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Dans l’Arkansas - À propos des romans d’Octave Thanet

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Dans l’Arkansas - À propos des romans d’Octave Thanet
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 542-572).
DANS L’ARKANSAS
A PROPOS DES ROMANS D’OCTAVE THANET

Ce n’est qu’après avoir visité moi-même l’Ouest et le Nouveau-Sud des États-Unis que j’ai pu me rendre compte de la minutieuse fidélité dans la description des choses et des gens qui fait de chacune des courtes nouvelles d’Octave Thanet un petit chef-d’œuvre d’honnête et piquant réalisme. Mais longtemps auparavant, à Paris, sans en connaître encore le cadre, ni les personnages qui les avaient inspirées, je sentais bien ce qu’elles offrent de vraiment supérieur, cette palpitation chaude, large et sincère de vie vraiment humaine qui les remplit d’un bout à l’autre.

Le volume intitulé Stories of à Western town m’avait servi de guide et de compagnon dans des excursions dont le point de départ fut Chicago. Je m’étais si bien pénétrée de son contenu que chacune des villes en formation plus ou moins avancée où me conduisaient les hasards du voyage avait pour moi, à première vue, un aspect familier. Il faut dire qu’elles ne diluèrent pas beaucoup entre elles, mais le type qui me restait dans l’esprit était l’inoubliable ville de l’Ouest peinte par Octave Thanet. Je reconnaissais tout : la pluie de feuilles mortes qu’un vent âpre soulève sur l’horrible trottoir en planches. tandis que la chaussée de macadam et de boue desséchée brille sous le givre qui l’argente ; les basses rangées de maisons d’ouvriers, la plus haute a deux étages, maisons de bois proprement badigeonnées en différentes couleurs, avec le genre de luxe que procure un déploiement de géraniums derrière l’étroite fenêtre ; les rues plus élégantes, pavées en brique ; les bâtimens substantiels de l’endroit, spécimens de la renaissance américaine à l’instar de Richardson, dont la haute façade, les cintres, les meneaux, les décorations de terre cuite, feraient croire à autant d’édifices publics, bien qu’ils soient pour la plupart des manufactures ou des magasins ; les gigantesques cheminées d’usines, les noires fabriques, la cathédrale pseudo-gothique ; le collège plus ancien que le reste, avec sa coupole de bois perchée au faîte « comme un petit chapeau sur un gros homme », le monument commémoratif de la guerre, et les écoles imposant avec ostentation la magnificence de leurs tourelles, de leurs balcons, de leurs fenêtres ornées ou ventrues, le tout symbolique d’une florissante culture intellectuelle. Enfin le chemin de fer qui circule sans façon par les rues où il est loisible à chacun de se garer, et les cars électriques qui se succèdent incessamment avec la sonnerie grêle, le jaillissement d’étincelles du trolly.

Les passans étaient souvent aussi pour moi de vieilles connaissances ; je mettais des noms sur tous les visages.

Cette jeune femme maigre par exemple, aux pommettes un peu hautes, au menton carré, au long visage énergique, c’est Tilly Louder (Mother Emeritus), qui gagne sa vie en écrivant à la machine. Elles sont une légion de type-writers ; Tilly est employée dans une grande maison de commerce, employée modèle, ambitieuse, déterminée à parvenir, menant tambour battant, avec les meilleures intentions, une mère qui lui fait la cuisine. Mrs Louder, la mère, a posé pour l’un des plus sympathiques portraits d’Octavo Thanet : l’âme irlandaise, débordante de générosité, enfiévrée d’exaltation, brille dans ses yeux encore si beaux, quoique depuis un demi-siècle ils aient pleuré de sympathie et pétillé d’enthousiasme sur les chagrins et sur les joies d’autrui. Servante volontaire de tous ses voisins, elle marie celle-ci, enterre celui-là, préside à la naissance du baby d’en face, raccommode les bas de l’étudiant d’à côté dont elle ne sait même pas le nom, garde les enfans de l’ouvrière d’en haut, aide la femme du restaurant d’en bas, guette les cas de diphtérie et de petite vérole pour se précipiter au chevet du patient, prêtant ses conseils, ses bras, son dévouement infatigable à tous les locataires de la grande maison dont elle est l’ange gardien. Elle finit par briguer l’emploi de garde-malade dans certaine ferme où naturellement on manque de domestiques : par tout l’ouest les domestiques sont plus difficiles à trouver que les mines d’or. Son but est d’assurer au fermier, un homme influent, les loisirs nécessaires pour mener à bien une souscription en faveur de ces pauvres Russes ; un article de journal sur les horreurs de la faim lui a montré sa voie. Il faut dire que les villes de l’ouest ne procèdent que par souscriptions ; c’est pour un cyclone, pour un incendie, pour le choléra, pour un désastre quelconque souvent très éloigné ; l’argent roule avec magnificence ; il suffit qu’une personne entreprenante se mêle de demander et d’organiser : « Je suis trop ignorante et trop pauvre, je ne suis rien, — dit Mrs Louder, — mais je peux décharger du gros ouvrage qui les détourne des pauvres Russes les gens capables de les aider. » Grand cœur naïf, toujours ému ! Je gage qu’il bat sous les crêpes noirs de cette veuve, là-bas, au port majestueux ; toutes les Irlandaises ont un port de reine. Si Mrs Louder a l’air triste, c’est que sa fille, pour assurer son repos, veut la contraindre à déménager, et qu’elle mourra d’ennui quand il ne lui sera plus permis de se tuer à rendre service. Ah ! ces jeunes Américaines, maîtresses d’école, employées de bureaux, femmes d’affaires, actives et résolues autant que des garçons, comme elles sont maîtresses au logis, comme auprès d’elles s’efface la personnalité de leur bonne femme de mère !

Encore un Irlandais de la plus belle eau, ce jeune homme aux yeux bleus étincelans franges de noir, et dont la bouche mobile révèle un orateur, même quand elle se tait (Tommy and Thomas). Orateur, il l’était à l’école, il l’est aux rangs inférieurs de la politique locale, il le sera au Congrès, voire même au Sénat, hier le petit Tommy dont le père tient un estaminet (saloon), demain Thomas Fitzmaurice, d’assez fière mine pour pouvoir très vraisemblablement revendiquer un ancêtre qui fut fait vicomte par le roi Jacques, en attendant que la famine chassât d’Irlande ses descendans appauvris. Vantard ? Mon Dieu, oui : que serait l’Ouest sans la blague (bragging) !

Je ne me laisserai pas prendre à l’élégance de cette belle personne qui passe auprès de moi. Elle a tout simplement commencé par être cuisinière : help, ou hired girl, comme on dit ; mais les cuisinières là-bas ont parfois le goût de la lecture, apprennent la tenue des livres, la sténographie, et deviennent des employées d’une autre sorte, gagnant assez d’argent pour élever leurs frères et sœurs, sans avoir le temps de penser au mariage jusqu’au jour où elles consentent à mettre presque maternellement leur supériorité pratique au service d’un brave garçon un peu rêveur, en dérive dans ce pays qui n’est pas celui du rêve ; telle est l’histoire d’Alma Brown, retenant au bord du précipice le trop confiant Nelson (The Face of Failure).

Un petit homme sec, à l’air autoritaire et pressé, écrit-il sur son calepin tout en marchant ? Aussitôt il me représente M. Armorer, le président des chemins de fer de la ville, prenant en note — pour ne pas l’oublier — que sa fille se marie. Elle se marie même un peu contre son gré ; il voudrait, dans son égoïsme paternel, qu’elle eût ce goût déclaré pour le célibat qui distingue aujourd’hui tant d’Américaines. Horatio Armorer est un enfant gâté de la fortune ; fils d’un ministre presbytérien qui a fouetté ses fils, pour leur inculquer des principes, si souvent et si fort que l’effet de ces corrections a été de leur faire prendre le nom même des principes en horreur, il est devenu très vite millionnaire comme on le devient quand on n’est pas retardé par trop de scrupules ; en ce moment il prémédite une bonne mesure administrative : supprimer par économie les conducteurs de cars électriques, au risque d’écraser chaque année quelques enfans de plus. L’embarras, c’est que son futur gendre est le maire de la ville, le grand fabricant de meubles, Harry Lessing, qui, lui, a des principes très arrêtés et se croit tenu de veiller à la sûreté des marmots lorsqu’ils vont seuls au Kindergarten, risquât-il pour cela de perdre la fiancée de son choix. Mais celle-ci, qu’une éducation perfectionnée a pénétrée des idées nouvelles qui consistent à faire passer les intérêts publics avant tout, même avant les intérêts d’un père, approuve les motifs de Lessing, et, si surveillée qu’elle soit (la surveillance, en Amérique, n’est jamais que relative), trouve moyen de se fiancer avec lui durant le trajet de haut en bas d’un ascenseur ; ce qui force Armorer à effacer de ses memoranda la ligne : — M’opposer au mariage de ma fille.

Cette histoire est vivement contée ; mais la plus belle dans sa précision et sa sobriété, que n’eût point désavouée un maître tel que Maupassant, c’est l’Obsession de Kurt Lieders. Elle roule sur l’entêtement que met à se tuer un vieil ouvrier allemand, sorti par entêtement aussi de chez son patron, le grand fabricant de meubles d’art, autour duquel tournent tous ces récits. Kurt Lieders est depuis trente ans l’employé le plus estimé de la fabrique, mais il a voulu rompre, et, ayant rompu, il ne peut plus supporter l’existence : la mort aux rats, le rasoir, la corde, tout lui est bon, il essaye de tout. Sa femme, attentive à déjouer cette monomanie de suicide, l’a ligotté pour qu’il ne recommençât pas, sans pouvoir obtenir de lui cependant la promesse qu’il renonce à son noir dessein. Tout ce que lui accorde ce désespéré, c’est de ne rien tenter contre lui-même le jour anniversaire de leur mariage, et la vieille Thekla profite de cette trêve pour le réconcilier avec son patron. Elle, que son mari méprise comme incapable de rien comprendre en dehors du ménage, elle a su découvrir un secret, c’est qu’il tient moins à se tuer qu’à retourner à l’atelier. À travers les brouillards de son épaisse cervelle, Thekla Lieders a perçu aussi cette chose profonde que nous avons tous tant de peine à admettre, savoir, que les êtres affectueux ne sont pas les seuls ici-bas qui aient besoin d’affection, que certaines âmes mal faites et moroses peuvent avoir le désir passionné des sentimens mêmes qu’elles repoussent. Vieille, laide, lourde d’esprit, elle adore son Kurt, toujours tremblante devant lui, et cet amour lui fait trouver un subterfuge habile pour tout arranger. Le mot de Kurt Lieders, en apprenant la bonne nouvelle qui l’arrache à la mort, est caractéristique : « Eh bien, je croyais le patron plus fort que ça ! Céder à une femme ! » Mais intérieurement il reconnaît que toute sa vie il a été injuste envers cette humble compagne, et son acceptation finale des menottes qu’elle lui met moralement en le forçant à se rendre me semble une merveille d’émotion contenue. C’est le tour qu’il faudrait pouvoir traduire, c’est le jargon comique d’allemand-américain à travers lequel perce une âme qui n’est pas de l’ouest des États-Unis, une âme d’artiste. La maison Lessing doit à Kurt sa réputation pour les meubles de style ; artisan laborieux, contremaître inflexible, il est artiste quand même. Aucun sculpteur n’apporta jamais plus d’enthousiasme et de probité dans la composition d’une statue que cet ébéniste dans celle d’un bahut. Le vieil Allemand têtu a en lui de l’homme de génie, avec tous les caprices et toutes les bizarreries qui accompagnent certains dons.

