Dans la Chine d’aujourd’hui/01
De tous les imprévus dont se compose un lointain voyage, aucun n’est si surprenant que celui de la première arrivée. Tant que le voyageur était en chemin, à travers l’Amérique ou le Pacifique, il calculait seulement le jour où il parviendrait à Pékin, et n’en demandait pas davantage. Mais l’y voici, et la simplicité d’un nom cède à la multiplicité des choses. Un monde inconnu l’entoure, sans qu’il sache comment lui répondre, ni le soutenir. Dans l’auto qui l’emporte, les premiers signes qui lui sont jetés, ce sont des arbres gris pleins de houppes vieux-rose, des murs d’un rouge un peu orangé courant le long de l’avenue, des toits aux superbes tuiles jaunes portant en triomphe la lumière d’un matin de juin. Arriver, c’est gagner un monde, mais c’est aussi risquer d’en perdre un, celui qu’à force d’étude, de lectures et de songeries, on s’était formé en soi-même et qui a le caractère à la fois fragile et achevé des créations intérieures. Mais cette menace même, pour un vrai voyageur, ne va pas sans un plaisir aigu. C’est un moment unique que celui où tous les rêves que nous nous étions faits sur le nom d’une contrée fameuse tourbillonnent indécis au-dessus d’elle, alors qu’elle se dévoile à nous ; les uns, comme des pigeons qu’un toit rassemble, trouvent dans cette réalité nouvelle quelque point où se poser, tandis que d’autres, que rien ne rallie, disparaissent à jamais perdus au fond du ciel.
Le jour de mon arrivée, dès que la chaleur a été moins forte, je suis sorti en auto pour voir la ville, dont l’étendue est immense. Je me sens la curiosité intense et naïve de l’arrivant, je suis le voyageur couvert d’yeux, autour duquel les détails pullulent et qui, à la fois avide et hésitant, ne sait pas lesquels négliger, lequel retenir, auquel demander le secret d’une âme étrangère. Dès le premier regard, on comprend qu’il s’agit ici d’un monde entamé. Le peuple, qui abonde sur les bords de l’avenue, est vêtu à la chinoise, de cotonnade bleue, de gaze flottante. Mais les soldats de police qui divisent le flot des voitures sont coiffés d’une casquette plate, habillés à l’européenne d’un uniforme de toile khaki, dans lequel leur corps garde une mollesse tout asiatique. Plus de chaises, peu de charrettes. Un fleuve de pousse-pousse couvre la chaussée, divisé par quelques autos, ou traversé par de vieux coupés d’où se décroche, aux endroits difficiles, un laquais hâve et efflanqué qui court à la tête des chevaux, fait des moulinets de ses bras mous, puis retourne précipitamment se cramponner à sa place. Nous suivons de larges rues droites, qui se croisent régulièrement, jusqu’à ce qu’au bout de l’une d’elles apparaisse la haute clôture de la muraille, qui enferme la ville ; elle soulève en plein ciel un de ces châteaux bâtis au-dessus des portes, pareils à ceux que décrit déjà Marco Polo. Le long des avenues, de chaque côté, les maisons basses se dérobent, et comme des arbres surgissent partout entre leurs toits affaissés, on croit parcourir un camp plutôt qu’une ville, et il semble que la résidence des sédentaires ait gardé le plan rectiligne que les nomades donnaient à leur séjour. Les coureurs traînent leurs petites voitures, j’entends le battement pressé, le clapotement de leurs pieds nus ; pas de tumulte, pas de cris, parfois un appel brusque et guttural. Mes yeux reviennent aux passants qui s’écoulent sur les bords. Certains ont le buste nu ; leur peau jaune et fine est à peine lustrée d’un peu de moiteur. Par moments, dans ce fleuve d’êtres, l’œil essaye de sauver un visage un peu plus personnel, un jeune homme d’une succincte élégance, et dont la grâce même a quelque chose d’étroit et d’avare. Mais, rien qu’à voir répandue cette multitude, on sent qu’ici l’individu n’a plus la valeur que nous lui prêtons, que l’Asie vit sur d’autres nombres. Les choses ne se signalent pas plus que les gens. Quelle différence avec le déballage charmant qui remplit les rues japonaises ! Ici rien ne s’offre avec évidence. Rien ne donne prise à une observation facile, rien ne fait saillie, rien n’invite l’étranger. Seuls, sur les murs ou les toiles des boutiques, au-dessus des têtes, apparaissent de grands caractères, si imposants qu’ils ont l’air encore revêtus d’une autorité magique. Tout est sourd, fixé, concentré. Dès les premiers regards, le voyageur est averti qu’il est dans un pays dont l’âme ne s’étale pas, dont le secret est profondément réservé, dans la Chine difficile.
Soudain, j’ai été surpris par un aspect impérial. L’auto avait franchi des portiques rouges, elle s’engageait sur un pont de marbre où je l’arrêtai. Un mur qui divise ce pont dans toute sa longueur bornait à droite ma vue ; mais, à gauche, j’apercevais toute une campagne captive ; une vaste plantation de lotus, si pressés qu’ils laissaient à peine voir les luisants de l’eau qui les nourrissait, s’étendait jusqu’à des rives où s’élevaient quelques pavillons aux toits infléchis, penchés et incertains comme des baraques ; devant moi, au bout du pont, un groupe de constructions mieux affermies, que trempait la lumière orangée du soir, se montrait à demi entre des arbres flétris. Un autre pont de marbre s’élançait plus loin, jusqu’à une presqu’ile boisée au sommet de laquelle surgissait, blanchâtre, pareil à un vase au long goulot, un de ces monuments bouddhiques qu’on appelle des stupa et où sont murées des reliques du Bouddha. Tout cela était grandiose sans être apprêté ; il flottait même sur ces choses un air de paresse et de négligence. Dans le ciel que la chaleur laissait aigri et presque tourné, un vol de corbeaux descendait, criblé, comme d’une grenaille de fer, d’un vol plus menu d’hirondelles. Reportant mes regards plus près, j’admirai les puissants lotus. Ils allaient bientôt fleurir. Déjà près du pont, une première corolle était ouverte, grave, immobile, épanouie, et une des grandes feuilles ondulées l’abritait, comme une main protège une lampe.
Dès le lendemain matin, avide de saisir l’âme de ce nouveau monde en un lieu qui la rassemble, je suis allé au Temple du Ciel. C’est là, comme on sait, que, jusqu’à la fin de la monarchie, l’Empereur venait, lors du solstice d’hiver, accomplir le sacrifice au Ciel, le plus saint de tous, celui où se perpétuait l’esprit grandiose et abstrait de la première religion chinoise. Il est de bonne heure, la poussière ne fane pas encore cette lumière de Pékin, qui, grande, fine, idéale, semble faite pour des sages. L’enceinte sacrée une fois franchie, on se trouve dans un grand parc. Des thuyas, des sophoras à la verdure poudreuse bordent les allées. L’herbe est haute et peu fleurie ; à peine si l’armoise élève ses hampes blanchâtres. Un liseron penche sa coupe déjà séchée, d’une petitesse dérisoire pour la soif ardente du soleil. J’arrive à des pavillons d’un seul étage, aux cours carrées, aux salles ouvertes, tous peints de cette puissante couleur rouge qui est ici celle de la gloire et du bonheur. Ils servaient de cuisines, d’abattoirs, de magasins pour les sacrifices, et vides, à présent, n’ayant gardé que la richesse de leurs toits d’émail, ils ont cet air de délabrement tranquille propre aux ouvrages de l’Asie, où les choses, comme les gens, semblent tenir moins que chez nous à leur existence.
