Dans la Nouvelle-Angleterre, notes de voyage

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Dans la Nouvelle-Angleterre, notes de voyage
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 542-582).
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE

NOTES DE VOYAGE


I. — DU CANADA AU MAINE

Chacun sait qu’il n’y a pas de pays plus éloignés l’un de l’autre, malgré la rapidité du trajet et la facilité des communications, que ne le sont la France et l’Angleterre. En quelques heures on se trouve transporté aux antipodes ; les caractères, les mœurs, les habitudes, diffèrent absolument à droite et à gauche de la Manche. Il en est de même par-delà l’Océan, entre la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre ; je l’éprouvai en passant du Canada dans le Maine et le Massachusetts, du pays des coureurs de bois à celui des Pères Pèlerins. Une nuit de voyage seulement et vous abordez un autre monde, mais vous avez plus vite fait encore d’aller de Calais à Folkestone, et la surprise est la même.

Je quitte Montréal le 25 mai 1897[1], sous des torrens de pluie qui ne me permettent de rien découvrir du paysage noyé dans l’eau plus encore que dans les ténèbres. Cependant je continue à voir. Des visages, des sites qui depuis quelques semaines me sont devenus familiers, défilent, photographiés, pour ainsi dire, dans ma mémoire. Et cette évocation continue dans le sommeil. Je rêve encore du Saint-Laurent et du Saguenay, de Sainte-Anne, de la Montmorency et des rapides de Lachine quand déjà se dressent devant moi les belles découpures des White Mountains, frappées par les premiers rayons du soleil. Une éblouissante matinée de printemps succède au déluge. Les bois de pins s’étagent sur des pentes de granit, des nappes d’eau vive brillent, encadrées de jolis établissemens de pêche, et les villages construits en bois n’offrent aucune ressemblance avec les paroisses canadiennes ; plus de ces vieilles fermes aux murailles massives qui, coiffées d’une haute toiture, décrivent sur de grandes étendues des processions dont le terme est l’Eglise. L’Église ici c’est le meeting house, en planches comme tout le reste, se distinguant à peine des autres maisons par une espèce de petit beffroi à jour que surmonte un coq en guise de girouette. Edifice civil autant que religieux, comme l’indique son nom. Les Puritains, pères de la Nouvelle-Angleterre, tenaient en ce lieu toutes leurs assemblées, quel qu’en fût le but : louer le Seigneur, préparer une campagne contre les Indiens, régler les affaires extérieures de la colonie, admonester ou condamner, eux, les promoteurs de la liberté de penser, quiconque ne pensait pas à leur façon, Dieu étant mêlé d’ailleurs à tous les débats et à toutes les besognes.

Autant que le Canada, la Nouvelle-Angle terre était une théocratie, mais le Dieu des Canadiens demeurait le fidèle allié du roi qui envoyait aux missions des Jésuites ces ornemens de prix, cette orfèvrerie somptueuse que l’on montre encore à Lorette, tandis que le Dieu des Puritains ne voulait ni roi, ni évêque, ni pompe, ni hiérarchie, ni symboles, à ce point que le gouverneur Endicott n’hésita pas à mutiler de son épée le drapeau anglais pour en retirer la croix, signe d’idolâtrie papiste. On ne pouvait être chrétiens de manières plus opposées, et aux différences de religion s’ajoutaient, avec les antipathies de races, l’horreur de certains souvenirs. Les guerres franco-indiennes, qui se renouvelèrent si souvent fournissent aux campagnes d’inépuisables légendes. Les sauvages dépossédés recherchaient l’alliance qui leur fournissait des armes, Abénakis contre Anglais, Iroquois contre Français. Notre Nouvelle-France occupait une position beaucoup plus avantageuse que celle de sa voisine et couvrait des espaces vingt fois plus considérables, mais l’immigration augmentait sans relâche la force des troupes coloniales anglaises. A qui resterait la prééminence sur le continent d’Amérique ? Toute la question semblait être là lorsque surgit, comme dans la fable, le troisième larron. Cette lutte qui durait depuis un siècle se termina par la proclamation de l’Indépendance américaine, les colons anglais ayant constaté que les armées régulières de la mère patrie n’étaient pas invincibles. Washington dut sentir sa force le jour où, à la tête des tirailleurs virginiens, il retarda l’éclatante victoire des Français sur le général Braddock.

Combien les faits deviennent plus intéressans quand on en voit le théâtre ! Mon train passe tout près de l’endroit où une statue colossale rappelle le nom de Hannah Duston, cette fermière des environs de Haverhill enlevée par les sauvages qui ravageaient et incendiaient le pays. Nouvelle Judith, elle massacra ses ravisseurs à coups de hache tandis qu’ils dormaient.

L’Etat du Maine se venge pacifiquement aujourd’hui du tort que lui ont fait les Canadiens et leurs terribles alliés ; il attire par l’appât du gain dans ses manufactures Jean-Baptiste[2] qui ferait mieux de cultiver le sol natal. Et les prêtres de là-bas savent ce qu’ils disent lorsqu’ils répètent à leurs ouailles en s’efforçant de les retenir : « Le Yankee, voilà l’ennemi ! » Non seulement il est cause que les champs du Canada restent en friche, mais encore les traditions catholiques et françaises sont en péril sur ce sol voué à l’hérésie et où fut acclamée la Révolution.

On n’en est pourtant plus, dans les villages habités par les fils des Puritains, aux interminables discussions théologiques, passe-temps favori des ancêtres. Je m’en assure dès ma première halte à South-Berwick.

South-Berwick eut la bonne fortune de produire un romancier qui sait intéresser l’ancien monde comme le nouveau à une population si différente de ce que les étrangers ignorans croient être, en bloc, le peuple américain : un ramassis de gens très vulgaires, très durs et de provenances mêlées. Lisez les esquisses de Sarah Jewett ; vous verrez que le caractère des citoyens de la Nouvelle-Angleterre est avant tout la dignité : dignified, cette épithète revient souvent, et en effet elle exprime mieux qu’aucune autre les aspirations, la tenue, la conduite de chacun. L’apparence même du village de South Berwick est distinguée. Dans les larges avenues qui tiennent lieu de rues, les maisons ne s’alignent pas les unes contre les autres ; semées de distance en distance, elles s’entourent de jardins que borde une barrière. Celle que j’habite, à l’entrée du village, donne sur la petite place d’un aspect provincial délicieux et où les arbres jouent un tel rôle décoratif qu’on s’étonne de voir la lumière électrique éclairer ce joli coin de campagne ; la nuit, le feuillage brode des ombres chinoises délicates et mobiles que je ne me lasse pas d’admirer sur les stores blancs de mes fenêtres.

Partout règne un aspect général de prospérité. Les filatures de coton ne font qu’y ajouter du pittoresque ; elles dressent leurs grands bâtimens près de l’écluse formée par la Piscataqua. Cette belle rivière, salée à l’embouchure, baigne les chaînes de collines, préludes des Montagnes Blanches. Un petit édifice de granit, très haut planté, domine de sa dignité supérieure les constructions de bois ; c’est la Bibliothèque, fière de sa tour, de son porche monumental, des beaux vitraux qui décorent ses salles de classes et de conférences.

Comme à mon premier voyage, je suis étonnée de l’absence apparente de paysans et d’ouvriers. Toutes les maisons me font l’effet de maisons bourgeoises ; bourgeois aussi le costume des hommes et, quant aux femmes, elles portent, sans exception, des toilettes de dames ; on me dit que ces élégantes sont autant d’ouvrières employées dans les fabriques. En effet South-Berwick est habité surtout par des artisans enrichis, des manufacturiers. Ce qu’on appelait jadis la bonne société, ces vieux capitaines au long cours, ces vieilles demoiselles dont les amusantes manies, les façons surannées nous font sourire dans les récits de miss Jewett, ont presque entièrement disparu, — les capitaines surtout, qui avaient parcouru toutes les mers, visité l’Europe et gagné un peu partout beaucoup d’argent. Il reste d’eux, dans les plus anciennes demeures, un certain fonds d’exotisme, porcelaines de Chine, verreries de Venise, objets précieux venus de loin. La mer était le champ d’action du colon de la Nouvelle-Angleterre, comme la forêt était celui de l’habitant de la Nouvelle-France ; il exploitait les pêcheries négligées par ses rivaux et montrait dans des expéditions aventureuses et lointaines une indomptable vaillance, qu’il n’appliquait à la guerre que contraint et forcé. Tout autre était l’opinion du gentilhomme canadien, chasseur et soldat, se rattachant, si pauvre qu’il pût être, aux traditions de la cour de Louis XIV, tandis que les colons anglais étaient de la même étoffe solide et résistante dont Cromwell fit ses Bras de fer[3].

Le 30 mai, jour consacré à la commémoration des morts glorieux tombés pour la cause de l’Indépendance, j’ai l’occasion de voir réunis quelques types caractéristiques de l’endroit. Un usage touchant s’est établi peu à peu depuis la guerre de Sécession. Ce qui reste des hommes qui dans chaque localité y prirent part se transporte au cimetière pour décorer les tombes des camarades. Le 30 mai tombant un dimanche, la décoration annuelle est retardée ; cependant je vois les vétérans porter leur drapeau à l’église. Ils forment un groupe compact, marchant au pas militaire. Leur tenue est éminemment « respectable. » Bonnes figures énergiques et graves, profils droits taillés à grands traits, barbe rase, sauf parfois sous le menton ce petit bouquet de poil qu’on ne rencontre plus guère aux États-Unis que dans les régions reculées. Le chapeau de feutre à ganse d’or, l’uniforme bleu, montrent qu’on appartient à la société dite l’Armée de la Grande République. Ce sont des charpentiers, des forgerons, des fermiers, des gens que nous appellerions du peuple ; il y a pourtant un médecin dans le nombre. Je les reverrai la semaine suivante au cimetière où, musique et tambour en tête, ils iront planter les couleurs nationales sur les tombes de leurs compagnons disparus. Quelques-unes de ces tombes renferment le corps, d’autres ne sont que commémoratives. Et les familles suivent à pied ou en voiture, chargées de bouquets. Aux hymnes succède le chant national, America, sur l’air conservé de God save the king. Le ministre parle longuement de la guerre « qui jamais plus ne se renouvellera. » Une brise douce agite les arbres, le soleil éclaire cette scène rustique toute de recueillement, de prière, de respect, d’émotion virilement contenue.

Chaque tombe de soldat ayant été saluée à son tour, les vétérans continuent leur procession à travers la campagne ; ils vont chercher, dans les champs de repos dispersés qui apparaissent loin de toute église, et dans les cimetières particuliers attenans parfois aux fermes, le tertre vert ou la pierre levée qui recouvre un soldat.

Pendant les promenades que je fis sur les hauts plateaux du Maine, il m’arriva de voir une tache de couleur vive éclater dans la verdure ou briller sur la nappe blanche des marguerites en fleur : le drapeau, strié, étoile, bleu, blanc, rouge, des États-Unis, le petit drapeau tout neuf du jour de la Décoration attestait qu’un des enfans de l’endroit était mort pour son pays et que son pays ne l’oubliait pas.

Mais c’est à Boston qu’il faut cette année, 1897, célébrer le Memorial Day, l’inauguration du monument de Robert Gould Shaw ajoutant un intérêt particulier à la solennité. Nous nous transportons donc en ville pour un jour.


II. — LE MEMORIAL DAY

On connaît à Paris le monument de Shaw, puisqu’une réduction en a été envoyée par le sculpteur Saint-Gaudens à notre dernière exposition du Champ-de-Mars ; l’histoire de l’œuvre et son but sont admirables, au moins autant que l’œuvre elle-même.

Quand la Chambre du Massachusetts vota, en 1865, une statue équestre à la mémoire de Shaw et ouvrit une souscription pour rassembler les fonds nécessaires, elle eut soin de spécifier qu’il ne s’agissait pas d’un simple hommage de reconnaissance publique rendu à un soldat mort glorieusement pour la patrie, mais de la commémoration d’un grand fait historique, qui n’était autre que le triomphe définitif de la liberté. En effet, le sacrifice que le jeune colonel Shaw fit de ses préjugés et de sa vie en conduisant le premier régiment nègre à l’assaut du fort Wagner, marque la date du véritable affranchissement des esclaves appelés à l’honneur de défendre leur pays.

