, comme ces objets qui se répercutent entre des glaces parallèles, qui s’évanouissent tout au fond dans un rêve, la personnalité fine et sinueuse de Clotilde s’obstinait, aux écoutes, souriante à l’odieux bavardage de Cheyne.

La voix d’Hugues descendit sur cette rêverie comme un fleuve dans un ravin ; ses phrases sur le « mouvement » incitèrent le malade à voir Clotilde se « mouvoir » parmi des robes fleuries :

— Les peuples seuls conserveront l’ouverture cérébrale qui ne laisseront pas périr les muscles…, les autres peuples descendront — et c’est l’histoire — à une monstruosité de crustacés parasites… Ah ! Daniel, quel peuple celui qui ne profiterait des steamers et des locomotives que pour gagner du temps, sans déchoir à la paresse corporelle… Quel peuple, celui qui s’affinerait tout en gardant le jeu de toute la chair, les possibles du progrès mystérieux… Celui-là verrait à la fois ses conceptions s’accroître des impressions de la vitesse mécanique, et des notions fournies par les attitudes indéfinies du muscle !…

Daniel songea qu’il n’était point de ces peuples-là ! Le front lui démangea, ardent, aride. De nouveau il s’irrita d’entendre Hugues discourir de Peuples et de suture cérébrale à l’heure où il eût dû s’apercevoir que son Destin se jouait.

Le causeur s’interrompait, brusquement gêné de parler de Force devant le malade. Daniel le vit rougir, devina : un frisson glacial descendit sur ses épaules. Il y eut une minute de sombre silence, puis :

— Hugues ?

— Eh !

— Veux-tu ouvrir la fenêtre ?

Un tremble jeune et délicat chantait dans le jardin, parmi des arbustes. Valgraive se souvint d’une nuit pareille dans l’ombre de sa vie. Alors aussi, le firmament était clair et frais comme une concavité de coquillage ; des trembles, à tout frisson de la brise, rebroussaient leurs robes doublées d’argent, doublées de franges de lumière. À cause de l’air qui entrait rapidement, renouvelant les poumons, il flotta beaucoup d’idées, d’images, de désirs sur l’âme et le cœur de Daniel. La pâleur haillonneuse du tremble suggéra des hymnes nébuleuses, un bassin où poussait de la massette et du lysimaque, des îlots de plantes vaporeuses, puis des féminités pures, des chœurs d’ondines, le rêve de fécondations à peine matérielles.

Mais l’angoisse persistait, à coupetées sourdes, avec un désir de confession, de lente confidence. Ah ! tout dire, conter la certitude de la Mort, les projets d’altruisme, faire don de Clotilde à Hugues devant cette fenêtre où flottait l’âme du printemps nocturne !

Entre ce désir et la réalisation, des obstacles obscurs, nombreux, presque infranchissables : le trouble où cela les jetterait tous deux, la difficulté des premières phrases, l’ennui d’une âme virile à se dévoiler dans le Bien où la pudeur est tant plus craintive que dans le Mal…

Le cœur lui battit violemment ; il fut si près de tout dire que, plus tard, il lui resta l’impression d’une confidence faite. Puis cela s’apaisa, s’endolorit, tandis que la charmante nuit nervine saturait sa chair d’attendrissement :

— Qu’il ferait bon être heureux !

La mélancolie de son accent pénétra dans Hugues. Il y eut une sorte de consonnance où tous deux songèrent presque aux mêmes choses, où des « te souviens-tu ? » identiques s’éveillèrent dans leurs cervelles. Et, par induction, Vareilh songeait à Clotilde lorsque Valgraive répéta :

— Décidément, Clotilde s’attarde !

Une confuse compréhension, née du ton de cette phrase, une communication nerveuse, fit revenir en Hugues des nuances de paroles naguère inaperçues. Il devina l’inquiétude de son compagnon, entrevit une crise, et du fond de son être, la faible et mourante graine de son amour tressaillit, parut regermer dans de tristes ténèbres. Il eut l’effroi de partager la jalousie de Daniel et plus encore de la surveillance qu’il sentit quémandée.

La moindre investigation dans cette vie de jeune femme, à côté de laquelle, depuis huit ans, il s’était condamné à passer indifférent et aveugle, il pressentit quel en serait le péril, combien redoutable le tourbillon qui l’entraînerait de remous en remous, le drame d’âme où il engloutirait la paix laborieuse de sa vie.

Cependant, une curiosité fiévreuse le mordait, comme un acide le métal, avec le sophisme de servir Daniel, de surveiller Clotilde pour « prévenir » le mal, et, du reste, la certitude de garder pour lui seul ses découvertes.

Comme il songeait à ces choses, il se sentit prendre le bras doucement, tandis que Daniel murmurait d’une voix caressante :

— Je suis un peu inquiet… Clotilde avait formellement promis de rentrer à une heure…

— Mais c’est jour de cohue chez les Devereuse !

— N’importe… Je suis nerveux…, mon mal évidemment…, et tu serais bien gentil si tu voulais passer et jeter un coup d’œil…

Une pause, Hugues sentant l’impossibilité d’un refus : Daniel, pâle et agité, la présence latente d’une chose triste, d’un fragment de Destin qui se noue pour des avenirs mystérieux :

— J’y vais ! dit Hugues.


VI


Daniel était entré dans la chambre de Clotilde et la regardait dormir. La frêle tête en carène, précieuse, faite au plus charmant burin, baignée dans le semi-fluide de la chevelure, les tempes fraîches où habitait l’âme de la mère, de l’amante, de la femme, avec mille malices coalisées, mille hérédités impondérables, perfides, il en avait peur, mais il l’admirait. Il se pencha, inconsciemment mesurant le crâne, le front, les attaches !

— Race aux volontés morbides…, un peu fermée déjà…, un peu descendante…, mais si pleine de grâce !…

D’anciens bonheurs tressaillirent, aussi impétueux et souples qu’un galop d’antilopes sur la savane. Ah ! les jours jeunes où il la tint contre lui, où la Renaissance descendit sur le monde, l’effroi de la perdre dans la nuit de l’Espace ou du Temps ! Que de poèmes tremblèrent sur son cœur, transmission de mille ancêtres réveillés, ressuscités, qui firent les Crépuscules divins, qui exaltèrent les agonies d’automne et les réveils du printemps ! Tout soudain, y songeant, son amour revint fort et subtil comme une jeune forêt de hêtres. Et deux souvenirs principalement le hantèrent :

Le premier ressuscita une après-midi d’automne, en un jardin de cloître. Clotilde y flottait dans une étoffe semblable de couleur à un grand nuage au zénith dont il tombait, par dix minutes, une fine bruine. À côté d’elle, une autre vierge, moins frêle, au col étincelant, dont la démarche musicale promettait la sérénité, le délice paisible. Dans l’interstice des pommiers vermoulus, des fenêtres, des vitres verdies par l’âge, le souvenir de cénobites comme des esprits de solitaires rôdant sur le sol sans gravier, où les pas s’étouffent.

Daniel ne savait laquelle des deux promeneuses choisir, pris du double amour où l’âme polygame se délecte. Il rêvait terminer là son destin, comme dans une île, fouiller les terres environnantes, faire pas à pas, coup de pioche à coup de pioche, une histoire géologique extrêmement patiente et complète de l’endroit. Dans les collines, à deux kilomètres, existaient des tombes lombardes, des tumulus cimbriques : des ouvriers venaient d’ouvrir une tranchée qui promettait un riche dépôt moustérien.

Ah ! s’il avait choisi l’autre, l’harmonieuse, la pondérée, et qui, sans doute, aurait enfoui l’hypocrite poème de la sélection dans ses devoirs d’épouse et de veuve ! Mais il avait marché vers la fragile, la fille des générations babillardes et astucieuses, ennemies de la stabilité, inquiètes de savourer mille petites perversions sociales.

— Je t’ai préférée, chuchota-t-il à la dormeuse… Ma chair a voulu ton caprice et ta puérilité…, la désuétude gracile de ta race a charmé la mienne…, et je t’ai agréée, incertaine, pauvrement aimante !…

Puis il revécut un soir d’hiver, à l’auberge sans feu, alors qu’il tenait Clotilde contre lui, que sa poitrine donnait la chaleur à la jeune femme peureuse, qu’il abritait et enveloppait les petits pieds glacés ! Elle grelottait, elle résumait le Divin de la Faiblesse, la suavité de l’être qui se réfugie ! Tandis que lentement elle dégelait entre ses bras, que ses dents cessaient de bruire et de s’entre-choquer, il songeait avec gratitude à la diligence étroite, aux routes où le craquement des glaces alterne avec les hurlements des loups sous de sinistres étoiles, aux trous entre les rocs pareils aux incertitudes d’une âme vaste, à la métaphysique des plaines pâles comme des rêves d’algébristes, au firmament qui avait surmonté des milliards de nuits pareilles, des mélancolies identiques évanouies dans les suaires du passé. Délicieux assoupissement de Clotilde, confiance, entrelacement d’âmes, voix de douceur dans la grande haleine mortuaire qui enveloppait l’auberge, ah ! vous êtes évaporés dans l’Inévitable !…

— Il faut la quitter…, la donner à un autre !…

L’angoisse le fit trembler. Il mit ses deux mains sur sa poitrine, d’un geste plaintif et abandonné. Sa lèvre s’abaissa, amère.

— Il le faut, pauvre homme !

Pour s’encourager, il se mit à songer à Cheyne. Tout de suite, une triste colère le souleva. Le fracas d’un chariot, dans la rue, évoqua l’idée du fiacre, et d’une silhouette sournoise, en route pour un rendez-vous, puis une furtive montée d’escalier… Des vêtements de Clotilde, sur une chaise basse, matérialisèrent ces imaginations. Il crut voir s’ouvrir une porte lointaine, ces mêmes vêtements tomber dans une pénombre, et l’Ignominie s’accomplir. Soudain, alors, l’analyse s’évapora, le cerveau fut comme anesthésié par l’impudeur et la férocité de l’image.

Il tint sa main sur Clotilde, dans un geste d’écrasement :

— Te tenir là, impuissante, à côté de moi, si loin de toute aventure !… et que la Nature n’a pas voulu que tu désarmes, qu’elle n’a pas voulu le renoncement à l’Esthétique des luttes sexuelles !… que de toute manière tu espères le vil poème, à travers le Mensonge et l’Hypocrisie !

Il sourit convulsivement, songeant aux sacrifices de l’Individu à l’Espèce, aux tâtonnements où l’amour se trompe, où les forts et les subtils sont victimes du faible et de l’idiot.

— Mais toi-même, tu es un faible…, tu n’as plus aucun droit sur une créature saine !…

Ces paroles tombèrent aussi durement sur lui que si un autre les avait prononcées. Il exécra la vie et l’univers, et sa rancune monta jusqu’à ses ascendants. Puis, contractant ses maigres joues souffrantes, ses arcades sourcilières, il fit l’effort, si familier chez lui, de repousser toute haine.

Dans le pâle matin, il avait une figure de Christ tatillon, un peu maniaque, mais exquis. En sa pauvre chair étaient comme creusés le dévouement, l’idéalité généreuse, le mépris du « moi, » et il ressemblait encore à ceux que les peuples épuisés, au bord de leur tombe, délèguent vers les jeunes et vigoureux barbares, ceux dont l’âme est restée haute et bonne à travers les Bas-Empires.

Puis il songea à Hugues :

— Pauvre Hugues !… Comme il a pâli !…

Il eut d’abord un instinctif tressaillement de joie à songer que son ami partageait ses angoisses. Il le revit pâle, silencieux, gardant son tact et sa réserve, mais surveillant Clotilde, allant aux mêmes soirées qu’elle. Il eut un peu de remords à voir l’abîme où son soupçon avait plongé l’autre. Comme ces remèdes qui transforment momentanément un organisme, quelques paroles avaient condamné Hugues à l’infini du soupçon, à la honte de la jalousie, à la noire tristesse de dissimuler, d’espionner.

— Ah ! que tout au fond il l’aimait !… et quelle grandeur d’avoir tant d’années enfoui cette forte passion !

Mais pourrait-il, en cette crise, dissimuler à Clotilde et surtout au père sa surveillance et son émotion ? Tant qu’il avait dû se sacrifier à l’amitié, sa tenue avait été parfaite, mais à présent ?

— Ne faut-il pas souhaiter, en somme, qu’il y mette un peu de maladresse, qu’il attire l’attention de Clotilde ? Il apparaîtra, malgré tout, plein de noblesse et de retenue…

Sans transition, Daniel éprouva une colère contre Hugues. Il trouva monstrueux qu’il osât être pâle et tremblant de jalousie. Toute l’illogique du cœur se leva contre l’ami, lui reprocha ce qui, deux minutes auparavant, paraissait digne de compassion…

Il fallut rappeler l’odieuse image de Cheyne pour retrouver la justice. Il se força à envisager l’impossibilité de n’être pas trompé, il mit une amère opiniâtreté à s’asphyxier de jalousie contre Cheyne pour obtenir un maximum de bonté envers Hugues…

— Par une voie, par une autre, elle sera rebelle, elle déploiera des ruses invincibles. Dans ce joli sommeil, dans cette inconscience où le sang bout si doucement, ses mauvaises volontés croissent comme des ronces dans un ravin… C’est la guerre éternelle ! Oh ! petits pieds, si prêts à courir au mal, petits pieds qui avez frémi dans mes paumes… petits pieds qui écraseriez si gentiment mon destin et que j’écoutais frémir sur le gravois et l’herbe des « Flouves ! »

Il marcha, aussi plein de contradictions que la mer d’algues, mais pourtant avec une volonté plus affermie, avec une force croissante pour jeter le défi à la destinée et à la souffrance.

