Dans l’Inde des Grandes Palmes

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Dans l’Inde des Grandes Palmes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 11 (p. 241-284).
DANS L’INDE DES GRANDES PALMES


I. — LE MERVEILLEUX ROCHER DU TANJORE

Au-dessus des immenses plaines du pays de Tanjore, au-dessus du monde touffu des palmes qui se déploie comme la mer, un rocher se dresse[1], seul et colossal, surveillant depuis le commencement des âges cette région, dont il a vu pousser les forêts, surgir les villes et monter les temples. Il est une étrangeté géologique, une fantaisie des cataclysmes primitifs ; il ressemble au cimier d’un casque, ou à la proue d’un navire de Titans, qui serait à demi submergé là dans un océan de verdure. Il a deux cents mètres de haut ; rien ne prépare à sa présence dans ses alentours plats ; ses parois sont tellement lisses que, même en ce pays où la végétation triomphe de tout, aucune plante n’a pu s’y accrocher.

Et les premiers Indiens, les grands mystiques d’autrefois, en ont fait naturellement un lieu d’adoration : on la patiemment creusé pendant des siècles pour y ménager, dans le roc vif, des galeries, des escaliers, de sombres temples ; au sommet, luisent des coupoles revêtues d’or étincelant, et chaque nuit, sans trêve depuis des millénaires, on allume tout en haut un feu sacré, que l’on voit, des lointains du Tanjore, briller comme un phare.

Ce matin, la ville très indienne bâtie à ses pieds s’agite au lever du soleil plus que de coutume, car c’est demain grande solennité brahmanique ; en l’honneur de Vichnou, on prépare depuis hier d’innombrables guirlandes de fleurs jaunes. Les femmes, les jeunes filles, groupées autour des fontaines pour emplir leurs urnes en cuivre, ont mis déjà leurs parures de fête, leurs plus beaux bracelets, leurs boucles de nez et d’oreilles. Les zébus des attelages ont les cornes peinturlurées, dorées ; portent des colliers, des clochettes, des glands de verroteries. Les marchands de guirlandes gênent la circulation avec leurs étalages de fleurs en chapelets : œillets d’Inde, roses du Bengale, soucis, enfilés comme des perles, formant des colliers à plusieurs rangs, aussi gros que des boas, avec des pendeloques également en fleurs, et des entrelacs de fil d’or ; demain, tous les gens qui iront faire leurs dévotions, tous les dieux dans les temples, porteront sur leur poitrine de chair, de pierre ou de métal, ces ornemens jaunes ou roses. Et les ménagères, aujourd’hui levées dès l’aube, se hâtent de tracer devant leur demeure, sur le sol de la chaussée qu’elles ont balayé soigneusement, des rosaces, des figures géométriques, avec cette poudre blanche que l’on tient en mains dans un petit sablier et que l’on répand en traînées fantaisistes, pareilles à des rubans entre-croisés. On n’ose plus marcher dans les rues, tant sont jolis tous ces dessins blancs, avec ces œillets jaunes piqués çà et là en terre, aux nœuds des réseaux de lignes. Mais le vent commence de souffler, amenant des tourmentes de cette poussière si rouge qui, dans l’Inde méridionale, donne une teinte un peu sanglante à toutes choses, et, de ce patient bariolage du sol, dans une heure rien ne restera plus.

Les maisons de la ville, peintes en couleur de brique rose, la fourche de Vichnou inscrite au-dessus de la porte, toutes très basses, avec des murs trapus, des contreforts, des pylônes, font songer à l’Egypte des Pharaons. Et il y a autant de demeures pour les dieux que pour les hommes, à peine plus de maisons que de temples. Et sur tous les temples, parmi les petits monstres rougeâtres couronnant le fronton des murailles, il y a des familles perchées de corbeaux, qui regardent passer le monde, qui guettent les proies, les débris, les pourritures. Et au fond de chacun des petits sanctuaires jamais fermés, apparaît l’idole horrible ; presque toujours c’est Ganesa à tête d’éléphant, avec des colliers de fraîches fleurs jaunes qui retombent sur ses bras multiples et cachent sa trompe pendante.

Des temples et des temples ; de saintes piscines pour les ablutions des brahmes ; des palais, des bazars.

Des mosquées aussi, car l’Islam, — triomphant dans le nord-ouest et le centre de l’Inde, — a quelque peu filtré jusqu’à cette région des grandes palmes. Et combien différentes des temples du brahmanisme, ces mosquées toutes simples et géométriques sous leurs revêtemens d’arabesques, élancées entre leurs minarets frôles, et trouvant le moyen de rester neigeusement blanches comme celles de l’Hedjaz, malgré cette poussière rouge d’ici, qui ensanglante toutes choses !

Un va-et-vient de fourmilière, une coulée humaine en mouvement suffirait, aujourd’hui veille de fête, à me guider vers le rocher-temple, dont la proue se dresse là-bas au-dessus de la ville.

Il est composé de trois ou quatre monstrueux blocs, sans une fissure, presque sans une ride, jetés les uns sur les autres. Leurs parois, bombées comme des flancs d’animaux, et polies par le ruissellement des eaux du ciel, surplombent à faire peur. Alentour, un véritable nuage de corbeaux tourbillonne en croassant.

Entre de hautes colonnes en granit d’un dessin tourmenté, entre des milliers de clochetons et d’idoles, — tout cela fruste et sans âge, — un escalier monumental s’enfonce dans la nuit du roc. De jeunes éléphans, qui sont sacrés et issus de parens sacrés, se tiennent là, bouchant presque cette entrée ; ils sont couverts de petites sonnettes, enfilées et formant des guirlandes ; au passage, ils me frôlent de leur trompe, en caresse enfantine. Et mon ascension commence, dans l’obscurité presque soudaine, en même temps que des musiques religieuses m’arrivent de toutes parts, augmentées par la sonorité des grottes, ayant l’air de sortir des entrailles de la terre.

C’est, il va sans dire, un monde de temples superposés, de cryptes, de galeries, de couloirs, d’escaliers, les uns permis seulement aux prêtres et s’enfonçant dans le noir mystérieux. Il y a des statues dans tous les recoins, dans tous les angles, tantôt petites comme des gnomes, tantôt colossales, mais toujours mutilées par le temps, n’ayant plus que des tronçons de bras, des moitiés de visage.

Visiteur non initié, je dois me borner à monter par la grande voie centrale, ouverte à tous, entre de splendides colonnes monolithes, couvertes de dessins et de figures, — mais dont la base, jusqu’à hauteur humaine, a perdu toute forme sous une usure luisante et grasse ; sans trêve, depuis les siècles qui ne se comptent plus, des nudités chaudes se sont pressées dans la pénombre de ces passages trop étroits, et des sueurs ont imbibé profondément les roches. Jadis, et à tous les âges du monde, les parois, même les marches et les dalles, avaient été gravées d’inscriptions et de symboles ; mais cela est devenu indéchiffrable, effacé très lentement par la paume des mains, ou par les pieds nus des gens qui passaient.

D’abord des salles, écrasées et étouffantes, où l’on psalmodie dans l’ombre. Plus haut un temple, vaste comme une cathédrale, avec une forêt de colonnes soutenant la poussée terrible des pierres d’au-dessus ; il est permis aux profanes d’y entrer, dans celui-là, à condition de ne pas s’avancer trop ; on ne voit pas où il finit ; des couloirs au fond, des grottes sculptées vont se perdre dans la nuit du rocher ; dans un coin, près d’un soupirail, des enfans brahmes étudient les livres saints, guidés par un vieillard tout couvert de poilaison blanche. Contre les voûtes sont remisés les prodigieux accessoires des défilés brahmaniques : personnages, chars, chevaux, éléphans, plus grands que nature, d’une conception étrange et minutieuse, en carton, en papier peint, en clinquant sur de frêles charpentes de bambou ; et, — la vie, ici, étant toujours enfiévrée de reproduction, — des tribus d’oiselets, hirondelles ou moineaux, ont trouvé le temps, entre deux défilés religieux, de remplir de nids les carcasses fantastiques ; cette confusion de monstres suspendus est toute animée d’un va-et-vient d’ailes, toute bruissante du pépiement des couvées, et la fiente de ce petit peuple léger tombe comme grêle sur les dalles.

Il faut monter encore ; avec ces demi-obscurités, et entre ces murailles polies qui le plus souvent sont d’un seul morceau, on se croirait dans des catacombes ; mais tout à coup, par quelque soupirail qui vous inonde d’un jet de soleil, on aperçoit comme en planant des lointains de palmiers et de pagodes : on est très haut dans l’air. Il y a aussi des blocs rapportés, énormes comme aux époques mégalithiques ; ils sont jetés les uns sur les autres, disjoints, pas d’aplomb ; mais tout cela tient par l’excès même de sa masse, tout cela est presque éternel.

On croise à chaque pas des brahmes, superbes de formes et de regard, le torse barbouillé de raies de cendre, en l’honneur de Shiva, dieu de la mort ; ils descendent ou remontent, s’empressent à des arrangemens pour la fête de demain, disparaissent par des trous dans les couloirs interdits, apportant des vases en cuivre remplis d’eau, ou des guirlandes de fleurs pour les dieux que je ne dois pas voir.

Encore un autre temple ; mais, dans celui-là, on n’entre pas, on regarde seulement du seuil de la porte ; il est superposé à celui d’où je viens de sortir, mais plus vaste encore et plus magnifique ; beaucoup plus éclairé surtout, car il y a dans la voûte des carrés ouverts, qui laissent voir le ciel bleu et par où descend le soleil sur des édicules tout revêtus d’ornemens polychromes et de dorures.

Et au-dessus de ce dernier sanctuaire presque aérien sont les terrasses d’où se découvrent à l’infini les plaines du Tanjore, avec leurs milliers d’autres temples émergeant des palmiers verts.

Reste enfin le caillou supérieur, le monolithe que les tourmentes originelles ont déposé là-haut comme en équilibre instable ; celui qui, vu d’en bas, simule l’extrême-avant de la proue de navire, ou le sommet du cimier de casque. On y monte en plein soleil, le long des parois lisses, par une ébauche d’escalier qui a cent quarante marches étroites, usées, penchées à donner le vertige.

Et c’est sur ces dernières terrasses, ornées de coupoles d’or, que le phare sacré s’allume toutes les nuits. C’est là aussi que se trouve l’idole suprême, dans un kiosque massif et obscur, entouré de puissantes grilles de fer comme pour empêcher quelque grand fauve d’en sortir : le fauve, c’est le dieu, un horrible Ganesa tout noir, accroupi dans l’ombre au fond de sa cage ; on ne le distingue qu’en s’approchant jusqu’à toucher les barreaux ; ses oreilles et sa trompe d’éléphant retombent sur ses formes ventrues, et son corps de pierre est à demi habillé de guenilles grisâtres, sordides, déchirées ; captif et sournois dans sa cachette aérienne, il trône seul, au sommet de cet échafaudage de temples, d’où s’exhale depuis deux mille ans un tumulte ininterrompu de musiques et de prières.

On est ici au-dessus de la région des hommes et presque au-dessus de la région des oiseaux ; c’est plus bas que les corbeaux tourbillonnent et que planent les aigles, — les aigles que l’on aperçoit comme immobiles et en suspens dans l’air. Le pays que l’on domine est l’un des plus affolés d’adorations qui soit au monde ; les temples y ont poussé de toutes parts comme les arbres ; la floraison rougeâtre des pyramides de dieux y soulève partout la verdure ; on ne voit que tours sacrées émergeant des palmes, tellement que, de si haut, l’on dirait la multiplication des terriers des taupes dans un champ d’herbages. Et là-bas, ces vingt tours monstres groupées comme les tentes d’un campement, c’est le temple de Chri-Ragam, le plus immense des sanctuaires de Vichnou, — où j’irai demain voir passer une très solennelle procession.

À la base du roc, il y a d’abord la ville, dans laquelle on tomberait en se penchant ; comme sur une carte très vivement coloriée, se dessinent les réseaux compliqués de ses rues, la profusion de ses temples polychromes, et ses quelques mosquées, si blanches qu’elles en sont bleuâtres ; comme des miroirs au soleil, on voit briller les saintes piscines, avec des myriades de petites mouches noires dans l’eau, qui sont des brahmes aux ablutions matinales.

Les grands cocotiers demeurent à peu près souverains dans ce pays comme au Malabar ; cependant, au milieu de cette forêt de plumes vertes agitées par le vent, qui ne finit de tous côtés qu’à l’horizon, on voit çà et là des manques, de larges taches jaunes : clairières où l’herbe est morte, brûlée, déjà par cette sécheresse croissante qui, plus loin vers le nord-ouest, a déchaîné l’affreuse famine, et dont on commence à s’inquiéter au Tanjore.

Et tous les bruits d’une vie intense, innombrable et fougueuse, montent ici pour se confondre : clameur de la ville en fête, roulement des chariots que traînent les zébus ; tam-tam et musettes dans les rues, croassement des éternels corbeaux, cris des aigles, chants dans les temples superposés, et sonneries des trompes religieuses dont les flancs de ce rocher creux ne cessent jamais de retentir…


II. — À CHRI-RAGAM

La petite « maison du voyageur » où j’ai trouvé asile, à une lieue environ du rocher unique, et à deux lieues du grand temple de Chri-Ragam, est dans une de ces clairières dévorées de soleil où les palmiers touffus ont cédé la place à quelques mimosas, de feuillage si pauvre et si grêle qu’ils ne donnent même pas d’ombre. Et, alentour, des arbustes languissans, des herbages brûlés sont comme pour jeter ici, dans ce Sud indien éternellement humide et vert, la notion de l’anormale sécheresse dont tout le Nord, tout le pays radjpoute, est en train de mourir.