Ma promenade vagabonde va des uns aux autres, pour obéir enfin à l’appel d’un triple toit rond ; c’est celui d’un édifice qui s’élève sur trois terrasses de marbre, le temple de la Prière pour l’année. L’Empereur y officiait au printemps pour demander au ciel de bonnes récoltes et tout alors était bleu, les porcelaines employées, les robes de brocart des assistants, les rideaux de verre teinté, suspendus aux fenêtres, qui trempaient le jour d’une couleur froide et sidérale. Des constructions plus basses règnent à l’entour, des cours modestes, de petits portiques, rien qui recherche l’effet : mais les proportions de ces bâtiments sont si exactes, ils entretiennent entre eux des rapports si justes et si déférents que leur ensemble a l’air d’une cérémonie immobile. Partout, dans leur aspect, sans qu’on puisse distinguer comment, le joli se mêle à l’auguste. Ils ne parlent pas d’un créateur personnel ; ils témoignent seulement pour une société et pour un ordre : les parties qui en ont été récemment restaurées ne se distinguent en rien des plus anciennes et le même plan les contient toujours.
C’est une architecture faite pour des dignitaires et pour des sages, et réglée sur une harmonie si subtile qu’après l’avoir d’abord regardée, on penche la tête comme pour l’entendre. Les Chinois, de même que les Anciens, n’aimaient pas l’énormité inutile ; elle n’est que la ressource du mauvais goût. C’est nous qui faisons sans raison des monuments boursouflés, comme si nous sentions bien que rien ne les signalerait plus, s’ils n’usurpaient pas tant de place. Pour eux, au contraire, lorsqu’ils en avaient le choix, ils préféraient des dimensions médiocres, et même les réduisaient volontiers jusqu’à ce commencement exquis de petitesse où l’œil peut étreindre et choyer la masse entière de l’édifice. Les toits sont couverts de tuiles émaillées, les unes d’un bleu épais, les autres d’une teinte de turquoise morte, qui s’associe à celle du ciel par des influences aussi douces que des caresses. Ces beaux toits ajoutent un plaisir sensuel, mais si léger qu’il s’avoue à peine, au bonheur calme dont ces édifices charment la raison.
Il me restait à voir l’autel insigne. Il est pareil à la base du temple, tout en marbre blanc, formé de trois terrasses circulaires, en retrait l’une sur l’autre, avec des escaliers qui regardent les quatre points cardinaux, des balustrades candides. Le monument est peu élevé. Sans étonner les yeux le moins du monde, il n’obtient le respect que par la façon dont il s’impose à l’esprit. La veille du solstice, l’Empereur en pompe avait quitté son palais. Tout, dans son cortège et dans ses habits, commémorait l’antiquité vénérable. Il portait la robe noire en peau d’agneau, doublée de renard blanc, recouverte d’un surtout où l’on voyait le dragon, le soleil, la lune et les étoiles. Arrivé dans l’enceinte sacrée, il avait consulté ses ancêtres et reçu leurs ordres ; il s’était recueilli dans le pavillon du jeûne. Enfin, dans la lumière froide et chaste d’un matin d’hiver, il offrait au Ciel les viandes choisies, les rouleaux de toile et de soie, un jeune taureau sans défaut, un disque de lapis-lazuli ; mais tout cela n’était rien s’il ne l’honorait pas surtout par la pureté du cœur.
Quand il parvenait à la terrasse suprême, d’où l’horizon et la voûte céleste elle-même semblent achever le monument, tout était significatif autour de lui. Les dalles de marbre l’entouraient de neuf cercles concentriques, le nombre neuf se répercutait partout en rapports parfaits, et ainsi exhaussé, sur cet autel d’une élévation médiocre, mais symboliquement plus haut qu’aucune montagne, le pontife impérial devait se sentir lui-même offert à ce Ciel dont il tenait son mandat, et qui n’aime que la justice.
On aperçoit au milieu de Pékin une colline dont l’isolement et le contour annoncent assez qu’elle n’est point l’œuvre de la nature. On l’appelle la montagne de Charbon, parce qu’on prétend qu’elle n’est autre chose qu’une provision de charbon, amassé là autrefois par un Empereur prévoyant, pour le cas d’un siège. Mais elle doit plutôt son existence aux déblais que firent, quand on les creusa, au XIIe siècle, les étangs de la ville impériale. Ce matin, par un soleil déjà chaud, je gravis cette colline. On y voit encore des arbres rares, des pins blancs dont les branches d’argent serpentent et s’écaillent dans une verdure ternie, près d’un poirier sauvage auquel se pendit le dernier empereur Ming, et qu’on a chargé de chaînes pour le punir d’avoir prêté au souverain ce mauvais office. La colline porte sur sa crête, comme des vaisseaux sur la vague, cinq kiosques qui datent des Ming, démeublés, délabrés, ruineux, mais que parent encore des toits célèbres parmi les Chinois pour les nuances de leurs tuiles, qui semblent fondre dans le ciel et varier avec les heures.
Je monte jusqu’au plus haut de ces kiosques et je m’y arrête. Je suis ici dans un des grands lieux du monde. Au pied de cette colline vient se terminer, après avoir percé le rempart en son milieu, et divisé la ville en deux parts égales, la longue route rectiligne qui devait apporter jusqu’au Fils du Ciel les tributs de toute la terre. Les voyageurs connaissent la solennité de pareils instants, où il ne s’agit plus seulement de goûter la couleur d’un ciel, la fuite d’un nuage, mais où le spectacle qu’ils contemplent intéresse l’esprit autant que les yeux. Dans celui qui m’est présenté, des siècles affleurent, la pensée d’un monde prend figure, on peut la saisir. Pékin, d’ici, apparaît avec son plan sobre et magistral, dans sa netteté abstraite d’épure. Une enceinte rectangulaire, en face de moi, défend la ville interdite ; une autre plus vaste, du même dessin, contient la ville impériale. Une autre, immense, coupée en deux parties par un mur qui sépare les Chinois d’avec les Tartares, enferme tout Pékin. Ces enceintes sont exactement orientées. Chacune de leurs faces regarde un des points cardinaux et aucune autre capitale humaine n’est reliée d’une façon aussi patente, aussi ostensible, à l’ordre et à l’agencement de l’Univers. Les palais qui se pressent dans la ville interdite ont la même orientation rigoureuse : ils s’opposent, ils se répondent. Leurs formes grandes et simples leur gardent un air agricole et leurs glorieux toits jaunes, éclatants comme des moissons, semblent exalter en plein ciel la fécondité du sol de l’Empire. Ils ne défient point le temps par des matériaux orgueilleux, ils ne lui disputent pas leurs piliers de bois, leurs tuiles de terre, mais ils déçoivent sa victoire en remplaçant chaque fois ce qu’il a détruit, et, dédaigneux des jours qui les rongent, ils durent par la perpétuité de leur esprit, non par celle de leur matière.
Cette cité impériale est seule debout ; autour d’elle rien ne se permet de surgir : on ne voit qu’une multitude de toits abaissés, une ville prosternée ; mais ce néant est encore en ordre : les quartiers sont parqués entre les rues droites, et la moindre maison envisage, elle aussi, de ses murs infimes, les quatre points cardinaux que l’enceinte et les palais contemplent de leurs façades augustes. L’ordre qui règne ici ne ressemble en rien à l’ordre grec : immuable, abstrait, solennel, au lieu d’inciter l’homme et de le porter en avant, il le fixe, il le contient, il l’efface.
