Dans l’Est américain - New-York - Baltimore - Bryn Mawr

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Dans l’Est américain - New-York - Baltimore - Bryn Mawr
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 92-123).
DANS L’EST AMÉRICAIN

NEW-YORK. — BALTIMORE. — BRYN MAWR


I

New-York. 22 mars. — Au reporter un peu pressé qui me demandait ce matin, avant même que la douane eût achevé de visiter nos malles, comment je trouvais l’Amérique, j’ai répondu que je lui répondrais quand je l’aurais découverte ; et depuis deux ou trois heures, je la cherche consciencieusement dans les rues de New-York. Elle doit y être ; elle y est sûrement, et je l’y trouverai ; mais le fait est que je ne l’y vois point encore. Non, en vérité, ni ces maisons ne diffèrent de tant d’autres que j’ai vues, — où cela ? dans les quartiers neufs d’Anvers, ou de Cologne, peut-être ; — ni ces rues ne sont plus animées, d’une autre animation que nos rues de Paris ; ni ces visages n’ont rien de plus fiévreux ou seulement de plus tourmenté que les nôtres ; et, dans l’air léger, sous le soleil qui brille, j’ai peine à croire que j’aie changé de cieux.

Aussi bien ai-je les yeux et l’esprit ainsi faits que, partout où j’ai passé, j’ai vu les hommes plus semblables entre eux que leur vanité n’en veut bien convenir ; et, sans doute, c’est une fâcheuse disposition pour « observer, » mais qui sait si ce n’en est pas une bonne pour mieux voir ? que de voyageurs dont les récits n’ont éveillé chez moi qu’un grand étonnement de leur ingénuité ! Ils découvraient partout des différences, et ces différences n’en étaient point pour moi. Européens ou Américains, jaunes ou blancs, Anglo-Saxons ou Latins, n’avons-nous pas tous, ou presque tous, en nous, chez nous, des échantillons de tous les vices ? Admettons aussi que nous en ayons tous de toutes les qualités, ou de toutes les vertus, et répétons avec le poète :


Humani generis mores tibi nosse volenti,
Sufficit una domus...


C’est en cheminant tout le long des trottoirs de la « Cinquième Avenue » que je fais ces réflexions, où je commence à craindre qu’il n’entre quelque dépit de n’avoir pas l’âme plus voyageuse, quand je m’avise tout à coup qu’elle est bien longue, cette avenue. Je remarque aussi que toutes les rues se coupent à angle droit, et que, si bigarrée que soit la foule qui les remplit de son agitation, si nombreux les cable cars qui les sillonnent, si divers et si luxueux les magasins qui les bordent, il ne laisse pas d’en résulter un peu de monotonie. Quelques hautes maisons viennent heureusement la rompre à point nommé, de très hautes maisons, de douze ou quatorze étages, des maisons cubiques, à toits plats, percées d’innombrables fenêtres, et des maisons de pierre, dont la blancheur crue égaie enfin ce décor jusqu’ici tout en briques. Je note donc soigneusement qu’à New-York il y a des maisons de quatorze étages ; et, faut-il le dire ? elles ne sont vraiment pas plus laides que si elles n’en avaient que cinq. Où donc en ai-je vu de moins belles encore, et de moins hautes, mais du même style, si c’en est un, ou du même goût, qui ne procédait pas tant de l’art de Bramante ou de Palladio que de la science de l’ingénieur Eiffel, et par hasard, ne serait-ce pas à Rome ? Ce qui m’étonne le plus, et de quoi j’ai peine à me rendre compte, c’est que, positivement, ces énormes maisons ne semblent pas enfoncées en terre ; on les dirait posées à ras du sol...

J’oblique à droite, et l’aspect des lieux a brusquement changé. Le plancher d’un chemin de fer aérien, que supportent d’énormes piliers de fonte, m’a enlevé mon soleil, et les trains qui se succèdent de minute en minute font un tapage assourdissant au-dessus de ma tête. Maintenant c’est de magasins populaires assez mal tenus, c’est de bars, c’est de « maisons d’huîtres », c’est de lieux de plaisir que les trottoirs sont bordés, et aussi de cireurs débottés. Des marchands ambulans, qui ont d’ailleurs l’air italien,

— et qui sans doute me reconnaissent, puisqu’ils m’interpellent en 

français, — m’offrent des bananes, des oranges, des pommes, du rahat loukoum, je crois, des bâtons de guimauve. Ce ne sont plus les odeurs de Paris, mais celles de Marseille ou de Gênes ; et en effet je me souviens que je suis dans une ville maritime. Que dis-je, dans une ville maritime ? C’est dans une île qu’il faut dire, où je devrai donc trouver tout naturel que les mœurs et les institutions « flottent » en quelque sorte ; — la remarque est d’un ancien, qui n’avait pas vu l’Amérique ; — et que les maisons elles-mêmes n’aient pas pu réussir encore à « se fixer. » Une grande ville maritime a presque toujours l’air d’être née d’hier ; on a bientôt fait d’en compter les « monumens » ; et combien de fois ne me suis-je pas émerveillé que, de toutes nos villes de France la plus ancienne, celle qui existait avant qu’il y eût une France, et avant même que la Gaule eût un nom, c’est Marseille, fût cependant aussi l’une des plus modernes, l’une de celles où l’on retrouve le moins d’histoire, et, pour ainsi parler, où l’on respire le moins de passé.


Ne nous lassons pas de comparer : c’est le vrai moyen de comprendre, et en tout cas, c’est le seul que je sache de m’assurer moi-même de la nouveauté de mes impressions. Il y a 70 ou 80 000 Italiens à Marseille, et on y comptait jadis beaucoup de Grecs et de Levantins. Ici, à New-York, il y a 4 ou 50 0 000 Allemands, et combien d’Irlandais ? pour ne rien dire de plusieurs milliers d’Italiens, de Français, de Grecs, — ceux-ci s’embarquent en ce moment par centaines, musique en tête, suivis jusqu’au paquebot d’acclamations et de vœux ; — et je néglige les Chinois, les Japonais, les nègres. Faut-il avouer que de ces derniers je ne crois pas en avoir encore vu l’ombre d’un, non pas même dans l’hôtel où je suis descendu ? Mais il me suffit qu’il y en ait ; et je ne suis pas surpris que tout cela fasse ensemble un mélange, une bigarrure où l’on a peine à démêler quelque chose de « très américain ». Les rues marchandes, la 23e, la 14e, Broadway, sont pleines d’une foule anonyme et quelconque, ni très bruyante, ni très affairée. De nombreux flâneurs sont assis sur les bancs des squares... Une grande ville « cosmopolite », une très grande ville, une ville énorme, où je crois retrouver des traits de Paris et de Marseille, de Gênes, d’Anvers et d’Amsterdam ; une ville où quelques différences, très légères, soupçonnées plutôt que senties, supposées plutôt qu’éprouvées, indéfinissables pour le moment, s’effacent et se noient dans la multiplicité des ressemblances ou des analogies, — telle m’apparaît d’abord New-York ; et aussi comme une ville « amusante », puisqu’il y a quatre heures tantôt que je m’y promène sans que ni ma curiosité, ni mes jambes en soient lassées.


23 mars. — Je n’ai pas le temps aujourd’hui de vérifier mes impressions d’hier ; et au fond j’en suis bien aise, car, en voyageur qui veut faire son métier, je m’appliquerais à en avoir d’autres, et c’est pour le coup qu’elles deviendraient de la « littérature ». Les meilleures impressions, les plus justes, les seules vraies peut-être, sont celles qui entrent subtilement par les sens, à notre insu, et qu’on retrouve, plus tard, beaucoup plus tard, tout au fond de soi-même, quand on essaie, comme en rêvant, de revivre les jours depuis longtemps vécus...

En attendant, il me faut tout à l’heure partir pour Baltimore, où je fais après-demain ma première conférence. Je me rends donc à la gare du chemin de fer de Pensylvanie ; nous traversons un bras de l’Hudson dans un de ces ferry boats qui ne ressemblent pas mal à de gigantesques tortues ; on débarque ; on se rembarque dans un Pullman Car ; et je vois un nègre. Pourquoi ma joie en est-elle très vive ?


Supposé que, de tous les signes auxquels se reconnaît une grande ville, il n’y en ait pas de plus certain que l’aspect miséreux de ses environs, le nouveau monde et l’ancien n’ont rien sous ce rapport à s’envier l’un à l’autre ; et je dirais que de ma vie je n’ai rien vu de plus pelé, de plus galeux, de plus lamentable que les faubourgs de New-York, si je ne songeais à ceux de Paris, mais surtout de Marseille et de Gênes. Sans doute, c’est le déchet, ou la rançon, de nos civilisations industrielles et « scientifiques ». « Combien de sots, demandait insolemment Chamfort, faut-il pour former un public ? » Et moi, je me demande combien il faut de misérables pour faire une grande ville au XIXe siècle, Londres, Paris, New-York ?... Dans des cours intérieures dont on dirait des puits, ou une tranchée de mines, des arbres souffreteux se sont déjetés du côté du soleil. Sur des cordes tendues d’une maison à l’autre, des haillons de toutes couleurs flottent au souffle du vent matinal. Des êtres hâves apparaissent aux fenêtres. Si le regard plonge dans un appartement, on a honte pour l’humanité des traces de détresse qui s’y voient. Comment et de quoi tout ce monde vit-il ? à quel prix ? et pourquoi ? dans quelle attente ou dans quelle espérance ? Je ne sais si je me trompe, — et je me garderai bien de généraliser, — mais la misère n’a l’air d’être ici ni moins profonde, ni moins noire, ni moins irréparable qu’en nos vieux pays d’Europe, et ce ne sont pas encore les Américains qui résoudront « la question sociale ».


Nous sommes maintenant en pleine campagne, et jusqu’ici le trait distinctif du paysage d’outre-mer me paraît être « l’annonce ». On ne voit qu’annonces en plein champ, sur les murs, sur les toits des maisons. Whitefield Cycles, Quaker’s Oat, Mandrake’s Pills, Delicious Teas, savons et dentifrices, eaux minérales surtout, eaux purgatives, boissons toniques, de tous côtés l’annonce crève les yeux, l’annonce voyante, multicolore, énorme, en lettres de trois pieds ; l’annonce « hygiénique » et, si je l’ose dire, l’annonce « digestive ». Est-ce que tous les Américains auraient mal à l’estomac ? et le plus optimiste de tous les peuples, ou qui passe pour tel, en serait-il par hasard le plus dyspeptique ?