Cependant, la respiration de Clotilde venait de s’affaiblir. Il aperçut la jeune femme prête à s’éveiller. Il eut la sensation d’une aube, d’un adorable lever de jeune déesse. Mais, hélas ! combien pesait-il, lui, dans les balances secrètes de cet esprit ? Distances des voisinages d’êtres, fausseté des présences réelles ! Est-ce que, comme ces enfants dont la leçon, confuse le soir, s’élabore dans le sommeil et leur vient claire, lumineuse, au malin, Clotilde ne concevrait pas, en ce début du jour, plus net, plus séduisant, plus praticable, le Mensonge où elle voulait enchevêtrer son Destin ?

Daniel serra les dents, vit sa femme s’étirer fraîche et belle, dans un nimbe de grâces, dans une atmosphère où son âme plana comme un freux sur des cathédrales. D’elle émanaient vers lui des frissons de volupté, tantôt avec des câlineries d’eau dormeuse, tantôt avec des équivoques amères et empoisonnées. Oh ! confidences de la chair fleurie, flux magnétique de la chevelure, emblème du Reverdis sur ses lèvres fines !

— Hélas ! murmura-t-il avec terreur.

Il se raidit. Il se composa une physionomie calme et presque souriante.

Les yeux de Clotilde venaient de s’ouvrir et regardaient Daniel de l’air dont on rencontre de l’imprévu au coin d’une rue.

— Je me suis levé de grand matin, fit Valgraive… Je souffrais… J’ai tort de demeurer à Paris…

— Ah ! dit-elle.

Elle parut rêveuse, avec douceur — et Daniel sentit une sorte de convergence heureuse dans leurs pensées. Elle désirait vaguement fuir quelque temps Paris, se recueillir, s’interroger dans un peu de silence. La forme si naturelle dont son mari offrait un départ ne lui inspira aucune défiance.

— Qu’est-ce qui t’empêche d’aller à la campagne ? fit-elle.

— La saison n’est pas finie… et j’ai peur d’être seul là-bas…, j’ai besoin de sentir de la famille…

— Eh bien ! nous pouvons bien sacrifier quinze jours de Paris !

— Merci ! dit-il.

Et soudain il s’assombrit, il fut atteint au cœur de la chagrine sensation qu’elle luttait…, qu’elle luttait contre l’amour pour l’autre. Il enragea de ce qu’elle se défendît par devoir, par fierté, ou peut-être par un reste de tendresse amicale, contre une séduction étincelante de jeunesse et de fraîcheur, de ce que lui, Daniel, fût la chose ancienne, le souvenir en désuétude, sur lequel elle s’attendrit mollement, mais dont elle n’attend aucun renouveau ! Il eut l’enfantine révolte où l’on hâterait soi-même le dénouement, où l’on trouve plus intolérable la résistance vertueuse de sa femme que sa chute.

Sa physionomie décela son trouble et rendit Clotilde nerveuse.

— À quoi songes-tu ?

Il sentit très bien le danger de son attitude, ce que Clotilde pourrait deviner, et toute la folie, tous les prétextes de la femme qui se voit soupçonnée « au moment même où elle veut être bonne. » L’effort qu’il fit pour se dominer n’aboutit pas, contrarié par des idées à côté qui faisaient bégayer sa mémoire.

— Il faut, il faut sourire et parler naturellement !

Mais il ne le pouvait, et cette impuissance le remplissait de crainte, d’un vertige pareil à l’approche d’une grande roue près de l’épaule d’une personne nerveuse, surtout d’une impression pénible de non-liberté, de hasard, de noire impossibilité à diriger logiquement son être.

— Alors, fit-il, nous partirons dans quelques jours pour les « Flouves ? »

— Oui, répondit-elle sèchement.

Elle l’observait, elle était offensée de son attitude, de sa lèvre chagrine, alors qu’il aurait dû montrer de la satisfaction. Elle devina qu’il avait prémédité de l’emmener, elle, pour la tenir loin de Cheyne. Elle en fut ulcérée (et dédaigneuse) ; il lui passa par la tête les rapides contradictions de la femme, parmi lesquelles il en est toujours une contre laquelle elle se bute.

— Misère ! songea Daniel… Elle est capable de quelque…

Même intérieurement, il ne prononça pas le mot, il laissa la phrase inachevée, pris d’une indignation excessive contre lui-même pour n’avoir pas su trouver le maintien convenable.

— Elle m’aidait…, elle voulait suivre…

Irrésolu, il se demanda s’il ne pourrait réparer sa maladresse. Mais le sourcil froncé de Clotilde, l’atmosphère irritante qui les séparait l’un de l’autre, tout indiquait l’aggravation où les paroles et les silences sont également mauvais. Il prit la résolution de se retirer.

— À tantôt ! fit-il d’un ton contraint.

Elle restait pensive, silencieuse et redoutable, son cerveau — et surtout ses nerfs — en proie à un sournois travail. Il y avait en elle une moquerie colère, l’ennui profond d’avoir été forcée de faire ce qu’elle voulait faire spontanément, le besoin d’une vengeance sans péril pour elle, et en même temps le vertige de ce péril. Tout cela, dans l’aller et le retour de mauvais souvenirs sur la tatillonnerie de Daniel, la volonté perverse d’appeler — et de rappeler — ces souvenirs comme un essaim d’excuses ; enfin, mais aussi caché, aussi dissimulé qu’un nid dans un feuillage épais, une curiosité suraiguë. Et de ce débat complexe, il résultait la volonté de revoir Cheyne, au moins une fois — et n’importe où — avant son départ.

— Une fois !

Mais elle n’était pas assez aveugle pour ne pas pressentir combien « une fois, n’importe où, avant un départ, » c’était chose grave. Aussi s’excitait-elle davantage contre Daniel, dissimulant la griserie du péril sous une indignation qui devenait, de minute en minute, plus artificielle.


VII


Valgraive s’était retiré dans une mortification profonde. Comme les gens persiflés qui répondent dans l’escalier, il voyait nette la forme de causerie où aurait pu se prolonger, se répercuter et se multiplier les bonnes résolutions de Clotilde. D’autant subissait-il le précaire, l’immense poids de l’inconnu dans des actes si proches et si familiers. Sa déception s’exagérait encore à scruter la multiplicité des détours où il aurait pu revenir au but, et parmi lesquels, lourdement, il n’avait su que sombrer.

— La route était nombreuse, pauvre pilote… avec si peu de récifs à éviter !

Mais que l’habileté même est chose secondaire ! La sensation est là, plus forte que tout, une mauvaise bête nerveuse qui voit très bien la bonne voie, mais qui se cabre par fausse honte, par vanité, par la rage d’être absurde devant les meilleures suggestions de la sagesse.

Il s’assit chez lui, la tête lasse, il cessa quelque temps de penser — ou plutôt de suivre sa pensée. Il se fit un léger tourbillon dans son crâne. Il fut comme dans un enveloppement de fluides et de vertige. Une note cadencée, telle la voix d’un sapin qu’une bise secoue en deux temps, balançait dans son cerveau.

— Où… à… où… à…

Des souvenirs s’allongeaient comme des tigelles dans une eau lente. Vers la gauche, à l’arrière de la tempe, une douleur contuse, puis d’indécises paroles qui se précisèrent.

— Cet homme n’a pas un an à vivre !

Il se leva, il regarda le vide d’un air sombre :

— Pauvre homme ! songe à la mort bonne et juste !

Cette exhortation sembla douée d’une force merveilleuse. Sa jalousie fut moins envenimée et mordante. Elle se mêla à un besoin d’action altruiste, elle s’élucida au profit d’Hugues :

— Il faut agir !

Mais comment ? Il y rêva avec activité et froideur. Son esprit se dégagea de la servitude immédiate des sautes d’idées. Il pensa avec suite, il élabora des plans, examina toutes les manières qu’il avait d’agir sur Clotilde. Que fallait-il faire du moins pour préserver le présent ? Garantir trois ou quatre jours, entourer Clotilde d’assez de surveillance morale et d’obstacles physiques pour prévenir un coup de tête dont, à tout mettre au pire, les suites n’étaient pas nécessairement décisives : car Daniel restait assuré que l’aventure ne dépassait pas l’état embryonnaire. Si ce début réussissait, l’installation aux Flouves, le séjour, permettraient une infinité de tactiques.

Il sembla enfantin qu’on ne pût facilement et légèrement détourner pendant trois jours une volonté féminine encore indécise. Mais cette chose si simple se montra pénible à l’analyse. Pour les obstacles physiques, Daniel sentit l’impossibilité, avec sa nature délicate d’essence et orientée par l’éducation, de rien faire par violence. Il était enfermé dans la fatalité des moyens indirects, il se savait condamné aux plus grands cataclysmes plutôt que de recourir à rien de brutal :

— Agir par l’enfant…, par Hugues…, par…

Sa figure s’anima. Il eut la flamme de l’idée heureuse, inspirée, infiniment féconde et très simple :

— Par le père…, oui…

Il resta songeur et sa conviction ne décrût pas, son plan s’élabora, se développa, facile, mais qu’il aurait pu cependant ne pas trouver, ou encore (la fortune des pensées étant ainsi faite) ne pas être en humeur d’accueillir aussi bien, ne pas voir du coup aussi lucidement.

Il resta un quart d’heure encore, moins à réfléchir qu’à se fixer une contenance, une forme d’humeur, puis il se rendit chez son beau-père.

Le vieillard terminait son thé matinal. Tout autour de lui des gracilités pâles, des meubles tout légers, lui-même un ancêtre finement sculpté, la lèvre faite pour les demi-tons de l’ironie, l’œil fuyard avec des audaces poltronnes, le vêtement net, spirituel. La vie a pesé sur lui comme la vague sur un réseau de cordelles. Les périls ne l’ont point atteint tellement, les flairant à distance, il a su s’écarter de leur route et ne tomber sur ses ennemis qu’à l’heure de l’infortune et en tapinois. Les vicissitudes ont trouvé son âme faite de si menus districts qu’elles n’ont su auquel atteindre. Nulle part un faisceau, nulle part une trame, partout l’esprit et l’ingéniosité en îlots. Partout une complexité comparable, devant la complexité des cohérents, aux bribes d’une branche devant une branche entière.

Valgraive s’arrêta pour le contempler dans l’éclair filigrané d’un feu de hêtres. Il offrait un tel symbole de bonheur aride, d’éphémère falot et de petites cruautés d’attitude et d’expression, d’extraordinaire absence de tendresse, que Daniel en fut d’abord découragé.

Le vieillard se défia, inquiet de voir Daniel à l’improviste. Recroquevillé dans cette espèce de désossement moral qui était sa défensive :

— Une tasse de thé ? fit-il, tâtant le beau-fils qui, de coutume, n’acceptait que lorsqu’il était de belle humeur :

— Non ! fit distraitement l’autre.

— Il vient sûrement me gâter ma journée, pensa le vieillard, son œil fixé sur la théière et le feu de hêtres avec une détresse d’enfant.

Des conjectures vagues roulèrent sur sa cervelle raide où la rancune s’accroupit en embuscade :

— Crois-tu qu’il pleuve ? demanda-t-il d’un air craintif… Mes pauvres articulations gémissent !

— Peut-être…, fit Daniel.

Et cette question lui coupa le début qu’il avait et le lança au hasard, sans nuance, ex-abrupto :

— Je viens te parler de Clotilde…

Les lèvres du vieillard remuèrent, puis il prit un air de ruminant pour répondre :

— De Clotilde ?

Et il cherchait, dans sa lente mémoire sénile, mi-paralysée par la présence de Daniel, des ruses qui fuyaient effrayées, tandis que sa petite main simiesque tremblait en s’accrochant aux franges du fauteuil. En tous cas, la temporisation s’imposait d’abord, ne fût-ce que pour énerver l’interlocuteur. Aussi ferma-t-il sa physionomie davantage, coulé au dossier du fauteuil, effaçant d’un mouvement vers le bas tout ce que son réseau de fines rides exprimait de malicieux hiéroglyphes. De coutume, ces préliminaires de toute causerie avec son beau-père irritaient Daniel et le portaient à jouter et à déconcerter l’esprit retors. Ce matin, il n’en fut que triste : il aurait tant aimé des paroles familières et douces. Mais une attitude adverse est si forte, détourne tellement l’esprit, qu’il resta d’abord sans voix. Ce ne fut qu’avec effort qu’il put dire :

— Mon père, je n’arrive pas en diplomate, mais en suppliant…, te prier de me venir en aide, te supplier de m’aider à éviter des malheurs à Clotilde, à Charles, à moi-même… et à toi aussi, peut-être !

Ce début ne fut pas désagréable au vieil homme, mais, par habitude, il y opposa une attitude ironique de vieux confesseur :

— Des malheurs ?

— Ce serait faire injure à ta perspicacité, reprit l’autre avec chaleur, que de supposer que tu ne te sois pas aperçu de la petite flirtation entre Clotilde et Cheyne…

Une légère palpitation sur les prunelles molles du beau-père, une hésitation. Mais la défiance ne pouvait se détendre sur quelques phrases dans une âme aussi rompue à la chicane. Au lieu de répondre, il fit une troisième interrogation :

— Entre Clotilde et Cheyne ?

