Dans l’Air qui tremble

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Dans l’Air qui tremble
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 586-621).
DANS L’AIR QUI TREMBLE


I

Depuis les brumes de l’horizon, sous le vol des cormorans, accourt indéfiniment la furie de la mer. Innombrables, ses hydres partout surgissent. Elles vont, échevelées. Elles se défient. Elles enflent. Elles luttent. Elles bondissent. Elles renaissent. Elles se surmontent. Elles se dévorent. Elles s’épanchent. Elles s’étalent jusque sur la plage où s’épanchent aussi les flots des bataillons belges, où surgissent les attelages des batteries, où galopent de sombres cavalcades, où descendent, hérissées de baïonnettes, les colonnes de bataillons. Au Nord, la tempête secoue les manteaux noirs des artilleurs. Wouvermann a noté ce vent qui s’oppose à la marche de l’infanterie, qui lève la poussière sur les dunes. Ici et là, des escadrons et quelques villas de baigneurs, gentilles, frêles, diverses, se groupent contre le gris bouleversé du ciel. Au Sud, la Croix-Rouge signale l’hôpital. Des automobiles successifs amènent, du front proche, quelques héros boueux, avec des membres emmaillotés de gazes sanglantes. Sur le faîte des collines sablonneuses, mille et mille soldats entourent les petites maisons au style baroque. Ils habitent bruyamment, comme les convives d’un Jordaens, ces demeures en stuc rose, en stuc gris, en bois peint, qui forment un décor de fête et de paix. Devant le trottoir de briques, tels conscrits joufflus étendent leur lessive dans la « villa Louison. » Steen eût peint à merveille leur vérité. Tels vétérans de Louvain astiquent leurs fusils dans celle des « Glaïeuls. » Pour un Terburg ou un van Ostade, tels sapeurs de Liège jouent aux cartes derrière le bow-window des « Liserons. » Le caporal enseigne la théorie chez « Gertrude. » Chaque section occupe, ce printemps, une maison dédiée, pour l’ordinaire, à la villégiature estivale des familles. Les hussards y couchent dans la paille. On y décrotte les brodequins et les guêtres de la tranchée. On y chauffe la soupe. On y débarbouille les visages prédits jadis par Franz Hals. On y savonne ses poings. On y marchande le tabac et les allumettes vendus par des Mathildes accortes. On y chante sa confiance vigoureuse. Peu à peu, de ces maisons pimpantes ornées de céramiques à fleurs, de toitures aux géométries complexes, sortent les escouades en capotes noires et les escouades en capotes bleues. Elles se dispersent sur le boulevard de briques. Elles se divisent par groupes de politiques animés, par trios de fumeurs indolens, par couples d’amis chaleureux. Les uns et les autres tournent les dunes. Ils se dirigent vers la ville.

À l’abri, dans les fonds, des quartiers tumultueux se tassent autour de places où les caissons s’alignent. Par les avenues, les tramways glissent bondés d’adolescens facétieux. Les automobiles de l’état-major, en meuglant, écartent la foule des guerriers. Elle se gare. Elle se presse. Elle s’agglomère autour d’un nouvelliste. Elle s’éparpille dans les rues, selon des caprices ardens. Ces camarades narquois se taquinent. De bons garçons s’offrent des cigarettes. Les solitaires déploient l’Indépendance belge. Les sociables s’invitent au seuil des tavernes pleines. Les gourmands se promettent le café chaud, la chope que déborde la mousse de la bière flamande. Toute cette armée blonde discute sous le béret à bande rougeâtre. Elle s’exalte en mêlant ses uniformes noirs et ses uniformes bleus. Elle s’amuse d’être à la guerre, semble-t-il, d’en pratiquer les sports, d’exercer son intelligence à comprendre les mouvemens stratégiques des Russes, les intrigues lointaines de la diplomatie bulgare, malgré la bise qui bouscule les feuilles des gazettes, qui relève les pans des capotes. C’est une vie d’entrain, de bonne humeur, de force. Rien n’a terrifié ces grands citoyens. Inutilement les Barbares ont massacré, violé, incendié, torturé leur patrie. Elle est là, très vivante, tout heureuse de sa foi en la victoire.

Que, du zénith, parfois, tombent des bombes, que leur explosion meurtrisse, ampute, déchire, tue même des chasseurs au bivouac : c’est un accident. C’est la chance du jeu. Cela n’empêche point de pérorer, de choisir un cigare, ni de marchander un couteau. Ces jouvenceaux, cambrant leurs jambes bien serrées dans les leggins, paradent, en veste, pour la boutiquière, avec des mines de coqs sous la crête du bonnet de police. Ces beaux cavaliers dominent, le poing sur la hanche, une cohue d’allègres pousse-cailloux. Elle regarde casser le bitume du lawn-tennis, plan qui servit de repère aux aviateurs des tauben. Devant les trésors des magasins, combien de jeunes gaillards convoitent la gourde ventrue pour le rhum qui réconforte la sentinelle. L’étui du couvert en nickel serait utile à la dinette dans la tranchée. Cette lanterne électrique aiderait la faction nocturne, dans le trou de sable. Ce fourneau d’alcool solide réchaufferait, en flambant, le café du quart, et ces gants fourrés les mains froides. Ce manteau de caoutchouc préserverait l’uniforme durant les pluies interminables. Cette sacoche garnie de brosses, de peignes et de flacons permettrait une attitude plus fière. Cette lorgnette, hors de sa gaine, révélerait à l’éclaireur le mouvement lointain de l’ennemi. Ces molletières fauves épargneraient à la culotte grise de l’usure. Ce passe-montagne réchaufferait les oreilles de l’observateur, et ces chaussons de parchemin les pieds immobiles. Ce vérascope fixerait des souvenirs héroïques, ou terribles, ou gracieux.

Les bons garçons désirent seulement ce que le négoce invente pour faciliter l’aise et l’action dans une tranchée de Nieuport, d’Ypres, de Pervyse. Autour des emplettes, il se forme des groupes d’admirateurs. Ils félicitent les acheteurs, rouges de plaisir, et non moins que l’écolier recevant le cadeau de ses étrennes. On se croirait au jour de l’an. L’escouade qui porte ses gamelles à la distribution, l’athlète qui file au gré de son vélocipède, le peloton qui escorte les convois alimentaires, l’escadron qui éperonne les gros chevaux bourrus de la réquisition composent une foule joviale et saine, confiante en soi. Tant de catastrophes ne l’ont pas abattue. L’espoir en l’avenir lui fait des visages hardis. Elle rit aux éclats devant les caricatures de Guillaume et de François-Joseph qu’elle raille copieusement. Ne fut-elle pas victorieuse hier, à Dixmude, à Lombaertzyde ? Elle remplit de son audace verveuse le décor de cette cité fragile. Cité de stuc, de plâtre et de bois peint, cité de plaisir faite pour un soleil radieux éclairant les ombrelles multicolores des baigneuses.

Les blessés guérissent à l’Hôtel de l’Océan, transformé en hôpital par le docteur Depage, l’ami de Vandervelde, le chirurgien dont les idées scientifiques et sociales instruisent les élites de toutes les patries. Pour cette œuvre, Mme Depage recrutait, aux Etats-Unis, des collaboratrices, et rassemblait des fonds avant de s’embarquer sur la Lusitania. Elle a péri dans le naufrage de ce navire torpillé par les Allemands du sous-marin. La Reine s’occupe beaucoup de l’installation. Le bâtiment est spacieux, très clair. Dans les chambrées plaisantes des baigneurs, quelques infirmières choisies soignent avec des précautions exigeantes pour le confort, maints soldats ravis d’être blessés un peu ; car ils ne connurent jamais tant de gâteries subtiles et assidues.


II

Le dimanche, beaucoup de soldats se dirigent en bavardant vers l’église blottie entre les dunes du Sud. Trop nombreux ils se massent dans la nef simple, neuve et nue, toujours menacée par les avions du Barbare. En chœur, avec l’orgue, des voix, plus sévères alors, chantent les oraisons. Elles demandent au Sauveur son courage de crucifié. Puis les hymnes nationaux des Alliés s’élancent, unanimes, par les verrières, jusqu’au soleil pâle, successivement. L’assistance s’écoule lente, sur le parvis sablonneux, en recoiffant ses bérets noirs à bandes rougeâtres. Elle a pris conscience de sa force unie aux forces anglaises, russes et latines. Soudain, elle cesse de causer. Elle se range, s’aligne, se raidit militairement. Elle regarde les villas dernières qui marquent la fin de la cité sur les dunes. De la sort et s’avance un jeune officier blond, très grand, très droit, en capote usée de fantassin. L’armée salue le plus noble roi de l’histoire, son roi, digne d’un portrait qu’eût signé van Dyck. Une jeune femme simple, un écolier grave l’accompagnent par le sable mouillé du chemin. Les deux haies de soldats sans armes rendent hommage, la main contre la tempe, et le cœur battant, à ces trois êtres qui firent plus belle encore l’antique conception de l’honneur. Fièrement, l’armée belge rend hommage à leur gloire sans pareille, à leur infortune pleurée par toutes les civilisations. Et les soldats rentrent dans l’église* La famille royale a gagné sa chapelle qu’une grille légère sépare de la nef. Capitaines, marchandes, dames, enfans, escouades, venus pour la seconde messe, ne se lassent pas de contempler le pur idéal inclus dans cette trinité d’esprits.

Avec la mine d’un cuirassier que travestissent l’or et le velours rouge de la chasuble, un prêtre officie rapidement au milieu de cette foule inclinée sous le tourment atroce de son Dieu. On imagine qu’elle se tient là debout, à genoux, pour assister son roi en prière devant la suprême justice, pour lui confirmer, durant cet examen de conscience, la foi des Belges en la vérité de sa décision immolant leurs richesses, le royaume et tant de vies courageuses plutôt que la probité de leur signature nationale. Côte à côte, épaule contre épaule, fusiliers, artilleurs, cavaliers, enfans et mères forment une âme compacte, murmurant, avec ses princes, les mêmes mots du missel. Au Christ de Rubens n’offrirent-ils pas ensemble, très sincèrement, l’opulence de leur patrie, les arts illustres de leur capitale, les architectures et les trésors sans prix de leurs villes, la paix de leurs villages, les mille et mille existences de leurs martyrs ruinés, torturés, dépouillés, de leurs vierges violées, la beauté plantureuse de leurs campagnes aujourd’hui dévastées ? N’offrent-ils pas même ce qui leur reste encore, ces quelques cités attestant le génie qui les sut construire, orner, parfaire, ces quelques champs labourés par la charrue et par les obus de la bataille quotidienne, même cette dune sablonneuse avec son décor de maisons fragiles, avec sa mer furibonde, et son église neuve toute droite dans la tempête ?

