Dans la Steppe, notes de voyage
Des amis, des ingénieurs russes qui vont inspecter les lignes du Donetz, m’entraînent à leur suite ; ils veulent me montrer les fabriques, les charbonnages, les salines, la « petite Belgique, » sortie depuis dix ans de la steppe du Sud. La steppe ! le pays des Cosaques du Don ! Voilà bien de quoi me tenter, sans qu’on m’y fasse voir des usines, surtout peut-être si l’on ne m’y faisait pas voir des usines. Depuis que je lis les historiens et les poètes russes, je croyais savoir ce qu’il y a dans ces terres vides qui vont vers la mer ; des herbages vierges, des cavaliers errans, de longues lances, des vers sonores de Pouchkine. Je n’associais guère à ce pays l’idée de l’anthracite et des hauts fourneaux. Il paraît que là aussi, on a changé tout cela, que le démon de l’industrie s’est emparé de ces libres solitudes. Allons voir, j’imagine bien qu’on exagère un peu ; si ce qu’on me raconte est exact, s’il est vrai que tout se transforme, ce sera le signe qu’il faut se ployer aux volontés de mon siècle ; alors je m’engage à donner à la Revue un solide article sur la houille. Va donc pour un voyage industriel ! On accroche notre wagon à l’arrière du train, sur la petite ligne Soumî-Kharkof ; nous voici partis pour le Donetz.
Qu’est-ce que le Donetz ? demanderont les personnes peu habituées à manier la carte de Russie. (Carte encombrante, envahissante, fidèle image de l’énorme empire ; celle de l’état-major, bien que réduite à une fort petite échelle, est d’un usage presque impossible dans les maisons de Paris ; quand on la déploie, il faut prier le voisin de prêter son salon à la Sibérie, et le Caucase descend chez le portier.) — Le Donetz, le petit Don, — court du nord-ouest au sud-est vers la pointe orientale de la mer d’Azof et se jette dans le lit de son grand frère au-dessus de Rostof. On a donné le nom de ce fleuve à tout le bassin qui s’étend entre lui et la côte maritime, depuis le coude du Dnièpre jusqu’à l’embouchure du Don. C’est là qu’on a découvert des gisemens miniers, c’est là que nous nous rendrons, mais en vagabondant sur la route. Les chemins de fer russes ne se piquent pas de rapidité, tant mieux ! ils invitent et autorisent à s’attarder souvent, à questionner beaucoup, à songer un peu. Que les gens pressés m’abandonnent en chemin : je n’aime plus, je le confesse, que les voyages où l’on n’arrive pas.
Slavgorod, octobre.
La ligne des sucres, comme on l’appelle habituellement, traverse la partie du gouvernement de Kharkof où se sont agglomérées les fabriques de sucre et les plantations de betteraves. Depuis quinze à vingt ans, cette culture a envahi les Terres-Noires, qui n’avaient jamais porté que des céréales et des forêts. C’est toute une révolution économique en Petite-Russie. Mais à quoi bon ce mot : économique, qui prétend beaucoup et dit peu ? C’est une révolution. Il m’a été donné de vérifier dans ce pays, et par un exemple particulier, une loi historique bien ancienne, mise en pleine lumière dans notre siècle : aujourd’hui, une conquête industrielle, une nouvelle application du travail de l’homme, peuvent avoir pour l’histoire générale ces conséquences rapides, profondes, universelles, qu’on ne discernait autrefois qu’à la suite des conquêtes armées, des grandes commotions de peuples. Dans cinq cents ans, le philosophe qui se retournera devers nous pour étudier nos transformations, pour saisir aux racines l’explication de l’état social où il vivra lui-même, ce philosophe estimera sans doute que l’invention de la vapeur et des chemins de fer ne signifie pas moins, dans l’histoire de l’Occident, que les croisades ou l’invasion des barbares. Je reviens à mon petit champ. L’Ukraine a subi bien des fortunes de guerre, changé souvent de maîtres et de lois ; comme il est d’usage, les historiens russes cherchent dans ces vicissitudes la raison des phénomènes politiques et sociaux qu’ils nous racontent. Eh bien ! je demande pardon de la comparaison aux capitaines polonais, suédois et russes, mais l’invasion pacifique de la betterave pèsera tout autant dans les destinées de ce pays que leurs actions fameuses. Ce modeste légume a tout modifié, le sol, le climat lui-même, la condition des hommes, leurs procédés de travail et leur fortune, partant leurs mœurs, leur esprit. N’est-ce pas tous ces changemens réunis qui s’appellent l’histoire ?
Là où l’on voyait naguère, aux mois d’été, trembler à perte de vue la mer moirée du froment, on voit aujourd’hui de longs tapis d’un vert glauque ramper sur les mamelons de terre noire. Parfois 1,000, 2,000 hectares d’une seule tenue chez les grands propriétaires. Au centre de l’exploitation, dans le pli de quelque ravin qui retient les eaux, la fabrique est tapie comme un monstrueux ruminant dans son pacagé, fumant, soufflant, sifflant, dressant curieusement pardessus les crêtes son col de girafe, la cheminée de tôle ou de briques. Pour alimenter le Minotaure il a fallu sacrifier les vieilles forêts, le beau trésor de chênes accumulé par les siècles ; dans les districts sucriers, la fabrique a tout dévoré en quelques années ; ces grandes plaines, privées des ombres maternelles, sont livrées sans défense au soleil. Naturellement le régime des eaux est modifié, des sécheresses implacables désolent l’agriculteur, amenant avec elles toutes les plaies d’Egypte : le ver blanc, le terrible joutchok ou mouche de Hesse, qui enlève au Petit-Russien, depuis quelques étés, le tiers ou la moitié de ses récoltes. Les vieux paysans assurent qu’on ne connaissait pas jadis ces inventions de Satan ; les gens pieux disent : « Ce sont de nouvelles punitions du Seigneur. » Les raisonneurs affirment que ces insectes ont apparu depuis qu’on fume les terres. Pour les personnes plus intelligentes, qui lisent ou rédigent les journaux, le joutchok a une grande valeur polémique ; non contente de pulluler dans les blés, cette méchante bestiole remplit les colonnes un peu vides des feuilles russes ; là, par des déductions savantes et menées de loin, on laisse volontiers entendre : à droite, que l’insecte est un cadeau de l’affreux Occident, apporté en bloc avec toutes les mauvaises choses, les idées libérales et le reste ; à gauche, qu’une bonne constitution aura seule raison de ce fléau, comme de tous les autres. Je crois tout simplement que ces légions de rongeurs faisaient leur œuvre mystérieuse dans le secret des forêts ; vous avez abattu leur maison ; elles émigrent dans vos champs.
Le bois manquant, le charbon commence à arriver. La plupart des usines adoptent forcément le nouveau combustible. Il vient du Donetz, des mines que nous allons visiter. La région des sucres étant le principal débouché de sa voisine méridionale, la région minière, une station dans la province de Kharkof est la préface naturelle d’un voyage au Donetz. Pour apporter le charbon, pour emporter le sucre, on a construit la ligne qui nous emmène ; on va en construire d’autres, une tout au moins, indispensable pour relier ce pays au bassin du Dnièpre par Poltava. Avec les chemins de fer, la betterave a introduit les machines agricoles et la culture intensive ; les propriétaires outillés pour les grands travaux ont fait bénéficier de leur outillage les cultures de céréales, ils ont changé l’assolement patriarcal du vieux temps. Autant de causes qui ont amené une hausse rapide dans les prix de la terre. A l’époque de l’émancipation, il y a vingt ans, l’hectare dans les Terres-Noires valait en moyenne 30 roubles, ce fut le taux officiel adopté pour les répartitions ; aujourd’hui, l’hectare se vend facilement 150 roubles. Bien que la valeur du soi ait quintuplé et que l’accise sur le sucre se relève graduellement, les gains réalisés par les fabriques durant quelques bonnes années ont été prodigieux. On a vu s’improviser d’énormes fortunes ; à Soumt, M. K.., le nabab des sucres, possède onze fabriques et en tire plusieurs millions de roubles de revenu ; c’était, soit dit à son honneur, un simple manouvrier. On devine toute la conséquence de ce fait social, la création d’une classe nouvelle de propriétaires entre les seigneurs et les paysans.
Ces derniers n’échappent pas à la transformation générale. Les fabriques assurent aux villages qui les entourent du travail toute l’année, des salaires rémunérateurs. Voilà le paysan plus riche ; il ne connaît que deux emplois de son argent, il n’a que deux passions : la terre et l’eau-de-vie. Les fous, — ce sont encore les plus nombreux, — boivent double, boivent triple. Les sages achètent de la terre, et il y a de plus en plus des sages. On peut prévoir le moment on, par un mouvement lent et irrésistible, le sol aura passé des mains de la petite noblesse, grevée d’hypothèques, aux mains des anciens serfs. Les banques de crédit agricole, qu’on vient de fonder, précipiteront ce mouvement. Elles ne fonctionnent encore que dans dix-huit gouvernemens, et celui de Kharkof n’est pas du nombre ; mais je trouve dans le compte-rendu de leurs opérations, publié le 1er octobre dernier, de curieuses indications pour les deux autres gouvernemens de la Petite-Russie, Kief et Poltava, identiques à celui de Kharkof par le caractère de la population, la qualité du sol, les cultures de céréales et de betteraves. Sur les 855 prêts consentis aux paysans et employés par eux en achats de terre, 730 ont été faits à des communautés rurales, 125 à des individus isolés. Dans ce dernier chiffre, Kief et Poltava figurent pour 101 prêts, tous les autres gouvernemens ensemble pour 24 seulement. Si les chiffres prouvent quelque chose, il faut bien conclure de ceux-ci que le sentiment personnel se développe chez le Petit-Russien avec la richesse et le progrès agricole ; le paysan de cette région tend à briser le vieux moule de la propriété collective pour accéder à la propriété individuelle. Tant que le monde sera le monde, en Russie comme en France, comme en Chine, à mesure que l’homme deviendra plus laborieux et plus riche, il voudra posséder en propre au lieu de posséder en commun. Je le regrette pour mes amis les économistes slaves, si fiers de leur commune rurale, et pour d’autres amis d’Occident, qui voient dans cette forme patriarcale un remède possible à quelques-uns de nos maux. On ne pourra donc jamais construire une petite théorie sociale sans que les faits, ces fâcheux, viennent se jeter à la traverse !