— Je comprends, père, que tu n’aies pas tenté jusqu’à présent d’enrayer la chose… Tu as dû te dire, — mon Dieu, ton expérience de la vie te donnait sans doute raison…, — qu’il fallait attendre encore. Certainement, tu as dû avoir ton plan, et il va sans dire que tu aurais réussi mieux que quiconque à détourner à temps le péril…

À un geste de l’autre, Daniel fit une légère pause. C’était un geste familier au vieil homme, et généralement accompagné des mots : « N’appuie pas ! » Daniel entrevit, comme des moustiques entre des saules, des scènes d’éducation que Clotilde lui avait jadis racontées, et où ce « n’appuie pas ! » intervenait comme un perpétuel appel à la discrétion, à l’élégance juste et sans pesanteur, à une sobre ambiguité dans les paroles. Pour les costumes de Clotilde, comme pour toutes ses paroles, pour une couleur détonnante, un pli inharmonieux, quelque bijou un peu gros : « Tu appuies… »

Daniel sourit à ce ressouvenir :

— Je n’appuierai pas, dit-il… Je voulais seulement te dire qu’un incident arrivé ce matin même a déterminé un moment critique…

— Ah !

Le vieillard commençait à s’humaniser, heureux au fond qu’on s’adressât à lui comme à une puissance effective. Dans sa vanité aiguë, il ne détestait pas ce rôle de pondérateur supplié, estimant au reste la crise d’âme de Clotilde très enrayable. Sans doute, plus tard, il faudrait tout de même que la jeune femme partît sa destinée, mais le gain de deux ou trois ans vaut gros dans cette machine de temps qui est la vie.

Daniel perçut l’accord latent, reprit :

— Ce matin, j’ai obtenu de Clotilde que nous avancerions de quinze jours le départ pour les Flouves… Elle me l’avait offert elle-même, aux premières paroles dites sur mon désir de repos… Mais j’ai tout gâté par mon attitude, par une subite maussaderie…

— Elle n’a pas repris sa parole ?

— Oh ! non…, elle la tiendra… Mais elle a dû deviner mes soupçons…, et durant les trois ou quatre jours qui nous séparent de…

— Tu crains quelque coup de tête…

— Justement…

— Eh bien ! fit l’autre, en supposant

Il appuya sur le mot, pour bien faire comprendre à Daniel qu’il n’accepterait, pour son compte, de discuter que sur hypothèse en tout ce qui concernerait la conduite de Clotilde.

— … En supposant tes soupçons justifiés, la situation serait évidemment très difficile. De toute façon, j’accepte d’agir exactement comme si le péril existait et de tout faire pour le prévenir… Mais, selon toi, comment faut-il ?…

C’était dit vivement, presque impérieusement, avec une joie de domination. La fine figure pusillanime se relevant dans une dignité frêle, la petite main ne se crispant plus, Daniel, en d’autres temps, eût pu trouver risible cette attitude, mais la conscience de gagner un allié redoutable le rendait prêt à d’innombrables concessions : il respectait hypnotiquement la puissance occasionnelle du vieillard.

— Je me fierais volontiers à toi pour trouver un moyen… Quant à ma première crainte, c’est, tu sais bien, l’éternelle excuse des départs…

— Une dernière entrevue, interrompit l’autre, avec un mouvement sardonique de la bouche, cette dernière entrevue de fièvre, d’attente, de vertige…, oui, elle « serait » redoutable… et il faudrait, n’est-ce pas, qu’elle eût lieu naturellement…, à la rigueur, que nous la favorisions ?

Daniel sourit sans répondre. Son sourire flatta l’autre, qui reprit, après un moment de réflexion :

— Précisément, tous ces jours-ci, il n’y a pas de rencontre probable avec Cheyne… Clotilde « serait » donc forcée de créer elle-même une occasion…, à moins que nous-mêmes…

Un nouveau silence, légèrement nerveux, puis le beau-père :

— Écoute, je donnerai à dîner demain… J’inviterai Cheyne…, il viendra sûrement… Clotilde le saura tout à l’heure… Elle « aurait » ainsi l’entrevue favorable… et ne « demanderait » pas mieux, n’est-ce pas ?

— Je te remercie, répondit Daniel… Tu me rassures infiniment…

Apaisé sur l’immédiat de l’aventure, intimement persuadé que le père, en outre, surveillerait, accompagnerait Clotilde tous ces jours, Daniel resta hésiter sur la suite de la conversation. Une confuse faiblesse le portait à temporiser, à profiter de cette accalmie. Il en eut honte, sa vertu stoïque se leva en lui et le condamna à poursuivre :

— Je voudrais te demander davantage encore ! fit-il presque à mi-voix.

Puis, d’un ton grave, tendre et lent :

— Veux-tu m’aider à une œuvre juste et belle…, qui tranquillisera ma conscience…, qui m’aidera à supporter l’approche de ma mort…, et que nul plus que toi, en ce monde, ne peut m’aider à accomplir ?

— Mais tu ne vas pas mourir, Daniel !

Le ton de Daniel amollissait sa fibre égoïste, et quoiqu’il se défiât, craignît quelque extravagance, il fut « induit » à plaire à son beau-fils, il se sentit dans une atmosphère de bienveillance et de douceur.

— Si, mon père, je n’ai plus six mois à vivre… et je ne voudrais pas partir sans assurer un peu de bonheur à ceux que j’aime !…

Il s’accouda, mélancolique. Son âme fut miséricordieuse et très loin de l’immédiat des passions :

— Vois-tu, je voudrais que Clotilde ne songeât plus à Cheyne du tout…, qu’elle l’oubliât… ; qu’après ma mort, et légitimement, elle ne lui appartînt pas… Elle serait malheureuse avec lui. Charles serait repoussé s’il naissait d’autres enfants…

Cela sembla juste au vieillard et il aimait son petit-fils.

— Toi-même, père…, tu trouverais en Cheyne une espèce de tyran à froid qui n’accepterait pas ton intimité complète avec Clotilde, qui t’arracherait à elle — et vous ferait souffrir tous les deux…

Cette phrase porta profond. Le vieillard songea combien Clotilde lui abrégeait l’ennui des jours, les mille féminéités dont, avec elle, il pouvait se réjouir sans la lassitude des amours de vieillard où il serait mort à la peine. Au contact du joli animal issu de lui, à ses combinaisons d’élégances et de menues intrigues gracieuses comme la chute de sa robe, il revivait des joies anciennes, il se sentait tenir le fil léger du labyrinthe où sa vie s’était complue. Par mille traits, mille flexions indéfinissables autant que précises, elle matérialisait des rêves de jadis dont il adorait le ressassement. Son pied devenait plus léger lorsqu’il avait Clotilde auprès de lui, sa mémoire moins diffuse, un rais de jeunesse lui sourdait au cerveau comme l’aube dans les fentes d’une persienne. Et la peur de la perdre après la mort de Daniel étreignit son cœur rapetissé. Il se sentit soudain ennemi de Cheyne, il regretta d’avoir imprudemment favorisé l’idylle. Daniel continua :

— Tu as sur l’esprit de Clotilde un pouvoir de toutes les minutes…, ton ironie, tes critiques, elle les écoute toujours… avec une confiance absolue… Nul mieux que toi ne saurait perdre un homme dans son estime, le couvrir de ces légers ridicules qui, chez Clotilde, sont une cause d’ostracisme, et sans appel…

Daniel rougit légèrement aux pommettes. Il s’arrêta, comme oppressé, ayant un peu honte de ce qu’il allait dire. Mais, au fond de lui, il admit que s’il travaillait pour lui-même, il travaillait aussi pour Charles, Hugues, Clotilde, et qu’il n’eût pas sans cela voulu ce qu’il voulait. Dans la légère argumentation qui l’arrêtait de parler, ce sentiment grandit, domina presque, excusa tout, et il dit, d’une voix quasi chuchotante :

— Si je devais vivre, je ne te demanderais pas ce que je vais demander… Mais je puis te le demander maintenant, et toi tu peux me l’accorder : Nous ferons une bonne action, qui, sans un peu de ruse, ne serait pas possible !… Ne pourrait-on exagérer auprès de Clotilde la très légère claudication dont est atteint Cheyne…, et il faudrait aussi pouvoir faire allusion à quelque faute héréditaire…, un vice du sang…

Le beau-père leva la main : « N’appuie pas ! »

Ils se regardèrent, muets, et Daniel sentit que le rôle était accepté. Ses scrupules n’étaient d’ailleurs pas partagés : le vieillard avait coupé court moins par délicatesse que par vanité d’homme qui ne veut pas qu’on lui explique un rôle subtil. Au rebours d’un remords, il éprouvait une satisfaction aiguë à imaginer les mille détours minuscules dont il pourrait désagréger et empoisonner l’image de Cheyne dans le cœur de sa fille.

Daniel, ce terrible détour franchi, avait un peu de vertige. Il sembla que la défaite de Cheyne fût désormais fatale. Sa jalousie s’évanouit presque entière. Il se retrouva devant le dilemme de l’autre jour, au restaurant, — ou il ne s’en fallait guère. Hugues réapparut avec le relief de la rivalité immédiate. Mais Daniel n’avait pas ici le temps d’un long soliloque de pensée. Il se trouvait pris entre les contradictoires comme une barque entre des récifs proches, aucune solution n’ayant le loisir de se développer. Dans tous les cas, les images allaient rapides, les sensations demeuraient incoordonnées — avec l’impression centrale qu’il faut, immédiatement, se décider. Mais ne s’était-il décidé avant d’arriver, mais deux minutes auparavant n’admettait-il qu’il n’eût pas parlé sans la certitude de parler aussi pour Charles, Hugues, Clotilde. Pouvait-il, si vite, se dédire ?… Et la situation le prit, le talonna, le condamna à une rapide détermination de courage ou de lâcheté.

— J’achèverai l’acte !

Il reprit à voix haute :

— Ce n’est pas tout encore ce que je voulais demander…

Un motif « possible » l’arrêta dans sa phrase : C’est que le vieillard pourrait être hostile à voir Clotilde unie à Hugues, et dès lors il devenait dangereux de développer le projet : c’en pouvait être l’échec. Très troublé, il baissa la tête, sa poitrine se contracta. Mais de nouveau l’impression de l’immédiate nécessité le chassa de sa propre pensée.

— Il serait possible, peut-être, de trouver celui qui doit me remplacer auprès de Clotilde et de Charles, quelqu’un que nous connaissons intimement et depuis longtemps, quelqu’un qui ne serait ni tatillon ni tyran…, qui ne se mettrait jamais entre elle et toi…, quelqu’un dont nous pourrions être sûrs…

— Pourquoi te remplacer ? dit le vieillard avec une affectation polie d’incrédulité… Va, tu as de longues années à vivre !

Mais déjà il avait deviné le désir secret de Daniel. La silhouette d’Hugues se projeta sur sa mémoire. De nature, il ne l’eût pas aimé. Mais depuis les longues années où le jeune homme lui était connu, il ne pouvait relever une indiscrétion d’attitude ou de malveillance.

Quoique le caractère du vieillard fût à l’opposite de celui d’Hugues, celui-ci avait toujours montré de la sympathie à l’autre. Malgré la froideur perçue chez le père de Clotilde, malgré de secrètes désapprobations d’actes ou de paroles, cependant — par la même raison sans doute qui l’emportait vers la jeune femme, — Hugues montrait du plaisir à se trouver auprès du vieil homme et goûtait les saillies de son esprit.

Cette sympathie avait le caractère de continuité qui caractérisait toute la conduite de Vareilh. Elle avait flatté le père, elle l’avait insensiblement conquis et, en tous cas, avait fini par vaincre la répugnance du sybarite pour le travailleur âpre, honnête et puissant. Hugues jouissait de ce privilège d’être le seul, parmi les êtres à actes définis et volontaires, qui se fût fait pardonner son énergie par l’homme qui haïssait l’énergie et les morales trop hautes.

Mais, dans la situation actuelle, ce n’est pas tant le plus ou moins de bienveillance qui militait en faveur d’Hugues que la certitude qu’il ne troublerait jamais la familiarité avec Clotilde, si nécessaire au vieillard. Aussi, d’emblée, entrait-il dans l’idée de Daniel, avec une peur frileuse de l’avenir. Ce sentiment fut si vif, qu’il ne put s’empêcher de dire au moment où Daniel reprenait la parole :

— Cependant, si cela peut te tranquilliser…, je te promets de ne jamais rien dire qui puisse faire tort à Hugues dans l’esprit de Clotilde…

— Ah ! merci…, merci !…

Et Daniel se pencha, accablé. Au ton, il avait compris que le vieillard ferait plus que de ne pas faire tort à Hugues, qu’il était prêt à favoriser tout effort dans le sens d’une union future avec Clotilde.

Cela l’attrista démesurément — et tout ensemble il y sentait une confirmation nouvelle de sa mort prochaine, un abandon de tous les êtres et le rongement de la jalousie contre son ami.

— Pourtant Cheyne n’est pas encore vaincu !

Phrase qui battait en brèche l’armée des sensations ingénéreuses, phrase où il cherchait une diversion de son chagrin, comme un porteur dédoublant une charge trop lourde. Il se retira dans une espèce d’anesthésie mentale, après avoir, machinales, répété des phrases de remerciements presque humbles au vieillard.


VIII


— J’ai commencé le Sacrifice !

Daniel, dans sa chambre, mi-couché, avait la tête pesante. Sur les murailles des gravures de stoïcisme ou de mélancolie : des philosophes aux crânes doux et opiniâtres, pleins d’obscur et trop sévère amour pour une humanité abstraite, et auxquels la vie apparaît monotone, catégorisée ; de maigres symboles, des martyrs élégants et rêches, dans des paysages déplumés, dans des ramures grêles comme un lacis de veines.