Un monde entamé : telle est, dans les rues de Pékin, la première impression du voyageur ; elle se confirme à mesure qu’il voit plus de choses. J’ai eu la très bonne fortune d’arriver ici avec M. Paul Painlevé, et grâce à son très bon vouloir et à la courtoisie particulière du Gouvernement chinois, j’ai été associé à l’accueil qu’a reçu la mission dont il est le chef. Presque tous les Chinois, dans les réceptions officielles, portent maintenant le costume européen, les plus âgés avec gaucherie, les jeunes non sans élégance. Parfois on aperçoit à l’écart une antique figure, un vieillard au crâne ras, qui n’a pas répudié la mode de son pays et qui demeure assis, impassible, les deux mains sur les genoux, avec de grandes besicles qui encadrent ses deux yeux, et quelques fils de barbe blanche. Le jour où nous eûmes l’honneur d’être reçus par le Président de la République, il était vêtu d’une veste de soie noire, d’une jupe de soie gris d’argent, qui, par ses deux fentes latérales, laissait voir le pantalon serré aux chevilles. C’est le costume chinois ordinaire, un des plus simples et des plus décents que les hommes aient jamais portés. Des poèmes pendus aux murs, écrits sur des papiers anciens et d’une calligraphie remarquable, annonçaient le poète et le grand lettré. Le Président saisissait chaque occasion de nous sourire, et, pour répondre à nos saluts, nous détachait de petites révérences saccadées, selon la mode chinoise. C’est un des anciens grands fonctionnaires de la monarchie ; il en subsiste ainsi quelques-uns, dans le nouveau personnel, comme des morceaux cassés de la vieille Chine. Ce sont eux qui répondent encore à toutes les idées que nous nous sommes faites sur leur pays. A peine leur est-on présenté qu’on voit, sur leur visage, toute leur politesse accourir. Beaucoup sont lettrés, des maréchaux font des vers, et l’on rencontre un amiral qui a traduit en anglais les poèmes des Song et dont la figure s’éclaire, dès qu’on le met sur ce sujet.
Les hommes politiques plus jeunes sont bien différents, absolument détachés des arts et détournés de tout ce qui leur parait inutile. La science aurait plutôt leurs hommages, mais ils ne la considèrent que comme la mère de la puissance. Ils nous ont emprunté des manières plus expéditives que celles de leurs anciens. Engagés dans tous les détours d’une politique pleine d’intrigues, ils ne savent pas moins prononcer, à la fin d’un banquet, les mots qui, chez eux et chez nous, sont censés représenter un idéal. Puis viennent ceux qui ont étudié en Europe ou en Amérique : les diplômes qu’ils y ont obtenus ne leur valent que des emplois subalternes, dont le traitement leur est payé d’une façon très inexacte, et l’on peut compter qu’ils sont pour la plupart mécontents. Je ne saurais juger de leur valeur professionnelle, mais beaucoup préviennent favorablement par leurs manières affables et simples, par leur air d’application et d’honnêteté et ce sont eux qui donnent une première idée des vertus sérieuses de l’âme chinoise. Ils semblent, eux aussi, détachés du passé, mais ils y tiennent encore, au moins en un point, par l’exercice du culte domestique. Quant à l’Empereur, la République ne l’a pas traité sans égards. Il a toujours son titre de Majesté Impériale, sa garde mandchoue et il est doté d’une pension considérable. C’est à présent un adolescent gratifié d’un précepteur anglais. On dit qu’il voudrait voyager et qu’il en a vainement, jusqu’ici, demandé la permission. Le Président de la République ne manque pas de lui rendre visite et d’échanger avec lui des cadeaux dans les grandes occasions de l’année ; il lui a, dit-on, donné dernièrement une carte du monde, où chaque capitale était représentée par une pierre précieuse.
Aux réceptions officielles ne paraissent que des hommes. Les Chinois vivent encore à la façon des Anciens et ne mêlent pas leurs femmes à leurs réunions. Mais je doute que cette séparation subsiste longtemps. Ceux qui ont occupé des places importantes hors de leur pays ont emmené leurs femmes avec eux et celles-ci se sont faites à nos mœurs et à nos plaisirs avec une rapidité incroyable. J’étais, un de ces derniers soirs, dans un jardin public de Pékin, où l’on va dîner et se reposer après la chaleur du jour. Les branches des arbres pendaient dans l’air fatigué. Un jeune homme et une jeune femme s’enfonçaient ensemble dans une allée obscure, et cela même valait d’être remarqués car la pruderie chinoise, jusqu’à ces derniers temps, ne permettait pas ces isolements. Mais un autre spectacle attira mon attention. A une table éclairée, une de ces jeunes femmes récemment revenues d’Europe, habillée à la dernière mode de chez nous, traitait plusieurs dames des premières familles de Pékin. Celles-ci étaient uniformément vêtues d’une veste blanche et d’une jupe noire, sans chapeau, leurs cheveux tirés et lissés. L’élégante parlait avec volubilité, les autres écoutaient, d’un air à la fois effarouché et émerveillé, pressées l’une contre l’autre, et parfois un même rire les ramassait toutes et rendait plus sensible encore la cohésion de leur groupe. Que leur racontait la discoureuse ? Leur décrivait-elle à sa façon les mœurs des Parisiennes ? Les excitait-elle à s’émanciper et à ne pas souffrir que leurs maris prissent des concubines ? J’ai appris ensuite qu’il y avait, en effet, dans ses propos, quelque chose de cela, et que, dans cette chaude nuit, sous les branches inertes, la civilisation chinoise avait subi un nouvel assaut. Tout change en ce moment dans le monde.
Tout change, et c’est même l’importance de ce changement, étendu pour la première fois à l’humanité tout entière, qui donne à notre époque son principal caractère. Depuis que les empires des Aztèques et des Incas s’étaient écroulés, la civilisation chinoise gardait seule le prestige d’un développement indépendant. Ses lois, ses mœurs s’opposaient aux nôtres. Il n’était pas jusqu’à la palissade des caractères qui ne défendit son âme imprenable. Mais difficile à comprendra, cette société, naguère encore, était facile à décrire. Elle présentait l’ensemble le mieux composé que le monde ait vu et, s’il est permis de parler ainsi, le plus grand ballet de l’histoire. Il était charmant d’en être le spectateur. C’est fini de cette vieille Chine imposante, pleine et gorgée d’elle-même, monde suffisant qui laissait glisser sur lui la curiosité de l’étranger. Comme l’éclat des nuages meurt à la disparition du soleil, tout un ensemble d’idées s’est éteint avec la fin de l’Empire. On n’aperçoit aucune chance de restauration durable. Lors même qu’un empereur régnerait de nouveau, l’ancien système n’en serait pas rétabli. Yuan-Cheu-Kai, mélange de fourbe et de violence, personnage chinois s’il en fût, a précisément succombé aux forces nouvelles qui se sont fait jour. D’autre part, la République n’est qu’un nom. Méconnu dans les provinces, le Gouvernement de Pékin est ouvertement nié dans le Sud. La force réelle est aux généraux, particulièrement éloignés de l’influence européenne, occupés seulement de leurs intérêts, qui s’opposent ou se rapprochent, mais en restant toujours prêts à s’unir contre celui d’entre eux qui s’élèverait au-dessus des autres. Ils s’appuient sur les soldats qu’ils lèvent, mais ceux-ci, mal payés, toujours prêts à la défection ou au pillage, ne font à leurs maîtres qu’un piédestal incertain. L’influence de l’Occident ajoute à la confusion. Elle ne trouble pas encore le fond de l’âme chinoise, mais, comme le vent bouleverse la chevelure d’une tête impassible, elle agite et soulève les étudiants. Savent-ils seulement ce qu’ils veulent, ces jeunes gens si impatients d’agir, ou plutôt de se manifester, si avides d’apprendre, ou plutôt de savoir ? Certains d’entre eux, surtout ceux qui ont été instruits en Amérique, paraissent décidés à imposer à leur vieux monde les cadres et les formes des pays d’où ils reviennent. Mais les rapports qu’ils ont eus avec les étrangers n’ont fait qu’exciter en eux un patriotisme plus susceptible, et ils sont, pour la plupart, moins désireux de se rapprocher de notre esprit que de nous dérober le secret de notre puissance.