Les paysans de la contrée ne sont pas seuls à profiter de la bonne aubaine : des bandes de travailleurs viennent de Koursk ou de Tchernigof pour se louer aux fabriques ; parfois ce sont des villages entiers qui se déplacent ainsi, avec la mobilité et l’instinct d’émigration propres à ce peuple ; ces Russes, — comme nos Petits-Russiens appellent les gens du Nord, — sont organisés en artels, en associations fraternelles. Sur les chantiers des chemins de fer, chaque province envoie son corps de métier, Koursk les charpentiers, Smolensk les terrassiers. De tous ces remous d’hommes qui se mêlent, qui pénètrent les couches rurales jusqu’à présent si tranquilles, il se dégage bien des choses douteuses ; des besoins se créent, des curiosités s’éveillent, des idées nouvelles s’insinuent et vagabondent ; comme partout, la fabrique augmente l’aisance et diminue la moralité des populations. Les attentats contre les personnes et les propriétés, jadis presque inconnus dans ces campagnes, se font d’année en année plus fréquens. Il n’y a pas longtemps encore, les routes russes étaient plus sûres que les rues de bien de villes françaises. Cet âge d’or est passé ; au cours de l’été, on a compté plusieurs meurtres dans le district que j’habite. On ne les apprend pas toujours, les choses de la vie russe sont si mystérieuses et si vagues !
Un jour de cet été, je suivais la route qui mène de Lébédine au chemin de fer, à travers les grandes plaines de blé. On avait levé la moisson et l’on achevait déjà les nouveaux labours sur la bonne terre, pleine de vie, jamais lasse. Tant qu’on en voyait sous le ciel, elle apparaissait la même, vide, noire, luisante, ridée par les sillons égaux. Et ainsi durant des verstes et des verstes, et pas un être humain sur la route, pas un bruit, le silence de la nuit à midi. C’était un midi d’août, accablant de chaleur : de la chaleur visible, qui fumait sur les sillons, de la lumière tremblante et prisonnière, cherchant à remonter. Cette palpitation de feu sur la crête des labours, cela semblait vraiment l’haleine de cette terre nue, remuée jusqu’au cœur, pâmée sous la furieuse amour de ce soleil qui courait là-haut, triomphant d’épancher tant de vie. En l’absence des hommes, dans le calme et le silence des choses, il n’y avait plus rien sur ces plaines, rien que la puissance créante, toute la vie possible de tout l’univers, frémissante dans l’espace, impatiente d’être, sûre de durer, indifférente à tout ce qui meurt.
Tout à coup, à droite de la route, j’aperçus une petite butte de terrain fraîchement ameubli, à même le labour ; on eût difficilement distingué ce tertre au milieu du champ, s’il n’eût porté deux croix affrontées, grossièrement faites avec des troncs de bouleaux. Que signifiait cela ? Était-ce vraiment une sépulture, aventurée là, sans raison, loin de toute habitation, hâtive et éphémère entre les blés d’hier et ceux de demain ? J’interrogeai mon cocher, Ivan Bolba, un Petit-Russien de race pure ; je n’ai jamais pris en défaut sa philosophie fataliste.
— Que voit-on à droite, Ivan ? Est-ce par hasard une tombe ?
— Oui,.. il y a là deux âmes.
— Comment se fait-il qu’elles soient enterrées là et pas au cimetière de Lébédine ?
— Qui les connaît ? C’est qu’on n’aura pas pu ailleurs.
Je ne tirai rien de plus, et encore nos mots rendent-ils bien mal le vague infini de la réponse du Russe. Un personnage de Tourguénef n’eût pas autrement parlé, et je compris une fois de plus avec quelle vérité le grand artiste fait parler les gens de son peuple. — Quel sort avait jeté là ces « deux âmes » inconnues ? Un accident, un crime ? Qui étaient-elles ? d’où venaient-elles ? « Qui les connaît ? On n’aura pas pu ailleurs… » Dans tous les cas douteux, le clergé des campagnes refuse la sépulture chrétienne aux morts qui n’ont pas de bonnes références. Ils disparaissent où ils peuvent ; un homme pieux prend sa hache, coupe un bouleau dans le bois voisin, taille une croix ; nul n’est curieux d’éclaircir le mystère, on a tout oublié le soir, avec la superbe indifférence pour la vie humaine, bien naturelle dans un pays où il y en a cent millions.
Elles me poursuivirent tout le reste du jour, ces « deux âmes. » Il y avait quelque chose de saisissant et de formidable dans cette apparition fortuite de la mort, en pleine solitude, en plein travail de la vie terrestre. La nuit, ce tertre suspect n’eût été que lugubre, du moins il eût grandi de tout l’incertain des ténèbres ; sous ce midi brûlant et vivant, il en sortait une épouvante philosophique, plus inquiétante peut-être que les terreurs nocturnes. L’abandon de ces perdus était si tragique, leur rien et leur fuite vaine dans la terre en fête si sensible ! Le cimetière, c’est encore une société ; les oubliés se serrent entre eux ; il y a de l’appui pour les tombes. Mais ce naufrage dans l’immense plaine, ce campement d’une heure sur le sol instable que la charrue ne respecte pas ! Que c’était peu, ces deux gouttes entraînées dans le torrent de vie qui circulait ce jour-là ! Était-ce même quelque chose ? et ces mots avaient-ils un sens, « deux âmes ? » Oui, pourtant, car ce peu suffisait à remplir la solitude, Vide l’instant d’auparavant ; cette présence invisible mettait le degré nécessaire entre la terre et celui qui l’a faite pour servir ; cela seul expliquait la raison d’être de la matière. Si ces mots n’avaient pas de sens, pourquoi cette dépense stupide de forces, pourquoi ces laborieuses combinaisons de lumière, de chaleur, d’élémens qui demain seront du pain, pain qui sera de la vie, vie qui sera de la pensée ? Même sous la clarté de ce soleil, dans ces transformations que la science devine, tout est mystère, merveilles dérobées ; pourquoi pas un mystère de plus, sans lequel tous les autres seraient incompréhensibles ?
J’appris depuis que c’étaient des marchands qui avaient été assaillis et frappés à cet endroit quelques jours avant ; personne ne savait bien au juste les détails de l’événement, on n’avait pas trouvé les coupables. Les victimes n’étaient pas du pays, nul ne les réclamait ; le prêtre non plus ne connaissait pas ces âmes et s’était abstenu ; on les avait mises là au plus vite. — Avant-hier, je suis repassé par la même route ; on ne distinguait plus le tertre, englouti dans les blés nouveaux, déjà drus et verts ; l’océan de la vie montait ; à peine si le débris de ce naufrage faisait encore une ride à la surface. Comme l’épave d’un mât qui résiste un instant sur la mer, on voyait toujours le sommet d’une des croix.
… Ce matin, nous avons eu la triste et fréquente alerte des campagnes russes. Le tocsin sonne à l’église voisine, des gens effarés accourent, nous appellent : le feu est au village. Tandis que nous franchissons les quelques centaines de pas qui nous séparent du foyer de l’incendie, les femmes et les enfans s’assemblent devant les portes, pleurant, criant à tue-tête ; la prairie se couvre de jupes et de marmaille, de bras qui battent l’air avec des gestes désespérés ; les filles rythment leurs sanglots sur cette longue gamme mineure qui termine les chansons petites-russiennes comme un hurlement de loup. Chacun chasse ses bestiaux et déménage son pauvre mobilier ; de vieux coffres, des bancs, des samovars obstruent le chemin. Le prêtre sort de sa maison avec les saintes images, le juif du cabaret détale, tout tremblant, plié sous le faix de deux énormes pains de sucre. Devant nous, un large rideau de flammes cache le ciel ; un pâté de maisons et de hangars s’effondre ; la ligne de feu s’étend et avance, l’ennemi manœuvre comme une armée savamment conduite ; sur son front, semblables à des tirailleurs détachés, des lueurs éclatent çà et là au sommet des toits de chaume. Pendant que nous luttons contre lui, les femmes continuent d’errer autour de nous avec des gémissemens et des signes de croix, les enfans galopent sur des chevaux, les hommes accourus des champs se hâtent sans but et sans ordre : le plus difficile est de faire accepter une direction à ces gens affolés. Le battement espacé du tocsin domine tout ce tumulte ; la cloche semble la seule voix réfléchie et sérieuse, poursuivant là-haut avec Dieu son dialogue de reproches et de supplications.
L’affolement des pauvres paysans est bien excusable. C’est le troisième incendie qui sévit sur leur village depuis un mois. Ils se sentent si désarmés vis-à-vis de leur tyran : tout conspire pour lui et contre eux. Quelqu’un a appelé la Russie « un empire de paille. » L’empire du feu, par conséquent. Voyez un village, c’est un bûcher ingénieusement préparé pour sa fin naturelle. Serrées les unes contre les autres, des maisons de bois, avec d’énormes toits de chaume ; ces maisons, entourées de meules de paille, sont reliées entre elles par un lacis de hangars et de palissades en clayonnages, qui enveloppe tout le village comme un filet aux mailles de menu bois ; après les grandes sécheresses des étés russes, cet amas de branchages, de vieilles poutres et de paille calcinée par le soleil est aussi combustible que l’amadou ; il n’y a pas de pierre, partant pas de murs, nul obstacle qui ralentisse la course du feu. C’est le seigneur des terres russes, le tsar terrible qui sans cesse les parcourt et les ruine. Il a ses armes parlantes, un coq rouge ; c’est par cette métaphore que ses sujets le désignent habituellement ; il a ses armées, les mauvais compagnons qui travaillent pour lui ; il réquisitionne la moisson, il réquisitionne la forêt ; il lève tribut sur son peuple, un tribut parfois plus lourd que celui du tsar légitime. Je trouve son budget dans un rapport officiel pour la province de Saratof ; durant les dix dernières années, il y a détruit en moyenne six mille maisons de paysans ; le dommage annuel s’élève à 15 ou 16 millions de roubles ; c’est juste le chiffre de l’impôt de capitation perçu par l’état sur cette province. — Je ne me souviens pas d’une seule course de nuit, en cette saison, où je n’aie aperçu sur un ou plusieurs points de l’horizon des pans de ciel rouge, signalant des hameaux ou des forêts en feu. Et presque partout, peu d’eau, pas de secours, des pompes dérisoires. Aussi, après la première heure d’effroi, la résignation fataliste de ce peuple reprend vite le dessus ; le soir venu, chacun gratte les cendres de sa maison, y cherchant un peu de blé carbonisé ; aux femmes qui pleurent les hommes répondent en secouant la tête : — « Ce qui est perdu est perdu ! » ou bien : « Que faire ? Dieu nous a visités ! » — Aujourd’hui, nous nous sommes assez promptement rendus maîtres de rincendie ; Slavgorod est dans un bas-fond, entouré d’étangs, ce n’est pas l’eau qui manque : témoin cette petite grenouille verte qui prend ses ébats au pied de la table où j’écris ; surtout on y est défendu par les nombreux bras et les puissantes pompes à vapeur de la fabrique.