Entre les gravures, quelques bandes de papier blanc où se trouve inscrite une seule devise : « Fuir le Rêve !  »

Valgraive regarda ces choses confusément, puis soudain eut un tressaillement de demi-volupté. Il étreignit doucement sa poitrine entre ses bras. Le passé chanta dans sa mémoire en rumeurs aussi confuses et magiques que l’incantation d’une mer lointaine. Dans cette chambre, son être avait absorbé la bonne nourriture cérébrale, le blé spirituel. Là, les combinaisons avaient ourdi la pensée personnelle. Et les sylphes du souvenir y rôdaient si ténus, si nombreux, si impondérables, qu’ils donnaient l’impression que la chambre était éternelle, contemporaine des origines, sœur des grottes où l’on retrouve des squelettes d’animaux préhistoriques comme ici des squelettes de méditations.

— J’ai commencé le Sacrifice !

Ramené à sa pensée, il se sentit dans une atmosphère de larmes et de tortures. À force de répétition, la phrase était devenue lugubrement complexe. Elle avait de fantastiques allures de bête fauve, de vie au déclin, elle se colorait de rouge lumière, elle était molle comme une mare, sinistre comme un hôpital, jaune comme des allées de feuilles mortes.

Elle ramenait des notions ou des contingences, des douceurs mornes, des tendresses expirées, qui, chacune à son tour, la transformaient, variant sa modulation ou inversant sa syntaxe. Par elle, Daniel se retrouvait enterrant un petit chat au fond d’un jardin, lisant la mort de Bailly sur l’échafaud ; par elle il lui semblait être dans une sorte d’expédition de larves à travers un paysage de Poe :

— Désormais je ne puis plus défaire mon œuvre ; elle aura son cours — favorable ou non — et ma volonté ne la contrariera point !

Son cœur s’accéléra. Il s’exalta dans l’idée de l’immolation, il s’offrit en holocauste au bonheur de ceux qui devaient vivre. La bonne action eut une saveur orgueilleuse, puis une grave douceur. Il parut normal qu’Hugues eût Clotilde, que leur vie restât abritée, comme celles de George, des Sigismond, de Charles, par la mélancolique volonté d’un mort.

— Oui, oui…, ayez pitié d’eux, Daniel… Secourez-les… ne laissez pas infécond votre tombeau…

Et il ajouta, sans ironie, avec une grandeur funéraire :

— Ayez pitié des vivants…, ayez pitié des forts !

Il fut pris d’une tendresse égale et vaste, il se sentit dissoudre dans la joie amère de s’abandonner, dans l’extase de remettre son âme à une abstraction miséricordieuse. Il eut la certitude et l’orgueil de vivre dans le beau souvenir de ceux à qui il aurait laissé le bonheur.

Dans la vivacité de ses impressions, il se leva, il pensa aller chercher Hugues, lui tout dire, lui donner immédiatement l’avant-goût d’une béatitude future. Cette résolution continua de flotter en lui tandis qu’il faisait le tour de la chambre, puis il murmura :

— Mais Hugues m’aime…, il ne saurait être que malheureux si je lui parle ainsi de ma mort.

Était-ce bien sûr ? Malgré sa loyale et aimante nature, n’aurait-il pas plus de joie que de tristesse, à apprendre que Clotilde serait sienne, et devant cette espérance ne pâlirait-elle pas, la douleur de la mort de l’ami ? Sans doute, si jamais homme fut capable d’écarter la semence des tentations mauvaises, c’était Hugues. Nulle nature n’était plus pure en amitié, nulle plus capable de s’arracher du cœur d’ignobles ou lâches compromis. Mais comment répondre, pourtant, qu’il n’aurait pas, devant cette trop douce récompense, des impatiences souterraines, d’obscures et inexprimées floraisons de Mal ?

Et ce n’est pas tant l’analyse de cela qui atterra Daniel et le tint immobile contre la muraille, que toute sa longue et si sincère affection pour Vareilh qui fut « matériellement » blessée en quelque sorte, qui saigna, se déchira, palpita, ah ! si mortellement :

— Peut-être il souhaiterait, malgré lui…, ma…

Sa mort ! Ah ! non, Hugues ! jamais… Et pourtant !

Tout à coup des larmes jaillirent. Daniel se rejeta sur le sopha. Il se sentit spirituellement tout nu devant la férocité du Destin. Des profondeurs de sa fibre, des abîmes lointains de la conscience, sa personnalité se leva comme une multitude et se plaignit à la Loi confuse de l’Univers. Il monta de lui des êtres inconnus à lui-même, je ne sais quels ascendants obscurément symbolisés, je ne sais quelles âmes antiques ou jeunes, vives ou flétries, violentes ou indiciblement pacifiques. Il demanda miséricorde, il cria désespérément vers l’Inconnu :

— Ah ! que ce ne soit pas vrai !… que je ne connaisse pas l’heure de ma mort, que les paroles du docteur soient menteuses… Ah ! que je puisse vivre encore et aimer…, aimer mon fils, aimer Hugues et Clotilde… Ah ! ne pas aller à la terre, ne pas retourner à la nuit des éléments !…

Hélas ! et ses jours anciens se réveillèrent dans son imagination pour témoigner de la Splendeur et de la Suavité de la vie. Ils se réveillèrent avec des aubes éternelles, avec des soleils divins ; ils s’entrecoupèrent de la magnificence des astres, de la clarté des eaux et des robes variées de la terre. Ils eurent l’arome frais des renaissances, l’arome des terreaux transpercés de racines neuves et d’adorables tigelles, le magnétique délice des grands arbres qui attirent les âmes comme ils attirent les nues fécondes. Et partout des confidences dans des recoins aimables, des chuchotis de voix amies, les causeries resplendissantes d’amitié espérante, d’amour infini, les tremblements des pauvres cœurs contents de battre, de croître, de pousser la marée joyeuse du sang à travers les grandes artères et les petites veines !

— Mon Dieu !… et tout de même…, et comme celui qu’on éveille de grand matin, là-bas, dans la geôle des meurtriers…, comme l’homme qui a tué…, la condamnation m’a été dite… Je connais que je dois mourir avant que quelques mois se soient écoulés… Je connais la date

Oh ! que du moins il soit regretté, que du moins des âmes amies pleurent sa mémoire, qu’il vive encore dans des mémoires chéries !…

Ses larmes tarissaient lentement, l’organisme las eut moins de force souffrante, le cerveau alla plus paisible, plus débile, plus indifférent. Sans doute l’anxiété continuait de lui tordre la poitrine, le frôlement de la mort, la prophétie organique de la désagrégation, de quelque sûre et patiente armée d’atomes dissolvant l’existence, faisant une trouée à l’anéantissement. Mais des visions étrangères, confuses, distrayaient le pauvre homme.

Comme dans la tristesse d’un réveil trop matinal, après un sommeil pénible, les idées gravitèrent sous forme fantasque, avec des phénomènes de retour, de refrain. Elles acquéraient une ampleur particulière, une densité fiévreuse, étouffante par une surabondance de sang veineux. Elles étaient traversées d’un bourdonnement de mouche (une mouche bourdonnait contre la vitre), et ce bourdonnement évoquait une usine de Saint-Denis ; des rouages, et des phrases sur le mot rouage : « Rouage administratif, rouages inutiles… »

En même temps, le désir d’être plaint, consolé, l’éloignait du Sacrifice et peu à peu le ramenait à une rancune. Il ne se sentit presque plus le courage de ses projets, et assurément il n’eut plus le désir d’en parler à Hugues. De nouveau, son être était en proie au doute, à l’irrésolution, et la victoire du Bien éloignée…

Et cependant il murmurait, il murmurait à satiété, avec une bien plaintive résignation, avec une grandeur latente dans l’absence de bon vouloir :

— J’ai commencé le Sacrifice !


DEUXIÈME PARTIE




I


C’est au matin. Dans le jardin des Flouves la jeunesse du jour erre en lueurs diffuses, en haleines attendrissantes. Encore humide de nuit, le matin tiédit sans hâte, des réseaux de vapeurs diaphanes se raréfient aux cimes des frondaisons, la vie s’offre imbue de miséricorde, d’insinuantes promesses de bonheur et de longévité. Partout des paraboles de travail, de croissance et d’espoir.

Dans cette béatitude où filtrent mille tendresses, Hugues et Clotilde montaient doucement le paysage, sur des sentes humides. L’ombre y tombait légère, alternée de pluies de rayons ; le jeune homme causait avec douceur. Il s’exprimait avec un peu de tremblement intérieur, tout juste assez pour contenir sa voix et la rendre pénétrante, et il intéressait la jeune femme.

Daniel suivait à vingt pas, tenant à la main son fils Charles. Il songeait que ses projets contre Cheyne avaient réussi, que Clotilde semblait loin de cette ébauche d’idylle, et qu’elle était charmante et bonne, hélas ! comme aux meilleurs temps.

Il la regarda marcher là-bas, et son élégance revivifia mille mémentos languissants du début de leur mariage, des refuges ombreux sous un même rideau, des haltes sur la crête d’une colline, de discrètes convergences d’impressions, de minuscules souhaits où la communauté d’amour s’affirmait si chère et si multiple !

Et, maintenant, la voilà qui monte les herbages avec Hugues, et si le projet se réalise, un jour viendra où ils vivront ensemble la divine consonnance, un jour où ils monteront pleins du trouble infini, pleins d’allégresse !… Ces deux silhouettes-là, ces deux êtres très aimés, ils vivront sur le Mort, ils se réjouiront de se posséder, sans songer à l’âme jalouse qui a tremblé, qui a palpité, qui a eu tant de douleur et d’épouvante à vouloir cela. Leurs corps s’appartiendront, leurs âmes s’appartiendront. La grâce de Clotilde qui fut à lui, Daniel, sera à Hugues. Ils trahiront ensemble — légitimement.

Oh ! l’horreur qui le pénétra, qui fit claquer ses dents !

Il s’arrêta, il attira contre lui le petit Charles :

— Mon chéri, mon ami, mon petit enfant !… oublieras-tu jamais ton père ?

L’enfant, nature distinguée et généreuse, perçut la supplication du ton et les sanglots qu’il cachait. Il prit la tête de son père, il la baisa lentement, s’abritant contre elle :

— Tu m’aimes beaucoup, mon petit Charles ?

— Beaucoup !

Et comprenant qu’il fallait appuyer, il ajouta d’une voix basse, insinuante, délicieuse de tendre instinct :

— Je t’aime mieux que tout…, tout.

— Ah ! cher petit !

Et l’amour de cette jeune âme le fit plus calme. Il contempla la vigueur de l’enfant, volontaire sans violence, sans méchanceté gamine, d’une séduction nuancée. Charles avait un tempérament duplexe, où Valgraive retrouvait Emmanuel, mais où il se retrouvait aussi lui-même. Dans le beau visage brun, d’une santé durable, se remarquait pourtant, à travers les yeux gris et aigus d’Emmanuel, quelque chose du regard de Daniel, mais sans fièvre, sans inquiétude. On percevait en l’enfant une durabilité de race fraîche, une stabilité née par atavisme dans le mélange de deux races en désuétude : rien ne pouvait être aussi doux à l’esprit du malade.

Aussi, c’est auprès de l’enfant qu’il trouvait ses rares joies, la satisfaction de quelques élans vers le bonheur. Avec une volupté de refuge, il aimait faire sourdre les états d’âme de Charles. Ils étaient abondants et très humains, avaient beaucoup d’analogie avec tels récits des vieux âges. Comme une faune merveilleuse, ils croissaient et se multipliaient sans relâche. Leur gravité était grêle mais forte. Quoique tissés de logiques friables, on ne pouvait nier leur fermeté réelle et leur intelligence. Le jeune cerveau qui les concevait avait toutes les qualités d’une humanité très haute et très voyante, la supériorité intrinsèque que mille absurdités ne pouvaient infirmer.

À cette source enfantine, Daniel s’abreuvait comme s’il eût écouté le langage des peuples antéhistoriques. Il y abîmait, il y humiliait son sens intime, son cœur y voguait sur des ondes enchantées, sur des océans de tendresse et de magie. Il y communiait avec la pleine vie, il y goûtait des reculs du Mal, des renouveaux de chaque fibre…

Assis à côté de Charles sur un banc de la pelouse, Valgraive oublia d’abord Hugues et Clotilde. Son émotion s’était résolue, il n’avait plus que le sentiment d’un charme à la présence de l’être issu de lui et qui allait durer. Une question de l’enfant réveilla un peu de nervosité :

— Pourquoi c’est si beau les nuages ?

Le père et le fils levaient les yeux vers le firmament, et les nuages parurent si terriblement beaux à Daniel !

Il en fut consterné. Ses artères parurent immobiles, impuissantes à dégorger le sang.

Son attention se reporta sur Hugues et Clotilde. Ils étaient arrêtés. Lui apparaissait haut et fort, fort d’une vigueur heureuse et sans brutalité, sans pesanteur.

— Ah ! comment nier qu’ils peuvent délicieusement être faits l’un pour l’autre ?

Puis, la bouche contractée :

— Qu’est-ce qu’ils se disent ?

Il s’affirma, il se jura que les paroles d’Hugues ne pouvaient être que loyales, mais la défiance féroce rôdait en lui plus forte que toute expérience, que toute foi dans l’Honneur. Puis, si même les paroles étaient innocentes, l’accent, les lèvres qui tremblent un peu, — la pâleur… Déloyauté des lèvres qui tremblent !