La politique prend ces jours-ci un tour imprévu. Le parti qui gouverne, menacé par ses ennemis, a relevé leur défi. Le Président de la République, sans pouvoir, puisqu’il est sans soldats, a dû signer les décrets qui lui ont été imposés, par où il destitue les généraux du parti adverse. On dit que les deux armées se sont déjà rencontrées. C’est le moment de la plus forte chaleur, et la fatigue qu’elle impose aux nerfs ajoute encore au malaise. Les étrangers s’interrogent mutuellement, et l’on ne sent jamais mieux qu’en de pareilles occasions que leur curiosité éraille à peine la surface d’un monde dont les mouvements profonds leur échappent. Certains veulent à tout prix distribuer des drapeaux d’idées dans ces rivalités d’intérêts. La seule chose qui colore un peu la lutte, c’est que le Japon soutient le parti régnant à Pékin : encore ne faut-il pas oublier que, quel que soit le vainqueur, il tombera presque fatalement, dès qu’il voudra s’affermir, sous l’influence japonaise. Pour le reste, les figures des différents généraux ont peu de couleur : elles ne sortent pas de l’immense grisaille chinoise. Un d’eux, opposé à la faction de Pékin, s’essaye au rôle de soldat-citoyen, et rallie à ce titre quelques admirateurs crédules. Un autre, parmi les partisans du Japon, le plus décrié, convaincu d’avoir naguère abattu à coups de revolver, après l’avoir attiré par une invitation à diner, un de ses adversaires, est aussi celui qu’on représente comme le seul travailleur, le seul caractère décidé engagé dans ces intrigues. En vérité, ces désordres sont liés à un état général qui doit les produire et les ramener bien des fois, et les étrangers qui attendent naïvement que cette crise ait un effet décisif ressemblent à des spectateurs des tragédies classiques, qui viendraient chercher, dans les représentations interminables du théâtre chinois, une exposition, une péripétie et un dénouement. Cependant Pékin a peur.
Pékin a peur et cela ne se voit qu’à peine au frémissement de certains visages jaunes. Mais, devant l’hôtel français construit en face des légations, c’est un va-et-vient d’autos incessant. La plupart des hommes politiques qui font retenir des chambres dans cet endroit sûr, pour s’y réfugier en cas de danger, sont les mêmes qui demandaient, il y a quelques jours encore, la suppression du privilège d’extra-territorialité. Pour le moment, tous les Chinois cherchent à profiter de son existence. Les boutiques sont mornes et dégarnies, les marchands ne font plus d’affaires, on dirait d’un peuple d’insectes avant l’orage. Mais, dans les rues qui mènent au quartier des légations, coule une affluence continue de véhicules, chargés de paniers, de ballots, de caisses. Chacun vient abriter chez les étrangers ce qu’il a de plus précieux. Cependant les soldats recrutent des coolies de force, requièrent les charrettes des paysans, comme cela pouvait se faire à l’époque des Trois-Royaumes, et il y a dans ces troubles mêmes, au milieu des vaines apparences empruntées à l’Occident, une sincérité historique qui plait à l’esprit. Mais, comme ces vexations menacent tous les passants, chaque Chinois, pour peu qu’il y ait le moindre droit, se couvre d’un pavillon étranger. J’en ai vu un qui s’en allait ainsi sur une bicyclette où il avait attaché un drapeau japonais : ce n’est certes pas le plus aimé, mais ce n’est pas le moins respecté.
Après diner, quand la chaleur est un peu moins lourde, nous parcourons la ville silencieuse, ou nous allons dans les gares. Les communications ordinaires sont interrompues et, pour que Pékin ne restât pas isolé du monde, le corps diplomatique, conformément au traité qui suivit le soulèvement des Boxeurs, a pu obtenir qu’on mît en marche, tous les matins, un train pour Tien-Tsin, gardé par les soldats des légations. Le reste du temps, il ne part ou n’arrive que des troupes chinoises ; il est déjà revenu des blessés, et ces départs, ces arrivées, donnent lieu à des scènes brusques, saccadées, incohérentes, qui se détachent sur un fond d’apathie et de somnolence. Le plus souvent, la nuit, nous trouvons les gares vides ; un officier y traîne d’un pas mou, des coolies dorment insensiblement, le corps cassé sur l’asphalte dur, sur des tas de planches. Parfois arrive devant la gare une troupe qui va embarquer. Les soldats se rassemblent sur la place, sans mettre dans leurs mouvements aucune rigueur militaire, mais plutôt avec un désordre adroit où ils finissent par se retrouver ; ils ont bien moins l’air de soldats que de jeunes serviteurs lestes et discrets. Pas un qui n’ait son éventail passé dans la ceinture. Soudain ils s’accroupissent, ce qui est ici la posture du repos, et un vieil officier imberbe, étendant les mains, commence un discours, d’une voix trop basse pour qu’on puisse entendre. Dès qu’il a fini, les hommes se dispersent avec le plaisir enfantin qu’ont les soldats de tous les pays à être un instant lâchés. Ils vont acheter des gâteaux, des cigarettes, un gobelet aux petits marchands qui les attendent. Ils sont très jeunes ; ce sont, pour la plupart, des fils de paysans, — presque jamais l’aîné ni le second, — que la misère a forcés à s’enrôler. Ils touchent quatre dollars par mois, si on les leur donne, et ont, en fait, une grande commodité à déserter impunément lorsqu’ils sont las du service. On me dit qu’ils manquent d’entrain et de mordant. Ne nous en plaignons pas. Pour moi, j’ai été surtout frappé de leur air de docilité. Ils m'ont fait l’effet d’une glaise qui attend encore son sculpteur.
Cette nuit, comme nous revenons et que l’auto suit une de ces longues avenues qui coupent la ville, je vois, au haut d’une longue perche, un fanal allumé ; cela désigne des bains publics, et mon compagnon me propose de me les faire voir. Je me récrie, il est minuit. Il m’assure que nous serons reçus tout de même. Nous entrons et, dans la lumière douteuse, j’aperçois autour de la grande salle des garçons de bains endormis, allongés sur le dos, tout nus, un éventail entre leurs doigts, leur peau glabre et satinée lustrée d’un peu de moiteur. Réveillés par les intrus que nous sommes, leur visage ne montre pas d’humeur ni de surprise. Mon compagnon leur parle, et il doit faire quelque plaisanterie, car je les vois rire : ils nous montrent de bonne grâce les piscines communes, les chambres séparées, les étuves, puis nous reconduisent avec des hochements de tête et des sourires. Revenus dehors, nous voulons aller jusqu’à la maison de Toan-Si-Joué. C’est le vieux maréchal commandant des forces militaires du parti qui domine pour le moment à Pékin. Il est mêlé depuis longtemps à la politique, et il est entouré d’un grand respect, car beaucoup de généraux, même parmi ceux qui combattent présentement contre lui, ont été ses élèves, et ce genre de relations, en Chine, est ce qui compte le plus ; il sait à l’occasion tourner quelques vers ; on le dit très adonné à l’opium, et on a pu le voir, plusieurs fois, ces jours-ci, passer sur le quai d’une gare jusqu’à son wagon, l’air insensible, respectueusement soutenu par deux officiers. Au moment où l’auto tourne, pour entrer dans la rue où il habite, un cordon de soldats nous arrête : on ne passe pas.
Les nouvelles de la guerre civile deviennent plus claires : il parait que les troupes de Toan ont eu l’avantage, et aussitôt il ne manque pas d’experts, parmi les étrangers, pour dire qu’il n’en pouvait être autrement, pour plusieurs raisons, dont la première est que le parti victorieux avait l’appui des Japonais. Sur ces entrefaites, nous sommes invités, le Français très distingué dont je suis l’hôte et moi-même, à diner le soir dans un des temples de la montagne, aux environs de Pékin. Ces temples sont le seul agrément de cette campagne ; sur les pentes nues et brûlées, ils rassemblent encore quelques arbres et les étrangers, l’été, les louent aux prêtres qui les habitent, pour y passer les semaines les plus chaudes. Nous parlons à la fin de l’après-midi : on ferme chaque soir les portes de la ville, mais nous sommes munis de toutes les autorisations nécessaires pour nous les faire ouvrir la nuit à notre retour. Nous sommes contents de nous échapper pour quelques heures. Après avoir traversé la plaine, nous laissons l’auto au bas d’un ravin et nous montons à pied vers le temple de Pi-yun-sse. Un eunuque riche et bien en cour le fit bâtir vers la fin des Ming, pour y mettre son tombeau. L’endroit est joli et d’un charme étroit ; des cours successives enferment des arbres fleuris, des pavillons délabrés, aux toits desquels la ruine donne des lignes houleuses, et on a le plaisir, si rare en Chine, d’entendre ce bruit de l’étranglement frais et doux que fait une source. Plus haut, un grand portique arrête les yeux et derrière lui, le dominant, surgit une masse de marbre blanc, avec son haut escalier, sa plate-forme portant cinq stupas sculptés, derrière laquelle il n’y a plus que le tertre boisé où se dérobe la tombe.
