Dans la Haute-Vénétie

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Dans la Haute-Vénétie
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 825-862).

DANS LA HAUTE-VÉNÉTIE

I. — LA ROUTE DES DOLOMITES

J’avais gardé de si charmans souvenirs de Bozen, toutes les fois que j’étais arrivé en Italie par le Brenner, que j’ai voulu, cette année, m’y arrêter quelques jours et entrer en Vénétie par la route des Dolomites et le Tyrol italien. Bien qu’autrichienne, Bozen a déjà la grâce latine. Elle sourit dans le soleil et dans les fleurs. Sur les pentes de ses collines, les figues et les grenades mûrissent au pied des cyprès noirs et des lauriers toujours verts. La campagne riche et fertile, les vignes abondantes au feuillage luxuriant, les maisons, les fermes dont quelques-unes ont des façades peintes, les étalages, les marchés en plein air, les visages, le langage même avec ses souplesses qui rappellent le zézaiement vénitien, et surtout la voûte bleue d’un ciel à la fois profond et léger, tout chante la volupté de vivre. Certes, les descentes sur les versans italiens sont toujours enivrantes, et j’aime l’accueil de ces petites villes qu’on rencontre après et quelquefois même avant la frontière, qui ont encore la grandeur alpestre et déjà la douceur méridionale. Rien n’est plus exquis que ce premier contact sans rudesse qui annonce l’approche des belles enchanteresses du Sud. Mais jamais cette sensation de chaud bien-être ne se goûte mieux qu’après un séjour en Suisse ou en Bavière. Partir le matin de Lausanne, de Lucerne ou de Munich, sous un ciel bas, triste, humide et gris, traverser des paysages grandioses, mais incolores, puis, peu à peu, voir le ciel s’éclaircir et bleuir, le soleil percer les nuages et se répandre en nappes dorées sur la campagne aux airs de fête, sentir ses membres engourdis se détendre et ses yeux s’ouvrir plus grands à la lumière : c’est l’une des joies physiques les plus complètes que je connaisse, et je comprends le lyrisme de tous ceux qui l’éprouvèrent. Douce Italie, ce n’est pas moi qui raillerai jamais tes amans, même quand la passion les emporte, moi qui, tant de fois, aurais voulu t’étreindre, comme le Paolo de Dante étreignait Francesca,


La bocca mi bació, tutto tremante


Bien au contraire, leurs excès m’enchantent. Et j’ai été ravi, l’autre jour, en relisant le Voyage en Suisse du vieux Dumas, de le voir presque divaguer dès que, sur la route du Simplon, il sent les premières bouffées du vent de Lombardie, dès qu’il aperçoit, comme des cygnes se réchauffant au soleil, des groupes de maisons blanches, aux toits plats. Avec son romantisme débordant, il salue l’Italie, la vieille reine, la coquette éternelle, l’Armide séculaire qui envoie au-devant de vous ses femmes et ses fleurs. « Au lieu, s’écrie-t-il, des paysannes goitreuses du Valais, on rencontre à chaque pas de jolies vendangeuses au teint pâle, aux yeux veloutés, au parler rapide et doux ; le ciel est pur, l’air est tiède, et l’on reconnaît, comme dit Plutarque, la terre aimée des dieux, la terre sainte, la terre heureuse que les invasions barbares, les discordes civiles n’ont pu dépouiller des dons qu’elle avait reçus du ciel. » Déjà, à propos de Bozen, j’ai rappelé l’enthousiasme de Gœthe qui semble à certains un peu puéril. Dans l’atmosphère égale et tiède d’un cabinet de travail, on peut trouver plus naturel le calme de notre Montaigne qui, sur le chemin d’Augsbourg à Venise, déclare que Bozen « ville de la grandeur de Libourne est assez mal plaisante » et n’y apprécie que les vins et le pain. Mais, par cette journée d’été finissant, où j’avais quitté Munich avec la pluie et le froid, j’aurais volontiers, comme le conseiller de la cour de Weimar, salué jusqu’à la poussière des campagnes ensoleillées. Avec quelle joie j’ai revu la vallée de l’Adige aux rouges murailles de porphyre et Bozen toute riante, tout enguirlandée, dont l’horizon est fermé par les claires parois du Rosengarten, sa montagne au nom de fleur !…

C’est d’ici que part la nouvelle route des Dolomites, ouverte à la circulation des automobiles au printemps de l’an dernier. Il n’est pas de voie de montagne qui lui soit comparable. Certes, bien qu’elle franchisse plusieurs cols au-dessus de deux mille mètres, d’autres sont plus remarquables par l’altitude et par les vues qu’elles offrent sur les hauts sommets couverts de neiges éternelles et sur les glaciers ; mais aucune ne l’emporte sur elle en magnificence et en pittoresque. Les grandioses paysages entre lesquels elle se déroule sont incessamment variés et changeans. On n’y éprouve point cette obsession qui, devant le Mont-Blanc, la Meije ou la Jungfrau, produit si vite cette impression d’étouffement que beaucoup ne peuvent supporter. À chaque tournant, à chaque lacet, des cimes surgissent avec leurs roches bizarres qui se dressent dans l’azur et s’y découpent en lignes tranchantes. On songe aux créneaux fantastiques de je ne sais quelles citadelles démantelées et bombardées, à des tours en ruines déchiquetées par des obus. Leurs parois calcaires, jaunes et rouges, font avec le blanc des neiges, le bleu du ciel, le vert des prairies et des sapins, les plus étonnans contrastes de coloration. Nulle région alpestre ne saurait donner une idée de ces étranges sommets ; je ne connais que le cirque presque ignoré d’Archiane, dans les montagnes du Diois, qui rappelle, en plus petit et en plus gris, certains aspects de ces crêtes dolomitiques. Leur charme particulier vient de ce qu’elles sont de la haute montagne avec de la clarté et de la couleur. Il faudrait y rester de longs mois pour connaître les prodigieux et innombrables jeux de lumière que les aubes, les pleins midis, les crépuscules, les nuits de lune prodiguent sur ces cimes et pour assister à l’un de ces orages dont la splendeur, paraît-il, dépasse l’imagination. La foudre tombe, presque sans discontinuer, sur les rochers dont le fer attire l’électricité ; les innombrables pics forment comme autant de clochetons surmontés de paratonnerres. Parfois de gros nuages ronds poussés par le vent du Sud arrivent contre ces parois, saturés de fluide, et s’y déchargent en étincelles ininterrompues ; vus d’en bas, ils semblent de grosses lanternes japonaises, d’énormes perles qui seraient constamment illuminées par des éclairs intérieurs. Les couchers de soleil surtout y ont un éclat qu’on ne retrouve nulle part et que ni la plume, ni le pinceau ne peuvent rendre ; seules, les aquarelles de Jeanès, qui vécut plusieurs années dans le pays, permettent d’évoquer cette incandescence des cimes, cette alpenglut, dans toute sa somptuosité. Il arrive même, par suite d’un phénomène inexpliqué, qu’une heure ou deux après le coucher du soleil, certains sommets deviennent subitement lumineux, d’un rouge cerise, comme de l’acier en fusion : rien n’est plus impressionnant que ces montagnes s’embrasant ainsi tout à coup dans la nuit.

Cette route des Dolomites, qui est fermée pendant les six mois d’hiver, et dont les Autrichiens, sous couleur d’alpinisme, ont essayé de dissimuler le but et l’importance stratégiques, est une merveille d’audace, de conception et d’exécution. Nulle part, d’ailleurs, le tourisme n’est mieux compris et mieux organisé que dans le Tyrol. Le caractère du pays a presque toujours été respecté : peu d’hôtels sur les sommets, de funiculaires, de cascades habilement entretenues ou de grottes éclairées artificiellement. En une journée, de puissantes automobiles franchissent les cent cinquante kilomètres qui séparent Bozen de Cortina. Elles se ruent véritablement à l’assaut des montagnes, grimpant sans prendre haleine les interminables lacets, traversant d’un même élan les forêts, les prairies, les ponts, les rares villages, rythmant le grand silence de leur halètement et s’arrêtant aux cols, épuisées de l’effort, mais joyeuses d’avoir vaincu. Il semble vraiment qu’elles éprouvent comme nous le vertige de la vitesse ; une sorte d’ivresse communicative nous fait régler sur leur mouvement les battemens mêmes de notre cœur.

Les grosses voitures, qui ne peuvent prendre encore la route du Karersee, descendent la vallée de l’Adige jusqu’à Auer, contournent le Latemar et rejoignent, à Vigo di Fassa, la voie directe de Bozen à Cortina. Après Canazei, que surplombent des cimes aiguës pareilles à des doigts géans menaçant le ciel, une série de lacets, au milieu de bois de conifères et de beaux pâturages, escaladent le val Fassa, entre les énormes rochers de la Sella et les flancs ravinés de la Marmolata, posée comme une souveraine au centre du massif qu’elle domine. Un minuscule lac, aux eaux d’un bleu intense, est si bien situé dans un cadre de sapins et de rochers qu’il semble avoir été créé de toutes pièces pour compléter le décor. Le col de Pordoi franchi, la route s’abaisse rapidement vers Arabba, dans la verte vallée du Cordevole naissant. C’est un coin d’idylle où les prairies, au printemps, sont toutes fleuries de lis, de primevères rouges, d’orchidées et de raiponces, immense tapis aux bigarrures éclatantes. En cotte fin d’août, les prés ont déjà bruni ; et déjà les colchiques d’automne, dernières fleurs de l’année, ouvrent leur calice rose pâle. L’horizon est barré, au loin, par la Tourna vers laquelle la voiture s’élance dans un nouvel effort. Cette montée de Falzarego, faite ainsi à toute vitesse, est une des choses les plus angoissantes et les plus grandioses qu’on puisse rêver. La nature devient sauvage ; les lacets sont tracés sur des éboulis avec une audace étonnante et parfois en tunnels. On franchit le col, entre les rocs à pic de la Croce da Lago et des Cinque Torri qui semblent, en effet, les ruines d’une vieille enceinte féodale. Puis, c’est la descente rapide, vertigineuse. Un cri d’admiration part des lèvres : brusquement, à un tournant, apparaît tout le val d’Ampezzo, le cirque merveilleux où s’étale, dans la lumière dorée du jour tombant, Cortina, Cortina l’incomparable, perle du Tyrol, enchâssée dans l’émeraude de ses prés, encerclée dans le rubis et la topaze de ses rochers.