De mon logis, pour aller à Chri-Ragam, il faut traverser d’abord la ville que le rocher surplombe ; ensuite, pendant une ou deux heures de trajet en voiture, sous les arbres et les palmes, ce ne sont plus que temples préparatoires, de toutes les tailles, de tous les âges : débauche de pierres et de granits sculptés, où les fidèles s’empressent à mettre des fleurs et des guirlandes — oh ! de si étranges guirlandes — pour la fête de demain. Sur toutes les entrées, sur tous les portiques, on a fraîchement repeint, en blanc et en rouge, le sceau terrible de Vichnou, la fourche à trois dents, — la même fourche qui est inscrite sur le front de tous ces hommes. Il y a même çà et là des futaies de palmiers, plus spécialement consacrées au dieu, et qui portent ses couleurs : chaque tronc, lisse comme une colonne, a été peinturluré de blanc et de rouge, tellement qu’on ne sait plus bien où les temples finissent, où les bois commencent. Le pays entier n’est plus qu’un immense lieu d’adoration.

Quand enfin on arrive au sanctuaire même, au sanctuaire prodigieux qui a sept enceintes, la première de deux lieues de tour, et vingt et une pyramides de dieux hautes de soixante pieds dans l’air, on se sent perdu dans l’énormité, dans la profusion, en même temps que troublé par l’exotisme extrême ; l’inconcevable abus du détail inquiète autant que l’excès de la masse ; tout ce qu’on avait lu sur l’Inde, tout ce que l’on croyait savoir, tout ce que des féeries, des spectacles avaient cru reproduire est étonnamment surpassé. Et il faut prendre son parti de constater que nos cathédrales en petites pierres grises, avec leurs saints et leurs anges, auprès de ces tumultueux amas de blocs rouges, auprès du gesticulement de ces myriades de divinités à vingt bras et à vingt visages, sont à peine comme la gentille flore de nos climats comparée à celle d’ici…

Cela commence par une enceinte absolument cyclopéenne, antérieure au reste du temple, et d’une antiquité mal connue : œuvre d’une génération qui avait rêvé de faire grand comme la tour de Babel et qui s’éteignit avant d’avoir pu finir. On passe là sous un portique dont la voûte, suspendue à plus de quarante pieds de haut, est un agencement de monolithes longs de dix ou douze mètres ; au couronnement, s’indique la base d’une pyramide inachevée, qui aurait été quelque chose de terrifiant et de sans doute impossible. Le tout a pris un rouge de cuivre, et des perruches sacrées, qui reposent par familles sur les saillies des sculptures, y simulent des taches d’un éclatant vert-de-gris.

De l’autre côté du portique, on est dans la magnificence des avenues du temple ; à travers les enceintes successives, elles se prolongent bordées d’édifices religieux, de piscines, de bazars, de divinités assises dans des niches, et surtout de kiosques de pierre, aux colonnes élancées, d’un dessin très archaïque, — toujours la colonne indienne, qui a quatre faces et dont le chapiteau est une sorte de retombée de monstres.

Le portique de chaque enceinte nouvelle est toujours surmonté, écrasé par l’invariable et l’indescriptible pyramide qui a soixante pieds de haut et qui se compose d’une quinzaine d’étages de divinités colossales, en bataillons les uns par-dessus les autres. Tout ce peuple aérien regarde d’en haut avec des milliers d’yeux, gesticule avec des milliers de membres ; il y a des personnages qui ont vingt bras éployés en éventail de chaque côté du corps, d’autres qui ont vingt visages tournés dans toutes les directions ; ils sont coiffés de tiares ; ils brandissent des glaives, des emblèmes de toute sorte, fleurs de lotus ou têtes de mort ; quantité de bêtes de rêve s’intercalent dans leurs rangs pressés, paons aux queues extravagantes, ou serpens à cinq têtes ; la pierre a d’ailleurs été sculptée, fouillée avec tant de hardiesse que chaque sujet ou chaque accessoire paraît indépendant de la masse, prêt à se détacher et à descendre. Et la mêlée compacte monte vers le ciel, en s’amincissant, pour se terminer enfin par une série de pointes, aiguës comme des fers de lance. Les couleurs presque inaltérables dont on avait peint tout ce monde, toutes ces bêtes, toutes ces nudités, toutes ces robes, toutes ces parures, ont résisté aux siècles, gardé leur éclat ; c’est le rouge de sang qui domine ; vue de loin, chaque pyramide est rouge ; mais la teinte se décompose si l’on approche ; il y a des bariolages verts, des bariolages blancs, et du noir, et de l’or.

Dans la dernière enceinte, les brahmes très purs, affectés au service des dieux, ont seuls le droit d’habiter, avec leurs familles. Quand on y arrive enfin, on a devant soi le temple proprement dit, sa vieille muraille, son vieux rempart crénelé d’aspect méfiant et morose, son entrée sombre et profonde sous l’écrasement rouge de l’obligatoire pyramide de dieux. De chaque côté de cette porte finale, des éléphans vivans sont enchaînés sur des estrades de pierre, bêtes très âgées, bêtes très sacrées, qui s’amusent en ce moment à broyer et mâcher de jeunes arbres, offrandes des fidèles. Et alentour, par contraste avec la splendeur de l’oppressante pyramide où s’entassent les myriades de figures, il y a des choses presque barbares, des huttes de chaume, de naïves petites charrettes d’autrefois, de rudes et primitifs objets de labour ; au pied de ce vieux rempart, tout est délabré, fruste, empreint d’on ne sait quelle sauvagerie lointaine.

Le soleil se couche, et il est bien tard pour franchir ce seuil. Dans les nefs infinies, sous les lourdes pierres des voûtes, le crépuscule est commencé. Si j’entre là à cette heure, c’est surtout pour m’enquérir de la procession de demain, interroger les prêtres, qui passent comme de petites ombres perdues dans l’immensité des colonnades ; mais les indications que j’obtiens sont vagues et contradictoires : ce sera cette nuit, ou plus tard ça dépendra du temps ; ça dépendra de la lune… Je le vois bien, on ne tient pas à ce que j’assiste.

Toutefois, dans une galerie sonore, — bordée d’un bout à l’autre par des tigres fantastiques et des chevaux plus grands que nature, qui se tiennent sur deux rangs, debout et cabrés le long des parois, — un vieux prêtre au visage très doux me renseigne enfin : ce sera au lever du soleil, très certainement, et, pour plus de sûreté, je ferais bien de passer la nuit ici même.

Je vais alors remonter en voiture, regagner le petit logis où la faim me rappelle, et revenir aussitôt dormir dans le temple.

La belle lune d’argent rayonne quand je quitte à nouveau la « maison du voyageur, » après souper. On dirait qu’il neige, tant est blanche cette lune, sur le sol dénudé, sur la chaux des murs. Les mimosas d’alentour sont perméables à ses rayons pâles comme le seraient nos arbres en hiver, tant sont légers leurs branchages, aux imperceptibles feuilles. Leurs petites fleurs aussi, qui sont des houppes de duvet, imitent des flocons, imitent du givre. — On croirait un paysage septentrional, égaré dans l’extrême chaleur. — Mais rien n’étonne plus, en ce pays où tout devient toujours spectacle imprévu pour les yeux, fantasmagorie, changeant mirage.

L’illusion d’hiver est furtive, du reste, car on retrouve bien vite, au sortir de cette clairière desséchée, l’ombre précise des grandes palmes, les banians et les lianes.

La ville à cette heure est en pleine fête illuminée ; tous les temples ouverts, même les moindres, grands à peine comme des armoires, sont garnis de petites lampes et de guirlandes jaunes. Ma voiture passe au trot, se hâtant vers Chri-Ragam ; les images se succèdent et se confondent…

Et, comme nous sommes au mois du Ramadan, c’est fête aussi chez le peuple de Mahomet. La grande mosquée, devant laquelle une foule en turbans de toutes couleurs s’agite au son des tam-tam et des musettes, est couverte de lignes de feux ; pour faire encore plus féerie, on l’a enveloppée, murailles blanches, colonnes, arabesques et illuminations, dans un immense vélum de mousseline rouge qui l’embrouille, l’estompe en rose, l’éloigné, jette de l’incertitude dans les formes et les distances ; ses minarets seuls et son dôme émergent de la draperie colorée, pour s’élancer librement, tout neigeux et un peu bleuâtres, avec leurs croissans qui brillent à la lune, dans le ciel étoile…


III. — PRÉPARATIFS DE PROCESSION

Donc, je suis revenu à Chri-Ragam, — et c’est la nuit, contre les murs du grand temple de Vichnou. C’est dans l’enceinte sacrée où les brahmes seuls demeurent, et c’est en un point de l’avenue large qui fait le tour du sanctuaire. Le char du dieu est là, qui attend au clair de lune, surmonté d’une sorte de dais, ou de donjon fantastique, étincelant d’or rouge, d’or vert, d’or pâle, avec un toit très orné, imitant les tours des temples ; la base de tout cela, le char proprement dit, vieux comme l’Inde brahmanique, est un amas lourd et terrible de poutres sculptées, qui semble trop énorme pour jamais être mis en mouvement ; mais l’édifice doré, l’extravagant donjon qui brille, a été posé aujourd’hui même, et c’est une chose toute légère, en soie, en clinquant, en papier sur des carcasses de bambou, donnant l’illusion du relief et de la magnificence. La lune éclaire aussi des groupes blancs, dont le char est entouré : Indiens qui la nuit ne manquent jamais d’envelopper leur torse et leur tête dans des voiles de mousseline, et prennent, des airs de fantômes. Maintenant, comme si ces lueurs de lune ne suffisaient pas, on apporte, en plus, des torches, car on va travailler à mettre au char les roues qui lui permettent une fois l’an de se mouvoir à la façon d’une monstrueuse tortue ; or elles dépassent de moitié les tailles humaines, ces roues du char, et ce sont des disques pleins, faits de deux couches de madriers, qui se contrarient, boulonnés de fer. Et on élonge déjà sur le sol les câbles de procession, gros comme des jambes de brahme, où trois ou quatre cents hommes délirans s’attelleront demain pour ébranler la gigantesque machine.

À cette heure, le temple, — tout un monde de pierres, — est vide, envahi par la nuit, effrayant de sonorité et de silence ; seulement quelques brahmes des environs venus pour la fête et qui y ont cherché asile, dorment étendus sur les dalles, enveloppés de leurs mousselines blanches, comme des morts. De loin en loin, de vagues lampes suspendues, alternant avec des rayons de lune, font paraître plus infinis le peuple des idoles et la forêt des colonnes.

L’avenue dans laquelle demain, au lever du jour, le char se promènera, contourne sur ses quatre faces le farouche rempart crénelé du sanctuaire ; elle passe, vaste et droite, entre ce mur de forteresse et les vieilles maisons des brahmes, si compliquées de colonnettes, de vérandahs, de perrons que gardent des monstres de granit ; elle est animée, car cette nuit presque personne ici ne dormira ; on y voit circuler ces groupes blancs, que détaille avec tant de netteté la grande lune spectrale. Et les tours de Vichnou dominent toutes choses, pyramides de dieux et de bêtes, qui montent en plein ciel, colossales, encombrantes et noires.

Des femmes, des jeunes filles de noble caste commencent à sortir de chez elles, à s’agiter devant les seuils des portes pour faire la toilette de ce vénérable sol que le char de Vichnou va demain labourer, déchirer d’ornières profondes ; habituellement on ne les trace que le matin, les bariolages blancs sur la terre rouge ; mais le char doit passer dès l’aube ; d’ailleurs, la nuit est si claire ! Avec cette lune, on y voit comme en plein jour. Et elles ont tant de colliers de jasmin, ces femmes, ces jeunes filles ; tant de fleurs enfilées en guirlande se balancent sur leur gorge, que tous leurs mouvemens semblent remuer des encensoirs.

En voici une, toute jeune et svelte dans des mousselines noir et argent, et si jolie que, sans l’avoir voulu, on s’arrête devant elle. Chaque fois qu’elle se baisse vers la terre, chaque fois qu’elle se relève, on entend le cliquetis des anneaux précieux à ses chevilles et à ses bras. Le dessin qu’elle trace sur le sol, et qu’elle invente à mesure, paraît d’une fantaisie charmante… Donc, mon guide de ce soir, qui est aussi un homme de caste noble, un Vellana, ose lui parler et, de ma part, lui demande de me prêter un moment la cendre blanche, afin que j’aie travaillé aussi à orner la terre devant sa demeure. Elle sourit et, avec hésitation, lui remet pour moi le petit sablier, dédaignant toutefois de frôler directement ma main. Et des fantômes blancs, qui passaient, m’entourent, intrigués de ce que je vais faire, anxieux du dessin qui va sortir d’entre mes doigts.

Très nettement, sur le sol rouge sombre, j’inscris le monogramme de Vichnou. Alors, c’est un murmure de surprise et de sympathie. Et la petite beauté indienne veut bien reprendre de mes propres mains son sablier, consent même à me faire part de ses projets : il y aura une bordure de rosaces et d’étoiles, et, au centre de chacune, des fleurs d’hibiscus seront piquées.