De même le pauvre missionnaire si ridicule de cet autre récit touchant et drôle à la fois : Une Providence assistée, est un saint malgré sa grotesque apparence. Assurément son sermon ne vaut rien ; il s’imagine persuader son auditoire en criant jusqu’à devenir cramoisi ; il brait en chantant comme l’âne de Balaam ; mais il s’est dépouillé pour les pauvres, il a risqué sa vie pour les malades, on l’a vu dans une épidémie enterrer les morts de ses mains, le fossoyeur ayant succombé. Maintenant il ne demanderait pas mieux que de reprendre à ses momens perdus son ancien métier, celui de charpentier, pour exonérer ses paroissiens du salaire qu’ils ont de la peine à lui payer. Et la Providence, dont il est l’instrument actif, le récompense à la fin. Un des gros bonnets de la ville, que son discours plein de platitudes a excédé, jette par mégarde dans la bourse de quête, au lieu de deux billets de cinq dollars préparés à cet effet, les deux billets de cent dollars qu’il avait dans une autre poche pour acheter un couple de chiens de race.

La beauté des choses les plus modestes, voilà ce qu’Octave Thanet met en lumière tout naturellement, sans s’y efforcer ; il la découvre avec les yeux de la bonté, une bonté pleine de malice d’ailleurs, gaie, robuste, où se glisse je ne sais quelle pointe de gaminerie. Optimiste ? Peut-être. Il est si bien portant ! Préoccupé de la morale ? Fort peu. Son œuvre est morale comme tout ce qui est foncièrement sain, mais il ne prêche ni ne disserte. Nous ne répéterons pas de lui comme nous avons eu le malheur de le dire un jour de Rudyard Kipling : « Il a de l’humour et même de l’esprit », ce qui a soulevé contre nous la critique anglaise, si chatouilleuse qu’elle a cru l’humour insulté par ce simple mot qui signifiait simplement : « L’esprit est plus rare que l’humour en Angleterre. » Il est beaucoup moins rare en Amérique, et Octave Thanet a de l’esprit autant que s’il était né Français. De fait, il a du sang français dans les veines, et aussi l’émotion rapide, communicative, un grain de bel enthousiasme irlandais qui, mitigé par les fortes qualités anglo-saxonnes, n’est pas pour nuire à un écrivain.

Je continue à parler de lui au masculin parce que ma première impression en le lisant fut que j’avais affaire à un homme. Cette netteté imperturbable dans les idées et dans le style, ce tour bref, alerte, ce sens pratique aiguisé, cet intérêt porté et prêté a tout ce qui n’est pas l’amour — quoique l’amour ne soit pas absent de ses récits, mais subordonné comme dans la vie à tant d’autres choses, terre à terre bien souvent — tout cela ne me faisait nullement pressentir une femme. Et quelle connaissance des affaires d’argent, des dessous de la politique, quelle horreur des sentimentalités, même philanthropiques, quelle énergie pour indiquer les dangers du socialisme sous les belles phrases et les utopies séductrices, quel clair bon sens ! Et pas la moindre revendication des droits de la femme ! Non, ce ne pouvait être là qu’un jeune homme de joyeuse humeur, armé en guerre contre tous les engouemens et toutes les poses qui sont trop souvent l’apanage du beau sexe en Amérique. Avec stupeur j’appris la vérité : Octave Thanet était le pseudonyme de miss Alice French, qui habite une partie de l’année Davenport (Iowa), et l’hiver, une plantation à Clover Bend (Arkansas).

Elle décrit fidèlement la vie autour d’elle. Cette ville de l’Ouest c’est Davenport ; les histoires du Trans-Mississipi se placent toutes aux environs de Clover Bend. Il y en a d’excellentes, Otto the Knight par exemple, cette aventure d’un précoce anarchiste d’origine allemande, un gamin élevé au milieu des « Chevaliers du Travail », et qui applique les théories dont on l’a bercé en essayant de faire sauter le moulin neuf de la plantation où il n’a jamais reçu que des marques de bienveillance. Il échoue dans sa coupable tentative, et ce lui est au fond un grand soulagement ; mais le maître charpentier Dake, a enlevé la bombe au péril de sa vie, est grièvement blessé. Un brave homme, ce Dake, et dont l’histoire est assez commune en Amérique : celle du jeune artisan venu d’Angleterre chercher fortune dans le Nouveau Monde et s’amourachant au débarqué d’une jolie Yankee ambitieuse et vulgaire qui s’est frottée tout juste assez d’instruction superficielle et malfaisante à l’école dite supérieure pour mépriser un mari dont elle est incapable de comprendre les aspirations morales. Le divorce s’ensuit. Victime de sa femme, Dake l’est ensuite des trade-unions. La société secrète dont il s’est retiré, après en avoir fait partie, ne lui pardonne pas sa défection ; elle le poursuit de tant de vengeances diverses qu’on peut très vraisemblablement lui imputer l’attentat de la fin ; et l’avis de l’auteur, par la bouche de tous les personnages sensés du récit, est que l’association des « Chevaliers du Travail », comme beaucoup d’autres de même sorte, a fait assez de mal pour qu’on laisse sans scrupule un crime de plus à son compte. Réactionnaire à sa façon, Octave Thanet est le détracteur résolu des grévistes, des grèves et de ces organisations du travail qui lui paraissent la pire des tyrannies. Pourquoi un bon ouvrier chômerait-il parce qu’une douzaine de mauvaises têtes se montent à tort et à travers ? Elle met volontiers en scène le patron honnête et juste qui favorise l’effort individuel et fait participer tout son monde aux bénéfices, mais « l’élévation des classes laborieuses » s’arrêtera là, si on l’écoute. L’enfant qu’elle nous montre, presque innocemment criminel, perverti par des gens qui s’en tiendront volontiers aux discours, tandis que lui, dans sa logique juvénile, va droit à l’action, n’est pas incorrigible ; il sera au contraire initié par le mal même qu’il a commis au bien qu’on ne lui avait pas enseigné : la terreur, le remords, le besoin d’avouer entrent en lui, éveillent sa conscience et le sauvent. Ceux-là mêmes qu’il a offensés prennent pitié de sa détresse et le préservent des poursuites de la justice. L’angoisse de cette pauvre petite âme écrasée sous le poids d’une responsabilité, que seul un scélérat arrivé à l’âge d’homme serait de force à porter, est poignante. Otto le Chevalier doit passer pour une œuvre utile, tout autre mérite à part. Elle aura peut-être arrêté plus d’un ouvrier en dérive, car son auteur est populaire, quoiqu’il ne flatte aucune passion d’en bas et conserve jusque dans le dialecte une mesure, un respect de sa plume, qui semblent le recommander aux délicats.

L’absence complète de préjugés et de parti pris lui fait des amis partout. Il est vrai qu’Octave Thanet blâme, dans Otto the Knight, les anarchistes, même vertueux et désintéressés, qui donnent tout ce qu’ils gagnent aux frères et amis, mais aussi comme elle dénoncera, dans Trusty no 49, les camps de condamnés, les effroyables travaux forcés de l’Arkansas ! Tout le système des prisons dans cet État n’est qu’une affaire d’extorsion : le conseil, les commissaires. les entrepreneurs, les gardiens pressent et harcèlent le condamné pour faire sortir tout ce qu’il peut rapporter, très souvent jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le directeur, qui parfois est le dernier des hommes, exerce de fait un pouvoir illimité, et la brutalité des officiers subalternes ne cède que devant l’argent. Un criminel riche se moque de la prison : il se fait envoyer chez des parens ou des amis qui le louent, comme c’est l’usage, pour un travail quelconque sur leurs plantations, tandis qu’en réalité il se promène à cheval et se carre dans des habits de bourgeois. Les pauvres, au contraire, sont livrés comme instrumens de travail au premier venu qui paye pour les avoir et entend rentrer dans sa dépense. S’ils succombent, tant pis ! il en vient d’autres. Les miasmes des marais, le manque de nourriture, les coups de nerf de bœuf, la faim, de hideux châtimens, tout cela est exposé en détail par un membre du jury qui a été jadis à ce régime. intrépidement il livre sa propre histoire, que tout le monde ignore, pour qu’on épargne le même supplice à un meurtrier plus intéressant que n’était intéressante sa défunte victime, car dans une querelle de tripot le volé vaut encore mieux que le voleur : « Mon opinion, dit formellement l’ancien condamné, redevenu un honorable citoyen, c’est qu’étant donné l’état actuel des prisons de l’Arkansas. si vous ne découvrez pas que l’accusé est innocent, il vaut mieux le trouver tout de suite assez coupable pour être pendu ! »

Un mot de ce genre lancé à propos peut suggérer des réformes. Octave Thanet est capable d’audaces ; et ce n’est pas la moindre, quoi qu’on en puisse penser hors des pays à esclaves, que ce jugement porté sur les nègres dans Síst’ Chaney’s black silk :

Les gens du Nord voulaient tous pendant la guerre que les nègres fussent des anges ; après la guerre, quand ils eurent fait connaissance avec eux, ils les ont mis plus bas que terre. En réalité, on en rencontre de bons et de mauvais, tout comme parmi les blancs ; mais quand une femme de couleur se mêle d’être-bonne, rien de meilleur n’existe au monde. » Et Octave Thanet nous le démontre par l’histoire de la grande baigneuse de Hot Springs, les eaux à la mode de l’Arkansas. Dosier gagne en massant les dames riches de quoi satisfaire les fantaisies de sa sœur infirme. Auparavant, elle avait donné jusqu’au dernier sou de ses économies pour tirer de prison un mari depuis est mort ; maintenant, une paralytique est devenue, prétend-elle, sa consolation en ce monde, elle se dévoue avec passion à la pauvre Chaney. Or celle-ci, non contente de tout ce qu’on fait pour elle, rêve l’impossible ; elle à une idée fixe sur son lit de douleur, posséder une robe de soie noire comme celle que s’est donnée Dosier la seule fois de sa vie où l’excellente créature ait pensé à elle-même. Chaney se meurt et elle regrette la vie. En vain sa sœur, un pilier de l’Église, cherche-t-elle à lui prouver que le Seigneur l’aime et qu’il a ses voies, en vain lui parle-t-elle de l’autre monde où les élus ont des robes blanches radieuses.