Ce Bostonien de race, aussi fier de ses origines que pourrait l’être aucun patricien du vieux monde, et dont le « sang bleu » est sans cesse rappelé dans les panégyriques dont il est l’objet, accepta de son plein gré ce qui autour de lui passait pour un opprobre. A vingt-six ans, marié de la veille, au seuil d’une carrière qui s’annonçait brillante, il quitta le régiment où il s’était distingué déjà pour tenter la douteuse aventure derrière laquelle il y avait pour lui une question de principe. Il brava le ridicule qui s’attachait à cette entreprise et ce fut peut-être le moment où il lui fallut le plus de courage. Au grand nombre il semblait impossible que le nègre pût avoir, comme le blanc, le sentiment du devoir militaire auquel rien ne l’avait préparé ; une écrasante majorité s’élevait contre la formation des régimens de couleur ; le président Lincoln lui-même ne se prononçait pas franchement en leur faveur, mais blâme et raillerie durent faire silence le jour où Shaw criant : Onward ! En avant ! tomba percé de coups dans les tranchées du fort Wagner avec la moitié de ses hommes. Une pareille hécatombe était la meilleure des réponses, et, pour compléter la beauté, le sens profond du drame, l’ennemi enterra Shaw, en signe de mépris, pêle-mêle « avec ses nègres. » C’est ici que commence le rôle très noble de la famille du héros ; jamais le père ne voulut faire aucune tentative pour retrouver le corps ignominieusement enfoui de son fils et lorsque la statue fut votée, il conseilla de ne pas mettre en évidence une figure unique, alors que d’autres avaient droit au même honneur. Cette pensée d’absolu désintéressement, Saint-Gaudens, l’artiste américain qui porte un nom de France et qui a dans les veines un génial mélange de sang français et irlandais, mit douze années à la mûrir. Le résultat final fut le haut-relief qui représente Shaw à cheval, l’épée nue à la main, conduisant ces mêmes soldats nègres qui, tués à ses côtés, lui tiennent aujourd’hui compagnie chez les morts.

L’emplacement choisi fut en face du Capitole, au niveau de la plus belle rue de Boston. Une large brèche ayant été pratiquée dans le mur qui sépare du Parc Beacon Street, le revers du monument se trouve dans le Parc même, ce Common si rempli de souvenirs patriotiques. Longtemps un échafaudage de planches défia la curiosité des passans, puis arriva enfin le Memorial Day, choisi pour l’inauguration. Vers dix heures, nous nous trouvons, mes amies et moi, aux premières loges, sur un balcon pavoisé.

De hauts dignitaires passent en voiture : le gouverneur du Massachusetts, le maire de Boston, le Président de l’Université de Harvard, les notabilités civiles et militaires qu’on me nomme à mesure, entre autres le colonel Higginson, une des figures les plus en évidence du vieux Cambridge, qui commanda lui-même un régiment nègre dont il a écrit l’histoire. Aux fenêtres, beaucoup de dames ; des tribunes chargées de monde officiel dans la cour de la State house ; des grappes de gamins accrochés aux arbres, une foule considérable, mais fort tranquille dans le Parc et dans Beacon Street ; les agens la repoussent sur le passage des troupes ; celles-ci avancent en bon ordre sous une fâcheuse averse qui met trop de parapluies dans le décor. On acclame le fameux 7e de New-York, l’un des plus beaux régimens des Etats-Unis, on acclame le corps des Cadets, les milices du Massachusetts, mais pour des yeux européens les gardes nationales n’ont jamais grand prestige ; d’ailleurs les uniformes américains ne sont pas beaux, s’ils sont pratiques ; c’est la marine surtout qui me paraît mériter les hurrahs. Nouvelle ovation pour l’infanterie de couleur ; ici l’enthousiasme s’adresse à la réalisation pleine et entière d’une idée qui avait passé d’abord pour chimérique. Cet enthousiasme s’affirme et grandit sur le passage des débris du régiment de Shaw, une soixantaine de nègres, vieux, infirmes, mutilés, celui-ci la manche repliée sur un bras absent, celui-là traînant une jambe de bois. Le plus jeune compte bien cinquante ans ; c’est peut-être le petit tambour qui sur le bas-relief ouvre allègrement la marche. Pauvres diables ! Ils sont venus de divers États, plusieurs ont fait des centaines de lieues sous les lambeaux d’uniformes qui leur restent, reliques des jours de gloire et de misère, et les voici de nouveau, après trente-quatre ans, à la même place d’où ils partirent, de ce pas dont Saint-Gaudens nous fait sentir le rythme un peu traînant, caractéristique de la race, résolu néanmoins et que rien n’arrêta. Celui des poètes américains qui occupe aujourd’hui le rang de lauréat, T. B. Aldrich, a chanté dans l’Ode qui lui fut demandée en cette grande circonstance « les morts qui ne mourront point. » Voici devant nous, en effet, avec leur jeune chef, jeune à jamais, les fantômes du 54e, ces esclaves de la veille, qui déploient le drapeau lacéré, témoin de l’assaut du fort Wagner. Il fallait, pour prouver leur valeur, les envoyer aux avant-postes. L’épreuve réussit. Quand le premier porte-enseigne tomba frappé à mort, un certain Wilkins ramassa ce drapeau sous une grêle de balles en s’écriant : — Il n’a pas touché terre, camarades ! — Et il ne le lâcha plus. Il le tient encore aujourd’hui. Wilkins fait bonne figure dans ce groupe d’épaves vénérables devant lequel l’armée défile en saluant.

Les temps ont bien changé depuis le jour du départ, et ces changemens sont tout à l’avantage de la race noire. Les ruines vénérables du 54e semblent le sentir, quoique leur attitude ne soit certes pas celle de gens qui viennent d’être coulés en bronze pour la postérité. Par exemple, un vétéran de la marine est escorté jusqu’au bout par ses petits-enfans, aussi noirs que lui, deux jumeaux en uniforme de matelot qui marchent au pas militaire, de toute la vigueur de leurs jambes courtes, à droite et à gauche de l’aïeul. Ce n’est pas très régulier, mais ces belliqueux lilliputiens mettent au tableau une touche comique ; ils m’ont fait rire de bon cœur quand l’émotion me prenait à la gorge.

Au moment où va tomber le voile qui cache le monument, un coup de canon est tiré, auquel répondent les salves des navires dans le port. S’il y eut alors des discours prononcés, je ne les entendis pas ; on applaudit frénétiquement le sculpteur Saint-Gaudens. C’est un peu plus tard, dans la Music Hall, l’immense salle de concerts, qu’un assaut d’éloquence se produit, le gouverneur Wolcott, le maire Quincy, le colonel Lee, le professeur James, de Harvard, faisant tour à tour l’éloge de Robert Shaw et de cette charge désespérée « qui après tout fut un échec, mais un échec à la façon des Thermopyles, dont on parlera quand de plus hauts faits d’armes seront oubliés, car l’importance historique d’un événement ne se mesure ni à sa grandeur matérielle, ni à son succès immédiat. » Si brillans que soient les orateurs, le grand succès paraît être pour Boker Washington, professeur d’une université nègre, qui prend la parole comme représentant de la classe de couleur, et il faut convenir qu’au physique, il la représente sans aucune distinction, ce qui n’empêche qu’il n’y ait sous cette peau ténébreuse et ces traits épatés une belle intelligence. Dans un discours bref, où chaque mot porte, où abondent les idées générales, il prouve que l’abolition de l’esclavage n’a pas seulement délivré les noirs, qu’elle a encore, qu’elle a surtout délivré les blancs, dont le développement moral était impossible sous ce règne d’iniquité. Il n’exagère pas les progrès accomplis déjà par sa race, il énumère avec fermeté toutes les qualités qui lui manquent encore, mais il a foi dans l’avenir préparé par le collège, par l’école industrielle, par l’habitude prise d’un effort soutenu. Faire son devoir sur le champ de bataille n’est pas le plus difficile. Un jour viendra où rien de ce qui est permis au blanc ne sera défendu ou refusé au noir. Le ton est fier, sans aucune jactance. Boker Washington restera dans le souvenir des Bostoniens comme la figure principale, le lion de cette journée, avant tout comme un vivant argument en faveur de sa cause.

Nous allons, la foule s’étant dispersée, regarder en détail le monument de Shaw. La partie architecturale, confiée à M. Mac-Kim, ne me paraît pas sans reproche, mais le haut-relief de Saint-Gaudens est une œuvre dont on ne peut bien apprécier l’exécution qu’après s’être rendu compte des difficultés qu’elle offrait. Une impression d’unité toute classique se dégage de l’ensemble ; en même temps, les types sont d’une réalité scrupuleusement observée. On me fait remarquer que le cheval n’a rien de conventionnel, qu’il réunit toutes les caractéristiques du cheval américain. Au-dessus du groupe en marche flotte une figure de femme, un bras étendu pour montrer le chemin, retenant de l’autre main les palmes de la gloire et les pavots de la mort. Chez cette personnification de la destinée, je reconnais le visage régulier d’une jeune dame de Boston qui mériterait d’être Grecque. Ces traits d’observation locale ne sont pas les moins appréciés.

Nous descendons les degrés conduisant aux bancs de granit placés des deux côtés de la fontaine qui décore l’autre face du monument. Là sont inscrits, au centre de couronnes de lauriers, les noms des officiers tués dans l’attaque du fort Wagner, et une inscription suit, dont voici le sens :

Au 54e régiment d’infanterie du Massachusetts. Les officiers blancs firent cause commune avec des hommes de la race méprisée, encore ignorons de la guerre, et risquèrent la mort comme instigateurs d’une insurrection d’esclaves au cas où on les eût faits prisonniers.

Les noirs, engagés volontaires à l’heure de la mauvaise fortune, servirent sans solde pendant dix-huit mois jusqu’à ce qu’on leur eût décerné la même paye qu’aux troupes blanches, s’exposant à l’esclavage qui les menaçait, s’ils étaient pris ; braves dans l’action, patiens dans de lourds travaux, toujours gais parmi les pires privations.

Ils sont une demi-douzaine de badauds, occupant les premiers ces deux bancs de pierre qui font partie du monument, tous couleur de suie, les yeux brillans, le sourire aux lèvres. Ce sourire s’élargit tandis que l’une de nous achève tout haut la lecture qu’ils faisaient à demi voix :

Ensemble, ils donnèrent à la nation (et au monde la preuve immortelle que les Américains d’origine africaine possèdent la fierté, le courage et le dévouement du soldat patriote. Cent quatre-vingt mille de ces Américains-là s’enrôlèrent sous le drapeau de l’armée en 1863-65.

Toute la journée les nègres se succèdent devant cet ineffaçable certificat d’égalité, toute la journée ils grouillent triomphans à travers la ville. L’inauguration du monument de Shaw serait un acte de haute politique, quand bien même le patriotisme et la reconnaissance n’eussent pas suffi à l’inspirer.

Mais, en rappelant ces choses à une année de distance, il me semble que ma plume retarde d’un siècle. En effet, les incidens de la guerre avec l’Espagne reculent dans un passé lointain cette guerre civile, dont on continuait, faute de mieux, à faire tant de bruit. Voilà le caractère du Memorial Day complètement altéré. Les processions aux tombes des soldats, d’année en année moins nombreuses, vont recevoir de terribles renforts. Les drapeaux clairsemés se multiplieront par centaines et combien d’autres tombes resteront sans décoration sur les plages tropicales où le climat et la fièvre firent presque autant de victimes que le canon ! Je suis bien aise d’avoir vu le dernier Memorial Day d’une Amérique étrangère aux conquêtes qui aujourd’hui sont un fait accompli, et de loin je salue avec plus de respect que jamais le monument de Shaw, ce champion désintéressé de la fraternité humaine.


III. — UN PÈLERINAGE A CONCORD

Comparer le village de Concord, où brilla « cette blanche lumière, » le génie d’Emerson, à Stratford-sur-Avon et à Weimar, serait d’abord une banalité, le rapprochement ayant été fait plus d’une fois, et ensuite une erreur de jugement, comme le sont si souvent les comparaisons, car la dévotion qui conduit force pèlerins à Concord est beaucoup plus locale, jusqu’ici, que celle dont peuvent être l’objet, dans leurs tabernacles respectifs, Shakspeare ou Gœthe. Pourtant, Emerson, qu’on a si souvent désigné en France avec une assez vague admiration comme l’auteur de la Nature, commençant à être sérieusement étudié dans un groupe de philosophes et de moralistes, il peut être opportun d’aller le chercher et le surprendre au lieu qui est le plus imprégné de sa mémoire. On sait tout ce que Concord fut pour lui ; il y retrouvait le souvenir de ses aïeux, presque tous hommes d’église, l’exemple de son grand-père surtout, le prêtre patriote de la Révolution ; il y avait vécu enfant, auprès de sa mère veuve, il y avait toujours été rappelé par des affections de famille et de choix ; enfin, après avoir abandonné l’église unitarienne, il vint y abriter une vie qui, pour n’avoir plus de but déterminé, n’en était pas moins vouée à diriger par d’autres chemins les âmes vers Dieu, justifiant en quelque sorte son paradoxe que pour être bon ministre il faut avoir quitté le ministère.