La fabrique ! Tout ici gravite vers elle, travail, soucis, richesse. Dans ce petit coin de terre, c’est le cœur où affluent et d’où découlent toutes les énergies de la vie locale. Du jour où elle y est apparue, la merveilleuse machine a pris d’emblée la place éminente réservée à tout organisme supérieur qui se révèle, dans l’ordre matériel comme dans l’ordre moral. Pour la satisfaction de ma conscience et pour la joie des ingénieurs, je devrais peut-être donner quelques détails sur le fonctionnement de l’usine ; mais si je laisse pénétrer dans mes notes cette envahissante étrangère, il n’y aura plus qu’elle, l’homme disparaîtra. Ne vais-je pas, au cours de ce voyage, la retrouver chaque jour devant moi, avec des applications diverses de sa force, au fond toujours la même, mâchoires d’acier, entrailles de fonte, "élaborant et rendant avec une égale docilité le sucre, le fer, le sel, la houille ? D’ailleurs, je viens chercher des aspects nouveaux, des formes de vie nationales ; l’usine est la même sous tous les climats, à New-York, à Paris, à Saint-Pétersbourg. Comme ces familles souveraines d’autrefois, dont les membres s’asseyaient sur tous les trônes et n’avaient pas de patrie, la reine du siècle n’a pas de nationalité ; pareille à l’Anglais qui la fabriqua, elle va partout, soumet le monde, le façonne à son image et ne revêt nulle part cette physionomie individuelle que le voyageur cherche dans les choses. Elle n’est russe qu’un seul jour, le jour où, avant d’allumer les feux pour la reprise des travaux, le prêtre vient chez elle avec la croix, les icônes et les chants sacrés : il rappelle à cette servante qu’il y a une puissance au-dessus de sa puissance ; il lui commande de se mettre au travail pour donner le pain quotidien. C’est risible, si vous voulez, ce pauvre homme, faible et ignorant, qui vient dire à la force élémentaire : « Je te bénis, tu peux agir. » Pourtant il est sûr de son droit ; il ordonne au nom de celui qui institua la lutte entre la puissance infinie des élémens et l’infinie misère de l’homme, mais qui redresse éternellement les chances, en murmurant à ce misérable les secrets par la vertu desquels on asservit ces tout-puissans.
Je suis constamment témoin de ces cérémonies, si fréquentes dans les habitudes russes ; chaque fois je me convaincs davantage que les actions humaines d’ordre supérieur et les impressions qu’on en reçoit sont faites de contradictions. La grande faiblesse et la grande injustice de notre esprit, c’est de voir dans la contradiction un signe d’erreur. Aussi bien la loi fondamentale de l’univers est une : dans le monde moral comme dans le monde physique, la vie n’est que le résultat d’une lutte intime et perpétuelle entre des élémens qui cherchent leur équilibre ; dans les corps, cette lutte s’appelle le choc des forces contraires ; dans les idées, elle s’appelle la contradiction apparente des vérités, vérités dont nous n’apercevons pas la racine commune, parce qu’elle est trop haut. — En juillet dernier, comme on allait commencer les travaux des semailles, j’assistais à la bénédiction du grain. Au lever du jour, dans les champs labourés de la veille, au milieu des manœuvres, des bœufs attelés aux herses, le prêtre célébrait un Te Deum sur une petite table qui faisait office d’autel. Je regardais, et comme chacun revient involontairement aux préoccupations de son métier, je pensais à l’interprétation littéraire que des scènes pareilles suggèrent à nos écrivains. Quand le prêtre, revêtu de ses ornemens fripés, suivi de son diacre en grosses bottes poudreuses, entra dans le labour, le goupillon à la main, il n’avait rien de majestueux, il était même assez ridicule ; empêtré dans sa chasuble retroussée sur le bras, tirant le pied dans la terre grasse, il tanguait avec des gaucheries de héron pris dans la vase ; le diacre laissait couler le seau d’eau bénite, les villageois assistaient à ce spectacle, las et indifférens par l’habitude.
Voilà ce qu’aurait vu tel observateur qui croit être vrai parce qu’il est myope ; il n’eût été frappé que par ce côté réaliste, qui est dans le fond, suivant la remarque d’un critique avisé, le côté comique. Cependant, il y avait là autre chose, le quelque chose enfoui au profond de l’âme, comme les germes de vie invisibles dans ce champ, qui exigent le travail de la charrue pour être ramenés à la surface. Il y avait la grandeur de cette humble scène, dominant et excusant les pauvretés du détail : au milieu de ces plaines sombres, aux horizons infinis, sous le ciel ardent de juillet, ces créatures assemblées en prière, implorant l’Éternel pour qu’il veille dans le sillon sur le pain de demain ; et, sous la prière orthodoxe, une prière inconsciente et plus ancienne à la forte Terre, à la Cybèle au sein brun, dispensatrice des blés. Ces paroles, que le prêtre chevrotait de sa voix éraillée, elles étaient pleines de symbolismes profonds, de touchans appels à la miséricorde suprême pour toutes nos faims, tous nos labeurs, toutes nos espérances, tout ce qui est résumé dans le grain sacré, avenir des enfans, que l’homme confie au labour. Et quand le semeur, de son large et superbe geste qui est aussi une bénédiction, lança vers le ciel les premières poignées de froment, quand il apparut sur la crête, seul.et grand entre la terre noire et le ciel bleu, suivi par les bœufs qui se relevaient lourdement sur leurs genoux usés, quand les femmes, très fièrement campées dans leurs costumes d’Ukraine, brandirent les aiguillons derrière les herses, après avoir baisé entre les mains du vieux prêtre la croix d’or, rayonnante au soleil, la croix de souffrance et de courage, — en vérité, le tableau fut saisissant et magnifique, malgré sa banalité, malgré l’impression mesquine de la minute précédente. Voilà ce que le réaliste ne sait pas ou ne veut pas faire sortir des choses, quand il les considère de si près, voilà pourtant ce qu’elles contiennent, ce qu’il faut voir, parce que cela aussi est une partie de la vérité. On n’est vrai, on n’est humain, qu’à la condition de marcher, comme ce semeur, entre ciel et terre, touchant l’une et regardant l’autre, faisant la part du comique extérieur et de la noblesse intime. Si j’aime les romanciers de ce pays, c’est qu’ils ont, ce me semble, trouvé le juste point de vision entre ces deux aspects de la vie.
… Que ce peuple est singulier ! comme un mot le soulève ou l’abat, dès que ce mot semble venir d’en haut, de plus loin que la simple raison, rarement écoutée ! J’ai eu souvent occasion de parler de la crédulité du paysan russe, de ces bruits vagues qui courent dans les campagnes et contre lesquels aucune évidence ne prévaut. Je viens d’en avoir un exemple frappant. Tout à l’heure, comme nous prenions congé de nos hôtes, on est venu annoncer au propriétaire de la fabrique qu’une grande partie du village refusait de se rendre au travail. Dans les deux rues principales, les paysans ont déménagé leur mobilier devant les portes ; là, assis avec leurs familles sur les coffres, ils attendent. Quoi ? Ils attendent le quatrième incendie. Il y a quelques jours, ou quelques semaines, — on n’est pas d’accord sur la date, — un moine a passé, un de ces pieux vagabonds qui mendient sur les routes russes et vont prier très loin, peut-être aux monastères de Kief, peut-être à Solovetzk, sur la Mer-Blanche, ou bien en Palestine, au Sinaï, qui sait jamais ? Cet inconnu a prédit des choses obscures, entre autres qu’il y aurait quatre incendies, et que le dernier anéantirait le village, avant la fête de la Protection de la Vierge. En effet, le sinistre d’hier était le troisième depuis un mois ; le dernier, le plus terrible, sera pour aujourd’hui. Pourquoi aujourd’hui ? Mystère ! le moine doit l’avoir dit ; les paysans n’aiment pas à s’expliquer là-dessus, mais c’est ainsi : ils attendent, rien ne les fera bouger. — Demain, ces hommes du XIIe siècle consulteront le manomètre sur des chaudières à haute pression. — Vraiment ceux qui dirigent ce pays ont droit de rêver beaucoup et de craindre beaucoup ; tant que cette foi facile leur appartient, tous leurs rêves sont réalisables, ils peuvent faire des miracles avec une parole ; si cette foi leur échappe, si la parole vient d’ailleurs, que n’ont-ils pas à redouter ?
Briantzefka.
Depuis vingt-quatre heures, nous roulons droit au sud. Nous avons traversé de nuit Kharkof, la grande ville industrielle qui tend à devenir la capitale de la Russie méridionale. A Lozovo, nous quittons la ligne de Crimée, laissant dans le train les heureux mortels qui vont chercher le soleil sur ce délicieux coin de terre, la Corniche russe. On sent le voisinage du Levant à la bigarrure des voyageurs ; aux portières, des fez apparaissent sur des têtes grecques, turques, arméniennes ; les mots de la langue grecque se mêlent aux dialectes slaves ; des juifs karaïtes circulent, affairés, avec les longues boucles en tire-bouchons battant sur les tempes, et ce regard magnétique qui semble toujours solliciter des métaux invisibles ; un pèlerin, en partance pour les lieux-saints, recueille les aumônes dans la tirelire de zinc vert attachée sur son ventre, et où l’on peut lire une inscription racontant son pieux dessein. On se prépare ici à recevoir en grande pompe le corps du général Totleben, qui doit passer sous trois jours ; l’illustre soldat est mort à Vilna ; une fois de plus, comme il y a trente ans, il va traverser toute la Russie pour rejoindre Sébastopol ; il retrouvera son armée dans le glorieux cimetière des « cent mille, » il y reposera côte à côte avec ses compagnons d’alors, Gortchakof, Kornilof Nakhimof. Il faut relire le beau livre de M. Camille Rousset pour savoir ce qu’ont été ces gens de cœur, et le merveilleux fait d’armes auxquels ils attachèrent leurs noms. Un Français n’est pas embarrassé pour les louer : quand la fortune se décida enfin, on avait depuis longtemps fait partage à deux de l’honneur ; plus que tout autre, un Français doit saluer au passage ce grand mort, dont l’impérissable gloire se confond dans le lointain avec celle acquise à lutter contre lui.