Cependant, c’est assez, presque trop. Pour qu’elle ne garde pas de moi le souvenir d’un indiscret, et qu’au moins j’obtienne un gentil regard d’adieu, je sens que la minute précise est venue, où il faut que je me retire.

Là-bas, vers le char doré du dieu, dont le sommet resplendit, tous les groupes blancs se sont rassemblés. Bientôt minuit. Une chose mystérieuse va s’accomplir, que mes yeux ne doivent pas voir. Pour plus de solennité et de pompe, les grands éléphans sacrés, dont l’un a cent ans, ont été amenés près du char, et, vêtus de leurs robes d’apparat toutes brodées d’or, ils se dandinent sous la lune, comme des monstres mous. On a ouvert en pleine nuit de larges parasols, terminés par des sphères de cuivre. Et une théorie de jeunes éphèbes brahmes arrivent avec des torches à trois lumières, à trois branches, imitant la fourche de Vichnou.

La chose mystérieuse qui va s’accomplir, la voici : tout au fond du temple, dans la partie secrète, on ira prendre le symbole le plus sacré, celui qui ne doit pas être vu, le vrai et l’unique Vichnou de Chri-Ragam, tout en or pur, couché sur le serpent à cinq têtes, et on le déposera en face du char, sur une plateforme, dans un kiosque antique, construit là tout exprès ; des prêtres et des lampes veilleront à ses pieds, et demain matin, au moment de la procession, il n’y aura plus qu’à le faire passer par une fenêtre pour l’asseoir sur son char, sous le dais semblable à une tour, qui le gardera invisible. Chaque fois qu’il traverse l’avenue pour se rendre dans le kiosque, il est très enveloppé de draperies, cela va sans dire, le grand Vichnou de Chri-Ragam ; mais c’est égal, le transfert a toujours lieu de nuit, afin que les regards non initiés ne puissent rien surprendre de sa forme. Et la fête, cette année, coïncidant avec le plein de la lune, on m’avertit que je dois m’éloigner, moi le seul profane ici, car il fait vraiment trop clair.

Dans le temple, mais très loin des allées de pierre que le Dieu va traverser, je me couche donc, comme les brahmes de passage, pour attendre le lever du jour. Là, c’est un calme immense ; c’est presque une fraîcheur, reposante bien qu’un peu sépulcrale. Et je m’endors, entendant un murmure de prières à peine articulées, sous la sonorité des voûtes ; parfois aussi, des pas à demi silencieux, des pieds nus qui se promènent avec discrétion sur les dalles…


IV. — LA PROCESSION PASSE

Croà ! Croà ! Un corbeau m’éveille, saluant de son cri affreux l’aube prochaine, donnant le premier signal à tous ses pareils, mangeurs de pourriture, qui dormaient par milliers dans mes alentours. La résonance de cette forêt de pierre allonge et magnifie sinistrement le concert qui se chante là, sous les profondes voûtes, car ils nichent dans le temple même, les corbeaux, étant un peu sacrés, eux aussi. Des échos qui ne finissent plus répètent partout : croà ! croà ! jusqu’aux extrêmes lointains des allées de granit, des nefs hautes ou des nefs presque souterraines, que l’on devine en dédale autour de soi, sans les voir. Tout le temple vibre de croassemens qui se répondent. Et, pour les dieux qui habitent en légion dans cette ombre sainte, une telle aubade est coutumière.

Vraiment il est nécessaire d’avoir des yeux d’oiseau pour comprendre que le jour va venir, car il fait ici plus nuit qu’hier au soir, depuis que les dernières lampes se sont éteintes et que la lune a fini de rayonner. Une humidité de tombeau donne l’illusion du froid, sur ces dalles. On ne voit rien ; à peine çà et là quelque vague traînée, moins obscure que l’obscurité enveloppante, quelque lueur informe, entrant par un soupirail, par un trou des voûtes. Et, aux cris des corbeaux, s’ajoutent de différens côtés des froissemens de plumes, des bruits d’ailes ; l’essaim noir va s’envoler…

Ah ! si, cependant, voici la lumière !… Elle vient toujours très vite, dans ces pays, de même qu’elle s’éteint… Si vite, que c’est comme un effet de théâtre : des perspectives prodigieuses de colonnes s’indiquent tout à coup dans des pâleurs diaphanes, des pâleurs si pâles que l’on dirait plutôt des reflets de choses lointaines, une fantasmagorie, d’impalpables décors vus à travers des voiles en gaze grise. Des aspects immenses soudainement se révèlent, des carrefours de nefs aux aboutissemens perdus ; derrière moi, il y a l’avenue où le prêtre m’a renseigné hier au soir, l’avenue des monstres cabrés, dont se reconnaissent déjà les silhouettes. Et des formes humaines qui gisaient à terre se dressent dans leurs mousselines, étirent les bras, se cambrent, s’en vont : personnages blanchâtres et comme transparens, que l’on s’étonne d’entendre marcher dans cet irréel, dans cet enchantement incolore.

Près des dalles où je m’étais endormi hier, un escalier de granit montait aux terrasses du temple ; un peu à tâtons encore, je le retrouve, en promenant mes mains sur les parois froides.

Et je monte, et en haut je suis seul.

Un désert, ces terrasses, ce dessus des voûtes massives et plates ; un désert pavé de vieilles dalles énormes, un désert qui s’étend de tous côtés et qui paraît confiner dans le lointain avec des cimes de nuages. Ici, c’est une autre fantasmagorie qu’en bas, une autre pâleur ; il fait un peu plus clair, mais pas encore jour, et, de même que dans le temple, rien de ce que l’on commence à distinguer ne semble réel. Ces cimes de nuages, autour de l’immense esplanade, sont des vapeurs que la nuit a condensées sur la terre, des vapeurs si épaisses qu’on dirait des ouates bleuâtres qui seraient palpables si on s’en approchait davantage ; toute la plaine reste noyée dans leurs masses cotonneuses, et on voit seulement émerger au-dessus quelques bouquets de plumes noires, ou d’éventails noirs, qui sont les têtes des plus hauts palmiers. Une lueur verte, couleur d’aigue-marine et délicieusement diaphane, gagne de plus en plus à l’horizon du Levant, comme une transparente tache d’huile qui s’épandrait en cerne sur le voile du ciel nocturne, tandis qu’à l’horizon de l’Ouest traîne et languit un gros ballon rouge, une vieille planète fatiguée, un vieux monde mort, inquiétant pour être trop près de la terre : la lune qui se couche. Et maintenant tous les corbeaux du temple sont éveillés et donnent de la voix ; on entend des croâ ! croâ ! venir d’en-dessous, et d’autres, descendre de tous les points de l’air, où passent des tourbillons d’ailes…

Il y a bien dix minutes de marche dans le monde des pierres, à travers des nefs, des galeries, des escaliers, des couloirs, pour retourner dans l’avenue extérieure où j’étais hier et où la procession sans doute ne tardera plus à se mettre en marche.

Lorsque j’arrive, le dieu d’or doit être en place, son transfert terminé, du temple dans le kiosque, et du kiosque dans le char, car tout est tranquille alentour. Et les éléphans sacrés, dévêtus de leurs belles robes, reposent chacun sur son estrade de granit et dans sa stalle, des deux côtés de la grande porte du temple ; le sceau terrible de Vichnou est peint sur leur front large, le même sceau que sur le front des hommes, mais agrandi, décuplé, et ils regardent de leur petit œil entendu, là-bas devant eux, le char préparé qu’ils vont suivre.

Il fait presque jour et le soleil n’est plus loin de surgir. Le char a ses quatre roues monstrueuses et tous les câbles sont élongés. Maintenant les grands-prêtres brahmes descendent du kiosque où ils avaient passé la nuit en prières ; devant eux descend la théorie des éphèbes qui portent les torches à trois flammes, et qui les éteignent à mesure, en arrivant dehors dans la clarté du jour naissant ; eux, les vieillards sacrés, apparaissent l’un après l’autre, d’abord à la lueur fumeuse des résines, et en lointain, en haut de l’escalier noir ; mais par degrés, à chaque marche descendue, leur image se précise sous la fraîche lumière nouvelle, et ce sont d’étonnantes figures mystiques aux cheveux blancs ; au-dessus du front, ils se sont rasés jusqu’au sommet de la tête, pour pouvoir inscrire plus largement le sceau fourchu de leur dieu. Dans leur oubli des choses terrestres, ils sont presque nus, un pagne de toile autour de la taille, et leur fine cordelette de lin, signe de caste, se mêle à l’épaisse toison blanche qui croît sur leur poitrine.

On enlève à présent la passerelle, drapée de vieilles soies étranges, qui rejoignait le char à la fenêtre du kiosque et qui a servi tout à l’heure au Vichnou d’or. Et un orchestre de musiciens à figure noire entonne quelque chose d’assourdissant, qui est lugubre et sauvage à faire frémir ; les uns battent du tam-tam, les autres soufflent à pleins poumons dans des trompes gigantesques, qui ont l’air de hurler à la mort, redressées toutes vers le dieu invisible.

La décoration du char est finie. Sur l’avant, pour imiter l’attelage d’un quadrige, on a placé quatre grands chevaux en bois, furieux et cabrés, qui battent l’air de leurs pattes et de leurs ailes. Autour du trône du dieu, que masquent d’impénétrables rideaux de soie rouge, on a fait, avec de jeunes bananiers fleuris, une sorte de jardin suspendu. Des franges, des pendeloques géantes, de deux ou trois mètres de long, retombent de tous côtés ; elles sont en fleurs naturelles, en guirlandes d’œillets jaunes ou de soucis, mêlées de fils d’or. Et, à tous les étages de l’édifice roulant, apparaissent des éphèbes nus, qui d’abord étaient restés cachés dans les draperies, dans les baldaquins de soie et les fleurs entrelacées ; ils sont la garde d’honneur du Dieu, et ils commencent à sonner de la trompe là-haut, répondant aux longs beuglemens sinistres que leur envoie l’orchestre d’en bas.

Un ramène les éléphans sacrés, qui s’agenouillent d’eux-mêmes près du char pour recevoir à nouveau leurs belles robes brodées, leurs têtières garnies d’or et de perles. Et puis ils vont, d’un air habitué, prendre place derrière les prêtres, dans le cortège encore immobile, tandis que tous les jeunes hommes se rangent en avant, sur quatre lignes, le long des quatre monstrueux câbles étendus par terre.

La muraille du temple, qui l’orme un des côtés de l’avenue, demeure sombre, désertée, attristante. Mais de l’autre bord, devant les maisonnettes des brahmes, la foule augmente et regarde ; les fenêtres, les vérandas trapues aux lourdes colonnes, les perrons ornés de monstres, sont envahis par les enfans et les vieillards. Surtout, par les femmes aux mousselines lamées d’or, aux colliers de fleurs, aux bijoux miroitans ; quelques-unes viennent apporter des offrandes aux prêtres, ou bien encore, le sablier en main, réparent en hâte des désastres dans les dessins du sol, repiquent çà et là des fleurs jaunes…

Les brumes que la nuit avait condensées sur la plaine se sont évanouies, fondues, en une minute, comme des mirages, comme des riens.

Mais combien le lever du jour tropical, en plein air, est défavorable aux essais de magnificence humaine ! Tout ce qui semblait un peu enchanté, il n’y a qu’un instant, lorsque j’arrivais des terrasses, et que les dernières torches flambaient encore dans l’aube hésitante, ne se soutient plus sous les limpidités virginales de ce ciel du matin. Il n’a rien, ce ciel, que d’être infiniment pur et adorablement vert, d’un vert lumineux et pâle qui n’a point de nom. Mais auprès de lui tout devient misérable et fané. Voici que la muraille du temple étale sa vétusté et des lèpres rougeâtres. On y voit trop ; il faudrait la complicité de la nuit, ou bien l’éblouissement du soleil. Le luxe de ce char est grossier et puéril. Les robes de ces éléphans, élimées et fripées. Le bronze clair des visages et des gorges de jeunes femmes, il est vrai, résiste encore, mais à peine, et leurs draperies, leurs mousselines se révèlent des loques presque sordides. La décrépitude et la décadence de l’Inde brahmanique, l’usure de ses monumens surhumains, la tombée en poussière de ses rites et de ses fêtes, m’apparaissent irrémédiables, en cette décevante minute, de même que l’amoindrissement de sa race superbe. Peuples du passé, et cultes du passé, dont le cycle est révolu et qui s’effondrent.

Et cependant rien, ici même, n’indique la pression de l’étranger ; aucun détail moderne ne détonne dans le décor ancien ; je suis le seul profane assistant à la fête…

Enfin, voici le soleil, qui est le grand magicien de ce pays, que l’on attendait et qui transfigure toutes choses. Son brusque lever a je ne sais quoi d’un peu tragique, en harmonie avec ce temple, avec ce dieu que l’on célèbre aujourd’hui. Sur l’horizon, un nuage, le seul qui soit au ciel, nous le cache encore, à nous qui sommes au ras de la terre ; un bandeau couleur de cuivre sombre, au-dessus duquel il lance fougueusement des gerbes de feu, — trois gerbes, comme en symbole de la fourche de Vichnou peinte sur les fronts. Mais les prodigieuses tours le voient déjà ; ce soleil ; le faîte de tous les granits aux teintes sanglantes, de toutes les pyramides de dieux érigées dans l’air se met à resplendir dans une gloire d’apothéose. Et les perruches sacrées, qui ont leurs nids par milliers dans cette forêt de sculptures, tournoient en jetant des cris, invraisemblablement vertes, d’un vert d’aquarelle chinoise, parmi la mêlée rouge des figures, des bras, des jambes, qui grimacent et gesticulent à tous les étages, là-haut dans le vide.