Le 3 juin, nous prenons le train qui de Boston conduit en une demi-heure à la retraite dont Emerson écrivait : « Amoureux de solitude, je m’en allai vivre à la campagne, à dix-sept milles de Boston, et alors le vent du nord-ouest avec ses neiges prit soin de moi et me défendit contre toute compagnie en hiver, tandis que les collines et les bancs de sable, intervenant entre la ville et moi, faisaient bonne garde en été. » Ces protections ne l’empêchèrent pas d’être assailli par tous les songe-creux et tous les visionnaires du monde, lesquels, sous prétexte de consulter le Prophète, dévoraient son temps et sa vie. Si enveloppé qu’il soit de douceur et de sérénité, il crie dans ses confidences à son journal l’impatience que lui causent ces bras de mendians sans cesse tendus vers lui et auxquels il sent qu’il n’appartient pas. Qu’ils meurent ou qu’ils s’aident eux-mêmes ! Il y aurait beaucoup à dire, du reste, sur la « douceur implacable » d’Emerson, sur sa glaciale urbanité, sur sa réserve tout aristocratique, sur sa sensitivité qui lui rendait pénible tout contact direct avec les masses ; ou plutôt il y avait beaucoup à dire avant les excellens travaux qui ont paru récemment en Amérique, la biographie, si consciencieuse, si intime, si complète, de M. Cabot[4] et l’essai de M. J. Chapman, qui est en quelques pages une œuvre de premier ordre, d’où se dégage le jugement le plus libre et le plus sûr qu’on ait encore porté sur l’homme, le philosophe et le poète.

J’éprouve une impression désagréable quand les amis qui m’accompagnent s’écrient, après m’avoir désigné de loi nia fameuse prison d’État et cette énorme fabrique de Waltham d’où sortent annuellement 550 000 montres : — Voilà le lac Walden, l’ermitage de Thoreau ! Les livres de ce disciple d’Emerson, en qui le maître trouvait un mélange du Spartiate et de l’Hindou et d’abord un être profondément, absolument original, encore qu’il lui ressemblât ou parce qu’il lui ressemblait, ces livres d’un ermite en rupture irréconciliable avec la société[5], ne m’avaient pas préparée à une « solitude » que l’on découvre du chemin de fer et où les promeneurs du dimanche vont faire des pique-niques. Simplicité primitive de Walden, socialisme de Brook-Farm, envolées vertigineuses des Transcendantalistes vers la culture esthétique et sentimentale, tout cela ne serait-il qu’une pose ?

Comme s’il ne pouvait arriver que les préludes d’une Révolution soient exagérés ou même ridicules sans être pour cela moins significatifs ! Mais cette réflexion ne me vint que plus tard ; je note en toute humilité mon premier mouvement : j’abordai Concord avec quelque méfiance.

L’endroit est charmant, les collines basses, séparées par d’étroites vallées qui ne sont guère que des ravins de verdure, étant partout couvertes de beaux bois qui débordent jusque dans le village. Nous nous dirigeons sous un berceau ininterrompu d’érables magnifiques, Lexington Street, vers la maison d’Emerson. Il avait dénoncé son apparence médiocre, mais en ajoutant : « Nous y mettrons tant de livres et de papiers et, si c’est possible, tant d’amis intéressans, qu’elle aura de l’esprit autant qu’elle en peut porter. » Cette maison est en bois peint comme toutes les maisons de campagne de la Nouvelle-Angleterre ; un petit chemin dallé conduit au porche que soutiennent deux colonnes ; même péristyle, du côté qui représente la façade principale. Un jardin l’entoure, ce jardin où il émondait lui-même ses arbres fruitiers en avouant qu’il se faisait l’effet de l’empereur de la Chine à la tête d’une charrue symbolique, et où il piochait si maladroitement que son petit garçon lui disait avec sollicitude : — Prenez garde, papa, de vous piocher la jambe…

Mes yeux ne peuvent se détacher de cette prairie en pente douce qui descend vers la rivière qu’il traversait pour prendre le sentier conduisant à Walden à travers les champs, sa promenade favorite. Ce verger, ce potager, où il se reposait par le travail manuel d’une trop continuelle tension intellectuelle, me semblent encore remplis de sa présence. Il partageait la journée entre ses livres et la contemplation d’un coucher de soleil, d’une tempête de neige, d’un certain tournant de la Concord-River. Tout le paysage où ce voyant discernait entre elles et adorait à la fois « les harmonies qui sont dans l’âme et la matière, spécialement les correspondances entre celles-ci et celles-là, » revêt par suite un caractère idéal. — Allons voir ses livres maintenant.

Miss Emerson habite la maison paternelle ; elle est absente aujourd’hui, mais nous sommes reçues par une de ses amies qui nous autorise à tout visiter. Voici, comme dans un grand nombre de maisons américaines, le vestibule où débouche l’escalier. A droite, le cabinet d’Emerson ; rien n’y a été changé, sa table à écrire reste intacte ; il semble que devant elle le vieux fauteuil l’attende encore. Ce n’est certes pas un cabinet d’apparat, mais un vrai laboratoire de recherches et d’idées. Les volumes de la bibliothèque, relativement peu considérable, sont vieux et usés, des compagnons fidèles, consultés tant de fois ! Je remarque une première édition des poèmes de Tennyson, partout annotée, Platon, dont Emerson est sorti tout entier, Plutarque, et Montaigne qu’il aimait comme un frère pour son dédain du raisonnement systématique, pour l’indépendance avec laquelle il tenait à comprendre ce qu’il croyait, au lieu de s’en tenir à des formules toutes faites. Cette admiration accordée à Montaigne, de même que d’autres dogmes émersoniens a fait son chemin en Amérique, si bien que je n’ai jamais rencontré de femme qui n’affichât un enthousiasme sans bornes pour notre grand sceptique. Emerson ne goûtait guère d’ailleurs la littérature française, l’esprit français. Cet esprit agile devait le déconcerter quelquefois, comme faisait le boulevard, lorsque, visitant Paris sans plaisir, il croyait lui entendre dire : — Qui vous amène, mon grave Monsieur ?

A en juger par ce que je vois sur les murs, il avait le culte de Michel-Ange et de Raphaël. Ceci s’accorde bien avec ce que nous savons de son esthétique toute religieuse : la beauté des églises catholiques le touchait autant que leur hospitalité ; il aimait leurs portes toujours ouvertes, il aurait voulu de la peinture, de la sculpture dans les temples de son pays, et le culte idéal qu’il rêvait eût gardé des points de ressemblance avec les symboliques cérémonies romaines. Il reprochait à l’église unitarienne d’oublier un peu trop que les hommes sont poètes. Devant son écritoire, je pense à ce que nous apprend M. Cabot de sa manière de travailler. Dès que ses pensées avaient pris une forme, il les jetait sur son journal ; ce journal était l’inépuisable carrière d’où il tirait ses essais et ses conférences. Avait-il un article à faire, il en prenait les matériaux réunis sous telle ou telle rubrique et y ajoutait ce que lui suggérait le moment. Tout en se rendant parfaitement compte des lacunes et du décousu inséparables d’un pareil procédé, il refusait de se dégrader par la recherche d’une pensée. « Si elle vient, je l’accueille volontiers, mais si elle ne vient pas spontanément, c’est qu’elle ne viendrait pas bonne. »

Je regrette que dans ce foyer de l’inspiration on ait placé le buste qui fut fait de lui tout à la fin de sa vie, quand avaient dû disparaître la merveilleuse mobilité de l’expression et cette délicatesse qui s’alliait chez lui à l’extrême fermeté des lignes. C’est une tête de vieillard qui nous accueille ; French, le sculpteur, s’efforça en vain d’y mettre cette superbe lueur de génie qui dans la conversation éclairait soudain, d’après le témoignage de ceux qui Font connu, ce visage ecclésiastique aux cheveux plats, au long nez, à la bouche discrète.

— L’embarras, disait gaîment Emerson, parlant de son buste, c’est que plus il me ressemble, plus il est laid.

Le sage raillait d’un sourire sa propre décrépitude. Elle s’annonça par l’embarras de la parole ; à propos d’un parapluie, il disait : « Je ne sais plus son nom, mais je sais son histoire ; les étrangers le prennent et l’emportent. » Une de mes amies de Boston, qui le priait de venir dîner chez elle, obtint cette réponse : — « Comment serait-ce possible ? Je ne me rappelle plus que deux mots : si et mais. »

C’est l’Emerson de ce temps-là que nous a conservé le buste de Daniel French ; certes il fut noble et touchant jusqu’au bout, continuant à contempler de la piazza de sa maison, où après tant d’activité dépensée il aspirait au suprême repos, le cours fuyant de sa rivière chérie et les couchers de soleil qui pâlissaient à l’horizon ; mais ce n’est pas là l’Emerson que nous voudrions auprès de cette table à écrire où furent tracées des œuvres assez fortes pour modifier profondément l’âme d’airain de la Nouvelle-Angleterre, en attendant que leur action s’étendît au monde entier.

A côté du cabinet, s’ouvre un salon de la simplicité la plus austère. J’y remarque le cadeau de noces que Carlyle fit à Mme Emerson, une gravure d’après l’Aurore du Guide. Carlyle et Emerson se rencontrèrent tout juste assez pour nouer une de ces amitiés issues de l’attrait des contrastes ; l’un d’eux croyait à la vertu de l’autorité, l’autre à celle de la liberté : ils différaient au moral autant qu’au physique. Un portrait de Carlyle, avec sa rude chevelure en désordre, sa physionomie âpre et tourmentée, représente la force presque brutale dans cet intérieur si calme, si recueilli, où se reflète pour ainsi dire l’immatérialité d’Emerson. Ce maître séraphique ne pouvait, on le lui a reproché, rien échanger de personnel avec les humains ; ses relations avec la Nature étaient plus faciles. Il semble que la rivière ait gardé l’écho des vers harmonieux qu’il lui adresse en l’interpellant par son nom indien :

Ta voix d’été, Musketaquid, — Répète la musique de la pluie…

Le jardin aussi se souvient qu’il lui a dit :

Si je pouvais mettre mes bois en chansons, dire ce qu’ils donnent de délices, — Tous les hommes viendraient en foule dans mon jardin — Et laisseraient les cités désertes…

Mon jardin est une lisière de forêt qu’entourent des forêts plus anciennes. — En pente il descend vers le bord du lac bleu, — Puis il plonge dans les profondeurs.

Il y a entre lui et les choses qu’il spiritualise une intimité à rendre jaloux ses amis moins bien partagés, une tendresse à désespérer la pauvre Margaret Fuller surtout, dont le tempérament ardent et impérieux lui fit toujours un peu peur. Nous croyons la voir dans cette maison qu’elle remplit, aux beaux jours du transcendantalisme, de son éloquence passionnée, de son exaltation un peu théâtrale ; elle passe avec des allures de sibylle, paraissant toujours demander à son ami « je ne sais quoi qu’il n’a pas ou qui n’est pas pour elle. »

Nous voici de nouveau dans l’avenue, et maintenant l’image évoquée par Nathaniel Hawthorne nous poursuit : « Il faisait bon le rencontrer dans notre avenue, avec ce pur rayonnement intellectuel qui émanait de sa présence comme du vêtement d’un être glorieux. Et lui, si tranquille, si simple, accueillant chaque être vivant comme s’il se fût attendu à en recevoir plus qu’il ne pouvait lui donner. Il était impossible de demeurer dans son voisinage sans respirer plus ou moins l’influence alpestre de sa haute pensée. » Si Hawthorne rendit justice à Emerson, Emerson n’éprouva jamais pour lui de sympathie très vive. Il déclarait ne pouvoir lire aucun de ses livres avec plaisir. Aveu qui n’étonne qu’à demi quand on se rappelle certains portraits impitoyables du Blithedale romance, où il est facile de reconnaître, parmi les philanthropes chimériques, les utopistes obstinés, les rêveurs orgueilleux qui prétendent vainement régénérer le monde, tout le groupe de Concord, les amis d’Emerson, Hawthorne d’ailleurs parmi eux, et Emerson lui-même. Les deux grands hommes étaient voisins, mais autant la maison d’Emerson était ouverte à la foule des enthousiastes et des oisifs qui venaient le prendre pour guide de gré ou de force, autant celle de Hawthorne, que nous atteindrons tout à l’heure sur cette même avenue, se fermait aux importuns. La taciturnité, la sauvagerie du romancier étaient proverbiales. Je regarde avec émotion cette espèce de belvédère, la tour d’ivoire où l’alchimiste composait un philtre rare, inimitable, mélange d’analyse ultra-subtile et de vigueur dramatique extraordinaire dont ses romans sont imprégnés. Quelques-uns méritent certainement de compter parmi les plus beaux qui aient été de notre temps écrits en langue anglaise.