Nous marchons à la vitesse moyenne de 70 ou 75 kilomètres à l’heure, qui est la vitesse moyenne des « rapides » de Paris à Nice ou de Paris à Calais ; et naturellement, de cette comparaison, je conclus, sans grand effort, que les chemins de fer américains ne marchent pas plus vite que les nôtres. Le Pennsylvania Railroad a en effet la réputation d’être l’une des meilleures lignes des Etats-Unis. On y mange d’ailleurs assez mal, (et quelque médiocre que soit la cuisine de nos wagons-restaurans, je la préfère à celle du Pullman Car. En revanche, les installations y sont plus confortables que chez nous. Il y a plaisir à voyager dans ces larges fauteuils, et, chemin faisant, si l’on y veut dormir, à songer qu’on ne gênera personne. Mais on n’y fume point, — non plus que dans les autres cars, ceux qui circulent dans New-York, — et, à ce propos, je n’avais point encore vu de pays où un fumeur fût plus embarrassé de son vice.

Me plaindrai-je aussi que le conducteur du train, sans parler de l’employé particulier du Pullman ; vous réveille si souvent pour contrôler votre ticket ? Point de contrôle en Amérique, m’avait-on dit : le voyageur y est traité en « homme » et non pas en « colis » ; point de surveillance au départ, point de surveillance à l’arrivée ; vous montez, vous descendez, vous changez de place sans que personne ait rien à y voir ; — et pour ma part, s’il faut être franc, je n’étais pas autrement curieux de tant de liberté. J’aime assez, quand je voyage, à être traité en colis ! Heureusement qu’on exagérait. Dans les Pullman cars comme dans nos wagons, vous changez de place, il est vrai, comme vous voulez, quand vous êtes seul dans votre compartiment ; mais les places sont numérotées, ce qui vaut mieux d’ailleurs que d’être à la disposition du premier occupant, et n’est-ce pas un bon moyen d’éviter toute querelle et toute bousculade ? Autre « tyrannie », que je trouve paternelle : le guichet ne délivre pas plus de tickets qu’il n’y a de places dans les voitures. Vous ne montez point non plus « à volonté » : le conducteur du Pullman et le nègre sont là, qui vérifient votre ticket. Ils le contrôlent une seconde fois, dès que le train est en marche. C’est alors le tour du conducteur du train, qu’aussi bien, cinq ou six minutes avant chaque arrêt, vous voyez reparaître, et, si votre physionomie ne s’est pas gravée dans sa mémoire, vous redemander votre billet. Peut-être aussi veut-il vous éviter l’ennui de dépasser la station où vous devez descendre ! Ajouterai-je que sa complaisance n’a d’égale que sa correction ? J’en conclus une fois de plus que « tout le monde est fait comme notre famille » ; et je me demande s’il ne serait pas plus raisonnable d’en prendre décidément mon parti, que de m’évertuer à chercher des différences que je ne découvre point.


Mais au moment où je forme cette résolution paresseuse — et un peu prématurée, s’il y a tout juste vingt-six heures que j’ai mis le pied sur la terre d’Amérique, — nous traversons une rivière, aux bords plats, au cours lent et mélancolique, à l’eau trouble ; et, puisque enfin j’ai le malheur d’être imprégné de toute sorte de littérature, des ressouvenirs de Chateaubriand, de Fenimore Cooper, — et de Gustave Aymard ! — s’évoquent dans ma mémoire. C’est peut-être la Delaware. Mais je n’ai besoin d’en rien savoir ; et je me réjouis silencieusement de voir enfin quelque chose que je n’avais pas encore vu. Vraiment, rien ne ressemble moins au Rhône ou au Rhin, à notre Loire ou à notre Garonne. L’indolence de la Loire est celle d’un vieux fleuve, d’un très vieux fleuve, d’un fleuve civilisé, d’un fleuve lassé d’avoir vu tant d’histoire se mirer dans son onde. Le Rhin profond, aux eaux glauques, aux bords escarpés, semble en coulant murmurer des légendes romantiques. Mais ces grandes rivières d’Amérique ont l’air jeune, ou primitif, pour mieux dire, et la sensation qu’elles donnent est celle de je ne sais quel passé très lointain, — et cependant très vide. De grands bois en bordent les rives, à perte de vue ; la solitude autour de nous semble s’élargir ; on dirait qu’insensiblement la mesure ou l’échelle des choses a changé.. Une rivière encore, deux rivières, qui sont des bras de mer ; quelques maisons ; toujours des annonces ; une ville dans le lointain, c’est Baltimore, nous sommes arrivés.

Le président, — nous dirions le recteur, — de l’Université Johns Hopkins, M. D.-C. Gilman, avec qui je suis depuis tantôt six mois en correspondance, a bien voulu se donner la peine de venir m’attendre à la gare. Nous montons en voiture ; nous filons tout le long d’une très belle rue, très bien bâtie, très large ; et nous arrivons à l’hôtel où des chambres ont été retenues. Demain, je m’acquitterai de quelques visites, et après-demain, dans la grande salle de l’Université, je ferai la première série de conférences qu’on ait faites, je crois, en langue française, sur la littérature française, dans une Université d’Amérique.


Baltimore, 24 mars. — « Fille ou garçon, si l’on demandait à un enfant tout frais émoulu de l’école, a écrit quelque part un auteur américain, ce qui caractérise plus particulièrement Baltimore, il répondrait aussitôt : « Baltimore est entre toutes la ville monumentale : Baltimore is knowen as the Monumental city. » Mais ni les mêmes mots n’ont en anglais la même signification qu’en français, — puisque enfin j’ai déjà eu le temps d’apprendre dans les journaux d’ici que les qualités qu’on appréciait le plus dans un orateur sont le « cynisme » et l’ « emphase » ; — ni surtout les désignations n’ont en Amérique la même valeur, ou comme diraient les logiciens, la même « compréhension » qu’en France. La « ville Monumentale », depuis tantôt plus de cent ans qu’on appelle ainsi Baltimore, cela signifie donc tout bonnement qu’elle est la première qui ait érigé un monument à Christophe Colomb, un obélisque commémoratif, un tout petit obélisque ; et encore a-t-on cru longtemps que le propriétaire du terrain où il s’élevait ne l’avait consacré qu’au souvenir de l’un de ses chevaux favoris ! Deux autres « monumens » ont sans doute contribué depuis lors à rendre Baltimore plus digne de son nom : le monument commémoratif de la bataille de North Point (septembre 1814) ; et, au centre du quartier aristocratique, une haute colonne de quarante ou cinquante mètres, en pierre, surmontée d’une statue de George Washington. C’est tout près de là que je suis « descendu », mais pour « monter » aussitôt au sixième ou septième étage, dans un très bel hôtel, tout neuf, et qui n’a rien d’américain ou de plus américain qu’un autre, si ce n’est d’être admirablement tenu. Je constate encore ici que, dans une ville où la population de couleur ne s’élève pas à moins de 70 ou 80 000 âmes, le service de l’hôtel est fait uniquement par des blancs. C’est une étrange fatalité ! Tous les autres voyageurs ont logé dans des hôtels extraordinaires. On les inondait de lumière électrique ! On les abreuvait d’eau glacée ! Ils ne pouvaient remuer le bras sans mettre en mouvement toute sorte d’appareils très compliqués, ni s’essayer à faire un pas sans mobiliser des légions de nègres ! Moi, tous mes nègres sont à la cuisine ; et aucun de ces bonheurs d’impression ne m’est encore échu ! D’autres hôtels, il est vrai, dans le bas de la ville, ont une physionomie plus « américaine » avec leur hall, leurs bars, leurs marchands de journaux, de livres, de tabac, leur coiffeur, leurs cabinets de toilette, et le va-et-vient perpétuel qui en rend le séjour même en quelque manière mouvant.

Ce n’est pas cependant que la ville, si l’on excepte cinq ou six grandes rues, ait l’air elle-même très animé ni surtout très affairé. J’aurai besoin tout à l’heure de consulter mon Guide (mon Bædeker, n’y ayant point de Guide français aux États-Unis), pour m’assurer qu’ils sont ici près de cinq cent mille âmes. Est-ce que par hasard les récits des voyageurs m’auraient encore induit en erreur sur l’activité des Américains ? Quelle existence d’épicuriens ou de dilettantes ont-ils donc menée en Europe ceux qui trouvent que l’on vit si fiévreusement et si vite à Baltimore, ou même à New-York ? Ou bien, et ce qui est plus vrai sans doute, n’y aurait-il pas deux, trois, quatre Amériques, dont on aurait le tort de n’en vouloir jamais voir qu’une ? Je ne verrai pas Chicago, ni Saint-Louis, ni San-Francisco ; je ne verrai pas non plus la Nouvelle-Orléans ; mais ici, dans l’Est américain, je ne me sens point dépaysé du tout, et la raison en est très simple. Ce sont les habitudes de la civilisation européenne qui, de jour en jour, deviennent le fond de la leur ; et, réciproquement, si l’Amérique fait faire un progrès à ces habitudes, ce qui lui arrive tous les jours, nous nous empressons en Europe de le lui emprunter.

