Dans l’Inde (1920)/1

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Hachette (p. 1-12).

DANS L’INDE

EN MER

3 novembre 1888.

Nous passons à la hauteur de Massaouah. Voici trois jours que nous descendons tout droit dans le sud. Un beau matin, comme les lignes blondes du Sinaï s’évanouissaient à l’horizon, nous sommes entrés dans les régions brûlantes. — Chaleur molle et moite, où tes membres semblent se dénouer, où tout l’être fond et se défait, chaleur humide qui, nuit et jour, accable et prosterne. Par instants, les vêtements brûlent : on voudrait les arracher. On en descend plus aux heures des repas ; la journée passe, et l’on reste inerte sur la même chaise longue. Malgré la double tente qui, de tous cotés, couvre le navire et cache la mer aussi bien que le ciel, les yeux sont enflammés par l’excès de la lumière.

Avez-vous lu l’Ancient Mariner, le fantastique poème de Coleridge ? Cette navigation ressemble à la sienne. Même engourdissement, même torpeur étrange que l’on ne parvient pas à secouer. Pas un souffle ; notre vitesse annule celle du vent, qui vient de l’arrière ; l’air de feu pèse, immobile, et l’on a l’illusion que le bateau n’avance plus. Cette mer ne paraît pas naturelle ; on la croirait ensorcelée, frappée d’une malédiction ; elle n’a pas la fluidité de l’eau. Quelquefois, on l’aperçoit à travers une fente de la toile qui nous protège contre son intolérable éclat. C’est une nappe de verre en fusion, inerte, épaisse, pesante : rien de lugubre comme son flamboiement monotone sous le soleil. Au loin, elle fume : cela fait une moiteur blanchâtre qui tremble, une brume vacillante et vague où l’eau s’enfonce et, à quelques kilomètres, disparaît… Là-bas, derrière l’horizon, on devine de vastes déserts enflammés, des solitudes terribles où rien ne vit.

La nuit, renaît la sensation de fuite et de glissement vers un monde inconnu. Les constellations quittent leur place familière. Tous les soirs, elles ont avancé de quelques degrés vers le nord. La Grande Ourse plonge à l’horizon septentrional. Voici qu’elle a perdu deux, trois de ses grandes étoiles ; voici qu’elle n’est plus visible. A l’avant, les quatre pointes de la Croix du Sud surgissent, étincelantes, et, lentement, la ceinture de la Voie Lactée recule.

Couché sur le pont qui, dans la nuit, semble désert, on écoute l’incessant bruissement de l’eau ; les yeux dans le poudroiement des astres, on se sent monter vers l’équateur, avancer sur la convexité du globe, sur la grande surface nocturne tendue dans le vide ténébreux, et, à certaines minutes, on croit saisir la fuite régulière des étoiles, des éternels points de repère perdus à des millions de lieues, au fond de l’inconcevable espace…

Une heure du matin. — Trente-huit de chaleur, et cette chaleur est toujours humide. Étranges somnolences, coupées de réveils fiévreux où le pullulement des astres apparus tout d’un coup met un effroi. On roule dans un sommeil lourd, dans une nuit épaisse où la cervelle tâtonne confusément parmi des éclairs d’angoisse, des évanouissements brusques du rêve, avec des chute subites dans du noir, et l’on se débat faiblement contre une torpeur écrasante. Puis une d’exaltation et de lièvre, une lucidité singulière de l’esprit, des souvenirs qui surgissent par files, des pans de la vie apparus tout entiers, et brusquement, autour de soi, l’étonnante nuit tropicale, large et lumineuse, d’un bleu profond d’éther entre les étoiles qui flambent au ras de l’horizon, aussi claires qu’au zénith. Et la mer n’est pas obscure, mais pénétrée d’une lueur profonde, illuminée dans ses fonds par la clarté qu’elle a bue pendant la journée, sa surface tout éclaboussée d’astres réfléchis…

Quatre heures. — Les poussières blanches qui tachaient l’espace sont effacées. Seules, les larges étoiles palpitent d’un éclat devenu blanc. Maintenant, un peu de rose affleure à l’orient, un rose pâle, imperceptible. Tout d’un coup, ce rose a fait le tour de l’horizon, et c est comme un fluide profond et léger, d’une infinie ténuité, qui se fond délicieusement dans l’espace blanchâtre. Le bleu de l’eau apparaît, un bleu terne, neutre, chaste, qui n’est pas encore touché par le soleil. L’horizon recule, se limite, et le cercle des eaux s’élargit encore une fois dans la lumière.

5 novembre.

Arrivés cette nuit à Aden. Ce matin, en ouvrant yeux, j’aperçus la côte. Comment exprimer cela ? C’est une terre nègre, nue et noire, sous le soleil qui brûle, une montagne de houille écroulée dans la mer. Nulle vapeur, nulle végétation n’adoucit la silhouette aiguë des sinistres roches volcaniques qui découpent avec une implacable dureté le bleu du ciel. Devant ce paysage d’enfer, l’eau parait plus fraîche et plus fluide, d’un vert plus tendre et plus délicat. A gauche, la terre d’Arabie, un désert éblouissant et pâle qui se fond au loin dans l’ondoiement blanc de la chaleur.