Ah ! la joie des voyages, n’est-ce pas de rencontrer parfois des lieux qui, tout de suite, nous sont si chers qu’on voudrait y demeurer et s’y fixer pour la vie ? Souvent, ce ne sont pas les plus beaux, et j’en connais de magnifiques qui éblouissent les yeux sans faire battre le cœur. D’autres, d’un charme plus discret, attirent comme si des liens mystérieux nous enchaînaient à eux. Mais il en est de privilégiés, à la fois splendides et émouvans, qui nous conquièrent si vite qu’à leur premier aspect on sent des larmes sous les paupières, et que l’on ouvre instinctivement les bras comme pour les serrer contre soi…

Malgré tout ce que je savais de Cortina, je ne l’attendais pas si belle. Et il n’est pas de spectacle plus somptueux que la chute du jour contemplée de la Crêpa, sorte de proéminence rocheuse qui s’avance au-dessus du cirque d’Ampezzo. De ce belvédère peu élevé, on embrasse la vallée dans son ensemble, sans que le paysage se réduise, ainsi que de tant de points de vue célèbres, à une sorte de carte géographique en relief. Cortina repose, comme au fond d’une coupe de verdure, dans les parfums de ses prairies aux mille fleurs. Le bloc puissant de la Tofana, la longue chaîne du Pomagagnon que surplombent le Monte Cristallo et le Sorapiss sur la frontière d’Italie, la Rocchetta et les Cinque Torri l’encerclent de toutes parts. Au-dessus des forêts qui couvrent leurs pieds, les murailles nues et déchiquetées se dressent dans la limpidité du ciel, sans cesse plus colorées et plus lumineuses, à mesure que l’ombre gagne la vallée. Les légers nuages que chasse vers elles le vent du Sud, le vent de la marine comme on l’appelle dans le pays, s’effilochent entre leurs arêtes, ainsi qu’une chevelure entre les dents d’un peigne d’écaille fauve. Peu à peu les jaunes, les rouges s’avivent. Les rocs semblent en feu. C’est une impression étrange, unique, dont le souvenir laisse comme une obsession ; et je comprends que d’Annunzio, voulant donner une idée de l’illumination qui peut parfois éclairer un visage « au point de surpasser la réalité et de se découper sur le ciel même du destin » n’ait pas trouvé de plus intense comparaison que l’embrasement de ces Dolomites, à la fin du jour, « lorsque leur crête flambe seule au crépuscule, gravée contre toute l’ombre… »

Sans la subite fraîcheur des soirs, dès que le soleil a disparu, on n’aurait pas la sensation de la haute montagne et l’on pourrait se croire sur un plateau des Apennins. L’azur est aussi profond qu’au-dessus des vallées toscanes ; quand un nuage le traverse, il est si enveloppé de lumière qu’il semble plus léger et plus transparent qu’une bulle de savon. Toute cette région ladine est d’ailleurs italienne, géographiquement et ethnographiquement. Les vallées de la Boîte et de ses affluens ne sont, en somme, qu’un canton du Cadore. Tandis que, de l’autre côté des cimes qui bordent le val d’Ampezzo, les noms ont toute la rudesse germanique (Schluderbach, Toblach, Dürrenstein, etc.), ici, les noms des villes, des fleuves, des montagnes chantent dans cette langue la plus douce du monde, la seule où tous les mots se terminent par une voyelle. La race, les costumes, les mœurs affables décèlent, comme le parler, une évidente communauté d’origine. Mais, après avoir appartenu à Venise qui lui avait donné le titre de magnifica comunità, depuis 1518 elle est autrichienne, en vertu du traité passé entre la République Sérénissime et l’empereur Maximilien. En 1866, quand la Vénétie revint à l’Italie, le Val d’Ampezzo fut détaché du Cadore et resta sous l’ancienne domination. Les Cadorins ont encore l’amer regret d’être séparés de Cortina. Je ne crois pas que la réciproque soit vraie. Ici, la parenté italienne n’est pas restée vivace dans les cœurs, comme dans d’autres pays de la frontière où l’Autriche a tant de peine à étouffer les sentimens irrédentistes. Un jour que je demandais à un guide s’il aimait l’Italie dont il parlait la langue, il me répondit simplement avec le geste de la mettre en joue : voilà des alliés qui pratiquent une étrange entente cordiale !

Sur cette terre d’Autriche, un coin pourtant est resté à la rivale du Sud : c’est Misurina, au nom si musical, harmonieux comme les bords de son petit lac. La route qui y mène de Cortina est une des plus ravissantes qui soient : un auteur l’appelle le passeggio romantico del Cadore. Elle monte le long du Bigontina, tantôt sous des mélèzes au feuillage léger, tantôt dans des prairies émaillées de mauves crocus. Par endroits, les foins coupés embaument ; leur odeur forte est aussi grisante que le moût des cuves. À mesure que l’on s’élève, la vue s’étend. Du col des Tre Croci, au pied même du Cristallo aux clairs rochers, on domine tout le val d’Ampezzo, vaste conque verdoyante, couverte de forêts, de prés, de champs cultivés et de maisons éparses. Puis on descend dans une fraîche vallée où l’herbe est toute parsemée de grandes gentianes bleues. On passe la frontière, dont le poteau, couvert d’injures réciproques, me renseigne à nouveau sur les sentimens fraternels des deux nations ; et, presque aussitôt, on découvre la large ouverture au fond de laquelle le lac étincelle au soleil. Peu de cadres sont à la fois plus grandioses et plus rians. Au-dessus de l’eau d’un vert émeraude transparent, les prés et les bois, étages sur des collines, font une première ceinture sombre derrière laquelle se dressent quelques-unes des plus belles Dolomites : le Cadini, les contreforts du Cristallo, les imposans rochers des Tre Cime di Lavaredo, taillés comme des figures géométriques, gigantesques pyramides bâties par des géans, et le haut Sorapiss déployant, dans toute leur splendeur, ses flancs neigeux et puissans.

Le lac dort tranquille dans la radieuse clarté du jour tombant. Nous sommes seuls sur ces rives que l’approche de Septembre a déjà fait déserter. L’eau n’a pas une ride ; quand nous nous penchons, elle nous renvoie notre image mobile qui se détache sur l’éternel paysage de forêts et de pics qu’elle reflète à une grande profondeur. Mais pourquoi faut-il que la civilisation soit venue jusqu’ici pour ternir ce miroir, en élevant sur ses bords ces immenses hôtels, si bruyans et si détestables pendant la saison, si lamentables et si tristes quand leur vie factice s’est éteinte avec les premières fraîcheurs ?


II. — DE CORTINA A PIEVE DI CADORE

Parce que nous avons vu naître les automobiles et presque les chemins de fer, nous nous imaginons avoir inventé les voyages. Rien n’est plus faux. Dès l’antiquité, le besoin de voir des pays nouveaux existait. Sénèque, déjà frappé par ce goût du changement inné chez l’homme, l’explique par la partie divine qui est en nous, car, dit-il, « la nature des choses célestes est d’être toujours en mouvement. » Par nécessité ou par devoir, par neurasthénie ou par snobisme, — les mots seuls sont modernes, — par plaisir ou pour apprendre, les anciens se déplaçaient souvent, et je ne vois guère que Socrate qui ne sortait jamais d’Athènes, parce que, déclare-t-il, « aimant à s’instruire, les arbres et les champs n’avaient rien à lui enseigner. » Au moyen âge et à la Renaissance, le désir d’horizons inconnus se développa sans cesse. Et jamais la joie d’aller de ville en ville ne fut plus grande. Aujourd’hui, même quand nous abandonnons le chemin de fer pour l’automobile, nous n’entrons pas en contact avec un pays. C’est dans un coche tranquille, faisant quelques lieues par jour, et mieux encore, le bâton à la main, que l’on connaît vraiment une contrée. La pure volupté des voyages, ce furent les touristes des siècles passés qui la goûtèrent. Heureux temps, dont parle Ruskin, où l’on pouvait cheminer lentement sur les grandes routes, entre les prés et sous les bois, s’arrêter si l’on voulait pour cueillir une fleur, où l’on voyait changer lentement les terrains, les arbres, la lumière, le ciel, les visages, où l’on se soumettait docilement à cet ensemble de conditions naturelles qui, distribuant la vie dans les vallées ou sur les hauteurs, donnent leur caractère aux paysages et en façonnent l’âme même.

Pas plus que les plaisirs trop faciles ne sont les meilleurs, les voyages trop commodes ne sont les plus beaux. On ne peut pas sans transition saisir tout d’un coup le charme d’une région. Il faut une préparation, une initiation et quelque recueillement. Jadis l’éloignement, les difficultés, l’attente paraient de mystère le but désiré. On se rendait chaque jour plus digne des émotions qu’on allait chercher si loin. Et je crois bien que jamais l’Italie ne nous paraîtra aussi séduisante qu’à ces artistes d’autrefois qui partaient vers elle, enivrés, mais sans ressource, s’arrêtaient à Dijon, Lyon ou Avignon pour gagner, — en vendant des esquisses ou des portraits, — l’argent nécessaire à la continuation du voyage, et s’approchaient peu à peu, étape par étape, de la terre promise, avec une ferveur d’autant plus grande qu’ils avaient plus souffert et plus attendu…

Pour une fois, faisons comme eux et franchissons à pied les trente kilomètres qui séparent Cortina de Pieve. Rarement meilleure occasion se présentera. La journée s’annonce lumineuse et fraîche ; la route, qui suit constamment le cours de la Boîte, est ombragée et sans cesse variée. Quelle joie juvénile de marcher ainsi, dans le matin nouveau, tantôt le long des prairies d’un vert uni qui revêtent le sol comme d’un riche velours, tantôt au milieu de forêts où le mélèze et le sapin alternent leurs feuillages si différens ! On passe au pied du Sorapiss dont la crête dentelée marque la limite de l’Autriche et, très vite, on est à la frontière. À mesure que l’on descend s’accroît l’impression d’être en Italie. Les populations vivent dehors, sur le chemin ; on les sent heureuses de pouvoir rester ainsi, au grand soleil, avant les rigueurs de l’hiver. Les arbres fruitiers commencent. Des champs de luzerne et de trèfle sont tout roses sous la lumière. Les maisons, les villages se rapprochent. Et pourtant, nous sommes toujours en haute montagne, à mille mètres. Le contraste est délicieux entre le fond de cette vallée et les rudes monts qui la bordent. Comment ne pas en sentir le charme prenant ? Je me rappelle que, quelques mois avant sa mort, Courajod aimait à dire son admiration pour ces régions : « Goûtez, savourez ce paysage incomparable que ce cuistre de Winckelmann n’a pas su comprendre. Un de mes plus grands griefs contre lui et sa bande de sectateurs, c’est la méconnaissance des grâces du Tyrol et de l’Italie commençante. »

La route, notamment à San Vito et à Venas, où elle est resserrée entre les contreforts du Pelmo et de l’Antelao, traverse d’étroits défilés riches en héroïques souvenirs. Toute cette région du Cadore fut vraiment admirable d’indépendante fierté. Son unité de langage, de coutume et de sentiment en fit de tout temps comme une petite république alpine. Elle dépendit d’abord du patriarche d’Aquilée. Quand celui-ci fit sa soumission à Venise, le Sénat l’invita, elle aussi, à se soumettre. Par intérêt et même par sympathie, les Cadorins ne demandaient pas mieux ; mais ils voulurent d’abord être déliés du serment de fidélité par le patriarche lui-même ; après quoi, ils posèrent des conditions à Venise, qui Les accepta toutes. C’est alors qu’ils se donnèrent à celle-ci au cri de : Eamus ad bonos Venetos ! Pendant quatre siècles, ils vécurent, avec leurs lois propres, sous la protection du lion de Saint-Marc ; celui-ci, d’ailleurs, n’eut pas de meilleurs défenseurs, comme on le vit lors de cette fameuse bataille de Cadore où les soldats vénitiens, guidés par les bourgeois de Pieve et aidés par les paysans, surprirent et taillèrent en pièces les reîtres de Maximilien. C’est le combat que Titien peignit pour le palais des Doges : malheureusement, l’œuvre fut détruite dans un incendie ; nous ne la connaissons plus que par l’esquisse partielle qui est aux Offices et par la gravure de Giulio Fontana. Plus tard, au milieu du siècle dernier, pendant les guerres pour l’indépendance, les bourgades du Cadore, véritables sentinelles de la Patrie, luttèrent avec la même ardeur. Les représentans de toutes les communes se réunirent dans le vieil hôtel de ville de Pieve et proclamèrent, comme leurs pères, le même dévouement à Venise : Votiamoci a San Marco ! C’est cet héroïsme et ce passé glorieux que Carducci a exalté dans l’hymne splendide qu’il composa à la gloire du Cadore, sur les bords du lac de Misurina, véritable chant de guerre où rugit comme une haine sauvage contre les barbares du Nord :


Nati su l’ossa nostra, ferite, figliuoli, ferite
sopra l’eterno barbaro :
da nevai che di sangue tingemmo crosciate, macigni,
valanghe, stritolatelo !