Par exemple, elles sont monotones, ces interminables rues qui se coupent toutes à angle droit ; et le pittoresque, l’inattendu, la variété des perspectives y manque. Mais depuis tantôt un demi-siècle, au nom de la science et de l’hygiène, est-ce que cet idéal rectiligne n’est pas aussi devenu le nôtre ? C’est surtout en gravure que les vieilles rues sont poétiques ! Dans la réalité on n’y respire pas ; on y voit mal ; et elles sentent mauvais. Ici d’ailleurs, bien plus qu’à New-York, où presque toutes les maisons dans un même quartier se ressemblaient, la diversité des architectures met un élément de gaîté dans la monotonie de la rue. Un peu de tous les styles s’y mêle dans un désordre qui divertit et amuse les yeux. La brique même y paraît moins sombre, d’un rouge plus vif et plus jeune. Des verdures grimpantes, et la blancheur des escaliers de marbre, en atténuent la crudité. La pierre alterne avec la brique. Voici quelques maisons d’aspect « colonial » ou créole, — telles qu’il y a quarante ans on me décrivait celles de la Guadeloupe ou de la Martinique, — une entre autres qu’on ne manque pas de signaler aux Français : l’ancienne maison des Patterson, où ce jeune prodigue de Jérôme Bonaparte, ainsi que l’appelait son grand frère, fit danser pour la première fois Elisabeth Patterson... Il est fâcheux seulement que ces rues soient si mal pavées ; et je ne puis m’empêcher d’en faire la remarque à l’aimable M. Gilman, mais il en convient avec tant de bonne grâce que j’ai honte aussitôt de mon observation. Je m’abstiens également de lui rien dire de quelques masures dont la misérable apparence jure avec l’air d’aisance et de confort que respire toute cette ville haute. C’est ce qu’on voit partout, et ce contraste ne m’est pas nouveau. En somme, l’impression générale est bien celle qu’exprimait un romancier américain, M. George Cable, assez connu de nos lecteurs, quand il disait de Baltimore que « l’aspect en est tout à fait méridional. » Et, comme on lui demandait de s’expliquer un peu plus amplement, il insistait sur ce même air d’aisance, et sur l’allure agréablement nonchalante des promeneurs des rues de Baltimore. Ville de loisir, ville de « résidence », où le nègre même a l’air heureux, et la négrillonne encore davantage ! Il faut pourtant songer à ma première conférence.


Baltimore, 25 mars. — Ma surprise est extrême, et mon étonnement joyeux de me trouver en présence de six ou sept cents auditeurs. Au premier rang, le cardinal Gibbons, et tout à côté de lui, M. Patenôtre, notre ambassadeur. Le fond de la salle est décoré d’un trophée de drapeaux américains et français. M. Gilman prend la parole ; et tout en l’écoutant, — d’une oreille, hélas ! moins intelligente qu’attentive, — je parcours des yeux mon auditoire. Les étudians de l’Université Johns Hopkins, plus courtois que les nôtres, n’ont pas exclu les femmes de ces conférences. On ne croit pas sans doute à Baltimore que la parole d’un professeur ou d’un conférencier soit la « propriété » particulière ou personnelle des étudians, ni non plus qu’elle soit nécessairement vide ou superficielle, dès que les femmes la comprennent. On ne croit pas davantage, et j’en fais la remarque avec un singulier plaisir, que l’enseignement qui se donne dans une Université protestante doive être interdit, ni suspect, à des séminaristes catholiques.


C’est une courte histoire de la poésie française que j’ai promis de résumer en neuf leçons, et, depuis trois mois que je songe aux difficultés du sujet, j’y ai beaucoup appris moi-même. Ainsi, je me suis rendu compte que ce qu’il fallait éviter avant tout, c’était de me placer à « un point de vue purement français », lequel évidemment ne saurait être celui des Anglais ni des Américains. Il y a quelque chose de Shakspeare et de Shelley qui nous échappera toujours ; et pareillement, des étrangers ne goûteront jamais ce que Racine ou André Chénier ont de plus exquis pour nous. Je fais donc passer au second plan des considérations de forme ou d’art pur que je mettrais au premier, si je parlais en France, à un auditoire français ; et il en résulte une ordonnance ou une distribution du sujet à laquelle j’avoue que je ne m’étais pas attendu. Tout imparfaites que soient nos vieilles Chansons de geste, et nos Romans de la Table ronde, il me devient impossible de ne pas leur faire dans ces conférences une place dont l’étendue réponde à l’étendue d’influence qu’elles ont jadis exercée sur la littérature européenne, qu’elles y exercent encore ; et en quel lieu du monde m’y sentirais-je obligé plus étroitement qu’ici, où le poète souverainement noble des Idylles du Roi, Tennyson, n’a sans doute pas moins d’admirateurs qu’en Angleterre ? et peut-être où l’auteur de Tristan et Iseut en a plus qu’en Allemagne ? C’est peu de chose, je le sais bien, que l’invention du « sujet » ou du « fond » ; et je me rappelle fort à point que personne ne l’a mieux montré qu’Emerson, dans son Essai sur Shakspeare. Mais il y a plus que le sujet, dans nos Chansons de geste ou dans nos Romans de la Table ronde ; il y a le sentiment du sujet ; et rien n’y manque, à vrai dire, que le sentiment de la forme ou de l’art... Je ne puis consacrer moins de trois leçons sur neuf à la Poésie française du moyen âge.

D’un autre côté, si la Poésie française classique est quelque part, elle est même pour nous, et elle ne peut guère être uniquement pour des étrangers, que dans la tragédie de Corneille et de Racine, dans la comédie de Molière et dans la fable de La Fontaine. Voilà vraiment nos poètes ! et non pas, j’imagine. Clément Marot ou Malherbe, Jean-Baptiste Rousseau ni Voltaire. Jean Baptiste n’est qu’un déclamateur, et les trois autres ne sont que d’excellons prosateurs qui ont mis des rimes à leur prose. Je serais encore trop Français, — je veux dire trop étroitement renfermé dans les limites de notre goût national, — si je voulais faire prendre à des Américains Boileau pour un poète. Nourris comme ils sont de Shakspeare, je crains même d’avoir quelque peine à leur expliquer et à leur faire entendre ce qu’il y a de « poétique », au sens absolu du mot, dans la tragédie de Corneille ou dans la comédie de Molière. Je ramasserai donc dans une leçon tout ce qui s’est tenté chez nous d’efforts depuis Ronsard jusqu’à Malherbe, et je montrerai que, tous ces efforts n’ayant tendu, même ou surtout en poésie, qu’à faire prédominer l’esprit de cour ou de société sur l’esprit d’individualisme, ils ne pouvaient aboutir « poétiquement », sur les ruines du lyrisme et de l’épopée, qu’à la constitution du genre dramatique. Je tâcherai de faire voir ensuite ce que le genre dramatique pur, — indépendamment de toute addition, ou de tout mélange de lyrisme, — comporte en soi de vraie « poésie ». Et enfin, de Racine à l’autre Rousseau, Jean-Jacques ; joignant ensemble tous ceux de nos prosateurs du XVIIIe siècle qui se sont crus poètes, je montrerai, dans la longue décadence de notre poésie dramatique et, comme en réaction contre elle, dans le développement de l’individualisme les germes de la renaissance prochaine du lyrisme. Il faut nous y résigner ! nous n’avons eu de poètes, pendant cent cinquante ou deux cents ans, que nos auteurs dramatiques ; et si par hasard on élargissait le .sens de ce mot de « poète » jusqu’aux bornes de son étymologie, ce ne serait pas l’auteur de la Henriade, ou celui de Vert-Vert, qu’il faudrait joindre aux Racine ou aux La Fontaine, ce seraient Pascal, Bossuet, Fénelon, Rousseau.

Mais comment diviserai-je à son tour le XIXe siècle ? Et dans la ville où repose Edgar Poe, leur ferai-je la concession d’encourager les sympathies qu’on m’a dit qu’ils éprouvaient pour les Baudelairc et les Verlaine ? Ce qu’à Dieu ne plaise ! et au contraire, ce que j’ai dit de Verlaine et de Baudelaire en France, je le répéterai. Je tiendrai compte seulement de ce fait qu’il y a, dans la conception que l’auteur des Fleurs du Mal et celui des Fêtes galantes se sont formée de la poésie, quelque chose de vaguement analogue à l’idée mystique et sensuelle à la fois que le génie anglo-saxon semble parfois s’en être formée. Comme d’ailleurs cette idée s’est développée chez nous par contraste, ou même en hostilité déclarée avec l’idée parnassienne, j’expliquerai ce qu’ont voulu les poètes que l’on a chez nous nommés de ce nom. Et nécessairement, la part beaucoup trop grande que l’on fait encore de nos jours au romantisme, dans le mouvement du siècle, se trouvera réduite d’autant. Aussi bien toute l’Europe a-t-elle eu ses « romantiques » ; et pour montrer ce qu’il y a dans Musset d’analogue à Byron, je n’aurai pas besoin d’un long discours. Quoi que d’ailleurs on puisse penser respectivement des Poèmes Barbares ou des Poèmes Antiques et de la Légende des siècles, il y a donc autant de « nouveautés » dans la théorie parnassienne que dans la théorie romantique. Et cela fera mes trois dernières leçons, dans la première desquelles je tâcherai de définir le mouvement romantique, en lui-même, et par rapport au romantisme anglais ou allemand ; dans la seconde je montrerai comment et pourquoi les « parnassiens » ont différé des « romantiques » jusqu’à en devenir la contradiction vivante ; et enfin dans la troisième je rattacherai au symbolisme ce que je crois discerner dans la poésie contemporaine de tendances nouvelles…


Ma conférence est terminée : j’ai surveillé mon discours et j’ai fait attention de ne m’exprimer qu’au moyen de ces « termes généraux », qui sont un peu les mêmes en français et en anglais. Il y a un « vocabulaire » de la critique, auquel je n’ai mêlé que le moins que j’ai pu de gallicismes et de tours empruntés à la conversation. J’ai cru devoir aussi parler plus lentement que je ne fais d’ordinaire. Mais l’auditoire s’en est aperçu, et je pouvais me dispenser de cette précaution. On a compris tout ce que je disais, et quand j’aurais parlé plus vite, on l’aurait encore compris. Il ne me reste qu’à essayer de soutenir l’intérêt qu’il semble que cette première conférence ait éveillé, et je suis seulement un peu contrarié que de toutes la seconde soit la plus ingrate, et doive l’être. Que dirai-je demain du Roman de la Rose ? ou d’ la poésie courtoise, en général, et de toute cette littérature que rendent si ennuyeuse, pour nous-mêmes Français, l’insignifiance du sentiment, l’abus de l’allégorie, et l’insuffisance de l’expression ?