A partir de Lozovo, nous suivons la ligne qui descend vers le sud-est à Marioupol, sur la mer d’Azof ; nous entrons bientôt dans le réseau de la compagnie minière du Donetz. Quand le jour se lève, nous sommes dans les steppes du gouvernement d’Ekatérinoslaf. Le pays est tout différent de celui que nous avons laissé hier au soir dans’ le gouvernement de Kharkof ; adieu les riches cultures, les collines boisées, les prairies vertes au bord des rivières attardées dans les grands marais ! Voici la vraie steppe, plate, crayeuse, aux tons uniformément roux ; les jachères alternent avec les vaines pâtures d’herbes sèches ; presque jamais d’arbres ; de loin en loin, quelques maigres bouleaux, semant leurs dernières feuilles dans le lit d’un torrent à sec. En revanche, de la pierre, chose oubliée depuis longtemps, des bancs de roches calcaires mis à nu dans les tranchées de la voie ; des villages beaucoup plus rares, amas de maisons enfouies sous le chaume, à ras du sol ; on les distingue mal du pays environnant, elles se dérobent dans la même tonalité jaune, comme ces animaux sauvages qui empruntent la couleur des terrains où ils vivent. Ici, la terre est nue, la terre est triste ; la gaîté est en haut, dans la lumière plus méridionale, dans la tiédeur d’un air plus doux.
Par instans, l’immensité et la pureté des lignes me rappellent le désert de Syrie. Voici que, pour compléter l’illusion, une rangée de hautes colonnes se profile là-bas sur le ciel : ne sont-ce pas les fûts d’un temple antique, les piliers de Baalbeck ou de Palmyre ? Non, les colonnes des temples sont mortes, et celles-ci vivent, elles respirent et soufflent de la fumée ; ce sont les hautes cheminées des sauneries de Bakhmout. Nous entrons dans le bassin des salines, qui précède le bassin houiller ; à mesure que nous approchons de Bakhmout, la vie industrielle témoigne de son énergie par le mouvement des gares ; on décharge sur les quais du charbon, du sel, des huiles minérales ; sur la voie stationne un long train formé de voitures étranges, aux croupes arrondies ; on dirait un convoi d’éléphans en caravane ; ce sont les wagons-réservoirs pour le pétrole de la maison Nobel, qui partent du Caucase et sillonnent toute la Russie. Çà et là, des pyramides de déblais et la cage d’une machine indiquent un puits de mine. Tout cela a l’air d’une improvisation dans cette solitude : c’en est une en effet. Jusqu’à ces dix dernières années, les habitans du district de Slaviansk se bornaient à gratter le sel en été dans quelques flaques d’eau ; en 1874, des marchands grecs de Taganrog forèrent des puits et construisirent à Bakhmout des sauneries à vapeur ; ce village devint une ville, qui compte aujourd’hui 20,000 âmes, — 10,000 juifs. Plus récemment encore, des ingénieurs sondèrent les vallées avoisinantes et reconnurent l’existence d’un riche filon de sel gemme ; des capitalistes achetèrent des concessions, on se mit au travail ; la plus ancienne mine, celle de Briantzefka, n’a pas six ans d’existence.
C’est là que nous plantons notre tente, je veux dire que nous arrêtons notre wagon, sur le garage de la petite voie qui dessert la mine. L’ingénieur de l’exploitation, M. le baron Kloth, met à notre service sa cordiale hospitalité et son savoir technique. Il nous raconte comment, en 1879, la steppe nue et silencieuse s’étendait là où nous voyons des agglomérations ouvrières, des usines, des rails, des entrepôts. Depuis lors, beaucoup d’audacieux sont venus tenter la fortune ; la plupart ont vite abandonné la partie, faute de ressources suffisantes ; il.subsiste quatre ou cinq entreprises sérieuses. Briantzefka, la plus importante de ces exploitations, occupe 300 ouvriers et produit annuellement près de 4 millions de pouds de sel, environ 650,000 tonnes. Les salines du Donetz commencent à lutter sur les marchés du Nord avec le sel de Portugal et d’Espagne : jusqu’ici, par suite d’une tradition qui doit remonter pour le moins au XVIe siècle, l’extrémité de notre continent approvisionnait la Russie de cette denrée. On nous montre les divers types de produits, qui correspondent à de curieuses habitudes du commerce local ; le sel fin pour la table est renfermé dans de fallacieux paquets, timbrés des armes britanniques ; chacun sait qu’il est russe, mais nul ne voudrait l’employer s’il ne portait le respectable patent anglais. Plus loin, les cristaux sont concassés en petits cubés de quelques centimètres d’épaisseur, exclusivement à l’usage des marchands juifs de Lithuanie ; les juifs achètent ces dés au poids et les revendent le même prix à la mesure, bénéficiant ainsi de tout le déchet. Ces gros blocs proprement taillés sont les seuls qu’acceptent les courtiers arméniens du Caucase ; on peut les transporter dans les montagnes à dos de mulets ou de chameaux. Un de ces Arméniens était dans notre train, il attend devant la mine qu’on ait complété sa cargaison ; j’ai beaucoup pratiqué ses frères, mais rarement j’ai rencontré dans sa race un plus beau type ; grand, triste et fier comme ses montagnes, avec son regard d’Oriental plein de douces ténèbres, son yatagan à la ceinture et le chapelet de grains rouges qu’il égrène d’une main distraite, on le prendrait pour un prêtre du dieu Mithra plutôt que pour un saunier. Je cause avec lui du mont Ararat et du saint monastère d’Eschmiadzin, où l’on voit gravée sur une cloche l’inscription tibétaine qui renferme toutes les paroles de la vie et de la mort.
A la nuit seulement nous pouvons descendre dans la mine. C’est aujourd’hui je ne sais quelle fête locale, une des cent fêtes qui paralysent le travail dans ce pays ; on chôme un jour sur trois en moyenne, et le paysan russe pourrait dire à bon droit, comme le savetier de La Fontaine :
- … On nous ruine en fêtes ;
- L’une fait tort à l’autre ; et monsieur le curé
- De quelque nouveau saint charge toujours son prône.
Mais, par une indulgente fiction, la journée de demain est censée commencer avec la première équipe de nuit, qui prend le tour à six heures. Nous descendons après elle, et nous touchons le sol des galeries à cent mètres sous terre ; c’est la profondeur constante du filon dans tout le bassin. Dans ce blanc labyrinthe, un merveilleux spectacle nous attend : l’ingénieur a eu la galanterie de faire illuminer ces hautes et larges galeries avec des torches, des flammes de Bengale ; les feux, brisés sur les mille facettes de ces murs de cristal, y allument tous les rayons du prisme ; cette travée, inondée de lumière verte, semble la chambre d’un glacier ; cette autre, incendiée de clartés rouges, la fournaise d’une forge. Au fond des longues allées, des foyers éblouissans paraissent plonger dans les abîmes terrestres. Sur plusieurs points, on attaque la paroi par la poudre et la dynamite ; les détonations formidables roulent sous les voûtes, répercutées par des échos sans fin ; les quartiers de sel croulent et se brisent à nos pieds comme des avalanches de neige. Chacun se récrie d’admiration ; c’est le palais du roi des gnomes, un enfer de féerie ; jamais nos théâtres voués à ce genre n’ont rêvé pareil décor pour y loger leurs insanités. Ici la pièce qui se joue est grave, c’est le drame du travail. Mais les mineurs du sel sont bien moins à plaindre que leurs frères du charbon ; ils ont de l’air, de l’espace, une atmosphère saine et sèche ; pas la moindre infiltration d’humidité dans ces percées ouvertes en plein bloc.
L’ingénieur nous promène dans tout son royaume souterrain et nous donne d’intéressantes explications. Je les écoute, je l’avoue, d’une oreille distraite. Je pense à de lointaines et semblables fêtes, dans les galeries du Sérapéum ; quand mon pauvre Mariette disposait ses fellahs avec les torches de résine sur le tombeau des Apis, quand il racontait, les larmes aux yeux, l’émotion du jour inoubliable où il avait pour la première fois violé le seuil des anciens dieux. C’est beau, sans doute, l’effort de l’industrie qui fait sortir de terre ces richesses ; mais c’était beau aussi, l’effort de la science qui tirait de ces hypogées des secrets de trois mille ans, l’esprit des peuples disparus ; oui, c’était plus beau que tout. Jamais vos mines ne rendront pareil trésor. Oh ! qu’il y avait de lumière dans les ombres du Sérapéum avec ce bon génie !
Remontés là-haut, nous trouvons une nombreuse société réunie autour de la table de M. Kloth, ingénieurs, officiers, propriétaires du district. Tout en absorbant des fleuves de thé, on cause fort tard et de toutes choses, depuis les questions industrielles jusqu’à la chronique scandaleuse d’Ékatérinoslaf. Il est intéressant de surprendre, dans ces réunions de province, une transformation morale de la Russie qui va de pair avec la transformation matérielle. Parmi tous ces hommes, je remarque deux types bien caractérisés ; l’un, l’ancien, celui que la littérature russe appelle « l’homme des années quarante, » et dont la figure est si en relief dans les romans de Gogol, de Gontcharof, de Tourguénef ; bon vivant, hâbleur et dissipateur, engageant ses terres et gaspillant sa vie, ennemi de la réflexion, esclave de son caprice, tel que l’avaient fait les mœurs faciles du servage. L’autre, l’homme des générations nouvelles, est sérieux et instruit, préoccupé des problèmes qui s’imposent à son pays ; il a de l’ordre, des vues et un but dans la vie ; il suit patiemment une carrière ou cultive ses terres avec des idées à lui ; en toutes choses il accepte la lutte, condition d’une vie sociale plus intense, au lieu de se laisser dériver au courant, à l’exemple de son aîné ; et comme l’homme n’est pas parfait, il a des prétentions en politique. La société provinciale se partage encore entre ces deux catégories, mais la première tend à disparaître et la seconde passe au premier plan.
… Cette nuit, laissant derrière moi la fabrique, j’ai gagné au large dans la campagne. Admirable assemblée d’étoiles ; elles sont toutes là, dans ce ciel limpide, rien ne les offusque, rien ne limite le regard ; il glisse sur le pourtour de ces plaines aussi libre que sur l’océan. L’horizon de la steppe, pauvre et maigre le jour, retrouve dans les ombres toute la majesté de ses grandes lignes. Il souffle un vent de sud très doux, qui vient tout droit de la mer d’Azof, et de plus loin, des mers d’Orient où il a chanté dans les voiles grecques. Je le connais bien, ce vent du Bosphore, je sais son parfum. Par instans, comme un cauchemar lointain, les bruits sourds de l’usine arrivent dans ce calme, rauques appels de vapeur, sifflets stridens des contremaîtres qui hèlent la seconde équipe de nuit. Cela semble une injure au repos et au silence des choses, ce travail nocturne de l’homme, qui témoigne d’esclavage et de souveraineté. Plus près, entre les dernières maisons, une voix traîne le lent refrain d’une chanson cosaque et s’accompagne sur un accordéon, petit bruit de joie dans ce grand bruit de peine.