Quand nous parvenons au temple, la nuit est faite et la dernière pâleur du jour semble réfugiée dans la grande masse du marbre. Sur la terrasse, la table servie nous attend avec ses deux lumières que presse doucement l’ombre tranquille. Au loin, quelques points brillants signalent Pékin. Mais à peine jouissons-nous de cette douceur qu’on vient chercher mon compagnon. Appelé au téléphone qui aboutit près d’ici, au dispensaire fondé par le médecin français dont nous sommes ce soir les hôtes, il reparait bientôt avec des nouvelles : tout est changé, les troupes de Toan ont été battues, elles vont se répandre en fuyards et en pillards jusque sous les murs de la ville. Celle-ci, pour ne pas les laisser entrer, ne rouvrira plus ses portes. On nous presse de revenir sur l’heure. Mais il fait trop bon pour que nous ne dînions pas d’abord. Ce n’est qu’ensuite que nous redescendons vers les autos. Nous traversons un hameau où frémit à peine une vie furtive. Si les pillards arrivent, les pauvres paysans qui sont là blottis souffriront beaucoup. Mais des pas courent derrière nous : c’est le petit magistrat du lieu qui nous aborde avec mille politesses, s’incline, serre les poings sur sa poitrine, nous conjure de ne pas nous aventurer dans la nuit et de remettre au lendemain notre retour. Nous le remercions et continuons notre route. Nous remontons en auto, et comme il y a sur notre chemin un petit hôtel où les étrangers viennent souvent se reposer, nous y faisons halte pour téléphoner encore à Pékin. Mais nous voyons alors que la garde des portes n’entend pas avoir l’embarras de notre retour nocturne. On nous répond que les pillards sont déjà là qu’ils pourraient prendre nos autos, et qu’il y va de notre sûreté de ne revenir que le lendemain. Alors, au moins, nous ouvrira-t-on ? Là-dessus, pas de réponse précise. Le tout, pour les gens d’ici, c’est d’échapper aux difficultés présentes, de les rejeter dans le vague de l’avenir. Sur ces entrefaites, l’officier qui commande au village voisin se présente à nous : il nous avertit que la route est barricadée et que nous ne saurions passer. Dehors, la campagne est noire et tranquille. Mais il doit y avoir dans cette ombre des sentinelles effarouchées qui, à la première alerte, lâcheraient leur coup de fusil. Nous remettons au jour suivant la suite de notre aventure et nous nous étendons pour dormir, si les moustiques nous le permettent.
À l’aurore, nous sommes debout. La lumière est jaune, il fait déjà chaud et, dans un champ de lotus, un vieux paysan, à l’air goguenard, cueille les grosses fleurs pour nous les vendre. Nous repartons. La route qui mène à Pékin, très fréquentée d’habitude, fuit, déserte, dans le soleil. Enfin, le faite des remparts apparaît. Les autos courent à travers le faubourg, arrivent au dernier tournant, et débouchent devant la porte : la porte est fermée.
J’avais déjà admiré la vieille muraille, mais jamais, je l’avoue, avec autant de conviction qu’aujourd’hui. Elle élève au milieu du ciel la maison de bois qui la surmonte et des hirondelles donnent leurs coups de ciseaux autour de ses grands créneaux moroses. Nous pénétrons dans le petit poste extérieur, accoté au bas du rempart et mes compagnons recommencent à parlementer. Mais qui prendrait sur soi de nous faire ouvrir ? Le seul souci des Chinois dans une pareille occurrence, est de ne se charger d’aucune responsabilité. Il y a là quelques soldats et deux ou trois employés civils, dont un petit homme tout racorni par l’opium, qui semble en avoir fait un bibelot translucide. Il rit, s’empresse et engage aussitôt avec l’un de nous une conversation alerte et futile sur le produit de l’octroi. L’ennuyeux serait que ces fuyards dont on nous menace se missent à arriver, car, alors, Pékin resterait clos et rien ne desserrerait cette contraction de la peur. Justement en voici un, deux, trois, d’une pauvre mine, à la vérité, las, défaits, ayant encore un brassard aux couleurs de leur général. Ils entrent dans le poste, échangent quelques mots avec les soldats de la porte, sans se marquer d’aversion ni d’amitié. On dirait plutôt une de ces rencontres prudentes d’insectes, quand ceux-ci ne font que se tâter du bout de leurs antennes. Ces soldats, comme nous, voudraient rentrer dans cette ville où leurs chefs étaient les maîtres il y a quelques jours et qui refuse à présent de les recevoir. Quant à nous, nous attendons, la chaleur augmente ; l’employé-bibelot lui-même s’est tu. Voici encore deux ou trois fuyards. Enfin un ordre arrive : grâce à l’entremise de notre légation, il parait qu’on va vraiment nous ouvrir. Des appels viennent de l’autre côté de la porte. On entend un puissant bruit de chaînes et un grincement de verrous qui feraient merveille dans un mélodrame. Enfin l’un des vantaux énormes s’ébranle, nos autos pénètrent dans la demi-lune du bastion, tandis qu’un cordon de soldats barre le passage derrière nous. La seconde porte s’entr’ouvre ensuite ; l’immense enceinte nous avale ; nous sommes rentrés.
Pendant des semaines, Pékin reste ainsi claquemuré, de peur d’une invasion, d’un pillage. On raconte pendant ce temps comment la défection d’une division a changé le sort du combat, comment un général du parti vaincu a lancé, pour s’enfuir plus vite, le train qui l’emportait, sur ses propres troupes. Pourtant, comme il faut nourrir la ville, quelques-unes de ses portes s’entrebâillent à la fin du jour, et alors les bons campagnards entrent à la hâte, chargés de paniers, de légumes verts. Ces jours d’inertie et d’inquiétude sont les plus chauds de l’année, et la chaleur, paraît-il, dépasse encore ce qu’elle est d’ordinaire. L’enceinte fermée y ajoute on ne sait quelle idée d’étouffement. Il ne tombe pas une goutte d’eau. Parfois une lointaine caravane de nuages apparaît, mais, au-dessus de ces pays envieux, elle s’en va lentement, en emportant son eau comme un trésor. D’autres jours souffle un vent suffocant, qui élève des fantômes de poussière si hauts que la lumière en est offusquée. Alors on se renferme du mieux qu’on peut. Seuls quelques pauvres tireurs de pousses continuent leur trot machinal. Ceux qu’ils traînent déploient un foulard sur leur figure pour se protéger, et comme le vent l’applique aux yeux caves, aux pommettes osseuses, on croit voit soudain, sous le ciel qui n’est qu’une fumée, une ville fantastique où des esclaves traîneraient des morts.