Sauf les Contes deux fois dits, par lesquels il débuta, les Mousses du vieux presbytère, que lui inspira sa première demeure à Concord, et la célèbre Lettre rouge, dont s’enorgueillit Salem, presque tous virent le jour dans ce Wayside home, qu’il habita depuis 1852. Il le trouvait beaucoup trop accessible et, dès que lui était signalée une visite, gagnait le bois. Un sentier propice à cette fuite devait être, prétendait-il, le seul souvenir qui resterait de lui. Certes, la belle tête léonine que reproduisent ses portraits ne donnerait l’idée ni de cette modestie, ni de cette timidité.

Entre la maison d’Emerson et celle de Hawthorne, nous nous sommes arrêtées devant Orchard-House, où demeurèrent longtemps les Alcott, Alcott, bâtisseur de mondes comme l’appelait l’oracle de Concord, qui manquait quelquefois de jugement, car ce bâtisseur de mondes ne fut pas capable de mener à bien la construction d’un simple phalanstère. On sait quelle fut la fin des expériences quasi-fouriéristes de Brook-Farm et de Fruitlands, mais l’incapacité pratique n’était pas pour détourner de lui Emerson qui faisait cas de ses théories sans croire beaucoup à leur succès. D’après Emerson, l’homme doit se renouveler intérieurement avant de pouvoir améliorer son sort extérieur. Cette certitude l’empêcha toujours de se mettre en avant pour aucune réforme, sauf celles qui touchent directement à l’être spirituel, celles qui, en faisant penser et agir les hommes, au lieu de les laisser en proie aux circonstances, les conduisent à être autre chose que de misérables accidens.

Il explique d’une façon très particulière et où perce un grain d’égoïsme le plaisir que lui procure la société d’Alcott : « Quand je cause avec lui, c’est moins pour pénétrer ses pensées que pour m’observer sous son influence ; il m’excite et je pense librement. » Aujourd’hui le nom de celui qu’il trouvait à tort ou à raison plus dieu que tous les autres, est bien oublié ; mais on se souvient de la fille d’Alcott, l’auteur charmant de ces livres pour la jeunesse qui ont été traduits en français : Little men, Little women. Je salue avec plaisir la fenêtre devant laquelle courait sa plume sans prétention.

Nous avons failli passer sans la regarder, tant son apparence est modeste, devant l’Ecole de philosophie, désormais close, où les beaux esprits de Concord se rassemblaient après la mort du maître pour évoquer ses leçons. On y entendit plus d’une belle conférence.

Après la maison de Hawthorne, presque à l’endroit où nous sommes conviés à voir le premier cep de vigne noueux et colossal d’où est sorti tout le fameux raisin de Concord, qui n’a rien de commun avec le chasselas, on tourne Merriam’s Corner, le coin de route où les Anglais battirent en retraite (1775), et nous abordons le Concord historique. Voilà le vieux presbytère (Old Manse) bâti pour le révérend William Emerson. Juste en face, une taverne peinte en rouge conserve la trace des balles tirées dans la journée du 17 avril. Devant elle, une pierre indique l’endroit où tomba mortellement blessé le premier soldat anglais. Ces souvenirs de révolte et de guerre ajoutent à l’impression que produit la demeure où Ralph Waldo Emerson vécut son enfance pensive, où plus tard il revint auprès des Ripley, derniers habitans du logis, écrire l’essai « de la Nature, » où à son tour se développa le génie pessimiste de Hawthorne, si différent sous des influences semblables. Au bout de l’allée plantée d’arbres qui le sépare de la route, le vieux presbytère aux tons d’argent, dans un cadre de sapins noirs et de lianes échevelées, est ce que j’ai vu de plus mélancolique parmi ces antiquités bizarres, les maisons de planches de la période coloniale. Alentour, le paysage présente toujours l’étendue de prairies, les buttes couvertes de chênes et de hêtres où Emerson nous raconte qu’il errait avec ses frères en récitant des vers ou en se représentant les héros du passé. Nous suivons la route sur laquelle son grand-père, le pasteur de Concord, vit, de la petite fenêtre d’un pignon, les fermiers, ses paroissiens, mettre en déroute les habits rouges ; puis nous atteignons le Monument, la pierre votive dressée « en signe de reconnaissance à Dieu et en l’honneur de la liberté. »

Nous passons le pont sur la rivière sinueuse et claire qui coule à pleins bords dans le gazon, pour regarder de près la statue de Daniel French représentant le minute-man, un milicien de ce détachement qui, toujours sur le qui-vive, devait être prêt à la minute. C’est un jeune fermier de Concord en hautes guêtres et chapeau rond ; il vient de saisir son fusil ; son habit est posé à côté de lui sur la charrue qu’il abandonne. Il y en eut 450 qui se battirent ici comme de vieux soldats et qui, sans ordre ni discipline, harcelèrent ensuite jusqu’à Boston les troupes anglaises.

Sur certains sites, on croit voir planer encore l’ombre d’un grand événement ; tel n’est pas le pont du Concord. Jamais campagne plus riante ne parut ignorer les violences de la guerre. Les eaux abondantes et rapides viennent, après le débordement annuel, de rentrer dans leur lit, laissant les prairies tout en fleur fit d’une éclatante verdure. Des iris, des glaïeuls remplissent la petite crique où se berce une barque à l’ancre sous d’épais ombrages retombans. On placerait ici une idylle plutôt qu’un poème épique, et cependant le minute-man nous dit de sa voix de bronze :


Ici, près de ce pont agreste, — l’étendard s’est ouvert à la brise d’avril, — ici les fermiers se rangèrent en bataille, — et tirèrent le coup de feu qu’entendit l’univers.


Nous revenons sur nos pas et les humbles reliques de la Révolution s’offrent à nous dans le Cabinet d’Antiquités, la lanterne par exemple de Paul Révère, qui joua un si grand rôle à la veille de la bataille de Lexington, en brillant, signal convenu, au sommet d’un clocher. Ce petit musée est dans la même rue que l’église unitarienne, l’église blanche qu’Emerson fréquentait de nouveau chaque dimanche en sa vieillesse. Et il ne se déjugeait pas pour cela, n’ayant jamais voulu attaquer aucun culte, aucune forme, mais seulement éveiller les âmes à un sentiment plus vif de ce qu’elles croient, en écartant ce qui peut obscurcir ou abaisser leur croyance. Ses obsèques y furent célébrées le 30 avril 1882 au milieu du deuil général. Nous nous les représentans, si simples, plus solennelles cependant que celles d’un roi, tout en marchant, vers le Sleepy hollow (val dormant). Le Sleepy hollow est digne du nom qu’il a emprunté à une légende. Des accidens de terrain très proches les uns des autres contribuent à la beauté de cette espèce de bois sacré où les essences d’arbres les plus diverses entremêlent les nuances délicates de leur feuillage au-dessus des tombes, qui ce jour-là étaient fleuries comme elles le sont chez nous le jour des Morts. C’est qu’en effet le jour des Morts, à une date différente, il est vrai, est fêté depuis peu dans l’Amérique protestante.

On vous dira que cette façon d’honorer les morts n’implique pas que l’on prie pour eux ; mais en réalité il y a là un retour fatal aux traditions, un irrésistible besoin ressenti par tous les vivans, à quelque religion qu’ils appartiennent, de communier avec les disparus qui leur furent chers. La décoration des tombes de soldats servit de prétexte, puis il arriva que les fleurs réservées d’abord aux défenseurs de la patrie furent offertes à d’autres défunts, de sorte qu’au 1er juin les cimetières d’Amérique ressemblent beaucoup à ce que sont les nôtres le 2 novembre. Les puritains, — il suffit pour s’en rendre compte de voir les lignes uniformes et serrées de tables d’ardoise plantées debout dans le vieux cimetière colonial de Concord, — les puritains mirent une ardeur farouche à effacer tous les symboles. Leurs fils y sont revenus, et peut-être l’influence d’Emerson y a-t-elle été pour beaucoup. Le Sleepy-Hollow tout entier semble consacré à sa mémoire. Il le domine du sommet d’un monticule escarpé.

Nous gravissons le sentier tournant que veinent les racines saillantes des grands pins, et nous atteignons le bloc énorme de quartz rose, un fragment de glacier qui n’a de rival au monde que le rocher battu par les flots, mausolée de Chateaubriand. Par cette belle journée, le soleil fait étinceler le cristal vierge, pur et lumineux comme l’esprit même dont il est l’emblème. Au pied, sous un tertre sans nom, s’efface la femme du grand homme. Les pierres tombales des autres membres de la famille sont dispersées alentour. Celle d’un enfant chéri, mort à cinq ans, porte les vers dignes d’une anthologie grecque que son père lui consacra dans la pièce intitulée Threnody :

The hyacinthine boy, for whom
Morn well might break and April bloom,
The gracious boy who did adorn
The world where into he was born
And by his countenance repay
The favor of the loving day,
Has disappeared from the day’s eye.

Sur le bloc de granit qui recouvre les restes du fidèle disciple, Henry Thoreau, est jetée aujourd’hui une gerbe d’orchis roses dont le nom revenait fréquemment sous sa plume. Heureux l’écrivain qui s’impose ainsi à des souvenirs de tendresse !

De petites bornes en marbre blanc, frappées de simples initiales, indiquent à peine la sépulture des Alcott.

Les enfans de Mme Ripley, l’admirable femme du révérend Samuel Ripley, oncle d’Emerson, ont inscrit sur la tombe de leur mère un fragment de la vie d’Agricola. Elle aimait à lire Tacite en latin, comme elle lisait Théocrite en grec et les auteurs français, italiens ou allemands chacun dans sa langue, avec une égale facilité. Emerson disait cependant qu’elle était encore supérieure à tout ce qu’elle savait. Dévorée du besoin d’apprendre, elle vécut en compagnie de ses richesses littéraires et scientifiques dans un état de contentement que rien ne pouvait lui faire perdre et en suffisant aux devoirs domestiques les plus multiples. Jamais l’idée de produire rien de personnel ne lui vint, elle était trop occupée d’acquérir des connaissances nouvelles, tout en aidant son mari, qui préparait des jeunes gens à l’Université, et en élevant ses sept enfans. Cela bien souvent sans domestique, forcée de servir elle-même le déjeuner dès cinq heures du matin et de raccommoder les hardes de la famille. Sa simplicité n’avait d’égale que sa distraction ; l’histoire du balai qu’elle transporta certain jour à travers la ville de Boston, tout en causant, est restée légendaire. Mme Ripley fut jusqu’au bout la conseillère vénérée d’Emerson, de même que « la sage Elizabeth, » Elizabeth Hoar, la fiancée de son frère défunt, était la confidente de ses plus secrètes pensées, sa pierre de touche.

Nous descendons vers la dernière demeure de Hawthorne, où la pervenche pousse à foison.

En errant sous les ombrages mystiques du Sleepy-Hollow, au milieu d’un imposant silence, les mots du poète : Ici, il y a des dieux, ne sortent pas de ma pensée, mêlés aux enseignemens vraiment divins d’Emerson. Que d’autres sourient du transcendantalisme, qui, soit dit en passant, se laissa donner, mais ne prit jamais ce nom ambitieux, qui se garda d’imposer des lois quelconques, qui n’eut que des buts larges, indéfinis, non promulgués, qui ne fut en un mot qu’un très noble état d’âme ; je le respecte avec toutes ses exagérations et toutes ses puérilités. Je ne reprocherai pas à Alcott ses manies, pas plus qu’à Margaret Fuller son pédantisme ; je ne chercherai pas querelle à Thoreau, comme j’étais prête à le faire en arrivant, pour s’être vanté d’avoir vécu solitaire au fond des bois, dans une maison bâtie de ses mains, tout cela près du lac Walden, d’où il entendait, — le mot est cruel, — la cloche du dîner d’Emerson. Ces gens ont été après tout les champions de l’idéal, ils ont délivré leurs concitoyens des liens de la routine et du convenu ; leur originalité s’est affirmée d’une façon généreuse dans ses excès mêmes, et leur héritage a contribué pour une grande part à former la société bostonienne d’aujourd’hui. Certes elle ne ressemble plus guère à la société rigide et artificielle que voulurent réformer, que transformèrent plutôt ces apôtres de la culture et de l’individualité. S’ils ne furent pas toujours très naturels, dans le sens que nous donnons à ce mot, par leur préoccupation même de revenir à la nature, d’être parfaitement eux-mêmes, de ne point se ressembler entre eux, ils furent du moins toujours sincères.