Le Roi se dresse bien droit dans le malheur, aussi. Tous les fronts au soleil, près de lui, pensent. Ils sont la Belgique sainte qui, de siècle en siècle, a complété la splendeur de ses cathédrales, qui les a, par ses talens, pourvues de sculptures, de tableaux non pareils, qui a bâti des cités pieuses, laborieuses, puis fastueuses, autour des chapelles jadis rustiques, ensuite magnifiquement agrandies. Ne peuvent-ils pas implorer sans crainte l’ange exterminateur afin que, par le moyen de leur vaillance, il anéantisse la multitude sauvage des Teutons incendiaires de bibliothèques, tueurs de prêtres, destructeurs d’églises ? Comment le ciel refuserait-il la victoire capable de rétablir en son droit le peuple qui ne se bat que pour l’honneur ? Les Serbes luttent pour la vie, les Russes pour la gloire des Slaves, l’Angleterre pour la prospérité de ses peuples industrieux, la France pour ses idées libératrices. Les Belges luttent pour l’honneur, uniquement. Pour l’honneur, auquel a tout sacrifié son prince blond et calme, si pareil aux étudians de Louvain, et qui, soigneusement, achève, là, son examen de conscience parmi ses héros fiers de leur devoir rempli, fiers de leur âme prête à tout accomplir encore de ce qu’attend le siècle anxieux.

La Reine penchée, en modeste jaquette, vers son livre d’heures, peut bien songer, du reste, qu’en 1808, une autre souveraine, Louise de Prusse, se réfugia dans les sables aussi, ceux de Memel-la-Baltique, après les défaites d’Iéna, d’Eylau et de Friedland, après la perte de son royaume, qu’elle y pleura des larmes sanglantes au fond du moulin lui servant d’asile, qu’elle entendit Napoléon la désespérer au festin offert par le tsar Alexandre. Et voici que les descendans de cette Louise règnent sur l’empire des Allemagnes, et qu’ils y eussent régné toujours, sans la démence de leur orgueil, sans la férocité de leur tyrannie, sans l’iniquité de leur agression contre les peuples pacifiques, enfin alliés, certains de vaincre tout à l’heure. Cet écolier pâlot, en son cache-nez de laine grise, et qui demain revêtira la capote du fantassin belge, pourquoi ne saurait-il pas un jour la chance d’un Guillaume Ier à Sadowa, pourquoi ne remplacerait-il pas, en Europe, par sa justice, la folie cruelle des Hohenzollern et de leurs Barbares ? La Belgique de 1915 semble autrement glorieuse que la Prusse de 1808. Les alliés puissans qui manquaient à celle-ci ne manquent point à celle-là.

Ainsi parle un volontaire, en uniforme d’azur, sur le seuil de l’église, parmi ses camarades attentifs. Sortis derrière la famille royale, ils la regardent maintenant gravir la pente de la dune, et bientôt s’abriter dans la simple maison contre la tempête qui bouleverse les espaces d’eaux glauques et de nuées grises, qui chasse les écumes de la mer, et chavire les oiseaux criards.

Emmitouflés dans leur habit bleu d’horizon, les conscrits nouveaux de l’armée belge retournent à la ville. Ils ne doutent point que leur prière ne soit exaucée. Les conversations s’animent. Les plaisanteries s’échangent. Les rires de Jordaens éclatent. L’entrain est constant, la jovialité sans lassitude. Tous gardent, en leur esprit, l’image du roi, vivant symbole de leur espoir, de leur certitude. Avec cette foi gaie, le lundi, chargées du havresac, ceintes de cuir, munies de la pelle à tranchée, du bidon, de la musette bossue, leurs sections se rassemblent sur les dunes, devant le décor de la cité frêle. Leurs compagnies s’alignent. Les rangs des bataillons avancent et se prolongent. Ils se fixent sur la chaussée de briques, devant la mer furieuse, glauque et blanche qui se boursoufle, puis s’effondre. Face à face, se déploient les eaux de la tempête et les foules de la guerre.

Au bas des dunes, sur la plage même, contens de se voir en masses solides, les régimens descendent. Les escadrons trottent, s’arrêtent. L’artillerie passe et retentit. De point en point, les guides plantent les fanions pour la revue sur le sable infini. L’armée, de partout, grandit. Elle se condense sur d’énormes distances. Elle se développe. Elle évolue vite. Les soldats se sentent toute cette force qui grossit, qui s’accumule, qui s’étend, que mesure le galop des centaures lancés entre les ailes volantes de leurs manteaux. Les estafettes se hâtent. Les officiers gesticulent. La multitude, du Sud au Nord, se divise en unités linéaires. Elles s’immobilisent depuis le boulevard et la ville jusqu’aux essors des mouettes et des embruns. Bientôt, la plage disparaît sous les brigades en marche. Elles cachent, de leur progression, la tempête glauque et blanche. Elles strient le ciel de leurs armes obliques sur les épaules de quarante mille soldats. Elles règlent leurs mouvemens d’ensemble. La puissance de l’homme ingénieux se déploie devant la force éternelle de la mer et du vent. Voici le nombre et le courage. Les sonneries chantent. Les fanfares s’exaltent. Les clairons répondent. Les musiques rythment les pas de sombres légions. Au galop, sur le flanc de son armée, l’état-major paraît, son roi en tête, haut, noir et or. Suivent la fine amazone, le jeune écolier très droit sur son grand cheval bai, un général anglais large et solide, en uniforme verdâtre, des cavaliers entre les pans gonflés de leurs capes. L’essaim brillant se pose au pied d’une colline.

Aussitôt, toutes les musiques lancent au ciel leurs hymnes de bravoure. Le défilé commence sous la protection des caronades au long col. Enfouies, cachées dans le sable, à la cime de la dune, elles visent le ciel traître et les vautours d’Allemagne. Parfois on les discerne dans les nues, avant les vaines explosions de leurs bombes.

Devant son roi, symbole de ses idées loyales, passe la force reconstituée du peuple belge, les héros de Liège et de l’Yser, les conscrits pleins d’ardeur, les vétérans des expéditions africaines. Robustes, bien musclés, sûrs de leur vigueur, de leur discipline, ils avancent en lignes étendues et fermes, malgré la furie du vent, malgré la mollesse du sable. Voici les bataillons qui, de semaine en semaine, repoussent l’Allemand sur les dunes de Lombaertzyde ; et par-delà. Ils l’expulsent de ses trous noyés. Ils le mitraillent dans ses gîtes marécageux. Ils l’ensevelissent égorgé par les baïonnettes, déchiqueté par les obus, dans les boues de l’Yser, dans les flaques pleines de cadavres pourrissans, dans les décombres des villages que sa furie voulut anéantir. C’est une force neuve, encadrée de vieilles troupes que dix mois de la plus terrible campagne ont aguerries à l’extrême.

Sur cette plage étroite que dévore un assaut tumultueux des vagues, l’armée défile, masse hérissée contre le gris pesant du ciel, contre les courses bondissantes des eaux. Injurieuse et active, la mer monte. Elle mange, de ses flots incurves et de ses cascades surgies, abattues, la plage resserrée entre le flux et les dunes. Il semble que, complice des Barbares, elle veuille réduire encore le territoire envahi par les crimes des Teutons. Elle mouille les pas des flanqueurs. Elle crache son écume à la face des sergens. Elle rejaillit aux flancs des chevaux. Elle oblige les compagnies à diviser leurs fronts, à dédoubler leurs faces, à marcher par sections, sous les yeux du roi, de la reine, du jeune duc, qui voient se rétrécir ainsi leur royaume, de minute en minute, à mesure que la puissance de leur armée s’affirme plus nombreuse et plus dense.


III

A Furnes, dans le silence de la ville abandonnée, un soldat marche solitaire et lent. C’est un jeune athlète en large capote brune, en pantalon gris-bleu à liséré rouge, en houseaux. Sous le béret de drap, sa figure colorée se crispe entre les cheveux d’or. Parfois il grimace douloureusement. Il soupire. Il invoque son dieu. Il nous aborde et nous prie de photographier la maison qu’il désigne. Un obus, dit-il, la perça du grenier à la cave pour y faire explosion, pour y déchirer les malheureux tapis là, sous le bombardement. La femme, la mère, deux petites sœurs y furent écrasées ; famille de celui qui nous parle en pleurant. La veille seulement il quitta la tranchée, devant Dixmude. Les camarades de la relève lui ont appris son infortune. Il a voulu revoir la place de la tragédie. Le voici devant les traces de la fatalité. Les siens avaient dû fuir déjà leur maison en flammes pour se réfugier de Dixmude à Furnes, chez des amis. De ces gens, nul ne survit que le soldat veuf et orphelin, son bébé de trois mois en nourrice au village, près de la mer. Et lui, soldat, qui, depuis le début, combattit à Liège, à Louvain, Anvers, Dixmude, n’a pas reçu la moindre blessure. À Louvain, il tiraillait côte à côte avec son meilleur ami, qui s’affaissa brusquement tué par une balle. Donc plus d’ami. Plus de famille. Personne. Nous l’écoutons. Nous ne pouvons que répéter ses plaintes. Nous sommes le chœur de la tragédie antique. Il est le héros revenu devant le tombeau de sa race. Deux larmes coulent vers la moustache d’or sur le visage coloré qui se crispe.

Personne non plus, sauf nous, dans la gracieuse ville abandonnée que flatte le soleil de mars, que comblent le silence et le vide. La maison des victimes a conservé sa mine flamande, bien propre, sur toute la façade aux fenêtres régulières et hautes, sans brisure. La catastrophe fut intérieure dans ce grand sépulcre blanchi. Se reculant, on aperçoit la toiture en un point défoncée. Devant le décor de la tragédie, devant le chœur impuissant, le guerrier pleure, secoué par des frémissemens nerveux. Il contemple une relique, la pochette de cuir, trouée au centre, par le fer qui éventra sa jeune épouse. Les billets de banque sont largement perforés dans l’épaisseur de la liasse, déchiquetés. Le veuf fixe les yeux sur le reste de son avoir. Ils voient plus loin. Apparemment, le héros songe aux projets établis à deux, le soir, en comptant leur fortune. L’avenir de leur enfant, la chère femme le voulait embellir par leurs économies, leur sagesse, leur travail commun, celui de la maison où cousent les servantes, et celui du négoce à la mer. Évidemment, la ménagère ressuscite, pour son mari, telle qu’elle était rangeant ces précieux témoignages de leur richesse honnête, d’un soigneux labeur, de leur existence contente et douce. Un acier anonyme put férocement abolir cela, parce qu’un peuple admirable a défendu contre la violence des Barbares l’honneur de sa loyauté.

Quelque temps, le veuf nous a suivis, l’âme absente, à travers la ville sans âmes.