Mais, aujourd’hui, par cette belle matinée de lumière fine et riante, les souffles parfumés inclinent plus à la rêverie qu’à la bataille. La joie de vivre, de respirer sous le clair soleil étouffe tout autre sentiment… Après avoir déjeuné dans une auberge de Borca, nous repartons sous le soleil plus chaud qui rend un peu dure l’étape. À mesure que nous descendons, la route, bordée de maisons, devient comme la rue d’un long village. Des paysannes passent, allant à la fontaine, avec leurs seaux de cuivre brillant qu’elles portent au bout d’un grand arc élégamment posé sur leurs épaules. Au tournant de Tai, on aperçoit les maisons de Pieve juchées sur la hauteur ; on abandonne la grande voie qui continue, à droite, sur Bellune ; et, après quelques minutes de montée, on entre dans la ville de Titien.


III. — PIEVE DI CADORE

Comment est-elle autant délaissée des touristes, cette Pieve di Cadore si pittoresque et si curieuse ? À peine mentionnée par le Baedeker, qui lui consacre exactement quatre lignes, la plupart des voyageurs l’évitent et, à Tai, poursuivent leur chemin vers Venise dont l’approche les fascine déjà. Certes, l’hôtel y est médiocre et les richesses artistiques presque nulles ; mais peu de bourgs d’Italie peuvent se vanter d’une plus jolie situation. La ville est bâtie sur une sorte de coteau aux mamelons verts, tout fleuris de jardins, au milieu de pelouses et de bois. Pas un chemin, pas une rue qui ne monte et descende, tourne et retourne. L’unique petite place est elle-même en pente et de guingois ; c’est tout juste si l’on a pu trouver un étroit terre-plein pour y dresser la statue de Titien sur le plan du vieil hôtel de ville qui, lui aussi, est de travers par rapport aux édifices qui bordent la place. Ceux-ci, notamment les maisons Sampieri et Coletti, — que dans le pays on qualifie de palais, — ont gardé leurs antiques et simples façades. À Pieve, le modernisme n’a rien gâté. On trouve encore, dans quelques régions de l’Italie, des coins qui n’ont pas bougé depuis le XVe siècle, et dont les habitans conservent, comme dit Paul Bourget, un instinct de durer et de faire durer que l’exécrable manie d’être au courant ne détruira pas de sitôt.

Un peu en contre-bas de la place, sur la Piazetta dell’Arsenale, est la maison où naquit le plus illustre et le plus grand des peintres vénitiens. Nul paysage n’était mieux fait pour exercer et séduire l’œil de celui qui devait être le premier des paysagistes et le maître incontesté de la couleur. Bâtie sur des hauteurs qui se dressent, en pyramide, du fond d’une vallée qu’entourent de partout des collines et des pics, Pieve offre une incomparable variété de panoramas, où les plans se succèdent en tous sens et à des distances fort variées. Les jeux de lumière et d’ombre changent à chaque instant ; le regard peut facilement et librement s’habituer à en saisir toutes les fugitives nuances. Ah ! comme, chaque année, lorsque juillet torride faisait monter des canaux de Venise leurs miasmes de fièvre et leurs odeurs de soufre, Titien avait la nostalgie de ces montagnes, de ces forêts, de ces prairies si reposantes aux regards fatigués ! Pareil à ce prisonnier, dont parle Milton, qui s’évade un matin d’été et aperçoit dans la campagne mille choses qui le ravissent et qu’il n’avait jamais remarquées, il éprouvait comme une joie d’enfant à découvrir de nouveau la nature. En sortant de chez lui, il trouvait le sentier de la colline qui domine tout le cirque de Pieve et porte l’antique citadelle, gardienne du Cadore. Des chemins qui en font le tour, on a une série d’échappées sur les vallées que commande la ville et qui s’allongent, à perte de vue, entre de hautes murailles vertes ; la plus grandiose est celle de la Piave dont on peut suivre très loin le clair sillon. De nombreux villages s’échelonnent comme des grains de corail le long du ruban blanc des routes qui vont vers Cortina, vers Bellune ou vers Auronzo. Toutes les pentes sont tapissées de prés et de bois. La campagne n’est pas divisée en champs de cultures diverses ; elle ressemble à un grand parc qu’un riche propriétaire aurait dessiné ou plutôt conservé intact, tel que la nature le fit. Derrière les premiers coteaux, les montagnes surgissent, grimpant les unes au-dessus des autres. Et, vers le Nord, les dominant toutes, se dressent les cimes dolomitiques de la chaîne des Marmarole,


le Marmarole care al Vecellio,


comme les appelle Carducci, gigantesque barrière de trois mille mètres qui protège Pieve contre les vents froids.

Ces Marmarole, Titien pouvait les contempler des fenêtres mêmes de sa maison. Par-dessus les toits du village et les premières hauteurs boisées, leurs arêtes vives se découpent sur le ciel d’une luminosité intense. Il les voyait se vêtir dans l’aube de teintes pâles aux tons laiteux, et, le soir, flamboyer au crépuscule avec des reflets d’incendie. Mais ce n’étaient point seulement ces cimes dentelées qui séduisaient et hantaient son imagination. Tout le paysage cadorin revit dans ses œuvres. Si on les regardait attentivement à ce point de vue, on verrait qu’il en a reproduit un peu tous les aspects : les rocs à pic où s’accrochent de maigres sapins, les riantes prairies en fleurs, les bois sombres, les villages sur les hauteurs ou le long de la Piave, et surtout les beaux types d’hommes forts et musclés des montagnards adonnés à l’exploitation des forêts. Les paysans que je croise sur la route n’ont pas changé depuis le temps où il les peignit ; ils se meuvent en quelque sorte dans l’éternel, suivant un rythme séculaire. Ils ont toujours la tête forte et la barbe puissante de ses apôtres. À l’auberge, un notable de la ville qui discutait avec un de ses fermiers, avait les traits nobles, le vaste front, le poil rude, le regard vif que Titien se donna dans ses portraits de Florence et de Berlin. Ah ! comme celui-ci est bien de cette race qui, sur la route de Venise à Augsbourg, joint l’énergie du Nord à la finesse méridionale, de ce pays où l’air vif, les habitudes de travail et de frugalité donnent de robustes santés. C’est bien un fils du Cadore, et ses compatriotes ont le droit de l’honorer. Après avoir mis une plaque sur l’humble maison où naquit « celui qui par l’art prépara l’indépendance de sa patrie, » ils lui élevèrent un monument sobre et de bon goût, — une des meilleures statues modernes que je connaisse, — avec cette simple inscription : « À Titien, le Cadore. »

La contrée n’est pas riche en œuvres du maître ; il n’y a guère que la Sainte Famille de l’église de Pieve qui puisse assez vraisemblablement lui être attribuée. La tradition locale y reconnaît les membres de sa famille : la Madone serait Lavinia, dont nous connaissons le visage et les belles formes par d’autres toiles, Saint Joseph son père, l’évêque son fils Pomponius et le clerc Titien lui-même ; sur ce dernier point, aucun doute : c’est bien le peintre tel qu’il s’est également représenté dans le portrait de Madrid. Cavalcaselle et Crowe pensent que cette toile est plutôt de son fils Orazio. C’est possible, car l’ensemble est assez médiocre. Mais pourquoi gâter la tradition ? Et puis, qu’importe ? À Pieve, je ne suis pas venu chercher ses tableaux, mais son pays, le pays sur lequel ses yeux s’ouvrirent à la beauté du monde, où son âme d’artiste s’éveilla. C’est ici qu’il vécut dans les champs et les bois qui sont, pour qui les comprend, la meilleure école de vérité et de simplicité. La nature a toujours enseigné le goût du sincère, la haine de la recherche, du factice et du maniéré ; et, plus que l’illustre portraitiste de tant de têtes couronnées, j’évoque ici celui qui, l’un des premiers, l’aima et la peignit avec toute sa foi et toute son ardeur de paysan.

Nul, avant lui, n’avait autant étudié la montagne. Je ne dis pas qu’il fut un peintre de montagne et qu’il ait peint celle-ci pour elle-même, comme certains artistes du XIXe siècle ; mais aucun, de son temps, ne la regarda avec plus de tendresse et n’en sut tirer plus de motifs pittoresques. Certes, dans quelques tableaux du Quattrocento, l’horizon est fermé par des hauteurs, et, chez les maîtres florentins, on reconnaît souvent la silhouette des collines toscanes. Les Vénitiens, qui mirent des paysages dans presque toutes leurs œuvres, s’inspirèrent des coins de nature qui leur étaient le plus familiers et reproduisirent les coteaux qui bordent la plaine trévisane et le profil des monts du Frioul. Chez Léonard de Vinci, qui avait gardé un persistant souvenir des crêtes dolomitiques, on peut même retrouver leur silhouette tourmentée à l’arrière-plan de plusieurs de ses toiles. Mais, chez tous, la montagne est seulement utilisée comme ligne décorative.

Il est assez curieux de noter, à ce propos, combien est tardif, chez les artistes et les écrivains, l’amour de la montagne. Longtemps les sommets des Alpes ou des Apennins n’éveillèrent d’autres sentimens que l’ennui ou l’effroi. Pour les Latins, une campagne fertile était le panorama le plus parfait. Lucrèce ne connaît rien de comparable au plaisir « d’être couché près d’un ruisseau d’eau vive, sous le feuillage d’un arbre élevé, » et Virgile n’aime rien tant que « les champs cultivés et les fleuves qui coulent le long des vallées. » On ne franchissait les Alpes, s’il le fallait, qu’après avoir fait un vœu à Jupiter, pro itu et reditu, et Claudien comparait la vue des glaciers à celle de la Gorgone, tant il en était épouvanté. Les hautes cimes paraissaient être l’autre redoutable des orages et des inondations ; les légendes y plaçaient le séjour des dieux malfaisans. Je ne vois guère comme exceptions que l’empereur Hadrien, un des plus fervens admirateurs de la nature comme il le prouva dans la construction de sa villa de Tibur, qui gravit le mont Casius pour assister au lever du soleil, et que Lucilius junior, ce poète du Ier siècle qui écrivit un poème sur l’Etna. Celui-ci est, sans doute, le seul écrivain latin qui se soit étonné de l’indifférence de ses contemporains pour les spectacles naturels ; il ne comprend pas qu’ils se dérangent pour aller voir des tableaux et des statues et qu’ils ne daignent pas se déplacer pour contempler les ouvrages de la nature « qui est une bien plus grande artiste que les hommes. » Ce sentiment presque superstitieux contre la montagne subsista au moyen âge, et j’ai déjà cité le curieux récit où Pétrarque raconte au cardinal Jean Colonna son ascension du Ventoux. Jusqu’au XVIIIe siècle, jusqu’à Jean-Jacques Rousseau, on ne s’avise guère de la beauté des régions alpestres, et tout le massif du Mont-Blanc était désigné sous le nom vague de glacières. Il faut arriver à Ruskin pour trouver un artiste et un écrivain qui ait vraiment senti et passionnément aimé la montagne. Rien n’est plus émouvant que cette rencontre de Ruskin et des Alpes, sur la terrasse de Schaffouse, un soir de l’été de 1833. Cinquante ans après, quand Ruskin en parlait, il avait encore un tremblement dans la voix. Il poussa même à l’extrême cette passion, quand il voulut lier l’histoire des sommets de la terre à l’histoire des sommets de la pensée. « Il n’y a pas un coin de terre grecque ou latine, déclare-t-il, d’où l’on n’aperçoive pas de montagnes : presque toujours elles forment le trait principal du paysage ; les profils de celles de Sparte, Corinthe, Athènes, Rome, Florence, Pise, Vérone, sont d’une beauté consommée ; et quelque aversion que puisse avoir l’esprit des Grecs pour la rudesse des cimes, le fait qu’ils ont placé le sanctuaire d’Apollon sur les rochers de Delphes et son trône sur le Parnasse prouve qu’ils attribuaient le meilleur de leur inspiration intellectuelle à l’influence des sommets… »

Pour en revenir à la peinture, il est certain que la haute montagne ne s’y prête guère ; elle manque d’inachevé, d’incertain, d’infini ; elle a trop de détails précis où s’arrête l’œil. Elle limite la vue et le rêve. Et surtout ses couleurs sont trop crues et trop uniformes. Mais il faut justement mettre à part ces Dolomites, si variées de forme, si lumineuses, si diversement colorées à chaque heure du jour, si transparentes parfois ; le long de leurs parois lisses et verticales, le regard et la pensée montent facilement vers l’azur.