Au matin, nous avons été visiter une autre mine, concédée à une compagnie française. Nous surprenons dans une chaumière de paysan deux aimables Parisiens, courageusement ensevelis dans ce désert depuis de longs mois. Étonnement des deux ermites, plaisir de parler de mille choses chères et lointaines ; après quoi ils nous expliquent la rude lâche qui nécessite ici leur surveillance. Ces messieurs vivent littéralement dans le fond d’un puits : moins heureux que leurs voisins de Briantzefka, ils ont rencontré à 90 mètres une nappe d’eau qui arrête les travaux de forage ; ils combattent l’ennemi par d’ingénieuses défenses, des cloisons étanches en douves de chêne. Nos compatriotes se louent beaucoup des ouvriers russes ; rien ne rebute ces manœuvres dociles et endurcis, qui travaillent huit heures durant dans la saumure ; elle produit de curieux effets, des plaies creusantes sur les mains et le visage ; plus d’un homme a été mis hors de combat par ces morsures de l’eau saline. Maintenant nos hôtes sont au bout de leurs peines, ils ont assuré le passage et vont pouvoir descendre jusqu’au filon. Nous souhaitons à la mine française d’aussi beaux résultats que ceux obtenus à Briantzefka. Il y a place pour plusieurs dans cette industrie grandissante ; d’après les chiffres que nous communiquait M. le baron Kloth, la production du sel russe, qui était de 50 millions de pouds en 1881, a brusquement doublé et sauté à 100 millions l’année suivante, quand le ministre des finances eut l’heureuse idée d’abolir l’accise de la gabelle. La consommation s’accroîtra sans doute, comme celle de toutes les autres richesses minérales ; l’ingénieur nous montrait, en feuilletant les tableaux de l’Annuaire des mines, ce qu’est depuis dix ans cette ascension prodigieuse. Mais pour mieux juger de ce développement rapide, il faut quitter le pays du sel et pénétrer dans le pays du charbon.
Lougansk.
Nous venons de le traverser durant toute une journée, ce pays, en suivant l’artère principale de la compagnie minière ; je me demande encore si j’ai voyagé dans le Hainaut, dans l’Ouest américain, ou dans la plaine de Damas : il y a des trois pêle-mêle. Ces gares, ces logemens ouvriers barbouillés de suie, ces terrains saturés de poudre noire, ces interminables convois de houille que charge et décharge un peuple de nègres, tout cela ne diffère en rien de nos régions du Nord, tout porte l’uniforme livrée de deuil du seigneur de ce siècle, le charbon. Plus loin, dès qu’on s’éloigne de la voie, des espaces inhabités, des puits d’extraction surgissant à l’improviste d’un champ de blé, protégés par un humble appentis de planches, entourés de huttes ou même de tentes pour les ouvriers venus d’hier ; des fosses essayées et abandonnées, des chemins à peine tracés dans les herbes ; je ne sais quel air d’industrie sauvage qui trahit le pionnier et l’aventure, l’attaque récente de l’homme contre la solitude : voilà qui fait penser au Nouveau-Monde, au début d’une colonisation là-bas. Enfin, là où le filon se perd, le désert reparaît, il s’étend, morne et fauve ; rien ne trouble sa paix, sauf un vol d’outardes épouvantées par le train, un berger chaussé de sandales qui pousse son troupeau devant lui : c’est l’Orient et son sommeil immobile.
On comprendra ces contrastes si l’on se rappelle l’histoire toute neuve de la Russie méridionale. Il y a deux siècles, les Cosaques du Don ne relevaient que de Dieu et de leurs lances, c’étaient des hordes de bannis, pastorales et guerrières : Stenka Razine, le bandit, légendaire, les menait au pillage des villes du Volga. Pierre le Grand les châtia à plusieurs reprises sans les posséder, ses armées traversaient leur territoire en allant assiéger Azof ; dès que les soldats du tsar rétrogradaient, la liberté renaissait sur leurs pas. Néanmoins, ce fut le grand empereur qui eut le premier l’intuition de ce que nous voyons aujourd’hui ; ayant entendu dire qu’on trouvait dans la steppe un minerai combustible, il dépêcha un messager au Don avec ordre de rapporter quatre quintaux de charbon au laboratoire de l’Académie des Sciences. Une des forces de cet homme, c’est qu’il était le plus curieux de son temps ; son génie fut presque de la divination le jour où il s’inquiéta de la houille. Sous Catherine II seulement, à la fin du siècle dernier, la soumission des Cosaques put être considérée comme définitive et le défrichement de ces terres vierges commença ; l’impératrice y appela des colons de toute race : Allemands, Grecs, Serbes, Bulgares ; plus tard, sous Alexandre 1er, les colonies militaires d’Araktchéef vinrent grossir ces populations hétérogènes. Tout témoigne encore de cette mosaïque humaine, la diversité des types et les noms de lieux ; nous laissons sur notre gauche un district des colonies militaires, où le sol est divisé par compagnies et par bataillons ; nous entrons dans un autre qui porte le nom de Nouvelle-Serbie ; après-demain, en descendant au sud du bassin houiller, nous serons sur la « Terre des Cosaques du Don, » encore régie par des coutumes particulières, sous l’autorité d’un ataman.
Durant la première moitié de ce siècle, on se contenta de recueillir quelques sacs de charbon aux affleuremens, pour les usages domestiques. Vers 1840, l’illustre Le Play commença les premières explorations sérieuses du bassin ; il reconnut l’existence d’un long gisement, courant de l’ouest à l’est, du Dnièpre au Don ; la houille dominait dans la partie occidentale, l’anthracite dans la partie orientale. La carte officielle ne fut dressée qu’en 1864 : faute de moyens de transport, ces richesses dormaient inutiles. Enfin, un peu avant 1870, on ouvrit les lignes du Sud ; deux grandes voies parallèles vinrent tomber à la mer d’Azof, en côtoyant le bassin houiller : l’une descend de Voronéje sur Rostof ; l’autre, de Kharkof sur Taganrog. L’exploitation se développa sur leur parcours, mais le centre du Donetz restait inaccessible. La compagnie minière fut créée pour le desservir ; elle inaugura son réseau en 1873 et le porta rapidement à 600 kilomètres. L’essor des charbonnages ne date donc que d’une dizaine d’années : aujourd’hui, on compte 102 mines en activité, qui produisent plus de 100 millions de pouds de minerai, 1,600,000 à 1,700,000 tonnes. Cette production trouve son débouché dans un rayon assez restreint : au nord, dans les fabriques de sucre ; au midi, sur les bateaux de la Mer-Noire ; mais, dès que le charbon russe franchit quelques centaines de kilomètres, il ne peut plus lutter contre le bon marché désespérant du charbon anglais.
Les mines accusent de cet état de choses leur auxiliaire naturel 3 le chemin de fer. Ce sont ici des plaintes unanimes contre lui, contre son tracé et ses tarifs. En effet, cela éclate aux yeux les moins expérimentés, le tracé se ressent de la hâte avec laquelle il a été terminé ; ses directions générales ne correspondent pas aux besoins réels de l’industrie ; la voie semble dessinée par une fée capricieuse, elle se complaît dans des courbes et des 8 fort élégans pour un patineur, mais assez incommodes pour une locomotive ; on dirait que les constructeurs se sont proposé ce problème : parcourir le plus de kilomètres possible dans le plus de temps donné. Le matériel est insuffisant, les correspondances mal établies ; surtout le jeu des tarifs avec les lignes voisines est meurtrier pour la production nationale. On nous raconte une anecdote qui peint bien les rancunes locales. Il y a quelque temps, un administrateur en tournée aurait aperçu de son wagon une caravane de tchoumaki longeant la voie ; ce sont les rouliers de Russie, des toucheurs de bœufs qui chargent les marchandises sur leurs petits chariots, dans les contrées dépourvues de lignes ferrées. L’homme des chemins de fer héla dédaigneusement les convoyeurs de bœufs : « Où allez-vous, comme cela ? — Nous menons du blé à Taganrog. — Mais, malheureux, cela n’a pas le sens commun ! Comment, n’a-t-on pas chargé ce blé sur les wagons que voici ? — Ah ! voilà, répondirent les gens : c’est que la demande est pressée, alors on nous a réclamés avec nos bœufs. »
Vraie ou fausse, j’ai rapporté l’histoire parce qu’elle est la fidèle image des contrastes matériels et moraux que l’on rencontre ici à chaque pas. Une partie de la Russie a pris le train et court à toute vapeur au XXe siècle ; l’autre, la plus nombreuse, s’attarde dans le coche et nous parle des âges lointains ; les deux tronçons font de pénibles efforts pour se rejoindre. Cette scission, ce manque de synchronisme, frappent l’étranger dans tout l’empire, dans toutes les manifestations de la vie russe ; c’est la fatalité d’où découlent pour ce pays ses plus cruels embarras ; mais nulle part on ne la comprend mieux qu’ici, dans cette steppe cosaque subitement envahie par l’industrie. Il y a pour l’esprit comme une fatigue intellectuelle à passer sans cesse du moyen âge aux temps nouveaux ; qu’on étudie les âmes ou les choses, il faut sans relâche prendre son élan pour franchir un fossé béant, où, manquent des siècles. Celui qui distribue les : années d’une main toujours égale semble avoir fait erreur de compte pour ce coin du globe ; durant un temps il a fermé le réservoir des jours, puis il l’a brusquement rouvert ; les jours coulent trop pressés : de là le trouble, la perversion des perspectives accoutumées.
Malgré tout, les attardés rattrapent ; ils ne nous rejoindront que trop sûrement. On assure qu’un ministre anglais, à son retour de l’exposition de Moscou, disait avec effroi à ses concitoyens : « C’est la révélation d’un nouveau monde ; vous ne vous doutez pas du monde qui grandit là-bas ! » On ne se doute jamais des nouveaux mondes que le jour où ils vous tombent sur la tête et vous écrasent. Il n’est bruit chez nous que du danger américain, nos intérêts s’épouvantent de la concurrence qui les menace à l’Ouest ; que sera-ce, le jour où l’Amérique d’Orient, la Russie, placée dans les mêmes conditions géographiques et économiques, nous mettra entre l’enclume et le marteau ? Cette invasion cosaque, fantôme de nos pères, nous ne l’échapperons pas ; seulement elle se produira sous la forme moderne, l’oppression agricole et industrielle. Ils réapparaissent bien plus redoutables, ces Cosaques du Don, depuis qu’ils ont échangé leurs lances contre des pics de mineurs. Je ne veux pas accabler le lecteur de chiffres ; mais, des tables que je feuilletais avant-hier, il ressort qu’en dix ans, — un rien d’années pour un peuple, — la Russie a triplé sa production ; celle du charbon est montée de 70 millions de pouds à 230 ; ainsi pour le fer, le pétrole, le sel, le sucre, pour tout. J’avais cru jusqu’ici que le grand dépôt des richesses futures était dans l’Oural ; d’après le témoignage unanime des ingénieurs qui me renseignent, l’avenir est surtout où nous sommes, dans le sud, en particulier dans le Donetz, plus près de notre Occident, au bord des routes de mer. Ici est concentrée la force qui mène le monde moderne, le charbon. Le Donetz concourt pour près de moitié au débit total des mines russes. En certains endroits, comme dans la grande exploitation de Yousovo, le fer se trouve à côté du combustible ; on y applique la nouvelle théorie que me développent mes interlocuteurs. Suivant eux, le charbon doit être utilisé sur place, comme un fumier industriel ; ce n’est pas lui qu’il faut mener aux fabriques, ce sont les fabriques qu’il faut amener à lui. On voudrait voir les établissemens métallurgiques, textiles et autres, se grouper au cœur même des bassins houillers. La théorie vaudrait la peine d’être essayée, dans ce pays neuf, où les industries se créent tout d’une pièce, sans habitudes anciennes qui les entravent.