Au sommet du char, les dorures aussi commencent d’étinceler. C’est l’heure. Les trompes en beuglant jettent le signal, et des centaines de bras aux saillies musculeuses viennent se ranger sur les câbles. Tous les jeunes hommes vont donner, dans cet effort commun, même les plus nobles brahmes, par dévotion et aussi par plaisir. Ils se préparent. En gestes d’une grâce féminine, qui contrastent avec leurs yeux de fierté mâle et leurs larges épaules, ils déroulent leur pesante chevelure, et relevant leurs bras cerclés de bracelets, la rattachent en un nœud plus solide.

Un second signal, une rage des tam-tam, un appel plus impérieux des trompes, auquel répond une clameur humaine, et les muscles se contractent, et les câbles se tendent. — Mais la machine énorme ne bouge pas, enlisée dans la terre grasse, depuis la procession de l’année dernière.

Au commandement d’un chef, on tente une manœuvre mieux combinée, qui sans doute sera décisive. D’autres hommes accourent ; des vieillards, qui paraissent avoir de la neige sur la poitrine, viennent mêler leurs toisons blanches aux toisons noires. Un grand cri s’échappe de la foule, les biceps et les jarrets se raidissent plus furieusement. — Encore rien ! — Et les câbles, comme de longs serpens morts, retombent des mains découragées sur le sol.

Cependant, on sait bien qu’il partira, le char du dieu ; depuis des millénaires, jamais il n’a refusé de partir — sous l’effort d’ancêtres terrestres dont les bras sont retournés à la poussière, et les âmes réincarnées depuis longtemps, ou bien délivrées d’une personnalité illusoire et anéanties en l’âme universelle.

Le char partira. Ils le savent, les vieux prêtres, qui attendent là sans s’émouvoir, les yeux absens, lame déjà presque libérée du corps mortifié. Même les éléphans le savent aussi, qui attendent très paisibles, avec des réflexions insondables pour nous, plein leur cerveau large ; surtout l’aîné d’entre eux le sait bien, lui qui a vu passer trois ou quatre générations de bras sur ces câbles, et connaît la scène depuis cent ans.

Allons ! les leviers, les palans ! Qu’on apporte les leviers ! Et ce sont des troncs d’arbres qui arrivent, sur les épaules d’une équipe de portefaix ; une des extrémités, taillée en biseau, s’engage sous la roue résistante, et dix hommes à califourchon sur l’autre bout, en l’air, se trémoussent comme pour une chevauchée, tandis que par un effort nouveau les palans et les câbles se raidissent ensemble.

Elle a oscillé, la chose monumentale !… Une grande clameur de joie : elle est partie !

Il roule, le char de Vichnou, en déchirant le sol de quatre sillons profonds ! Il roule avec des gémissemens d’essieu, des plaintes de bois pressuré, au fracas des voix humaines et des trompes sacrées. Et c’est un débordement de joie enfantine ; toutes les bouches s’ouvrent, toutes les dents blanches s’écartent pour hurler de triomphe ; tous les bras s’agitent en l’air…

Et, dans le délire de cette joie-là, on oublie de tirer sur les cordages tendus : le char s’arrête !

Sous la première impulsion de sa masse, il a fait quelque trente pas, et s’enlise à nouveau. Les éléphans, qui, derrière, avaient pris le pas de procession, s’arrêtent aussi, se heurtant les uns les autres, d’une poussée lourde et molle. Et tout est à recommencer.

Mais c’est dans l’ordre ; on recommencera. Et, tandis qu’on ramène les palans, les leviers, des femmes se précipitent, parmi les groupes serrés des prêtres, presque sous les pieds des éléphans inoffensifs, pour baiser pieusement les déchirures toutes fraîches du sol, les ornières creusées par le poids du dieu d’or. Les rayons du soleil à présent sont descendus des sommets du temple jusque sur la foule, pour la revêtir magnifiquement. A tous les bras nus, on voit briller des cercles de métal ; sur des visages de femme, des diamans, des rubis étincellent, piqués par des épingles, aux narines, à la cloison du nez. Et, à travers des mousselines peintes où lamées d’or, très légères, transparaissent des gorges de jeune fille, aussi impeccables que les seins de l’épouse de Shiva, la déesse aux yeux de poisson.

Elle progresse par à-coups, la machine colossale, avec de terribles élans, et puis des arrêts qui n’en finissent plus. Cela durera deux ou trois heures, cette procession, qui est une débauche de mouvement et de force musculaire. Et, derrière le cortège du dieu, on croirait le sol labouré par une bataille de charrues cruelles, ce même sol qui ce matin était comme passé au rouleau, tout enrubanné de dessins blancs et orné de très symétriques fleurs.

Pendant que la procession s’immobilise longuement à un angle du temple, où l’avenue tourne et où il s’agit de faire tourner le char, je remonte, avec mon guide et un brahme, chercher un peu de silence, un peu d’air sur les immenses terrasses, au-dessus du labyrinthe des nefs, des salles aux mille colonnes et des sombres couloirs. Elles sont aussi désertes que ce matin, mais le clair soleil de sept heures me les montre plus caduques, plus déjetées, d’un gris rougeâtre, avec partout des lézardes qui sont comme les rides des ans. On peut encore s’y asseoir, l’heure est assez matinale, le soleil assez bas, ou même délicieusement s’y étendre, sous la protection des tours surhumaines qui y dessinent pour le moment des ombres très longues.

C’est une étendue morne comme un steppe. Tout au bord, quelques vieilles petites divinités aux ailes de chauve-souris se penchent à l’extérieur pour regarder à leurs pieds ; autrement rien, une surface plane ; rien que ces tours, très espacées, avec leurs pléiades de dieux momifiés dans l’air, — et il en est même qui sont bien lointaines, de ces tours, tant est vaste le déploiement des sanctuaires.

Il y a çà et là comme des tranchées, qui sont des promenoirs à air libre, ménagés parmi l’amas des salles obscures, — et, au centre de tout, l’un de ces promenoirs, planté de banians dont les têtes vertes affleurent les terrasses, est celui qui entoure le saint des saints, le lieu terrible et secret, les ténèbres des inapprochables symboles.

Peut-être s’intéressent-elles à la procession qui passe, les petites divinités penchées au faîte des murs, mais d’ici je ne la vois plus, ni ne l’entends plus ; toute l’agitation d’en bas m’est cachée, de même que la ville proche, les maisons, les rues, et mon désert très étrange me fait l’effet de voisiner directement avec la forêt de palmes, dont les cimes bleuissent à l’horizon. Des corbeaux tournoient, et aussi quelques vautours, dans mon ciel éblouissant, que traverse de temps à autre un vol très vert de perruches. Les lézards se promènent. Les petits écureuils sauteurs[2], qui hantent tous les monumens de l’Inde et tous les arbres, se poursuivent et jouent sur les saintes pierres. Recueillement et silence. Il n’y aurait pour m’inquiéter que ces pyramides de dieux, leur tourmente figée, qui monte au-dessus de ma tête, trop bizarrement et trop haut pour mes notions européennes sur les choses bâties ; mais leur câline est infini.

Une heure s’est écoulée, à l’ombre, au repos, dans ce steppe un peu aérien. Et mon guide et le brahme se sont endormis, étendus à même les dalles tièdes…

Sans doute, j’ai quelque hallucination, ou le vertige !… Une des tours, là-bas… vient d’osciller… Et voici qu’elle marche !…

Stupeur d’une seconde, le temps de jeter un regard plus direct, et de comprendre : ah ! c’est la tour imitée sur le char, c’est la procession qui continue de se traîner, le long de la face du temple la plus éloignée de moi ; d’où je suis, les câbles péniblement tendus, la foule excitée, les éléphans, le cortège, tout se dissimule comme dans une fosse ; je ne puis voir que ce simulacre d’édifice, couronnant le trône où le dieu invisible est assis. On n’entend d’ailleurs ni les cris ni les musiques. Et c’est la dernière image que me laisse le char de Vichnou, celle d’une tour qui a l’air de se mouvoir d’elle-même, au Lord des terrasses, en silence, seule dans une solitude de pierres.


V. — A MADURA, CHEZ DES BRAHMES

A Madura, ville qui fut jadis la capitale d’un roi fastueux, il y a un temple dédié à Shiva et à Parvâti, son épouse, déesse aux yeux de poisson[3] ; temple plus grand que notre Louvre, infiniment plus ouvragé, plus sculpté, et peut-être aussi rempli de merveilles.

Par l’influence du gracieux Maharajah du Travancore, je pourrai sans doute pénétrer assez avant dans ce sanctuaire, descendre dans les souterrains, voir les trésors et les parures de la déesse. La ville, bien que très indienne, est cependant accueillante aux étrangers, qui y fréquentent beaucoup, et les temples n’y sont point farouchement gardés, comme dans quelques États voisins.

Au Travancore, on m’a donné des lettres aussi, me permettant d’être reçu à Madura dans des familles des différentes castes. Et je me présente d’abord chez des brahmes, qui sont, aux Indes, ce qu’il y a de plus particulier et de plus pur.

Une maisonnette lourde et massive, composée d’un rez-de-chaussée et d’un étage, type de presque toutes les demeures de cette ville pour les gens de caste noble. Une véranda dont les colonnes portent au sommet des têtes de monstre. Un petit escalier de pierre, conduisant à l’appartement d’honneur qui est au premier, regardant la rue par trois minuscules fenêtres festonnées. Là, me reçoit le chef de la famille, vieillard à tête blanche, entouré de quatre jeunes hommes, ses fils. Des traits de peinture bleu noir soulignent leurs longs yeux. En fait de vêtemens, ils ne portent qu’un morceau de toile autour des reins, ce qui ne les empêche pas d’avoir grand air, distinction, noblesse et grâce. La salle, blanchie à la chaux, strictement propre, parfumée de je ne sais quel encens qui a brûlé, n’est pas sans une certaine élégance. Les fauteuils sont d’ébène sculptée. Aux murs, dans des cadres dorés, de vieilles aquarelles représentent les incarnations de Vichnou ; sur le plancher, un beau tapis indien et des matelas recouverts d’étoiles à ramages. Un peu étonnés de l’aventure de ma visite, ces brahmes, — car les étrangers d’habitude ne font point cela, — mais désireux cependant d’être hospitaliers et courtois, ils m’offrent de visiter la maison. C’est d’abord une cour intérieure, triste entre des murs ; moutons et chèvres s’y reposent à l’ombre, sous un vieux banian rabougri. Ensuite, les toits, qui sont des terrasses habitées par des pigeons et très visitées par les corbeaux ; on y a vue sur le palais des anciens rois de Madura, énorme et somptueux monument du XVIIe siècle, en style indo-arabe ; et, au loin, jusqu’aux palmiers de la campagne, se déploie la ville, avec ses temples, dont les pyramides de dieux, rouges et colossales, montent de tous côtés dans le ciel fourmillant d’oiseaux. On me montre enfin la bibliothèque du logis, pleine de livres philosophiques et religieux qui indiquent une culture intellectuelle très spéciale, mais très avancée, — d’ailleurs en contraste singulier avec la nudité de mes hôtes. Et, avant de partir, il faut retourner dans la salle d’honneur, s’asseoir là un moment, tandis que l’un des jeunes hommes prend une longue mandoline dorée et joue en sourdine des choses très douces. On ne me présentera point les femmes, bien entendu ; ce serait incorrect. Mais, avant que je prenne congé, on m’amène les deux plus jeunes enfans de la maison, deux petites filles de trois à quatre ans, qui viennent très gentiment à moi, sans avoir crainte. Pour tout costume, elles portent une petite plaque en or, ayant forme de cœur, qui est suspendue à une chaînette passée autour des reins et qui descend à peu près où il faut ; et des anneaux ciselés, très lourds, ornent leurs poignets et leurs chevilles. Elles sont deux petites merveilles de beauté, deux petites déesses de perfection et de charme, avec leurs corps en bronze clair, souples et musclés, avec leurs yeux d’ombre, de profondeur et de sourire, sous des cils invraisemblables, cerclés de peinture noire.


VI. — BALAMONI, LA BONNE BAYADÈRE

Il est à Madura une bayadère, célèbre par sa charité autant que par sa grâce. Ainsi que l’usage le commande aux filles de sa caste, elle fut d’abord la favorite d’un nabab, qui en mourant la laissa ruisselante de pierreries comme une idole. Très riche et libre aujourd’hui, elle emploie sa fortune à des œuvres d’art ou à des œuvres de bien. Et, dans un théâtre qu’elle a fondé tout exprès, elle fait revivre par son jeu charmant les anciennes tragédies classiques de l’Inde, antérieures de quelques milliers d’années aux nôtres.

C’est sous la splendeur de la lune que je me rends ce soir au théâtre de Balamoni, la bonne bayadère, et c’est en traversant des bois de palmiers dont les plumets noirs, remués par un peu de brise, se froissent doucement, au bout de tiges penchées en tous sens et frêles comme de longs roseaux.