Parmi les peintres vénitiens qui sont presque tous des pays de terre ferme et souvent de la région des premiers contreforts alpestres, Titien est le plus septentrional. Il est né aux confins du Tyrol, dans une contrée élevée et très accidentée. Un géologue anglais, M. Gilbert, prétend avoir identifié, en explorant le Cadore, toutes les crêtes que l’on aperçoit dans son œuvre. Il y a là, je crois, beaucoup d’exagération ; mais il n’est pas douteux qu’on trouve, dans ses dessins et dans ses toiles, sinon des reproductions exactes, tout ou moins de nombreuses réminiscences et d’assez fidèles adaptations des décors de nature qu’il aimait. Récemment, au Prado, dans le beau paysage qui accompagne le portrait de Dona Isabel de Portugal, j’ai reconnu le panorama de Pieve, avec sa colline verte au premier plan et son fond de cimes déchiquetées. Dans la Présentation de la Vierge, à l’Académie de Venise, la montagne qui se détache au-dessus du groupe des assistans rappelle assez exactement une partie de la chaîne des Marmarole, telle qu’il la voyait des fenêtres de sa maison. D’aucun autre peintre de l’époque nous n’avons autant d’études faites sur place. Titien aimait ses sommets, la netteté et la noblesse que leurs profils donnent à une composition, leur hardiesse, la richesse de coloration de leurs roches. Toutes les fois que le sujet le comportait ou le permettait, il utilisa les aspects familiers de son pays et les associa à son œuvre. Qu’on se rappelle le célèbre Saint Pierre martyr, que je connais seulement par la copie de Cigoli qui a remplacé, dans l’église des SS. Giovanni e Paolo, l’original détruit dans l’incendie de 1867. Vasari le considérait comme le chef-d’œuvre du peintre, et la République de Venise en avait défendu la vente sous peine de mort. Constable, le grand paysagiste anglais, professait également pour lui la plus enthousiaste admiration. C’est que jamais Titien n’avait su, avec plus de génie, faire participer la nature au drame. Seul, un montagnard comme lui, habitué à suivre les sentiers qui longent les pentes boisées, pouvait avoir l’idée de peindre cette scène sur un sol en pente et de se servir de la déclivité du terrain pour mieux dresser les personnages et les arbres directement sur l’horizon. Il usa d’autres fois, d’ailleurs, de cet arrangement, notamment dans le Saint Jérôme de la Brera où l’on retrouve le sol incliné et les grands chênes qui traversent obliquement le tableau en se détachant sur le ciel. Tous ceux qui virent le Saint Pierre martyr ont gardé le souvenir de l’intensité d’émotion qui se dégageait de cette scène rustique, de ces branchages illuminés par l’apparition miraculeuse des deux anges apportant la palme au martyr, de ces feuilles agitées qui semblaient frémir du drame accompli à leur ombre, de ces grands mouvemens de nuages rougis par les lueurs sanglantes du jour tombant. C’était, comme le déclare M. Lafenestre, « la plus haute conception, dans cet ordre d’idées, de l’art de la Renaissance. » Jamais Titien ne devait s’élever plus haut. Une fois de plus, la nature avait été la meilleure et la plus maternelle inspiratrice.

Par cette fin d’après-midi d’automne proche, dans cette Pieve où flotte une bonne odeur de saine campagne, le long des prairies émaillées de trèfles rouges, de sauges d’un beau bleu foncé, de crocus et de boutons d’or, comme je comprends l’âme et l’œuvre du grand Cadorin ! Robuste montagnard au cœur solide, qui, centenaire, peignais encore d’une main presque assurée, c’est ici que je me plais à t’évoquer, mieux que dans les salles froides d’un musée, mieux qu’à Venise même, où nul pourtant jamais n’éclipsera ta gloire. Tes plus pures joies, c’est ici que tu les éprouvas, au milieu de ces paysages que tes yeux d’enfant avidement contemplèrent, sur ce sol auquel t’attachaient toutes les racines de ton être, dans cette petite ville où le peintre illustre de la République Sérénissime, familier des plus grands, devant qui avaient posé les doges, les rois, les empereurs et les papes, n’était plus que le fils de Gregorio Vecellio. Il n’est pas de plus intime bonheur pour les hommes arrivés au faîte des situations que de revenir, chaque année, dans le village où ils naquirent. Loin de la vie factice, ils retrouvent la nature et la terre avec lesquelles on n’a plus à jouer de rôle et devant qui tous sont égaux. C’est à Pieve, lorsque des revers l’assaillaient, que Titien retrempait son âme meurtrie et qu’il puisait en lui-même la force de lutter encore, robuste comme les vieux sapins de son Cadore, comme les arbres des forêts auxquels Dante, dans une magnifique image, compare les ressorts de l’âme, ces arbres qui se relèvent par leur vertu propre après le passage de la tempête,


come la fronda, che flette la cima
nel transito del vento, e poi si leva
per la propria virtù che la sublima


Malgré tous les honneurs et toutes les somptuosités de Venise, c’était ici, dans cette modeste demeure, qu’il se sentait le plus chez lui ; et comme l’Arioste sur sa maison de Ferrare, il aurait pu faire graver : Parva, sed apta mihi

Comme la vie est bonne et la nature belle ! Il suffit de savoir en jouir sans excès, dans le parfait équilibre des facultés. Les montagnards ont l’œil et l’esprit précis ; ce sont des réalistes, avec pourtant ce désir d’idéal que leur donne la vue des cimes constamment tendues vers le ciel. Chez Titien, ne cherchez ni la profondeur de pensée d’un Léonard de Vinci, ni les visions grandioses et pathétiques d’un Rembrandt ou d’un Michel-Ange ; n’y cherchez pas les effusions de ces lyriques qui, comme le Corrège, laissent simplement chanter leur cœur et nous émeuvent par leur ferveur. Titien domine ses sujets et les soumet à son art avec une puissante et calme intelligence, une volonté, une maîtrise de soi qui lui permit d’exceller dans tous les genres. Son visage, ses traits, son aspect général étaient plus d’un homme d’action que d’un artiste. Ce n’était pas un rêveur. Nous le savons soucieux de ses intérêts comme un campagnard. Certes, ces tempéramens à base de raison pratique ne nous donnent pas, comme les purs poètes, d’aussi intenses émotions et ne nous entraînent pas à leur suite, haletans, vers les régions du mystère et de l’infini ; mais ils enchantent l’esprit sans le troubler. Ils se servent de l’art pour nous dire la beauté des choses et la volupté de vivre. Enfantées dans la joie, leurs œuvres expriment et répandent la joie. Enseigner le bonheur : est-il meilleure destinée ?

Mais déjà le soleil a disparu. Les cimes seules sont encore éclairées. Les Marmarole rosissent, puis, peu à peu, passent du rouge tendre au rouge ardent, se teignent de pourpre éclatante, semblent véritablement entrer en incandescence. C’est le crépuscule, l’heure magnifique que d’Annunzio appelle justement l’heure de Titien, « parce que toutes les choses y resplendissent d’un or très riche, comme les figures nues de cet ouvrier prestigieux, et paraissent illuminer le ciel plutôt qu’en recevoir la lumière. » C’est ici que Titien emplit ses yeux de ces reflets fauves qui semblent flotter sur les objets, comme les cheveux de la belle Flora sur sa divine chair. Et quand la nuit tombait, quand la dernière lueur s’éteignait sur le dernier pic des Marmarole, il regagnait paisiblement la vieille maison paternelle et bientôt s’endormait avec elle d’un bon sommeil de paysan laborieux.


IV. — BELLUNE

Les diligences qui desservaient encore les villages situés entre Pieve et Bellune, il y a quelques années, lorsque j’y vins pour la première fois, ont fait place à de puissantes automobiles qui passent, à toute allure, dans un grand Bruit de ferrailles et des tourbillons de poussière. Elles ne laissent plus un jour de repos aux vieilles forêts cadorines. Elles ébranlent et défoncent le sol de l’ancienne voie d’Allemagne, la via di Lamagna, comme disent les Italiens, qui, dans cette partie, s’appelle plus particulièrement la Cavallera. J’ai pu heureusement louer une de ces légères petites voitures que possèdent les paysans aisés de la région et faire le trajet, tout tranquillement, au bon soleil, bercé par le murmure de la Piave écumeuse.

Au sortir de Pieve et de Tai, la contrée a encore l’aspect des pays de haute montagne et la route serpente à travers des forêts de conifères. Une rapide descente, en trois audacieux lacets, conduit à Perarolo, au confluent de la Boîte, dans une situation infiniment agréable et pittoresque. Les arbres dégringolent jusqu’aux lits des rivières, laissant à peine place aux maisons. C’est à partir d’ici que la Piave, grossie de son affluent et devenue presque un fleuve, sert au transport des fameux bois du Cadore, sans rivaux pour les constructions navales et célèbres depuis la plus haute antiquité. En attendant le chemin de fer, — auquel on travaille enfin, — les troncs des sapins et des mélèzes vont encore à Venise par eau ; et rien n’est plus intéressant que de suivre, tout le long de la route, la série d’ingénieuses opérations par lesquelles chacun des nombreux propriétaires et usiniers arrive à utiliser le courant. Mais, devant tant, de complications et de lenteurs, je comprends l’impatience des Cadorins à réclamer l’exécution de la voie ferrée qu’on leur promet depuis si longtemps.

La vallée est parfois si resserrée entre les montagnes qu’il y a juste la place du fleuve et du chemin taillé dans le rocher. De nombreuses inscriptions rappellent les combats qui se livrèrent, en 1848, dans ces défilés. Après le village de Termine, qui est en quelque sorte la limite méridionale du Cadore, la plaine s’élargit un peu. Les cultures s’étendent. Les arbres s’étalent au soleil plus chaud. Sur la route, nous croisons des groupes de jeunes femmes, le visage enveloppé de voiles clairs, qui ont la grâce épanouie des madones vénitiennes. À chaque instant, d’ailleurs, nous rencontrons des personnages qui semblent descendus des toiles de Titien. Au coin d’un marché en plein air, à Ospitale, une vieille assise près d’un panier est toute pareille, avec son nez crochu et son menton proéminent, à la marchande d’œufs que l’on voit au premier plan de la Présentation de l’Académie ; et, complétant le rapprochement, à côté d’elle, une fillette en robe bleue, avec une abondante tresse de cheveux dans le dos, a le profil de la petite Vierge qui monte l’escalier du Temple.