Baltimore, 31 mars. — Je ne pense pas que jamais voyageur ou touriste ait eu moins de temps et surtout de loisir pour « observer ». J’ouvre les yeux et les oreilles ; je les ouvre d’autant plus avidement qu’à de petits signes où notre amour-propre et notre vanité ne se trompent guère, je me sens ici accueilli et reçu partout avec plus de cordialité, plus de simplicité, plus de franchise ou moins de réserve qu’il n’est d’usage d’en témoigner à un passant. On ne m’oppose point de défensive, et surtout on ne « pose » pas pour moi. Mais, tout en essayant de répondre à cet accueil, tout en causant, — et aussi tout en dégustant les huîtres, la « terrapin » (c’est une espèce de tortue), et les canards sauvages de la baie de Chesapeake, dont on m’a dit que la réputation s’étendait à l’Amérique entière ; et je suis témoin qu’ils ne l’ont pas volée ! — je ne puis m’empêcher de songer vaguement à la conférence du lendemain, quand ce n’est pas à celle du jour, où je me demande si l’on n’aurait pas pu mettre plus d’intérêt. Des lambeaux de vers flottent confusément dans ma mémoire ; je cherche, dans le peu que je sais de la littérature anglaise, des comparaisons ou des contrastes qui éclairent mon sujet. Et naturellement, s’il est déjà difficile de faire trois choses à la fois, qui sont de dîner, de soutenir une conversation sur les mœurs de France, ou de faire un choix pour le lendemain entre le Rêve du Jaguar et le Sommeil du Condor, je crains que mes impressions d’Amérique ne trouvent que bien peu de place à se loger dans l’intervalle. Heureusement qu’en ce qui touche l’organisation des Universités, — que je me suis donné à moi-même la mission d’étudier, — les professeurs sont là, dont la complaisance est inépuisable, et qui corrigent ou qui redressent à mesure ce que mon observation aurait sans eux de superficiel ou d’erroné.

C’est on m’aidant de leurs conversations, et de leurs publications, que je voudrais dire quelques mots d’un sujet dont l’intérêt, à mon avis, n’est pas pédagogique seulement, mais social.


II

Rappelons d’abord à ce propos, — et afin d’aider les Américains eux-mêmes, et les Allemands, à s’y reconnaître, — que les institutions d’enseignement supérieur ne sont pas toutes en France du même type. Nous en avons deux ou trois, pas davantage, mais deux ou trois de consacrées au culte de la science pure, comme le Collège de France ou le Muséum d’histoire naturelle. On n’y passe point d’examens ; ils ne décernent pas de diplômes ou de brevets ; et ils ne conduisent ni ne mènent à rien, je veux dire à rien qu’à savoir. Nos Universités sont déjà plus « utilitaires » ; elles confèrent des diplômes, et ces diplômes, de bachelier, de licencié, de docteur, dont le dernier seul a quelquefois, pas toujours ! mais quelquefois, une valeur scientifique, ont surtout et d’abord une valeur d’Etat. Ils sont, à la fois, — et c’en est le grand vice, — des sanctions d’études, et le titre exigé pour entrer dans une carrière. Nos Universités préparent des avocats, des médecins, des professeurs ; et c’est tant mieux s’il en sort des savans ou des érudits ! mais elles ne sont pas instituées, quoi qu’elles en pensent, et on ne les a pas organisées pour en former. Enfin de grandes écoles, telles que l’Ecole polytechnique ou l’Ecole normale supérieure, ne sont de leur vrai nom que de hautes « Ecoles professionnelles », dont l’objet premier, l’objet principal, l’objet essentiel est de subvenir au recrutement de quelques grands services publics, de sorte que, si l’on en modifiait étourdiment le régime, comme on nous menace périodiquement de le faire, c’est la qualité de ce recrutement qui s’en trouverait compromise, et toute une catégorie de grands services qui en serait elle-même modifiée dans son fond. Il est curieux et intéressant de noter en passant que, de toutes ces institutions, les plus désintéressées sont les plus anciennes, et datent de l’ancien régime. Le gouvernement de la Restauration y a ajouté le Conservatoire des Arts et Métiers ; et M. Victor Duruy, voilà tantôt une trentaine d’années, l’Ecole pratique des hautes études. Les Ecoles d’Athènes et de Rome, où de jeunes professeurs et des archivistes paléographes se perfectionnent librement dans les connaissances nécessaires à l’exercice de leur futur métier, sont des « Ecoles d’application » comme l’Ecole des ponts et chaussées ou l’Ecole du génie maritime.

Il y a également différens types d’Universités américaines. Il y a des Universités d’Etats, — comme l’Université de Virginie, par exemple, ou comme l’Université de Michigan (Ann Arbor), — qui sont indépendantes, sans doute, en ce sens qu’elles s’administrent souverainement elles-mêmes, mais dont l’indépendance est pourtant limitée en quelque mesure par les subventions qu’elles reçoivent de l’État de Michigan ou de Virginie. Deux des principales obligations qu’elles supportent sont d’admettre au bénéfice des études universitaires, sans examen préalable ni rétribution scolaire, et du seul titre de leur provenance, les élèves qui sortent des écoles supérieures, high schools, du Michigan ou de la Virginie ; et de constituer, à côté de leur enseignement libéral, des enseignemens techniques : agronomique, par exemple, juridique ou médical. C’est ainsi que l’Université de Wisconsin, sur un budget de 400 000 dollars (un peu plus de 2 millions de francs) dont 280 000 sont fournis par l’État de Wisconsin, en consacre 78 000 à son « collège d’agriculture », 38 000 à son « école d’ingénieurs », 14 000 à son « école de droit » et 7 500 à son « collège de pharmacie. »

D’autres Universités, les plus anciennes, généralement, — comme Harvard, 1655 ; Yale, 1701 ; Columbia, 1754 ; Princeton, 1757, ou encore l’Université de Pensylvanie, — sont au contraire libres de toute obligation de ce genre. Elles ont commencé par être de simples collèges, tels que nous en avions autrefois, à Paris ou en province, — collège des Grassins, collège d’Harcourt, collège des Godrans, à Dijon, où Bossuet et le grand Condé firent leurs premières études ; — et si je fais ces rapprochemens, c’est que, comme autrefois chez nous, une intention pieuse, une intention confessionnelle, si je puis ainsi dire, a présidé d’abord à la fondation de ces grands établissemens. Épiscopaux, presbytériens, baptistes ou quakers en ont fait les premiers frais, et quelques traces de l’ancienne origine s’y reconnaissent encore. Mais avec le temps, de nouveaux besoins, l’accroissement de la population étudiante, le progrès de la science, les ont enrichis de nouveaux organes ; des instituts technologiques s’y sont ajoutés de nos jours, comme par exemple la Sheffield Scientific School de Yale ; le caractère de l’enseignement a changé ; et le petit collège est devenu une grande Université, qui ne compte pas moins de 85 professeurs ordinaires, 34 professeurs assistans, 27 instructeurs (instructors, dozenten) comme Harvard ; — et dont la fortune, qui va d’ailleurs augmentant tous les jours, dépasse 60 millions de francs.

Enfin d’autres Universités, les plus récentes, sont peut-être, entre toutes, plus intéressantes : ce sont les Universités Cornell (Ithaque, dans l’l’état de New-York), Johns Hopkins (Baltimore), Leland Stanford (Californie), et l’Univers ! lé de Chicago. Elles doivent leur existence à la générosité du fondateur dont elles portent ordinairement le nom ; et, sous la haute surveillance d’un conseil d’administration qui ne dépend lui-même que des termes d’un testament ou d’une donation, elles sont maîtresses de leur budget, maîtresses de la matière de leur enseignement, et maîtresses du choix de leurs professeurs. Quelle raison aurais-je de dissimuler qu’en appuyant sur ces trois points je songe à nos Universités ? qui seront tout ce que l’on voudra, mais non pas, à mon sens, des Universités, vraiment dignes de ce nom, aussi longtemps que les professeurs en seront choisis, nommés, appointés par l’Etat ; et surtout aussi longtemps que les examens qu’elles feront passer seront des examens d’Etat, j’entends dont le programme sera déterminé par l’Etat, et dont les diplômes constitueront, pour ainsi parler, des titres d’État.

L’Université Johns Hopkins, qu’il est assez naturel que je prenne pour type, — puisque j’y parle, et qu’aussi bien c’est la seule encore que j’aie vue de mes yeux, — n’a que vingt et un ans d’existence, mais elle est depuis longtemps majeure. Quand le vieux Johns Hopkins fut mort en 1873, (c’était un quaker et un « roi des chemins de fer »), léguant à Baltimore 34 millions de francs pour la fondation d’un hôpital et d’une Université, les amis qu’il avait chargés de l’exécution de ses dernières volontés ne s’attardèrent pas à de longues discussions en ce qui concernait l’organisation de l’Université. Ils allèrent chercher au fond de la Californie, où il exerçait alors les fonctions de président de l’Université, un ancien professeur de géographie physique et politique à l’Université d’Yale — M. Daniel C. Gilman — qui s’était fait depuis longtemps en Amérique une grande réputation d’administrateur et surtout d’organisateur ; — et ils s’en remirent entièrement à lui.