Balamoni est en scène quand j’arrive à ma place ; un peu en recul au fond d’un jardin de fleurs peintes, dans la petite tourelle d’or d’un palais de féerie où elle est captive, elle chante à sa fenêtre en s’accompagnant sur une mandoline précieuse. Elle est une jeune princesse fiancée au fils d’un roi des paysans voisins qui bientôt viendra la chercher. Dès les premières notes, on se sent pris par cette musique-et par cette voix ; le costume est copié sur d’antiques bas-reliefs, la silhouette est exquise, et à chacun des gestes de la chanteuse, on voit étinceler des diamans et des rubis dont elle est couverte.

Le reste du décor est d’une naïveté sans doute invoulue, qui amuse les yeux tout en donnant une impression intense d’exotisme et de lointain. La salle très vaste, pour plus de mille personnes, mais sans recherche d’aucune sorte, est tout simplement une de ces constructions légères en bois, en nattes et en bambou, comme celles que l’on l’ait ici pour les grandes fêtes religieuses, aux abords clos temples. Des deux côtés de la scène, il y a des loges pour les princesses de l’ancienne famille souveraine ; mais elles ne viendront point ce soir, ce n’est pas leur jour. Et par ailleurs, tout le parterre, tous les sièges sont garnis de spectateurs au torse nu. Une température de serre chaude, et des parfums de fleurs.

C’est dans une langue disparue, mère de nos langues indoeuropéennes, c’est en sanscrit[4] que Balamoni chante, et que la pièce entière sera jouée, comme elle a été écrite jadis, dans la nuit des temps ; mais tous les personnages qui écoutent, excepté moi, ont assez d’érudition pour comprendre,

Et voici à peu près quel en est le thème. La jeune princesse, que la bayadère incarne ce soir, est aimée par sept jeunes princes à la fois, tous frères. Pour ne pas se faire souffrir les uns les autres, ils ont échangé le serment qu’aucun d’eux ne la possédera jamais, pas même celui des sept que le roi leur père a désigné pour être son époux et qui doit venir la chercher dans ce palais où elle est gardée. Les premiers temps donc, ils sont tous heureux, sachant se contenter de son amitié et de son sourire. Mais un jour, dans un bois où ils étaient en chasse, les Esprits du mal, prenant forme de saints fakirs à cheveux blancs, vinrent les tenter, chacun en particulier, cherchant à réveiller leur amour charnel et à les exciter les uns contre les autres par de fausses dénonciations. Alors la haine et le malheur entrèrent au palais, avec mille projets de violence et de crime. Cependant les Esprits du bien, avant qu’aucun forfait ne fût commis, intervinrent à leur tour, et après une lutte acharnée, ils reprirent possession des âmes. Et les sept princes retrouvèrent le calme résigné, auprès de leur sœur d’adoption, jusqu’au temps où la vieillesse, en éteignant leurs désirs, ramena chez eux tous la félicité parfaite, dans le sentiment du devoir accompli.

Pendant un entr’acte, je suis allé dans la loge de Balamoni, qu’on avait prévenue de ma visite, pour la remercier d’être si jolie et de jouer avec une mimique si pure son rôle virginal. Je l’ai trouvée dans une petite chambre toute simple, tapissée de nattes, où ses diamans et ses atours, épars çà et là, détonnaient comme les présens fantastiques de quelque génie dans une cabane de bergère. Dès la porte, ses serviteurs m’ont passé au cou, suivant l’usage, un épais collier de fleurs naturelles, entremêlées de fils d’or, et elle m’a tendu la main, avec une grâce aisée et comme il faut. Son projet, qu’elle m’a confié, est de ressusciter tout le vieux théâtre sanscrit, composé de pièces admirables. Et elle a bien voulu se dire flattée quand je lui ai annoncé que je parlerais d’elle à mes amis de France.

Au lendemain de cette soirée, dans un lieu banal s’il en fut, j’ai rencontré la bayadère. C’était à la gare du chemin de fer de Madras, — car le chemin de fer, hélas ! passe à Madura. Deux servantes l’escortaient. Elle venait prendre le train pour aller inspecter ses propriétés à la campagne, comme eût pu faire n’importe quelle petite bourgeoise bien modeste et bien sage. Il est vrai, au milieu de la foule indienne qui se trouvait là en vêtemens plutôt misérables, elle avait l’air d’une péri qui se serait égarée. On la voyait de loin scintiller comme une étoile. Elle portait des diamans aux oreilles, des diamans au cou et à la poitrine ; à ses beaux bras nus, des diamans depuis les poignets jusqu’aux épaules. Et d’autres, d’une limpidité rare, accrochés à la cloison de son petit nez frémissant, retombaient sur sa bouche Entre son pagne jaune lamé d’or et son corselet très court en soie lilas, une partie de son torse, lisse comme une belle colonne de métal, apparaissait nu, avec un peu de la base impeccable de ses deux seins, qui s’indiquaient chastement plus haut, sous l’étoffe légère et tendue. (C’est le dessus de leur gorge que les femmes de chez nous montrent le soir ; je ne vois pas en quoi montrer le dessous est plus inconvenant ; cela permet moins d’artifices, voilà tout). Elle avait d’ailleurs tant de réserve et de dignité dans l’allure, la bayadère, que je l’ai saluée comme j’aurais fait pour une femme du monde. Elle m’a répondu à l’indienne, en se touchant le front de ses deux mains surchargées de rubis. Et puis, avec ses suivantes, elle est montée… dans un compartiment de dames seules !…

Et je gardais l’image de la bonne Balamoni dans les yeux en quittant les horribles parages de cette gare pour me rendre au temple de la déesse. On m’avait, du reste, conté dans la journée plusieurs choses gentilles qu’elle a faites. Entre autres, celle-ci : le mois dernier, des dames européennes qui quêtaient pour un orphelinat de petites Hindoues étaient venues frapper à sa porte. Et Balamoni, avec son beau sourire, leur a donné un billet de mille roupies (environ deux mille francs). Elle est secourable à tous, et les pauvres connaissent bien la route de sa demeure.


VII. — LE TEMPLE

Le crépuscule, dans les temples de l’Inde, commence toujours avant l’heure, sous les voûtes basses, lourdes et écrasantes comme des couvercles de sépulcre.

Ce soir, le soleil luit encore au couchant, que déjà des petites lampes s’allument aux abords du grand temple de Madura, le long de l’avenue voûtée de granit, qui est comme une sorte de vestibule préparatoire, et où les vendeurs de guirlandes se tiennent. Dans tous les renfoncemens, comme des niches, entre les statues colossales dont l’avenue est bordée, ces marchands ont leurs boutiques. Et, quand on vient comme moi du dehors, la pénombre subite confond ici toutes choses, les hommes, les idoles et les monstres, les figures humaines et les trop grandes figurés de pierre, les gestes figés des personnages qui ont trop de bras et les mouvemens) vrais des personnages qui n’en ont que deux. Des vaches sacrées sont là aussi, qui tout le jour ont erré par les rues et qui, avant de rentrer dans le temple pour y dormir, s’attardent à mâcher des roseaux et des fleurs.

Après l’avenue vient une porte, percée en tunnel obscur sous l’énormité d’une pyramide de dieux qui escalade le ciel. Alors, on est dans le temple même, autant dire dans une ville silencieuse et sonore, dont les rues couvertes se croisent en tous sens, et dont le peuple innombrable est un peuple de pierre. Chaque colonne, chaque monstrueux pilier est fait d’un seul bloc, mis debout par des procédés qui nous dépassent, — sans doute en combinant l’effort de quelques milliers de muscles, — et ensuite sculpté, fouillé profondément à l’image de toutes sortes de dieux ou de monstres. Quant à ces voûtes toujours plates, dont l’équilibre à première vue ne s’explique pas, elles sont faites avec des monolithes de huit ou dix mètres de long, qui reposent par les deux bouts, et que l’on a multipliés indéfiniment les uns à côté des autres, comme on eût mis chez nous de simples madriers. Tout cela est bâti un peu à la manière de Thèbes ou de Memphis, indestructible par le temps, quasi éternel. Il y a, comme à Chri-Ragam, des alignemens de chevaux cabrés battant l’air de leurs pattes, ou bien des alignemens de dieux, qui vont se perdre en perspective dans les lointains plus sombres. Et l’antiquité s’indique seulement à l’usure luisante des bases, au poli noirâtre de ce qui est à portée des mains ou des corps, de ce qui est tant frôlé chaque jour par les hommes et par les bêtes. Magnificences et ordures, mélange d’un luxe de Titans et d’une incurie barbare. Les guirlandes, en roseaux et en feuilles de bananier découpées, que l’on a tendues autrefois pour des fêtes, d’une colonne à l’autre, s’émiettent par terre, en décomposition humide. Les accessoires des processions, animaux fantastiques, éléphans blancs de taille naturelle, en papier et en pâte, pourrissent çà et là, effondrés dans des recoins. Les vaches sacrées, les éléphans réels qui se promènent en liberté dans les nefs, ont semé partout leur fiente, sur le pavage glissant et gras, lustré par les pieds nus. Et la grande chauve-souris appelée vampire pullule aux effroyables voûtes ; des ailes noires, de large envergure et qui feraient grand bruit si c’étaient des ailes de plumes, s’agitent partout là-haut, sans que rien ne s’entende…

Dans une cour intérieure, à ciel ouvert, je retrouve pour un instant la clarté du soir. Il n’y a là personne, mais des paons y font la roue, perchés sur des bêtes en granit. Au-dessus du mur d’enceinte, s’élèvent, plus ou moins lointaines, les tours rouges et vertes du temple, les toujours surprenantes pyramides de dieux ; à mi-hauteur de ces amas de personnages, hirondelles et perruches s’agitent autour des nids suspendus, et plus près du faîte hérissé de pointes, que le soleil illumine encore, des corbeaux tournent follement avec des aigles.

Au-delà de cette cour, dans une partie plus profonde du sanctuaire, je trouve enfin le prêtre auquel je suis particulièrement recommandé et qui doit me montrer les parures de la déesse.

Ce n’est pas demain, paraît-il, que je pourrai les voir, car demain est une journée de grande fête religieuse. De même que le Vichnou de Chri-Ragam fait tous les ans le tour de son temple dans un char, le Shiva et la Parvâti de Madura font ensemble chaque année, dans une barque, le tour d’un grand lac, creusé pour eux. Et nous sommes la veille du jour consacré à cette promenade.

Mais après-demain, de grand matin, dès qu’il fera clair dans le temple, on m’ouvrira les portes des nefs secrètes et on étalera devant moi les trésors.


VIII. — LA BARQUE DE SHIVA

La barque, il va sans dire, est une chose extravagante et gigantesque, mais une chose éphémère qui se rebâtit chaque année ; sur un radeau plus largo qu’un navire à trois ponts, c’est une sorte de palais de féerie charpenté en bambous légers, avec des surfaces en carton doré ou en soie ; il y a des tours comme celles des temples, des chevaux en papier, des éiéphans en papier, et tout est pavoisé de banderoles flottantes ; à nos yeux d’Européen, cela se sauve par son étrange té extrême, par la fantaisie très orientale et archaïque de la décoration.

Deux heures de l’après-midi. Un soleil torride sur le lac et sur ses bords solitaires. La barque est là qui attend, amarrée aux escaliers massifs, toute neuve et clinquante dans le décor ancien et immuable. C’est cependant l’heure fixée pour l’embarquement de Shiva, mais personne n’arrive et rien ne bouge.

Ce lac, creusé de main d’homme, est un carré de 6 ou 800 mètres de côté ; des escaliers en granit le bordent sur ses quatre faces pour permettre aux fidèles de descendre dans ses eaux saintes ; au milieu, une île également carrée, avec une tourelle à chaque angle, supporte une pagode toute blanche, dans un jardin de bananiers. Les rives sont de larges places vides, favorables aux foules, et en ce moment accablées de chaleur et de lumière ; aux environs, des rideaux de verdure, des banians, des palmiers, quelques temples. Et tout cela est très loin du grand sanctuaire de la déesse, presque à la campagne.

Des tam-tam dont le bruit s’approche !… C’est le cortège. Il débouche là-bas d’une avenue ombreuse et s’avance au soleil, dans ce petit désert brûlant où le lac et l’étrange navire sommeillaient. D’abord des géans en carton, de dix ou quinze pieds de haut, qui se dandinent et sautillent sur des épaules humaines ; des éléphans artificiels, portés à des d’homme ; six éléphans vrais, habillés de longues robes rouges, toutes pailletées ; une vingtaine de parasols rouges, immenses, de cette forme asiatique presque sans âge, qui était déjà de mode aux défilés de Babylone ou de Ninive. Et puis les tam-tam, les stridentes musettes. Et enfin les grands palanquins dorés de Shiva et des dieux de sa famille.

La foule ne suit point ; le cortège arrive seul, comme si, en traversant Madura, il n’avait intéressé personne. Avec lenteur, il fait le tour du lac, au soleil dévorant, sans que des curieux viennent de nulle part regarder, et, devant le navire, il s’arrête.