Vers Longarone, gros bourg avenant et gai, les montagnes s’abaissent et s’éloignent ; seul, le pic Gallina domine encore la plaine de son bec pointu dont les formes varient si étrangement à mesure qu’on avance. Puis, au Ponte nelI’Alpi, le chemin bifurque. À gauche, c’est l’ancienne voie d’Allemagne qui continue : après avoir longé le Bosco del Gran Consiglio, dont les arbres centenaires étaient réservés aux flottes de la République, et deux vastes étangs, celui de S. Croce d’un aspect riant, et le Lago Morto aux eaux immobiles d’un bleu très foncé, elle gagne directement Venise, par Vittorio et Trévise. La route qui se dirige à droite, est beaucoup moins intéressante. Elle allonge, entre des cultures toujours pareilles, son interminable ligne droite, sous un soleil de plomb qui fait trouver plus agréables encore les frais ombrages de Bellune.

D’un passé romain dont elle est pourtant fière, Bellune n’a gardé qu’un tombeau trouvé dans les fondations de l’église Saint-Étienne. Du moyen âge également, elle n’a que peu de souvenirs. C’est la domination vénitienne qui lui donna son aspect actuel. Partout le lion de Saint-Marc a posé sa griffe. Pendant près de quatre siècles, Bellune resta la serve fidèle de Venise. Puis, sur la limite des deux rivales, l’Autriche et l’Italie, elle subit les fluctuations du sort des armes. Mais, très ardemment patriote, elle fut toujours au premier rang contre l’Autriche et se donna, au moment du plébiscite, d’un vote presque unanime, au nouveau royaume de Savoie. La haine du drapeau jaune et noir, où flotte l’aigle impérial, est encore vivace au cœur des Bellunais.

De la ville elle-même, peu de choses à dire. C’est un chef-lieu de province, sans grand mouvement, une cité de fonctionnaires et de soldats. La meilleure partie de son activité lui vient de sa situation au débouché du Tyrol ; mais on a l’impression qu’elle n’est qu’une halte de touristes pressés. Les rues sont assez curieuses avec leurs maisons à arcades dont les façades coloriées et les fenêtres à colonnettes sculptées rappellent certains coins de Venise. J’ai vu l’étroit Mercato delle Erbe flamboyant sous le soleil : étalages, tentes, vêtemens, fleurs, fruits, tout vibrait dans l’éclatante lumière. Deux places ont grande allure : la Piazza Campitello, vaste et spacieuse, rendez-vous des élégantes et des flâneurs, et la Piazza del Duomo où s’élèvent à la fois la cathédrale, le palais des Recteurs et le Municipe. Ce dernier édifice est moderne ; malgré son style gothique et ses murs d’un rouge un peu vif, il ne s’harmonise pas trop mal avec les deux autres monumens. Il est regrettable que la façade du Dôme, bâti sur les plans de Tullio Lombardo, soit restée inachevée. Quant au palais des Recteurs, — aujourd’hui la Préfecture, — c’est la construction la plus remarquable de Bellune ; commencé dès le début de la Renaissance, on l’attribue à Giovanni Candi, l’auteur du délicieux escalier tournant du palais Contarini dal Bavolo, à Venise ; l’ordonnance en est très jolie, avec des détails ravissans ; les balcons ont une élégance discrète ; tous les chapiteaux sont différens et bien ouvragés ; l’ensemble est tout à fait harmonieux.

Mais le charme de Bellune tient à sa merveilleuse situation à un coude de la Piave, sur une sorte de plateau d’où l’on commande la vallée. Le fleuve, jusque-là torrent impétueux, se ralentit pour enserrer la ville qu’il semble ne quitter qu’à regret ; on aperçoit, très loin, son mince ruban bleu, miroitant au soleil, presque perdu dans un blanc lit de galets. Deux chaînes de montagnes protègent Bellune et ferment ses horizons : au Nord, les Alpes Agordines aux beaux rochers nettement découpés ; au Sud’, les collines boisées et cultivées des Préalpes qui séparent la vallée de la Piave de la plaine trévisane.

Il serait étrange qu’une cité italienne de l’importance de Bellune n’ait pas un artiste local digne d’être mentionné. Dans cette Vénétie où la beauté fleurit si naturellement, où l’instinct décoratif est vraiment dans le sang, où le moindre bourgeois sait arranger sa demeure, l’orner de galeries ou de terrasses, où les paysans mêmes disposent harmonieusement leurs cultures en songeant à la perspective et à l’effet d’ensemble, Bellune ne saurait manquer à la règle. Ici, comme en Toscane ou en Ombrie, on trouverait peu de villages qui n’aient à la fois un aspect plaisant et une œuvre d’art à montrer. Que de peintres et de sculpteurs, qui, en d’autres pays, eussent laissé un nom glorieux, sont ici à peine connus des chercheurs et parfois même oubliés, parce qu’ils travaillèrent près de rivaux trop nombreux ou trop grands !

Bellune cite avec orgueil les deux peintres Ricci : Sebastiano, habile décorateur qui vécut surtout à l’étranger, dont Venise a pourtant gardé plusieurs toiles, notamment, dans le vestibule de la chapelle du Palais ducal, le carton de la belle mosaïque des Magistrats adorant le corps de saint Marc qui orne la façade de la basilique ; et son neveu Marco, paysagiste aimable au pinceau facile. Mais la gloire de la ville est surtout associée au nom d’Andréa Brustolon que ses compatriotes appellent volontiers le Phidias des sculpteurs sur bois. Cette renommée n’a cependant guère franchi la région. Burckhardt, si complet d’habitude, ne mentionne même pas le nom de l’artiste, pas plus d’ailleurs qu’il ne parle des autres curiosités de la cité où je crois bien qu’il ne vint pas. M. Corrado Ricci est plus juste quand il compare le sculpteur bellunais à Sansovino et déclare que, « par sa fantaisie, son ardeur et sa maîtrise, il s’éleva au-dessus de presque tous ses contemporains. » Brustolon appartient à ce groupe d’artistes vénitiens qui sont d’admirables décorateurs, mais rien de plus ; lorsque, au lieu de sculpter des figures isolées, grandiloquentes et prétentieuses, ils se bornèrent à orner les églises et les palais de beaux stucs dorés, de meubles gracieusement ou somptueusement fouillés, ils donnèrent des œuvres dont la magnificence sera difficilement surpassée. Tabernacles, crucifix remarquables par l’expression douloureuse du Christ, colonnades d’autel, volutes surchargées de rameaux et de grappes, riches écussons de princes ou d’évêques, meubles de salon avec ornemens de fleurs, de fruits, d’animaux et de figures humaines : les travaux de Brustolon sont très nombreux et épars dans le Tyrol et la Vénétie. Certaines sculptures sont de véritables tableaux en haut-relief. Dans ce genre, les meilleures m’ont paru être, dans l’église Saint-Pierre : la Mort de saint François-Xavier et surtout un Crucifiement où j’ai noté la noble attitude de la Vierge et une Madeleine agenouillée au pied de la croix, dont le regard a une émouvante expression de tendresse et de douleur passionnées.

Bellune, jusqu’à ce que le prolongement sur Pieve di Cadore soit terminé, est tête de ligne d’un chemin de fer qui, tout tranquillement, descend sur Trévise, en côtoyant les rives de la Piave. La vallée, assez large, est encore fermée par d’assez hautes montagnes, aux crêtes dentelées, parmi lesquelles se distingue le profil majestueux du Pizzocco, dont le sommet est semblable à une corne de doge. Sur un long pont de pierre, on franchit le terrible Cordevole que nous avions longé à sa naissance, vers Arabba, sur la route des Dolomites, et dont une crue subite aurait, suivant la légende du pays, arrêté les troupes d’Attila. On aperçoit au passage la villa de Colvago où s’éveilla le génie comique de Goldoni qui y composa les deux premières de ses cent cinquante pièces. Après Feltre, ancienne ville romaine dans une jolie position sur la hauteur, la vallée se rétrécit en un sauvage défilé où la Piave coule en torrent. Puis, de nouveau, l’horizon s’élargit. Le fleuve étale son lit de cailloux. Les vignes se suspendent aux arbres, courent en guirlandes. Les maisons et les fermes se colorent de teintes vives et parfois s’ornent de fresques. Les campaniles émergent des verdures. C’est la grande plaine vénitienne qui s’étend, à perte de vue.


V. — CONEGLIANO

Peu de cités se présentent de façon aussi séduisante et aussi gaie que Conegliano. Au débouché de la route de Vittorio, sur la dernière colline des Préalpes d’où elle domine la vallée de la Piave, ses abords sont les plus avenans qu’on puisse imaginer ; elle s’ouvre vraiment au visiteur et lui tend les bras. Il n’est pas rare de trouver, en Italie, des villes qui ont conservé leurs remparts, mais qui leur ont enlevé tout aspect guerrier en les plantant d’arbres et en les transformant en promenades ombragées. Conegliano a fait mieux encore : du côté qui regarde la plaine, elle a construit ses maisons sur l’emplacement des vieilles murailles et aménagé les fossés en rians jardins qui lui font un demi-cercle de verdure et de fleurs. De l’autre côté, la ville s’étage sur le flanc du coteau que couronne un château crénelé dont les briques roses se dessinent entre les fuseaux des cyprès.

Il est assez difficile de trouver l’entrée de la cathédrale et je suis obligé de me renseigner. Je tombe sur le plus charmant des hommes qui interrompt aussitôt ses occupations pour me conduire et me prodigue ses amabilités. La jolie définition que Musset, dans Bettine, donne de l’Italie, me revient à la mémoire ; nous sommes bien « dans ce pays de liberté charmante, brave, honnête et hospitalière, sous ce beau soleil où l’ombre d’un homme, quoi qu’on dise, n’en a jamais gêné un autre, où l’on se fait un ami en demandant son chemin… » La porte de la cathédrale s’ouvre sous une sorte de portique, à côté de maisons particulières et de boutiques. L’église est petite d’ailleurs et sans intérêt ; mais elle renferme un chef-d’œuvre, l’un des meilleurs tableaux du plus illustre enfant de Conegliano, le bon peintre Cima. J’adore ces villes et ces monumens où l’on vient voir une seule œuvre, surtout quand celle-ci est encore à la place même pour laquelle elle fut conçue et exécutée ; il semble que, d’être unique et de vous avoir obligé de vous déranger, elle prenne un charme particulier qu’elle n’aurait pas dans un musée, perdue parmi tant d’autres. Le tableau est actuellement sur un autel provisoire, pendant qu’on répare le chœur qu’il n’avait pas quitté depuis le jour où Cima le peignit. Fort bien éclairé, surtout le matin, on peut en admirer la magnifique composition et le chaud coloris. Je ne connais pas de Vierge qui ait un visage plus pur et plus noble. Les six saints ou saintes sont également pleins de dignité et de grandeur ; peut-être pourrait-on leur reprocher de manquer un peu de souplesse et de vie. Deux petits anges musiciens, au pied du trône de la Vierge, sont délicieux d’attitude simple et de gravité ; leur chair est d’une jolie couleur ambrée. Chose assez rare chez Cima, qui d’habitude encadrait ses peintures de beaux paysages et notamment de vues de la colline de Conegliano, la scène est entièrement remplie par les personnages. Nulle grâce ne sourit dans cette œuvre où l’artiste semble avoir mis, pour l’église de son pays, tout le sérieux de son âme. La Madone entourée de saints de l’Académie de Venise reproduit, en somme, le même sujet avec un paysage en plus, mais, m’a-t-il semblé, avec moins d’émotion. Dans les deux toiles se retrouve cette symétrie un peu enfantine qui donne également tant de froideur aux œuvres du Pérugin ; l’équilibre résulte moins de la pondération des masses colorées que de la similitude des personnages de chaque côté du sujet principal.