— J’aimerais mieux une robe de soie noire, répète Chaney en révolte déclarée contre l’Esprit.

Alors une idée lumineuse vient à Dosier ; elle promet à la moribonde le plus bel enterrement que jamais une personne de couleur ait eu à Hot Springs. Et elle touche juste : les nègres ont la passion des funérailles pompeuses.

— Tu auras un sermon, un grand service, et tu porteras à l’église une robe de soie noire, la mienne.

— Enterrer cette belle robe ! Ta seule belle robe ! Ce serait un péché.

Mais la joie danse dans ses yeux presque éteints. On se souviendra donc d’elle autrement que comme d’une pauvre négresse condamnée à l’immobilité sur son grabat ; on l’aura vue une fois magnifiquement parée. Elle meurt, réconciliée avec son sort, espérant bien que le bon Dieu la laissera sortir de temps en temps du paradis ; alors elle viendra secouer le rosier à la fenêtre de sa sœur… dans leur belle robe de soie, sans doute. Pauvre Chaney ! quel dommage qu’elle n’ait pu assister à son enterrement de gala ! Qui sait ? Peut-être l’a-t-elle vu !

Les histoires nègres d’Octave Thanet ne sont pas toujours aussi touchantes, bien loin de là. Leur caractère habituel est une inexprimable drôlerie. Dans la Cuisine ensorcelée, par exemple, elle montre comment l’odieuse conjuration d’un sorcier met une cuisinière fort habile jusque-là, n’ayant jamais servi, comme elle se plaît à le répéter, que « la qualité », la met, dis-je, dans l’impossibilité de faire un bon plat : la pâte ne veut pas lever, le pain ne veut pas cuire, le lait tourne, la vaisselle se casse rien qu’en la regardant ; il y a eu des lézards envoyés, de ces lézards qui apportent avec eux tous les maux : récoltes perdues, plats brûlés, maladies du bétail, brouilles entre amis, rixes, feux de cheminée… cela va parfois jusqu’à la mort ! Mais la passion longtemps malheureuse d’un jeune chevalier du plus beau noir, fendeur de bois et dresseur de chevaux, pour une jolie négresse du nom de Ginevra, en patois Jenny Ver, a raison du terrible enchantement. A travers mille périls peut-être imaginaires, il délivre la cuisine, et sa récompense ne se fait pas attendre. La belle à une manière d’éducation, elle a été en service dans la ville voisine, et le pauvre Jerry ne sait, lui, ni lire ni écrire ; de plus, il a des jambes qui paraissent désossées tant il les contorsionne et les entrelace d’une façon dangereuse pour son équilibre tout en se tordant les épaules et en faisant avec la tête un plongeon facétieux. Jenny Ver n’a jamais pu le regarder sans rire, mais tout en riant elle lui permettra à la fin de « lui tenir compagnie ».

Le Premier Maire à une portée plus sérieuse. Nous avons là l’image ressemblante d’un « fils de ses œuvres », meneur d’hommes par la puissance de l’argent, le tableau de sa grandeur et de sa décadence. Au milieu d’un village à peine éclos, sur le bord du Mississipi, se dresse d’abord un hôtel, aux fenêtres innombrables, et plus haut encore que l’hôtel, d’énormes bâtimens de brique, moulin et magasin, au faîte desquels flotte un drapeau rouge portant le nom d’Atherton. C’est le nom du maire, le premier maire de la ville, toujours réélu avec enthousiasme pendant une longue suite d’années, un individu puissant et vulgaire tout à la fois, un spéculateur hardi dont la fortune commencée dans le trafic avec les Indiens s’est continuée dans des affaires colossales de toute sorte, et dont les poings sont de force à répondre aux horions de quelques fâcheux qui lui reprochent de les avoir ruinés pour s’enrichir à leurs dépens. Cœur chaud et généreux avec cela, oublieux des offenses, il est capable de se jeter à l’eau pour sauver un ennemi ; en temps de choléra, sa maison devient un hôpital ; il a débarrassé le pays des bandits qui le pillaient, payant pour cela de sa personne, le revolver au poing, puis payant de sa bourse un jury, un bourreau et la corde ; il a fondé des écoles, lui à qui sa première femme, une institutrice primaire, a enseigné tout ce qu’il sait ; il dotera peu à peu la ville grandissante d’un parc, d’un cimetière, de plusieurs monumens publics, et alimentera toutes les églises quoiqu’il n’en fréquente aucune. Le journal est à lui, les chèques de Florence qu’il a lancés valent partout de l’or, bien que Florence ne soit peut-être qu’un mirage vaguement désigné dans le Nebraska. Si l’on croit fort peu en Florence, on croit en Alberton qui, par des moyens douteux, atteint des fins admirables. Toute cette prospérité a des bases fragiles, en somme. Il suffit d’un désastre financier, d’une série de mauvaises chances, après tant de coups heureux, pour que la fortune de la ville s’écroule avec celle du potentat. Aussitôt, l’engouement qu’il inspirait se change en horreur, il devient le bouc émissaire chargé de toutes les responsabilités. La populace, idolâtre hier, furieuse aujourd’hui, assaille son bureau, prête à le lapider. Il lui fait face, empêche toute violence de la part de ses derniers défenseurs, et, sous une grêle de pierres, d’immondices, d’œufs pourris, de charognes, il oppose aux cris de vengeance et de mort un visage intrépide. Atherton a été le chef, le dieu de cette multitude enragée ; il sait encore se faire écouter d’elle ; inaccessible à la peur, il est inconsolable seulement d’avoir entraîné dans sa chute tout ce qui était son œuvre et son orgueil. Pour ce qui le regarde, il ne veut être protégé que par lui-même. L’apoplexie vient à son secours dans une lutte inégale ; c’est comme l’intervention d’un jugement de Dieu. Et le nom d’Atherton, désormais abhorré, est retiré à la ville qu’il avait d’abord faite grande et ensuite ruinée.

Nous connaissons ces revirement de l’opinion publique. Tels brasseurs d’affaires du Nouveau Monde subissent le sort de nos rois, et les révolutions ont les mêmes causes, passent par les mêmes phases. Là-bas comme ici, la popularité ne repose ni sur le véritable mérite personnel ni même sur de sérieux services rendus ; tout dépend du succès ou d’un échec : choléra, cyclone, disette, voilà les crimes étrangers à sa volonté qui décident de la chute d’un leader, quand l’heure est venue.

Ce récit des vicissitudes d’Atherton, homme et ville, a presque une valeur historique. Il semble que pour tracer ces pages vigoureuses il faut être homme, de même qu’il faut être mère pour disposer des trésors de tendresse qui débordent dans l’Hypothèque sur Jeffy, cette nouvelle édition du problème que trancha jadis le jugement de Salomon. Octave Thanet n’est pourtant ni l’un ni l’autre, pas plus qu’elle n’est catholique, quoiqu’elle ait peint d’un pinceau vraiment orthodoxe et bien informé jusqu’au scrupule l’inoubliable figure de ce bon pasteur, si simple et si charitable, le Père Quinaillon. Mais elle possède le don qui permet d’être cela et autre chose encore, d’être tout à la fois, parce que, grâce à lui, on peut tout comprendre et tout sentir, le don, — rare à ce degré, — d’une large sympathie.


Peut-être ce que je viens de dire d’elle et de son œuvre suffit-il à expliquer le désir que j’eus de la connaître davantage dans un moment où je cherchais à me renseigner sur les femmes éminentes qu’a produites l’Amérique. Au cours de la correspondance qui s’établit entre nous, je découvris un côté nouveau de son talent, une verve épistolaire délicieuse, jaillissant de source, sans aucun apprêt. Elles sont là sous mes yeux, ces jolies lettres si vives, si spontanées, avec leur belle écriture franche, égale et sans sexe, plutôt virile, tantôt courant sur une petite feuille d’azur pâle timbrée d’argent au nom de Clover Bend, tantôt jetée sur le grand format d’apparence commerciale portant :


F. W. TUCKER AND CO,
PLANTERS’ AND PLANTATIONS SUPPLIES
CLOVER BEND, ARKANSAS ;


parfois aussi en caractères d’imprimerie par l’intermédiaire de la machine dont elle use d’habitude pour la composition de ses romans. La triple personnalité d’Octave Thanet est là : femme du monde, écrivain et planteur. La plus courte et la dernière de ces lettres me disait : « Je viendrai à votre rencontre jusqu’au débarcadère de Memphis. Vous me reconnaîtrez, j’aurai une robe de drap vert et je tiendrai une rose à la main… »

En même temps elle me rassurait gaiement sur le péril de mourir de faim dans le pays sauvage où j’allais pénétrer : La glace nous arrive par bateau chaque semaine, la viande et l’épicerie viennent en gros de Saint-Louis. Le marais (swamp), que vous aurez à traverser, quelque peu à la nage, n’est pas malsain en cette saison… »

Assurance nécessaire, car le nom de Minturn, qui est la station télégraphique de la Courbe du Trèfle (Clover Bend) m’était apparu comme une corruption de Minturnes à travers un nuage de miasmes délétères, et je prévoyais, par une association d’idées assez naturelle, que la fièvre romaine avait dû émigrer dans l’Arkansas. Mais j’aurais, je crois, bravé la fièvre, tant était grand mon désir de pénétrer dans ce nouveau Sud dont le vieux Sud où je me trouvais alors me disait bien entendu beaucoup de mal, puisque ses fils, ruinés par la guerre, ont été forcés de céder la place aux Yankees destructeurs des anciennes coutumes. Ces critiques mêmes exaltaient ma curiosité. Après avoir goûté infiniment l’élégance native, les grandes manières, les traditions quasi aristocratiques des planteurs louisianais dans l’État du Pélican, j’avais hâte de juger l’œuvre de reconstitution accomplie depuis la fin de la guerre, par des novateurs venus du Nord dans les solitudes plus ou moins dévastées de l’État de l’ours.