Quoi qu’il en soit, le centre de gravité de l’empire se déplace fatalement du nord au sud » Jadis, les circonstances, historiques l’avaient fixé à Moscou ; un caprice de Pierre Ier, justifié par le commerce des mers du Nord au XIIIe siècle, reporta ce centre de gravité à Pétersbourg ; je suis convaincu que la royauté factice de cette ville est menacée dans un avenir prochain. Aujourd’hui, l’activité de l’Europe a reflué sur les mers du Sud, sur les routes d’Orient ; des terres fécondes, des mines, un climat plus doux, tout sollicite la vieille Russie vers l’embouchure de ses grands fleuves, hors de ses neiges stériles. Elle obéit insensiblement à la loi qui précipite tous les peuples vers leurs frontières méridionales, qui pousse la race germaine sur la mer Egée et entraîne notre race sur le continent africain. Loi d’autant plus inévitable qu’elle n’a rien à voir avec la politique et n’est pas particulière à l’homme ; c’est la loi de vie de l’univers, l’attraction du soleil. Nous croyons suivre nos ambitions ou nos intérêts, nous ne faisons qu’obéir au vœu de la nature ; sans le savoir, nous imitons l’arbre, qui dirige invinciblement ses rameaux vers le soleil, les eaux aspirées par ses rayons, la terre elle-même, qui s’aplatit aux pôles et se renfle à l’équateur, dans son perpétuel élan vers la douce lumière. Esprit ou matière, tout ce qui vit fait effort vers la lumière.
Nous nous arrêtons quelques heures à Débaltzevo, le point de croisement des lignes du Donetz ; pour le coup, les ingénieurs ont dépassé les folies de Potemkine improvisant des palais dans ces mêmes déserts sur les pas de sa souveraine. Quel n’est pas notre étonnement en voyant surgir de la steppe une gare monumentale, comme peu de grandes villes russes en possèdent ! Un édifice en pierres de taille, de ce style allemand qu’on pourrait appeler le gothique industriel, surchargé d’ornemens, de colonnettes et d’appendices en fer de fonte. Au dedans, des salons spacieux, des lambris de chêne sculpté, un mobilier luxueux ; en face, deux grandes maisons à trois étages pour le logement de neuf cents employés ; on ne trouverait pas les pareilles d’ici jusqu’à Moscou. Tout cela avec l’air neuf et abandonné qu’ont les palais des sultans d’Orient. L’herbe croit entre les joints de la porte d’honneur ; un commis a installé son pupitre et ses paperasses sur les degrés du somptueux vestibule ; les lampadaires de bronze penchent lamentablement, décoiffés par le vent. Ces beaux spécimens d’architecture sont symétriquement disposés dans la solitude comme les épures sur la feuille blanche de l’ingénieur. Autour d’eux, rien ; pas une chaumière, pas une âme ; le vide et le silence du Sahara. On avait cru qu’il s’élèverait ici quelque Chicago ; on avait escompté la vie, la vie n’est pas venue. Le point est mal choisi ; le filon de houille disparaît précisément dans ce canton, la mine la plus proche est à 15 kilomètres ; la jonction elle-même n’a pas de raison d’être en ce lieu et ne fait qu’allonger les parcours. Voilà une erreur qui a dû coûter cher. Le plus piquant, le plus américain de la rencontre, ce sont ces deux vieux wagons de 3e classe, calés sur une couple de rails dans un champ, à côté de ces superbes édifices ; ils portent des pancartes ; je m’approche et je lis, sur l’un : « École, » sur l’autre : « Société coopérative de consommation pour les employés. » — Une société coopérative de consommation dans un wagon ! Voilà, ou je me trompe, le dernier mot du XIXe siècle ; c’est à Déballzevo qu’on l’aura dit. Nous entrons dans le wagon-école ; une quarantaine de gamins, enfans d’employés, se trémoussent sur les banquettes et répondent d’un air éveillé aux questions que nous leur posons.
Il y a eu bien des déceptions de tout genre, bien des vaincus dans cette conquête du Donetz. On nous raconte comment la « fièvre des mines » a sévi sur cette Californie. Au début, on se ruait de toutes parts sur la terre promise ; c’était à qui engagerait son bien, parmi les petits propriétaires des gouvernemens avoisinans, pour venir tenter la fortune et chercher du charbon. Faute de capitaux ou de persévérance, la plupart s’en retournèrent ruinés, tandis que les banques de Kharkof faisaient vendre à l’encan leurs propriétés. Aujourd’hui les mines sont entre des mains très diverses. La majeure partie appartient aux anciens possesseurs du sol qui ont eu les ressources nécessaires pour les mettre en valeur ; la législation russe n’établit aucune restriction sur la propriété du sous-sol et ne confère aucun droit à l’état. D’autres ont été acquises par des capitalistes de Pétersbourg ou de Moscou ; un certain nombre est exploite par des sociétés commerciales ; une de ces sociétés est française. Des fosses très rapprochées appartiennent à des propriétaires différens ; cette extrême division des mines s’explique par le peu de profondeur du filon, — 100 à 150 mètres au plus, — et par les facilités d’exploitation qui en résultent. Chacun travaille sa petite galerie à sa guise, avec un nombre assez restreint d’ouvriers, généralement pris dans le pays.
Comme nous approchons de Lougansk, on m’appelle sur la plateforme du wagon d’arrière pour jouir d’un admirable coucher de soleil. N’est-ce pas sur l’océan qu’il descend ? La steppe est si nue et si rase, en cet endroit, qu’on pourrait se croire en mer, à l’arrière d’un vaisseau. Le disque de l’horizon est aussi plan, la réfraction qui grossit l’énorme globe aussi puissante, la paix du soir aussi profonde. Un instant, la terre et le ciel sont du même rose ; on distingue à peine leur point de contact derrière ce voile d’or qui emplit tout l’espace. Par une singulière coïncidence, l’astre tombe juste entre les deux rails sur lesquels nous fuyons ; éclairées par les rayons obliques, les lignes de fer semblent elles-mêmes deux rayons, deux traits de vif-argent prolongés à l’infini. Qui de nous, durant les heures d’attente oisive dans une gare, n’est parti en imagination sur les quatre raies, droites et brillantes, qui courent vers les pays inconnus, comme une portée de musique pour les rêves ? Ce soir, le chemin de lumière est bien plus tentant ; il va se perdre au cœur même du soleil. Il n’y aurait qu’à le suivre, semble-t-il, pour rejoindre l’éternel voyageur. Le temps de désirer, et voilà le chemin rompu ; l’astre a doucement glissé sous la terre. Adieu, vieux et bon magicien, porteur d’aurores ! Tu vas montrer tes féeries à tous les peuples de l’univers avant de nous revenir demain ; tu vas boire la rosée des champs d’Asie et sécher des larmes chez les hommes de là-bas. Oh ! que les hymnes d’Egypte ont bien parlé de lui ! « Tu t’éveilles bienfaisant, Ammon-Râ, tu t’éveilles véridique ; tu avances, seigneur de l’éternité, et ceux qui sont goûtent les souffles de la vie… Tu es béni de toute créature… » — Bienfaisant et prévoyant ; la pierre noire qu’on extrait de cette terre, qu’est-ce autre chose que la lente et séculaire aumône du soleil ? Il sait qu’il y aura des jours gris, des jours mauvais qui le sépareront de sa pauvre petite suivante ; en prévision de ces jours-là, il accumule au cours des âges un trésor dans la terre, il y dépose chaque soir un peu de sa triple vertu, de sa chaleur, de sa lumière et de sa force. Le charbon, c’est la caisse d’épargne du soleil. Ce feu qui réchauffe et éclaire le pauvre, cette âme obscure qui sort des puits de mine pour mettre en mouvement nos métiers, c’est encore lui, caché sous un masque de ténèbres. « Il donne le mouvement à toutes choses ; par son action dans l’abîme ont été créées les délices de la lumière,.. » dit toujours l’hymne prophétique de Thèbes. Les anciens voyaient plus loin que nous. Ce que nous appelons actions chimiques, transformations de forces, c’était pour eux la loi d’amour et de charité qui oblige toute la création ; les choses inanimées ! pratiquent tout comme les hommes, et le maître visible de l’univers nous en donne l’exemple.
L’air assombri est si limpide, le relief des objets lointains si vigoureux, que je pense naturellement à l’Egypte, devant des phénomènes tout semblables à ceux qu’elle offre. Des bergers cosaques, montés sur leurs maigres chevaux, passent au bout de l’horizon ; leurs silhouettes s’enlèvent en noir sur la rougeur du ciel ; telles s’accusent les formes grêles des chameaux qui suivent la levée du Nil, quand on revient de Choubra, le soir, à l’heure du bersim, La nuit tombe, des feux s’allument dans les profondeurs de la steppe, feux d’usines, feux des pâtres, gardiens des chevaux du Don ; foyers confondus dans l’ombre, rapprochés dans l’espace, séparés par un gros de siècles.
Lougansk est une assez jolie ville, tête de ligne actuelle des chemins de fer du Donetz et siège de leurs ateliers. N’étaient les coupoles vertes des églises, on pourrait se croire déjà dans le Levant en voyant ces maisons de pierre blanche, ces jardins fruitiers défendus par des murs de cailloutis, ce paysage de roches et de côtes arides qui encadre la ville. Quelle profusion de pierre ! Je n’en ai pas vu autant dans tout le reste de l’empire, et voilà pourquoi Lougansk n’a pas l’air d’une bonne cité orthodoxe, bâtie de terre et de bois. Les ateliers de la compagnie et la fabrique de munitions de guerre appartenant à l’état font vivre une population de quatre à cinq mille ouvriers. Cette fabrique a été fondée par Catherine en 1793 pour utiliser les chutes d’eau de la rivière ; il n’y a pas vingt ans que la vapeur y a remplacé l’eau. Les hauts fourneaux travaillent avec la houille et le fer du Donetz. On nous fait visiter en détail les travaux de l’arsenal, la fonte et l’assemblage des bombes, des obus, des boîtes à mitraille. Il y a quelque chose de risible à voir tous ces hommes affairés, préparant avec tant de science et de labeur les engins délicats qui mettront en morceaux leurs semblables. Dans un des ateliers, on façonne à temps perdu divers ouvrages en fer ; nous y apercevons une plaque tombale, commandée par un particulier ; ceci pourrait s’appeler le comble de la prévoyance : une fabrique d’obus qui fournit aussi les dalles sépulcrales.