Le tableau de Conegliano est de la fin du XVe siècle, de quelques années à peine plus ancien que les premiers chefs-d’œuvre de Giorgione et de Titien. Cima est resté l’élève de Vivarini. Certes, il subit l’influence de Giovanni Bellini ; mais il ne cherche pas à le dépasser comme devaient le faire ses illustres rivaux, disciples comme lui du maître de Venise. Cima demeure un primitif. Il est peut-être le seul Vénitien chez qui l’on sente un peu de la ferveur toscane ou ombrienne. On l’a appelé le Masaccio de Venise, ce qui est exagéré, car alors il serait au premier rang des peintres du Quattrocento. Il ne va pas si loin que Masaccio ; il n’a rien d’un novateur ; mais personne n’est avant lui pour la tendresse et la poésie religieuse. C’est un modéré, un rêveur discret, un tempérament calme. Il appartient à cette catégorie d’artistes qui sont toute leur vie fidèles à l’idéal de leur jeunesse et paraissent très vite ainsi des retardataires.

En quittant l’église, j’ai grimpé jusqu’au château que j’apercevais tout rose dans la clarté vermeille. Il faut prendre d’étroites rues tortueuses, sans trottoir, aux cailloux pointus, passer sous des arcades et des voûtes qui semblent prêtes à tomber, monter des escaliers en ruines. De lourdes portes s’ouvrent sur de minuscules jardins. Des visages s’encadrent dans des fenêtres fleuries de géraniums. De loin en loin, quelques modernes devantures de magasins, malgré leur aspect misérable, ont l’air d’être étrangères dans les ruelles désertes où l’on a presque peur du bruit que l’on fait. L’âme du passé flotte autour des anciennes demeures. Et, vraiment, rien n’est poignant comme ces intérieurs d’antique cité où rien n’a bougé ; le contraste est surtout très vif lorsque, au sortir des quartiers neufs tout radieux de s’étaler au soleil, on pénètre dans la ville d’autrefois qui étouffa pendant des siècles entre la colline et les remparts. Les façades y prennent, comme les vieillards, ces graves visages où se lit, avec la tristesse d’avoir vu trop de choses, une pensée sans cesse tournée vers la mort. Après les dernières maisons, on monte le long des vieilles murailles roussies qu’une chaude lumière réjouit dans leur abandon. Entre les pierres disjointes poussent ces herbes Unes et ces mousses qui croissent seulement dans la solitude.

De la terrasse qui précède le château, on découvre un magnifique panorama sur toute la plaine trévisane et la vallée de la Piave dont le cours se ralentit à l’approche des lagunes qu’on aperçoit à l’horizon par les temps clairs. Au-dessus des champs flotte déjà la délicate brume de Venise. Au Nord, la vue s’étend jusqu’aux premiers contreforts des Alpes, sur une série de verdoyans coteaux, et de montagnes boisées, parsemées de villas et de bourgs groupés autour des campaniles. Les versans sont couverts des vignobles célèbres qui donnent un vin légèrement pétillant et parfumé ; nulle part les vignes ne sont mieux cultivées qu’autour de Conegliano, très fière de son école royale de viticulture. Au loin, le soleil qui meurt dore un de ces gros nuages cotonneux où les Grecs croyaient que les immortels se cachaient pour traverser l’azur et qui servirent ensuite aux peintres de toutes les écoles pour représenter les scènes où Dieu descend sur terre. Les rayons glissent entre les créneaux et les arbres comme des écharpes de rêve. Les cimes des hauts cyprès, sous le vent qui peu à peu s’apaise avec le soir tombant, se balancent à peine sur le ciel éblouissant, pareilles aux agrès d’un navire doucement bercé par une mer calme. C’est l’heure irréelle où les choses se parent de toutes les gammes lumineuses du rose, de ce rose fugitif et passager, qui n’est pas une vraie couleur et rappelle la teinte incertaine de ces fleurs si peu colorées qu’elles semblent, dans un bouquet de fleurs rouges et blanches, comme un reflet adouci des unes et des autres.

À travers ses grilles, la cour intérieure du château sourit si aimablement que j’ai envie d’y pénétrer. Une légère buonamano a raison des scrupules du gardien. Nous pourrons rester jusqu’à la nuit dans ce vieux jardin si évocateur avec ses cyprès, ses lauriers-roses, ses murailles de briques rouges qui s’avivent encore aux dernières lueurs du jour. Les allées sont étroites et mal entretenues ; mais, peu à peu, le jardin s’agrandit. Une brume impalpable monte de la terre chaude, estompe graduellement les formes, met comme du mystère autour de nous. Avec l’ombre, l’amour prend je ne sais quelle subite gravité ; les mains s’étreignent avec plus d’émotion. Dans le silence des choses, on ne parle plus. Ah ! langueur des soirs italiens dans les parfums ! Ah ! douceur d’être deux quand tout s’efface et semble mourir pour quelques heures ! Sans un cœur près du mien, je ne pourrais pas attendre la nuit dans ce jardin. Et je songe encore au vieux Dumas qui, à la fin de son Voyage en Suisse, arrivé au bord des lacs d’Italie, éprouve, dès le premier soir, l’effroi de la solitude et trouve alors cette jolie formule : « Espérer ou craindre pour un autre est l’unique chose qui donne à l’homme le sentiment complet de sa propre existence. » Dans le tumulte et l’agitation des jours, nous pouvons ne pas sentir l’isolement ; mais, dans la paix vespérale, nous ne pouvons plus le supporter.

Le vent est tout à fait tombé. Le jet des hauts cyprès s’est figé dans le ciel plus noir. Au loin, une fontaine dit son éternelle et monotone chanson. Tout à coup, un cri rompt le silence. C’est un rossignol attardé que retient sans doute le charme tranquille de ce jardin d’été. Nous ne l’apercevons pas ; il doit être dans un massif de lauriers-roses, sur une branche que nous voyons remuer. Il s’essaie d’abord timidement, redit la même note, à mi-voix, comme dans un murmure. Il interroge les choses et écoute le silence. Puis, peu à peu, se croyant seul et se grisant de la douceur nocturne épandue autour de lui, il chante à plein gosier. Les trilles se succèdent, plus énergiques, deviennent des cris de joie et de désir. Il lance ses notes éclatantes par intervalles, semblant à chaque reprise clamer plus fort son appel d’amour. Et, toutes les fois, nous frissonnons, comme les amans de Vérone, lorsqu’ils entendaient le rossignol qui chantait sur un grenadier, dans le jardin des Capulets,


VI. — BASSANO

Moins haute et moins encerclée par les montagnes que Bellune, plus élevée que Conegliano au-dessus de la plaine vénitienne, Bassano, au débouché de la Brenta, est dans une admirable situation. Elle a vraiment grand air, avec ses restes de remparts couverts de lierre, ses promenades des Fosse aux énormes tilleuls, son château de briques rouges aux tours carrées qui rappelle un des passés guerriers les plus tourmentés qui soient. Successivement disputée et prise par ses puissantes voisines Vicence, Padoue, Vérone ou Milan, elle ne connut la paix que pendant les quatre siècles de la domination vénitienne ; mais elle paya durement cette tranquillité lors des guerres de la Révolution et de l’Empire. Comme il fallait l’avoir pour s’assurer le passage ou la retraite, toutes les campagnes de l’armée française eurent là leur épisode. En quelques années, elle fut prise et reprise plus de dix fois. Ardente patriote, elle combattit au premier rang, comme Pieve et Bellune, pendant les luttes de l’indépendance et, comme elles, se donna d’un élan unanime à la maison de Savoie.

La plus grande fierté de Bassano est pour son vieux pont couvert dont la seule histoire demanderait un chapitre. Parfois en pierre, le plus souvent en bois, soit emporté par le torrent, soit incendié, soit détruit par la guerre, il fallut, rien qu’au cours des cinq derniers siècles, le reconstruire plus de dix fois. Le pont actuel remplace celui qu’Eugène de Beauharnais brûla en 1813 ; ses piles gardent encore, encastrés dans leurs moellons, des boulets français. Moins long, mais plus large que celui de Pavie sur le Tessin, il a beaucoup de caractère, surtout quand on le regarde du lit de la rivière. Il complète le plus pittoresquement du monde le tableau que forme la cité, avec ses maisons et ses jardins étages dont les fondations descendent jusqu’au fleuve qui, parfois, les secoue un peu rudement. En haut, par-dessus les toits et les arbres, se dresse l’ancien château fort. Toute la colline se reflète dans l’eau pure que raie seulement le vol agile des hirondelles poursuivant d’invisibles insectes.

Comme à Pieve, on chercherait vainement, dans Bassano, des rues planes et droites. Toutes montent et tournent, s’enchevêtrent dans le plus amusant pêle-mêle. Quelques-unes sont comme suspendues au-dessus de la vallée. Des portails s’ouvrent sur la campagne, semblent encadrer l’horizon. Ce qui ajoute au charme de la ville, ce sont les petites places et les terrasses, avec de belles échappées, que les habitans surent réserver pour la joie des yeux. L’une des mieux situées est la Piazza del Terraglio d’où la légende prétend que Bonaparte arrêta son plan de bataille. Mais aucun panorama ne vaut celui que l’on découvre du célèbre balcone dell’ arciprete, dans la cure de la cathédrale qui occupe une partie des bâtimens de la vieille citadelle. La vue s’étend dans toutes les directions. Au Levant, les collines d’Asolo s’abaissent doucement vers la plaine : c’est au milieu d’elles, à Possagno, que naquit Canova ; un monument de marbre blanc, sur le modèle du Panthéon de Rome, renferme des œuvres, des copies et le corps périssable de celui que beaucoup ne craignirent pas d’égaler à Michel-Ange. Au Nord, derrière un premier plan de maisons et de beaux jardins, la vallée, parsemée de villas et de bourgs, est fermée par un amphithéâtre de montagnes laissant juste la place au fleuve. À gauche, les hauteurs bordent le plateau des Sept-Communes, cet étrange pays dont les habitans vécurent, peuplant des siècles, presque isolés du reste du monde, formant une sorte d’îlot allemand en territoire italien, comme cela existe aussi au Nord de Vérone, dans le district des Treize-Communes. Plus à l’Ouest, au pied des collines de Marostica, la plaine s’étend vers Vicence, jusqu’aux monts Berici.

Le musée de Bassano est assez important. Il renferme notamment une riche collection de gravures de tous pays et une salle consacrée aux travaux de Canova, originaux ou reproductions. Mais, fidèle à mon habitude, dans la ville des Bassan, ce sont leurs œuvres seules que je veux voir. Rien d’étonnant à ce qu’elles soient nombreuses, puisqu’il y eut jusqu’à six peintres portant le nom de da Ponte. C’est une de ces curieuses familles italiennes, où, de père en fils, on se consacrait à la profession enchantée, la mirabile e clarissima arte di pittura. Et j’ai gardé un souvenir charmant de ce tableau des Offices, où Jacopo s’est représenté avec tous les siens unis dans le culte de l’art.