Il semble que, dirigés par un tir constamment égal sur tous les points, les obus n’aient guère démoli que les toitures et les intérieurs, laissant les façades intégrales. Elles masquent les ravages des appartemens. Ainsi qu’autrefois, elles sont avenantes, ces maisons pointues dans leurs atours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Sur la Grand’Place, elles évoquent, l’une près de l’autre, des époques diverses et leurs mœurs. Le beffroi rouge, derrière, n’a point souffert, ni, devant, le corps de garde espagnol, ni sa grosse tour, ni la Châtellenie. L’oiseau d’or brille toujours sur le vieux pignon voisin de l’Hôtel de Ville et de son perron à fines colonnettes sculptées par Lukacs, selon l’art de la Renaissance flamande. Toutefois, une explosion interne a tuméfié le lacis de plomb enchâssant les vitraux ; desquels un se rompit. Après quoi, la cour du roi Albert, qui séjournait là, dut se retirer vers la mer. Dans la rue prochaine, l’hôtel de la Noble-Rose, frappé d’abord, le 1er novembre, montre ses étages détruits, éboulés. Ailleurs, un mur criblé, un tas de moellons, des bandes de papier collées en croix sur les vitres pour contenir les morceaux que briserait une explosion, des sacs de terre empilés devant les soupiraux des caves, par peur de l’obus intrus, attestent les périls encourus et qui chassèrent les habitans. Quelques-uns, très rares, persistent à jouir de jardins proprets, de maisonnettes basses et nettes, en quelques endroits à l’écart, au fond de la cité sans vie. Ces braves y font l’impression de revenans. Craintifs, ils se hâtent de saluer l’escadron qui passe, sans trompettes, sur le pont de l’Yser, puis l’automobile poudreux de l’ambulance anglaise, enfin la patrouille de fantassins las et boueux. Ailleurs, la gare, les bâtimens annexes furent entamés. Même un gros projectile saccagea le poste de la Croix-Rouge française en sa maison de briques, y massacrant quatre brancardiers militaires, y écornant une voiture. Le comte de Beaumontet les autres Croix-Rouges visitaient, par chance, les avant-postes, pour l’enlèvement des blessés.

L’automobile court sur une route droite, survolé, repéré par les avions des deux partis. Il longe les inondations défensives. A gauche, dans les champs, sont prêtes les tranchées de repli à redans, derrière leurs fils en fer tendus de piquet à piquet. Les soldats belges et anglais, joyeusement cantonnent dans les cabarets des hameaux. On y vide maintes chopes. Conscrits azurés, tommies verdâtres jouent, la pipe dans la moustache. Ils se tapent. Ils courent, ainsi que des collégiens pendant la récréation. Le nez en l’air, d’autres parient qui tâchent de reconnaître la nationalité de l’aviateur explorant le ciel. Certains, l’oreille tendue, discutent le calibre des pièces qui tonnent lourdement derrière l’horizon, qui, parfois, ici même, envoient leurs masses de mélinite et d’acier, comme en témoignent les cratères béans au milieu du guéret où grattent les poules. Cela n’empêche point les motocyclistes d’ébaucher un match, et grand bruit parmi les flaques, tandis que rient, les poings aux hanches, de jeunes et saines Flamandes. Des accordéons rythment les chants. On se croirait à la fête de la jeunesse et de l’abondance, tant les convois déchargent de victuailles et de bouteilles parmi les hourras des bénéficiaires.

On arrive dans Ypres par une rue de boutiques closes. Déjà, quelques maisons abîmées annoncent les ruines. Les voici, pires que celles de 1383, de 1584, causées par la fureur des Gantois et des Gueux. Maintes gazettes ont décrit l’acharnement des Teutons sur les beaux édifices pieusement respectés par les troupes victorieuses de notre Louis XIV, par celles de notre République Une et Indivisible. De tout cela : cathédrale, cloître, halles, hôtel de ville, il subsiste un portique à colonnes brûlées, l’énorme et très haute tour découronnée de la cathédrale, quelques nefs remplies de décombres. Ils recouvrent le tombeau même de Jansénius. Seul, un monsieur de marbre à favoris, et en habit ridicule persiste, impavide, sur le socle, au milieu de la catastrophe. Dérision cruelle qui joint du grotesque au tragique.

A l’intérieur noirci de la Halle aux Drapiers, les soldats anglais bivouaquent. Assis sur des moellons, ils excitent un maigre feu. Ils cuisinent. Ils brossent leurs habits verdâtres lourds de boue et de pluie. Roussis, jaunis, amincis en apparence, les murs extérieurs de la Halle penchent avec la série de leurs statues. Il semble que les façades ont gondolé debout sous l’action du feu. Des parties bombent hors de l’alignement. D’autres rentrent. Et cela comme il fût advenu à un décor en carton trop longtemps chauffé. Sur une face, sui l’autre, celle de la Grand’Place, les comtes de Flandre, leurs épouses de pierre, encore adossés contre les murailles s’inclinent, avancent ou se retirent selon les mouvemens peut-être illusoires de l’ensemble. Du haut du beffroi que Beaudouin IX se résolut, en 1200, à fonder, un maçon hardi rejette les pierrailles encombrant les creux des frontons sculptés. Un à un, ces fragmens tombent vers les éboulis accumulés sur le sol de l’antique halle, et harcelés par les averses qu’aucune toiture n’arrête plus. Les flammes se lassèrent de dévorer quelques peintures de la salle Pauwels. En tristes lambeaux, là, survit l’histoire des Flandres. Leurs demi-personnages s’étonnent des tommies hâlés, saurs et crottés qui raclent leurs boites, qui graissent leurs armes, qui sifflotent leurs airs de gigue.

En face, la Halle de la Boucherie, et son double pignon à degrés, ceux du musée, se sont effondrés tout à coup sur cinq ou six personnes. De semblables accidens peuvent se répéter, même si les obus des barbares n’achèvent pas la destruction des édifices offerts à la piété de l’avenir par l’intelligence du passé.

Le vent qui s’engouffre dans l’imperméable jaune-serin de ce cavalier britannique renverse aussi des briques branlantes sur les pans de murs. Le canon, d’ailleurs, ne cesse d’ébranler l’atmosphère humide. Il démolit la rue au Beurre après la rue de Lille. Tout à l’heure, il creusera un cratère, au beau milieu de la Grand’Place, devant l’amas de débris que sont devenus le gracieux Hôtel de Ville, ses arcades fines, et les sveltes pinacles surmontant les mansardes. Sur la place fort ample, les convois d’ambulance défilent qui ramènent du front les blessés. Dans les tavernes et les tabagies, de l’autre côté, les soldats s’entassent. Des officiers anglais ont introduit leurs jambes maigres en de belles bottes de caoutchouc, très bien faites. Ils se pavanent, de profil. Des Français reviennent de la tranchée. Ils ont l’apparence de chemineaux hirsutes, chevelus, barbus, larges, goguenards. La boue les chausse. La pluie a déteint leurs capotes et les housses de leurs képis. Ils plaisantent à qui mieux mieux, si gourds qu’ils semblent d’abord, sous le faix du sac remonté par-dessus la tête avec son rouleau de couvertures, et sa marmite de fer-blanc. Les crosses heurtent le pavage. Ils font halte. Joyeusement, ils interpellent le camarade qui sort du café. Ils lui demandent l’adresse du coiffeur. De notre mécanicien, ils requièrent une place dans l’automobile. Nés malins, ils se montrent ironistes, critiques de soi-même et des autres, animés par la présence de notre infirmière, enclins à fredonner la chanson déjà ; Français enfin, bien que l’eau s’égoutte de leurs capotes, que certains aient les mains ou le front emmaillotés par l’aide-major, bien que, coup sur coup, les quatre foudres d’une batterie peu lointaine secouent l’air, et fassent sortir d’un hôtel plusieurs lieutenans surpris.

Cela n’intimide point, du reste, les promeneurs d’Ypres, ni la dame avec son marmot, qui saute les flaques, ni les réservistes qui photographient, au kodak, les vieilles maisons encore intactes de la Grand’Place, le beffroi aux tourelles décapitées, aux grandes heures de fer doré, aux aiguilles inertes. Nets, propres, bien rasés, d’autres capitaines anglais se promènent en paletots de couleur moutarde. Ils ont la figure rose, et la pipe en bouche, la badine aux doigts. Une servante court, tout éventée, à la recherche d’un liquide pour son litre vide. Elle rit à nos poilus qui, trop galans, la taquinent.

Passé la ville parmi les bruits de démolitions et le grondement continu des artilleries, nous roulons sur un chemin mouillé, entre des arbres sans feuilles et des champs qu’on ensemence, qu’on herse, malgré l’ennemi présent à moins d’une lieue. Les paysans ne craignent guère qu’il approche davantage. Après trois kilomètres, nous arrêtons dans le hameau boisé de P… Au seuil de l’épicerie, nous saluons le docteur, chef du poste. Vraiment, il a l’air martial en sa blouse de drap bleu serrée sur sa taille, en ses guêtres bouclées sur la culotte rouge. Ses compagnons ne semblent pas moins soldats. Ces pharmaciens, ces étudians de l’année dernière, en Alsace, en Lorraine, en Champagne, en Flandre, depuis le début de la guerre, ont suivi le régiment. Sept mois de campagne les ont endurcis, hâlés. Ils nous font les honneurs du cantonnement. Matelas superposés dans un coin, poêle bourré qui rougit sous la bouillotte chantante, tables couvertes de cahiers administratifs, lampes suspendues au plafond que trouèrent les éclats d’obus, et qui montre ses lattes à la place du plâtras dont manque un large morceau : tel est l’aspect de ce bureau sanitaire. Immédiatement, le thé fume versé dans une dizaine de verres. La boite de gâteaux est présentée. Nos hôtes nous content brillamment les batailles qu’ils entrevirent. Ils décrivent leur passage, après les combats, dans ces plaines de la Marne, où les têtes des cadavres allemands sur les éteules semblaient aussi nombreuses que les betteraves des champs contigus. Ce jeune homme à barbe blonde, cet officier à moustache cavalière, paraissent résolus. Ils sauront tout entreprendre, tout souffrir, tout risquer. Leur belle humeur ressemble à celle en usage dans les salles de garde, parmi les internes et les externes des hôpitaux parisiens. Ils nous montrent la pharmacie. Elle nous paraît insuffisamment pourvue : « C’est le règlement, » fait le docteur qui s’incline. La table d’opération consiste en une civière de jute dressée sur deux X en bois, auprès de la fenêtre. On ne peut songer à faire de l’asepsie. Là-dessus, le chirurgien doit amputer ou tenter les laparotomies urgentes. Les projectiles nouveaux, parfois, déchirent les corps de manière affreuse. Les opérations immédiates sous le feu sont indispensables. Attendre que le patient soit transporté dans un hôpital distant, au moins, de quinze ou vingt kilomètres, c’est le vouer à la mort en route. Donc, le docteur intervient aussitôt, malgré les conditions défectueuses. Ensuite, le pauvre soldat est couché dans une sorte de remise, sur la paille. Douze, vingt, trente heures même, il restera là, douloureux, avant que la voiture d’ambulance soit admise parmi les convois de ravitaillement et les troupes de renfort ; chose difficile. Si l’action s’échauffe, le malheureux entendra les obus éclater dehors, les pans de mur s’abattre, le toit s’effondrer près de lui. Vacarme peu favorable au repos et à la décroissance de la fièvre. Aussi les docteurs approuvent-ils l’offre du comte Etienne de Beaumont qui organise le service d’automobiles rapides, prêts, toujours, à courir vers les avant-postes, même sous le feu, avec la roulotte autoclave pour les opérations, et celle pour la radiographie.