Il construisit l’idylle, il suivit l’éveil dans le cœur d’Hugues, ses luttes honnêtes (ah ! Dieu !), l’impossibilité pour lui de faillir, de trahir directement… Mais toutes les concessions qui n’en sont pas, mais la recherche de Clotilde, la soif des entretiens ?…

— Non encore…, c’est moi, chaque jour, qui lui dis d’accompagner… C’est moi… Il fuit l’occasion…, il la fuit visiblement…

« Visiblement ! » Oui, il la fuit en maladroit qui ne sait pas se contenir, il la fuit en montrant son trouble et ses luttes, il n’a pas la délicatesse de la fuir naturellement, simplement !

— C’est faux encore !… Il a été d’une droiture exquise…, nous avons dû imaginer mille ruses…, surtout Lui.

Lui, le beau-père, entré trop bien dans le rôle et trouvant une joie perverse à favoriser l’idylle ! Et Daniel compta toutes les malices du vieillard, ses actes et ses paroles en faveur d’Hugues. Il le détesta incommensurablement. N’était-ce pas lui, en somme, qui avait laissé se nouer l’aventure Cheyne ? Et n’apportait-il la même sournoise rancune à attiser, à rendre équivoque, mauvaise, empoisonnée, une œuvre qui eût pu être recueillie, paisible et presque sainte !

— Charles, aimes-tu M. Vareilh ?

Le petit hésita, la face finement levée, attentive, vers Daniel. Le père souhaita en ce moment que le petit détestât Hugues, avec, pourtant, la honte amère d’un tel vœu :

— Oui, je l’aime…

Pourquoi ne l’aimerait-il pas ? Quelle cause empêcherait Clotilde, Charles, George de s’attacher à l’homme fort et bon, patient et magnanime, et quelle raison de ne vouloir cette chose si normale ? Parce que tu vas t’éteindre, pauvre homme ? Mais ton souvenir même n’en sera que plus doux et plus durable, si tu laisses amis ceux qui te furent proches. C’est ainsi que tu te sacrifieras encore le moins.

Vaines raisons, lorsqu’il les contempla dans le beau soleil du matin. Leurs corps sont baignés dans une surnaturelle gloire. Ils s’appartiennent déjà, ce semble, ils vont s’unir !… Si affectueuse que demeure la mémoire d’Hugues pour l’ami, il y aura cette ironie d’avoir ce qu’eut Daniel, d’avoir conquis l’âme où le trépassé fut vainqueur jadis. Inévitablement, il naîtra de la compassion de triomphe chez Hugues, de la pitié du conquérant pour le vaincu.

— Ah ! lâches sophismes… Et pourquoi ne souffrirait-il pas, plutôt, de n’être pas le premier à la posséder ? Pourquoi n’aurait-il pas cette sensation irrémédiable, si triste, si lourde, d’arriver trop tard pour posséder la première, l’infiniment suave fleur d’amour de la Vierge ?

Mais qu’Hugues souffrît ou triomphât, qu’il versât des larmes d’angoisse ou demeurât dans l’extase, il sembla trop au pauvre homme que tout était mal, tout contre nature, tout féroce, ignoble et lâche. Il n’y tint pas, il lui devint insupportable de voir ensemble Hugues et Clotilde !

— Viens, Charles !

Et tandis qu’il gravissait la montée, un seul désir, enfantin et misérable, le tenait, déterminatif unique de toutes les formes de sa pensée : être en tête-à-tête avec Clotilde dans ce doux matin, éloigner Hugues, causer de choses lointaines, des choses du temps où il était aimé d’elle.

Quand il eut rejoint sa femme, son désir s’accrut encore, quoiqu’il se sentît moins nerveux contre Vareilh. Il sembla qu’Hugues eût deviné, car il se mit à parler au petit Charles, à s’écarter avec lui. Clotilde et Daniel redescendirent ensemble, vers l’étang des « Flouves. »

Alors Daniel se sentit indulgent, tolérant ; il prit le bras de la jeune femme :

— Je songe, dit-il, à une après-midi que nous avons passée ensemble à la Gravière…, un grand saule de Babylone se couvrait d’un clair-obscur de dentelles…, ta robe avait la même nuance que celle-ci…, et jamais je n’ai connu si purement la joie d’être au monde…

Il avait de cette scène un souvenir virginal, la volupté d’un accord très exquis de jeunes âmes, d’une minute aussi suave dans l’ordre de l’esprit que les harmonies de Bach dans la musique embryonnaire de son époque. Clotilde n’avait aucune mémoire de la scène, mais elle sourit de ce qu’il se souvînt de la nuance de sa robe. Comme il arrive, sans être en consonnance avec Daniel pour ce souvenir-là, elle fut pourtant sensible à l’évocation, d’elle-même en chercha d’autres :

— Te rappelles-tu, Daniel, ce soir où nous nous sommes égarés, dans un orage…, et abrités sous un roc de pierre rouge ?

Daniel aperçut le revêtement des roches, des oisillons tremblants parmi les crénelures, le ciel bitumineux, la terre livide, et la pénombre où Clotilde se réfugiait contre lui :

— Je te sens encore toute palpitante, Clotilde… La pluie, après chaque coup de tonnerre, se renforçait…, un chaton éperdu vint se réfugier contre ta robe… Puis le ciel s’est rouvert par grandes trouées… Nous avons parlé de lectures d’enfance, d’Alonzo, du terrible orage où les jaguars et les boas se tenaient côte à côte avec les biches…

Dans la Parisienne instable, aux sensations pulvérulantes, aux émotions rapides et froides, ces souvenirs portaient, en cette minute, allaient au fond de la substance réveiller l’Éden qui vit en l’âme des races comme en l’âme des individus. Aux écoutes, la bouche entr’ouverte, dans une grâce quasi naïve, la jeune épouse ressuscitait les adorables phases où elle trempait dans l’inconnu des choses comme une flèche d’eau dans un étang :

— Ah ! oui, le beau soir, dit-elle… Comme il me semble proche encore ! J’entends ta voix qui me rassure et la mienne qui tremble… Je vois le petit chat pelotonné, comique et délicieux, avec ses grands yeux verts !…

— Te souviens-tu de notre retour…, notre joie d’être mouillés ?… La lune en se levant parut éclairer une création neuve… Nous imaginions l’Arche de Noé atterrissant par une nuit pareille…

— Oui, dit-elle avec un sourire.

— C’était le bonheur !…

— C’est vrai !…

À ces évocations, d’abord il avait senti une jeunesse, une espérance incommensurables. Il pardonnait à tout, à tous. Il croyait sentir que Clotilde n’était encore à personne, si elle n’était plus à lui.

Mais, déjà, après si peu de causerie ! la mélancolie venait. Il voyait distinctement la distraction naître en la jeune femme. Cela fit bégayer sa mémoire, quoique s’y pressât une surabondance de faits. Il se fit un léger silence qui le troubla. Des idées parasites survinrent, telles des lueurs sur une façade, qu’il écartait à mesure. La peur grandit que la minute s’évanouît où Clotilde resterait accessible aux attendrissements.

Déjà tout ne s’évaporait-il pas dans la grêle cervelle, déjà ne songeait-elle à autre chose ? Ces craintes accélérèrent le cerveau du jeune homme sous une forme de « marche, » comme une fuite de foule dans une même direction.

— C’est ainsi toutes mes joies !… Et j’hésiterais à sacrifier ces choses mort-nées ?

Hugues, là-bas, avec le petit Charles, lui apparut touchant ; il ne fut presque plus humiliant ni lugubre qu’un jour il possédât Clotilde. Le cri du Christ sur la croix : « Que votre volonté s’accomplisse et non la mienne, » tout à coup résonna moins comme un cauchemar de détresse que comme un très adorable abandon, si large, si calme, dans un abîme.

— Comme me voilà loin de ma vie d’il y a cinq minutes… Ah ! on ne prévoit rien de son propre soi…, rien… rien !

En même temps, il essayait de prévoir immensément de choses, mais tous les calculs de la roulette cérébrale étaient déjoués par eux-mêmes, par la capricieuse dynamique de l’âme qui perpétuellement se rebute d’être logique, se déplace comme un aérostat sur l’atmosphère ingouvernable de la volonté.

— La logique viendra à son heure…, voilà tout…

Il eut cependant envie de reprendre la causerie avec Clotilde, d’en tirer encore un peu de douceur :

— Ah ! dit-il, c’est de tout petits événements qui sont le plus clair du bonheur…, les autres, troubles ou pervers, coûtent tant et donnent si peu… avec tous les regrets de la suite !…

À l’attitude de Clotilde, son inattention, il vit que la minute avait fui, ne reviendrait plus ce jour-là.

Il s’en dépita, puis se résigna. Lentement, le résumé de cette matinée se déposait en lui. Au début la jalousie, l’absence complète de résignation, un besoin de haine, puis un peu de joie mélancolique, puis le retour du Bien, la tigelle du Sacrifice grandie un peu, grandie parmi les épines, les eaux croupies, les boues de l’être, — et demain, hélas ! et d’autres jours, la même, la même lutte, — et veuille la Destinée que diminue chaque fois la Bassesse devant la Pureté !


II


Et la lutte, effectivement, recommença chaque jour, tout un mois, avec des péripéties tellement identiques, un si terrible, monotone cycle d’états d’âmes flottant de la jalousie à la bonté ! Selon le temps, selon les circonstances, le décor variait, l’entour des tristesses se revêtait d’autres corollaires, d’autres réflexions de second rang, mais le noyau demeurait, presque mécaniquement soumis à des balancements, à un mouvement d’horlogerie psychique. Cependant comme un îlot rongé sur les bords par le courant d’un fleuve, à chaque fois les résolutions mauvaises s’usaient, se dissolvaient davantage. Après les moments lugubres où le Bien paraissait une imbécillité, où semblait vaine et puérile toute action altruiste, venait toujours plus forte, plus puissante, plus persuasive, l’âpre volonté de la Mort juste et bonne.

Daniel n’en eut jamais mieux l’impression, que des soirs, vers la mi-juillet, où Hugues lui lut un travail considérable sur l’élimination du type Northman de la famille aryenne :

Scandinaves, Teutons baltiques et vieux Saxons, Anglais au crâne en carène, groupes à tête longue (répondant aux mêmes caractéristiques) disséminés parmi les Aryas slaves et les Aryas celtes et latins, tous se rattachaient à une race très originale, autochtone de l’Europe paléolithique dont elle dut habiter tous les districts non occupés par l’essaim basque. Refoulée principalement dans le Nord et le Nord-Est par les peuplades conquérantes néolithiques (elle dut laisser parmi les vainqueurs une forte proportion des siens qui se mâtinèrent), elle se maintint péniblement jusqu’à l’aube des temps historiques, puis, favorisée par des circonstances heureuses, s’accrut, s’épanouit en tribus denses, extraordinaires comme puissance de dissémination, force brutale, bravoure guerrière et qualités cérébrales ; quant à leur éducation légendaire et religieuse, elle aurait été l’œuvre d’une peuplade aryenne vaincue et exilée qu’ils accueillirent, dont ils s’assimilèrent les traditions intellectuelles et le langage supérieur, puis qu’ils absorbèrent…

À cette théorie confusément expliquée avant lui, Hugues donnait un développement inattendu. L’œuvre apparut à Daniel puissante comme groupement neuf de preuves, comme ingénieuse et délicate fusion d’éléments en apparence lointains, et surtout comme arguments originaux tirés des fouilles accomplies par Hugues dans les Vosges, en Poméranie, en Bohême, en Languedoc et en Sologne. Un tel travail pouvait être controuvé par des recherches ultérieures mais devait demeurer comme un des meilleurs chaînons de la science anthropologique, comme une de ces tentatives dont la force transperce, élucide, harmonise, fût-ce par voie contradictoire.

Le premier soir de cette lecture, Daniel y goûta des joies singulières. Il s’y immergeait, il s’y éparpillait dans la tendre et solennelle simplicité des origines humaines, adorable à presque tout être, aux mélancolies si longues et si profondes, aux impénétrables conjectures, dentelle et forêt d’âmes, immense demi-nuit de rêves, si proche de la fibre et si loin de la mémoire, si doucement fluide et si mystérieusement rassérénante malgré le psaume de désuétude qu’elle sanglote sur la vastitude des siècles.

Mais, à mesure, un rongement sinistre tourmenta sa pensée. Il revit son espérance de naguère, alors que lui aussi avait rêvé une haute manifestation de son être, alors qu’il fouillait des bibliothèques pour son Histoire des Migrations modernes. La Mort, écartée d’abord, prit cette route pour reparaître et le supplicier à travers toutes les phases de la lecture d’Hugues. Les Fouilles, les Crânes, les Tumulus, les Ossements des Cavernes, tombèrent sur lui comme des mots d’agonie, des pelletées d’argile, et par là naquit une âpre colère ; il sembla que ce fût par une cruauté d’homme durable, par une brutalité de force que Vareilh lût sa belle œuvre. Quoi ! ne voyait-il pas la tête blême et funèbre, les yeux élargis dans les orbites élargies, ou agissait-il par souterraine, par méprisante indifférence ?

Entre ses paupières mi-closes, le malade examinait la physionomie monotone du lecteur, un peu abêtie par l’attention — et souverainement absente. — Il la dénigra avec amertume. Sans doute, elle recélait l’intelligence et la subtilité, mais l’intelligence et la subtilité scientifiques, en dehors du tact social, presque barbares. Toutes les nuances délicates de l’existence, tout ce qui en fait la trame quotidienne, frêle ensemble et très forte, ce qui est vraiment la vie, enfin, il l’ignorait. Des tendresses, sans doute, de la bonté, sans doute, mais des tendresses générales, des bontés qui ne descendent point à explorer les si importantes teintes de la souffrance confidentielle, mais la manie à tout généraliser.