La saison n’était guère avancée, mais je me rappelais justement cette description tentatrice : « Il y a peu de spectacle plus beau que celui d’une forêt de l’Arkansas à la fin de février ; je veux dire une forêt dans ces fonds de rivière où chaque ravin est un fourré de cyprès. Les épines de la ronce-bambou dessinent des hachures vertes, pareilles aux ombres d’une eau-forte, entre les grands arbres, au-dessus du sol humide. Nues encore sont les branches, mais des baies d’écarlate flambent sur les rameaux violâtres, la canne est d’un vert plus frais ; déjà des bourgeons rougeoyans décorent les érables, et vous voyez maints rubans d’herbes aquatiques, brillantes comme l’émeraude, flotter à la surface des mares, là où les fougères croissent et se balancent, tandis que les plus jolies mousses teignent de couleurs incomparablement vives et tendres l’écorce pale des sycomores, des chênes blancs et des gommiers. Ces colonnes d’argent ne brillent que davantage sous leur couronne cendrée, avec l’arrière-plan de gris, de pourpre et de laque aux nuances insaisissables plaquées contre l’horizon par l’embrouillement des tiges et des ramilles. Quel effet de magnificence bizarre et délicate produisent la mousse, et l’eau, et les arbres étincelans ! Les morts parmi ceux-ci sont d’une blancheur spectrale… Non, ce n’est pas là une vraie forêt, c’est une enluminure de missel en deux tons argent et vert ; si beau que cela soit pourtant, il y a quelque chose de sinistre et de fantastique dans cette beauté, dans ces flaques d’eau assombries, masquées par d’inextricables broussailles, — dans ces grands arbres qui poussent si drus, si épais, et qui continuent de pousser ainsi du même élan, avec la même épaisseur, sur des espaces incalculés, dans les ombres et les buées qui tiennent lieu de feuillage, dans les taches rouges qui marquent les racines des cyprès et qui mettent aux gommiers comme une ceinture, suggérant l’idée que chaque coup de hache en a tiré du sang. Il ne serait pas difficile d’évoquer un diable ou deux du moyen âge derrière les monstrueuses excroissances que forment les genoux des cyprès. Et à travers cette forêt enchantée se déroule une route fort rude, sinueuse, à cause de la rivière qu’elle côtoie, car les rougeurs, là-bas, à droite, sont les branches des saules qui marquent le cours de la rivière Noire… »

Or la rivière Noire lèche et creuse, jusqu’à y former une baie, les luxuriantes épaisseurs de trèfle blanc sauvage qui ont donné leur nom à Clover Bend, et c’était à Clover Bend qu’on m’invitait de si pressante façon. Une idée fixe s’empara de moi : aller guetter dans ce lieu aux aspects si différens des aspects européens, l’éveil magique d’un printemps inconnu, l’éclosion des lis blancs et jaunes dans ces brakes dont l’eau noirâtre sert de miroir aux cyprès « qui avec leurs courtes branches attachées à une haute colonne ressemblent à quelque plante géante plutôt qu’à un arbre », voir les affreux genoux eux-mêmes, ces genoux pointus qui hérissent le marécage « se colorer de rose sous le coup de brosse du renouveau, se transformer en cônes de satin aurore, en petites tentes que les fées apparemment dressent pour leur usage parmi les lis », apprendre ce que peuvent être ces arbustes aux noms entendus pour la première fois, le dog-wood, le red-bud, le buckeye, le sassafras, faire connaissance enfin avec cette nature étrange où rien, pas un oiseau, pas un brin d’herbe, ne ressemble a la notre. Grace au pinceau de ce maître peintre, Octave Thanet, j’avais déjà entrevu tout cela dans Knítters in the sun, dans Expiation, le seul roman de longue haleine qu’elle ait produit, un roman dramatique où sont racontées les sanglantes prouesses et la destruction finale des Graybacks, des guérillas, ce fléau de l’Arkansas, au lendemain de la guerre.

Je m’embarquai donc sur un des superbes vapeurs qui remontent le Mississipi et, après quatre jours d’un voyage que j’ai raconté ailleurs, j’atteignis Memphis, où m’attendaient la robe verte et la rose jaune portées l’une et l’autre par une jeune femme blonde qu’accompagnait une autre jeune femme brune ; c’étaient les deux dames de Clover Bend escortées de leur associé le colonel Tucker : F. W. Tucker and Co. Et je ne crois pas que des gens qui se voient pour la première fois aient jamais aussi vivement ressenti l’impression d’être de vieux amis.

Nous nous attardâmes fort peu à Memphis, les routes que nous avions à parcourir en voiture n’étant pas de celles où l’on aime à s’engager la nuit. Je me rappelle que ma première surprise, plus tard en retrouvant la France, fut la beauté des routes et le manque d’énergie qu’exprimaient les visages. Sans doute je me reportais en faisant cette réflexion aux chemins submergés de l’Arkansas et à la physionomie résolue du colonel Tucker dont l’établissement à Clover Bend remonte aux temps héroïques pour ainsi dire.

De Memphis à Portia cependant nous voyageâmes par le chemin de fer qui aboutit à Kansas City. J’avais pris en naviguant sur le Mississipi, l’habitude des paysages inondés qui feraient croire à un récent déluge, si l’on ne savait que ces eaux printanières laissent chaque année en se retirant les riches terrains d’alluvion plus fertiles que jamais. Sur tout le parcours du train ce fut la même tristesse indicible : des bois de cyprès, les hauts cyprès si différens des nôtres et qui, l’hiver, perdent leurs feuilles, surgissent de l’eau où baignent leurs racines ; de misérables cabanes hissées sur des espèces d’échasses, des planches jetées partout en guise de ponts pour faciliter les communications qui doivent être difficiles. Tout cela sèche en été, les rivières et les bayous se dégagent de cette nappe d’eau qui les relie et les confond entre eux, les détails du paysage, absolument noyés aujourd’hui, deviennent distincts. Ce qui est déjà facile à reconnaître, c’est la splendeur de la végétation forestière qui résiste à l’abus non seulement de la cognée, mais de la torche. D’ordinaire les bûcherons se bornent pour aller plus vite en besogne à une entaille profonde autour du pied de l’arbre, puis on laisse le supplicié mourir d’épuisement ; quand cela ne va pas assez vite on a recours au feu. Presque jamais on ne retire les souches qui noircies, inutiles, sortent de l’eau stagnante en donnant l’idée lugubre d’un massacre récent, d’une espèce de charnier végétal.

Tout le long de la rivière Saint-Francis se poursuit une grande exploitation de bois. Les cases mobiles sont transportées ici ou là, pour la durée de tel ou tel défrichement, puis elles vont se poser ailleurs. C’est comme un camp levé à mesure que la victoire de l’homme sur la nature est accomplie. Mais la nature se défend au bord de la Saint-Francis River, car les ours traqués et presque détruits ailleurs fréquentent encore ces parages.

À la petite station de Portia nous attend une charrette découverte, haut perchée sur ses roues et crottée pourtant beaucoup au-dessus de l’essieu. On ne peut avoir de voiture propre sur des routes pareilles ; le sol en est limoneux, sans une pierre, entrecoupé de flaques d’eau profondes où les chevaux du pays, patiens et robustes, enfoncent jusqu’au poitrail. Plus d’une fois, en franchissant ces espèces de gués, nous sommes éclaboussés des pieds à la tête ; mais le colonel conduit d’une main ferme, et nous passons comme le vent par les bois et les plantations de coton, devant les pâturages remplis de vaches et de chevaux. De loin en loin s’élève le long du chemin quelque maison typique du Sud, en planches, avec un auvent avancé sur la galerie d’en bas que partage une autre galerie transversale. Ce courant d’air entretient la fraîcheur en été. Si la cabane a un petit clocher, soyez sûr que c’est une église dont la communauté est trop pauvre, trop peu nombreuse, pour pouvoir à elle seule nourrir un pasteur ; mais il y a le circuit preacher, le prédicateur ambulant qui vient par intervalles, au cours de ses laborieuses tournées, apporter la parole évangélique. Le reste du temps, les fidèles se rassemblent, confians dans la parole du Seigneur : « Partout où vous serez quelques-uns assemblés en mon nom, je serai avec vous. »

— Il en est de même à Clover Bend, m’explique Octave Thanet. Les blancs parmi nos tenanciers sont tous méthodistes ; ils ont une petite école où mon amie va enseigner souvent, et c’est dans l’école qu’a lieu le culte. Les nègres sont baptistes. Nous avons au printemps beaucoup de baptêmes dans la rivière Noire. Si le temps le permet, vous en verrez, mais on ne peut exposer ces pauvres gens à prendre une fluxion de poitrine ! Ce qui vous amuserait, c’est un mariage. Le mariage nègre est célébré à domicile par un de leurs ministres. Celui-ci, les mains dans ses poches, leur dit que l’état où ils vont entrer est un bon état, honoré dans le ciel et sur la terre. La mariée pudique ne s’est pas demandé si elle a le droit de mettre une robe blanche et de s’attacher autour de la tête le ruban virginal bleu et argent. Je vous parle des dernières noces auxquelles nous ayons assisté. L’époux portait un habit beaucoup trop court de taille dont on lui avait fait cadeau, une paire de gants de cheval usés du bout, autre cadeau. Le couple s’assit sur deux chaises dans le premier compartiment de la case ; on fit asseoir les principaux invités sur les lits, le reste se tenait debout, et on procéda ainsi à la cérémonie. Ensuite tout le monde passe dans la pièce voisine pour manger le dindon traditionnel et des sucreries. Les nègres réellement pieux ne dansent pas en ces occasions, eussent-ils déjà beaucoup d’enfans de provenances diverses.