Avec la netteté de coup d’œil et la rapidité de décision qui le caractérisent, — et qui en font un homme tout à fait éminent, même en Amérique, où ces qualités ne sont pas plus communes qu’en Europe, et le sont même peut-être moins, — M. D. C. Gilman comprit que l’occasion était unique. Il vit que, dans une ville comme Baltimore, si seulement on avait le bon sens de ne rien donner au vain luxe des édifices, non plus qu’à la gloriole de copier de loin Yale ou Harvard, on pouvait réaliser un type d’Université tel que l’Amérique n’en avait pas encore ; et il se mit résolument à l’œuvre. On n’avait pas le moyen d’organiser de facultés de médecine ou de droit, ni de théologie ; on s’en passa ; et l’Université Johns Hopkins ne se composa tout d’abord que d’une faculté de philosophie. C’est le nom sous lequel, aux Etats-Unis comme en Allemagne, on confond ensemble ce que nous distinguons en facultés des lettres et des sciences. Langues anciennes, c’est-à-dire hébreu, sanscrit, grec et latin ; — langues modernes : anglais, allemand, français, italien, espagnol ; — histoire, économie politique, philosophie, d’une part ; et, d’autre part, sciences mathématiques, physique et chimie, géologie, histoire naturelle, biologie, pathologie, tel fut donc le programme de l’Université naissante. Des « laboratoires » et des « séminaires » en furent les organes. La diffusion des méthodes en devint promptement le principal objet. Et les « résultats » ne se firent pas attendre, si, depuis vingt et un ans qu’elle existe, l’Université Johns Hopkins, à elle seule, n’a pas donné moins d’une centaine de professeurs aux autres Universités d’Amérique. Elle est devenue comme une espèce d’Ecole normale où se recrute le personnel de l’enseignement supérieur. Et c’est une preuve, s’il en fallait une, que les diplômes, les titres et les grades, sous le régime de la liberté, valent exactement ce que valent eux-mêmes les jurys qui les délivrent et l’idée qu’ils ont su donner d’eux. L’estampille de l’Etat de Maryland ou le patronage officiel du gouvernement de Washington n’ajouterait certainement rien au prestige de l’Université Johns Hopkins ; et je dirais « qu’elle ne doit qu’à elle seule toute sa renommée », — si ce n’était faire trop de tort à M. D. C. Gilman.

Elle est en effet ce que M. D. C. Gilman a voulu qu’elle fût ; et ce n’est pas assez de dire qu’il est le « président » de ce grand corps, il en est vraiment l’âme. On ne saurait, comment dirai-je ? non pas cacher, et encore moins dissimuler, mais envelopper sous une plus séduisante affabilité de manières une fermeté de caractère plus rare, ni mettre une plus féconde ingéniosité de ressources au service d’idées plus nettes, plus arrêtées, — et plus larges. Je voudrais pouvoir ici traduire et reproduire en entier le Discours d’ouverture (Opening address) qu’il prononçait il y a quatre ans, en 1893, à Chicago, pour l’inauguration du Congrès d’Enseignement supérieur. « La première fonction d’une Université, y disait-il, est la conservation de la connaissance : the conservation of knowledge » ; et d’un mot, on ne saurait faire plus clairement entendre que la condition même du progrès scientifique est le respect de la tradition. « La seconde fonction d’une Université, disait encore M. Gilman, est d’étendre ou de reculer les bornes de la connaissance humaine : to extend the bounds of human knowledge » ; et tout de suite, en effet, c’est la générosité de cette ambition qui, parmi toutes les autres Universités d’Amérique, a caractérisé Johns Hopkins. Et la « troisième fonction d’une Université, ajoutait-il, est de répandre la connaissance, to disseminate knowledge « ; et en effet ce n’est pas pour nous, mais pour les transmettre, que nous avons hérité du trésor de la tradition ou des acquisitions de l’expérience ; et c’est bien à quoi l’on s’efforce ici. Par des publications, par des « lectures « , par des « articles » de Revues ou de Magazines, par des communications avec la presse, letters to the daily press, M.. D. C. Gilman a voulu que l’Université Johns Hopkins gardât toujours le contact de l’opinion ; et il semble qu’il y ait pleinement réussi. Nous nous faisons en France une idée plus mystique et plus pratique à la fois de la science : plus pratique, je veux dire que beaucoup de nos jeunes gens n’y voient guère qu’une matière d’examen ou une occasion de diplômes ; et plus mystique, si nous affectons trop souvent de craindre, en la répandant, de la « vulgariser ».

Un détail d’organisation m’a plus particulièrement frappé à Johns Hopkins, et d’autant que je le crois imité de l’organisation de notre Ecole pratique des hautes études. C’est qu’il n’y a point ici, comme dans nos Universités, — donnons-leur ce nom puisqu’il les flatte, — quatre ou cinq professeurs pour enseigner, je suppose, la littérature latine ou anglaise, égaux en titres, égaux en droits, et à peine dépendant même de leur doyen, mais un seul, qui est le chef responsable de son c département, » et qui en répartit la tâche commune entre ses associés, assistans, « instructeurs » et « lecteurs », dont le nombre varie avec les besoins du service et les ressources de l’Université. Je ne conçois pas de meilleur moyen, plus simple ni plus sûr, d’imprimer aux études en tout genre une féconde unité de direction. Tandis qu’en effet, chez nous, à la Sorbonne, par exemple, un professeur enseigne « la poésie française », un autre « l’éloquence française », et un troisième, depuis quelques années, « la littérature dramatique », — ce qui les expose à couper en trois, pour s’en partager les morceaux, l’auteur du Cid ou celui de Tartufe, — et ce qui divise nécessairement leur effort ; il n’y a point au contraire ici d’effort perdu, parce qu’il n’y a point de double emploi, ni de « frottement », et encore moins de divisions. Le président de l’Université choisit ses collaborateurs, d’accord avec les professeurs titulaires ; il leur indique, en termes généraux, ce que doit être à ses yeux le département dont il les charge ; et c’est alors à eux, sous leur seule responsabilité, de savoir l’organiser. Les récentes Universités américaines ont toutes adopté ce système ; les anciennes sont en train de se l’approprier ; et puisque enfin c’est de nous, et non pas de l’Allemagne qu’on a cru devoir l’imiter, pourquoi ne le reprendrions-nous pas[1] ?

L’unique inconvénient qu’il présente c’est de paraître d’abord moins propre à l’enseignement de la « littérature » qu’à l’enseignement de la « philologie ». On conçoit en effet sans peine qu’un seul homme, tout en se faisant du provençal ou du portugais une spécialité, puisse avoir néanmoins une égale compétence dans toutes les parties de la « philologie romane ». Il y en a sans doute moins en Amérique, et en France même, ou ailleurs, qui connaissent également et à fond les trois grandes littératures romanes, disons les quatre : la provençale, la française, l’italienne et l’espagnole. Mais on a prévu le danger à Johns Hopkins, et le chef du département de Romance languages, M. A. Marshall Elliott, a posé en principe qu’il y aurait trois grandes divisions dans son département : la première où l’on ne s’occuperait que de « philologie », la seconde où ne l’on s’occuperait que de « littérature », et la troisième où l’on étudierait « les rapports de la littérature et de la philologie » : a purely linguistic, a purely literary, and a composite group wich is intended to unité the first two ». Si l’on a donc un peu penché jusqu’à présent du côté de la « philologie, » on n’a pas cependant tout à fait négligé la littérature. Ma présence ici en est la preuve. Et à ce propos, je m’aperçois, quoiqu’un peu tard, que je n’ai pas dit encore dans quelles conditions je suis venu faire cette « campagne ». Il faut pourtant les préciser, quand ce ne serait, premièrement, que pour l’apprendre à ceux de nos journalistes qui, — toujours prêts à renseigner le public sur ce qu’ils ignorent profondément, — m’ont représenté, courant de ville en ville, sous la conduite d’un impresario, à la façon d’une actrice en tournée, ce qui est vraiment trop flatteur pour moi ; et puis, pour que l’on entende bien la nature de ces fondations qui servent en Amérique à compléter l’organisation des Universités.

C’est donc avec l’intention de perpétuer la mémoire d’un fils qu’ils ont perdu tout jeune encore, âgé de huit ans seulement, que M. et Mme L. Turnbull ont offert à l’Université Johns Hopkins une somme considérable pour le revenu en être annuellement employé à faire les frais d’une série de conférences. Ces conférences doivent toujours avoir pour sujet l’histoire de la poésie[2]. De concert avec eux, car ils vivent toujours, — et, détail qui vaut bien la peine qu’on le note, ces généreux donateurs ont encore quatre enfans vivans, — le conseil d’administration, ou plutôt le président du Conseil de l’Université, décide chaque année du choix d’un conférencier. Celui-ci d’ailleurs demeure entièrement maître de son sujet. C’est ainsi que M. R. C. Jebb, professeur de grec à l’Université de Cambridge (Angleterre), a fait en 1892 huit conférences sur la Poésie grecque classique ; et M. C. E. Norton, professeur à l’Université Harvard (Cambridge, Massachusetts) en a fait six en 1894 sur Dante. Si j’avais choisi d’en faire six ou huit sur Victor Hugo par exemple, au lieu d’en faire neuf sur la Poésie française en général, il ne dépendait que de moi. Et l’année prochaine, ou plus tard, quelque professeur d’une Université d’Allemagne en fera s’il le veut, en allemand, six ou huit sur Gœthe, ou sur le Romantisme allemand. La seule condition qui soit exigée du conférencier, et dont on dira qu’elle est bien « américaine », mais qui n’en est pas moins facile, et bonne même à remplir, est de ne pas affecter le matérialisme et de ne pas séparer l’art d’avec la morale. Le lecteur peut penser qu’en ce qui me regarde, comme adversaire de la théorie de l’art pour l’art, ou comme ennemi théorique et idéal, mais personnel et convaincu, de Baudelaire et de Verlaine, je n’ai pas eu de peine à y souscrire.

Est-ce que nous ne tirerons pas une leçon, ou une indication de là ? On essaie chez nous, depuis quelques années, de provoquer les particuliers à faire dans nos Universités de semblables fondations, et on a l’air, en vérité, de croire qu’il y suffira de l’amour de la gloire ! C’est trop compter sur la vanité française, et mal connaître la nature humaine. Un fondateur veut avoir des motifs de fonder quelque chose ; et ne me suis-je pas laissé dire que l’Université de Chicago n’existerait pas si l’on n’en avait voulu faire un centre de propagande baptiste ? Princeton est avant tout une université presbytérienne ; et ai-je besoin de dire quelle intention a présidé à des fondations comme celle de l’Université catholique de Washington ? Mais, à des fondations de ce genre, on opposerait chez nous d’insurmontables difficultés, difficultés administratives et difficultés politiques, au nom de la « liberté de conscience », laquelle consiste, ainsi qu’on le sait, à étouffer la voix de ceux qui ne pensent pas comme nous. Et, à ce propos, je me rappelle que, l’an dernier, ç’a été toute une affaire que d’autoriser l’Académie française à recevoir un legs destiné par le testateur à récompenser un ouvrage « moral », dont il avait stipulé que les conclusions devraient être « spiritualistes » ou même, si j’ai bonne mémoire, « catholiques ». Le Conseil d’État fut sur le point de s’en signer d’horreur !