Noua partons presque tout de suite. Impossible de visiter Aden. D’ici, j’aperçois sur un chemin groupes de nègres superbes, drapés de rouge, d’un rouge brutal et victorieux dans cette lumière, flamboyant sur la noirceur du paysage ; des chameaux maigres, arides, balançant leurs fines têtes lippues avec une ondulation douce et hautaine : des files de petits mulets bibliques, deux soldats anglais, une raquette de tennis à la main. Tout ce monde avance sur une toute de cendre qui longe les roches carbonisées.

A bord, des juifs huileux, de figure avide et piteuse, pleurent pour nous faire acheter des plumes d’autruche. Avec une obstination tranquille et invincible, ils se collent à nous, ils nous enveloppent de leurs gestes tenaces et craintifs. Quel contraste entre ces physionomies lamentables de chiens battus et la gaieté des négrillons souples, au large rire blanc ! Leurs torses cambrés et dispos sont tout brillants de soleil. Un tout petit, cinq ans à peine, un bébé noir, avec des grimaces impayables, des gaucheries gracieuses de jeune chat, veut à toute force me vendre et me mettre dans la main une vieille roupie de la compagnie des Indes. Étrange contact de cette petite paume de singe, sèche, parcheminée.

On jette à l’eau des piécettes d’argent, et tout ce petit monde plonge. Les jarrets se débandent avec une détente sèche de grenouilles, les tôles crèvent la surface moirée, et l’on suit le gigotement noir, qui s’évanouit dans les profondeurs vertes de l’eau pâle. D’autres pagaient, à cheval sur des troncs d’arbres, s’excitant avec un claquement des mâchoires, avec des cris stridents qui rappellent le bruissement des sauterelles. Voilà les petits enfants de la côte et de la mer. Insouciance, joie de remuer au soleil, comme celle des insectes éclos sur les plages qui sautillent dans le sable. Peu importe que le requin les happe dans un plongeon ; peu importe qu’une hirondelle gobe une mouche en glissant dans la lumière. Justement, l’un de ceux-ci, le plus alerte de tous, a eu le bras droit enlevé d’un seul coup de la formidable mâchoire, et l’on s’étonne presque que le bras n’ai pas repoussé tout seul, comme une patte de homard.

Quatre navires anglais, arrivés en rade cette nuit, repartent presque tout de suite. Notre bateau, long, mince, bas sur l’eau, avec ses deux cheminées obliques fumantes, semble un coureur arrêté malgré lui, encore et toujours en élan, pressé de reprendre sa course, d’arriver là-bas, à la rive lointaine du Japon.

A neuf heures, on entend de nouveau la pulsation de l’hélice qui, sans arrêt, va battre encore pendant huit jours.

6 novembre.

Sous la double tente, les soirées sont pénibles : odeurs fades de cigarettes, d’huile de machine. D’ailleurs, on est las de faire les cents pas avec connaissances de voyage, d’échanger des lieux communs à propos du général Boulanger ou M. Gladstone, de subir toutes les banalités de cette civilisation. On voudrait fuir le coudoiement de cette foule qui circule sous la lumière Edison, semblable à toutes les foules d’Hyde-Park ou des Champs-Elysées ; grands Anglais corrects qui par principe, soignent leur digestion et chaque soir, à cette heure, font le cinquième mille de leur promenade hygiénique ; fonctionnaires français qui fument, accoudés sur les bastingages ; flâneurs qui bâillent, étalés sur des chaises longues ; enfants aux jambes nues qui poussent des cerceaux tandis que les mamans brodent, lisent le dernier Besant ou le dernier Maupassant. Du salon des dames partent des airs de valse entendus sur tous les orgues ambulants de Paris et de Londres, le Beau Danube bleu, ou bien Sweet Dream faces, ou cet éternel Kathlem Mavourneen qui, malgré la sentimentalité sotte de ses paroles, saisit toujours par sa mélancolie de vieille chanson. Que tout cela est connu !… Et pourtant, on ne peut s’abstraire de toutes ces choses usées… Vraiment, il faut un effort pour ressaisir par l’imagination l’étrange réalité, pour songer à l’étendue obscure qui nous porte, qui se meut dans la nuit autour des bruits humains, aux trois mille mètres verticaux qui nous séparent de cette terre sous-marine, éternellement opprimée du poids de l’eau noire, à ces tonds inconnus où les choses sont immobiles depuis des milliers de siècles. Mais allez tout à l’arrière et levez la tête au-dessus de la tente : brusquement promeneurs disparaissent, les valses cessent, la lumière Edison s’éteint. Un vent violent vous frappe au visage et vous surprend. Tout d’abord, vous ne voyez rien que la noirceur du vide : soudain les grands mats surgissent avec rentre-croisement des vergues, leurs immenses lignes géométriques, balancées lentement sur les claires étoiles, sur le fourmillement des poussières cosmiques : une rumeur infinie emplit l’obscurité. A vos pieds, sous un bouillonnement noir, des masses phosphorescentes, des globes bleuâtres fuient, et, battus follement par l’hélice, font une large route laiteuse, un grand sillon vague dans les ténèbres. Et l’on se croit seul sur l’énorme chose qui court aveuglément dans l’ombre, perdu dans la nuit entre le mystère de cette eau qui couve une vie lumineuse et le mystère de ce ciel où luisent, en taches blanchâtres, les soleils qui ne sont pas encore formés ; entre ces deux noirceurs accablantes où flottent les ébauches venues on ne sait d’où, des mondes et de la vie…