Quand, en regagnant le chemin de fer, je passe devant la petite maison confortable de Thoreau qu’il quitta pour aller à la porte de chez lui se nourrir de racines, travailler de ses bras et coucher à la belle étoile, je ne puis refuser mon estime à la loyauté de l’intention, d’autant plus qu’elle eut pour suite des « livres de plein air » qui ont fait profiter toute une génération des deux années de vie primitive dont voulut goûter leur auteur.


IV. — SALEM ET SES ENVIRONS

Le vieux puritanisme de la Nouvelle-Angleterre, si étranger à tous nos instincts et qu’Emerson perça de si larges fenêtres pour y faire entrer l’air et la lumière, m’est apparu plus vivant qu’ailleurs à Salem, la cité mère du Massachusetts. Un nuage noir semble peser à tout jamais sur la colline sinistre où se dressa le gibet des sorcières, où se manifesta le moyen âge américain qui rappelle singulièrement le nôtre, à la grande poésie près.

Superstitions, tortures, envoûtemens, sortilèges, excommunications, rien ne manqua du reste pour remplir de ténèbres et d’horreur l’année 1692. Rappelons-nous que le procès d’Urbain Grandier avait lieu en France un peu plus tôt seulement, avec l’approbation pleine et entière du cardinal de Richelieu ; n’importe, il est à noter que les protestans ne sont jamais restés au-dessous des catholiques sur le chapitre du fanatisme. En Amérique, ils les dépassèrent même de beaucoup ; on chercherait vainement dans les annales du Canada des exemples semblables.

La lettre tue, c’est le cas de le dire, puisqu’un texte de la Rible, tant de fois lue, relue, scrutée et commentée, dit formellement : — Tu ne permettras pas à un sorcier de vivre. — Là-dessus, de sages gouverneurs, de savans théologiens firent sans remords dresser des potences.

Tout le monde connaît l’histoire lamentable des sorciers de Salem, comment, sur la dénonciation de huit petites filles dont plusieurs déclarèrent plus tard avoir été folles ou avoir « parlé pour rire, » vingt innocens furent livrés à la corde, sans compter ceux qui succombèrent en prison. Les médecins d’aujourd’hui reconnaîtraient dans les illusions et les convulsions des « enfans affligés » un cas bien caractérisé d’hystérie, joint au besoin de se distraire un peu, de faire du bruit, de rompre la monotonie de cette existence austère, étouffante, où la gaîté, même honnête, eût été taxée de péché. For fun, par plaisanterie lugubre, macabre, faute de mieux, ces filles à qui la danse, la toilette, tout enfin était interdit se donnèrent l’amusement pervers d’agiter la communauté ; elles se moquèrent une bonne fois, à tout risque, des ministres impitoyablement rabat-joie qui en étaient les arbitres. Les souvenirs de cette mystification remplissent encore Salem, qui, un peu d’art et de réclame y aidant, a l’aspect voulu pour les faire valoir. Avec ses deux fortins croulans, plantés des deux côtés d’un port désormais réduit au cabotage qui remplace mal le grand commerce asiatique d’autrefois, elle sommeille, aux trois quarts morte, pareille à un grand magasin d’antiquités, — antiquités relatives, cela va sans dire, remontant tout juste au XVIIe siècle. L’architecture même de la gare vous impressionne au débarqué, en affectant des airs de forteresse ou de prison. Deux tours noires, d’aspect rébarbatif, semblent vous dire : — C’est ici que souffrirent les malheureux accusés de criminelle connivence avec un chat noir ou un oiseau jaune, avec des formes volantes et rampantes qui ne pouvaient être que le diable. — Non loin du chemin de fer, se trouvaient le pilori et le poteau où l’on fouettait les condamnés pour des délits qui souvent n’avaient rien à faire avec le droit commun ; l’obstination à ne pas fréquenter l’église suffisait. Devant nous, une assez belle rue offre à notre curiosité des boutiques remplies de vieilles ferrailles, de vieilles poteries, de mauvaises estampes, de prétendu bric-à-brac vendu très cher et qui date, cela va sans dire, de l’époque du procès. Les marchands de balais sont nombreux, ce qui est de rigueur dans un pays de sorcières. L’étranger se porte d’abord vers la pharmacie du Vieux Coin, la Witch-house comme on l’appelle. Au début du procès, eurent lieu chez le magistrat qui l’habitait, Jonathan Corwin, les interrogatoires continués ensuite dans la Meeting-house. Dès 1635, Roger Williams, arrivé d’Angleterre, avait logé dans cette même maison de planches. Il fut très cruellement chassé de la ville, et partit de là pour fonder la colonie de Providence sur des bases de liberté religieuse absolue dont il n’avait certes pas trouvé l’exemple à Salem.

Rien n’a été changé aux parois ni aux solives de la chambre où il se berça, au cœur même du plus implacable fanatisme, d’un beau rêve de tolérance universelle. Seulement la très large cheminée est devenue un couloir qui fait communiquer deux pièces ; dans l’arrière-boutique, on vend des baguettes de coudrier et différens objets relatifs aux sorcières. En écoutant bien, il semble que de faibles échos répètent encore les questions ineptes posées à ces malheureuses : — Quand vous chevauchez vos bâtons, allez-vous à travers les arbres ou par-dessus ? — Peut-on s’étonner que l’imbécillité des uns ait produit la folie des autres et que les prétendus suppôts de Satan aient fini quelquefois par avouer, sans avoir en réalité rien commis, ou par accuser le voisin, ce qui était le meilleur moyen d’obtenir miséricorde ?

Cependant le pharmacien, qui a très avantageusement remplacé magistrats et sorcières dans la vieille maison, nous vend une friandise particulière au pays, le Gibraltar, bonbon fortement parfumé à la menthe et dont le nom tient sans doute à la dureté de roc qui le distingue. Tandis que nous faisons connaissance avec lui, on est allé quérir le fameux George Arvedson, « seul guide compétent » de la ville de Salem. Pour mieux dire, Salem appartient à George Arvedson et il croit en être personnellement l’un des traits principaux, puisque, dès les premières politesses, il avertit ses cliens que la généalogie des Arvedson, d’origine suédoise, remonte au XVe siècle, ce qui ne l’empêche pas de se contenter d’un dollar l’heure. Il condescend même à vous procurer des voitures et vous commande au besoin un déjeuner à « la vieille boulangerie, » Old Bakery, que le fait d’être antérieure à 1 690 recommande apparemment à l’estime des gourmets. Lorsqu’on revient d’Amérique, par parenthèse, les objets anciens font horreur, on voudrait proscrire le mot vieux du dictionnaire, tant le culte sans aucun discernement de la vieillerie, quelle qu’elle soit, vous a souvent offusqué. Notre guide américano-scandinave sait bien ce qu’il fait, le matin, en rattachant ses origines au XVe siècle.

D’un air d’autorité, il nous conduit à travers la ville en disant : « Je reconnais tout de suite la nationalité des voyageurs à ceci : les Français sont curieux avant tout des sorcières, les Anglais me questionnent sur Hawthorne. » Mais il ne doute pas un instant que les visiteurs, de quelque pays qu’ils viennent, ne s’intéressent à sa propre maison, la maison des Arvedson, qu’il montre avec fierté en annonçant qu’elle fut celle de son arrière-grand-père et que deux fois il y vit le jour, car, étant devenu aveugle, il recouvra la vue.

Salem est, somme toute, une très jolie ville, malgré ses allures un peu somnolentes et sa réputation tragique. L’orme, cette parure forestière de l’Amérique, s’y manifeste avec splendeur ; on se promène sous de hautes voûtes de verdure dont nulle part je n’ai rencontré l’équivalent. Les maisons sont enguirlandées de feuillage, tapissées de « lierre de Boston. » L’une des plus belles est celle de Timothée Pickering, adjudant général des armées de Washington, l’un des chefs du parti fédéral aux États-Unis ; une plaque de bronze au-dessus de la porte nous rappelle ses mérites.

Auprès des hôtels particuliers de date récente, les habitations primitives se font reconnaître à leur cheminée unique, à leurs pignons bizarres, à leurs toits en croupe, à pans rompus, gambrel roof ou lintoo roof ; ce dernier indique les pans inégaux, descendant d’un côté jusqu’à terre ou il s’en faut de peu. Le premier étage en saillie servait de position pour tirer sur les Indiens quand ils attaquaient. Une de ces cabanes vermoulues est celle de Brigitte Bishop, la première sorcière exécutée, personne quelque peu excentrique, à qui l’on pouvait reprocher de vendre du cidre et d’offrir aux consommateurs les séductions d’un jeu de galet, le seul que se permissent les moins intransigeans d’entre les puritains. En outre, elle portait un corsage rouge à l’époque où les couleurs sombres étaient recommandées ; ces infractions ne lui parurent pas suffisantes cependant pour motiver son arrestation, car elle s’arma d’une bêche contre ses accusateurs ; mais, les voisins ayant prétendu qu’elle les paralysait en braquant sur eux le mauvais œil, ce fut assez pour convaincre de son crime des inquisiteurs calvinistes tels que Jonathan Corwin, John Haworth et le ministre Noyés, groupe sinistre de terribles honnêtes gens que vint renforcer ensuite le grand théologien de Boston, Cotton Mathers. On la pendit. On pendit bien un pauvre chien convaincu de sorcellerie ! Une petite fille de quatre ans fut tout près de subir le même sort. Mais ce ne sont là que des épisodes insignifians. Arvedson nous fait loucher les pièces authentiques du grand drame dans une salle du Palais de justice. Là nous nous trouvons devant les procès-verbaux des séances, précieusement conservés avec quelques épingles rouillées produites comme pièces à conviction. Ces grosses signatures laborieuses, ces autographes en caractères vieillots évoquent pour nous la présence même des personnages : les signes appuyés de l’entêtement, le tremblement nerveux de la peur sont visibles et comme vivans. Une page est tournée au nom de Corey, rappelant la plus affreuse peut-être de toutes ces exécutions.

Marthe Corey, intelligente autant que courageuse, ne se borna pas à affirmer son innocence, elle osa faire entendre qu’elle ne croyait pas à la magie ; audace presque unique, car la bonne foi des bourreaux n’avait d’égale que la superstition de la plupart des victimes. Crédule entre tous était Giles Corey, le mari de Marthe, un bonhomme de quatre-vingts ans. Ses dépositions absurdes contribuèrent à faire condamner sa femme ; quand il essaya de les retirer, il devint aussitôt suspect et fut arrêté à son tour. Alors ce vieillard, si faible jusque-là, s’imposa une expiation sublime. Il savait que le refus délibéré de répondre aux juges entraînait avec lui quelque chose de plus affreux que la mort immédiate. La punition des silencieux consistait à être pressé jusqu’à ce que la parole sortît, c’est-à-dire que le coupable était couché presque nu sur le seuil de son cachot, sans autre couverture qu’un poids énorme, qu’on ne retirait qu’après l’aveu. Le supplice pouvait durer plusieurs jours. Corey se laissa presser jusqu’à la mort, sans prononcer un mot.

Avec Arvedson, l’intérêt marche crescendo ; c’est le plus habile des metteurs en scène. Il nous introduit ensuite à l’Essex Institut, grand bâtiment de briques qui renferme des collections d’antiquités américaines, indiscutables celles-là. Plusieurs salles sont remplies d’armes très lourdes, de chaufferettes énormes, portées autrefois à l’église par les fidèles pendant les interminables sermons, de chenets de fer, de tournebroches, d’ustensiles certainement moins curieux pour les Européens, qui s’en servent encore, que pour les Américains de nos jours, initiés aux plus récentes inventions en fait d’engins culinaires et autres. Assortiment complet de boucles, de parapluies, de chapeaux, de perruques, de chaussures, etc., tout cela très simple en général, la loi exigeant que la toilette fût en rapport avec les ressources de chacun, ce qui donnait lieu à des enquêtes rigoureuses : ainsi se fonde la liberté.