Les six da Ponte comprennent le grand-père Francesco, le père Jacopo et les quatre fils Francesco, Giambattista, Leandro et Gerolamo. Parmi eux, il n’y a guère que Jacopo qui compte ; c’est lui qui est le Bassan ; c’est à lui que la cité reconnaissante a élevé une statue. Ses œuvres, très nombreuses, sont éparses dans les galeries d’Europe. Le musée de Bassano en possède une douzaine, parmi lesquelles j’ai remarqué le Saint Valentin baptisant une jeune fille, fort joli de composition et surtout de couleur ; les rouges sont ardens et chauds ; la robe de satin blanc de la jeune fille est également rendue d’une façon éclatante. Mais le chef-d’œuvre est la Nativité, d’une fraîcheur et d’une richesse toutes particulières. La lumière y est très habilement concentrée sur la Vierge et un beau paysage bleu encadre la scène. C’est dans ces compositions à la fois pieuses et rustiques, sortes d’idylles agrestes assez agréables, qu’excellait Jacopo. Malheureusement, les toiles ont presque toujours noirci et sont devenues d’une couleur dure qui les rend un peu monotones. Nul n’eut plus que lui la pratique du métier et n’en connut mieux tous les secrets. C’est un praticien accompli, un virtuose de la palette ; mais son art ne va pas plus loin. Ses personnages nô vivent pas et n’ont pas de caractère ; leurs physionomies, leurs mouvemens mêmes sont toujours lourds et insignifians. Ce qu’il faut noter, c’est que le Bassan est le plus naturaliste des peintres vénitiens du XVIe siècle. Comme l’a remarqué judicieusement Charles Blanc, c’est lui qui introduisit, dans l’art italien, le genre, la mise à la scène de la vie réelle. Jusqu’alors, la peinture n’avait été que religieuse ou historique ; elle descendait rarement à l’observation de la nature et des scènes familières. Le Bassan étudia avec soin « les animaux, le paysage, les objets inanimés, s’appliquant à exprimer fortement le caractère particulier de chaque bête et à rendre, sous leur aspect le plus vrai, les arbres, les fruits et les fleurs, les instrumens de labour et de jardinage, toutes les choses, enfin, dont se compose le mobilier d’une maison rustique, et même la batterie de cuisine. » Il essaya de pousser la vérité jusqu’à l’illusion et je ne sais plus où j’ai lu l’anecdote d’Annibal Carrache entrant dans sa chambre et avançant la main pour prendre un livre que Jacopo avait peint sur la table. Dans ses Meraviglie dell’ Arte, Ridolfi déclare qu’il ne manque à ses bêtes que la voix, « al bue che il mugire, alla pecora il bellare, al cavallo il nitrire, al leone il rugito… » Le Bassan chercha dans l’histoire et dans la Bible toutes les scènes où les animaux jouaient un rôle important : les Saisons, les Mois, les Nativité, les Adoration des Bergers, les Création, les Déluge abondent dans les églises et les musées d’Italie.

Parfait technicien, le Bassan fut un excellent professeur. Véronèse n’hésita pas à le choisir, parmi dix autres, pour lui confier l’éducation artistique de son fils Carletto. Il avait le don d’enseigner. De ses quatre enfans, il voulut faire quatre peintres. Mais deux ne purent s’élever au-dessus du rang de copistes et de simples aides d’atelier. Les deux autres ont laissé quelques œuvres qui ne sont pas sans mérite : Francesco, des tableaux de cérémonie ou d’histoire, notamment au palais ducal de Venise ; Leandro, des compositions religieuses et surtout de bons portraits, dont le meilleur, sobre et vigoureux, est celui du podestat Lorenzo Capello, que conserve le musée de Bassano.

Mais combien ces toiles sombres, sur lesquelles la couleur met comme un vernis opaque, sont pénibles à regarder ! Et quelle joie de retrouver la lumière ! Allons faire le tour des belles promenades qui encerclent la ville. Les échappées en sont magnifiques sur les contreforts des Alpes et la vallée de la Brenta. On a successivement sous les yeux les divers panoramas qu’on embrassait d’ensemble du balcon de la cure. Ces vues, déclare George Sand dans ses Lettres d’un voyageur, « sont une des meilleures fortunes qui puissent tomber à un voyageur ennuyé des chefs-d’œuvre classiques de l’Italie. »

Je n’ai pas trouvé le Café des Fossés dont parle l’auteur de Lélia dans ces curieuses lettres qu’elle écrit, au printemps de 1834 « à un poète, » comme dit la table des matières du livre, et dans lesquelles, avec une magnifique inconscience, elle lui parle du « docteur » et du déjeuner qu’elle fit avec lui, à cette auberge de Bassano « sur un tapis de gazon semé de primevères, avec du café excellent, du beurre des montagnes et du pain anisé. » Elle invite Musset à un pareil déjeuner, en ce même lieu, plus tard… « Dans ce temps-là, tu sauras tout ; la vie n’aura plus de secrets pour toi. Tes cheveux commenceront à grisonner, les miens auront achevé de blanchir ; mais la vallée de Bassano sera toujours aussi belle… » Puis, elle part vers le Tyrol ; il semble qu’elle veuille gravir des montagnes inaccessibles, franchir des cols inexplorés. En réalité, elle alla jusqu’à Oliero, à douze kilomètres de Bassano ; et, par Possagno, qui lui fournit l’occasion de tirades sur Canova, elle revint à Trévise, dans une voiture traînée par des ânesses, assise entre des chevreaux qu’un paysan transportait au marché. Elle déclare avoir dormi fraternellement avec les innocentes bêtes qui devaient tomber le lendemain sous le couteau du boucher. « Cette pensée, ajoute-t-elle, m’inspira pour leur maître une horreur invincible et je n’échangeai pas une parole avec lui durant tout le chemin. » Dans l’œuvre de George Sand, j’ai toujours eu un faible pour ces lettres vénitiennes, écrites à trente ans, confidences d’un esprit souffrant que torture le doute. Au milieu de mille dissertations sur les sujets les plus divers, on assiste, dans leur sincérité émouvante, aux constantes luttes d’une âme passionnée contre les entraves de la société et les servitudes de l’opinion. On y trouve déjà cette idéalité voluptueuse, qui est au fond de toute son œuvre comme de toute sa vie, et surtout son ardent amour pour la nature. Toujours elle préféra aux émotions artistiques celles que donne la beauté des choses. « Les créations de l’art, dit-elle dans une de ces Lettres d’un voyageur, parlent à l’esprit seul, et le spectacle de la nature parle à toutes les facultés. Au sentiment tout intellectuel de l’admiration, l’aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et dans les nerfs, en même temps que l’éclat des couleurs et la beauté des formes s’insinuent dans l’imagination. » Nul écrivain n’associa mieux les états psychologiques aux décors naturels. Sous le titre de Paysages passionnés que j’ai pris pour réunir en volume quelques-unes des pages où j’ai également essayé d’adapter des descriptions pittoresques à une action, quel choix d’émouvans morceaux l’on pourrait faire dans son œuvre ! Et qu’il m’est doux, ce soir, sous les tilleuls de Bassano, d’évoquer le souvenir de la trop ardente amoureuse et de songer qu’ici, elle respira ce même vent du Sud qui souffle, par tièdes bouffées, tout parfumé d’avoir passé sur Venise et sur les jardins de la Brenta !


VII. — MASER

Si près de Maser et de Fanzolo, j’ai voulu revoir les deux célèbres villas qu’y construisit Palladio. Il n’est pas, pour le voyageur, de joie plus grande que celle du retour dans les beaux lieux qui, un jour, l’enchantèrent. Il sait que vont revivre ses anciennes impressions ; mais il a hâte de savoir aussi de combien elles s’enrichiront. D’ailleurs, j’avais vu ces villas au printemps, quand les lilas et les arbres en fleurs leur font une ceinture odorante ; de quel charme nouveau l’automne n’allait-elle pas les parer ? Tout récemment, dans une de ses conférences sur Molière, M. Maurice Donnay a comparé bien spirituellement Don Juan à ces touristes pressés qui visitent les villes d’Italie entre deux trains, qui arrivent, courent à l’église et au musée, puis repartent. « Ils ont vu la ville un matin, un après-midi de printemps ou d’automne, ils ne la reverront jamais par d’autres ciels, sous d’autres couleurs ; ils ne s’accoudent jamais à la terrasse d’où l’on découvre un peu de pays, ils ne rêvent pas au bord du fleuve, ils n’errent pas dans les petites rues tortueuses, ils ne se font pas ouvrir la grille des beaux jardins. Ils passent ; c’est pour eux que Bædeker a écrit cet admirable titre de chapitre : Venise en quatre jours. » Ne les imitons pas ; faisons-nous ouvrir les grilles des beaux jardins et des villas palladiennes.

Le besoin d’avoir une maison de plaisance, si vif chez les Italiens, fut de tout temps particulièrement aigu chez les Vénitiens. Privés de campagne et presque de verdure, ils éprouvaient le désir de fuir les canaux et les petites rues dallées où l’air ne se renouvelle jamais, de marcher sur de la vraie terre, de voir des arbres et des champs. Les îlots de la lagune et les bords de la Brenta se couvrirent, les premiers, de propriétés. Puis les familles riches allèrent plus loin, vers Padoue et Trévise, acquirent des domaines sur les collines Euganéennes et jusque sur ces montagnes de Bassano dont ils apercevaient la ligne bleue à l’horizon, toutes les fois que leur gondole, au sortir du rio San Felice ou du rio dei Mendicanti, débouchait dans la lagune, vers San Michele ou Murano.

Il est tout naturel que les deux frères Barbaro : Daniel, patriarche d’Aquilée, l’un des plus hauts dignitaires de l’Église, et Marc-Antoine, ambassadeur de la République auprès de Catherine de Médicis et de Sixte-Quint, négociateur de la paix après Lépante, procurateur de Saint-Marc, aient voulu avoir un palais rural digne d’eux et de leur rang. Ils s’adressèrent aux plus grands artistes du temps, à Andréa Palladio pour l’architecture, à Alessandro Vittoria pour la décoration sculpturale, à Paolo Caliari pour les fresques. De cette triple collaboration est sortie la somptueuse demeure qui, de la famille Barbaro, passa, à la fin du XVIIIe siècle, à Ludovic Manin, le dernier doge de Venise, et, après de longues années d’abandon, devint la villa Giacomelli, du nom de l’aimable propriétaire qui l’a restaurée et qui voulut bien m’en faire les honneurs.

Suivant le plan généralement adopté par Palladio, la villa, adossée à un coteau d’où elle domine légèrement la plaine, se compose d’un palazzo central en forme de temple, avec quatre colonnes ioniques supportant un fronton triangulaire, et de constructions latérales plus basses, précédées d’arcades et terminées par deux pavillons, sortes de colombiers dont les rez-de-chaussée étaient destinés, d’après l’architecte, l’un aux pressoirs, l’autre aux écuries et aux remises. Derrière, une cour communique de plain-pied avec le premier étage du bâtiment central. « Cette cour, dit Palladio, est de niveau avec le sol de la colline qui a été taillée et abaissée tout exprès pour faire place à une fontaine richement décorée de stucs et de peintures. » C’est Alessandro Vittoria, l’associé de Sansovino, qui exécuta cette décoration, ainsi que l’ornementation générale du palazzo et des jardins. Il y déploya toute son adresse de main et son tempérament fougueux ; mais, là comme ailleurs, il manqua un peu de mesure et visa trop uniquement à l’effet. Il y a excès dans cette profusion de statues et de vases qui se dressent, tout autour de la villa : cet abord d’apparat et de magnificence guindée convient mal à la simplicité du bâtiment.