Dans l’envie grandissante et la jalousie nerveuse du malade contre l’ami trop bien portant et si orgueilleusement armé de toutes ses facultés morales et physiques, Daniel prit plaisir à railler, à accumuler d’obscurs sarcasmes. Coulé en arrière, il n’écouta plus guère, il regarda les lèvres d’Hugues remuer régulièrement, arrondies pour les o, élargies pour les i, avancées pour les u. La scène lui semblait ridicule. Il eut en lui quelque chose de l’âme des dégénérés, la revanche intime et venimeuse d’une lignée décadente et fine contre la joie de vivre des races ascendantes.

Avec moins d’angoisse que dans ses luttes précédentes, mais avec des malices cruelles, il rêva de rompre tout le travail commencé, d’exiler Hugues des Flouves. Il conçut des plans nombreux pour l’empêcher à jamais d’avoir Clotilde — et qui parurent tous faciles à suivre. Il se sentit vraiment perfide, une âme de mauvais diplomate, il eut la fièvre brûlante d’une vengeance, d’une revanche.

Mais en son organisme malade, plus soumis au fatal entraînement des mécanismes de la pensée, l’orgueil de disposer du bonheur d’Hugues suivit de près la rancune. Il se réjouit morosement de tenir, si faible, des armes si redoutables et de les pouvoir manier à l’insu du Fort.

Cette conviction l’attendrit et le fit revenir, lentement, dans une montée douce d’enthousiasme, au principe stoïque de toute sa jeunesse : « Ne pas succomber à l’éternelle manie des Faibles, la Perfidie, mais graviter vers la plus haute qualité des Forts, la Miséricorde. »

Une à une, alors, s’écroulèrent ses raisons de colère contre Hugues, sinon sa colère elle-même. Il refit le procès de la délicatesse amicale de l’ami, il s’avoua qu’Hugues, loin de ne pas remarquer son mal et de s’y montrer indifférent, avait une sûreté de diagnostic extrême, et que perpétuellement il cachait son impression à Daniel, il se détournait pour ne pas laisser transparaître son inquiétude. Sa pitié était même si vive et si prévoyante que de cela précisément le malade lui avait autant de rancune que de gratitude, car si cette pitié impliquait l’affection, elle était aussi un terrible symptôme.

Quant à la lecture actuelle, hélas ! ce n’était pas Hugues qui l’avait proposée. Plutôt depuis six mois, — sauf de rares surprises, — Vareilh cachait ses travaux, ayant trop bien compris la souffrance du malade devant la sensation de Durée chez les autres êtres. Entraîné par des contradictions nerveuses, Daniel avait fini par souffrir d’un sentiment de banni devant cette délicatesse de l’ami, et par forcer Hugues à parler de ses projets. L’autre, devant l’insistance, n’avait pu refuser, d’autant qu’une discrétion trop avouée aurait nécessairement eu l’effet de la plus maladroite indiscrétion. Et, par degrés, après des sollicitations presque fiévreuses, il avait consenti à dévoiler sa dernière œuvre.

— Et quoi d’étonnant à ce qu’il ait mis quelque chaleur à se lire !…

Pourtant, un précipité vindicatif demeurait dans le jeune homme, mais la résultante de sa conscience était stoïque et généreuse. Il était dans ce complexe état des âmes hautes où la présence d’éléments très équivoques, la vase et l’acide des envies, n’empêchent pas la délibération lucide et belle, où le vote est certain d’avance dans l’apparente inharmonie des facteurs intimes. Et à mesure Daniel se faisait plus juste et plus tolérant ; une vanité de sacrifice, une coquetterie de mansuétude s’élargissait comme une fleur de cactus dans la nuit sacrée. À la fatalité des bassesses succédait la fatalité des altitudes. Il se sentait de nouveau dans la lignée des natures supérieures, pour lesquelles l’acte altruiste est aussi profondément ancré dans les fibres que l’acte égoïste pour d’autres.

Et il comprit que pendant le temps qu’il pourrait encore vivre, toutes ses délibérations contre Hugues se termineraient ainsi, et qu’il lui était défendu, par des lois fixes, par des géométries d’âme, de rien tenter de vil ou de perfide contre son ami.


III


Mais arriva l’heure de la crise suprême, où Valgraive devait succomber ou se tremper immuablement pour le sacrifice. Ce fut un soir de la fin de septembre. Après des chutes harmonieuses, après une agonie infiniment belle, la lumière avait succombé dans le firmament. C’était à la Lune nouvelle. Un arc de cuivre rouge se tendait dans l’Occident. Tous les contours du paysage, toutes les trouées des feuillages disaient la même bucolique de repos et de tendre abondance.

Daniel, le vieillard, Clotilde et Hugues se tenaient sur le grand balcon des « Flouves, » mi-silencieux, dans un engourdissement contemplatif. De l’intérieur de la salle à manger des lueurs venaient, dissipaient un peu les ténèbres. Pour réfléchir plus à l’aise, Valgraive se mit à l’écart, derrière les trois autres, et il songeait combien peu de ces lunes nouvelles il verrait encore parmi les astres du Couchant.

Bientôt il tomba dans une préoccupation profonde, où il n’y avait que du Passé, tout Futur ayant l’odeur du Sépulcre. Quand il revint à lui, le vieillard avait disparu, Hugues et Clotilde se tenaient appuyés côte à côte, et regardaient dans la nuit. Ce spectacle le rendit triste, mais d’une tristesse désormais si habituelle qu’elle n’accélérait ni ne retardait le mouvement de son cœur.

Ils causaient peu, par intervalles, d’une voix assez basse, et de choses diverses suscitées par la soirée. Puis il y eut entre eux un assez long silence. Hugues détourna légèrement la tête de Clotilde. Elle, alors, le regarda. Un rais de lampe glissait sur ses yeux fins. Et, soudain, Daniel eut le cœur plein d’angoisse… Ah ! ce qu’il lisait sur le visage de Clotilde, cette expression des premiers temps de son mariage, cette tendresse de la lèvre… Ah ! le trouble charmant de cette charmante figure !…

La certitude descendit en Valgraive comme une pierre au fond d’un puits.

— C’est fini !

Et tout ce qu’il avait souffert à l’état d’hypothèse, il le souffrit à l’état de fait. Peut-être ses souffrances ne furent point plus vives qu’à tel moment d’appréhension, peut-être son cœur ne fut-il plus rapide et plus lourd, mais il eut le positif de la souffrance, l’amère agonie de toute espérance. Désormais, plus de doute. Les êtres qu’il aimait seraient l’un à l’autre par mutuelle volonté, les paroles de leur union auraient la suavité de l’accord amoureux…

Il se sentit tué par eux, il fut semblable à celui qui succombe par le poison, qui trépasse dans l’atmosphère de ses empoisonneurs, écoute leurs paroles faussement amies. L’univers parut clos, toute la création usée, vaine, épouvantablement vieillie. Il s’affaissa, il fut presque évanoui. Il se disait dans un demi-rêve :

— Tant mieux, c’est la mort déjà…, l’autre mort n’étonnera plus…, ma pensée ne sera pas plus glaciale, pas plus éteinte alors que ma chair s’affaissera, alors que le râle retentira dans ma poitrine…

Il resta dans cette torpeur un temps indéterminé ; puis la réaction monta, partout les nerfs se mirent à s’éveiller, à souffrir, à verser d’atroces sensations vers le cerveau.

— Il l’a donc déjà…, il a la possession morale…, le plus doux d’elle est à lui !

Il se leva, il marcha vers la salle à manger à pas furtifs. De là il les épiait, de là toutes ses forces se concentraient à exécrer leur intangible mais profonde Unité !

— Ah !… il l’a…, il l’a !…

Il se pencha, comme pour un effort violent, et il entendit crier au fond de lui :

— Il ne l’aura pas !

— Toi seul as tout voulu… et l’action est belle, haute, miséricordieuse…

— Il ne l’aura pas !

— Rien ne peut l’empêcher…, ce serait t’avilir irrémissiblement…

Et ce fut ainsi un vrai dialogue, d’abord comme entre antagonistes, comme si un lien était rompu dans le sens intime. Puis la contradiction reprit la forme nébuleuse des discussions du moi contre le moi, avec le fourmillement des incidentes et sans nouveauté fondamentale d’argument et de sensation, mais toujours ce côté positif en plus, si terriblement asphyxiant.

Sentant venir des larmes, il s’enfuit, il se réfugia dans sa chambre. Il demeura sans lumière, le front contre l’appui d’une fenêtre. Sa douleur fut le monde même, elle fut les ténèbres, les arbres du jardin, les astres du firmament, elle ne se détachait plus de l’entour. De grosses larmes, par intervalles, jaillissaient de ses yeux et soulageaient un peu l’ardeur de sa peine, son côté d’épouvante et de meurtre…

La nuit avança. Oh ! si profonde. Dans la forge des mondes, aux basiliques de l’infini, parurent des constellations nouvelles. Entre les frondaisons, leurs cendres frissonnantes, partout des formes vagues, des ébauches animales accroupies sur le silence. Au ciel, des suies fines, des laines grises entrecoupaient les étoiles.

Daniel songea aux robes parfumées de Clotilde. Ah ! qu’elles arrivaient ineffables, par des soirs comme celui-ci, et il respirait leur suave odeur en même temps qu’il écoutait leur frisson, si bien que le frisson se confondait avec la senteur dans une même strophe de délicat poème. Ah ! robes de Clotilde où s’attardait son bonheur, doux souvenir enveloppant, symbole de la femme, promesse de délices infinies !

Et, malgré l’amertume d’une telle image, malgré ce qu’elle évoquait de plus terrible dans la perte de cet amour, malgré les retours de mémoire où il croyait la soutenir contre lui, fardeau tiède, tremblant, essence de Divinité, sa haine avait décru, et de nouveau la fatalité du Bien le ressaisissait, le ramenait à l’indulgence, mais une indulgence incommensurablement douloureuse.

Il goûta cette indulgence comme on goûte une liqueur amère et tonique, il la para de termes mortuaires, jusqu’à la lassitude. Sa pensée s’alentit. Il resta longtemps dans un état vague, un demi-sommeil, où pourtant il suivait une même idée, puis, comme en sursaut, il murmura :

— Tout est consommé !

Il alluma deux petites lampes électriques, à incandescence, à lueur très immobile, et ne se sentant pas sommeil, il voulut essayer de lire quelques pages.

Languissamment, il remua des livres. Il les feuilletait d’une main pâle, il absorbait quelques lignes de-ci de-là comme on goûte une gorgée de thé. La claire lueur des lampes trempait la bibliothèque et Daniel finit par relever les yeux. L’immobilité de la lumière, l’immobilité des ombres, l’immobilité de l’atmosphère, tout le troubla. Le monde lui parut arrêté dans une beauté sinistre. Plus rien ne vibrait dans la matrice de vie, la Forme demeurait par elle-même indépendante du mouvement. Daniel rêvait bien lentement, et bien tristement, au parvis de toute métaphysique, à cet exorde qui ronge et éparpille les âmes ardentes, que les uns nomment l’Inconnaissable et les autres l’Essence ou le Mystère.

Le vol d’un tout petit insecte, passant auprès de son visage, rompit, de la minuscule vibration de ses ailes, l’impression d’Arrêt universel aussi nettement que l’eût fait le passage d’une locomotive ou l’explosion d’une poudrière. Daniel se retira et se remit à ranger.

Peu à peu, il arriva vers un coin spécial, une petite bibliothèque à côté de la grande, et tailladée de marques enfantines :

— Mon âme !… Voilà mon âme !…

Car chacun des livres là présents avait marqué quelque très importante étape dans son existence, science ou art, philosophie ou histoire. Sur les marges, sur les couvertures, mille traces du passage d’un être, mille pistes d’un cerveau trouble, de croissances curieuses, mille péristyles de pensée et de sensation, de doute et de croyance.

Mais surtout captiveurs les récits où sa fibre avait palpité dans les grandes apothéoses, les douceurs infinies, les plus pénétrants enthousiasmes. Quelle singulière synthèse, ceux-là, d’une âme pourtant fine, pourtant haute, choisissante ! Côte à côte d’œuvres humaines ou suaves ou magnifiques, quels cuistres, quels gros récitateurs naïfs, quels lourds concepts de brutes et de moralistes imbéciles :

— Tous pourtant sont bien de mon âme… Molécules de mon être qui ne s’effaceront qu’aux dernières heures…, briques ou moellons qui sont entrés dans l’édification de ce sens intime, esclave et multiple…

Il prit un de ces fragments de son être. Récit lourd où l’on sent sourdre une personnalité plate, sournoise, vaniteuse, une méchanceté, une cruauté, que la bêtise du tout dissimule. À quinze ans, Daniel y avait goûté des délices démesurés, et que de soirs il y rêva avant de s’endormir, tellement que les phrases semblaient s’incruster dans la moelle de ses os.

À cette heure même, l’ouvrant par hasard, des passages le ravirent, il s’y trempa voluptueusement et se retrouva sur le perron des « Flouves, » alors que les papillons crépusculaires voletaient près de ces mêmes pages.

— Près de ces mêmes pages !

Il tourna les pages avec langueur ; elles semblaient les ailes agrandies de ces papillons des « Flouves. » Il s’échappait aussi d’elles des attitudes de Clotilde, d’Emmanuel, des métamorphoses de lumière et des rêves sur les voyages de Clarke et les Tartares Nogays.

— Quoi ! Cela m’agitait à quinze ans !