On va, me dit-on, procédera l’embarquement, et dans l’ordre que voici : les deux fils de Shiva, puis Shiva lui-même, et en dernier lieu, Parvâti son épouse. Quelques vieux bateliers, durant de longues années sans doute préposés à ce service, remontent du lac, sortent de l’eau, tout velus, tout ruisselans et s’approchent des palanquins. — Quelle différence avec la mise en char de Vichnou, qui fut si mystérieuse à Chri-Ragam, en pleine nuit, et entourée de tant de voiles ! — Je reste là, très près ; on ne s’en inquiète pas, on ne me prie pas de m’en aller. Les rideaux des palanquins sont ouverts, et peut-être, en cette occasion unique, vais-je apercevoir les idoles, tant vénérées et redoutées depuis des siècles…

Oh ! comment dire la surprise et presque l’horreur qu’elles me causent, lorsqu’elles passent, effondrées sur des coussins magnifiques, entre les bras ridés de ces vieillards nus !… Des petites poupées sinistres qui semblent molles et ballantes, le cou rentré dans les épaules sous le poids de la tiare de pierreries. Petites figures roses, de la grosseur d’une orange. (Pourquoi roses, puisque les races de l’Inde sont couleur bronze ? ) Des lèvres minces, des yeux fermés, sans cils ; on dirait des embryons humains, des avortons morts, mais gardant des airs féroces, dans leur dernier sommeil, — féroces et en même temps lassés, gavés, ivres, au milieu de la profusion de colliers, de diamans, de rubis, de torsades en perles fines où leur corps lamentable est noyé. De chaque côté de la tête, on leur a pendu de grandes oreilles en or chargées de boucles précieuses. On leur a attaché sur les mains de fausses mains en or, beaucoup trop grandes, à longs ongles et, au bout des jambes, de trop grands pieds en or. Et l’un de ces gants disproportionnés a laissé échapper la petite main de singe ou de fœtus qui apparaît toute recoquillée, et toute rose comme les figures…

L’orchestre de tam-tam et de musettes fait rage, sous l’éblouissant soleil, tandis que les bateliers velus emportent ces vieux petits enfans mort-nés, ensevelis dans les bijoux et les brocarts. Au fond de la barque, on les assied sur des trônes, où ils redeviennent invisibles entre des rideaux épais.

Et c’est fini. Le cortège, les éléphans, les parasols, tout cela s’en va. Les bords du lac se retrouvent déserts. Ce sera seulement ce soir, au clair de lune, que se promènera la barque fantastique.


La nuit, une fois de plus, est venue reposer le vieil Hindoustan de l’excès du jour, de l’orgie des rayons et des couleurs. Et, au milieu du noir bleuâtre qui s’épand sur la terre, la lune commence d’argenter doucement des choses. Alors, tout le long du lac de Shiva, sur chacune des trois assises de granit qui y descendent comme des marches, les fidèles, par escouades, s’empressent à allumer des rangées de mèches imbibées d’huile, et c’est bientôt une triple ligne de petites flammes, dessinant l’immense pourtour carré des eaux. Dans l’île du milieu, la pagode est toute illuminée aussi, toute détaillée en traits de feu, et quand même reste blanche sous la blanche lune.

Depuis le coucher du soleil, la foule s’assemble. Toutes les avenues d’arbres, de banians échevelés, qui débouchent ici, amenant de la campagne ou de la ville, déversent un flot humain sur les bords du lac sacré. En l’honneur de Shiva, des milliers et des milliers de têtes couvrent maintenant ces entours, aussi serrées les unes contre les autres que les galets d’un rivage, — de ces têtes d’Indien, fines et sombres, qui sont plus petites que nos têtes européennes et dans lesquelles il semble qu’il y ait surtout place pour le mysticisme ardent et pour l’ardente sensualité. (Deux choses, du reste, qui vont souvent de pair, — si inquiétante, hélas ! que cette constatation puisse être.) Chacun, en venant au lac de Shiva, porte à l’épaule un long roseau avec ses feuilles, tellement que cette multitude a presque l’air aussi d’un champ de graminées. Et les éléphans du grand temple, que l’on a ramenés à la tombée de la nuit, surgissent çà et là comme des roches, comme des îlots, au milieu de cette étendue d’herbages en marche et de boules noires qui sont des têtes pensantes.

Du côté de la barque de féerie, du palais flottant aux légères tours dorées, où brûlent sans cesse des feux de Bengale, une tumultueuse poussée humaine se produit au son des musiques ; on élonge à terre les câbles de halage, sur lesquels des centaines de croyans viennent crisper leurs mains, en jetant des cris de joie. Ceux qui ne trouvent plus de place dans la longueur des cordes tendues envahissent le lac, éclaboussant tout ; dans l’eau jusqu’à la ceinture, ils pousseront la barque par derrière, la tireront par le côté, ou tout au moins marcheront dans son sillage.

Une plus haute clameur, une frénésie des tam-tam et des musettes ; la barque est partie, la barque glisse aisément le long des granits du bord ! Le dieu et la déesse ont commencé leur promenade, vingt ou trente fois séculaire, que la lune ce soir enchante de sa plus pure blancheur. Et, sur la rive, les bons éléphans dociles, couverts de clochettes qui sonnent, escortent au petit pas, assaillis, submergés par la foule, très soucieux de la place où poser leurs pieds lourds, de peur d’écraser des enfans…


IX. — LES TRÉSORS DE LA DÉESSE AUX YEUX DE POISSON

Ce matin donc, pour voir les trésors de la déesse, je me rends au temple[5] aussitôt le lever du soleil.

Une puissante vie matinale anime déjà les abords de ce labyrinthe de pierre. Le long de l’avenue préparatoire, dans toutes les stalles de granit, dans toutes les niches entre les statues terribles, les marchands de fleurs sont à l’ouvrage, tressant des guirlandes de souris, entremêlant des roses de Bengale et des fils d’or. Les hommes demi-nus vont et viennent, la chevelure ruisselante des premières ablutions, les yeux en rêve et en prière. Les éléphans sacrés, les vaches sacrées qui habitent les sombres nefs, les oiseaux du ciel qui nichent sur les tours, aux différens étages des pyramides rouges, tout cela frémit et s’ébat dans le clair matin, tout cela donne de la voix, crie, beugle ou chante.

Des prêtres m’attendaient, ainsi qu’il était convenu, et m’emmènent avec eux dans des profondeurs obscures.

Une lourde porte de cuivre s’ouvre devant moi : celle de la partie secrète du temple. Et, après une nef bordée de dieux noirs, emplie d’ombre comme une caverne, voici, dans un rayonnement de lumière pure, la piscine très sacrée qui s’appelle : « l’étang du lys d’or ; » c’est, à ciel ouvert, un carré d’eau profonde, avec des marches de granit tout autour, pour y descendre ; sur ses quatre faces, courent des colonnades exquises, des voûtes sculptées, des voûtes peintes en un style hiératique et grave, des cloîtres pour la promenade recueillie des brahmes. Un côté du jaloux enclos baigne encore dans la pénombre fraîche et bleue, tandis que déjà le soleil, de l’autre côté, éclaire en rose, éclaire en vermeil de matin. Au-dessus de la ligne régulière de ces cloîtres, qui tiennent le lac enfermé, les tours du temple, — toujours les prodigieuses pyramides de dieux rouges qui dominent tout, que l’on voit de toutes parts, — les tours resplendissent en plein ciel, à différentes distances, à différentes hauteurs, environnées de leurs tourbillons d’oiseaux ; et une coupole d’or étincelant monte aussi là-bas, celle qui surmonte le saint des saints, le lieu du plus grand mystère où aucune influence humaine ne saurait me donner accès. Oh ! l’étrange lac, et quelle immobilité figée ! Toutes les colonnes du pourtour se mirent, se dédoublent, s’allongent, renversées, dans l’eau qui est sans une ride, dans l’eau qui semble morte entre ses bords trop sévères et trop magnifiques. Et une paix sans nom imprègne cet « étang du lys d’or, » ce miroir de soleil, de nuages ou d’étoiles, caché au cœur de l’immense temple.

Il faut renoncer à comprendre par quels chemins les prêtres me mènent, dans le dédale des voûtes. À mesure que nous avançons, tout me semble plus écrasant et plus surhumain ; tout est bâti à coups de blocs de plus en plus énormes. Les dieux à vingt bras, les dieux au geste colossal et multiple, pullulent dans l’ombre ; ils s’alignent sans fin, en rangs tourmentés ; je passe au milieu d’eux ; je marche comme en rêve dans le pays des géans et des épouvantes. Il fait sombre partout et nos pas éveillent des sonorités sépulcrales.

Toujours de plus prodigieuses sculptures, toujours plus de magnificence, et en même temps, plus d’incurie barbare, plus d’immondices. Jusqu’à hauteur d’homme, toutes les parois, toutes les saillies sont noirâtres, luisantes d’humidité et de crasse. Voici une galerie consacrée à Ganesa, le dieu à tête d’éléphant, dont la monstrueuse personne s’éclaire par en-dessous à la lueur de quelques lumignons fumeux brûlant à ses pieds, sous sa trompe. Voici, dans un recoin farouche, en pleine nuit, entre des monstres aux contorsions pétrifiées, un amas de bêtes vivantes dont on entend le souffle : une famille paresseuse de vaches zébus, qui continue de dormir là comme si le soleil n’était pas levé ; on glisse dans leur fiente, dont les dalles sont couvertes ; mais personne n’oserait la jeter dehors ainsi qu’une chose vile, car ce qui vient de leurs entrailles est sacré autant qu’elles-mêmes. Et constamment des chauves-souris, de très large envergure, s’effarent au-dessus de nos têtes.

Mes guides, à un moment donné, pressent leur marche avec un air d’inquiétude, quand nous passons devant une nef plus haute et plus ténébreuse au fond de laquelle j’aperçois furtivement des divinités colossales, révélées par la flamme de quelques lampes. Et l’un de ces brahmes, qui me conduisent, se retourne alors pour me dire à voix basse que c’est le saint des saints ; on n’a voulu m’avertir qu’après, de peur que je n’y jette trop les yeux.

Dans la forêt des massives colonnes, les prêtres, enfin, m’arrêtent en un lieu vaste et superbe, comme serait une sorte de carrefour à l’intersection de plusieurs cathédrales. Des nefs s’ouvrent là dans toutes les directions pour se perdre dans l’ombre. On y est environné de gigantesques dieux monolithes, qui brandissent des lances, des glaives, des crânes, et qui sont noirs, luisans, graisseux, longuement frottés par des mains, imbibés par des sueurs. Il y a quantité d’autels, où l’on voit briller des objets de cuivre et d’argent ; quantité de pyramides de bronze, déjetées par les siècles, qui ont été des torchères, des objets d’usage mystérieux pour le culte de la déesse. Et au milieu, s’agite une foule de ces mendians, nus sous de longues chevelures, dont les temples sont toujours hantés ; des gardes, avec des cris, les écartent et les bousculent, car ils se pressent tous, curieusement, autour d’une sorte de barrière, faite de deux rangées de cordes attachées d’un pilier à un autre.

Pour me livrer passage, une partie des cordes tendues s’abaissent, puis elles se raidissent à nouveau et m’enferment dans leur cercle, avec les prêtres. Et j’ai devant moi une très grande table, recouverte d’un tapis noir, sur laquelle les parures de la déesse sont amoncelées.

Près de cet entassement de pierreries et d’or, on me fait asseoir dans un fauteuil ; on me met au cou une guirlande de soucis, et les prêtres commencent de me présenter les joyaux séculaires, sortis pour une heure de leurs cachettes profondes ; ils me les font toucher, ils s’amusent à les jeter l’un après l’autre sur mes genoux. Par douzaines, des tiares d’or, massives et garnies de pierres de toutes couleurs. Des torsades de rubis et de perles, qui ressemblent à des serpens boas. Des bracelets qui ont mille ans. De vieux gorgerins si lourds, que d’une seule main on a peine à les soulever. De grands vases, comme ceux que portent les femmes à l’épaule quand elles vont puiser aux fontaines, mais en or fin, martelé et repoussé. Pour orner la poitrine, une plaque d’un bleu incomparable, composée de cabochons de saphir gros comme des noix. — Du fond du temple m’arrivent des musiques lointaines, pendant que l’on remplit mes mains de ces étranges richesses : grondement des tam-tam, plainte assourdie des conques sacrées et des musettes. Et, de temps à autre, derrière moi, il y a bagarre ; cris des gardes chassant les meurt-de-faim attroupés, dont la poussée risque de briser l’enceinte fragile des cordes. — Maintenant voici des étriers d’or massif incrustés de diamans, sans doute, pour les chevauchées de la déesse. Voici de fausses oreilles en or, avec glands en perles fines, que l’on accroche de chaque côté de sa petite tête d’avorton rose, les jours de procession. Et voici les fausses mains en or et les faux pieds que l’on attache au bout de ses petits membres de fœtus, chaque fois qu’elle doit quitter l’ombre du temple pour quelque solennelle promenade…

Une fois épuisés les trésors dont cette table était follement surchargée, je croyais que c’était fini. Mais non ; à travers des galeries noires, emplies d’épouvantables symboles, les prêtres me conduisent à une cour, d’où partent des barissemens sonores et clairs comme des sons de trompette ; là, vêtus de robes rouges, et dans un rayon de soleil, m’attendaient les six éléphans sacrés, qui, dès que je parais, s’agenouillent devant moi, sans arrêter le mouvement d’éventail de leurs larges oreilles transparentes. Et, quand j’ai remis à chacun d’eux l’offrande d’argent que guettait son petit œil très fin, ils se relèvent et s’en vont, trottant comme des outres qui se dandinent ; ils s’en vont au hasard, à leur fantaisie, dans les couloirs et les nefs où ils ont coutume d’errer en liberté.