Véronèse se chargea des fresques ; et, vraiment, nul travail n’était mieux à sa taille et à son goût. Je n’ai pas à décrire ces œuvres célèbres aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes : Charles Yriarte les a jadis, ici même, longuement étudiées. C’est la plus libre fantaisie d’un artiste qui ne peignit jamais que pour la joie des yeux. Tout ce qui peut égayer une demeure, distraire l’esprit de gens qui viennent à la campagne pour se reposer, le prince des décorateurs, libre de tout programme tracé à l’avance, le prodigua. Divinités païennes, héros, éphèbes, vertus, vices, amours, guirlandes de fleurs et de fruits, paysages, animaux, portraits et statues en trompe-l’œil, colonnes simulées, Véronèse les représenta, au hasard de son inspiration, ne songeant qu’à son amusement et au nôtre. Gêné, dans ses compositions officielles, pour exécuter des nus, il prit ici sa revanche. Toutes les figures mythologiques ou allégoriques devinrent de belles femmes aux chairs épanouies ; on ne peut que leur reprocher d’être toujours un peu semblables et inexpressives ; leurs formes opulentes sont trop pareillement splendides. D’ailleurs, de nombreux morceaux sont lâchés, peints mollement, à peine indiqués ; les sujets sont le plus souvent insignifians et sans lien entre eux. Mais qu’importe ? On n’avait pas demandé à Véronèse des tableaux, mais de la décoration. Il devait simplement embellir des surfaces, clouer en quelque sorte, en guise de tapisseries, des fresques brillantes sur les murs. Quelle tâche eût pu mieux séduire celui qui fut le plus charmant des conteurs, le plus habile metteur en scène des fêtes vénitiennes ? Mais n’y cherchez aucune pensée, aucune expression de la vie intellectuelle ou morale. Véronèse n’est qu’une main et non un cerveau. Jamais palette plus éblouissante ne fut à la disposition d’un artiste moins instruit ; pour lui, les règles esthétiques se bornaient, suivant sa réponse célèbre au Tribunal du Saint-Office, à mettre dans un tableau « ce qui fait bien. » Il déclara, ce même jour, que « le peintre avait droit aux licences des poètes et des fous et qu’il continuerait de peindre selon sa compréhension des choses. » Dans la ville du caprice et de la fantaisie, nul n’essaya moins de se soumettre à d’autres règles. Vérité historique, chronologie, exactitude des lieux, des types et des costumes, lois de l’architecture : rien ne le gêne. Et que lui importe d’être absurde, s’il est charmant ?

Or, il est toujours charmant et nulle part plus qu’ici, dans cette villa où l’on peut si bien se rendre compte de ce qu’étaient, au XVIe siècle, les somptueuses résidences estivales des riches Vénitiens. Qu’il y ait un peu de mauvais goût ut un trop grand étalage de luxe, ce n’est pas douteux. Cette aristocratie de marchands tenait d’autant plus à montrer sa fortune que celle-ci était plus récente. Pour ces commerçans parvenus, l’art était une manifestation extérieure, un signe visible de leur opulence. Certes, je ne veux pas recommencer à ce propos le parallèle facile et si souvent poussé à l’excès où l’on oppose l’art vénitien à celui de Florence, le sensualisme de l’un à l’idéalisme de l’autre ; mais il est certain que, sur la lagune, dans la ville des fêtes incessantes, peintres et sculpteurs ne cherchent pas à élever l’âme, mais seulement à enchanter les sens, à rendre plus belle et plus douce la vie quotidienne. Quoique banale, la comparaison reste juste : Venise, molle courtisane, a les langueurs et le même goût du clinquant que les femmes de l’Orient. D’avoir vécu isolée, dans ses îles, elle n’a pas subi la contagion de la crise mystique qui agita presque toute la péninsule. Son esprit sans cesse tourné vers les choses pratiques, son commerce ininterrompu avec Byzance et l’Islam, la rendirent de fort bonne heure jouisseuse et sceptique. Aussi, à côté des autres écoles italiennes, est-elle pauvre en tableaux religieux ; et, trop souvent, dans ceux qu’elle nous a laissés, la religion en est-elle absente. Les sujets sacrés ne sont que des prétextes à la plus libre fantaisie. Dans l’Evangile, Véronèse trouve surtout à peindre des festins. Je comprends que cela ait froissé un esprit comme Renan. Dans ses lettres à son ami Berthelot, il se plaint plusieurs fois que la source de l’art vénitien ne soit pas aussi pure qu’à Florence, qu’on y trouve trop de réminiscences de Constantinople et du style arabe. « Il y a du caprice, de la fantaisie, fantaisie ravissante, caprice plein de charme ; mais ce n’est pas le beau pur et sans manière… Je me continue dans mes vieilles préférences pour les écoles ombriennes et toscanes ; ce matérialisme vénitien, ce manque de noblesse et de beauté me choquent particulièrement dans les tableaux religieux. » Mais qu’est-ce que la religion pour la ville des plaisirs, de tous les plaisirs ? Juste de quoi aiguiser la volupté de vivre par un rappel de la fragilité de la vie. Trouble léger, émotion passagère qui effleure à peine l’âme, n’y laissant guère plus de trace qu’un sillage de gondole sur la moire de l’eau…


VIII. — FANZOLO

À la villa de Maser, un peu trop magnifique et prétentieuse, je préfère la villa Emo qui est plus au Sud, à Fanzolo, dans la plaine trévisane. Je l’aime d’être moins connue et rarement visitée, et surtout d’avoir toujours appartenu à la même famille qui l’entretient pieusement et intelligemment, telle qu’elle fut conçue et édifiée. Depuis Leonardo Emo, patricien de la République, qui la fit construire au milieu du XVIe siècle, jusqu’au comte Emo actuel qui vous y accueille avec la souveraine bonne grâce d’un grand seigneur, de n’avoir point changé de maître elle prend comme une aménité et une intimité particulières. Pas du tout solennelle et dans le plus frais décor de verdure qui soit, je ne connais pas de séjour de campagne où l’on puisse vivre à la fois dans un cadre plus artistique et aussi près de la nature. Autour de la maison, ce n’est point, en effet, parc ou jardin apprêté, mais une ceinture de bois, de champs et de pelouses dont les hautes herbes embaument.

C’est encore Palladio qui éleva cette construction. Le grand architecte vicentin a vraiment semé ses œuvres dans toute la région ; si on les réunissait, on aurait, comme le remarque Vasari, une véritable cité. Lui-même nous a décrit le charme et le but de ces villas dans ses Quatre livres d’architecture. « Certes, dit-il, c’est une chose de grand éclat et commode à un gentilhomme d’avoir une belle demeure dans la cité qu’il habite ; mais il y a plus d’agrément encore dans ces maisons de campagne où l’on passe son temps à s’occuper des soins du ménage, à se distraire au milieu de son domaine, sans compter l’exercice et les promenades que l’on y fait chaque jour pour conserver la santé et se mettre l’esprit en repos, sans compter aussi, le plaisir crue l’on y peut prendre, soit dans l’étude, soit dans quelque autre noble application. Ceci, à l’exemple de ces sages de l’antiquité qui, pour goûter la vie calme qu’ils appelaient bienheureuse, se retiraient en de pareils lieux, ornés de jardins et de fontaines… »

Le plan est semblable à celui de Maser : un bâtiment central carré, flanqué de deux longues ailes plus basses, devant lesquelles court un portique à colonnades, qui devait, suivant le projet de l’architecte, « permettre au propriétaire d’aller partout à l’abri, sans que la pluie ni les ardeurs du soleil pussent le détourner de ses affaires, tout en étant de plus à l’avantage de l’apparence du monument. » La disposition du palazzo est infiniment simple : au milieu, une loggia sur la façade et, derrière, un vestibule menant au salon de réception ; de chaque côté, à gauche et à droite, des chambres correspondant aux quatre angles. La décoration se compose d’architectures simulées et de peintures qui offrent, ici encore, un curieux mélange de tableaux religieux et de scènes païennes : c’est ainsi que les chambres sont dites de Vénus, de la Sainte-Famille, d’Hercule et de l’Ecce homo, suivant le sujet de la fresque principale. Ce qu’il y a de plus parfait, c’est la partie centrale : la belle loggia où une très noble, Cérès vous reçoit, comme il sied, au seuil de cette maison champêtre, le vestibule, dont le plafond est orné des feuillages d’une magnifique treille, et surtout la grande salle, aux harmonieuses proportions, toute décorée de colonnes feintes, de niches et de statues en trompe-l’œil. C’est là que sont les deux meilleures œuvres : la Mort de Virginia et la Continence de Scipion l’Africain. Il n’est pas douteux qu’elles soient de la main de Zelotti ; mais Véronèse n’y a-t-il pas collaboré et dans quelle mesure ? S’est-il borné à donner des indications générales ou a-t-il exécuté certains morceaux ? Là-dessus, on discutera sans doute longtemps. Je crois bien que Véronèse n’est pas étranger à ces fresques. Comme le dit M. Hénard, l’argument qu’elles ne valent pas celles de la villa Barbaro ne prouve rien ; car, de quinze ans plus anciennes, elles sont d’une époque où le jeune Paolo Caliari, sous l’influence directe des maîtres de Vérone, cherchait encore sa voie et n’avait pas eu la révélation de Titien et des grands Vénitiens. Il me semble vraisemblable d’admettre qu’il a composé et dessiné les sujets les plus importans, laissant à Zelotti le soin d’achever seul le travail ; celui-ci était d’ailleurs un coloriste réputé que Vasari déclare supérieur à Véronèse dans l’art de la fresque. La plupart de ces peintures sont négligées et donnent l’impression d’avoir été bâclées : les draperies sont lourdes et les visage inexpressifs. Seules, les petites scènes chrétiennes sont assez finies : je me souviens d’un Ecce homo et d’un Jésus jardinier très agréables de composition. En revanche, les scènes mythologiques sont presque toujours traitées négligemment et comme de simples esquisses. Mais pourquoi s’appesantir sur le détail puisque l’ensemble est ravissant, d’une exquise tonalité blonde. Comme ces questions d’attribution et de critique semblent oiseuses, dans ces pièces dont le plus beau décor est l’admirable paysage qui entre par de larges baies ! La vue s’étend sur de vastes et hautes prairies toutes fleuries, que coupent seulement des bosquets d’arbres et les longues lignes des peupliers qui tracent de somptueuses avenues se perdant dans la campagne. Les chambres sont pleines d’une bonne odeur d’herbe et de fruits mûrs. Au loin, dans l’air poudreux et doré, reposent des montagnes bleues, les collines d’Asolo et les Alpes du Cadore Nulle part n’est plus savoureux ce mélange constant d’art et de nature. Vraiment, les Vénitiens furent les plus voluptueux des hommes. Et moi, pourtant peu envieux, j’ai envié l’heureux possesseur de cette demeure qui, sans quitter un cadre précieux, assiste tout au long de l’année à la vie des champs aux semailles, à la fenaison, aux vendanges, à toutes les grâces de la poésie virgilienne. Dans la douceur du soir tombant, je me suis éloigné à regret de cette villa où les nuits doivent être si belles, où l’on peut, après avoir fermé les yeux sur la chair blonde de Vénus, s’endormir dans le parfum des foins coupés.


GABRIEL FAURE.