Les vingt maisons du hameau bordent la route sur les deux flancs. Nos tranchées sont à quelque cent mètres, celles des Allemands un peu plus loin ; le tout parfaitement invisible. Les artilleurs ont dissimulé, enfoui leurs canons. Hors du village, rien n’apparaît qui décèle la lutte proche. Pas même ces soldats musardant, leur fusil en bandoulière. Le soleil subit, illumine les guérets humides. Il dore les gouttes d’eau pendues aux ramilles. Il éclaire le toit rouge d’une grange entre les fermes, par-delà le champ, où s’enfonce brusquement ce qui détone, éclate, rejaillit au ciel, épaisse colonne de fumée, de terreau. Par-dessus, enfle un nuage bleuâtre et jaune. Il grossit. Il s’élève. Cependant, le tonnerre roule d’écho en écho. Cela monte, gronde, s’apaise. L’air tremble. Cela vibre au fond de nos oreilles étourdies. C’est la guerre. Elle nous a joints.

En dépit de l’appréhension secrète, nous nous rendons impassibles. Nous causons, tout en imaginant que le second projectile m’écrasera sur le pavé. Amas de sang, d’os cassés, de viandes sales mêlées aux étoffes et aux cuirs de ma vêture, je serai mort. L’univers aura cessé, pour moi, d’exister, avant une seconde, peut-être. Cependant je puis converser. Une batterie lourde des Allemands vise, à cinq kilomètres d’ici, le hameau. Leur obus est tombé trop à gauche du chemin où nous devisons. Le docteur estime qu’ils vont rectifier leur tiret bombarder la route d’Ypres par eux soigneusement repérée. Il nous engage à repartir avant que le feu de cette batterie ne s’accélère, comme chaque soir, vers l’heure du ravitaillement, pour disperser ou détruire nos convois. L’automobile servirait de cible à l’observateur embusqué dans un trou, avec son téléphone et son excellente jumelle, assez près d’ici, probablement. C’est bien à nous qu’il destinait son envoi.

Nous marchons à pas lents. Je m’arrête exprès, sûr de contraindre l’instinct à l’obéissance. Et je contemple longuement la campagne. Il m’étonne que ma crainte soit analysée seulement : cette évocation de mon corps en morceaux, ce bref essai de concevoir le monde aboli, cette inquiétude physique de l’ouïe.

En attendant le retour de nos compagnons et de l’infirmière qui visitent la tranchée de repli, notre curiosité du péril renaît. Elle souhaite la chute d’autres projectiles que redoute autant notre prudence encline à s’abriter sur le seuil de l’épicerie. Amusante contradiction. Alors nous revenons au milieu du chemin, pour mieux voir tomber le 305. La campagne est paisible, déserte. Les champs humides miroitent au soleil qui décline. Cela nous calme. C’est, de nouveau, la paix.

Entre les arbres grêles avance, au bout de la route, un soldat couché sur une civière que portent ses camarades. Le pantalon de gros velours brun s’aplatit, flasque, sur les tibias minces des jambes que botte lourdement l’argile de la tranchée. Voilà, de nouveau, la guerre.

On a rabattu le képi contre la barbe et croisé les poings sur la poitrine en capote déteinte. Ce brave est-il mort ? Le docteur fait la moue. Nous allons au-devant du cortège. Il s’achemine péniblement vers le hameau. Le cœur se serre, égoïste. On craint pour soi-même le sort de celui qu’ils amènent, éventré sans doute. Il disparaît. Il reparait. Il tourne le coin. Il pénètre dans la première maisonnette de briques, de contrevens verts, de tuiles rouges. Le docteur s’y rend. Nous lui disons adieu, car le patient ne semble pas transportable dans notre voiture sans couchette : « A Ypres, évitez la rue au Beurre. C’est toujours laque leurs marmites tombent. Et dépêchez-vous ! » Le chauffeur rate l’allumage. Je surprends une impatience en soi que je réprime. Nous repartons. Des nuages violâtres assombrissent le crépuscule au bout de la route droite.

Par instans les éclairs d’artilleries lointaines illuminent les masses du ciel bas. Des fourragères chargées de paille encombrent la chaussée qu’obstrue encore un convoi de sens inverse. Redoutant de s’embourber dans les fondrières des contre-bas, les tringlots refusent d’ouvrir le passage. Nous compliquons la difficulté que ne résout pas le beuglement ininterrompu de notre corne. Les chevaux se font rétifs. Ils reculent dans leurs traits. La belle cible que c’est là pour l’observateur de la batterie allemande. A quoi pense-t-il dans son trou, dans son arbre, ou dans son grenier ? Sûrement la catastrophe va nous échoir. L’univers s’anéantira pour nos êtres en pièces. Nous nous regardons les uns les autres. Nos sourires raillent nos appréhensions mutuellement soupçonnées. Le maréchal des logis peste et jure contre ses hommes. Il pousse sa monture. Il agite les bras et les pans de sa pèlerine. Il invective. Il ordonne. Lui-même a le sens d’un péril. Enfin un attelage dévie, patauge-dans les flaques du contre-bas, en laissant sa fourragère sur la chaussée. L’autre manœuvre de même pour le premier fourgon du convoi. Nous franchissons l’emplacement ainsi livré par les chevaux qui se cabrent sous l’éperon des conducteurs. C’est tout de même un soulagement. On aime respirer.

L’averse fustige les arbres, monde le pavage, ruisselle sur les capotes d’un détachement. Courbés, bossus, les fantassins traînent leurs pieds de terre pesante. Ils grognent, la pipe dans la barbe. Quelques-uns s’appuient sur des cannes d’alpinistes, sur des bâtons de pèlerins. Nous les dépassons. Ypres est traversé au bruit de l’averse qui redouble, de la canonnade qui bouscule l’air, des murailles qui s’écroulent dans la rue au Beurre ; mais, dans les cabarets, les maisons, les restaurans, on dîne.

Ensuite nous longeons le noble parc d’un château Louis XIII reflété, avec ses charmilles, dans une large pièce d’eau. La travaille l’état-major de la division. Des hussards, aux grilles, montent la garde. Les torpédos cuirassés de boue emportent, ramènent les officiers de liaison. Les fils du téléphone, du télégraphe, convergent sur l’antique échauguette du portail. Ils transmettent les appels des tranchées, les résultats des observations, les renseignemens des patrouilles, les rapports des chefs, les avis de l’intendance, les ordres du corps d’armée, toutes les pensées qui nécessitent l’élan et la mort du peuple au combat.

En cette portée de fils métalliques, ont-elles conscience de leur œuvre, et d’elles-mêmes, ces idées qui se précipitent ? Hors des cerveaux émetteurs, avant d’atteindre le destinataire, prennent-elles conscience de soi et de la tragédie qu’elles meuvent ?

Le vent du soir peu à peu chasse les nuées. Il démasque la lune pleine. Nous courons dans l’azur cendré d’une belle nuit. A droite, une boule de lumière descend lente vers l’horizon, déjà, pour révéler aux Allemands qui la lancèrent quelques mouvemens possibles de nos troupes. Croisant des convois, leurs escortes muettes enturbannées de lainages, nous allons très vite. A l’entrée des bourgs, les sentinelles barrent le chemin. Elles s’avancent, baïonnette en avant ; non sans défiance. Le doigt sur la gâchette, elles demandent au chauffeur le mot de passe, puis s’effacent. En un village même, le hussard met en joue. Une seconde nous regardons, anxieux, le trou du fusil, l’homme au schako bleu. Il nous vise, la joue penchée sur la crosse, la pèlerine bleue retroussée par ses bras en posture de tir. La voiture s’est arrêtée. Ce ne lui suffit pas. Il faut lui crier le mot à distance. Le peloton est sorti précipitamment du poste. Des officiers ennemis, dit-on, se déguisent en Croix-Rouges. Constamment ils essayent, dans leurs automobiles d’ambulance, quelque randonnée à travers nos positions. Une de ces reconnaissances était apparemment signalée au poste des hussards.


IV

Autre après-midi. L’automobile a gagné les environs de Pervyse. Nous sommes à la recherche du lieutenant G…, qui commande une batterie de ce côté. Sans cesse l’air est violemment froissé par le vol des obus teutons allant d’Est en Ouest, afin d’atteindre les écluses de Nieuport et d’abolir notre pouvoir de régler l’inondation. Un vent frais assainit les routes, à peu près vides, comme la campagne mouillée, plate entre les bosquets des hameaux. En groupes, des soldats belges aimables et gais surveillent les fourches de chemins, l’entrée, la sortie des villages où les cultivateurs vaquent à leurs occupations habituelles, tranquillement. Les fermières distribuent le grain aux poules. Garçons et filles reviennent de l’école, le cartable sous le bras, la règle à la main, les galoches aux pieds, en se faisant des niches.

Des estafettes motocyclistes traversent les fondrières à toute vitesse, avec une sorte d’entrain sportif. Nous allons, sans pouvoir nous renseigner exactement, tantôt sous le ciel gris, tantôt dans un soleil pâle, selon le caprice d’Eole qui rassemble, qui masse ou disperse les nuées. Rien de particulier dans cette campagne agricole encore parsemée de herses et de rouleaux inactifs ; mais où les hordes de corbeaux, en picorant les guérets constatent le travail accompli des semeurs. À mesure que nous avançons, les escouades apparaissent plus rarement. L’espace vide tonne, gronde par-dessus les champs déserts et gris qu’explorent les migrations de sansonnets, ici et là, autour des cratères. Partout, les gros projectiles en ont creusé. À l’abri d’une pauvre maisonnette s’embusque une manière de caronade élevée sur un affût bizarre, que mille taches verdâtres, rougeâtres, bleuâtres colorient afin de le rendre moins distinct parmi les diverses nuances du paysage. Le guidon vise le zénith et les tauben qui s’y risqueraient. Deux jeunes garçons habillés en artilleurs belges taquinent un pâtre. Ils le bousculent. Ils rient fort auprès de cinquante obus en pile, sur une saillie de l’affût, dans leurs douilles de bronze. En attendant de lancer la mort au ciel, ces adolescens gracieux batifolent le plus franchement. Nous les dépassons. Et peu à peu, nous nous inquiétons de ne plus rencontrer personne, ni rien. L’air ébranlé tremble. La plaine rase et infinie se courbe vers un horizon laiteux. Les oiseaux mêmes ont abandonné une atmosphère trop vibrante. Aurions-nous franchi nos lignes ? Est-ce dans la zone intermédiaire que nous courons au hasard ? Rien ne se montre. Nous allons encore. Point de vie. Il nous faut revenir si nous ne voulons qu’une patrouille allemande brusquement surgie d’une fosse ne nous capture. Cette éventualité nous apeuré plus que la crainte des balles, inoffensives pour la plupart.