Il resta surpris, il écouta les monotonies sur les bandits de l’Ukraine, sur les Cosaques lacustres où il avait trouvé une joie divine et harmonieuse. Son esprit s’y égara, il prit machinalement une grosse brochure, sur une console.

À son insu il lut toute la préface de cette brochure, sans cesser de penser à Clarke. Vaguement, de son crayon, il barrait par-ci par-là une syllabe. Une page blanche le réveilla en sursaut. De fines gouttelettes de sueur trempaient ses tempes et son cou.

— Ah !

Soudain ses pupilles grandirent. Il venait d’apercevoir que, partout, son crayon avait effacé les Je de la préface. Les Je ! Avec un soupir de détresse, il laissa choir son livre. Il lui semblait que, mystérieuse, accroupie au plus profond de son intimité, une volonté méchante avait dicté cet acte. C’était comme un symbole suprême de son trépas, un ultimatum ordonnant la retraite des finales et tremblotantes espérances :

— Et qui sait ?… L’avertissement mystérieux que l’Être se donne à lui-même, que les minutes sont comptées… et de finir vite tout acte nécessaire !

Nécessaire ! Pauvre et vain vocable dont le sens allait se puérilisant d’heure en heure dans les équations formidables du sépulcre !

— Tu approches, Daniel !… Déjà tes cellules sont prises d’assaut, déjà fourmillent les parasites victorieux, déjà tout est renversé au profit des myriades d’infiniment petits… L’hypothèque est prise…, chaque goutte de sang acquitte le tribut aux vainqueurs atomiques.

La transpiration augmenta sur les tempes, l’étouffement dans la poitrine. Il se renversa en arrière et se sentit « raidir. » L’odeur de la chambre « froidit. » Sur les livres épars une humidité sembla filtrer comme au front du jeune homme, puis ce fut une poudre fine de lichen et de moisissure :

— Comme les Anciens ont gravement et hautainement chanté la Mort ! Ils la voyaient apparaître dans la ténèbre, telle une ténèbre plus terrible. Elle était lourde comme l’airain, glaciale comme la neige, fluide comme un marécage. Aujourd’hui, elle est une infinité de voix atomiques, un dévorement de microbes, un éparpillement des myriades qui se sont colonisées pour réaliser la synthèse d’un grand animal, et ce chant de Mort est plus grand encore, plus noirement solennel, plus complexe et plus épouvantable !

Il sourit, en imitant d’instinct le sourire d’un agonisant :

— Rhétorique ! Moi seul suis là, pourtant, et c’est pour mon cerveau que j’ai parlé, et il enregistre mes mots comme ceux d’un étranger… Ah ! que je souffre de n’être pas seul en moi-même !… Ils sont deux, trois, dix interlocuteurs…, une simple coalition de forces…, une armée ! Et pas de « moi ! » Le « moi ! » oh ! le grand mensonge !

Il s’arrêta, il s’effara devant le tourment de l’« intériorisation » des idées :

— Si j’étais Hugues…, j’étudierais plutôt ceux qui vont s’éteignant que les tout petits ou les vieillards… Dans des recherches embryonnaires, la déformation, la dégénérescence et l’accident sont toujours plus instructifs que la lente harmonie d’une croissance ou d’une sénilité… J’ai envie de m’offrir à Hugues comme sujet…

Cette idée lui plut sinistrement. Il la creusa, sans la compliquer autrement que de rares images, et la nuit diminua. Le prisme lumineux tendit ses décroissances infinies, des oisillons bruirent :

— Ah ! Daniel, et pas de pouvoir, pas de recours en grâce !…

Au fond de son âme, sur les profondeurs du songe, dans une avenue lointaine, il vit descendre de légères voitures, des silhouettes d’encre, d’indécises clartés de toilettes :

— Jungle parisienne…, jolis combats du nerf et des alcools…, amours qui ratatinez les hommes, diplomatie meurtrière de l’accouplement stérile… par mon père et ma mère, et tous mes ascendants qui ont communié en vous, moi qui suis venu sans sève sur cette terre et qui n’ai point péché et qui dois mourir, je vous pardonne… Ainsi soit-il !

Il se félicita lugubrement de ce que la douleur de voir Clotilde aimer Hugues l’eût mené à cette haute rêverie où il triomphait de toute haine et de toute méchanceté. C’était par l’ami, par la femme qu’était venue la plus forte crise de résignation qu’il eût connue encore :

— Allez, Hugues, je ne suis plus sur votre route que pour vous aider !

Moins débile, il reprit la brochure. Son défi au néant s’accentua, un de ces sombres et pitoyables sarcasmes qu’eurent les stoïques, effleura son âme. Lentement, attentivement, il se mit à barrer davantage chacun des Je effacés naguère, il les rendit invisibles.

Et il lui sembla se rayer du monde.


IV


De cette nuit parut dater une ère nouvelle pour Valgraive. Résultante, en somme, des luttes précédentes, elle eut l’apparence d’une cause, d’un moment décisif dans l’évolution de sa conscience. La boue d’âme, pour existante encore, parut dominée par la résignation. Daniel fut en proie à une espèce de monomanie sublime, une haute Obsession qui vainquit tous les bas instincts de la chair et de la pensée.

Il passa cependant encore par une crise, par un cycle de sensations continues, lentes à se dissiper, ténébreuses.

Ce n’était autre que le simple vœu de génération. Par un décortiquage de sa maladie, aucun désir sexuel ne le déguisait, aucun besoin de la femme. Rien que le simple souhait de se transmettre encore une fois, d’avoir un second enfant, mais ce désir violent, unique, maniaque.

Dans ses nuits il y fut douloureusement en proie. Il s’éveillait vers deux heures, et la Lune pleine éclairait son rêve. Lente et lourde comme la décroissance des nappes bleues de la lumière, l’idée était une évocation de la mort à la deuxième puissance, un étouffement plus considérable, une vacuité plus noire ; la poitrine de Daniel se mouillait de froide angoisse et se rétrécissait d’épouvante. Sur le fil léger du Temps, où la majorité des hommes se prolonge par l’Enfant, il vit une rupture complète, fantasmagoriquement réelle. Sans force, il sentait ne pouvoir plus l’écarter qu’il n’eût pu d’une douleur physique — et à la longue il croyait que c’était une douleur physique…

Oui, une phase du mal : des nerfs, des organes de vie spéciaux occupés en ce même moment à se décomposer et envoyant au cerveau le regret amer de mourir avant que le reste du corps ne trépassât !

— N’est-ce pas la génération même qui s’évanouit… l’impuissance qui arrive — ces légions de corpuscules, ces légions de cellules impondérables… mais dont chacune possède, réduits, tous les caractères que des millions d’ancêtres ont transmis en moi…, ces légions de corpuscules qui se plaignent de mourir…, qui font monter dans mon cerveau un hymne de désolation…, une prière infinie de vivre…, d’avoir une chance qu’un au moins d’entre eux se perpétue.

Sa morne pensée assistait à leur agonie. Invinciblement, ils prenaient la forme humaine. C’était un microscopique et innombrable peuple d’êtres qu’il grossissait jusqu’à des tailles de ciron, faute de pouvoir descendre à une mesure imaginative moindre. Mais ils avaient tous les attributs de l’homme, ils ouvraient des bouches plaintives et misérables, ils ressemblaient épouvantablement à toute la famille de Daniel. Bientôt, ils devinrent cette famille même, ils figurèrent tous les portraits conservés aux « Flouves » et tous ceux conservés dans l’ascendance maternelle, et alors ils grandirent.

Mais à mesure qu’ils grandissaient, la vision devenait plus rare et plus vague, jusqu’au complet effacement : et la sensation du début revint, avec une préoccupation absolument chaste du sexe, un rêve de la femme dépouillé de tout désir, la femme devenue une idée abstraite. Daniel la regardait avec inquiétude circuler en lui, mûre ou jeune, belle ou laide. Elle était comme le pistil de la fleur, un simple mystère, un symbole, l’éternité. Et certes, il la rêvait emportant un être de son être, à lui, il imaginait des robes d’élégance ou de pauvreté, et son choix se portait le plus souvent sur quelque humble femme, mais robuste, mais promettant la durée et la santé.

— Mais ta génération serait maudite… comme toi sans sève et désespérée ?

Par moments, il doutait que tel eût été l’infaillible destin. Des heures avaient existé en ces derniers mois, où peut-être il eût pu se transmettre assez vigoureument, où sa descendance eût pu se sauver encore. Puis, parmi sa débile semence, pourtant, si les lois entrevues par les modernes sont justes, il devait y avoir quelques individus représentatifs d’énergies d’ancêtres sinon puissants, au moins moyens. Sans même descendre aussi loin, est-ce que des races anémiques, des villages fiévreux et mourants ne s’étaient pas historiquement reconstitués sans même la féconde intervention des croisements venus du dehors ?

— J’aurais pu revivre encore une fois ?

Son désespoir fut si intense et lourd — maintenant qu’il était trop tard — qu’il y prit fièvre et s’alita, plusieurs jours resta dans sa chambre. Ce mal parut dissiper l’autre, et même Daniel y voulut reconnaître la crise d’agonie des germes :

— Ils sont morts… et désormais, par nul vouloir, je ne puis atteindre à la postérité…

Plus pâle, plus maigre, il se reporta vers la Miséricorde.




C’était une forêt, à l’époque où les feuillages achèvent de mourir. L’automne se recueillait, déjà moins amoureux, mi-transi, et les mousses commençaient de gagner du terrain sur l’écorce des arbres. La vie précaire, sommeillante, cédait au minéral, semblait symboliser un cycle qui existe à travers les milliards de siècles comme il existe dans une simple année.

Une voiture était arrêtée sur la grande route. Hugues et Daniel avaient pénétré sous bois. Valgraive s’appuyait à son ami, et leur causerie avait été reposante et affectueuse.

Cependant, il survint un de ces silences mi-pénibles qui barrent le cerveau comme un accès de paralysie et peuvent s’aggraver si fort en se prolongeant que toute explication devient impossible, silences d’hypnotisme souvent nés de l’intensité même du désir des confidences.

Daniel se soumit au remède ordinaire, à ce détour que prennent les orateurs et les causeurs pour réatteindre la mise au point :

— Ah ! que nous semblons plus proches, plus en relation avec un être faible et simple qu’avec notre propre sens intime !… Mon petit Charles, quand il me dit ses préférences, est plus près de moi que n’importe laquelle de mes rêveries intérieures !…

— Oui ! fit Hugues… D’autant que tu as regardé grandir avec une curiosité vive, et continuellement, l’esprit de Charles, si loyal, si tendre et si pur !

— N’est-ce pas ?

Ils parlèrent de Charles, longtemps, chacun ayant une connaissance nombreuse de l’enfant. Leurs âmes communièrent dans cet amour ; Daniel parla de l’avenir, du bonheur et de la bonté qu’il voulait pour la jeune âme.

Puis il y eut un nouveau silence.

Daniel était plus pâle. Les minutes qu’il préparait depuis tant de mois avaient sonné. Il allait dire… Mais au moment de parler ce fut comme si rien n’était préparé, aucune réflexion sérieuse faite. Cette chose si brève, si rapide — quelques phrases, — parut en immense désaccord avec tant de lutte et de douleur. Valgraive se demanda s’il ne valait pas mieux remettre tout après sa mort…

Mais il voulait la certitude sur l’accomplissement de sa volonté, il voulait savoir avant de s’éparpiller dans le néant, qu’il n’avait pas souffert en vain, pleuré en vain. Du moins ne pourrait-il temporiser ? Et les raisons pour la temporisation revinrent comme elles étaient revenues tout ce mois-ci, avec la même apparence de « nouveauté. » Il les écarta, sachant trop le processus des arguments qui tiennent au cœur et paraissent chaque jour aussi neufs que la veille. Il fut cependant bien près de leur céder :

— Ne remets pas !

Mais le parasitisme des idées à côté le tourmenta, dans ce moment où il eût tant voulu la gravité, l’unité, la solennité.

Le proverbe : « Ne remets pas à demain… » le harcela. Irréfutable d’abord, par contraste, le dicton parut bientôt banal, trop simple et plein d’arrogance. L’« à demain » fut la douce et noble arme par qui des faibles et des souffrants maintiennent la profondeur, la pureté et l’intégrité de leur personne, par qui les individualités lentes développent de graves notions d’impartialité et de patience, abritent des facultés de choix, des noblesses exquises contre les chocs brutaux de la vie, créent d’infinis principes de conservation, des habitudes de foi et d’espérance, sacrifient les adresses triviales à des mouvements rares et déliés…

Un rais de soleil brusque, en éblouissant les yeux de Daniel, fit reparaître l’antithèse : la stagnation cérébrale des temporisateurs, le flétrissement avant terme, la minéralisation de rêves toujours plus immobiles, toujours moins vivaces…

Il parla, d’une voix un peu tremblée :

— Je voudrais mettre Charles hors de l’accident… Je puis mourir…

Hugues se détourna, nerveux. Daniel continua :

— Je puis mourir… et je dois plus que tout autre le prévoir…

— Pourquoi ? fit Hugues avec brusquerie et presque avec colère…

— Tu sais bien, mon ami… Mais admettons que je ne doive pas mourir…, que mon mal se guérisse…, il faut pourtant prévoir…

Hugues avait la gorge serrée. Il prit la main de Daniel avec une demi-violence ; son regard implora le silence, Daniel distingua l’horreur, l’amitié épouvantée, se perçut en ce moment plus aimé que Clotilde, Charles, que tous les êtres chers à Vareilh. Sa résolution se renforça, il reprit :

— Il faut prévoir…, j’ai prévu… et tu dois m’écouter…, car ce n’est pas de la pensée d’une heure que je veux te parler, mais de résolutions déjà anciennes et toujours plus ancrées…

Alors, avec lenteur, il dit ses projets. Sigismond, Charles, la tutelle d’Hugues, mais sans encore aborder le mariage avec Clotilde. Hugues l’écoutait avec chagrin.