Et Octave Thanet rit de son rire si gai, si communicatif, en racontant ces choses choquantes, sans ombre de pruderie.

De son côté, le colonel me parle très simplement de son installation à Clover Bend, il y a vingt-cinq ans environ. Officier de l’armée fédérale, il se rendit acquéreur, pour la moitié, de la plantation qui avait appartenu à un major confédéré. L’autre moitié fut achetée par le colonel Allen, de Davenport. Dans ce temps-là, les arbres de Clover Bend auraient pu raconter des histoires récentes de pendus. Sous prétexte de servir la cause expirante du Sud, les Graybacks, des déserteurs pour la plupart, avaient longtemps incendié, pillé, tué sans merci. Il y eut contre eux des représailles terribles, et les propriétaires coalisés finirent par purger le pays de ces bandits. Mais où trouver ensuite des ouvriers ? Les anciens esclaves s’étaient dispersés après l’abolition de l’esclavage, on était réduit aux services éventuels des rudes travailleurs du Missouri. qui, vers l’époque de la cueille du coton passent avec toute leur famille, — les petits enfans à califourchon dans une sangle, sur la hanche de la mère. Ils vont ainsi droit à l’extrême Sud où la récolte commence plus tôt, puis ils remontent, se louant ici ou là ; quelquefois les mêmes reviennent plusieurs années de suite. La besogne se faisait tant bien que mal par leurs mains, mais, l’heure de la paye venue, c’étaient des menaces de coups de couteau pour obtenir plus que le prix convenu, et le propriétaire était contraint de répondre le revolver au poing. Il est bon d’avoir fait la guerre avant de s’occuper d’agriculture dans des conditions semblables. Le colonel Tucker, si énergique qu’il fût, sut acquérir la réputation d’un homme juste et bon. Sous son règne, beaucoup de choses changèrent, comme me l’avaient dit avec amertume les partisans de l’ancien régime. On ne se grise plus tous les samedis, les enfans blancs et noirs vont à l’école, les hommes trouvent avantage à placer leurs économies dans un store (magasin) bien approvisionné et fort prospère ; ils participent aux bénéfices, apportent leur coton à éplucher au gin et leurs marchandises à l’embarcadère du bateau à vapeur, qui dessert d’importantes scieries, au nombre de cinq entre Newport et Portia.

Le planteur nouveau style, sans accepter toutes les responsabilités bonnes et mauvaises, inséparables de l’esclavage, qui faisaient du maître comme le chef plus ou moins humain, plus ou moins aimé d’une grande famille, accomplit certainement beaucoup de bien dans le sens moderne du mot. Il pousse au progrès, la philanthropie ne lui est pas étrangère, quoiqu’il ait l’esprit pratique. Avant tout, il donne l’exemple ; sur cette énorme plantation, c’est lui qui travaille le plus. Aujourd’hui, ses tenanciers sont nombreux et font d’assez bonnes affaires. Pour la récolte du coton, les femmes, les enfans peuvent gagner un dollar par jour s’ils sont habiles à ramasser des deux mains à la fois. Il n’y a pas de besogne qui donne moins de peine. Un bon ouvrier à Clover Bend gagne de 70 à 80 cents (sous) par jour.

Huit milles de course, pénible pour les chevaux, très intéressante en revanche pour l’étrangère qu’ils emportent à travers un si curieux inconnu. — Tout en causant, nous atteignons Clover Bend où l’opposition des maisons de bois peint, propres et solides et de certaines log-houses d’autrefois qui abritent encore quelques nègres me fait sentir tout de suite les différences entre l’ancien et le nouveau Sud. L’aspect général est celui d’un petit village ii-régulièrement éparpillé sur de grandes distances, au bord de la rivière, entre les vastes enclos bordés de barrières droites ou en zigzags (snake fences) et la forêt sans bornes. Au bord de l’eau se dresse le bâtiment le plus important de l’endroit, le store, contigu au cotton gin que révèle sa noire cheminée. On m’a montré en passant le meeting house, école et temple à la fois ; on m’indique comme une relique du passé le grand chêne vert séculaires l’ombre duquel Espagnols et Français se réunissaient pour trafiquer avant que nous eussions renoncé à nos immenses possessions du Sud, dont ni Louis XV ni même Napoléon ne semblent avoir apprécié l’étendue. À peu de distance l’une de l’autre, du côté défriché, sont les deux maisons bourgeoises de l’endroit, la demeure du colonel, très jolie, peinte en vert pâle, avec un balcon couronnant tout le rez-de-chaussée. Dans le bow-window sourient des visages d’enfans. L’autre maison est celle de la famille à laquelle mes compagnes appartiennent, l’une par le sang et l’autre par les liens d’une étroite amitié. Sur une des constructions primitives élevée d’un étage, ont été greffés quelques embellissemens discrets, une véranda où grimpent des lianes et aux piliers de laquelle s’attache une toile métallique destinée à tenir en respect un fléau local : les mouches. L’extérieur est rustique autant qu’il convient au cadre environnant, mais à peine a-t-on passé le seuil qu’on se sent au milieu de tous les raffinement du confort, de toutes les recherches esthétiques que l’on pourrait rencontrer dans un cottage de la campagne anglaise. Le salon est rempli non seulement de jolis meubles, mais de ces mille riens qui donnent de la vie aux murs et révèlent la présence de femmes distinguées ; partout ce sont des toiles peintes à gais ramages, des livres bien choisis, de bonnes gravures, des photographies de l’endroit prises par les dames de Clover Bend qui excellent dans cet art, comme dans tous les autres, y compris les ouvrages d’aiguille et la cuisine, ce qui n’est pas précisément américain.


Le lendemain de mon arrivée, nous visitons les deux écoles, celle des enfans de couleur d’abord, où la classe est faite par un jeune instituteur mulâtre, au teint très peu foncé, aux cheveux longs, à la barbe presque blonde. Il a d’assez nombreux élèves des deux sexes ; deux ou trois grands garçons l’aident à maintenir l’ordre. Les plus petits parmi les enfans sont d’abord interrogés devant moi ; ils apprennent à prononcer et à épeler correctement d’après la méthode du kindergarten. Aucune timidité, l’air vif et intelligent. Les petites filles surtout m’amusent ; elles roulent des yeux étincelans comme des perles de jais sous leurs petites tresses laineuses hérissées sur la tête en manière de cornes. Leurs aînées sont moins intéressantes ; il y en a de très grasses qui auraient grand besoin de corsets. Interrogées sur la géographie, quelques-unes font preuve de mémoire, d’autres se bornent à ricaner, les paupières obstinément baissées. Une odeur de bergerie où domineraient les moutons noirs règne dans la chambre. Du haut de la plate-forme, où l’on est toujours poussée de gré ou de force dès que l’on visite une école quelconque en Amérique, je dis aux enfans que je parlerai d’eux et de leurs progrès à Paris. — Et Paris, ajoute le colonel qui m’accompagne, cela veut dire la France.

Un cheer s’élève, tandis que mes yeux se mouillent sottement, je ne sais pas au juste pourquoi.

— Dites-leur quelques mots de français, me demande le maître d’école. Ce sera la seule fois de leur vie qu’ils entendront votre langue.

Et je reprends du fond du cœur : « Soyez reconnais sans à vos maîtres qui font tant pour vous. Aimez-les. Que Dieu vous bénisse ! »

Nouveau cheer que je m’efforcerai de mériter ensuite par une distribution de poupées aux petites filles. Et les garçons y prendront le plus vif intérêt sans mélange d’envie ; mais aucun d’entre eux, ni fille ni garçon, ne saura que le plus grand mérite de ces poupées rustiques, achetées au store de Clover Bend, est d’avoir été habillées par les doigts de fée d’Octave Thanet le romancier.

De l’école de couleur située un peu à l’écart, nous revenons par ces chemins le long desquels se balancèrent force pendus à l’époque des guérillas, incendiaires de moulins sous prétexte de patriotisme, — nous revenons, dis-je, vers l’école blanche. Là un instituteur jauni et décharné par la fièvre semble avoir à peine la force de présider une leçon de lecture. Cette fois je me garde de prendre la parole ; le colonel se met à raconter devant moi mon voyage en traçant toutes mes pérégrinations sur la carte, pour faire bien sentir aux écoliers quel honneur c’est pour eux de recevoir une visiteuse venue de si loin. Ils écoutent bouche béante, frappés de stupeur, mais personne n’est aussi stupéfait que moi-même. En entendant détailler de prétendues prouesses, auxquelles je n’avais pas eu le temps de songer jusque-là, je me sens comme terrifiée par ma propre entreprise.

L’instituteur, très poli et très doux, ne réussit pas à faire parader ses élèves comme l’a si bien fait son collègue mulâtre.

— L’autre a sur celui-ci un double avantage, m’explique ensuite le colonel, il est bien portant et moins pauvre. Songez qu’avec le peu qu’il gagne, ce malheureux doit nourrir sa femme et six enfans… Oui, un enfant de plus tous les ans ! Comment voulez-vous qu’il s’en tire ?

J’aimerais à faire connaissance avec le prédicateur ambulant, mais il est en tournée ; il ne revient guère à Clover Bend que toutes les trois semaines, tant son circuit est étendu. Le dimanche, mes amis lisent la Bible chacun chez soi, et se réunissent pour chanter des hymnes au piano. Le colonel s’y distingue. Et les hymnes son suivies, à mon intention, de mélodies nègres d’une pénétrante mélancolie. J’entends encore les voix grêles et hautes des enfans chanter cet air célèbre, palpitant de regrets, qui valent ceux de Mignon pour une autre terre où fleurit aussi l’oranger : I’s gwine to Dixie

Les nègres m’intéressent de plus en plus ici où j’ai tant d’occasions de les étudier, non pas transformés à la hâte par des influences civilisatrices, mais dans leur état naturel que modifie tout doucement la suggestion au travail, à* l’ordre et à l’économie donnée par des propriétaires qui ne sont plus des maîtres.

Le contraste entre les colons blancs et noirs me frappe tous les jours. Les premiers sont de grands gaillards maigres et hâves, tannés comme le cuir de leurs bottes d’égoutiers, les joues creuses, les traits allongés, le teint terreux et la physionomie morne, effet de la fièvre probablement. Les chills (frissons) s’attrapent avec une extrême facilité dans l’Arkansas ; il suffit de s’asseoir sur le sol détrempé, de garder des vêtemens humides. Le feutre à larges bords rabattu sur les yeux, ils circulent beaucoup à cheval et s’offrent en guise de récréation une halte dans le store, quoi qu’on n’y vende aucune espèce de liqueur, rien que les boissons les plus anodines ; mais c’est quelque chose que de fumer ensemble les pieds sur le grand poêle, dût-on causer fort peu, car ils sont taciturnes, tristes comme le sol même auquel ils sont attachés et dont ils ont pris la couleur limoneuse.