7 novembre

Peu de promeneurs sur le pont, ce matin. Toute la journée, de grands mouvements de roulis : le navire se couche lentement à bâbord, se relève, se couche à tribord, et ses trois mâts décrivent une oscillation régulière sur le ciel… L’énorme bête dont on perçoit les sourdes pulsations intérieures, tressaille, exulte de ce mouvement puissant et lent, de ce profond balancement rythmique, de cette course en avant dans la lourde houle bleue qui soulève la mer en larges dômes vitreux, de toute cette agitation qui nous vient du sud, des grands espaces d’eau qui couvrent tout l’hémisphère lustral. Par delà l’épaisseur des bastingages, c’est un tumulte liquide, un fracas joyeux d’écume splendide croulant dans du bleu, de folle poussière blanche étalée en nappes frémissantes dans un éblouissement de lumière et oui s’enfuit en sillon sinueux avec un grand bruit de soie qu’on déchire.

Tout alentour, le disque de la mer, d’un bleu étonnant, tout brûlant par tribord comme une plaque ardente… Rien que l’eau stérile enflammée, livrée à la fureur du soleil embrasant, du Seigneur qui, là-haut, dévore le ciel, peuple l’espace de son rayonnement, rien qu’une splendeur infinie et morne, rien que ces forces brutes, la chaleur et la lumière, rien que des choses éternelles dont l’indifférence accable. Nulle vie. Eux-mêmes, les petits poissons volants semblent des flammes qui rebondissent sur la surface irritée, brusquement dardés comme des traits de feu blanc.

Au bout de plusieurs jours, cet éclat universel attriste et le cœur se serre d’une tristesse invincible. Je conçois les nostalgies de nos marins du Nord condamnés à errer par ces immensités splendides. Ici, l’infini n’a plus rien de vague ou de doux, il a perdu ce charme mélancolique qui attire e tente, cette tristesse subtile que l’on savoure en en souffrant. Il écrase, il stupéfie. Volontiers on reste immobile avec la sensation toujours présente d’un poids au cœur : on redoute de remuer. C’est une prostration de tout l’être sentant qui ne peut faire effort pour se relever. Le monde intérieur des souvenirs se met à vivre : il grandit, il emplit l’esprit. C’est une obsession amollissante que l’on n’a pas la force de rejeter, un demi-rêve très simple et pourtant lourd d’émotion. Des figures apparaissent comme dans une vapeur qui se déchire et se referme : des épaisseurs de feuillage jettent une clarté verte, un coin de route mouillée tourne dans l’ombre entre des genêts fleuris, de petits arbres sombres se tordent sur un ciel gris, quelques toits de chaumières luisent, lavés par la pluie…

Pourquoi donc aujourd’hui n’ai-je pu chasser la vision d’un coin de cette triste rade de Brest ? — Je la vois encore : c’est au delà du Portzic. Solitude absolue. Des champs nus, des champs navrés d’hiver font des carrés ternes entre de petites haies non Le vent vient avec les nuages : ils montent, et, insensiblement, tissent un grand voile pâle sur le ciel. Trois arbres frôlent et froissent leurs grêles ramures. Derrière est le Goulet : que cette eau est froide et grise, tourmentée d’un frisson obscur qui va s’irradiant du point où tremble le morue soleil réfléchi ! On frisson la tourmente entre les deux côtes qui semblent de fer rouillé. Sur ces falaises, pas un détail, pas un accident dans la couleur. Rien que l’âpre et dure silhouette. Sensation profonde de mélancolie amère, non passagère, mais éternelle. Ces pierres, ces ajoncs, cette eau, ce petit vent glacé, il semble que tout cela ait toujours souffert ainsi, durement et patiemment. Longtemps, longtemps l’eau grise frissonne entre les deux murailles de touillé. Enfin, on remarque une chose étrange : au-dessus de ce rude promontoire de pierre, très haut dans la pâleur du ciel, il y a comme des flaques et des traînées de sang, des clartés rougeâtres, de mystérieuses lueurs immobiles et ternes. Et l’on comprend que ce sont encore les eaux, mais des eaux infiniment éloignées qui semblent hors de initie monde. Au-dessus pèsent des ténèbres, une cendre froide, épaisse, où la mer lointaine et silencieuse qu’empourpre un soleil invisible, s’enfonce, s’éteint, finit comme une souffrance qui s’absorbe dans le néant.