Une vitrine recèle quelques bijoux historiques, bagues, peignes, ouvrages en cheveux. Les meubles du temps sont représentés par des rouets, par de grandes chaises à fond de roseaux, plus deux clavecins et la table sur laquelle Moll Pitcher, la devineresse de la Révolution, disait la bonne aventure. Tout prouve l’absence absolue de luxe, une austérité générale. Mais ce qu’il y a de plus intéressant, c’est la salle des portraits : gouverneurs anglais, prédicateurs et philanthropes célèbres, magistrats des XVIIe et XVIIIe siècles. Je n’aurais pu me figurer plus terrible l’iconoclaste Endicott, premier gouverneur de Salem, avec ses yeux saillans d’une dureté de pierre et sa face pâle d’oiseau de proie ; il est présent à trois exemplaires. Les physionomies qui se détachent des cadres vermoulus semblent se ressentir de la farouche discipline qu’il faisait régner autour de lui. Il n’y a là que des mines sévères ou renfrognées, des femmes guindées dans leurs vêtemens sombres. Quelques pastels à demi effacés attestent cependant que, même alors, on pouvait posséder l’agrément de la jeunesse. Le peintre quaker, Benjamin West, nous apparaît fort laid, personnifiant l’art terne et ennuyeux ; il se hâta de passer en Angleterre où l’on sait que, favorisé par Georges III, il fonda l’Académie royale des Beaux-Arts, ce qui doit lui faire pardonner ses tableaux. Un portrait ridicule — jambes torses, habit rouge, large figure commune épanouie par le contentement de soi, — c’est celui de William Pepperell. Marchand par état, il était soldat par goût ; c’est lui qui força de capituler l’imprenable Louisbourg. Le hasard l’avait servi sans doute, mais ce coup de main audacieux lui valut les plus grands honneurs militaires et le titre de baronnet. Sa suffisance et son habit chamarré tranchent sur la gravité environnante.

Quelle société maussade devaient former tous ces visages auxquels le sourire semble inconnu et que l’on dirait préoccupés de la recherche du péché irrémissible ou d’autres investigations intimes non moins désolantes ! J’ai vu peu de galeries plus caractéristiques d’une race et d’une époque. On voudrait que ces effigies des précurseurs de la Révolution américaine fussent cataloguées au profit des travaux historiques de l’avenir. Un mauvais tableau représente l’une des principales scènes du procès, l’interrogatoire de Jacobs, un vieillard infirme que sa petite-fille accusa pour échapper à la prison. Les possédées se tordent et désignent le pauvre homme à la vengeance des juges ; une furie, les griffes en avant, semble prête à se jeter sur lui. Toutes les figures expriment la peur, cette peur d’où naît la cruauté ; Jacobs, avec ses longs cheveux blancs, son air d’honnêteté parfaite, aura beau supplier, le gibet l’attend ; la rétractation formelle du témoignage arraché à une enfant de quinze ans que le remords déchire ne sera pas écoutée.

À côté de l’Essex Institut se trouve Plummer Hall, ainsi nommé du nom de son fondateur ; c’est une importante bibliothèque, construite à l’endroit même où naquit Prescott. Salem, avec ses souvenirs, semblait prédestiné à produire un historien.

Nous entrons dans la plus ancienne des églises protestantes d’Amérique. Devant elle, les voyageurs du vieux monde se sentent vieux jusqu’à la caducité. En 1634, date de sa construction, nous avions laissé déjà bien loin derrière nous les siècles qui virent se développer la magnifique floraison des cathédrales, et l’Amérique se bornait encore à cette pauvre petite cabane de planches mal dégrossies ! On la transformée en une espèce de reliquaire, mais les reliques ne sont pas toutes purement religieuses ; les débris d’une chaire à prêcher, et de vieux bancs, une table de communion brisée, qui remontent aux Puritains, côtoient le pupitre de bois massif sur lequel Hawthorne écrivait ses romans. Quatre maisons à Salem rappellent ce nom célèbre : celle où naquit l’écrivain et qui se tient à l’écart, avec son toit « en jambe de cheval, » dans une rue étroite et modeste ; celle qu’il habita par la suite, d’apparence plus bourgeoise ; le bâtiment de la Douane où, tout en s’acquittant de sa besogne terre à terre d’employé, il préparait la Scarlet Letter, son chef-d’œuvre ; et enfin la Maison aux Sept Pignons, dont le nom sert de titre à une très forte étude de caractères. Il me semble en voir sortir un à un tous les personnages bizarres et attachans créés par ce profond psychologue, qui est lui-même bien à sa place dans l’atmosphère morose de Salem. La Maison aux Sept Pignons demeure toute pleine d’énigmes et de secrets sous les grandes branches feuillues qui l’enveloppent, presque à l’extrémité d’une rue qui aboutit au bras de mer de l’autre côté duquel se trouve Marblehead, fameux dans les fastes de l’Indépendance.

Pour finir, nous allons contempler, d’un pont à l’ouest de la ville, la montagne des Sorcières, Gallows hill, où avaient lieu les exécutions. Ce sommet aride se dessine nettement sur le ciel clair : on distingue un grand espace désolé où notre imagination peut placer le gibet. Le guide précise l’endroit, car il sait tout. Il n’y avait pas d’enterrement chrétien pour les sorciers et sorcières, on les enfouissait dans quelque trou, sous un rocher ; le petit-fils de Jacobs réussit cependant à emporter sur son cheval le cadavre du pauvre vieux qui repose près de sa ferme encore debout ; et une digne femme, Rebecca Nurse, excommuniée avant de mourir par une précaution habituelle, a reçu depuis lors les honneurs d’un monument de granit. Parmi ces malheureux, il y eut une sainte, Mary Easty, qui, avant le supplice, adressa aux juges une humble et magnifique requête afin qu’ils lui accordassent, en échange de sa vie, la grâce d’autres innocens.

Assez de tableaux funèbres ; en voici un très différent, d’une irrésistible drôlerie ; il m’a fait éclater de rire sur le chemin même du gibet, tout à l’extrémité de ce faubourg qui rejoint par un tramway le village de Peabody, où naquit le fameux philanthrope ainsi nommé. Une enseigne bizarre se balance au-dessus d’une porte basse ; on y lit en lettres tourmentées Lio Sam, et, la porte étant ouverte à cause de la chaleur, j’aperçois le plus curieux intérieur de blanchisserie chinoise, un vrai sujet d’écran : deux figures d’hommes pareils à de vieilles femmes ; l’un d’eux, accroupi derrière son comptoir, rit et se contorsionne, sa grosse tête roulante entre ses grandes manches ; l’autre s’occupe diligemment à repasser d’une main légère. La silhouette vue de dos, les épaules en l’air dans une ample camisole où toute la brise qui nous manque semble s’engouffrer, est impayable. Point de meubles, sauf un réchaud, des corbeilles éparses et partout du linge enveloppé de papier formant des paquets de formes biscornues, variées à l’infini. Il y a de ces boutiques-là dans toute l’Amérique, mais jamais Chinois n’ont jailli plus à propos pour dissiper d’un coup d’éventail les noirs fantômes du puritanisme anglo-saxon. Ce réduit tout païen me fit l’effet d’une soupape de sûreté ouverte sur des régions où il n’y a pas de terreur religieuse, pas d’examen de conscience, ni d’âme torturée par conséquent, ni de péché irrémissible, ni rien que de la couleur et de la fantaisie. Rencontrer Lio Sam, en vue de la montagne des Sorcières, me fut un soulagement inappréciable dont je reste reconnaissante à toute la race jaune.


V. — LA PISCATAQUA

Je ne voudrais pas laisser mes lecteurs sous l’antipathique impression que Salem peut donner des vieux puritains. Nous irons chercher ceux-ci dans des campagnes dont la beauté demande grâce pour leurs premiers habitans trop austères, cette beauté que reflètent certains poèmes d’Emerson. Seul il pouvait nous en faire sentir les nuances infinies, et peut-être a-t-il même contribué à la créer en lui prêtant une âme exquise ; lisez plutôt la petite pièce intitulée Rhodora. Ailleurs, il y a des bois et des pâturages, mais ils n’ont rien de commun avec ceux qu’a célébrés le poète par excellence de la Nouvelle-Angleterre, d’une voix à laquelle j’ai pensé tout à coup le jour où mon oreille fut surprise sous les grands pins par le chant de la grive-ermite. Chant unique, d’une solennelle douceur, d’une limpidité cristalline qui tombait à intervalles de la voûte des arbres comme une prière interrompue, puis reprise, puis lentement éteinte, en vous laissant la nostalgie de l’entendre encore. Certainement ce dut être une grive-ermite que le bon moine de la légende écouta cent ans de suite, sans s’apercevoir de la fuite des heures. Nous ne la connaissons pas en France ; nous n’avons pas non plus ces bois de pins qui chantent et qui fleurissent, où l’on cueille des orchis admirables, des fraises sauvages en quantité, où la star-flower sème partout ses étoiles d’argent. Voilà pourquoi je voudrais revenir un instant à la Piscataqua. Cette ravissante rivière, tout en décrivant de nombreuses chutes, borne le Maine à l’Ouest ; il fait bon suivre ses bords du côté de South-Berwick et de Salmon-Falls. Elle court entre les bois et les pâturages. Immenses, sur les plateaux qu’ils recouvrent, sont ces pâturages typiques de la Nouvelle-Angleterre, entrecoupés de rochers où les genévriers poussent par touffes épaisses. Çà et là, un cèdre battu par les vents, ou un grand sapin noir aux branches déchirées rompt l’uniformité du plateau. Des chevaux galopent en liberté ; la solitude est absolue ; pas un être humain. Sur les barrières grises qui bordent la prairie sont perchés des bobolinks, ces artistes en renom, qui presque autant que le mocking bird sont opposés volontiers à nos oiseaux d’Europe. Mais je ne connais d’eux que leur habit, un habit noir, avec petite pèlerine cendrée et petit capuchon du même ton, ourlé de jaune. Ils se taisent prudemment, comme s’ils craignaient de risquer leur réputation devant un public qui a entendu le rossignol.

Heureux les enfans qui ont pour s’y ébattre ces pâturages merveilleux où l’on découvre un monde ! Je délie les voyageurs eux-mêmes, ces grands enfans, de résister à l’envie de mettre au pillage les trésors qu’ils recèlent : myrtilles, cornouilles, airelles, checkerberry au feuillage poivré et parfumé que l’on goûte comme un fruit, waxberry qui donne de la cire, ancolies d’un rouge de corail dont nous faisons des gerbes, ronces luxuriantes aux fleurs larges comme des églantines, aux traînes interminables ; n’oublions pas, entre mille autres, cette fleurette délicate, sobrement habillée de gris et appelée avec justesse Quaker lady, car elle a tout de bon des allures réservées de petite quakeresse.

Lorsque nous atteignons les fermes, espacées à de longs intervalles, elles nous apparaissent à travers les lilas en pleine floraison et les pommiers qui s’alignent autour d’elles. Très anciennes pour la plupart, elles sont du même gris que les fences, barrières, — le gris brillant du while pine alternativement lavé par les neiges et brûlé par le soleil. On les construisait sur la hauteur, l’approche des Indiens étant sans cesse guettée. J’entends à ce sujet des histoires terribles, celle entre autres d’une famille dont les descendans existent. Le mari et la femme furent emmenés au Canada, chacun de son côté, par les sauvages qui avaient pillé leur ferme. En route, l’enfant que la femme portait dans ses bras se mit à pleurer. Un Indien le saisit, lui brisa la tête contre un arbre et laissa le petit cadavre aux aigles alors très nombreux sur la Piscataqua. Longtemps après, le mari, qui avait réussi à s’échapper, retrouva sa femme au Canada où elle avait fini par se remarier, le croyant mort ; il la reprit, la ramena chez lui et ils eurent beaucoup d’enfans qui firent souche à leur tour dans le pays.