Le nègre, lui, est moins bon travailleur, infiniment plus gai, en revanche, porté à l’optimisme, très inconstant, capable de déguerpir d’un jour à l’autre avec toute sa famille, quitte à revenir vite ; mais blancs ou noirs, les colons sont sans exception d’honnêtes gens. Rien n’est fermé à Clover Bend, et on n’a jamais entendu parler de vols. Pour ce qui concerne le nègre, il faut s’entendre. Le pauvre diable est capable quelquefois de chiper un poulet, mais il ne prendrait pas autre chose ; il gardera peut-être un son ramassé sur la route, mais il rapportera fidèlement, si par hasard il la trouve, une liasse de billets de banque. Vivre sans plaisirs lui serait impossible ; il aime les réunions, les danses, les jeux ; l’hiver un festival s’organise dans telle ou telle case, et les affaires s’y concilient avec les amusemens de toute sorte, car ceux qui reçoivent vendent à leurs hôtes des bonbons et des gâteaux.

Il ne faudrait pas trop approfondir la question de régularité des familles. Lorsqu’ils veulent se marier, le parjure et la bigamie ne coûtent guère à la plupart des nègres. Ils trichent sur l’âge légal du consentement, en toute innocence, car presque jamais les nègres ne savent leur âge. Ils oublient qu’ils ont laissé ça et là une ou plusieurs femmes. Lorsqu’on y réfléchit, ceci n’a rien de très surprenant au pays du divorce. La charmante actrice Lilian Russel a bien divorcé cinq fois ! Mais pareille formalité coûte de l’argent, et un pauvre tenancier de l’Arkansas n’en a guère. Il se borne donc à former de nouveaux liens, sans faire rompre judiciairement les anciens. L’idée de se passer de la cérémonie du mariage ne lui viendrait jamais : ici sa conscience commencerait à s’éveiller..

L’un des plus intéressans, et certainement le plus beau des nègres de Clover Bend est un vieillard au profil aquilin, à la barbe grise, que l’on pourrait prendre pour un Arabe. Oncle Nels (c’est l’abréviation de Nelson) a grand air sous ses haillons et le feutre informe qui le coiffe ; une gravité habituelle le distingue de ceux de sa race, dont il m’a paru cependant être sous d’autres rapports la personnification très curieuse. Aucune apparence chez lui de sens moral : il s’accuse avec beaucoup de calme d’avoir été mauvais esclave, pas précisément paresseux, non, mais mean, vil, capable d’actions fort basses. Si l’on veut en avoir la preuve, il pourra montrer les cicatrices dont son pauvre dos est labouré. Bigame d’ailleurs, et doublement puisqu’il a épousé au cours de sa vie quatre femmes dont une seule est morte. Sans s’expliquer sur l’abandon des autres, il donne la raison suivante à sa rupture avec la seconde : « Je me suis éveillé un matin avant elle, dit-il en son jargon, et je l’ai regardée pendant qu’elle dormait. Elle était si noire sur l’oreiller que je n’ai pas pu y tenir. Je suis parti et ne suis jamais revenu. »

Cet homme, hardi et prompt, comme on le voit, dans ses résolutions les plus sérieuses, est craintif pourtant comme tous les esclaves. Son rêve fut longtemps de visiter une fois la grande ville de Memphis. Le jour où il eut économisé assez d’argent pour cela, il partit, si transporté de joie qu’il cria de loin à sa femme, la dernière, celle que finalement il préfère à sa « femme principale » : — « Adieu Jane, je ne sais pas du tout si je reviendrai, tant je vais m’amuser dans la grande ville !... » — Mais à peine fut-il seul dans le car que son enthousiasme s’apaisa ; des compagnons blancs étaient montés, un peu trop en train, faisant tapage. La peur le prit ; comment allaient-ils traiter le pauvre nègre ? Intimidé il se glisse dans un coin, près du conducteur, nommant son maître pour se recommander à la protection de l’autorité ; puis, une fois à Memphis, le mouvement, le bruit des rues l’impressionnent tellement qu’il revient le lendemain même, l’oreille basse, éperdu, tout honteux, rapportant intact l’argent qu’il n’a pas su dépenser.

Leurs mœurs faciles n’empêchent pas les nègres d’être pieux. Le dimanche ils vont régulièrement à l’église baptiste, partant de bonne heure en procession, quitte à n’avoir de service que dans l’après-midi. L’intervalle d’attente est rempli par de longues conversations à la porte de la grande cabane où chacun a le droit de prêcher, hommes et femmes ; parmi ces dernières, il y en a d’éloquentes. Orateur ou oratrice s’excite en parlant et communique à son auditoire une émotion convulsive, pour ainsi dire, qui produit des réveils spirituels inattendus. La religion s’attrape ainsi ni plus ni moins que la rougeole ou une attaque de nerfs. Même à l’état de calme, en admettant que ces êtres sensitifs y soient jamais, la discussion religieuse est leur plaisir favori. Les citations bibliques leur viennent à la bouche avec une facilité, une abondance vraiment prodigieuses. Il suffit pour se donner ce spectacle de formuler devant eux quelque hérésie, comme par exemple : « Adam ne fut pas le premier homme. Dieu en avait créé d’autres avant lui. » Aussitôt ils prennent feu, les textes se précipitent. Jamais une faute de mémoire, même chez ceux qui ne savent pas lire : et rien pour eux n’est symbolique. Ils tiennent non seulement à la lettre, mais au détail précis ; ils voient Dieu tirer Eve de la côte d’Adam avec l’aide d’un couteau semblable au leur. Ils catégorisent le serpent dans une des espèces qu’ils connaissent : à Clover Bend, c’est le serpent à sonnettes. Le plus ignorant des nègres est capable de raisonner avec subtilité. Ce qui m’afflige, c’est le mépris inconscient qu’ils ont de leur propre couleur, l’aspiration générale vers des teintes claires. Le préposé au bûcher nous dit par exemple : « Je n’épouserai jamais une de ces vilaines noiraudes, mais une jolie petite femme brune, brown, qui aura des cheveux frisés longs comme ça ! » — Et il montrait la longueur de sa main.

Deux nègres se disputent sur la beauté de leurs enfans :-Il veut faire croire, s’écrie l’un d’eux en haussant les épaules, que son petit est plus beau que le mien, quand il est noir comme la cheminée ! » Lui-même semblait barbouillé de suie.

Comment les pauvres négresses ne se croiraient-elles pas grandies et glorifiées par le caprice d’un blanc, si court et si brutal que ce caprice puisse être ?


Le temps s’écoule très vite à Clover Bend malgré la monotonie des journées, au point de vue des événemens du moins, car les ressources d’esprit sont d’une infinie variété. Mais enfin rien n’arrive jamais. C’est toujours le même va-et-vient de troupeaux de vaches dont on reconnaît le propriétaire à leur oreille fendue ou à quelque autre signe ; celles du Texas, très méchantes, ont souvent les cornes sciées ; toujours le même passage silencieux (car l’épaisseur de la boue amortit tous les bruits) d’une charrette attelée de mules ; elle glisse comme une ombre chinoise conduite par le nègre qui s’y tient debout, si comique dans ses longs habits d’hiver dépenaillés et son couvre-chef en forme de champignon.

Voici cependant le facteur à cheval ; il accourt de Minturn à franc étrier, avec les lettres ou les dépêches, et prend au store le courrier quotidien. Le store est aussi le bureau de poste, le centre de tous les intérêts, de toutes les rencontres. Des chevaux sont toujours attachés à sa porte. De temps en temps, un transport de bois de charpente filant sur la rivière Noire s’y arrête, ou bien c’est le petit vapeur qui circule de Newport à Portia. Il s’annonce par un coup de sifflet strident qui se prolonge parmi les saules, et un moment d’animation extraordinaire s’ensuit, l’équipage débarquant en toute hâte pour renouveler ses provisions ; car on trouve au store les objets les plus hétérogènes : du porc salé, des œufs, des jambons, de la mercerie, des tricots, des chaussures, des peaux fraîchement tannées de lynx, d’opossum et de rat musqué, des jouets d’enfant, de la graisse pour les roues, bref tout ce dont peut avoir besoin un homme qui, pratiquant la tempérance, ne s’attend pas à la vente de boissons fermentées. Il en était autrement, paraît-il, au temps du vieux Sud.

Une autre distraction à laquelle on est assez souvent convié, c’est le domptage d’un cheval, spectacle affreux presque autant qu’une course de taureaux. L’un de ces chevaux originaires du Nouveau-Mexique, qui restent sauvages, paissant en liberté dans la savane, est poursuivi et attrapé au lasso pour être présenté à un acquéreur quelconque. À grand-peine le dresseur nègre réussit à l’amener, rétif et furieux, au bout d’une longe. La malheureuse bête rue et se défend ; il faut que celui qui la tient suive tous ses mouvemens avec une extraordinaire souplesse. Elle se jette sur les barrières, se roule, arrive enfin trempée de sueur, de boue et de sang devant le public dont nous faisons partie ; j’ai vu un cheval qui, dans sa rage, s’était coupé la langue ; parfois il arrive que dans cette lutte il se casse le cou et qu’on ne l’ait que mort

Je fais compliment à l’un des horses breakers nègres de son adresse et de son courage, quoique tout mon intérêt soit, je l’avoue, pour le cheval martyrisé. Il rit à belles dents.

— N’avez-vous jamais été blessé ?

— Si fait, on l’est très souvent. Je suis resté une fois trois mois sans pouvoir marcher. — Vous recommencez pourtant ?

Il rit de plus belle. C’est chez lui une vocation.