Le plus souvent, rien ne trouble la fadeur des heures. Étendu dans une chambre, on laisse le soleil régner dehors, et, sans être capable d’aucun travail, on essaie d’user le temps jusqu’au soir. Enfin l’astre a disparu ; quelques petites étoiles s’ouvrent, rouges comme des yeux irrités. Des chauves-souris effumées tournent et plongent autour des maisons. Mais à peine l’absence du tyran a-t-elle apporté un soulagement presque imaginaire qu’une lune énorme et poudreuse apparaît pour le remplacer. La chaleur ne cède pas, le jour continue ; minuit même ne sera qu’un midi plus pâle. Les cigales donnent toujours leurs coups de scie dans l’air embrasé. On voudrait ouvrir on ne sait quelle fenêtre close, briser une vitre dans ce ciel fermé. Le corps fiévreux est aussi incapable de repos que d’activité. Il succombe enfin, et l’on s’endort d’un mauvais sommeil, tandis que dehors le soleil se lève, que les collines lointaines se déploient comme des tentures et que des corbeaux volent à travers l’aurore, en poussant leur cri si dur et si rauque qu’il ressemble à un aboiement.
Les soleils couchants sont à Pékin d’une variété et d’une richesse admirables, parfois profonds et clairs, tels qu’on y sent déjà toute la délicatesse du Nord, le plus souvent, l’été, troubles, funestes, méchants, avec des coulées de violet, de bleu-noir, où l’on croit retrouver toutes les recherches de la céramique chinoise. Aujourd’hui, de la terrasse qui couvre le toit de l’hôtel, je regardais le couchant : les montagnes de l’Ouest appliquaient sur le ciel leur cloison grêle et délicate. Le soleil venait de disparaître derrière elles, mais une vaste haleine, un souffle d’or pur soulevait encore l’espace à l’endroit où il s’était abîmé. Des nuages effilés brillaient de teintes si crues et si irritées qu’il me semblait que les couleurs m’étaient révélées dans leur pureté, et que j’apercevais pour la première fois le violet, le jaune, le vrai rose. Je ne pouvais détacher mes yeux de cette fête presque cruelles ou manquait la douceur des teintes mêlées qu’on voit sur la terre. Quand j’en détournai enfin mes regards, la ville, en bas, s’était rembrunie, tassée, résumée, mais les grands toits simplifiés des palais impériaux, surgissant au-dessus d’elle, imposaient à l’esprit l’aspect d’où leur vient peut-être encore leur contour, la forme primitive des tentes.
Alors, je me suis laissé tomber tout d’un coup dans l’abîme historique. J’ai revu la Chine antique, en ordre dès l’origine, depuis les trois Souverains, les cinq Empereurs, ceux dont le corps, tel qu’on le voit sur les stèles, s’enlaçait inférieurement aux formes des bêtes, ceux qui dominaient par l’influence, et dont le règne entier n’était qu’un acte immobile, et ceux qui, sobres, diligents, industrieux, endiguaient les fleuves, perçaient les montagnes, faisaient des tournées à travers l’Empire, usant d’un char pour courir les routes, d’une barque pour naviguer les rivières, d’un van pour glisser sur la boue, de crampons pour escalader les montagnes. Chacun régnait par la vertu d’un élément dont il prenait la couleur. Jamais, peut-être, une société humaine n’a été plus étroitement associée à l’ordre du monde. Chaque fonctionnaire n’était que le dédoublement et la transfiguration d’un agent naturel. Chaque trouble de l’univers avertissait d’un dérangement dans l’État. Un beau temps trop prolongé signifiait l’incurie de l’Empereur ; un ciel couvert, sa lourdeur d’esprit ; des pluies excessives, son injustice ; la sécheresse, sa négligence ; un vent violent, sa paresse ; une éclipse de soleil dénonçait la prédominance indue de l’Impératrice. Si des cerfs paraissaient dans les faubourgs, cela voulait dire que les flatteurs emplissaient la Cour. Quand les oies sauvages se retiraient au fond des campagnes, c’était une image visible de l’éloignement des sages.
Dans cet univers sans fissure, il ne restait de place pour rien de fortuit. Même le monde délirant du rêve était réduit à un sens exact. Des officiers parcouraient l’Empire afin de noter les songes. L’avenir se rendait aux devins, qui consultaient la tortue et l’achillée. Une numération exacte enfermait les choses. Il y avait les cinq châtiments, les six devoirs, les cinq rites, les cinq notes et les huit instruments. Quand l’Empereur était vertueux, l’ordre régnait par cela même. Coiffé d’un chapeau carré à brides rouges, le Fils du Ciel labourait son champ ; les princes labouraient le leur, coiffés d’un chapeau carré à brides vertes. Une musique pure et correcte rendait compte de l’harmonie de l’Empire. Les cent familles étaient heureuses. Le phénix mâle et le phénix femelle venaient se poser sur les toits du palais.
Toutes ces vastes civilisations de l’Asie antique nous imposent pareillement par leur façon impassible d’aplanir et de diviser les masses humaines qui leur servent d’assises. Mais nulle part le pouvoir de l’idée centrale n’est si grand que dans l’ancienne Chine. La règle n’y contient pas seulement les inférieurs. Elle s’élève jusqu’à l’Empereur, elle le soumet, lui aussi, et il n’est que l’emblème exposé à tous des obligations et des rites auxquels chacun doit s’astreindre. Rien ne limitait le faste délirant des rois d’Assyrie ; mais l’Empereur, en Chine, emportait comme des épines, dans l’appareil même de sa gloire, quelques détails destinés à le rappeler à sa simplicité. Sur son char de cérémonie, les nattes étaient de jonc ordinaire. Sa guitare aux cordes rouges était trouée à dessein, pour que la rudesse des sons vexât l’oreille et l’empêchât de s’habituer à de trop molles harmonies. Dans ce besoin de se morigéner, on reconnaît l’esprit de privation d’une société agricole, et ainsi, dès l’ouverture des âges, nous apparaît l’édifiante, l’imposante médiocrité chinoise. Mais un autre trait marque cette première Chine : c’est la louange particulière donnée aux Empereurs inactifs, à ceux qui gouvernaient mieux l’Empire par leur immobilité centrale qu’ils n’auraient pu le faire au prix de beaucoup d’efforts. Sans doute l’Asie n’a jamais cru à l’action, elle l’a humiliée aux pieds de la spéculation et du rêve. Mais il appartenait au génie chinois, moins désintéressé et plus positif, d’implanter l’inaction dans l’action même, d’en garantir l’excellence, d’y voir un moyen efficace d’influence et de pouvoir. Ainsi se faisait le grand partage. La religion, la pensée pure et la poésie s’épanchaient d’ailleurs, de l’Inde inventive qui nourrit les âmes. Mais, comme Rome en Occident, la Chine étonnait les peuples par la solidité de son aplomb et la fermeté de son ordonnance, elle s’imposait à eux par sa majesté politique. Depuis les premiers jours de l’histoire jusqu’au siècle où nous vivons, son Empereur immobile a été pour les nations qui l’apercevaient le type auguste de sa puissance.
La crise politique qui vient d’agiter la Chine du Nord est pour le moment conjurée. Comme on remet en ordre des meubles dérangés par une querelle, ainsi l’on a rétabli l’appareil fictif qui recouvre ici l’anarchie. Toan et son parti ayant succombé, le Président de la République a désavoué les mesures qu’il avait prises sur leur injonction. Il s’est, comme les Empereurs, accusé dans un document public et chargé de toutes les fautes, sans pour cela se démettre. Les ministres de l’ancien Gouvernement ayant été décrétés d’accusation, on les recherche et leurs photographies sont affichées à tous les carrefours, ce qui me vaut de revoir ainsi, mis au pilori, en grand habit et couverts d’ordres, la plupart des personnages avec qui j’ai eu l’honneur de dîner à mon arrivée. Tout le monde, du reste, sait qu’ils sont réfugiés à la légation japonaise. Pour le cas où ils voudraient s’en échapper bien ostensiblement et se faire prendre de bonne grâce, on a placé une garde à chaque porte du quartier des Légations. Ainsi les apparences sont sauves, et ils s’échapperont en fait quand il leur plaira. Cependant Tchang-So-Lin, le puissant général qui règne à Moukden, sans avoir pris part à la guerre, s’est saisi de la victoire. Il a près de trois cent mille hommes de troupes, certaines bien entretenues, et pourvu qu’il s’entende avec les Japonais, il est le maître de faire bien des choses. C’est, dit-on, un ancien brigand, qui n’en serait pas moins de bonne origine, car, sa famille ayant été exilée en Mandchourie à la fin de l’Empire, et étant tombée dans la dernière misère, ce serait pour la secourir qu’il aurait fait choix de cette profession décriée. Certains, parmi les étrangers, vantent son audace et sa décision, d’autres assurent qu’il n’obéit qu’à l’intérêt le plus grossier.