Il faudrait cependant savoir que, si la vanité peut quelquefois nous arracher un « pourboire », nous ne faisons vraiment de sacrifices qu’à nos idées, ou à nos intérêts. Offrez donc comme en Amérique, ou laissez seulement aux donateurs et aux testateurs que vous appelez à la gloire de soutenir vos Universités, l’espérance qu’on défendra pour eux, après leur mort, les idées qui leur ont été chères ; et je ne doute pas que, comme en Amérique, vous ne les voyiez se multiplier. Qui trouverait mauvais que l’on fondât par exemple en Sorbonne une chaire d’apologétique, dont l’existence ne serait pas inutile à l’intelligence de Pascal et de Bossuet, de Fénelon et de Bourdaloue, que dis-je ! de Voltaire même et d’Ernest Renan ; et qui croira qu’elle y fût plus déplacée qu’une chaire d’histoire de la Révolution française ?

De dire en terminant quelle est exactement la valeur de l’enseignement des Universités d’Amérique, c’est une imprudence ou une impertinence que je ne commettrai point. Il y faudrait une longue enquête. Je vois bien qu’il y a des chances pour que les Universités d’État soient en réalité des écoles professionnelles, du genre de notre Institut agronomique, ou de notre Ecole centrale, ou peut-être même de nos Écoles d’Arts et Métiers. On ne les a point créées, selon toute apparence, et les États ne les subventionnent point pour qu’on y entretienne, comme dans un sanctuaire, le culte désintéressé de la science, mais pour former des citoyens utiles.

Je me doute aussi qu’avec leurs 2 000, 3 000, 4 000 étudians, les Universités qui furent jadis de simples « collèges » retiennent toujours quelque chose de leur première origine. En Amérique, le niveau moyen de l’enseignement secondaire est sensiblement moins élevé qu’en France ; il l’est ailleurs ; et je me rappelle avoir observé que jusqu’en Suisse, dans les cantons de langue française, beaucoup de matières sont réservées à l’Université qui s’enseignent chez nous dans les lycées : mathématiques supérieures, rhétorique, philosophie. C’est ainsi, qu’à en croire du moins les programmes que j’ai sous les yeux, les deux premières années d’études à Yale, ou même à Harvard, me semblent correspondre à nos classes de « rhétorique supérieure » et de « philosophie ».

Il n’y a donc, à proprement parler, que les Universités de création récente qui soient en Amérique de vraies et pleines institutions d’enseignement supérieur. L’accès en est assez difficile, et ici, à Johns Hopkins, le candidat étudiant doit passer un examen dont les matières sont : les mathématiques (arithmétique, algèbre, géométrie plane et dans l’espace, trigonométrie rectiligne, géométrie analytique) ; le latin, le grec, le français et l’allemand, l’anglais, l’histoire (histoire grecque, histoire romaine, histoire d’Angleterre, histoire des Etats-Unis, géographie), et les élémens de la géographie physique, de la botanique et de la chimie. On a d’ailleurs la faculté, dans ce programme d’examen, de substituer l’un à l’autre le grec ou les mathématiques... Je n’en puis dire davantage, et, je le répète, il y aurait de l’impertinence de ma part à vouloir évaluer la solidité des connaissances dont les candidats font preuve même dans ce premier examen. Comment le pourrais-je, s’il me serait bien difficile de dire avec exactitude quelle est la valeur de nos bacheliers ; et Dieu sait combien, moi qui écris, j’en ai pourtant autrefois fabriqué I

Si d’ailleurs j’ai cru devoir m’étendre sur cette question des Universités américaines, c’est que je n’ai pas de meilleur moyen de les remercier de leur accueil que de contribuer à les faire mieux connaître ; et puis, de tout ce que je vois, de tout ce que j’entends, de tout ce que je lis, c’est qu’il me semble qu’une autre leçon encore se dégage pour nous. Me permettra-t-on, pour l’exprimer clairement, d’appeler le barbarisme à mon aide ? Il me semble donc que, par l’intermédiaire de ces grandes Universités, toute une partie de l’Amérique est en train de s’aristocratiser. Tandis qu’en France, avec notre « enseignement moderne », avec la « spécialisation de nos licences », avec l’ « esprit de régionalisme » que nous essayons d’inoculer à nos Universités, nous diminuons la part de l’instruction générale ; on s’efforce, tout au contraire, en Amérique, de l’étendre, de l’accroître, et de la consolider. Tandis que nous nous détachons insensiblement de nos traditions, les Américains, — qui ne se consolent pas de n’avoir pas une histoire plusieurs fois séculaire, — essaient précisément de se rattacher aux traditions que nous abandonnons. « Histoire des institutions grecques » ou « Critique des livres de l’Ancien Testament », ils se font comme qui dirait un passé intellectuel de tout ce que nous affectons de regarder comme inutile ou suranné. Et si peut-être les programmes de leurs Universités ne tiennent pas toutes leurs promesses, outre qu’il en est souvent ainsi des nôtres, il n’importe, et ce sont les tendances qu’il faut considérer. Les tendances universitaires en Amérique vont à constituer dans cette grande démocratie une aristocratie de l’intelligence, et, ce qui est presque ironique, de cette forme d’intelligence que nous avons le tort ou plutôt la sottise, nous, triples Bouvards et Pécuchets que nous sommes, de redouter comme la plus hostile aux progrès de la démocratie.


III

Baltimore, 4 avril. — Avant d’entrer dans ma « grande semaine », — c’est-à-dire de « fonctionner », pendant huit jours, de deux jours l’un à Baltimore et le lendemain à Bryn Mawr, qui en est éloignée d’environ quarante lieues, — je voudrais consigner quelques réflexions. Ce qui me le rend assez difficile, c’est que ce qu’il y a d’original ou de « local » ici, et que de loin en loin je crois voir apparaître dans un geste ou dans un regard, y est toujours mêlé, comme à New-York, d’une apparence de cosmopolitisme. Si je veux faire un petit crayon du professeur A.,., que j’avais cru d’abord Américain, ou pour le moins Anglais, on m’apprend qu’il est Allemand ; et ce n’est pas l’Allemagne que je suis venu chercher en Amérique. Dans les allures, dans la physionomie, dans le langage de Mrs. B... quelque chose de décidé, de net et d’énergique m’a frappé, mais il paraît qu’elle est d’origine française. Et comment noterais-je ce que j’ai cru discerner d’américain dans les manières de M. C. s’il passe un peu plus de la moitié de l’année en Europe, à Paris ou en Suisse ? Un autre me demande ce que je pense de Baltimore ; je le lui dis ; nous entrons en confiance ; nous causons ; je l’interroge ; il me répond ; c’était un Russe ! Il y a aussi des Italiens, il y a des Grecs, — avec des barbes... assyriennes et des voix de tonnerre ; — il y a des Israélites, parmi lesquels, en vérité, je suis embarrassé de rencontrer un Américain, né en Amérique, de parens Américains ; et n’a-t-on pas calculé que des dix-sept ou dix-huit cent mille habitans de Chicago, s’il y en avait un sur trois qui fût né sur le sol d’Amérique, — non pas même à Chicago, ni dans l’Illinois, ni dans l’ouest, mais en Amérique, — c’était beaucoup ? I nunc, allons maintenant, et parlons après cela des caractères des races ! Sans compter que tous ou presque tous, ils ont voyagé, couru le monde ; ils connaissent la France, ils connaissent Paris, ils y ont passé des mois ou des années ; ils connaissent Rome et Florence.

Non, évidemment, pas plus ici qu’en Europe la « race » n’a l’importance qu’on lui donne ; ou plutôt, ce sont les habitudes, c’est la civilisation, c’est l’histoire qui font les « races » ; et dans notre monde moderne, des deux côtés de l’Atlantique, si les économistes peuvent dire que le mouvement universel agit dans le sens de l’ « égalisation des fortunes », ce qui est encore bien plus vrai c’est qu’il tend à l’effacement de toutes les particularités qui ne sont pas individuelles. Un Anglais ou un Américain ne diffère pas physiologiquement ni moralement d’un Français ou d’un Allemand ; il n’en diffère qu’historiquement, pour avoir hérité d’une civilisation différente et, — grâce à la facilité des communications et des échanges, grâce au développement de l’industrie, grâce à l’internationalisme de la science et à la solidarité des intérêts, — toutes ces différences elles-mêmes se ramènent à des différences de temps ou de moment. Les Américains sont plus jeunes que nous, et cela se voit tout d’abord dans leur curiosité de savoir ce que nous pensons d’eux.


Ils me paraissent aussi moins « compliqués », je ne dis pas moins subtils ; et j’entends par là que, ce qu’ils sont, ils le sont en tout plus naïvement, plus franchement, plus hardiment que nous. On est ici ce que l’on est, et comme on l’est par décision ou par choix, on ne s’en cache point. Mrs T..., très intelligente et très froide, est une « jolie femme », qui a voulu l’être ; qui l’est ; et elle remplit consciencieusement son rôle de jolie femme, lequel n’est pas du tout, comme on pourrait croire à Paris, d’attirer les hommages, mais de mettre en valeur l’éclat de sa beauté, pour la joie des yeux de ses compatriotes et l’honneur de sa ville natale. Si donc elle me dit, en excellent français, que « mes conférences vont ramener à Baltimore les beaux jours de la préciosité », ce n’est pas seulement que la Chanson de Roland ou la Légende des siècles l’intéressent fort peu, mais c’est tout simplement que l’ironie polie convient à son genre de beauté. Une autre, qui aime les lettres, qui écrit elle-même, qui fait des vers, qui collabore à de jeunes Revues, qui a fait de ses goûts de littérature et d’art le principal intérêt de sa vie, ne s’en cache pas davantage ; et personne autour d’elle n’a l’idée de s’en étonner. C’est son goût ; elle a le droit de l’avoir.