En effet, les joyeux canonniers nous avertissent de notre erreur. Nous nous précipitions vers les lignes boches. Ils nous regardaient faire ; par curiosité. Nous repartons à rebours. Et, bientôt, nous trouvons à l’issue d’un boyau recouvert de branchages un autre canonnier du roi Albert. Il veut nous conduire vers la ferme prochaine où se masque une section de la batterie cherchée. Le sous-officier se plaint de rester là, sans combattre. Il s’ennuie. Depuis les premiers jours de la campagne, il a chevauché avec ses pièces, de Louvain à Anvers, d’Anvers à l’Yser. C’était passionnant. Un seul de ses hommes fut tué. Cette guerre de taupes enfouies dans la boue le contente moins. Il souhaite l’aventure, les coups à donner, les périls excitans même pour son âme de Flamand trapu, gros, blond, narquois. Pourtant il conseille de dissimuler l’automobile et l’infirmière qu’il contient, parmi les chaumières bordant la route. Les observateurs ennemis ont vite fait de reconnaître un véhicule de cette taille, et de lui adresser une politesse sur le chemin repéré. Ce que confirme la marmaille écolière qui se rassemble auprès de la dame dans l’espoir de sous. A travers champs, dont les mottes engluent nos guêtres, nous arrivons près d’une grange écartée. Trois artilleurs français, en sabots, s’occupent de la volaille, semble-t-il. Débonnaires et ventrus, ils fument aussi, la veste entr’ouverte. On ne penserait certes point, à les voir, que, dès le signal, ils introduiront l’obus dans la culasse de leur canon caché, puis enverront la mort à quelques kilomètres, soigneusement. D’ailleurs, fidèles à la discipline, ils ne laissent point approcher. Ils refusent toute explication sur leurs habitudes.

Au bout du compte, ils nous renvoient dans une métairie sise à deux kilomètres environ, sur un chemin de traverse. Nous y parvenons. Trois bâtimens de bon aspect la composent. Un large cratère d’obus fut récemment comblé dans le champ qui la précède. Nous apercevons des artilleurs parmi la paille d’un grenier. Ils mangent et bavardent près de la fenêtre ouverte. Il en est d’autres dans l’écurie, dans l’étable, auprès des chevaux. Les gens de la ferme besognent entre les soldats. Au rez-de-chaussée du logis, un pointeur dort sur une chaise de paille, près du feu. Le bureau de la batterie occupe la salle basse. Commodément installés devant plusieurs tables, les sous-officiers, méticuleux, calligraphient. Leur comptabilité couvre des feuilles, des registres, des cahiers. Nous saluons enfin mon ami dans une chambre claire et large. Le portrait de sa fille orne la cheminée de campagne. Avec un sous-lieutenant, il travaille sur une table massive. Les manuels de tir, le téléphone, les cartes de la région s’y pressent.

Bien qu’il ait été blessé dans la nuit du 1er janvier, pour ses étrennes, G…, guéri, offre une mine superbe. Il a beaucoup rajeuni. Quadragénaire, il ne semble pas compter plus de vingt-huit ans. D’ailleurs, son nouveau métier enthousiasme cet ingénieur auparavant plus occupé de ses draguages dans les marais aurifères, en Guyane, et de la vie parisienne, de ses plaisirs, de sa littérature, de ses théâtres. Aujourd’hui, nulle de ces choses ne lui paraît importante. Les dragueurs mobilisés sont revenus de la Guyane où le travail cessa complètement. Eh bien, tant pis ! A la Bourse, pensant que la guerre n’éclaterait pas, le capitaliste avait pris une position que le cataclysme a bousculée. Qu’importe !

L’essentiel, c’est de nous expliquer comment le colonel indique, par téléphone, l’objectif et le moment de frapper ; comment, sur cette planchette où s’étale une sorte de rose des vents, toutes les directions possibles du tir indirect, dans le secteur, sont marquées, notées, chiffrées ; comment, par un bref calcul des angles, on règle l’inclinaison des quatre canons lourds dissimulés en deux fermes, en deux vergers lointains et distans les uns des autres ; comment, par téléphone, on prévient d’ici les chefs de pièce en leur désignant les nombres pour la correction, pour le débouchage de l’obus, etc. ; comment, les projectiles étant tombés, on écoute, au bout du fil, la voix de l’observateur juché dans un arbre, dans une maison en ruines, sur une crête. Témoin de la chute, de son effet, celui-ci dicte les rectifications utiles. Sa démonstration excite le lieutenant. Il a les gestes de l’écolier fiévreux en pleine émotion d’un jeu ardent. Il nous fait saisir la beauté, la grandeur de ces combats épars et multiples que dirige un réseau de pensées diverses en course par ces fils du télégraphe et du téléphone, allongés, sur la terre et sous la terre, d’arbre en arbre, le long des haies, dans les ruisseaux mêmes. L’esprit enveloppe ainsi de ses flux, vde ses reflux, la configuration de ce pays où s’ébat la jeunesse guerrière avant d’affronter la mort partout suscitée. Entre las deux lits de noyer, dans cette modeste chambre de ferme, au téléphone, une intelligence veille qui reçoit, comprend les idées offensives de l’état-major. Le lieutenant calcule, devant la planchette du graphique, les angles et les nombres à transmettre. Il les fixe. Il métamorphose la volonté de la nation en une puissance, cette parole murmurée contre le disque vibratile, et entendue par quatre groupes de soldats, en quatre endroits des alentours. Parole qui se transforme en gestes de pointeur, de servans, de tire-feu. Elle devient quatre élans de l’épouvantable foudre qui va menacer, peut-être écraser l’agression des barbares découverts, tout à l’heure, à deux lieues d’ici, en un repli de terrain, et du haut du ciel, par le télescope de l’aviateur si rapide entre ses élytres blonds, derrière le halo de son hélice brillante.

Mon ingénieur s’enivre de songer à cette force épanouie de la science humaine qu’il traduit sans cesse en actes formidables et lointains. Son éloquence, son geste nous entraînent hors de la métairie, par les champs. Il faut y éviter les fils de transmission simplement posés à terre parmi les mottes. Plus fréquente, la canonnade broie les airs. Elle tonne, elle gronde dans l’horizon éclairci. Nous pataugeons sur une emblavure grisâtre et grasse. Nous avons abandonné l’automobile dont la superstructure, ici, présenterait une cible aux observateurs des batteries boches. La vaillante infirmière, le comte de Beaumont et moi, nous suivons tant bien que mal le guerrier heureux de marcher contre le vent, et de discerner, parmi les explosions, leurs nationalités, la belge, la française, l’allemande, ou la qualité de leurs artilleries, la lourde, la légère, même les calibres de leurs pièces, 77, 120, 150, 305.

En bandes, les passereaux s’envolent devant nos pas soucieux de ne pas butter dans les fils peu visibles. Il parait qu’au début les tirailleurs marocains et sénégalais ignoraient complètement l’usage de ce laiton. Ils en firent des collets à lapins. A plusieurs reprises même, les artilleurs n’entendant plus rien, vinrent, la huit, constater l’inexplicable dégât, et rafistoler leurs lignes. Alors ils furent houspillés, voire canardés par ces amateurs de gibelotte, gardiens sévères de leurs pièges et de leur gibier contre les maraudeurs de toutes espèces.

Le poste suprême de transmission occupe une petite ferme qui cache les fourgons des télégraphistes aux vues de l’ennemi. Contre les murs, des soldats belges et français, agens de liaison, estafettes, se tiennent cois et clapis ; car les échanges de canonnades ne s’interrompent guère. Chaque seconde, on attend que le ciel vitreux se fêle, se brise comme un cristal trop délicat pour cet ébranlement formidable et perpétuel. On se retourne pensant voir l’air se rider au passage des ondes sonores. Elles froissent le vent. La détonation des pièces, le vol bruissant des gros projectiles, leur chute et leur explosion, déterminent une série de fracas très distincts qui marquent les temps de ce drame lointain joué entre l’espace profond et les terres plates, grises, infinies. Le ciel de Dixmude tonne contre le ciel de Nieuport, par-dessus la mer des guérets, où émergent quelques maigres boqueteaux, quelques métairies éparses, basses, comme si, elles aussi, craintives, voulaient se tapir contre le sol. En l’une, nos artilleurs se dissimulent, attentifs, le long et à l’intérieur des bâtimens. Ils pompent, de plus, l’eau dans la cour. Ils jouent aux cartes dans le fournil. Ils achèvent leur lessive, et l’étaient sur la haie. Ils aident la fermière. Le lieutenant a fait un signe. La porte de la grange s’ouvre. Un énorme, un haut canon nous apparaît dans l’ombre avec ses accessoires, ses caissons, ses plans inclinés, ses huit servans à leur poste, et qui surgissent du foin odorant où ils reposaient. En un instant, ils peuvent obtenir de leur pièce l’inclinaison voulue par les nombres du goniomètre, lui faire cracher, avec sa longue flamme rougeâtre, l’obus percutant, capable, à deux lieues, de disperser une compagnie, de démolir une maison, de couper un convoi, de bouleverser une redoute, Vraiment respectueux, le lieutenant nous présente à lui, pour ainsi dire. Juché sur son affût gris, le monstre tend son long col et sa gueule béante vers le ciel entre les vantaux du porche rustique. Ils se sont déjà refermés sur le mystère de cette force invisible pour les tauben, dans sa nef de briques, de poutres et de tuiles. Paisiblement, les paysannes vont traire les vaches ; c’est l’heure.

Il faut ensuite traverser un champ clos de haies et d’arbustes. Un cratère récent y baye. Les observateurs allemands ont l’œil braqué sur ce point qu’ils bombardent dès qu’un groupe s’y montre. Crâne et impérieux, le lieutenant nous promet le salut immédiat de l’ennemi. Aussi nous tenons à ne point hâter le pas, à continuer nos raisonnemens philosophiques sur une morale future de la guerre. Pourtant, notre imagination se représente l’effroi d’être écrasé par la masse de fer subite ou déchiré en morceaux convulsifs, ou décapité fortuitement. Peut-être resterai-je là sur place, le ventre ouvert, en attendant une mort tardive dans l’étreinte des pires tortures. — Est-ce maintenant ? — Tout à l’heure ? — Avant d’avoir atteint cette motte, cette autre, ce rideau d’arbustes ? — Le voilà franchi. — Nous sortons du champ sec et pâle, cible évidente parmi l’ensemble plus sombre des guérets avoisinans. Au reste, il y a des intervalles dans la canonnade. Ils se prolongent. Sous la butte d’argile bien masquée, la cave aux obus risque moins d’être atteinte. En une sorte de verger artificiel fait de baliveaux qu’on replanta, le canon va sans doute agir maintenant. Comme une équipe de serruriers se rend à pied d’œuvre, ôte ses vestes, prépare ses outils, une section d’artilleurs arrive, s’apprête à la manœuvre de la pièce. File lente et pesamment chargée, cinq soldats se rapprochent sous le faix des lourdes palettes en chapelet qu’ils vont adapter autour des jantes, afin que les roues ne s’enfoncent plus dans le sol meuble, avec le poids du monstre, pour s’embourber. Peint en brun, le premier obus du tir est déjà près de l’affût. Le tout se mêle à l’épais buisson qui protège la pièce contre la curiosité des grands insectes mécaniques, explorant le ciel et le pays.