Tchang-So-Lin arrive aujourd’hui à Pékin : je suis venu voir son entrée. Le ciel est gris, le pavillon à cinq bandes flotte sur les édifices publics ; la porte de la ville impériale, qui fut brûlée par les Boxeurs et restaurée depuis, surgit, avec ses toits cornus, comme un énorme taureau, sur la base qui l’isole entre les deux gares. Devant celle où doit arriver le général, on a dressé un petit arc de triomphe aux couleurs tendres, minutieux et mignard comme un ouvrage de vieille fille. Sur le trottoir, les soldats de police, d’un mot guttural, enjoignent au peuple de passer vite et bientôt le vide se fait ; les soldats rangés portent, épinglée sur leur tunique, une fleur de papier avec une banderole. Des cavaliers ont mis pied à terre, près de leurs montures mongoles, que dépassent quelques grands chevaux du Turkestan. De temps en temps, un auto fuit à toute vitesse. Enfin, une trompette jette un long cri. Alors commencent à défiler pèle-mêle de petits chariots chargés de bagages, des charrettes, toute une cohue que fendent des autos, portant parfois jusqu’à quatre officiers debout sur chacun de leurs marchepieds, de sorte qu’on peut à peine apercevoir, dans le fond, un général gras et bouffi, avec ses décorations et sa fleur de papier sur la poitrine. Soudain, lancés comme une poignée de cailloux, quelques cavaliers passent au galop, les uns montant leurs petits chevaux avec une aisance qui rappelle les Mongols des vieilles peintures, les autres, au contraire, inquiets et ballottés sur les leurs. Un gros officier, vacillant comme un sac, accroche fortuitement mes regards : ils sont passés et je n’ai pas vu Tchang-So-Lin, qui était pourtant dans la troupe. Telle a été l’entrée à Pékin de l’homme qui y est le maître.
Maintenant s’avance une compagnie de fantassins, annoncés par des clairons plaintifs et par deux grands étendards rouges, où éclatent en blanc les caractères qui composent le nom du chef. Les deux premiers rangs portent haut des hallebardes d’honneur, parées de houppes rouges. Au dernier rang marchent des mitrailleurs avec leurs engins, et ce n’est jamais sans un étrange malaise qu’on voit nos armes entre ces mains étrangères. Ils défilent d’un pas mou, avec leur visage impersonnel, leur air somnolent, comme traînés par la sonnerie de leurs clairons malheureux.
Le soir, le vieux Toan, vaincu qu’on respecte, a galamment envoyé tout un repas à son rival triomphant : les vieilles manières subsistent encore.
Le peuple, cependant, que pense-t-il ? se borne-t-il à subir ces changements avec la seule espérance de ne pas trop en pâtir ? Prend-il parti dans ces luttes ? Ces jours-ci, beaucoup ont pavoisé, mais un peu, semble-t-il, comme des gens qui craindraient d’être molestés et qui se dépêcheraient d’avertir qu’il leur est arrivé quelque chose d’heureux, de peur qu’on ne leur prouvât le contraire.
Sortons, plongeons-nous dans ce peuple. Un véritable observateur ne dédaigne jamais ce qui est offert à tous. Dans cette foule qui me coudoie sont répandus, comme en poussière, les caractères qui font la différence des deux mondes. Je me trouve aujourd’hui dans une petite rue qui fuit entre ses murs bas, surmontés de quelques tristes feuillages. Une vieille s’en va dans un pousse, son maigre chignon piqué d’une fleur, tout le bas de son visage rogue et sec engagé dans un goitre énorme. Des enfants jouent languissamment devant une porte. Une femme fait quelques pas, en vacillant sur ses moignons triangulaires, pareille à ces oiseaux qu’on a estropiés pour les empêcher de s’enfuir. Les marchands ambulants passent, l’un après l’autre, chacun s’annonçant par un bruit particulier. Le coiffeur tient un diapason qu’il fait vibrer par moments ; le vendeur de gâteaux entrechoque deux coupelles de cuivre ; un autre joue d’une cliquette de bois ; un autre tient dirigé vers la terre le long manche d’un tambour, que viennent battre deux noyaux durs attachés à des lanières. Ce furtif frisson sonore s’échappe de l’espalier de grelots qui surmonte le petit meuble où le raccommodeur emporte son attirail. Tous ces bruits ont quelque chose de sourd et de contenu, qui associé à la vie toujours pareille, à l’effort infime et tenace de ces petits marchands, évoque l’idée d’un monde d’insectes. On dirait que le grillon et la sauterelle s’avertissent entre eux, d’un appel assez distinct pour être reconnu, assez étouffé pour ne pas donner l’éveil à l’oiseau qui, peut-être, les guette. Seul, dans cette universelle prudence, retentit un son clair, limpide, comme si celui qui s’annonce ainsi n’avait rien à craindre de personne : c’est le gong argentin d’un aveugle.
Revenons dans une grande rue. Voici les restaurants, avec les cratères de leurs fourneaux, les petits pains cuits à la vapeur, boulets de pâte fumante. Des coolies broutent leur riz dans un bol. Un enfant nu enfonce tout son visage dans une tranche de pastèque. Des marchands gras, demi-nus, viennent, du fond de leur boutique, happer un peu de fraîcheur, comme ces poissons qu’on voit, par les jours d’été, remonter vers la surface de l’eau. Des mendiants ont des figures insensibles qui ressemblent, en vide et en nul, aux visages sublimes des ascètes, des contemplateurs. Mais ces détails ne ressortent point, ils sont pris dans un ensemble d’où il faut faire un effort pour les dégager : on ne voit d’abord qu’une multitude où tout se tient, et la chaleur semble rendre plus compacte encore cette pâte d’êtres.
Seul, parfois, l’éclat d’une querelle rompt l’atonie de cette foule, et à voir la rage hystérique, l’air gauche et furieux des deux adversaires, qui se regardent avec l’envie de se dévorer, et l’embarras de ne pas savoir comment faire, on comprend quelle violence d’instincts les rites ont tenue en bride. Mais ces disputes sont rares. Chacun des passants va à ses affaires sans se détourner. Les badauds mêmes n’offrent aux accidents de la rue qu’une curiosité terne, pareille à une glace sans tain. Les visages n’ont pas de regard ; les inflexions des voix ne sont jamais caressantes. On emporte l’impression d’un peuple indifférent, insensible, et c’est bien là l’un des points sur lesquels on croit d’abord saisir une différence capitale entre les deux mondes. On trouve ici de la bonhomie bien plus que de la douceur. Même dans les petites boutiques où l’on est reçu avec le plus de politesse, s’il arrive qu’on se heurte, qu’on se cogne assez rudement, les bonnes gens éclatent de rire. Telle est leur réaction naturelle. J’en ai vu rire ainsi devant des accidents graves, qui n’étaient à leurs yeux que des mésaventures comiques. Ils auraient aussi bien ri devant une mort. A Pékin, lors de la dernière tentative de restauration, les soldats impériaux et républicains tiraillaient sur une place : deux troupes du même parti s’étaient séparées pour s’abriter et auraient voulu communiquer par un messager. Mais il fallait passer à découvert sous le feu de l’ennemi. C’était la mort assurée. Les hommes de l’un des groupes avaient un enfant avec eux : ils lui persuadèrent de tenter la chose. L’enfant ignorant les crut, sortit, fut tué. Tous les soldats rirent. A la prise de Canton par les troupes anglo-françaises, en 1857, les coolies, qui s’étaient mis au service des alliés, grisés par la bataille, en firent bien plus qu’ils n’y étaient obligés et se mêlèrent vraiment au combat. L’un d’eux ayant eu la tête emportée par un boulet, cela fit rire aux éclats tous ses camarades.