On ne s’étonne pas davantage que les femmes, comme les hommes, aient leurs « clubs, » où elles se réunissent pour y luncher, pour y causer des choses qui les intéressent, de chiffons, de ménage, de cuisine, pour y échanger leurs idées, et au besoin, quand elles sont philosophes, « pour y commenter le livre de Job considéré comme exemplaire des misères de l’humanité. » Miss K... est fière, et à juste raison, d’avoir appris aux dames de Baltimore, qui l’avaient, paraît-il, un peu oubliée, l’importance de la cuisine ; et aussi de leur avoir conquis sur les écoles un droit de haute inspection dont le premier résultat a été d’obtenir que les salles de classe fussent balayées plus de trois fois l’an. Elle est naturellement « féministe », et je ne serais pas étonné qu’elle rêvât d’électorat politique. Miss G... aussi est féministe à sa manière, et d’une manière que l’emploi qu’elle fait de sa grande fortune a rendue singulièrement efficace. C’est elle dont la générosité a permis à l’Université Johns Hopkins de compléter l’organisation de sa faculté de médecine, et elle n’y a mis qu’une condition, c’est à savoir que les femmes seraient admises à y prendre leurs grades. Elle est encore la bienfaitrice de ce grand collège féminin de Bryn Mawr où j’irai parler après-demain. Elle a fondé à Baltimore même une école, Bryn Mawr School, préparatoire à ce collège. Elle s’occupe en même temps de vingt autres affaires, qui sont de grandes affaires, et qu’elle dirige avec une lucidité d’esprit, une fermeté de caractère, et une énergie de résolution admirables. Cela encore paraît ici tout naturel. Une femme s’appartient à elle-même. On n’exige point d’elle, comme chez nous, qu’elle tienne pour ainsi dire quatre ou cinq personnages ensemble. Les préjugés ne l’obligent point de dissimuler ses aptitudes ou de déguiser ses goûts. Elle a le droit d’être elle-même, et, comme on le voit, elle en use.

Il y a sans doute quelque rapport entre cette liberté d’être soi-même et je ne sais quelle indépendance de notre personne à l’égard « des airs, des eaux et des lieux », à l’égard des habitudes dont nous nous faisons en Europe comme autant de liens, et généralement à l’égard de l’ « ambiance » physique ou morale. Omnia mecum porto, disait un sage de l’antiquité : l’Américain ressemble à ce sage. Baltimore, je l’ai noté, est une ville de « résidence », une ville où l’on est déjà moins mobilisable, en quelque sorte, et plus attaché, plus ancré qu’à New-York. On n’y campe point ; on y habite ; et la maison même y a l’air enfoncée plus profondément en terre. Cependant, s’il le fallait, on sent, et à n’en point douter, que l’habitant, avec plus de facilité que nous n’allons de Paris à Saint Germain, transporterait, dois-je dire son home ? mais en tout cas son domicile, ses habitudes et sa vie à Saint-Louis ou à Chicago. Et la raison n’en est pas un besoin de changement, une impatience d’être aux mêmes lieux, une inquiétude, une agitation qui ne saurait se fixer, mais, à mon avis, la confiance qu’il a d’être et de se retrouver partout le même, et lui-même. La personnalité d’un vrai Américain lui est intérieure. Il est chez lui partout comme étant partout lui. Le déplacement, qui nous aide, nous, à nous fuir, lui procure, à lui, la sensation de son identité. Preuve encore de jeunesse et de force ! Il vieillira, sans doute ; et déjà, je n’ai pas de peine à me rendre compte que, si je m’enfonçais dans l’Ouest, chaque tour de roue m’emporterait d’un monde plus vieux vers un monde plus nouveau. Mais, en attendant, et ici même, où l’on respire pourtant un peu d’histoire, c’est bien ce qui les distingue de nous. Ils sont plus jeunes ! et ne serait-ce pas précisément ce que n’aiment pas en eux quelques observateurs ?

Je ne voudrais pas abuser de la métaphore, et je n’ai garde de rapporter toutes mes impressions à cette « jeunesse » du peuple américain. Ce serait trop facile ! et, comme tout ce qui est si facile, plus spécieux que vrai. Un Irlandais, un Allemand, apportent en Amérique le tempérament qu’une longue hérédité leur a fait. Mais les circonstances mêmes au milieu desquelles ils se trouvent jetés sont telles qu’il leur faut s’y adapter promptement ; et une sélection un peu brutale a vite fait d’ » américaniser » ceux qu’elle n’élimine pas.

On s’explique par là qu’ils aient à la fois beaucoup d’orgueil, et peu de vanité. C’est que non seulement ils sont ce qu’ils sont, mais ils ne sont que ce qu’ils sont. Un prêtre allemand, que je ne connais point, m’a l’autre jour abordé dans la rue pour me faire des plaintes sur la condition des ouvriers américains, et me dire en substance qu’en Amérique pas plus qu’en Europe la liberté n’avait résolu la question sociale. Je l’en ai cru très aisément. Mais il oubliait deux points : c’est qu’ici la concurrence est la « règle du jeu » pour ainsi parler ; la convention qu’on a souscrite en s’embarquant pour l’Amérique, je dirais presque en naissant ; et puis il oubliait que l’âpreté de cette concurrence a des compensations qu’on n( ! trouve point ailleurs. Les distinctions qui s’établissent ici entre les hommes sont solides, elles sont réelles, ne dépendent pas ou dépendent bien moins qu’en Europe d’aucun caprice ou aucun arbitraire. Il y a bien des « dames coloniales », il n’y a point de vieille aristocratie. Il y a d’énormes fortunes, il n’y a point de « classes dirigeantes ». Il y a des professeurs, des médecins, des avocats, il n’y a point de « professions libérales ». Un médecin est un homme qui en soigne d’autres, comme un tapissier est un homme qui les meuble. Un homme riche est un homme riche, qui peut beaucoup, comme en tous lieux, mais qui ne peut que ce que peut son argent ; et un homme instruit ne vaut que l’idée qu’il donne de son mérite. Il en résulte que chacun se sent l’unique ouvrier de son propre sort, l’artisan de ses destinées, et ne s’en prend généralement qu’à lui de son échec... Et ces observations ont le tort d’être trop générales ; et ce qu’elles peuvent avoir de vrai se modifie tous les jours ; et dans quinze jours, dans un mois je ne les reconnaîtrai plus moi-même. Mais si j’en consigne d’autres, et qui aient l’air de les contredire, je commence pourtant à croire qu’elles reviendront toutes à ceci, qu’y ayant plus de jeunesse en Amérique, la civilisation, le pays, le climat même y étant plus neufs, on respire plus largement, on se meut plus librement, on vit plus indépendamment qu’ailleurs. C’est un privilège de l’âge : l’avenir dira s’il peut se transformer en un caractère de race ; et ce que l’expérience américaine aura valu de gain ou de perte à l’ancienne humanité.


De Baltimore à Bryn Mawr, 6 avril. — Lorsque la très aimable et très énergique personne, — en Amérique, l’un n’empêche pas l’autre, — miss M. Carey Thomas, qui dirige le collège féminin de Bryn Mawr, est venue me demander d’y faire quelques conférences, mon premier mouvement, le mauvais, a été de refuser, et le second de ne pas accepter. Sans doute, j’étais un peu inquiet de savoir ce que je dirais à ces grandes filles, étant ainsi pris à l’improviste, et ayant une invincible horreur de faire deux fois la même conférence. Le temps aussi me manquait, et les livres. Mais, en causant avec miss Thomas, elle m’a dit qu’en ce moment un grand nombre de ses étudiantes se montraient extrêmement curieuses de biologie ! L’occasion m’a paru propice de faire un peu de propagande évolutionniste, et là-dessus j’ai disposé mon plan.


Si donc il y avait, dans l’histoire de la littérature française, un genre, mais un genre bien caractérisé, une « espèce franche », que l’on ne pût confondre avec aucune autre ; si ce genre, apparu dans l’histoire à un moment précis, avait accompli son évolution historique, et, — puisque je fais tant que de le personnifier, — s’il était mort ; si enfin en mourant il nous avait légué des chefs-d’œuvre, et que ces chefs-d’œuvre fussent universellement reconnus pour les monumens du génie français ; c’est le sujet qu’il me faudrait. Mais, tout justement, un tel genre existe, et c’est la tragédie française. Je parlerai tout à l’heure à Bryn Mawr de l’Évolution de la tragédie française.

Assurément, trois conférences n’épuiseront pas les promesses de ce titre, et ne les rempliront même pas. Elles y répondront toutefois, si je puis mettre en lumière la loi de cette évolution, et je crois que je le pourrai, parce qu’elle est en effet très simple. On fait du grec à Bryn Mawr ; il y a même deux chaires de grec ; je pourrai donc rappeler le mot d’Aristote sur la tragédie grecque : « Après s’être essayée dans bien des directions, la tragédie se fixa quand elle eut reconnu sa vraie nature » ; — et elle en mourut. C’est à peu près l’histoire de notre tragédie française. Elle a reconnu sa « vraie nature », dans l’œuvre de Corneille, dans le Cid et dans Polyeucte, et je le montrerai dans une première leçon. Elle était lyrique et romanesque avant Corneille : lyrique, c’est-à-dire que le poète y représentait moins les événemens de la légende ou de l’histoire selon leur vrai caractère qu’il n’y exprimait l’émotion dont ces événemens l’avaient agité lui-même ; et romanesque, c’est-à-dire que les événemens ne s’y enchaînaient point sous la loi de la nécessité. En d’autres termes, c’est dans les chefs-d’œuvre de Corneille que la tragédie s’est déterminée ou constituée comme genre, en se distinguant des genres voisins, et comme en épurant sa définition ou sa notion de tout ce qui ne tendait pas à la réalisation de son objet. Elle s’est rendue « dramatique » en se conformant à la loi du théâtre, qui est de nous montrer des volontés en lutte contre elles-mêmes, ou contre d’autres, ou contre les circonstances ; elle s’est rendue « tragique » en donnant à cette lutte le cœur humain pour théâtre ; elle s’est rendue « poétique » en ne proposant d’alternative à ce combat de la volonté que de triompher ou de mourir. Et le Cid, Horace, Polyeucte, Rodogune en seront des exemples assez éloquens.