Parfois un aviatik est deviné là-haut. Il se précise. C’est bien cela. Les lignes du grand insecte aux élytres tendus et crochus se meuvent dans le champ de la jumelle que fouillait l’espace. Prudent, l’aviateur se glisse parmi la nuée la plus sombre. Il se confond avec elle. Il reparait dans un trou d’azur. Il descend. Il entreprend les cycles de son vol. Le Boche, évidemment, examine les fermes où les canons se peuvent masquer, celles où des soldats bivouaquent, les vergers dont les branches pourraient couvrir des pièces lourdes. C’est l’annonciateur de la mort pour ceux dont il aura reconnu le gîte, en notant le lieu, les détails significatifs des alentours, les points de repère. Maintenant, il ne jette plus guère, comme il avait coutume au début, des papiers de couleur, ni des rubans métalliques propres à désigner, par le sens de leur chute, l’emplacement des batteries entrevues, et qu’aussitôt le tir indirect des Allemands arrosait de ses obus. D’ordinaire l’insecte retourne dans ses lignes avec des plans photographiques. Ensuite nous éprouvons la valeur de ses renseignemens. A moins que dans la nue, soudain, ne transparaissent, ne s’épaississent, ne se dégagent les lignes d’un second aéronef rapide et dardé vers l’aviatik qui plane en esquissant de larges cercles, en descendant jusqu’à laisser ouïr le bourdonnement de son moteur, jusqu’à laisser voir l’astre de son hélice, jusqu’à terrifier les chevaux de la prairie, jusqu’à chasser vers les fermes les grand’mères craintives pour la promenade titubante des marmots. Bientôt l’odieux insecte aperçoit le vengeur qui, derrière un halo, se précipite, qui s’élève et gagne de la hauteur, afin de surplomber. L’aviatik alors, faisant agir le gouvernail d’altitude, monte aussi vers le zénith. Voici le duel. Plusieurs minutes, les deux insectes se hissent rapidement, face à face. Ainsi deux coqs au combat volent l’un contre l’autre pour s’assaillir du bec et de l’éperon. Ils se rapprochent en se dirigeant vers le sommet de l’angle dont leurs ascensions suivent les lignes. Coup sur coup, les deux bêtes fulgurent. L’espace est parsemé d’or et de feu. D’en bas, on croirait ouïr le crépitement des mitrailleuses. Elles s’acharnent. Les insectes montent encore. Ils pétillent. L’un fuit. L’autre poursuit. Tour à tour ils se surplombent. Ils s’encerclent. Ils pénètrent la contrée de nuages grisâtres et gris. Tantôt visibles, tantôt confondus avec les brumes, les deux monstres projettent leurs feux de meurtre. Ils deviennent plus ténus. Ils montent toujours. Ils s’amincissent. Ils s’effacent dans les vapeurs qu’emporte le vent, et dont la grande ombre parcourt la plaine.

De la terre, on ne distingue plus rien. Chacun imagine les transes, les angoisses, les énergies des quatre hommes en lutte là-haut, qui vont chavirer, tomber vers la terre grossissante et mortelle. — Les ennemis ? — Les amis ? Ou bien vont-ils se fuir indemnes très loin, par-dessus les nuages ? — Sans doute. Seule, la course de géans variables et boursouflés emplit le ciel. En bas les artilleries tonnent. Les échos grondent à l’horizon. La vitesse de l’acier broie l’air qui frémit au loin et tremble partout, que des masses traversent en retentissant comme les express à travers des gares, tandis que les soldats se dispersent ou se vautrent avant que l’explosion ne rejaillisse avec les pierres, les éclats la colonne de fumée noire.

Or, de là-haut, quelque chose de vague et d’ailé se précipite en tournoyant. Cela grandit. C’est l’insecte aux élytres crochus, l’aviatik qui s’abîme, l’hélice en avant. Victoire. L’ennemi succombe. Les cœurs battent. Il s’allume. Il flamboie. Il se tord. Il laisse en haut un sillage d’étincelles. Il s’abat vers les champs où déjà bondissent, galopent des artilleurs en joie, des femmes qui glapissent, un cavalier éperonnant sa monture. Saisir, capturer l’ennemi : c’est un désir affolant. Tout le monde a surgi de ses trous, de ses abris, de ses maisons, de ses postes. Epars, les gens crient, gesticulent. Ensemble ils s’élancent et rivalisent. Ils arrivent enfin près de la flamme. Avant de s’éteindre, elle ronge la longue carcasse, les fils d’acier, et, sous le bloc du moteur, deux spectres hideux. Nus, longs, ouverts, ce sont deux charbons saigneux, convulsifs encore. Une bague d’or luit autour d’une phalange, sur un lambeau de main.

Qu’ils ont dû souffrir, ces deux hommes flambés en un instant après les cathédrales, les villages, les villes de leur conquête barbare ! Les voilà réduits à rien, les cervelles et les yeux cuits dans leurs crânes épouvantables, les cœurs rôtis dans leurs corps tordus, cagneux, recroquevillés. Ce sont les ennemis, ces débris de cuir roussi, de chairs calcinées, d’os cassés, de viandes saignantes, de vêtemens brûlés, de boutons fondus. Deux intelligences, tout à l’heure, s’exaltaient en ce pitoyable amas que salue l’horreur muette des assistans.

Nous espérons en vain l’ordre téléphonique de commencer le tir. L’après-midi s’achève. Il convient de partir, si nous voulons atteindre la tranchée de première ligne avant la nuit. Notre groupe s’est augmenté d’un autre lieutenant qui, tout le jour, guette l’ennemi dans les ruines d’une gare prochaine. Grand jeune homme à la barbe courte, il accepte avec calme son devoir. Chaque matin, avant neuf heures, il se rend à son poste, et, jusqu’à six heures, y reste parmi les explosions, les avalanches de briques, les éboulemens de murailles abattues. Il le quitte, paisible, et sans fatigue apparente. Le voilà satisfait d’y revenir en nous conduisant. Il est accompagné par un maréchal des logis que la médaille militaire décore. Simple et pacifique en apparence, ce héros, en leggins et veste d’artilleur, sut accomplir un de ces exploits que les Plutarque aimèrent conter ; exemples éternels pour la vaillance des peuples. C’est un homme de trente ans, blond, timide, l’air bourgeois. Nous causons sur la route de Pervyse en marchant. Parfois claque un coup de fusil, à gauche. Des fantassins belges vont, en file, à la relève. Malgré l’orage des bombardemens, qui d’ailleurs s’apaisent, les carrioles des paysans cahotent sur le pavage, derrière le trot du bidet paisible. Une petite ville en décombres se profile dans la grisaille du crépuscule.

Là fut arrêtée l’entreprise des Allemands sur l’Yser. Une série de batailles cruelles, pour la possession de la voie ferrée, ensanglanta, six semaines, cette rue centrale, où la distribution, le soir, rassemble des compagnies de fusiliers très propres, en capotes sombres. La ville fut envahie par les Teutons, reprise par les Alliés. On y canonna toute angoisse humaine à l’abri d’un mur. De ces petites maisons en briques, quelques-unes restent debout, criblées, sans fenêtres intactes, au milieu des éboulis informes que sont devenus les autres logis. On y a tant combattu, fous, dans la fumée. On y a tant souffert, espéré, agonisé. Les feux précipités des mitrailleuses, de là, fauchèrent tant de groupes fidèles à leurs rages, et qui se ruaient dehors, baïonnette en avant, pour s’affaisser en monceaux de blessés, jurant et râlant, de cadavres bientôt roides, dans leurs uniformes de boue. Joyeux, criards, des enfans jouent à la guerre dans les amas de plâtres, de poutres, de ferrailles, de moellons effondrés. Au seuil des caves, suprêmes refuges, les pères fument leurs pipes ; les mères récurent une casserole retrouvée ; les filles, un peu coquettes, babillent avec des sergens. L’Amour de bois peint en rose, qui servit d’enseigne, pend, décroché, derrière la glace de sa niche. Au-dessous, la porte s’ouvre sur une ambulance anglaise. Campées dans cette demeure sans toiture, plusieurs dames de Londres, au costume original et guerrier, y assistent les soldats que leurs blessures trop graves ne permettent pas d’emmener dans un des automobiles verdâtres à quatre énormes croix rouges, vers les hôpitaux de l’arrière. Pour bizarres que soient leurs jupes-culottes, leurs molletières et leurs capelines rousses, ces courageuses femmes font œuvre pie. Leurs grosses voitures complètement munies vont de poste en poste, avec un médecin, recueillir les malchanceux. Ils sont transportés fort vite jusqu’aux salles de radiographie, jusqu’aux mains des docteurs. Ici, où le bombardement fait rage, le jour, de neuf heures à cinq heures, et, souvent, toute la nuit, leur présence est méritoire.

Nous allons plus avant, sur la chaussée, entre les ruines. La campagne reparaît à travers l’église, que le luthérianisme iconoclaste des Allemands a détruite tout d’abord, ce luthérianisme des pasteurs opiniâtres en chaire, durant tout le XIXe siècle, pour honnir les prétendus vices de notre Babylone, et préparer leurs ouailles aux haines de 1813, de 1870, à celles de 1914. Aussi ne paraît-il que des murs tranchés, que des arcades rompues, qu’un clocher branlant sur sa base à demi sapée, qu’un cimetière ravagé sous un enchevêtrement de croix et de cippes à terre. Chaque jour, les artilleurs prussiens assouvissent ici la colère de leurs dévots.

Au bout de la rue centrale, les maisons d’où les défenseurs tirèrent sur les assaillans se sont effondrées, trois ou quatre ensemble, avec eux tous. Les lattes et les chevrons des toits pendent par masses jusque sur les tas de tuiles, les cloisons morcelées, les devantures incendiées. Il importe de se glisser le long des pans de murs, car les mitrailleuses de l’ennemi cinglent tout groupe qui passe en vue de ses guetteurs. Par endroits, on foule un pavage écorné, pulvérisé. Les corniches sont dentelées tout autour de la gare, dont, seul, le rez-de-chaussée persista, sous un chaos de briques. Chaque jour, on reconstruit, en planches, l’escalier que les obus brisent ; mais qui sert à se hisser dans un coin de chambre en ruines, ou se blottit notre observateur. Le téléphone y parle, devant une petite table. Il y a un fourneau a essence pour cuisiner, un petit poêle même, s’il gèle ; deux chaises. On reconstruit le plafond avec des lattes et des morceaux de briques, chaque fois qu’il saute. Gravissant les marches de bois, enjambant les trous des paliers, s’équilibrant sur des saillies par-dessus les abîmes, on accède à cette logette.

Par un vide étroit ménagé entre quatre briques, l’œil contemple un paysage lacustre, un paysage d’eaux pâles et de presqu’îles blondes portant des arbres grêles. Les inondations tactiques ont ainsi changé les apparences de cette région agricole que stérilise, pour trois ans, la superposition de ces nappes liquides. La campagne, contre l’horizon, semble boisée. Deux mille cadavres allemands gisent, parmi ceux du bétail, sous cette nappe fluide et bleue. Elle se referma sur eux quand ils tombèrent, tués dans les arbres, où ils avaient pu grimper, en criant : « Kamarates ! » et en suppliant qu’on les épargnât ; mais ils avaient trop dévasté, massacré, torturé. D’autres étaient morts auparavant, lors des suprêmes attaques en masse, quand nos projectiles déchiraient par vingtaines, à la fois, leurs conscrits ivres et hagards, marchant au son des fifres et psalmodiant leur hymne à pleine voix. De ces multitudes casquées, hérissées d’armes, violemment éclairées par les sphères lumineuses de leurs artifices, que de rangs s’abîmèrent avec les espoirs de cette jeunesse extatique, les rages de hobereaux impuissans, la résignation morne et disciplinée de lourds soldats, la souffrance de réservistes en pleurs, solidement maintenus par les menaces des sergens, et rapidement convaincus par les exemples des exécutions immédiates. D’autres colonnes profondes semblaient sortir de l’horizon, indéfiniment, à mesure que les premiers bataillons s’écroulaient, en jetant au vieux dieu leurs cris d’horreur, l’offrande des bras et des têtes qui s’envolaient, des troncs qui sautaient, des chairs en lambeaux, des uniformes en loques, du sang retombé en pluie.