La vie rurale n’a pas en Amérique l’aspect pittoresque qu’elle garde encore chez nous ; les machines, sans relâche perfectionnées, y suppléent trop à l’effort des bras ; là-haut, pourtant, dans les vastes pâtures, rien ne m’empêche de rêver la vie des Puritains d’il y a deux cents ans, avant les inventions et les progrès de l’industrie. Le colon de ce temps primitif fabrique tout chez lui, aussi bien le rude lainage à rayures qui, avec un grand chapeau, de longs bas et des culottes de cuir, habille les hommes, que la grosse toile à carreaux dont sont faits les tabliers des femmes, occupées tout le jour à filer, à tisser et à coudre dans leur intérieur. Ils sont solidement bâtis, malgré leur régime plus que frugal de porridge et de pain de maïs. Les voici, se rendant au meeting, les vieux à cheval deux par deux, la femme un bras passé autour de son mari, les garçons et les filles, à pied, portant dans chaque main leurs souliers du dimanche. Gens trop vertueux et sans pitié pour qui ne l’était pas. Toutes leurs étroites pensées montaient vers un Dieu farouche qu’ils avaient, plus que ne le firent jamais aucuns dévots, formé à leur image ; un Dieu qui défendait les spectacles, la musique, les cartes, tout ce qui n’était pas en un mot le travail et le prêche. Il reste encore une forte dose de puritanisme dans l’amalgame dont est sortie l’Amérique contemporaine, mais à titre de levure, — ce mot très juste est de M. Chapman, — il a son prix inestimable. Le jour où des terres nouvelles réclamèrent la dispersion de ces impitoyables répresseurs, leur force morale congestionnée trouva une issue, se répandit, s’infiltra dans les masses, devint bienfaisante[6].

Un de leurs plus graves défauts me paraît avoir été une disposition à incriminer les avantages que tel ou tel d’entre eux possédait sur les autres. De même qu’à Salem, le révérend Burrough fut pendu, quoique ministre, pour cause de force herculéenne, ses muscles ne pouvant lui venir que du diable, et une pauvre fille Elizabeth How, condamnée pour le charme de douceur et de bonté qui attirait à elle les petits enfans, certain riverain de la Piscataqua faillit payer de sa vie l’intelligence supérieure qui lui avait fait découvrir un chemin de traverse extraordinairement court conduisant à la forêt. Nous allons profiter de ce chemin qui rappelle encore le Witchman’s Trot, la Trotte du Sorcier, pour gagner les bois de pins où prudemment il prit le large avant d’avoir la corde au cou.

Je ne connais rien de plus délicieux que de parcourir au pas de deux bons chevaux les incomparables bois de pins du Maine. Il y a bien une douzaine d’espèces de ces arbres : pins blancs, ce que nous appelons pins du Nord, pins rouges, pins résineux, pitch-pins, hemlocks, le sapin du Canada, d’une moins délicate élégance, mais souvent gigantesque, d’autres encore que l’on reconnaît au nombre de leurs feuilles réunies dans une même gaine cylindrique. Il s’ensuit une diversité de structure et de nuances qui empêche que l’accusation de monotonie, généralement portée contre la forêt de pins, soit applicable ici. Le voisinage de l’eau lui prête en outre une physionomie spéciale. A travers le rideau des branches apparaît par intervalles la surface bleuâtre de la Piscataqua. Une trouée dans la muraille éternellement verte nous permet d’apercevoir telle voile blanche qui s’avance fantastique comme si elle nageait dans le feuillage. A l’endroit où l’épaisseur du bois est plus marquée encore qu’ailleurs, miss Jewett me dit : — C’est ici qu’on vient en décembre couper les arbres de Noël et tous ces panaches décoratifs qui remplissent pendant la fête les maisons et les églises.

Les chevaux cependant, habitués à cet exercice, écartent de leurs têtes patientes la ramure qui partout barre le passage, et qui se referme derrière nous, car il n’y a pas de chemin apparent ; la petite voiture roule sans bruit sur la mousse et mon amie descend de temps à autre pour repousser quelque obstacle d’une main adroite et forte. La vie au grand air donne aux femmes, fussent-elles des dames, une vigueur qui passe pour être refusée à leur sexe dans les pays moins rudes et moins libres, où il ne leur est pas encore permis de compter sur elles-mêmes.

La beauté des bois de pins et des pâtures ne doit pas me rendre injuste cependant pour la côte, avec ses baies profondes, ses promontoires, ses îles et ses marais salans.


VI. — LES PLAGES DU NORTH-SHORE

Tout a été dit de Newport, la reine des plages américaines, comme on l’appelle, mais je ne crois pas qu’on ait autant parlé des bains de mer de la côte Nord du Massachusetts (North-Shore) qui n’ont à lui envier que le tapage du luxe. Personne, parmi ceux qui les connaissent, ne leur reprochera de se borner à l’élégance. Et cette élégance n’est pas extérieure seulement, elle implique aussi celle de l’esprit, les innombrables villas qui sont le séjour d’été de la meilleure société bostonienne à Manchester, à Beverly, à Magnolia, dans toutes les localités qui se succèdent jusqu’à l’extrémité du cap Ann, se vantant d’avoir reçu, de recevoir encore les écrivains, les artistes les plus célèbres. Voici Manchester par exemple : la plage, une plage de sable fin et blanc a la curieuse propriété d’émettre des sons d’harmonica lorsqu’on l’agite, d’où son nom de Singing beach, grève chantante. Au-dessus, le rivage est bossue par de grosses roches dont la plupart supportent les plus jolis cottages émergeant d’un fouillis de verdure. J’habite, chez une amie, l’un des mieux situés : il n’est qu’à cinq minutes de la mer, mais séparé d’elle par des bois superbes de chênes, de hêtres et de pins d’où semblent sortir les bateaux de pêche qui s’éparpillent dès l’aube sur cette adorable baie endormie dans le calme du mois de juin. Un massif de rochers nous protège contre le vent, il est couvert de ces roses sauvages simples, mais très odorantes qui courent ici partout ; un couple de rouges-gorges, robins, gros comme des merles, au poitrail éclatant, vient y gazouiller sous mes fenêtres matin et soir. Derrière cet abri, la maison semble accroupie sous son vaste toit rougeâtre à pans rompus qui s’incline vers une seconde toiture, éployée pour ainsi dire au-dessus de la piazza. Celle-ci, soutenue par des troncs de pins rouges non équarris, auxquels les branches, rustiquement taillées comme au hasard, prêtent des chapiteaux, est garnie de coussins et de berceuses ; on y prend le thé, on y cause, on y vit ; cette piazza enveloppe d’ombre tout le rez-de-chaussée d’où nous découvrons la mer des deux côtés. L’intérieur du cottage est décoré avec un goût sévère, sur le modèle des vieilles maisons de puritains : peinture sombre sur les murs, hautes cheminées de bois, petits carreaux de vitrage ; la plupart des meubles ont été collectionnés avec soin dans les fermes d’alentour. Il s’y ajoute des objets d’art discrètement choisis, beaucoup de fleurs.

Je ne me lasse pas du spectacle dont je jouis de mes fenêtres au premier étage. L’une d’elles donne sur la pleine mer dont les vagues, très douces en cette saison, caressent une île blanche toute proche. Des cottages couleur de brique, aux toits bizarres, à pignons, à galeries, à balustres, s’égrènent parmi les roches grises et moussues. De mon autre fenêtre je découvre la presqu’île verdoyante qui me cache le port de Manchester. Le clocher d’une petite église se détache sur le lointain feuillu. L’eau immobile dans une vasque arrondie fait penser à celle d’un lac.

Par le raidillon du jardin, je descends vers d’autres jardins sans clôture qui s’ouvrent avec une hospitalité toute familiale, presque sans interruption, le long de la côte. La saison est trop peu avancée encore pour que les villas soient ouvertes ; la plupart d’entre elles attendent encore leurs propriétaires respectifs ; peut-être dans un mois y aura-t-il trop d’équipages sur les routes, trop de grandes élégantes, trop de monde ; profitons vite de ce moment sans pareil. On marche au hasard au-dessus des plages qui se succèdent, toujours en vue de la mer, par des sentiers agrestes qu’envahissent la fougère odorante, le sassafras ou le laurier ; libre à vous de vous reposer sous les cèdres aux branches étendues en parasol qui, plantés sur ces falaises déchiquetées que l’on dirait roussies au soleil, font penser à des pins d’Italie. Je me rappelle quelques sites merveilleux, le point entre autres où les roches forment un étroit couloir, une sorte de canon ; la marée haute s’y engouffre écumeuse à vos pieds. Tout à coup, en pleine sauvagerie, vous vous trouvez au milieu de massifs d’azalées et de rhododendrons ; ce sont les parcs des chalets voisins qui descendent vers le rivage, mêlant l’art à la nature d’une façon originale et imprévue. La merveille en ce genre est un certain parc alpestre de Beverly dont le Jardin botanique de Genève pourrait donner l’idée s’il était possible de comparer cette collection méthodique de la flore des montagnes, cette espèce d’herbier vivant, à l’admirable désordre qui, tout étudié qu’il soit ici, semble absolument naturel. Fantaisie sans rivale de botaniste et de poète. Je ne crois pas que l’on puisse pousser plus loin que les Bostoniens l’intelligence du décor.

Retournons à Manchester pour nous en convaincre, regardons quelques-unes des villas où l’architecture la plus capricieuse s’est donné carrière, toujours en faisant servir le bois aux usages de la pierre. Celle-ci, par exemple, a le caractère de la période coloniale, laquée blanche avec une piazza qui d’un côté se trouve à la hauteur du premier étage sur la mer ; de l’autre, elle est de plain-pied avec le jardin. On entre dans un hall aux baies largement ouvertes, sans apparence de portes ; deux grands salons à droite et à gauche, un escalier au milieu, dont le large palier carré, visible à mi-hauteur de l’étage, est décoré, à la Véronèse, d’étoffes anciennes retombantes sur la rampe où est perché un paon décoratif. Le plus joli établissement qui se puisse imaginer est formé ainsi devant une espèce de lanterne d’où la vue est magique. Dans cette maison, tous les objets précieux rapportés d’Europe donnent par leur entassement pittoresque l’idée d’une razzia. Ce satin à figures en relief, accroché en guise de rideau, fut une bannière ravie à quelque couvent ; là-bas, des boiseries d’église sont converties aux usages pratiques. Tout est d’un cosmopolitisme achevé qui se retrouve chez les personnes ; la conversation effleure avec une spirituelle volubilité la chronique des vieux pays. Les hôtes de céans n’aiment et ne comprennent que ceux-là, ils entremêlent dans leurs discours l’italien et le, français, comme s’il leur était plus facile parfois d’exprimer leur pensée frottée aux pensées étrangères dans une autre langue que leur langue maternelle qui n’a pas de mots pour toutes leurs sensations ; ils ne peuvent vivre qu’à Florence ou à Paris ; ils arrivent, ils vont repartir. On me dit que la guerre a réveillé chez cette catégorie de Bostoniens l’instinct filial pour l’Amérique, mais n’oublions pas que nous sommes en 1897, et continuons notre promenade.

A peu de distance, sur le chemin ombreux au-dessus duquel s’arrondit une espèce de porche frangé de lianes luxuriantes, voici une autre villa tout en tourelles et en pignons revêtus de bardeaux noirs qui rappellent exactement l’armure de schiste ajustée aux ressauts et aux encorbellemens de certaines maisons bretonnes ; un arceau est jeté au-dessus de la cour. On passe sous cette voûte que rougit une vigne vierge, et on entre dans un intérieur décoré de tapisseries de Beauvais, cadre charmant dédié à l’étude, — la plus confortable des bibliothèques l’atteste, — et à la rêverie surtout. Comment ne pas se perdre dans la contemplation des panoramas découverts de chaque fenêtre ? Tous les genres de vues existent ici : vue sur la pleine mer, sur la campagne, sur les rochers sauvages, sur un parterre soigneusement entretenu qui côtoie un parc naturel que la main des hommes n’a jamais touché. La mer bat cette riche végétation bien à l’abri sur son piédestal de granit.

Si vous le préférez, nous pouvons nous diriger encore vers des vergers que Daubigny eût voulu peindre, où les pommiers projettent leur ombre sur un tapis de gazon. Et toujours la grève est voisine, mélodieuse et douce. Magnolia, malgré les fleurs qui lui ont donné son nom, malgré sa belle plage en forme de croissant, malgré les rochers chantés par Longfellow, — malgré l’amusant voisinage d’un campement d’Indiens du Maine, devenus fort pacifiques et sans autre intention de pillage que leur petit commerce de paniers joliment tressés en herbes odorantes, — Magnolia, malgré ses charmes variés, n’a pas l’extrême distinction de Beverly, enveloppé dans des bois admirables où ses villas trouvent l’illusion de l’isolement. Quelques-unes sont de véritables châteaux, d’autres affectent de n’être que des maisonnettes, mais partout se manifeste un goût bien individuel et une recherche exquise. La différence entre la plage de Magnolia et ses deux voisines, Beverly et Manchester, c’est qu’elle n’est pas accaparée par une coterie de choix, qu’elle s’ouvre davantage aux simples baigneurs, qu’on y trouve beaucoup de maisons à louer, beaucoup d’hôtels. Beverly et Manchester au contraire sont des diminutifs de Boston, aussi exclusifs, aussi repliés sur eux-mêmes, aussi fermés aux intrus que peut l’être Boston lui-même.