Je n’aurai pas non plus de peine à la montrer marquée des mêmes caractères dans Andromaque, dans Britannicus ou dans Iphigénie. Mais, puisque la détermination du genre n’est pas encore tout à fait achevée dans les chefs-d’œuvre de Corneille, et qu’aussi bien Corneille lui-même s’est perdu clans ses dernières œuvres, puisque surtout il y a compromis le vrai caractère de la tragédie en le confondant avec celui du mélodrame historique, j’insisterai sur ce que j’ai souvent appelé le « naturalisme » de la tragédie de Racine, et j’y ferai voir, avec la raison de sa profondeur, le secret de sa puissance, et la promesse de son éternité. D’éternelles Hermione seront abandonnées et trahies par d’éternels Pyrrhus, qu’elles ne cesseront pas d’aimer, et qu’elles tueront plutôt que de le laisser passer aux bras d’une autre femme. D’éternelles Iphigénie seront sacrifiées par d’éternels Agamemnon, leur père, à de funestes ambitions de fortune, d’honneurs ou de gloire. Mais comme c’est ici la perfection de la tragédie, sa victoire donne en quelque sorte le signal ou l’avertissement de sa décadence prochaine. Elle va périr de l’exagération même de son propre principe qui sera, pour l’avoir voulue trop générale, de se représenter la beauté comme c de l’eau pure, qui ne doit point avoir de saveur particulière. » C’est un mot de Winckelmann, à l’occasion, je crois, de l’Apollon du Belvédère, et il me permettra de faire un rapprochement instructif entre les destinées de la tragédie humaine, et celles de la sculpture grecque, ou de la peinture italienne.

Mais, de plus, et par un phénomène bien digne d’attention, ce qui achève de désorganiser notre tragédie, c’est que les circonstances réintroduisent dans sa notion ce qu’on en avait expulsé pour la constituer. Ce sera ma troisième leçon et, — comme je ne pense pas que l’on connaisse beaucoup le vieux Crébillon à Bryn Mawr, et que je ne vois pas de raisons pour qu’on l’y connaisse, ni que j’y aide, — Voltaire me suffira, son Œdipe, sa Zaïre, son américaine Alzire. Rien n’est plus « noble », et plus « décoloré ». La tirade y abonde :


Grand Dieu, j’ai combattu soixante ans pour ta gloire...


et la fausse éloquence, et le faux lyrisme par conséquent. Mais le hasard surtout ou la fortune y jouent le premier rôle, c’est-à-dire l’arbitraire ou le « romanesque ». Le hasard a voulu qu’Orosmane s’éprît de Zaïre, unam ex multis ; le hasard a voulu que le père de Zaïre fût depuis des années le captif d’Orosmane ; le hasard a voulu qu’on l’envoyât racheter au moment même où Zaïre allait épouser Orosmane ; le hasard a voulu que son libérateur fût son fils et le frère de Zaïre ; et le hasard enfin a voulu qu’Orosmane, prenant ce frère pour un amant, assassinât Zaïre. C’est ce qu’on appelle un roman, et comme Fa dit Corneille « la réduction de la tragédie au roman est la pierre de touche qui sert à distinguer les actions nécessaires d’avec les vraisemblables. » Il n’y a pas d’ « actions nécessaires » dans la tragédie de Voltaire ; on pourrait même prétendre qu’il n’y en a pas de vraisemblables. La tragédie retourne ainsi à ses origines : c’est un genre ou une espèce » qui n’a duré qu’un temps, le temps que les conditions de « milieu » l’ont favorisée. Et, ce qui complète la démonstration, elle ne meurt pas, à proprement parler, elle se transforme : sa ressemblance est frappante maintenant avec ce qu’elle était avant d’être « la tragédie, » quand elle était la « tragi-comédie » ; et comme une observation juste va toujours bien au delà des faits qu’elle essayait d’expliquer, celle-ci nous aide à concevoir ce qu’il y a de commun, non seulement entre le drame d’Hugo et la tragédie de Voltaire, mais, de plus, ce qu’il y a de commun aussi entre le drame romantique et la tragi-comédie du temps de Louis XIII, de Mairet et de Rotrou.


Bryn Mawr, 8 avril. — On ne saurait imaginer de « collège » mieux situé que celui de Bryn Mawr, en pleine campagne, « sur le penchant d’une verte colline », de plusieurs collines même, et avec des horizons « faits à souhait pour le plaisir des yeux. » Les vastes bâtimens qui le composent me donnent une impression de solidité que je n’avais pas encore éprouvée. C’est un collège d’études supérieures, une véritable Université de femmes. On y apprend le latin et le grec, le sanscrit et l’hébreu, la physiologie comparée, les mathématiques supérieures, la physiologie, la biologie. Le chiffre des étudiantes est de 285, cette année, sur le nombre total desquelles il n’y en a pas plus de cent, me dit-on, qui se destinent à l’enseignement. Cela fait donc, dans un seul établissement, plus de deux cents jeunes filles qui aiment la science pour elle-même, et assurément, sans être féministe, ce n’est pas moi qui le leur reprocherai. Faites du latin, mesdemoiselles, et en dépit d’un certain Molière, faites du grec ; faites-en pour vous-mêmes ; et faites-en aussi pour les petits Européens qui le désapprennent tous les jours !... Mais je m’expliquerai plus tard sur ce point, quand j’en aurai le temps.

Pour le moment j’ai des devoirs à remplir, car je suis le héros d’une réception à l’américaine : cela consiste à se voir présenter, comme ce soir, deux ou trois cents personnes, aux complimens obligeans desquelles on tâche à répondre de son mieux, en leur serrant énergiquement la main. Aussi bien suis-je fait, depuis une quinzaine de jours, à ce genre d’exercice, et il faut croire que, sans m’en douter, non seulement je m’en tire assez bien, mais encore j’y prends plaisir, puisque au milieu de ce défilé un monsieur qui m’observe se penche et me dit à l’oreille : « N’est-ce pas qu’Elles ne sont pas plus mal que si Elles faisaient autre chose ? » Il a raison ! et je le remercie d’avoir traduit si spirituellement ma pensée. « Elles ne sont pas plus mal » ; et à lire du grec ou même de l’hébreu, ni ces yeux ne se sont ternis, n’ont rien perdu de l’éclat moqueur qu’on aime à voir briller aux yeux des jeunes filles ; ni ces visages n’ont pâli ; ni ces tailles ne se sont déjetées, ni rien enfin ne s’est évanoui de cette gaîté légère qui fut donnée aux femmes, comme disait Bernardin de Saint-Pierre, « pour dissiper la tristesse de l’homme »... Je m’en souviendrai la semaine prochaine, à Cambridge, où je parlerai de Molière.


Baltimore, 10 avril. — C’est tout à l’heure que je quitte Baltimore, et, je l’avoue, ce ne sera pas sans un peu de mélancolie ! Dix-huit jours, c’est bien court ! mais la parole publique établit tant de liens, et si vite, entre un auditoire et un conférencier, que c’est une ville amie qu’il me semble quitter ; — et aussi bien n’ai-je pu m’empêcher de le dire hier, à la fin de ma dernière conférence. J’y reviendrai prochainement : j’ai promis au cardinal Gibbons d’assister à la célébration de la messe du jour de Pâques dans sa cathédrale. Mais je ne ferai que passer ; et c’est bien aujourd’hui que je pars. Je me réveillerai demain à Boston.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. On remarquera qu’au Collège de France et à l’Ecole normale supérieure on n’a pas commis la même maladresse ; et un professeur qui voudrait y traiter de la littérature française du XVIIe siècle en général, n’en serait point empêché par cette considération que Pascal appartient à un de ses collègues et Racine à un autre. A la Sorbonne, il lui resterait Chapelain et Scarron, l’auteur de la Pucelle et celui du Virgile travesti.
  2. Je crois devoir ici reproduire textuellement, pour l’édification du lecteur français, les termes de la fondation Turnbull et de la délibération du Conseil qui l’a acceptée pour l’Université.
    « Dans la réunion des membres du Conseil d’administration de l’Université Johns Hopkins, en date du 6 mai 1889, il a été donné lecture de la lettre suivante :
    « Messieurs,
    « Mme Turnbull et moi-même, en mémoire de notre fils bien-aimé, Percy Grœme Turnbull, né le 28 mai 1878 et mort le 12 février 1887, désirons instituer, auprès de l’Université Johns Hopkins, une série de lectures (lectureship), consacrées à la poésie.
    « À cette intention, et si la proposition vous en parait acceptable, nous nous engageons à donner tous les ans, le 28 mai, une somme de... dollars, notre vie durant ou celle du survivant d’entre nous, et en outre ledit survivant se propose, s’il le peut, de léguer à l’Université une somme de... dollars sous les conditions ci-après :
    « 1° Cette somme annuelle, donnée par nous, ou le revenu de la somme léguée par le survivant, seront consacrés aux honoraires d’un conférencier qui sera choisi tous les ans, par le président de l’Université, parmi les auteurs, écrivains, professeurs d’Amérique ou d’Europe, dûment qualifiés, qui voudront bien consentir à donner une série de « lectures » dans les termes de notre fondation ;
    « 2° Chacune des séries de « lectures » qui aura lieu en conséquence de notre fondation devra contenir une reconnaissance explicite de Dieu comme source de toute vérité, de toute beauté et de tout amour, ainsi qu’une affirmation formelle de ce principe qu’en aucun art on ne saurait rien produire de durable qui ne soit empreint du caractère de la plus pure moralité ;
    « 3° La fondation sera désignée du nom de Percy Turnbull Memorial ; et une plaque commémorative sera fixée au mur de la salle où les Conférences auront lieu.
    « Si vous croyez pouvoir accepter ces conditions, je suis prêt à faire aux mains de votre trésorier, dès le 28 du présent mois, le versement du premier terme annuel.
    « J’ai l’honneur d’être... Signé : LAURENCE TURNBULL. »
    La résolution suivante a été adoptée :
    Résolution : La proposition de M. et Mme Turnbull est acceptée avec reconnaissance, aux conditions sus-énoncées, et le Président est prié de transmettre par écrit aux généreux donateurs les remerciemens du Conseil de l’Université. »