De cette tragédie sans pareille que de victimes sont reparties, ligotées par quatre, dans les trains de marchandises, vers les hauts fourneaux crématoires du Nord. Deux mille environ fermentent sous l’opale de l’eau, entre ces presqu’îles vaporeuses et blondes, ces arbres noyés, ces bocages de ramilles nues, ce bourg émergé où l’on distingue, grâce à la jumelle, des Boches qui jouent à martyriser un porc. Ils le piquent de leurs baïonnettes. Ils le renversent. Ils le relèvent à coups de botte. Ils le font fuir, le rattrapent et le saignent, en cet instant d’accalmie guerrière, comme chaque soir, à la même heure. Pourtant, les batteries, dissimulées dans le village grisâtre, tout à l’heure, recommenceront à foudroyer l’espace, à lancer leurs obus sur cette petite gare de briques roses. Ils enfonceront de nouveau ces planchers en morceaux. Ils démoliront plus ces pans de murs. Ils crèveront mieux les plafonds. Ils rempliront de gravats les salles d’attente où de très jolies baigneuses rient, en couleurs, sur les affiches de juin vantant les plages de la côte. L’observateur, notre ami le lieutenant G…, sans doute, tapi dans sa loge de décombres, sentira les poutres trembler sous ses pieds. Les avalanches de briques se précipiteront autour de lui, sous lui. Le fracas des explosions étourdira l’oreille au téléphone. Des fumées denses suffoqueront. Leur âcreté piquera les yeux. Tout de même, dans ce coin des ruines chancelantes, cet officier, hier bourgeois pacifique, demeurera, fataliste et goguenard, la jumelle aux yeux, quand les sphères des artificiers allemands éclaireront la contrée, en descendant du ciel. Et il restera là, très attentif, pour avertir, au téléphone, nos batteries de leur œuvre efficace.

Au bord des eaux, la tranchée belge, dans un talus qui protège la voie ferrée, abrite des soldats vigilans. Le képi d’un chasseur français surmonte la croix qui signale la fosse où il repose tué là, cet après-midi. Devant cette tombe, s’aligne sans hésitation la compagnie de relève ; puis elle s’enfonce dans le rempart de terre blanchâtre. Au-delà s’allonge, entre les lacs, une chaussée. Là-bas, elle s’efface dans les bois. Minée en plusieurs points, par les Belges et les Wurtembergeois, elle porte néanmoins, au milieu, les avant-postes des deux partis terrés. Une escouade se faufile contre les arbres qui la bordent. Le calme partout s’affirme. Du silence règne sur le décor de ciel et de lagunes azurés, d’îles blondes, de boqueteaux épars. C’est la face trompeuse de la paix. Vingt mille yeux, là, guettent lu moment propice à notre mort. Des jumelles nous visent quand nous redescendons, en évitant les trous des paliers, en trébuchant sur les planches des escaliers, en escaladant les monceaux de plâtras, en sortant sur les rails tordus.

Donc, après le ballast, la tranchée s’ouvre dans le rempart de terre. Au-dessus du portail, que bastionnent des sacs pleins une enseigne d’ardoise arbore cette gracieuse inscription : Au Repos de la Reine. En effet, la reine Elisabeth de Belgique est venue là, sous le feu, réconforter ces bons garçons en capotes brunes, en bérets ronds, en leggins gris. Le fusil au poing, ils saluent la crânerie de notre infirmière, seconde visiteuse de leur gîte. Malaisément, elle s’insinue dans ce boyau bas, obscur, que Rembrandt eût aimé peindre tout en ombres, avec des figures subites, rougies par le feu d’un poêle minuscule, par la lueur minime d’un bout de chandelle. Accroupis ou sur le flanc, les soldats veillent près d’une mitrailleuse à trépied. Le col de la bête dépasserait l’oculaire creusé dans la glaise pour crachoter cent balles à la minute contre tout mouvement suspect parmi la nuit. Le sergent lit et commente un journal de caricatures. On riait quand nous nous sommes introduits. Les soldats nous invitent. Ils nous font place. Les complimens de notre infirmière leur plaisent. « Vous savez : notre Reine, elle est venue ici avant vous ! » lui disent-ils, pour que la Française ne se vante pas trop de sa hardiesse, pour que nous louions le courage de la souveraine, évidemment admirée de tous. La chaleur du poêle et des corps, après le froid extérieur, rend plus communicative, en cette glorieuse tanière, la jovialité de ces éphèbes. Narquois, hardis, très polis et courtois pourtant, ils causent de la meilleure façon. La guerre, ils la tiennent pour le plus captivant des sports, dirait-on, le ludus pro patria.

« Pour ça, c’est amusant !… conclut un flandrin aux mèches jaunes sous le béret qui coiffe sa figure malicieuse et fine… Et ça dure. Je marche depuis le mois d’août, moi, savez-vous ? »

Savait-il aussi qu’un cataclysme subit, bientôt, écraserait ce rempart, qu’un obus s’enfoncerait là, criblerait de ses quatre cents éclats les veilleurs hurlant, trouerait les poitrines jeunes, scalperait les têtes blondes pleines de glorieux espoirs, de joyeuses forces, de puissantes volontés, immortelles, d’ailleurs, et transmises, comme le flambeau antique, par la main du moribond au poing du survivant, pour continuer la course d’un peuple légendaire à jamais vers la plus noble des victoires ?


V

Ronde, belle, la lune paisiblement regarde le pays bleuté, l’air qui tremble, les collines qui grondent, les éclairs des artilleries cachées, même cette autre lumière en boule qui, très lente, descend vers l’horizon pour dissiper le mystère de ce bois dangereux là-bas, de cette emblavure où peut-être rampent, en haletant, des hommes prêts à tuer.

Rien d’autre n’anime, d’abord, l’aspect de cette plaine et de ses bocages épars. De sa lueur, Tanit polit la tour pointue du moulin qu’un projectile ébrécha. Les ailes arrachées gisent, amas de lambeaux et débris, contre la haie pâle. Au bout de l’éteule, là, entre deux mottes, un lumignon scintille. Probablement des Français qui veillent dans la boue de leur fosse. En voici de silencieux, de couchés, d’assis dans l’herbe, à l’abri du talus, près de leurs sacs et de leurs faisceaux. Ils fument là vagues et bleuâtres, immobiles, l’oreille au guet, sous leurs turbans de lainages. Debout, l’officier tâche de lire sur son calepin, et crayonne.

L’automobile de la Croix-Rouge court, luisant, entre deux lignes d’arbres dépouillés, sur la route aux ornières profondes, aux bourbiers fréquens, aux trous d’obus que déjà l’on entreprit de combler avec les briques de la cité de Nieuport en ruines.

Plus loin, un convoi cahote, sans un bruit de voix. Les conducteurs, tapis sur leurs sièges, se recroquevillent l’épaule dans l’épaule. L’escorte se dissimule entre les voitures. Derrière le flanc du cortège le moins exposé au feu possible, marchent, par couples, des soldats engoncés, que le havresac surplombe avec, par-dessus, les couvertures en rouleau. Ils croisent une section qui revient de la tranchée. Las, courbés, appuyés sur des bâtons de pèlerin, cuirassés de boue sèche, barbus jusqu’aux yeux comme de bons épagneuls, les soldats clopinent selon le poids de terre qui englue brodequins et houseaux. De leurs capotes juponnées, ceintes à la taille, de leurs barbes, des étoffes enroulées, tordues sur les crânes, quelque chose émane qui s’apparente à nos souvenirs de vieilles images représentant les Orientaux des contes anciens. Tout ce monde se glisse dans les ombres bien maigres des arbres sans feuillage. On se tait ou murmure à peine, comme si pouvait nous entendre la boule de lumière ennemie planant là-bas, sur les toitures d’un village lointain qu’elle révèle.

Les colonnes de la garde montante et celles de la garde descendante se croisent, de plus en plus nombreuses, dans l’azur de la nuit lunaire qui les voile, qui les mélange au paysage vide, à ses bruits. Fantômes muets, bleuâtres, lents, les soldats piétinent à la file, sans un mot presque. Seules les housses des képis luisent sur les lignes ténébreuses. Nous en dépassons beaucoup, et encore d’autres, qui vont au feu, qui reviennent par les bas-côtés de la route, qui se reposent dans un pan d’ombre, qui bivouaquent au fond du fossé, qui regardent fuir une ambulance automobile emportant, à toute vitesse, des malheureux gravement blessés vers les soins urgens, vers un hôpital de l’arrière et sa table d’opérations.

Nous continuons de courir à l’inverse, et du côté de la bataille. On l’entend crépiter parfois, aux détours de la route. Déjà voici la station, ses trains de ravitaillement au garage, ses magasins de briques ébréchées, puis l’amas de planches brisées, de ferrailles tordues qu’est le wagon où vint éclater un obus expansif. La mitraille de ses trois cents morceaux a criblé les alentours. A travers la ville en ruines, prise et reprise vingt fois, les bataillons taciturnes, à pas mous, se faufilent dans l’ombre des maisons crevées, éventrées, brûlées. La partie de la rue que la lune éclaire est absolument déserte. Du ciel le regard du terrible insecte n’y saurait découvrir âme qui vive. Cependant des centaines et des centaines de soldats glissent, se pressent, avancent, s’arrêtent, sans un bruit, dans la ténèbre étroite, épaisse et bleue. Un par un, les coups de fusil claquent au-delà. Brusquement un canon foudroie l’air, très près. La pièce est cachée sans doute en ce jardin. Toute l’atmosphère tremble comme une vitre mince. Les briques des pignons chancelans dégringolent. Il faut éviter les pans de murs noircis qui s’inclinent.