L’après-midi s’abaissa, la lumière mi-soirale s’inclina sur les ramures. Il y eut une resplendeur d’atmosphère assoupie, similaire à la tranquillité étincelante d’un lac sur un plateau. La vie était langoureuse et pourtant très forte. La lassitude des feuilles mi-sèches ne semblait pas la mort. Et tout à coup Daniel dit les mots du sacrifice, graves, tranquilles, comme il avait souhaité de les dire :

— Je te donne, Hugues, ma femme et mon enfant…, afin que tu sois leur abri dans ce monde, afin que ton amour préserve l’une de la misère des chutes, et l’autre de la destinée des orphelins…

— Ah ! Daniel…

Hugues tremblait de tous ses membres. Il vit la beauté d’âme de son ami ; il l’admira avec ferveur et respect. En même temps, il était remué au tréfonds des nerfs. Il ne trouva aucune phrase. Sa bouche était serrée et convulsive, ses mains pâles comme son visage, son amour pour Clotilde parut à l’extrême rapetissé devant son amour pour Daniel. Il prit la main chétive du malade, il la porta à ses lèvres, puis des larmes lui vinrent, un irrésistible spasme du cœur :

— Daniel !… Daniel !…

La forêt, à tous deux, fut comme métamorphosée. À Valgraive, elle apparut un rêve d’âmes, une cristallisation de pensées de sacrifices, de la très ancienne Bonté symbolisée par les arbres immobiles.

Pour Hugues elle évoqua des Temples de l’antique histoire, elle chuchota des psaumes accablants, les terreurs de l’Humanité cherchant un refuge contre l’idée du Trépas. Il dit :

— C’est si infiniment triste…, et si je t’admire, je suis plus encore dominé de tristesse, de songer que tu as souffert de pareils projets dans ton être intime…

— Mais je le devais, Hugues… Crois-tu que j’aie ignoré ton amour pour Clotilde ?…

— Mais cet amour depuis longtemps ne me rend pas malheureux…, excepté, tu sais, à la fin de mai dernier…, quand…

Il rougit, balbutia, puis :

— J’éprouvais une manière de bonheur à l’aimer… Sans aucun espoir, et, cher Daniel, aucune, aucune envie…, et mon amitié véritablement, loyalement, supérieure à tout… Comme aujourd’hui encore…

Valgraive ne douta pas de ces paroles. Elles lui parurent douces, elles lui garantirent ce souvenir chez les vivants qu’il désirait si profondément, ce souvenir sans arrière-goût de victoire, tout respectueux et tendre. Pourtant, il entrevit l’aiguë allégresse de la possession de Clotilde, il détourna sombrement la tête.

Mais qu’importe désormais ? Doute ou non, le voici sur la voie immuable où la volonté ne recule pas, où tout combat effectif a disparu, où un accomplissement supérieur a banni les débats du « moi. » Il croit avoir accompli le maximum de ce qu’il peut accomplir dans les courtes journées qui lui demeurent sur la terre. Il a voulu laisser du bien, du bonheur, du durable derrière lui, il a eu la force de travailler pour la Vie. Qu’il ait pu se tromper, cela n’est point impossible, mais il ne le croit pas, mais il sait qu’il a cherché l’altruisme, il sait qu’il a lutté à sa manière pour ce qu’il est de plus haut dans la conception des hommes. Son triomphe pouvait être dans des perfidies, dans des vengeances sournoises contre ceux qui demeurent, il a préféré le mettre dans l’effort d’un moi à créer de tendres joies et des sécurités. Cela est conforme à son concept de la vie, cela répond à son idéal de justice.

Il s’est immolé dans le moment où l’immolation réfléchie et « active » était commandée par son évanouissement prochain. Vivant, il eût fait une part pour lui-même, car il n’est pas de ceux qui croient que l’homme viable ne doive vouloir du bonheur. Au rebours, il estime que tout être doit chercher la place due à sa valeur, sans se sacrifier aux inférieurs en mérite. Mourant, que pouvait-il mieux faire qu’effacer toute jalousie, tout orgueil, tout amour de possession actuelle ou posthume ?…

Il va dans ces pensées, au bras d’Hugues. Le grand soir arrive à travers la forêt. La variation des dernières lueurs est fine et douloureuse sur les ramures mi-nues. Le soir est grand et ciselé — grand par l’assoupissement sourd des sous-bois, ciselé par la ténuité des ramuscules et des rameaux. Il se tait, il goûte mélancoliquement la fraternité de son être avec ceux qui souffrirent pour les hommes. L’accord est merveilleux entre l’âme de Daniel et ces minutes. Son état psychique est sans colère, quoique multiple et lucide à l’extrême. Il sent la mort bien proche, il en a l’amère épouvante, et pourtant il ne trouve pas sans douceur d’être là, admiré par le compagnon de sa jeunesse. Et il murmure, tandis que la voiture les emporte dans le paysage mi-étoilé :

— « J’ai vu pour la dernière fois les montagnes, les forêts et le ciel[4]. »




Valgraive s’éveilla, dans une nuit de décembre, avec un peu d’oppression, d’étouffement. Il se dressa, il se mit plus haut sur les coussins.

— De quoi rêvais-je ?… Ah ! d’une guêpe qui bourdonnait… où donc ? Dans un paysage des premiers temps…, des premiers temps de ma vie…

Il constata avec étonnement que sa mémoire remontait à une période dont il ne s’était jamais souvenu auparavant. Il se voyait sur une chaise haute, à la Gravière, auprès d’une fenêtre. Un canard volait sur un étang long, parmi des arbres aux branches trempantes (des saules de Babylone ?). Lui, Daniel, riait ou souriait : il sentait, sans parole, une joie et une beauté dans les choses :

— Oh ! c’est aussi doux, aussi loin…, aussi religieusement mystérieux que le périple d’Hannon le Carthaginois…

Il eut peur tout à coup. Il écouta. Il entendit Paris bruire au loin, dans une pulsation cotonneuse :

— Oui, j’ai peur… J’ai eu tort de vouloir rester seul…

L’étouffement persista, avec un sentiment de défaillance. Cependant sa mémoire continuait de rouler des faits, des pensées, des paroles, avec une abondance singulière :

— Est-ce enfin l’heure finale ? Jamais, ce semble, je n’eus moins d’empire sur le flux de mon cerveau…

Effectivement, sa vie coulait devant lui comme une spirale qui se déroule. Cette rétrospection ne ressemblait à rien de son existence antérieure. Elle était mécanique à l’extrême, elle semblait la fuite de son « moi, » le départ de tout ce qu’il avait aimé vers des espaces ténébreux. Mais il restait encore, à côté de cette machinerie psychique, un centre où Daniel pouvait raisonner, un centre qui semblait là comme un îlot dans un fleuve… C’est dans ce centre qu’il se parlait à lui-même :

— Oui… oui… Oh ! que je voudrais les avoir auprès de moi… Ai-je tout fait… tout ?…

Dans ce sinistre moment le Bien qu’il leur avait voulu parut en « obsession » sans aucune contradictoire de jalousie :

— Oui, j’ai fait…

Il y songea, il se réjouit dans son œuvre, quoiqu’il sentît le néant, le vain de tout :

— Qu’importera que la pauvre fange que je serai tantôt ait été bonne ou mauvaise…, et pourtant, j’ai obéi à une morale d’Espèce, à la morale qu’essaie de créer la philosophie contemporaine, sans aucun espoir d’au-delà… Sacrifice ? Non, le mot est faux… C’est un choix entre deux ténébreuses misères…, entre deux inexorables tortures… J’eusse plus souffert encore à être l’ennemi secret de ceux qui m’aimèrent et que j’aimai… Si le Bien était un sacrifice, toute morale périrait… Le Bien contient aussi l’effort des êtres vers l’ambition, l’orgueil et l’expansion spirituelle et passionnelle… ; l’Abnégation est un enfantillage mystique… Je ne me suis pas sacrifié !

Il s’interrompit, étonné de la clarté de ses idées centrales, alors qu’il sentait son esprit s’effondrer, puis, de nouveau, le désir de voir Charles, Hugues, Clotilde :

— Il faut les appeler !

Il savait qu’il y avait un moyen de les prévenir immédiatement, un moyen tout près de lui, un geste, excessif de simplicité, à faire…, mais lequel ? Son cerveau refusa de s’en souvenir, comme chez les aphasiques il refuse une parole. Il y songea d’une manière concentrée et terrible, avec une épouvante qui grandissait :

— Oh ! je n’ai pas oublié ?

Le désespoir, l’effort, des souvenirs à côté — cordon de sonnette, timbre, — mais pas ce qu’il fallait, pas la véritable façon d’appeler. Alors, sa voix s’éleva rauque et basse :

— Hugues !… Clotilde !… Charles !…

Il criait dans un cauchemar, dans une folie, avec l’étouffement qui augmentait encore :

— Charles !

Rien ! Personne ! Et ce mouvement qui les ferait venir, ce mouvement si facile, tout à sa portée, qu’un enfant de douze mois pourrait accomplir ! Ah ! Dieu ! pitié !…

À travers, sa vie antérieure continua de s’écouler en idées et en images, avec une régularité funèbre sur la palpitation de son désespoir, avec la fatalité rythmique d’un mouvement d’horlogerie. Une sueur abondante coulait de ses tempes, sa poitrine était froide, son cœur fiévreux et faible. Sa main errait à la recherche de l’objet qu’il fallait toucher. Puis il vint une pause de calme, sa respiration se régularisa débile, mais sans l’horrible impression d’asphyxie et de semi-pâmoison. Une philosophie vaste comme la mort le pénétra. Il eut quelque chose de la satisfaction de l’homme qui part pour un très long voyage avec la certitude que son attirail est complet et rangé en bon ordre :

— Ah ! si je pouvais ainsi partir…, m’enfoncer mollement dans le non-être… Je ne murmurerais pas, ô vie !…

Il l’espéra. Il contempla avec calme la succession des souvenirs qui continuaient leur marche automatique. Il eut le sentiment bizarre de son « moi, » en forme d’amphithéâtre, un amphithéâtre en pas de vis. Une ombre d’abîme le dévorait, des extrémités vers le centre. À chaque minute des gradins s’évanouissaient, pour toujours, dans la ténèbre. L’amphithéâtre décroissait ainsi dans un crépuscule très doux :

— Oui, Vie, le philosophe a raison, « tu dors dans le minéral…, sommeilles dans la plante…, t’éveilles dans l’animal… » Oui…, oui…, tu es bien une simple fédération de cellules dans mon « moi » !… dissoluble comme un cristal…, décomposable comme un acide !…

Il se sentit affaiblir encore — et encore sans souffrance. Il repensa avec un peu de terreur à la chose qu’il faudrait pousser pour qu’on accoure. Et soudain, il se dit :

— C’est une sonnerie électrique…

Oui, c’est cela, mais où ? Ah ! peut-être l’a-t-il oublié à tout jamais — et alors sa séparation avec les autres est « déjà » éternelle. De nouveau sa main tâta, vers la muraille :

— C’est singulier…, je pense encore…, mes idées ont encore un lien… et je ne puis me rappeler une chose qui est — je le sais — d’une simplicité excessive… Je sais à présent, toutefois, que c’est vers la muraille…

Les souvenirs s’alentissaient, la force nerveuse aussi, Daniel tombait dans un assoupissement mortuaire, sans aucune, aucune convulsion. En trois minutes toutes ses idées se raréfièrent, se séparèrent. Alors, l’idée de son Œuvre fut prédominante. Ses maximes centrales, si souvent répétées dans sa vie et surtout en ces dernières saisons, susurrèrent en lui sur un mode doux et solennel. Il trouva que tout était bien et se le dit en une phrase incohérente :

— J’ai fait… C’était rationnel…, pas souillé mon être…

Soudain, dans une saute de mémoire, il se souvint de ce qu’il fallait pour les appeler. Mais son impatience avait disparu. Il murmura lentement :

— Ah ! là !… ce bouton… Ils viendront enfin !

Il poussa le bouton, il attendit dans un état d’âme obscur, résigné, assoupi. Il se sentit comme cristallisé. Son esprit circulait avec une lenteur excessive entre des cellules raides, minérales. Il n’y avait plus que deux ou trois pensées et souvenirs debout dans l’anémie cérébrale. Il entendit, mais mal, mi-sourd déjà, du mouvement dans la chambre voisine. Enfin une porte s’ouvrit, une lueur entra — si terne pour la pupille moribonde ! et très confusément, comme au bout d’un chemin très long, Daniel aperçut Hugues…

— Les voilà !…

Et ses yeux se fermèrent. Il ne vit plus, il n’entendit plus, il ne pensa plus. Quand Hugues fut auprès de son lit, il tourna encore à demi la tête, il soupira.

Puis il se dissolva dans les Ténèbres.



FIN
  1. Et nécessairement choisissons-nous de préférence le Bien comme élément de Beauté.
  2. Ceci sans généraliser : l’admirable littérature russe contient aussi des types de lutte.
  3. Si des mots tels que Sacrifice, Immolation, sont écrits dans ce livre, c’est qu’on ne peut renouveler d’un coup d’anciennes terminologies ; du reste les contextes expliquent surabondamment ce que nous avons voulu faire entendre.
  4. Werther.