Je fais grâce au lecteur de l’inspection dans les chantiers de la compagnie ; une seule chose y mérite notre attention : l’école des arts et métiers. Le gouvernement russe, très heureusement inspiré, a stipulé, dans le cahier des charges de chaque compagnie, l’obligation pour elle d’entretenir une école d’arts et métiers auprès de ses ateliers. C’est fort bien, ces grandes voies qui portent dans le pays la fécondation morale avec la fécondation industrielle. Le chemin du Donetz a son école à Lougansk ; elle est admirablement installée ; nous sommes loin du wagon pédagogique de Débaltzevo. Je trouve dans la bibliothèque la moelle de la littérature russe ; dans les classes, de bons modèles pour tous les travaux d’art décoratif. L’école compte soixante-dix élèves des deux sexes ; elle les garde trois années moyennant une très faible rétribution. Les débutans s’exercent à des travaux manuels dans l’atelier de menuiserie ; les plus avancés dressent des plans de machines ou dessinent, quelques-uns fort bien, ma foil De jeunes personnes font de la peinture céramique, de la broderie. Le directeur de l’école est un tout jeune homme, récemment sorti de l’Institut technologique de Moscou ; c’est plaisir de voir avec quel feu, quelle intelligence ce brave cœur s’est attaché à son œuvre. Il nous expose les difficultés de détail, la façon dont il les résout ; il parle de ses élèves et de leurs progrès comme Napoléon eût parlé de la grande armée. Voilà un homme à qui je confierais de grosses tâches ; il a les trois vertus du succès, la foi, l’amour et l’espérance ; il trouve très grand son petit empire et s’y trouve bien ; c’est le signe des forts. O Russie, ne décourage pas ceux-là ! Il t’en faut beaucoup pour avancer sur tes longues routes !
Ils ne sont pas si rares ; les hommes ne manquent pas plus que le fond dans ce pays. J’en vois beaucoup qui tiendraient partout une place distinguée, parmi ces ingénieurs, ces officiers, qui se succèdent tout le jour dans notre wagon. D’autres nous accueillaient tout à l’heure au cercle de Lougansk ; ils discutaient avec sens et mesure les intérêts de leur région. Un de nos compagnons, un capitaine de gendarmerie qui paraît fort populaire dans la contrée, nous a introduits dans cette réunion ; on y fête notre passage avec un petit vin de Champagne du Don qui porte bravement le nom glorieux dont il s’affuble. Une particularité du cercle de Lougansk, c’est de compter trois femmes parmi ses membres ; l’une d’elle est, dit-on, la plus forte joueuse de whist du district. Voilà encore un trait de l’Amérique.
Zouïefka.
Repartis de Lougansk, nous suivons la voie méridionale du réseau minier, nous passons du gouvernement d’Ékatérinoslaf dans la « Terre des Cosaques du Don, » qui s’étend entre ce gouvernement et la mer ; voici Kharzyskaïa, où nous devons visiter les plus importantes mines du bassin. Elles appartiennent à un jeune propriétaire, M. I…, qui descend d’une famille de gentilshommes cosaques et porte un nom fameux dans les annales des tribus du Don. Notre hôte vient à notre rencontre en uniforme d’ingénieur de l’état ; il sert effectivement dans ce corps depuis sa sortie de l’École des mines. M. I… me permettra d’ajouter qu’il possède cinq puits de houille, donnant annuellement 10 millions de pouds de minerai, une terre de 25 verstes de long, où 12,000 hectares sont cultives en blé, un haras de cinq cents chevaux, le plus célèbre haras de courses de l’empire. Le maître de cette fortune, je le répète, sert l’état comme ingénieur. Voilà un exemple dont la Russie peut tirer vanité et qui est bon à méditer par tous pays.
Une locomotive prend notre wagon et l’entraîne sur la ligne particulière construite par M. I… pour charrier son charbon. Chemin faisant, notre guide nous donne les renseignemens techniques les plus détaillés sur l’exploitation, l’état présent et l’avenir des houillères. Qu’on se rassure, je n’en abuserai pas. Nous nous dirigeons sur la fosse principale : on nous munit de lampes dans la chambre de la machine, et le wagonnet nous descend dans les entrailles de la steppe. Oh ! pas bien profond, à 110 mètres ; un trou de taupe en comparaison des mines de Cornouailles et de Saxe. La galerie où nous nous engageons a environ 200 mètres de longueur. Pour mon usage personnel, je préférais les larges corridors de cristal de la saline, à Briantzefka. Ici les ténèbres, un air gras et chaud, de l’eau qui suinte à travers les feuilles de lignite. A mesure que nous avançons, le boyau s’étrécit, il faut se courber en deux, et je me rappelle vivement une des grandes terreurs de mon enfance, l’infortuné cardinal La Balue enfermé dans une cage de fer où il ne pouvait jamais se redresser. Au bout de la galerie, les ouvriers employés au percement et à l’abatage poursuivent leur rude labeur, accroupis dans l’excavation, nus jusqu’à la ceinture. Tout le monde le connaît, ce triste travail des mines ! Ici, il paraît plus triste encore quand on songe à la libre existence pour laquelle étaient faits ces coureurs de prairies. Et les pauvres petits chevaux du Don ! comment ne pas les plaindre, eux, dont le nom seul semble un symbole de liberté sauvage et qui sont condamnés pour jamais à cet aveugle service ! Il y a beaucoup d’enfans attachés au travail du fond, des enfans de douze ans ! Le mineur gagne en moyenne, dans tout le bassin, 1 rouble par jour, un peu plus de 2 fr. 50. Du moins il n’a pas à redouter le grisou ; la faible profondeur des fosses le garantit contre les accidens. On descend partout avec des lampes à flamme libre ; pourtant une catastrophe n’est pas absolument impossible : le jour où elle se sera produite, on pensera sans doute aux lampes de sûreté. — Un signal réclame la traction, nous remontons. Oh ! que la lumière est bonne, le ciel large et bienveillant sur la steppe ! Il me semble qu’on doit dire, en nous regardant, ce que jadis on disait du poète : « Voilà celui qui revient de l’enfer ! »
Une voiture attelée de vigoureux postiers nous mène de la station au village de Zouïefka, où habite notre hôte. C’est le pays le plus désolé que nous ayons encore parcouru, des vagues de terrain jaunâtre, grillé, pelé, où les troupeaux de moutons mettent de larges taches grises. Et l’on dit qu’au printemps la steppe en fleurs est si charmante ! Comme nous complimentons M. I… sur ses bergeries, il nous cite un propriétaire de la Chersonèse qui possède un million de moutons. Un jour que ce dernier voyageait en Allemagne, il entendit une contestation entre deux éleveurs qui se disputaient la prééminence, alignant chacun quelques milliers de têtes de bétail. « Moi, interrompit le Russe, je parie que les chiens de mes troupeaux sont plus nombreux que tous vos moutons ensemble. » Le pari fut accepté, la vérification faite, et l’Abraham de la Chersonèse gagna. — Une petite rivière coule près d’ici, la Kalmioussa. M. I… nous raconte que ses laboureurs, comme ceux dont parle Virgile, trouvent parfois sur les bords de ce cours d’eau des débris d’anciennes armures. C’est là que se livrèrent, à l’origine de l’histoire russe, les batailles épiques entre les princes de Moscovie et les premiers envahisseurs venus de l’Orient, les Polovtzy et les Petchénègues. Le Donetz tient une grande place dans la plus belle chanson de gestes du moyen âge russe, le Dit des compagnons d’Igor ; le fleuve a des entretiens fraternels avec le Roland slave ; il pleure quand les héros meurent, quand « leur âme de perle s’est dissoute ; » les petites fleurs de la prairie se fanent de chagrin ; les bouleaux de la rive inclinent leur tête en signe de deuil, les loups hurlent, les corneilles croassent, la terre grue gémit sourdement : tout le peuple mystérieux de la steppe mène les funérailles de l’armée vaincue.
Une apparition inattendue me tire de ces souvenirs ; au creux d’un ravin, parmi des arbres et des vergers, nous voyons surgir des toits ; c’est l’ensemble d’une grande exploitation, maisons, fermes, moulins, orangeries, volières, immenses écuries ; créations seigneuriales du père de notre hôte. M. I… nous fait les honneurs de Zouïefka, et tout d’abord du haras. Les pur-sang et les demi-sang, issus de jumens du Don et d’étalons anglais, défilent sous nos yeux durant des heures ; d’abord les glorieux vétérans, qui ne comptent plus leurs victoires sur tous les hippodromes de la Russie ; puis leur postérité, des bêtes de tout âge, quelques-unes vraiment superbes. Enfin voici de jeunes poulains d’un an et demi : leur propriétaire a pour eux de plus hautes ambitions : six d’entre eux vont être engagés pour courir le grand prix de Paris en 1886. Petits chevaux de la steppe, quelles seront vos impressions dans l’enceinte du pesage ? Bonne chance sur la piste de Longchamp !
Notre hôte nous introduit dans sa maison, très simple et très modeste, une maison de campagnard russe d’autrefois. Il ne m’en voudra pas si je trahis discrètement l’impression profonde que firent sur nous ces habitudes de vie patriarcale. Détail caractéristique des vieilles mœurs russes, on pénètre dans le salon par une pièce de passage où les filles de chambre s’occupent aux travaux de l’aiguille, broderie ou couture ; c’était ainsi jadis chez tous les seigneurs, et s’il faut en croire Homère, dans l’atrium du palais des rois grecs ; je n’ai retrouvé cette coutume nationale qu’à Zouïefka. Le salon, — c’est mal dire : la grand’salle, — est une immense pièce nue ; quelques meubles de forme ancienne, rapportés par les pères d’un voyage à Moscou ; aux murs, des portraits d’ancêtres. Ces toiles racontent avec une rare éloquence l’histoire héroïque et tourmentée de ce pays. Une d’elles, une vieille dame en costume de la province, peinte Dieu sait par quelle main, a toute la puissance d’un Ferdinand Bol ; la vie respire et le regard parle dans ce chef-d’œuvre de hasard. Les autres ont moins de valeur artistique, mais que de choses curieuses elles disent ! M. I… veut bien leur servir d’interprète, il refait à notre usage la scène des portraits. Le bisaïeul porte la riche pelisse des hetmans polonais. Ce cosaque avait passé au service de Stanislas-Auguste ; pris par les Turcs et prisonnier du Grand-Seigneur, il fit un vœu à la Vierge de sa famille, qui lui apparut, lui enseigna un moyen de fuir ; revenu chez lui, il accomplit son vœu en rampant la distance de 50 verstes, jusqu’au monastère où l’on vénère l’image protectrice. L’aïeul, en uniforme de cour du temps de Catherine, est célèbre par sa réponse à l’empereur Paul Ier ; celui-ci l’ayant mandé à Pétersbourg pour le tancer sur je ne sais quelle vétille, le cosaque répliqua fièrement : « Si c’est pour de pareilles fadaises que vous m’avez dérangé, il eût mieux valu laisser en paix mes vieux os. » Paul, qui ne plaisantait, guère, le fit jeter en prison et l’y retint jusqu’à sa mort. Je m’arrête.., j’en passe et des meilleurs.