Par une rue très claire et vide, nous allons, ayant laissé la voiture dans la nuit que projette une façade encore intacte devant le chaos d’un intérieur ravagé. Ici le bombardement n’a point trop démoli. Les maisons bourgeoises semblent abriter le sommeil de gens quiets. Toutefois, nulle lueur ne parait aux interstices des portes, aux fenêtres, aux devantures des tavernes même. La sonnette que l’on tire, après avoir gravi les trois marches d’un perron, retentit allègrement au bout d’un corridor ; et l’on attend que, de la porte ouverte, s’échappe l’odeur de rôti familière aux demeures cossues de la province. Simplement un fantassin corpulent se montre. C’est bien ici le poste de secours ; mais une voiture est passée avant nous. Ses convoyeurs ont pris les blessés. Pour l’instant, on n’en peut amener de la tranchée voisine auprès du pont. Le transport de la civière serait trop périlleux. En effet, la fusillade assène ses claques. Le canon broie les spasmes de l’air, coup sur coup. Les files d’hommes bleuâtres se glissent toujours, au bas des maisons, dans la ténèbre bleue, sans guère de chuchotemens. Les plus téméraires peu à peu se redressent et se cambrent, la mine offensive, à la minute du danger. Il en est cependant de très petits, en queue, tout bossus sous le havresac, entre les musettes, et qui nous évoquent une série de gnomes mystérieux, prêts aux travaux souterrains de la fable. Ailleurs, un zouave nous reçoit au seuil d’une auberge incendiée. Sous la chéchia déteinte, le visage osseux et pâle, la fine moustache noire s’animent avec la parole. Hors de ses poches, hors de son ample culotte en treillis, le soldat extrait difficilement ses mains pour indiquer le lieu où se trouvait le poste de son régiment. Une marmite l’a brusquement écrasé. Ce que confirme le capitaine. Il revient de la tranchée. Assurant le binocle sur un nez mince, et s’enveloppant mieux de sa pèlerine, il souhaite une place dans la voiture. Frileux et las, il voudrait, au plus vite, regagner son cantonnement de Coxyde. C’est un petit monsieur agile, plus civil que militaire, arraché subitement à quelque administration, sans doute, par les exigences de la guerre. Autour de lui, ses lieutenans, ses ugens de liaison causent avec l’aisance de personnes sortant indemnes de la bataille, une fois encore, et qui vont enfin respirer, loin des obus, sous un toit entier.

Chose impossible dans ce Nieuport en décombres. Tant de greniers y furent précipités au fond des caves avec les étages intermédiaires ! La plupart des toits, dépouillés de leurs tuiles, laissent voir le ciel à travers la claire-voie des lattes et des chevrons. Des escaliers gisent au milieu des chaussées avec les débris des façades qui les entraînèrent dans leur chute. Il y a des maisons crevées au centre, mais qui gardent intacts les deux murs de côté supportant des quarts, des moitiés de chambres, avec une partie de leurs meubles, lits, armoires à glace, chaises, buffets au bord des planchers rompus. Éclatant au milieu de la rue, un obus éventra cette boutique où pêle-mêle s’entassent les plâtras, les comptoirs et les casiers.

Largement sapée sur le flanc, ajourée, ébréchée a la base, n’ayant plus que le haut d’indemne, voici la tour où se tenait le capitaine d’artillerie Quinton dirigeant le feu de sa batterie. Le savant biologiste qui nous apprit la persistance en nous du milieu marin primitif et de ses influences sur notre vie présente, a vu, dans cet observatoire trop visé par les canonniers allemands, s’affaisser tour à tour ses plus vaillans seconds. Presque seul, le grand chef blond resta dans l’avalanche des murs et des plafonds, sa jumelle aux yeux, pour rectifier, par téléphone, le tir de ses pointeurs, pour faciliter, de son mieux l’avancée, rue par rue, de nos fusiliers marins, de nos zouaves, de nos territoriaux, lesquels méritèrent bien, ici, d’échanger leur appellation pacifique contre le noble titre de grenadiers.

La froide clarté de la lune entre et rayonne par les brèches de la tour debout sur la base à demi tranchée. Evoquez l’épouvantable fracas de ces bombardemens, et, sur votre tête, la stridence de l’air que pénètre la vitesse tournoyante de l’obus, ces vacarmes pareils à ceux du train express refoulant l’atmosphère d’une gare traversée à toute vapeur, ces bruits qui semblent effleurer le crâne blotti entre les épaules. Imaginez le cataclysme des maisons éclatant avec l’explosion intérieure. Ici le sol est brusquement pourfendu. Là des terres rejaillissent dans le geyser de fumée noire, poussent au ciel le gros nuage jaunâtre qui se dissipera, avant de laisser apercevoir l’horreur des hommes dépecés, amputés, décapités, manchots, mais encore palpitans pour une seconde, et qui hurlent. Comment ne pas adorer la puissance de l’idée créatrice capable de maintenir, calme, au milieu de telles catastrophes, un contemporain averti, sceptique et sans colère, humain à l’excès, ironiste là même ? L’étonnant miracle ! Officier de réserve, par hasard, M. Quinton a, de sa bibliothèque, sauté sur un cheval, trotté par les routes et les flaques, parmi ses caissons, ses attelages, ses cavaliers, ses pièces. Il s’est hissé dans cette tour, afin de calculer des angles, de les reporter sur la planchette, de téléphoner les nombres exacts ; malgré cette terreur de Jugement Dernier ; malgré les tonnerres et les avalanches des bâtisses précipitées à terre. « Pourrai-je faire autre chose à l’avenir ? » écrit-il.

Du ciel une masse d’acier tomba, enfonça cette mansarde. Renversé par l’explosif, le pignon s’abattit en avant sur le trottoir d’en face, et il a découvert deux paliers d’appartemens bien garnis de rideaux, de fauteuils, de tables, de gravures en leurs cadres ; le décor d’une vie sage. A la recherche de leur confort disparu les chats rôdent. Plaintifs, ils miaulent. On a déblayé les voies nécessaires au passage des soldats. Les autres demeurent telles, sauf quelques-unes épargnées au hasard.

Sur la place les éclats ont criblé toutes les façades. Figures balafrées que rien ne cicatrisera. Le revêtement des murs écaillé tombe par larges plaques ; il se divise en mille morceaux qui recouvrent les trottoirs. Deux cratères s’ouvrent au bord de l’esplanade, côte à côté. Les 305 ont provoqué cette convulsion géologique. Vingt hommes se tiendraient à l’aise dans les excavations. L’eau des pluies ou des conduites cassées y formèrent des étangs. A considérer ces énormes cuves, on s’explique aisément qu’un seul envoi des batteries allemandes ou des nôtres tue huit soldats, en blesse dix-sept, comme il advint parfois.

La poésie romantique n’aura rien décrit de plus suggestif, pour les lamentations sur la fragilité, sur la brièveté des œuvres humaines, que cette église de Nieuport en ruines. Hors des décombres, entre les croix sur les tombes fraîches, les arceaux s’élèvent, brisés à la voussure, et, partout, mordus par le passage des balles. Pour voûte ils n’ont que le halo de l’astre, l’azur cendré de l’espace. Personne que les cadavres sous leurs mottes. Des vitesses passent, murmurent, sifflent, bourdonnent, grincent on éraflant la pierre qui s’effrite et s’égrène dans la solitude Le jubé git en morceaux parmi ses pilastres effondrés. Tout l’esprit des siècles qui conçurent l’église achève de périr. Le portique lâche ses pierres, une à une. Ainsi le hêtre sème ses feuilles d’automne. On demeurerait assis, éternellement, comme dans la mort, déjà. Que de rages se sont éteintes ici, tout près, plus loin ! Que de fureurs se sont métamorphosées en courages et en forces victorieuses !

Coup sur coup, nos canons tout proches broient l’atmosphère qui dehors, quatre fois, flambe et s’éteint. Les fusils assènent leurs claques brèves dans la clarté de la nuit. Vers la fin de la perspective, il y a une prairie argentée, un filet de métal tendu dans les herbes et qui scintille faiblement, une éteule humide. Tout au loin, dans la buée, une longue crête d’humus ; cela, sans doute, qui, de temps en temps, pétille. De là s’envolent les essaims de ces vitesses qui murmurent à distance. Elles sifflent près de nos oreilles. Elles font vibrer l’air au-dessus de nos têtes. Elles cassent net des briques, écornent des moellons, puis, dans l’espace, bourdonnent, se taisent.

Invisible une force brusque a brisé l’arbre à deux mètres du sol. Les branches griffèrent en s’affaissant les pierres des ruines. Des échardes aiguës se dressent sur le tronc. Ici, quelques jours plus tard, comme il marchait avec M. de Lanux et le médecin-major des fusiliers marins, en quête de blessés, notre compagnon de la Croix-Rouge, M. Chopart, sentit la terre frémir, les gaz d’une explosion fuir sous les talons soulevés. Un obus s’irradiait en flammes fumeuses, étouffantes, en éclats trouant les façades, brisant, les vitres, éparpillant les plâtras. Près de s’abriter dans la maison voisine, les Croix-Rouges furent atteints par les débris, aveuglés par les poussières que projetait en tous sens l’expansion d’un deuxième obus, en cette maison même. Inquiets de leur compagnon, ils le découvrirent à leurs pieds, étendu. De la nuque au cœur béant et saignant, un brin de fer avait traversé la poitrine, rompu l’épine dorsale. Ce fidèle sauveteur de nos soldats n’était plus, dans son manteau lacéré, rougi, qu’un mince fantôme, aux yeux fixes, que le souvenir d’un brave méritant les honneurs militaires rendus, le surlendemain, à son cercueil par la brigade.

Des balles ont tué ceux qui ne savent plus de souffrance, en leur petit talus de terre et de cailloux, sous leurs croix de planches courtes, arrondies aux trois bouts. Leurs esprits assistent-ils à ce qui continue de leurs haines, de leurs espoirs, de leurs bravoures, ici, par cette nuit d’argent bleuté ? L’essentiel de leurs existences, ce fut l’amour national de la liberté, le sens de l’honneur individuel, la fierté d’être les fils glorieux de la Révolution ou de l’Empire, ou de l’Église catholique. Tout cela, le principal de leurs êtres, survit et lutte, sous l’apparence de leurs frères, parmi les débris de Nieuport. — Qu’est-il donc mort ? — Peu de chose. — De la chair, des sens. — Et encore beaucoup subsiste du rire gaulois que les défunts enseignèrent à leurs compagnons, des amours qu’ils contèrent et qui persistent dans les mémoires, des ripailles qu’ils promettaient et que des appétits pareils attendent. — Qu’est-il mort ? — Rien que des gestes provisoires et des moyens passagers. Ils exprimaient la même foi, le même patriotisme, les mêmes idées vigoureuses, la même puissance des sentimens aïeux, le même vœu de triomphe, tout ce qui combat, tout ce qui crépite encore avec ces fusils, tout ce qui tonne encore avec ces canons, tout ce qui s’accumule en silence dans les ombres avec ces hommes prêts à bondir. Au-dessus de ces tombeaux, la nation se perpétue plus victorieuse que la mort.

Cette présence de l’immortalité nationale, parmi les arceaux rompus, et les cris de l’air transpercé ! Il faut penser cela dans une ville en décombres, plus belle, peut-être, parce qu’elle témoigne ainsi d’un cataclysme grandiose, et des terribles pouvoirs acquis par le génie de l’homme. La forêt, de même, atteint, en automne, l’apogée de sa splendeur quand elle commence à répandre ses feuilles d’or et ses feuilles de bronze.

Autour, en cette zone mal abritée, nul d’ordinaire ne se hasarde. Elles sont muettes, closes, les maisons de la rue qui devient, ici, la route. La route vide, nue, toute droite entre les champs argentés, sous la trajectoire des forces tuantes qui bruissent, qui froissent ou broient en rugissant la résistance de l’air.


PAUL ADAM.