Les salles, où l’on me conduit ensuite, bâties, plafonnées de blocs énormes, ont des airs de caveaux cyclopéens ; les serviteurs, qui nous escortaient, grimpent aux murailles pour retirer des stores de nattes, masquant çà et là de vagues soupiraux ; mais c’est égal, il fait vraiment trop nuit et des lampes sont nécessaires.

Ce sont des enfans nus qui les apportent en courant, lampes ou torches d’un extrême archaïsme, brûlant avec beaucoup de fumée au bout de longues tiges en bronze, au bout de longues tiges courbes en forme de trompe.

On ouvre une porte bardée de fer, et les jeunes photophores entrent les premiers… Nous sommes dans les fantastiques écuries de la Déesse : une vache en argent, des chevaux en or, de grandeur naturelle, se tiennent alignés là, dans la nuit constante et la perpétuelle humidité chaude ; les enfans approchent de leurs figures naïvement sculptées la flamme des torches, et on voit briller les pierreries des harnais. En haut, à la voûte de granit effroyable, les petits cris aigus accompagnent un continuel remuement d’ailes chauves, et c’est un nuage de vampires, affolés et tourbillonnans.

Seconde porte ferrée ; autre écurie pour bêtes d’argent et d’or.

Troisième et dernière porte. Ici habitent un lion en argent ; un paon gigantesque en or, la queue éployée, chaque œil des plumes fait d’un cabochon d’émeraude ; une vache en or, qui a un visage de femme plus grand que nature, avec des pierreries aux oreilles et des pierreries à la cloison du nez comme en portent les Indiennes. Et, remisés dans les coins, des chaises-à-porteurs, tout en or, pour la Déesse ; des palanquins de procession tout en or avec de précieuses ciselures, avec des fleurs en diamans et en rubis. Les enfans nus promènent sur ces fabuleuses richesses les lumignons de leurs torches au manche recourbé, qui fument plus qu’elles n’éclairent, qui révèlent çà et là un détail d’orfèvrerie, ou font jaillir le feu d’une pierre précieuse, mais qui laissent l’ensemble plongé dans la nuit lourde et tombale. Les murailles sont garnies de toiles d’araignées, de petites stalactites sont ruisselantes de suintemens et de salpêtre. Et toujours les vampires, réveillés en sursaut, tourbillonnent sans qu’on entende le moindre bruit d’ailes ; en passant, ils vous éventent comme d’un grand lambeau déchiqueté d’étoffe noire, et jettent leurs cris pointus, pareils à ceux d’un rat pris au piège.


X. — VERS PONDICHÉRY

En quittant le pays de Madura pour remonter vers Pondichéry, vers le Nord, on s’éloigne par degrés de l’humide région des grandes palmes ; leurs groupemens ombreux s’espacent de plus en plus, cédant le sol à des herbages, des plantations, des rizières. Et peu à peu l’air devient moins lourd, l’eau se fait rare dans les campagnes, la terre semble altérée.

Cependant la vie humaine, plus clairsemée peut-être que dans notre Europe, garde ses aspects de tranquillité pastorale. Des troupeaux de chèvres, des troupeaux de petits bœufs à bosse, sous la conduite de bergers nus, de bergères en pagne écarlate, paissent l’herbe déjà jaunie, mais encore suffisante.

Chaque village, aux maisonnettes de chaume et de terre battue, a son temple brahmanique, dont les idoles érigées en pyramide, dont les monstres perchés sur les murs, s’effritent au terrible soleil, dans le rougeoiement de la poussière. De loin en loin, sont des bouquets d’arbres énormes, à l’ombre desquels il y a toujours des dieux assis sur des trônes, et gardés par des chevaux en pierre ou des vaches en pierre, qui depuis des siècles leur font face et les contemplent.

La poussière rouge ! Elle devient d’une heure à l’autre plus tyrannique. De plus en plus, c’est la sécheresse ; on s’enfonce dans des régions qui souffrent, d’une soif sans doute anormale ; et le ciel est au beau fixe, limpide et bleu comme pour jamais.

Les cultivateurs, de tous les côtés, travaillent à l’irrigation par d’ingénieux procédés du vieux temps. Dans tous les ruisseaux qui bordent les rizières, on voit des hommes, descendus jusqu’à mi-jambe dans l’eau précieuse, et deux par deux, tenant au bout d’une corde une outre en peau de mouton, ils la balancent d’un mouvement automatique, rythmé par une mélopée qu’ils chantent, et tour à tour la remplissent, ou bien en déversent le contenu dans une rigole plus élevée, qui va se perdre parmi les sillons du riz, encore à peu près vivant et frais.

Pour les puits, toujours placés sous des arbres, c’est une autre chanson, une autre manière. Le seau s’accroche au bout d’une très longue perche, qui est posée en balancier à la tête d’un mât et sur laquelle deux hommes debout se promènent, avec de gracieuses agilités de gymnaste, en se tenant des mains aux branches voisines : trois pas dans un sens, et la perche, vers le puits, s’abaisse, et le seau plonge ; trois pas à rebours, et la perche se relève, et le seau remonte ; ainsi de suite, du matin au soir, sans cesser de chanter.

La sécheresse, à mesure que l’on va, menace de devenir angoissante. On rencontre bientôt les premiers arbres morts, brûlés comme par un incendie, les feuilles roulées en papillotte, sous une couche de cette poussière rouge, qui dans le Sud ne teignait que les monumens, mais qui par ici se met à ensanglanter même les plantes. Et combien, devant cet assoiffement de la terre et sous ce ciel sans pluie, on juge l’impuissance du petit travail humain, des petits seaux d’eau remontés un à un, du fond des sources de plus en plus basses et taries ! On commence à concevoir la réalité et à pressentir l’approche de l’affreuse famine, qui, avant l’arrivée aux Indes, vous semblait un fléau préhistorique, et qui n’a vraiment plus d’excuse devant l’humanité, à notre époque où les paquebots, les chemins de fer seraient là pour apporter la nourriture à ceux qui meurent de faim.


XI. — A PONDICHÉRY

Les bois de cocotiers, les grandes palmes reparaissent encore aux approches de Pondichéry, notre vieille petite colonie languissante. La région d’alentour, épargnée jusqu’à présent par la dévorante sécheresse, me semble une sorte d’oasis, que des ruisseaux et des pluies n’ont pas cessé d’arroser et qui rappelle un peu la belle verdure du Sud.

Pondichéry !… De tous ces noms de nos colonies anciennes, qui charmaient tant mon imagination d’enfant, celui de Pondichéry et celui de Gorée étaient les deux qui me jetaient dans les plus indicibles rêveries d’exotisme et de lointain. Vers mes dix ans, une grand’tante, très âgée, me parlait un soir d’une amie à elle qui avait habité Pondichéry, et me lisait un passage d’une de ses lettres, déjà datée alors d’au moins un demi-siècle en arrière, où il était parlé des palmiers, des pagodes…

Oh ! la mélancolie d’arriver là, dans cette vieille ville lointaine et charmante, où sommeille, entre des murailles lézardées, tout un passé français ! Des petites rues un peu comme chez nous, au fond de nos plus tranquilles provinces ; des petites rues bien droites, aux maisonnettes basses, aux maisonnettes centenaires, blanches de chaux sur un sol rouge ; des murs de jardins, d’où retombent des guirlandes de liserons ou de fleurs tropicales ; des fenêtres grillées, derrière les barreaux desquelles on aperçoit quelques figures pâles de femmes créoles, ou bien des métisses, trop jolies, avec du mystère indien dans les yeux.

Rue royale, rue Dupleix. On lit ces noms gravés dans la pierre, en lettres du XVIIIe siècle, de forme surannée, comme je me souviens d’en avoir vu encore, à des coins de ma ville natale, sur quelques maisons anciennes. Rue Saint-Louis et quay de la Ville blanche, — quay avec un y…

Au centre de Pondichéry, une très grande place s’étend comme une savane, toujours déserte, envahie par l’herbe, et ornée en son milieu d’une sorte de fontaine décorative, qui n’a peut-être pas cent ans, mais qui a pris un air très vieux sous ce soleil destructeur ; — et qui est infiniment triste à regarder, je suis incapable de dire pourquoi.

Et dès l’abord, moi, si étranger partout ailleurs dans l’Inde-voisine, je me suis senti prendre ici par un charme très particulier, ce vieux charme de patrie que rien ne remplace, et que nos grandes colonies d’Extrême-Orient, trop nouvelles, n’ayant point de passé, ne possèdent pas encore.

Vieille petite ville qui dure par tradition, qui vit parce qu’elle a vécu, systématiquement isolée du reste de l’Inde par nos hostiles voisins, et n’ayant, sur le golfe de Bengale, ni port, ni rade où nos bateaux puissent s’abriter. Point d’électricité, ni de tuyaux qui fument. Point de transit affolé, comme à Calcutta ou à Madras. Point d’étrangers non plus, ni de touristes ; on ne passe pas par Pondichéry, et qui donc y vient pour y venir ?

Devant la mer, un jardin où la musique joue le soir et où se réunissent au déclin du soleil quelques bébés un peu pâlis, les uns amenés de France, les autres éclos en exil. Là, parmi les beaux arbres des Tropiques, on a érigé, autour de la statue de Dupleix, quantité de colonnes, si hautes et si fines que l’on dirait presque des mâts de navire ; et ce sont de précieux monolithes, des fuseaux de granit sculpté, en beau style indien, té moins de notre grandeur passée : le maharajah du pays les avait jadis offerts à ce même Dupleix, pour orner le palais de France, qui, hélas ! ne fut jamais construit…

Le long de la plage, déferle en grandes volutes une mer très remuante, où l’on n’aperçoit point de voiles, et dont l’aspect est inhospitalier, emprisonnant comme au Travancore. Une estacade de fer s’avance au milieu des lames, pour permettre de communiquer avec les paquebots qui viennent mouiller en face, s’arrêtant chaque fois le moins possible. Et les quelques grandes barques, çà et là échouées sur le sable, indiqueraient à elles seules l’insécurité de ces parages, tant elles sont massives, solides, bâties pour la lutte.

« Pondichéry, ville de palais, » — dit-on dans l’Inde. Et en effet, autour du gouvernement, quelques belles et anciennes demeures, aux colonnades de temple grec, justifient l’appellation, endormies derrière leurs stores de nattes, leurs stores baissés, au milieu de jardins.

En plus des officiers et des fonctionnaires de la colonie, on trouve ici quelques familles créoles, arrivées à l’époque héroïque et devenues tout à fait pondichériennes après quatre ou cinq générations. Vieilles dames aux gentilles manières un peu surannées. Vieux salons d’un charme un peu mélancolique, avec leurs fauteuils du XVIIIe siècle, avec leurs pendules Louis XVI ou Empire, aventureusement venues jadis par le cap de Bonne-Espérance, alors que l’on ne prévoyait pas encore le transit égyptien, et ayant compté les heures de tant d’existences languides, ayant précisé la minute de tant d’agonies en exil… C’est enfantin sans doute, mais les pendules d’autrefois, rencontrées aux colonies, arrêtent toujours longuement ma pensée…

La ville indigène, qui fait suite à la « ville blanche, » est grande, animée, d’ailleurs très hindoue, avec ses bazars, ses palmiers, ses pagodes.

Et les Indiens y sont français, tiennent à notre France, se plaisent au moins à le répéter.

Je ne puis assez dire combien m’a touché la réception qui m’a été faite là, dans certain cercle purement indien et fondé par initiative indienne pour favoriser la lecture de nos revues et de nos livres.

Afin de répandre davantage notre langue, on y a joint une école. Et quels adorables petits élèves on m’y a présentés ! Enfans d’une huitaine d’années, au fin visage de bronze, si bien élevés et si courtois, vêtus, comme des petits rajahs, de robes en velours brodé d’or, — et sachant faire au tableau des problèmes, des devoirs de français qui embarrasseraient la plupart des petits lycéens de chez nous.


XII. — DANSE DE BAYADÈRE

… Il s’avance, le jeune visage peint, aux trop longs yeux… Il s’avance et se recule, très légèrement, très vite, le jeune visage de sensualité et de ténèbres. Les deux prunelles qui roulent, noires comme de l’onyx, sur fond d’émail blanc, sont rivées aux miennes, sans les perdre jamais, dans ces obsédantes alternatives d’approche, de fuite dans l’ombre, puis de retour et comme d’agression. Il est tout casqué de pierreries, le jeune visage couleur de bronze ; un bandeau d’or et de diamans entoure le front et descend le long des tempes, en cachant la chevelure ; aux oreilles, à la cloison du nez, encore des diamans qui scintillent…

C’est la nuit, aux lumières. Et, dans la foule, je ne vois plus que cette femme, surtout cette tête casquée, ce point brillant qui m’hypnotise. Des spectateurs sont là, pressés, la regardant aussi, lui laissant à peine la place de son évolution, lui traçant comme un couloir pour m’approcher et pour me fuir ; mais ils cessent d’exister pour moi, et vraiment je ne vois plus qu’elle, sa coiffure étincelante, le jeu de ses prunelles noires et de ses sourcils noirs… Un corps souple de couleuvre, bien que gras et en belle chair ; des bras de séduction et d’enlacement, qui se tordent à la manière serpentine, chargés, cerclés jusqu’aux épaules de diamans et de rubis… Mais non, avant tout il y a ces yeux, à l’expression changeante, moqueuse ou tendre, plongeant au fond des miens jusqu’à me faire trembler… Et elles ont tant d’éclat, les pierreries de la coiffure, les pierreries des oreilles et du nez, et il forme un cadre si net et si brillant, le bandeau d’or, que ce visage là-dessous, avec ses traits fondus, avec sa peau mate et sombre, prend je ne sais quoi d’indécis et de lointain, même lorsqu’il est à me toucher.