De la piazza, où je viens de passer quelques semaines, j’assiste aux feux de joie du 4 Juillet, la fête nationale. Peut-être est-elle bruyante dans les villes comme l’est le 14 Juillet à Paris ; mais ici elle n’est que poétique. Tous les jardins qui couvrent les tertres s’illuminent ; on dirait des vers luisans dans les bordures, des fruits de feu suspendus aux branches. Puis l’énorme brasier s’allume à l’entrée du village, projetant sur la mer des lueurs d’incendie, tandis que d’innombrables fusées rivalisent avec les étoiles et réduisent à néant l’éclat des mouches phosphorescentes, fire-flics, qui défrayent notre illumination quotidienne. Chaque soir la piazza est pailletée d’étincelles, et les phares qui défendent la côte, entre autres les deux jumeaux que l’on nomme les Deux Sœurs, brillent les uns fixes, les autres à éclipse. Mais aujourd’hui tout est en feu pour fêter l’ère de la liberté américaine. Les hôtes des bois voisins en sont épouvantés, et le lendemain nous trouvons collées aux vitres diverses espèces de papillons admirables peints de nuances que les plus belles fleurs pourraient envier ; éperdus, ils sont venus se réfugier sous l’auvent de la piazza.

La population de Manchester n’a rien épargné pour cette manifestation patriotique. Curieux petit village qui possède une bibliothèque digne d’une ville importante et des églises-chalets de toutes les dénominations : baptiste, unitarienne, congrégationatiste, épiscopale, catholique. Je vais à cette dernière, où j’entends un bon prêtre extraordinairement énergique tonner contre les bicyclettes, en accusant les jeunes filles de n’avoir que des roues dans la tête, jeu de mot qui fait sourire ces demoiselles, des petites ouvrières en chaussures, wheel voulant dire, par extension, étourderie, billevesée. C’est le jour de la première communion qui est donnée à cinq ou six enfans dont le type quasi arabe me frappe tout d’abord ; on me l’explique ; une colonie portugaise a fourni jadis cet appoint, d’ailleurs peu considérable, de catholiques. Aux petites filles noires comme des mouches et couronnées de roses blanches, le prêtre fait promettre solennellement de ne boire aucune boisson fermentée jusqu’à leur majorité. Ce post-scriptum au renouvellement des vœux du baptême m’étonne un peu. Les catholiques ne sont ni nombreux, ni riches, ni très éclairés à Manchester. Ils appartiennent tous à la classe inférieure, je le devinerais en regardant les vieux, mais la mise des jeunes filles me ferait supposer tout le contraire. Une bonne partie de ce qu’elles gagnent passe en chiffons.

Que doivent penser de cela les ancêtres Puritains ? Qu’eu eût dit le Salem de 1692 ? Il n’est pourtant qu’à une heure de distance de Manchester, de Beverly et de Magnolia.


VII. — LE « COMMENCEMENT » A CAMBRIDGE

Je ne finirai pas le récit de ce mois de juin dans la Nouvelle-Angleterre sur un tableau de modernité esthétique : l’une de mes dernières et plus vives impressions ne fut que très relativement mondaine. Je l’éprouvai à l’université de Harvard le jour de la distribution des diplômes. Il y a cent ans, le Commencement de Harvard Collège était la grande fête populaire de l’État de Massachusetts ; elle débordait sur le terrain communal comme jadis chez nous la foire du Landy. Telle quelle s’offre à moi dans la magnifique salle Sanders, elle a un caractère plus intime. Les invités, pourvus de cartes, envahissent le Mémorial Hall, le grand édifice commémoratif élevé à la mémoire des membres de l’Université qui périrent à la guerre. Ce Hall renferme, outre un vestibule grandiose décoré de tables de marbre portant les noms des victimes, outre la grande salle des portraits où un millier d’étudians prennent chaque jour leurs repas, une salle de spectacle, le Sanders Théâtre, destinée aux grandes cérémonies. Sur la scène figurent, aujourd’hui, 30 juin 1897, le président, les administrateurs et les professeurs de l’Université. Les lauréats remplissent le parterre ; dans les galeries se presse la meilleure société de Boston et de Cambridge. Discours du président, lectures d’autres discours anglais et latins prononcés par les nouveaux bacheliers, licenciés et docteurs. Défilé des jeunes gens qui montent les degrés pour recevoir leurs diplômes. Si l’on songe que près de 3 000 étudians sont répartis à Harvard dans les facultés des lettres et des sciences, de théologie, de droit et de médecine, on comprendra que la liste doive être longue.

Un étranger trouve beaucoup d’intérêt à cette nombreuse réunion, au spectacle donné par toute cette robuste jeunesse, à qui le surmenage paraît être inconnu, grâce à l’habitude des jeux athlétiques alternant avec les efforts du cerveau ; mais enfin dans tous les pays du monde, il y a des distributions de prix équivalentes. Un Commencement plus nouveau pour moi fut celui de l’Université de Radcliffe, l’annexe féminine de Harvard. Il avait eu lieu la veille, 29 juin, dans ce même local, et l’aspect d’ensemble était rendu beaucoup plus riant par la prédominance des jolies figures, des jolies toilettes. Les graduées, à qui la toge et le bonnet carré prêtaient un petit air très coquet de travestissement, entrèrent les premières, à la suite de leur présidente Mme Agassiz, la veuve du grand naturaliste, sa collaboratrice pour le Voyage au Brésil, et de miss Agnès Irwin, la doyenne (dean) de Radcliffe, l’une des personnes qui donnent l’impulsion la plus sage et la plus forte aux progrès de l’éducation des filles. Le comité des dames directrices ; M. Arthur Gilman qui se dévoua si activement à la formation du collège dont il est le régent, et les représentans officiels de l’Université de Harvard, prennent place aussi sur l’estrade où les blanches toilettes de ce qu’on me dit être le Glee Club, le Club de la Joie, apportent une note brillante et gaie.

Le doyen de la faculté de théologie prononce la prière d’usage, puis les gracieuses personnes, au nombre de quarante, en qui s’incarne si bien la Joie, chantent la 10e ode du second livre d’Horace, Rectius vives, Licini…, à la louange de la médiocrité. Mme Agassiz très imposante, en velours noir, s’approche alors d’une petite table qui porte une rose rouge et une rose blanche, les couleurs de Harvard et de Radcliffe. Sans la moindre pédanterie, comme elle parlerait dans son salon, elle passe en revue l’œuvre accomplie pendant l’année. On sait comment s’est fondée cette université féminine, sortie tout naturellement de sa grande sœur aînée. Il a fallu deux siècles pour que l’on reconnût que les jeunes filles avaient autant de droits que leurs frères à d’excellens professeurs et à une admirable bibliothèque. Cependant la co-éducation qui réussissait dans l’Ouest n’obtenait pas les suffrages des Bostoniens très européanisés sous beaucoup de rapports. L’idée vint à de bons esprits de réunir deux collèges distincts sous les auspices d’une même faculté ; on la mûrit, on la discuta longtemps, cette excellente idée, car en 1878 seulement elle se réalisa ; même l’incorporation proprement dite n’eut lieu qu’en 1894, après dix-sept années de succès soutenus.

Depuis lors le président et les agrégés de l’université de Harvard, qui déjà patronnaient l’Annexe, sont devenus responsables des diplômes accordés aux étudiantes. Celles-ci, sans être assises sur les mêmes bancs que les étudians, ont part dans une large mesure aux mêmes privilèges. Un groupe de dames, appartenant au meilleur monde, veille sur elles de la façon la plus maternelle dans le collège même et hors de lui, s’intéressant à leurs travaux, les aidant à organiser leurs plaisirs, les recevant avec aménité, leur offrant les inestimables avantages du contact et de l’exemple.

Voilà ce que ne rappelle pas Mme Agassiz, qui eut dans ces développemens une trop belle part pour vouloir en faire l’éloge. Elle expose les progrès matériels du Collège grandi par des acquisitions de terrains considérables, elle parle du besoin pressant de créer de nouveaux laboratoires et annonce les généreuses donations faites par certains particuliers en vue de créer des bourses. Les noms d’une trentaine de bachelières et d’une demi-douzaine de licenciées sont proclamés. Elles défilent devant leur présidente, qui remet à chacune un parchemin. J’aurais voulu de profondes révérences, mais il faut bien que les pensionnaires de nos pauvres vieux couvens aient au moins un petit avantage sur leurs triomphantes rivales : ce joli plongeon au plus profond des jupes que nous a légué le menuet.

Mme Agassiz parle en termes chaleureux de miss Kate Peterson qui, ayant rempli toutes les conditions nécessaires pour atteindre au doctorat en philosophie, n’a pu cependant obtenir ce diplôme ; il n’est pas accordé aux étudiantes de Radcliffe. Les flatteuses attestations de ceux-là mêmes qui lui refusent un titre mérité se mêlent aux complimens que miss Peterson reçoit de ses compagnes. Je demande à lui être présentée, et je suis frappée de sa simplicité parfaite. Il n’eût tenu qu’à elle d’aller demander à une autre université le diplôme en règle qu’elle n’aura pas dans celle-ci, mais elle s’en est gardée, satisfaite d’avoir été à l’honneur, fût-ce sans profit. Au fond, un simple certificat de Harvard vaut tous les brevets du monde et miss Peterson ne se laisse pas tenter par des mots. Elle compte parmi ces jeunes filles, de plus en plus nombreuses, qui travaillent pour le plaisir de travailler, qui tiennent à la culture pour la culture elle-même. Avec ses joues roses, son frais sourire, cette jolie philosophe est une preuve vivante de l’excellente éducation qu’on reçoit à Radcliffe. Un prix spécial va lui permettre de se reposer en voyageant. Le prix de 250 dollars (1 250 francs), réservé au meilleur essai en langue anglaise, est décerné à une bachelière, miss Dix, qui a écrit déjà de fort jolies pièces, jouées sur la scène de l’Auditorium.

Puis les chants recommencent, les serremens de main ; de joyeuses et cordiales conversations s’engagent, chacun paraissant oublier qu’il y a là une plate-forme et sur la plate-forme un escadron de savantes. Ce ne sont que de vraies jeunes filles aussi gaies, aussi naturelles qu’elles pourraient l’être au bal. L’influence de leurs patronnes et amies, qui n’ont rien de commun avec les institutrices de profession, mais qui possèdent l’usage du monde, l’expérience de la vie, est certainement pour beaucoup dans cette attitude ; elle obtiendrait grâce auprès des plus farouches contempteurs de l’instruction supérieure des femmes. Puissent nos doctoresses de l’avenir ressembler à miss Kate Peterson si parfaitement féminine dans sa souriante acceptation d’une différence injuste au fond ! L’absence de formalisme du « Commencement » de Radcliffe opposée à la pompe un peu emphatique du « Commencement » de Harvard, marque assez qu’aux États-Unis comme ailleurs les femmes de goût cherchent à se faire pardonner ce qu’elles savent. Plus la femme sera l’égale de l’homme, moins elle s’efforcera de le paraître. Les voix charmantes du Glee Club nous le chantaient tout à l’heure, avec le vieil Horace :


Sache replier tes voiles enflées par un vent trop favorable.


Tout en repliant prudemment ses voiles, la nef de Radcliffe College est sûre, beaucoup plus que certains navires trop orgueilleux, — ou trop pressés, — d’arriver glorieusement au port.


TH. BENTZON.

  1. Voyez la Revue du 1er mai et du 15 juillet.
  2. C’est le sobriquet de l’habitant canadien.
  3. Lire Parkman, le grand historien du Canada.
  4. A Memoir of Ralph Waldo Emerson, by James Elliot Cabot, 2 vol. ; Houghton Mifflin, Boston.
  5. Voyez Le Naturalisme aux États-Unis, dans la Revue du 15 septembre 1887.
  6. Emerson and other Essays, by John Jay Chapman. New-York, 1898, Scribner.