Les enfans de mes amis sont accourus très excités ; les petites filles grimpant sur la barrière pour mieux voir ; un petit garçon de sept ans à peine reste avec les hommes près du cheval, les mains dans ses poches, intrépide. Ses parens le laissent aller, confians en sa sagesse ; puisqu’il doit être un homme, qu’il fasse à ses risques un double apprentissage de bravoure et de prudence. Telle est l’éducation américaine. Enfin les nouveaux acquéreurs emmènent leur cheval, à moitié mort pourrait-on croire. Il leur donnera pourtant encore, chemin faisant, beaucoup de fil à retordre ; mais personne ne le brutalisera inutilement. Les chevaux sont toujours traités en compagnons dans les pays primitifs. Chaque fois qu’il tombe, on le caresse, on le flatte, on cherche à lui faire comprendre qu’on ne lui veut pas de mal, on amène auprès de lui ses pareils rompus au harnais et dont l’exemple est supposé devoir l’impressionner favorablement ; demain on l’attellera côte à côte avec une mule placide qui lui servira de maîtresse d’école et qu’il étonnera par ses fantaisies.

Les repas peuvent bien compter aussi à Clover Bend parmi les incidens mémorables de la journée ; j’avais deviné d’après les écrits d’Octave Thanet, qu’elle tenait la gastronomie en honneur. Elle a même, luxe rare en Amérique, une cave toute française. Sa cuisine, si elle a été jadis maléficiée, a triomphe des enchantemens. Il en sort toute sorte de friandises locales. C’est la saison des cailles, très différentes des nôtres, deux fois plus grosses et d’un tout autre goût, succulentes à leur manière. Elles précèdent de peu les bécasses. Et la salle à manger se recommande à mon attention non pas seulement par la bonne chère, mais encore par la légende qui s’y rattache. Elle possède en effet un revenant. Si vous vous informez de son nom, vous apprendrez que c’est le spectre du régulateur.

Le régulateur de Clover Bend était un homme de bonne volonté qui, ayant entendu dire à l’église que Dieu appelle chacun de nous à le servir, se demanda quel service il pouvait rendre au Tout-Puissant, n’étant rien que bon forgeron. Et une voix lui dit : — « On peut forcer les gens à se bien conduire, si on ne sait pas le leur prêcher. » — Son parti fut pris aussitôt. Il se fit régulateur, et, certes, il ne fut pas le seul de son emploi au temps de la destruction des Graybacks, mais jamais personne n’exerça cet emploi avec autant de zèle. Il rossait les gens qu’il rencontrait ivres, il rossait les nègres fainéans qui ne gagnent pas leur salaire, il rossa un avare qui refusait l’aumône à tous les pauvres, il rossa un mari qui battait sa femme ; tous les mauvais sujets, tous les voleurs sentirent le poids de son bras. Le résultat de ses efforts fut que les individus qu’il cherchait ainsi à convertir ne lui en surent aucun gré et qu’un jour il reçut une balle dans la tête. J’ai vu l’endroit où était tombé, au moment le plus brillant de sa carrière, le régulateur de Clover Bend. Il fut transporté dans la pièce qui est devenue ensuite une salle à manger. Au jour anniversaire du meurtre, et d’autres fois aussi, la porte de cette chambre s’ouvre brusquement sans que personne y touche, et. chose merveilleuse, elle reste ouverte le temps de laisser défiler le funèbre cortège qui rapporta une victime du devoir. Après quoi elle se referme. Tous les habitans ont assisté à ce prodige, mais il devient plus rare depuis que la vieille serrure, un peu lâche, a été remplacée par une serrure neuve.

Après le lunch a lieu notre promenade quotidienne : — on ne peut se promener qu’en voiture ou à cheval, vu l’état du sol ; même pour échanger une visite avec nos proches voisins, nous devons suivre le sídewalk en planches, le long trottoir mobile. La petite charrette qui nous porte s’enfonce sous-bois à travers flaques d’eau et fossés dans des endroits où jamais ne s’aventureraient des chevaux européens. Ceux-ci n’ont pas l’air de se douter qu’il faille de préférence suivre des routes tracées, ils passent philosophiquement partout en imprimant au léger véhicule un mouvement de bateau. Nous roulons ainsi dans des forêts qui tantôt semblent vierges et tantôt me donnent l’impression d’avoir été brutalement profanées. La main-d’œuvre est trop chère pour qu’on songe à les exploiter avec méthode ; des squelettes carbonisés à demi, encore debout cependant, lèvent leurs grands bras lamentables au milieu de la masse serrée des chênes blancs et noirs, des chênes à feuille de saule, des frênes, des sycomores, des cyprès qui, comme ces derniers, font peau neuve. Près de la lisière, j’ai remarqué aussi des ormes d’une beauté singulière. Tous ces arbres sont des géans ; ils poussent en hauteur, trop près les uns des autres pour pouvoir étendre largement leurs branches ; des lianes robustes les relient entre eux ; mes amies me disent qu’il n’y a pas de parfum plus pénétrant que celui de la vigne sauvage quand elle est en fleur. Beaucoup de gommiers : leur bois sert à fabriquer des meubles d’un très joli ton, tandis que la gomme qu’ils distillent fournit ces vilains bâtons à chiquer dont les enfans raffolent en Amérique, et non seulement les enfans, mais la plupart des gens du commun. Dans les cars, dans les chemins de fer, j’ai partout remarqué ce mouvement automatique de la mâchoire qui indique l’habitude de chiquer ; c’est une chique inoffensive. J’admets que les hommes aient quelquefois perdu, à cette substitution, l’habitude du tabac, mais quelle peut être l’excuse des femmes ? Quoi qu’il en soit, la chewing gum est préconisée dans tous les journaux, sur tous les murs, à grand renfort de réclame.

Oublions ce produit vulgaire devant les arbres dont il sort et qui ont le droit d’exister par leur seule beauté. Mèlés à d’autres essences, ils encadrent l’étang, le large bayou, canal naturel où se déverse le trop-plein de la rivière Noire. Cette nappe d’eau embroussaillée de briar, de cane, et d’elbowbrush, sommeille lourdement dans ce que je ne puis appeler que la jungle, le nom de fourré ne suggérant rien d’assez grandiose. On est embarrassé pour décrire ces accidens de l’Arkansas, le ridge, la chaîne basse qui alterne avec la platitude des marais, comme s’élève une crête entre deux sillons, le slash, l’incision, la taillade que fait un cours d’eau dans le gâchis des terres, le brake qui n’est brake qu’à la condition de se trouver dans un fond rempli d’eau ; en s’élevant, il perd son caractère et son nom. Un brake de cyprès est le principal trait de la physionomie de l’Arkansas. Des troncs déracinés flottent dans l’eau noire chargée de plantes aquatiques, et les harponneurs sautent de l’un à l’autre pour former des radeaux que l’on amène au rivage non sans risque ; c’est un métier dangereux pour qui ne sait pas nager.

L’étang de Clover Bend me rappelle plus d’une histoire racontée par Octave Thanet : la rencontre nez à nez de deux petits enfans avec un ours, — ours débonnaire et savant échappé de sa ménagerie ambulants ; l’aventure vraie de la pauvre petite fille perdue la nuit dans ces grands bois et qui, ayant pris le bayou pour la rivière, est retrouvée par miracle sur un des troncs flottans dont les branches pointent en l’air comme des javelots. Toute la population la cherchait avec des torches en remplissant le bois de cris désespérés, et elle, pendant ce temps, avait eu la présence d’esprit, si petite qu’elle fût, d’ôter sa robe pour ne pas la mouiller ni la salir.

On se livre dans les bois de l’Arkansas à des chasses au sanglier qui provoquent d’ardens steeple-chases. Nous ne rencontrons pas de sangliers, mais des cochons par centaines, maigres, à demi sauvages et pourtant apprivoisés par la faim. Ils galopent avec une vitesse prodigieuse derrière la voiture dans l’espoir que nous leur jetterons quelque chose. Chaque jour l’individu attaché à leur service fait entendre un appel qui les convie au repas, grâce auquel on peut en attraper quand vient le temps de les engraisser ou de les vendre. Les petits sont très drôles, d’une effronterie singulière et luisans comme du satin. On dit que les vautours les enlèvent assez souvent à défaut de bêtes mortes, mais celles-ci ne leur manquent guère, car tous les animaux défunts de la plantation sont immédiatement traînés dans les bois où bientôt on n’en trouve plus que les ossemens blanchis. Les vautours de l’Arkansas, les buzzards, font partie intégrante du paysage et contribuent à son aspect mélancolique. Il y en a toujours dans le ciel un couple au moins, qui, les ailes éployées, guettent la mort ; ils veillent à la salubrité publique : ce sont les grands balayeurs de l’air.

En cherchant bien, on trouve autre chose encore que des beautés naturelles à Clover Bend ; la plantation possède aussi des monumens : par exemple, à l’endroit où se forme le grand bayou on me montre, du côté des marais, une sorte de levée qui, à en croire la tradition, n’est l’œuvre ni des Espagnols, ni des Français, mais qui remonte à cette race préhistorique dont les mounds, monticules, sont dispersés dans toute la vallée. Deux de ces tertres, qui sont des sépultures indiennes, ont été fouilles, livrant des poteries nombreuses, des perles, de la peinture de guerre, des débris de toute sorte, collectionnés dans un coin du store. Un homme, venu on ne savait d’où, s’intéressa beaucoup il y a quelques années aux mounds. Tout son temps était consacré à des fouilles dont il gardait le secret avec un soin jaloux. Il ne communiquait avec personne et semblait misérable ; puis, en mourant, il livra son nom, le nom d’une bonne famille de l’État de New-York.


Le grand spectacle de la journée c’est le coucher du soleil sur la Black River qui peu à peu mérite tout de bon l’épithète de noire, après avoir reflété l’embrasement du ciel et brûlé de toutes les nuances de la pourpre et de l’or. Moirée d’abord de feux ardens et de colorations d’opale, la rivière semble ensuite se figer ; sa surface sans un pli, unie comme une glace où se mirent les sycomores et les cyprès, devient pareille à de l’encre ; sa courbe indolente s’endort, tout s’éteint, sauf quelques grandes flaques d’eau stagnante qui brillent encore dans l’herbe. Cependant les troupeaux paissent parmi les cannes, et le crépuscule tombe lentement. Nous ne verrons plus rien jusqu’à ce que le clair de lune, répandant une lumière aussi nette que celle du jour, fasse scintiller la terre mouillée des champs de coton et prête des reflets d’argent au ton gris uniforme des barrières interminables qui, droites ou en zigzags, séparent les pâtures autour de nous. Il ne fait pas bon affronter à cette heure l’humidité. Nous nous réunissons autour d’un grand feu ; les uns jouent, les autres causent. Mon rôle se borne à celui du personnage interrogent ; on me répond avec une patience inépuisable. L’un des plus assidus à ces veillées est un magistrat local. Il nous donne d’intéressant détails sur l’affaire qui s’instruit au moment même, le procès des trois Powells qui ont attaqué un train de chemin de fer et sont en prison à Powhatan, en attendant qu’on les transfère à Little Rock, la capitale. Leur attitude est, paraît-il. excellente. Ils subiront bravement le dernier supplice. Ces bandits ont été découverts dans les bois où ils se cachaient par les bloodhounds, terribles chiens employés autrefois pour chasser les esclaves marrons et qui restent encore les auxiliaires les plus sûrs de la justice. La population est si excitée que les autorités ont grand-peine à préserver leurs prisonniers de ces vengeances sommaires dont on essaie depuis peu d’arrêter les effets.