Une des raisons qui contribuent à rendre pauvre l’aspect de la foule chinoise, c’est qu’elle est peut-être celle où les femmes jouent le moindre rôle. La femme, ailleurs, est une source immense de poésie, soit, en Europe, par l’évidence où elle se produit, soit, en Orient, par le secret qui la couvre. Elle n’est ici ni réservée ni offerte, réduite seulement à un abaissement sans mystère. Vêtues d’une courte blouse, et de l’étroit pantalon noir, clopinant sur leurs pieds infirmes, les cheveux tirés, la figure revêche, les Chinoises ordinaires ne se signalent que par la morne coquetterie de quelques bijoux, auxquels elles n’ajoutent point de sourire ni de regard. Les plus jolies n’ont qu’un charme d’effacement. Les femmes Mandchoues sont plus belles, grandes et droites, dans la robe qui les inonde du cou jusqu’aux pieds, avec leur anguleuse coiffure de soie noire, leurs larges yeux immobiles, leur air d’idoles et leurs joues de fard.
Parfois, dans cette foule, aussi distincte d’elle qu’un vaisseau des flots qui le portent, une cérémonie apparaît : ce sont des cortèges funéraires ou nuptiaux, qui d’abord, pour l’étranger, ne se distinguent guère les uns des autres. On aperçoit, au-dessus des têtes, des cigognes de papier, ou, branlants, oscillants, tout formés de verdure, ces gros lions chinois pareils à des caniches épouvantables, qui tombent dans le bouffon, malgré leurs efforts pour rester terribles. Ce matin, je me trouve sur le passage d’un grand enterrement. Le ciel est gris, un vent aigre tourmente les jupes brodées des parasols d’honneur. Des hommes avancent sur deux rangs, vêtus de chemises vertes, serrées à la taille, où sont peints au pochoir des caractères couleur de rouille. Ils ont des chapeaux de feutre, plats comme des assiettes, avec un plumet dépenaillé piqué au milieu, et tiennent des hampes rouges terminées par des emblèmes bouddhiques de bois doré. Voici les grandes poupées de papier, serviteurs et concubines, qu’on va brûler pour les envoyer au mort, et qui, avec leur niais sourire, leur air de légèreté et d’inanité, semblent déjà tout prêts à s’évaporer dans les flammes. Des enfants portent sur des planchettes des pavés de papier doré, qui, dans cet appareil illusoire, représentent les richesses qu’on destine au défunt ; d’autres tiennent des bouquets de fleurs artificielles, dont les couleurs tendres semblent transir sur le fond du ciel menaçant. De place en place, marchent des hommes en culotte de toile, aux mollets et aux pieds nus, habillés, comme nos anciens forçats, d’une camisole et d’un bonnet écarlates, et tenant un gong qu’ils frappent parfois, pour régler les mouvements du cortège. Quand celui-ci s’arrête, les enfants plaisantent, rient entre eux, ou bien carguent à grand peine, ainsi que des voiles, les pans des fastueux parasols, où l’on voit alors, comme des oiseaux qui se posent, les dragons et les phénix se replier sur les grosses pivoines vineuses. Des figurants se grattent, d’autres fument une cigarette ; ce sont les gueux les plus sales de Pékin et l’on n’a rien fait pour leur donner un air présentable. Ce qui manque le plus aux cérémonies de l’Asie, c’est cet apprêt bourgeois qu’on voit dans les nôtres : il y règne, au contraire, plus de pompe que de soin, un mélange d’apparat et de négligence, de faste et de guenille, qui a sa grandeur. Le gong retentit de nouveau, le cortège se remet en branle. On entend maintenant des mugissements, et bientôt l’on voit avancer des hommes qui soufflent par moments dans de longues trompes de bois, tandis que d’autres heurtent des tambours, dont les tabliers brodés pendent sur leurs pantalons en loques ; puis vient une charrette chinoise, tendue de rouge et de vert, puis une chaise fleurie où trônent la tablette et le portrait du défunt, mais, par une innovation qui atteint la cérémonie en plein cœur, ce n’est plus, au lieu d’une peinture comme autrefois, qu’un agrandissement photographique : un orchestre, ensuite, secoue ses sonnailles, puis apparaît un parasol particulièrement magnifique, qui accable de sa gloire les trois porteurs à mine de singe occupés à le soutenir.
Maintenant les figurants sont en blanc, comme pour annoncer le progrès du deuil ; des bandes de toile couvertes de caractères flottent au vent ; des enfants s’écoulent d’un pas plus pressé, en portant des coffrets, des vases ; des prêtres marchent derrière eux, en robes de toile grise ; un groupe d’hommes les suit à pas lents, un chrysanthème de papier blanc épingle sur la poitrine : c’est la famille. Plusieurs sont coiffés de chapeaux mous à l’européenne, mais les parents proches ont observé tous les rites. Ils sont chaussés de bottes blanches, coiffés de bandeaux blancs aux houppes de laine, vêtus d’une toile blanche qu’ils portent non bordée et même tachée, pour témoigner de l’égarement où les a jetés la douleur. Le principal, un homme long et maigre, s’appuie au bâton rituel, qui doit être en bois de coudrier, et qui est recouvert de papier blanc. Deux autres le soutiennent sous les aisselles ; quelque bruit qu’on fasse dans la rue, il ne relève pas la tête, il ne détourne pas les yeux, et, par moments, il pousse la convenance jusqu’à feindre de s’évanouir. Derrière lui, un homme heurte une cliquette de bois et parmi des vols de papier-sapèques, entre les écriteaux et les écharpes, énorme, glorieux, triomphal, écrasant sa chiourme de porteurs, apparaît enfin le cercueil, sous sa housse de drap rutilante. Puis il n’y a plus qu’une dernière monnaie de détails, des enfants encore, des piquets reliés par des toiles jaunes, des chaises, des charrettes tendues de blanc.
J’ai assisté ce matin à la distribution des prix, au collège des Maristes. Il y avait là près de quatre cents élèves. Un petit divertissement précédait la lecture du palmarès ; le programme annonçait des fables de La Fontaine, quelques scènes de Molière, et, tout en me réjouissant que, grâce au zèle des Frères, notre meilleure langue arrivât jusqu’ici, j’avoue que je m’étais attendu à ces récitations un peu mornes dont les élèves s’acquittent comme d’un devoir. Que je me trompais ! Rien n’était comparable au plaisir des auditeurs, sinon celui des acteurs eux-mêmes. Le : Qu’allait-il faire dans cette galère ? suscita des rires inextinguibles. Pas un trait n’était perdu. On reconnaissait un peuple très porté à l’observation, très propre à attraper les ridicules des autres et à s’en divertir. Puis on a lu le palmarès. Ceux qui avaient remporté des prix venaient les recevoir, et je me souviens particulièrement de l’un d’eux, un garçon de quatorze ans, que les Frères me signalaient comme un de leurs élèves les plus remarquables. Il est impossible d’avoir meilleur air, ni de recevoir les compliments avec plus de bienséance qu’il ne faisait. Il était d’une figure si prévenante qu’on ne pouvait s’empêcher de souhaiter que cet écolier fût vraiment admis un jour à ces fêtes du savoir et de la sagesse où s’ennoblissent pareillement les hommes des races les plus différentes. En le regardant sourire, j’apprenais ce qu’est la grâce chinoise, non point celle d’une nature, d’une race et d’un climat, mais la grâce acquise, et parfois exquise, d’une civilisation, d’une politesse et d’une culture.