Elle va, elle vient ; elle danse pour moi, la bayadère. Sa danse ne fait pas de bruit. Sur les tapis, on entend seulement tinter les anneaux précieux de ses chevilles, — sur les tapis où courent en cadence ses petits pieds nus, aux doigts déliés, chargés de bagues, aux doigts qui remuent comme des doigts de main.

Cela se passe dans une atmosphère irrespirable, saturée d’essences et de parfums de fleurs. C’est une fête que me donnent les Indiens d’ici, les Indiens-Français et je suis dans la maison du plus riche d’entre eux. L’hôte, à mon arrivée, m’a passé au cou un collier de jasmin naturel, à plusieurs rangs, qui embaume et me grise ; il m’a aussi aspergé d’une eau de roses, contenue dans un flacon d’argent à long col. On suffoque de chaleur. Au-dessus des invités qui sont assis, — pour la plupart têtes brunes aux turbans lamés d’or, — s’agitent des éventails géans, des feuilles de latanier peinturlurées que balancent des serviteurs debout et nus ; et ces nudités sont plus étranges, au milieu de la foule très parée, où même les hommes ont des diamans aux oreilles, des diamans à la ceinture.

On l’a informée, la bayadère, que la fête était pour moi ; alors, comme elle est une comédienne accomplie, et d’ailleurs héréditairement professionnelle, c’est à moi qu’elle s’adresse.

Pour cette soirée, on l’a fait venir de très loin, de l’un des grands temples du Sud, où elle appartient au service de Shiva. Elle est célèbre et coûte fort cher.

Elle se penche en avant, ou elle se cambre, avec des gestes onduleux de ses beaux bras nus, avec des contournemens excessifs de ses doigts de main, avec des contournemens plus inexplicables de ses doigts de pied, qui sont assouplis à cela depuis l’enfance, l’orteil toujours détaché et tenu droit en l’air. Entre le pagne de gaze d’or qui enveloppe ses hanches, et le corselet qui emprisonne étroitement sa gorge, on voit, suivant l’usage, un peu de son corps couleur de bronze pâle, un peu de sa chair vigoureuse et musclée ; on voit jouer à nu sa taille fit la base de ses seins.

Sa danse est plutôt une série de poses et d’expressions, une sorte de monologue mimé, avec ces continuelles alternatives d’approche et de recul, toujours s’avançant vers moi, dans le couloir humain, s’avançant tout près, les yeux dans mes yeux, puis se dérobant par une fuite, jusqu’au fond moins éclairé de la salle.

Elle mime une scène de séduction et de reproches. Derrière elle, là-bas, des musiciens la chantent, cette scène, et en accompagnent la mélodie avec des tambourins et des flûtes. Elle aussi, tout en la jouant, la chante en sourdine, d’une petite voix qui n’est pas destinée à être entendue, mais qui est pour soi-même, pour s’aider la mémoire et pour se pénétrer mieux des différentes phases dramatiques.

Du bout de la salle, où elle était un peu dans l’obscurité, la voici qui arrive, créature tout en or et en joyaux, lançant des feux ; elle fonce sur moi, accusatrice, indignée, le regard plein de menace et de courroux ; elle me gêne, elle m’intimide, avec ses grands gestes comme pour prendre le ciel à témoin de quelque forfait que j’aurais commis…

Et puis, tout à coup, elle éclate de rire, la bayadère, suprêmement moqueuse, m’accablant d’un dédain persifleur, me désignant du doigt aux railleries de la foule. Son ironie, bien entendu, est factice, autant que tout à l’heure étaient ses imprécations superbes. Mais c’est merveilleux comme imitation. Dans sa gorge soulevée, on entend sonner ce rire amer, au timbre un peu grave. Elle rit avec sa bouche, avec ses yeux et ses sourcils, avec sa poitrine, avec ses seins, que l’on voit tressauter. Elle s’éloigne, convulsée, et c’est irrésistible : il faut rire aussi.

De toute la vitesse de ses petits pieds, elle était partie à reculons, détournant la tête, par excès de mépris, pour ne même plus me voir. Mais à présent elle revient, lente et solennelle : c’était du dépit, ces sarcasmes ; son amour a été le plus fort, elle revient vaincue par la passion souveraine, me tendant les mains, implorant mon pardon, s’offrant toute dans une dernière prière. Et, quand elle s’en va cette fois, la taille cambrée, la lèvre entr’ouverte sur ses dents blanches et sous les diamans accrochés à ses narines, elle veut que je la suive, elle le veut absolument ; elle m’appelle des bras, des seins, des yeux pâmés ; elle m’attire de tout son être, comme si elle était aimantée. Et, pour un peu, je la suivrais, sans le vouloir, dans l’hypnose où à la fin elle me jette. Bien entendu, il est faux, son appel d’amour, il fait partie de sa comédie comme son rire ; on le sait, mais il n’y perd rien pour cela ; peut-être même, de le savoir, qu’il est faux, cela lui donne-t-il un mauvais charme de plus…

Aussi longtemps qu’elle joue, une sorte de magnétisme, dirait-on, ou de lien invisible, l’unit à deux chanteurs de l’orchestre, qui, dans le couloir humain, vont et viennent comme elle, de front, à trois ou quatre pas en arrière. La suivant quand elle s’approche, commençant les premiers de reculer quand c’est le moment de fuir, ils ne la perdent jamais de vue ; le regard ardent, la bouche grande ouverte, tout le temps ils chantent, en voix haute de muezzin ; la tête avancée, penchée, eux qui sont grands, vers elle qui est petite, ils ont l’air d’en être maîtres, de l’inspirer, de la posséder ; ils ont l’air de la conduire par leur souffle, de souffler dessus comme sur un papillon étincelant et léger, docile à leurs caprices. Et cela encore a je ne sais quoi de malsain et de pervers…

Dans l’ombre là-bas, à côté de l’orchestre, il y a deux ou trois autres bayadères, aussi très parées, et qui ont dansé d’abord. L’une surtout bien étrange, qui m’avait frappé, sorte de belle fleur vénéneuse, svelte et grande ; un visage trop fin, des yeux déjà trop longs, et démesurément allongés par des fards ; des cheveux d’un noir bleu, durement plaqués en bandeaux le long des joues ; lien que des draperies noires, un pagne noir, un voile noir à peine bordé d’argent ; rien que des rubis pour parures, des rubis aux mains et aux bras ; et, piquée à la cloison du nez, une grappe de rubis qui retombent sur la bouche, comme si ces lèvres de goule avaient gardé du sang.

Mais j’ai perdu le souvenir d’elles toutes, aussitôt que j’ai vu brusquement apparaître, entre les musiciens qui s’écartaient pour la laisser passer, celle-ci, la reine, l’étoile, la créature tout en or que l’on me réservait pour la fin.

C’est long, très long, la danse de cette femme ; cela me fatigue singulièrement, et je redoute quand même la minute où cela va finir et où je ne la verrai plus.

Encore ses grands reproches, son rire irrésistible, la moquerie de ses yeux mouvans, et le recommencement plus effréné de son appel d’amour…

Et cependant elle s’arrête. C’est fini ; je me réveille, je revois les gens qui étaient là, je reprends pied dans la réalité de cette soirée, organisée pour me faire fête.

Avant de me retirer, — car c’est l’heure, — je vais féliciter la bayadère. Je la trouve s’essuyant le visage avec un fin mouchoir ; elle a eu très chaud, la sueur perle sur son front, sur son torse lisse et sombre. Correcte maintenant, froide, respectueuse, comédienne blasée et indifférente, elle reçoit mes complimens avec des petits saluts de fausse modestie, des petits saluts à l’indienne, en se cachant le visage chaque fois avec ses deux mains qui ont des diamans à tous les doigts…

Que peut-il bien y avoir dans l’âme d’une bayadère, de vieille souche, de caste ancienne, fille et arrière-petite-fille de bayadère, par atavisme préparée, depuis des cent et des mille ans, à n’être qu’une créature d’illusion et de plaisir ?…


XIII. — EN QUITTANT PONDICHÉRY

Je quitte demain Pondichéry, pour aller aux États Radjpoutes, dans l’Inde affamée, en traversant le Nyzam.

J’étais resté dix jours à peine dans notre vieille colonie, et je suis tout étonné de m’apercevoir que j’en partirai avec un serrement de cœur. Si légèrement jusqu’ici j’avais vu la fin de toutes mes étapes dans l’Inde ! Mais on dirait que ce pays de Pondichéry m’a repris ; on dirait que j’y ai trouvé des ressouvenirs. A l’instant de ce départ, c’est en moi quelque chose comme ce que j’éprouvai jadis, au temps de ma prime jeunesse, quand vint l’heure de quitter, après une année de séjour, Saint-Louis du Sénégal, cette autre vieille ville éteinte.

J’habitais à l’hôtel, comme le premier passant venu, — car, à Pondichéry, il y a deux hôtels, qui végètent modestement, sans voyageurs. J’avais choisi celui qui est au bord de la mer, une maison d’aspect un peu seigneurial, datant de la fondation de la ville et cachant sa vétusté sous de la chaux bien blanche. J’y étais entré avec quelque inquiétude, vu le délabrement, l’air d’abandon. Et qui m’eût dit que je m’attacherais à ce gîte de hasard ? La grande chambre que j’occupais, déjetée par les ans, toute blanche de chaux et presque vide, avait je ne sais quelle analogie, à la fois indéfinissable et intime, avec une autre, où j’ai habité plus longtemps, à la côte d’Afrique. Des fenêtres à contrevens verts donnaient sur l’immensité de la mer des Indes ; la brise du large m’apportait, aux heures les plus lourdes du jour, une fraîcheur idéale. Comme dans certains salons créoles, j’avais des fauteuils centenaires, en bois des îles sculpté, et, sur une console Louis XVI, une pendule du même règne, dont le tictac révélait la petite vie persistante, la petite âme vieillotte et anémiée. Tout était desséché, vermoulu, cassant ; on n’osait pas s’asseoir trop fort, ni se mettre au lit avec brusquerie. Mais on jouissait de l’inaltérable beau temps, de l’air pur, du bleu de l’horizon marin, de la paix délicieusement nostalgique des entours.

En s’accoudant aux fenêtres, on voyait, en plus de la plage et de la mer, les terrasses des vénérables maisons proches, leurs toits à la mauresque tout fendillés de soleil, et cela encore était pour me rappeler l’Afrique. Du matin au soir, vous berçait la chanson somnolente d’une équipe d’Indiens nus, qui travaillaient en rêvant, dans une cour voisine, à remplir des sacs en nattes avec des grains ou des épices, pour les navires.

Et, ni nuit ni jour, je ne fermais rien ; alors les bêtes de l’air étaient chez moi comme chez elles ; les moineaux, sans s’inquiéter de ma présence, venaient se promener sur les nattes de mon plancher ; les petits écureuils sauteurs, après un coup d’œil d’enquête, entraient aussi, couraient partout sur les meubles ; et, un matin, je vis deux corbeaux perchés au coin de ma moustiquaire.

Oh ! la tranquillité mélancolique du milieu des jours, quand le soleil tropical, autour de la maison, accablait les silencieuses petites rues, aux noms si démodés ! Dans ma chambre ni dans ses alentours, aucune indication de nos temps modernes ; rien non plus pour préciser une époque sur ces terrasses solitaires, ou là-bas sur cette nappe bleue, déserte à l’infini. Et le calme aussi de ces hommes occupés à préparer leurs sacs de graines faisait songer à quelque scène de la vie coloniale d’autrefois. Alors, oubliant notre affolement, notre âpreté, nos paquebots rapides, je me croyais au temps où l’on venait ici avec des lenteurs qui décuplaient la distance, en contournant l’Afrique, sur de beaux voiliers capricieux…

Mon regret de m’en aller, bien entendu, ne peut pas être profond ; tout cela s’oubliera demain, chassé par la fantasmagorie des images nouvelles. Mais rien, dans l’Inde merveilleuse que j’ai déjà vue ou que je vais parcourir encore, ne saurait me retenir comme ce petit coin de vieille France, égaré au bord du golfe de Bengale.


PIERRE LOTI.

  1. Le rocher de Trichinopoly.
  2. Les rats palmistes.
  3. En indien : Minakchi.
  4. Sous sa forme dérivée, le pali.
  5. La grande enceinte contient deux sanctuaires. Le plus grand est dédié à Shiva, sous le nom de Sundareshvar (le béni). L’autre, à gauche, vis-à-vis le Patramaraï (l’étang du lys d’or) est dédié à sa femme Parvâti, que l’on appelle aussi Minakchi (la déesse aux yeux de poisson).