Comme je me récrie contre la loi de Lynch en la traitant de barbare, le magistrat sourit sans se prononcer ; on voit à merveille qu’il la trouve en certains cas nécessaire. À propos des italiens, par exemple, massacrés à la Nouvelle-Orléans, il dit tranquillement : « - C’était trancher une grosse difficulté ; on savait qu’ils seraient relâchés. » — Je comprends aux demi-mots qui lui échappent qu’avec la corruption régnante, il est parfois difficile de compter que justice soit faite. Cependant de si effroyables abus ont eu lieu que force est bien de sévir à la fin non seulement contre ceux qui les accomplissent, mais contre ceux qui les approuvent par leur présence. — « Beaucoup d’honnêtes gens le regrettent. »

L’individu apparemment sanguinaire qui parle ainsi est au fond plein de sensibilité, mais il se livre quand même, avec un zèle digne de celui des anciens régulateurs, à la capture des bandits de toute sorte. On le rencontre dans le car de Walnut Ridge accompagnant en personne ses trophées sous forme de prisonniers enchaînés les uns aux autres ; ces misérables s’installent au milieu des autres voyageurs et trouvent parfois un voisin compatissant qui leur paie à boire. Le même voisin les lyncherait peut-être volontiers. Il y a eu, en deux mois, cinq ou six attaques de trains de l’ouest par des voleurs masqués. Quand on prend ces mêmes trains, une légère émotion, qui n’est pas sans charme, s’ajoute à l’intérêt du voyage.

La fin de mon séjour à Clover Bend fut gâtée par une soudaine irruption de l’hiver, un hiver beaucoup plus rude que celui des mois de décembre et de janvier, qui n’avaient amené ni froid ni neige, tandis que de vraies gelées se firent sentir, même dans l’Arkansas, à l’heure printanière de l’année 1894 où des cyclones ravageaient les côtes, où l’horrible blizzard soufflait à New-York.

Nous avions beau brûler la moitié d’un tronc d’arbre dans l’énorme cheminée du salon, nous nous apercevions que nos murs étaient de bois très mince, et la nuit, c’étaient, dehors, des mugissement, des plaintes lamentables. Le bétail, sans abri, ne se résignait pas à cette température insolite : cent chevaux en liberté, deux cents vaches, six cents porcs lâchés à travers bois, protestaient chacun en son langage contre une saison sans pareille. Il y eut des tragédies ; beaucoup de petits veaux périrent ; leurs corps traînés par une mule s’en allèrent dans la forêt servir de pâture aux vautours. Heureusement le soleil intervint bientôt ; ses chauds rayons fondirent la glace, rétablirent l’ordre et rendirent un certain repos d’esprit aux nègres qui avaient cru proche leur dernière heure. De tristes et silencieux qu’ils étaient la veille, ils reprirent leurs habitudes expansives pour raconter les aventures de ces affreuses nuits pendant lesquelles la neige avait fait irruption par les fentes de leurs cases, les forçant à dormir sous un parapluie ouvert. Il fallait les entendre, réunis autour du grand poêle dans le store et suant à grosses gouttes, car du jour au lendemain, le feu était devenu fort inutile. N’importe, ils en jouissaient délicieusement. Jamais un nègre ne se sent assez rôti.

Le changement de décor qui suivit très vite cette reprise de l’hiver devait rivaliser avec ce qu’on appelle au théâtre un changement à vue. Les eaux baissèrent, le gris mélancolique du paysage s’égaya de bourgeons d’un lilas merveilleux partout où ne se dépliaient pas les premières feuilles. Dans l’épaisseur des cannes où jadis se cachaient les esclaves marrons, on entendit des frôlemens d’ailes, des chants joyeux : le plumage métallique du martin-pêcheur étincela parmi les roseaux, des pics blancs à tête verte et rouge se mirent à marteler les arbres comme pour s’assurer qu’ils n’étaient pas morts ; les gros serpens qui, dans les bois, courent d’un arbre à l’autre, se transformèrent en lianes verdoyantes ; l’oiseau moqueur qui est le rossignol de l’Amérique commença son concert nocturne ; longtemps avant qu’il eût jeté sa première note j’avais vu voltiger l’oiseau bleu qui chez nous n’existe que dans les légendes ; il y a aussi le red bird, vêtu en cardinal. Tout ce peuple emplumé commence ses gazouillis juste à l’instant où le dog-wood se met à étoiler les bois d’une pluie de larges fleurs blanches à quatre pétales et où les buissons de roses cherokees se couvrent d’églantines monstres.

A mon regret, je ne pus attendre le plus beau moment de cette féerie, et encore moins l’éclosion du coton, blanc, me dit-on, le premier jour, rosé le lendemain, et ensuite blanc et rose à la fois, la même plante portant souvent en outre sa bourre neigeuse. L’heure du départ avait sonné. Je dis adieu a tous mes amis, dont chacun représentait au vif quelque personnage des romans d’Octave Thanet : le planteur des premiers temps de la reconstitution, capable de faire tout ce que les circonstances peuvent imposer à un être humain, fût-il jeté sur me île déserte, et de tirer du néant un home ;- l’ame de ce home, une aimable Bostonienne qui, toute à ses enfans, ne semble regretter ni les ressources intellectuelles, ni les distractions de sa ville natale ; le jeune planteur élégant qui se fait envoyer ses habits du Nord, monte de beaux chevaux, a grand soin de ses ongles et affecte un peu l’espèce de dédaigneuse lenteur dans les mouvemens et la parole d’un gentleman anglais, ce qui ne l’empêche pas de s’occuper très activement d’élevage, de culture, et de tenir les comptes du magasin (détail caractéristique : il a voyagé en Europe, mais n’a pas vu Paris, ayant été saisi tout à coup d’une nostalgie d’espace illimité) ; — la jeune veuve aux longs yeux noirs, calme comme un clair de lune, qui fait penser au portrait tracé par Shakspeare d’une dame vertueuse, douce autant que belle, sachant du reste faire la pâtisserie et battre le beurre aussi bien qu’Octave Thanet en personne ; — la grand-mère, frêle et distinguée, maîtresse de maison accomplie, habile à organiser une partie de whist et à saisir au vol les moindres élémens de sociabilité. Puis, auprès de ces premiers rôles, les comparses : colons blancs vêtus comme les cowboys de Buffalo Bill, nègres aux guenilles pittoresques et sur le noir visage desquels la moindre marque de bonté amène une si joyeuse expression. J’eus un vrai chagrin de quitter Clover Bend, mais surtout il me parut un instant impossible de me séparer, sans grand espoir de la revoir jamais, d’une personnalité bienfaisante, — il n’y a pas d’autre mot pour rendre son action sur les esprits les plus divers, — telle que l’est Octave Thanet. Après tant de rencontres, elle me prouva que je n’avais pas épuisé l’étude des types multiples d’Américaines et qu’en cherchant encore, je trouverais probablement des qualités nouvelles à signaler, qualités empruntées à toutes les races ; cependant, nulle part, il faut le reconnaître, je n’ai remarqué au même degré nos meilleures qualités françaises.

Adieu aux longues colonnades de la forêt, adieu aux prairies où fuient les chevaux du Texas, adieu aux deux petites écoles, et puissent-elles un jour n’en faire qu’une ! La voiture qui nous emporte, avec un lunch au champagne que nous devons manger en bohémiens sur la route, file rapidement vers Portia ; nous prendrons le car jusqu’à Hoxie ; de là le chemin de fer conduit à Walnut Ridge, le point de départ pour Saint-Louis. Adieu à l’Arkansas !

La dernière figure que j’entrevois sur les terres de Clover Bend est celle de la jeune femme du prédicateur ambulant. Elle fend du bois au seuil de sa cabane, tandis que son mari porte la parole de Dieu d’une plantation à l’autre. Le soleil met une auréole à ses cheveux roux et pique une étincelle à la hache levée d’un bras robuste. Une grande émotion me vient au cœur, une émotion mêlée-de respect pour ces gens simples qui peinent comme des manœuvres en faisant le bien et en prêchant d’exemple plus encore que de bouche. Parmi eux, je compte le pauvre maître d’école. J’ai demandé depuis de ses nouvelles à Octave Thanet. Elle me répondit en m’annonçant qu’il était mort :

« La fièvre qui le minait s’est terminée par la pneumonie. Hier nous sommes allés à son enterrement. Le dernier cadeau que nous lui ayons fait est celui d’une bière et d’un habit. Cela paraît du gaspillage ces vêtemens neufs déposés dans une tombe, mais, ici, la famille y tient plus qu’à tout le reste. Ce furent de tristes funérailles, célébrées dans son école même, avec ses derniers exercices écrits sur le tableau noir. Ses élèves sanglotaient pendant tout le service. Quand je regardai par la fenêtre et que je vis la misérable petite procession s’éloigner, les porteurs dans leurs pauvres habits du dimanche et la jeune femme avec son pauvre châle de deuil jeté sur sa robe de cotonnade, son plus petit enfant dans les bras, il me sembla n’avoir jamais rien contemple d’aussi lugubre. Le ministre fut obligé de s’arrêter au milieu de son discours tant il était ému, et la veuve perdit alors tout ce qu’elle avait de courage. C’était navrant, mais ç’eût été plus navrant encore peut-être s’il y avait eu là tout le décorum, tous les rites pompeux qui manquaient et point de vraies larmes. »

Ce touchant défilé mortuaire m’apparaît malgré moi quand je pense à l’Arkansas. Il est en merveilleuse harmonie avec le paysage de la rivière Noire.


TH. BENTZON.