Comme les morts, les vivans ont une fière et antique tournure dans cette maison. On dresse la longue table, les hommes se placent tous à un bout, les femmes à l’autre ; les vins du Caucase et de Crimée ne vont pas jusqu’à elles. Le jeune frère de M. I… porte le mâle uniforme des Cosaques de la garde ; il vient d’être promu officier dans un des régimens que commandaient ses aïeux. Et dans ce cadre vénérable, tous ces fils du Don parlent charbon, vapeur, questions sociales et industrielles ! L’ingénieur m’entretient de notre littérature, qu’il suit avec intérêt ; ses préférences ne sont pas attardées ; il me vante parmi les œuvres contemporaines Boule de suif et la Maison Tellier.
Nulle part je n’ai mieux aperçu la superposition des deux Russies. On comprend, n’est-ce pas, ce que je disais plus haut du désarroi intellectuel causé par de tels contrastes ? Allez donc coordonner ensemble, dans le même plan, des atamans cosaques, des puits de houillères, des pâtres qui paissent des millions de moutons, des locomotives, des chevaux du Don engagés au betting du bois de Boulogne ! On éprouve l’effarement du géologue qui découvrirait pêle-mêle, dans une couche tertiaire, des haches de silex, des os de plésiosaures, d’hommes, de king’s-Charles, et le dernier numéro d’un journal du matin. Encore une fois, il manque des siècles à mon compte accoutumé ! N’importe : nous quittons avec regret et effusion ces gracieux hôtes, très touchés par cette évocation des Cosaques d’autrefois, très intéressés par cette vue sur les Cosaques de l’avenir.
Le train nous ramène vers le nord, vers l’hiver. Il fuit trop vite à notre gré dans cette nuit de printemps. Lentement, comme un maître qui rentre chez lui, le soir s’appesantit sur ces plaines vides, il soumet à sa douce puissance leurs espaces illimités, leur vie silencieuse ; des souilles tièdes montent de la steppe avec les dernières clartés roses ; s’ils avaient un murmure, ce seraient à coup sûr les stances solennelles de Sapho, la divine mélodie de la lumière qui meurt. Chacun s’abandonne au charme de ces heures, chacun s’oublie à la dérive des pensées vagues qu’appellent naturellement ces horizons sans bornes et sans objets. Un souvenir m’en distrait ; je crois entendre encore le bruit du pic dans le mur noir de la mine. Notre âme n’est pas une isolée, elle tient par des attaches douloureuses à toutes les âmes humaines ; si égoïste qu’elle soit, elle ne connaît pas de pleins bonheurs, parce que ses bonheurs sont obscurcis par l’éternelle souffrance d’alentour. Il faudrait plaindre ceux qui jouiraient de ces enchantemens rapides sans ressentir un regret, — j’allais dire un remords, — à la pensée de toute la peine rencontrée depuis le matin, pour peu qu’on ait vu vivre autour et au-dessous de soi. — Je suis venu, tout au bout de notre Europe, chercher des choses nouvelles ; je retrouve le problème du travail moderne sous son aspect toujours le même, la machine à vapeur aux prises avec l’homme, le servant et l’opprimant ; il n’est pas de retraites ni de déserts qui lui échappent : dans ces pays nés d’hier à la vie, elle règne déjà, maîtresse absolue ; les singularités locales, les traits de mœurs, les empreintes de l’histoire, tout pâlit et s’efface devant l’intérêt de ce duel qui est la grande affaire du monde. Je rassemble les impressions de ces journées de voyage, elles se résument dans une seule vision : l’usine, alimentée par la mine. Depuis huit jours, la bête monstrueuse me poursuit partout ; cette nuit même, par-delà ce point de solitude et ce moment de paix qui nous donnent l’illusion du repos, mon esprit perçoit le vacarme de la bête ; autour de nous, embusquée dans tous les replis de cette terre du Don, elle gémit sans trêve dans les ténèbres, elle tient l’homme éveillé pour qu’il lui tire sa nourriture des profondeurs du sol. Je pense au brusque changement qui s’est fait dans la condition de cet homme, libre hier comme les mouettes de la steppe, asservi aujourd’hui aux plus dures besognes, comme ses frères d’Occident. Quelle est la valeur de ce changement ?
Si je voyageais pour le compte des grands principes établis, des banalités courantes, mes notes s’achèveraient ici en deux lignes : ce pays, on a pu le voir et je le répète pour ceux à qui cela suffit, ce pays a un avenir incalculable, ses richesses se développent, le progrès le transforme à vue d’œil, les bienfaits de la civilisation… Enfin, vous savez bien, tous les vains mots qui nous endorment de leur bruit creux et ne contentent ni le cœur ni la raison. Je cherche la réalité sous ces phrases consenties par notre ignorance ou notre lassitude. Ce mineur accroupi dans son obscure prison, qui gagne un peu plus d’argent, boit un peu plus d’eau-de-vie, sait peut-être assembler quelques lettres, je ne puis croire qu’il soit plus heureux, au sens total du mot, que n’étaient ses pères les Cosaques, vivant d’instinct, sans besoins, sans joug. Non, il n’est pas plus heureux, mais il est plus grand, parce qu’il a sur la matière de plus fortes prises ; en dépit des rêveurs, l’ordre du monde ne semble pas institué pour l’accroissement du bonheur humain, mais pour la grandeur humaine, ce qui est bien différent. Développer plus de vie avec plus de peine, c’est notre loi, ce qui distingue l’homme de l’enfant, le civilisé du sauvage. Notre sensibilité peut maudire cette loi, notre orgueil peut s’en contenter.
Est-ce à dire qu’il faille accepter comme une fatalité inexorable tous les esclavages liés à cette grandeur ? Il est permis d’entrevoir dans l’avenir deux remèdes, l’un d’ordre scientifique, l’autre d’ordre spirituel. Si les souffrances du travail, vieilles comme le monde, nous paraissent plus aiguës qu’à nos devanciers, c’est que le travail subit de nos jours, dans ses procédés, la plus formidable évolution dont l’histoire fasse mention, et cela sans avoir trouvé son instrument définitif. Nous avons transformé l’outillage industriel, nous ne possédons pas encore son véritable moteur, et la machine nous écrase de ses brutales exigences. Notre siècle s’appellera le siècle du charbon ; ses successeurs l’apercevront sur les pages de l’histoire comme une tache noire, ils plaindront leurs ancêtres ensevelis dans les mines. Le siècle prochain, le siècle de l’électricité, appliquera l’outillage préparé par nous avec moins de peine pour les hommes, il les tirera des entrailles de la terre et les fera travailler au soleil. Il n’y a pas d’utopie, je crois, à dire ce que tout le monde pressent ; il suffit aujourd’hui de quelques légers perfectionnemens de détail, d’un dernier effort de la science, facile après tant d’autres, pour que l’électricité détrône la vapeur dans tous les services de l’industrie. Tant que nous devrons chercher en bas la force qui est en haut, vous pouvez combiner à votre guise les lois et les réformes sociales, vous aurez toujours des esclaves, les tristes prisonniers du charbon, rivés à un labeur qui semble fait pour les criminels ; s’ils se reposent une nuit, le monde s’arrête, privé de l’aliment qui le sustente. Je respecte tous ceux qui cherchent de bonne foi un remède à nos misères dans de nouveaux arrangemens des sociétés, mais je les défie de supprimer ou d’alléger la besogne du mineur : et alors ? — Ici, comme toujours, l’homme demande sa libération à qui ne peut la lui donner, il ne comprend pas qu’elle lui viendra par des voies détournées. Les vrais socialistes, ce ne sont pas les politiques, les discoureurs, les songe-creux : ce sont les modestes savans qui étudient dans leur laboratoire les secrets du transport de la force électrique et de sa triple transformation ; l’un d’eux réalisera le songe prophétique d’Eschyle, il nous rendra l’étincelle de Prométhée, la disposition de cette vertu première et souveraine qui préside à la vie de l’univers, qui est comme la pensée de la matière ; instantanée, inépuisable, répandue partout sous notre main, docile au geste d’un enfant ; toujours prête sur notre ordre a mouvoir, à luire, à embraser. Celui qui l’aura captée ne guérira pas tout ce qui est inguérissable dans la condition humaine, mais il abolira la plus dure forme du travail ; alors on fermera la mine, on ne mettra plus dans la terre que les morts ; les vivans gagneront leur pain sous le ciel, leurs bras guideront sans trop de fatigue les machines, animées par une puissance immatérielle.
Oui, je crois que cette âme future de l’industrie corrigera ce qu’il y a d’excessif dans le labeur moderne et apaisera la plainte légitime qu’il provoque ; mais le poids sera encore trop lourd si une autre âme n’aide à le supporter. Ce qui m’effraie dans la physionomie actuelle du travail, c’est ce trait purement utilitaire, ce je ne sais quoi d’implacable, de bas et de courbé vers la terre qui avilit cette noble peine. Nous avons déchaîné des forces redoutables ; épouvantés de notre création, nous nous humilions devant elle, nous ne voyons plus rien au-dessus ; ceci aussi est un moment de transition, la première ivresse et la première peur de l’enfant qui a fait jaillir du feu. Notre usine est triste, accablante, parce que nous ignorons sa poésie et sa prière. Jadis, il n’en eût pas été ainsi. Quand les anciens discernaient les forces de la matière, ils avaient hâte de les spiritualiser pour n’en être pas écrasés ; les Grecs ne séparaient pas les élémens de leur signification morale et religieuse ; les gens de Byblos ou de Memphis voyaient dans les puissances de la nature, qu’ils connaissaient fort bien, autant de représentations du monde spirituel. Suivant les livres hindous, Brahma, le travailleur éternel, créa la terre en regardant sa propre image dans l’océan de sueur découlé de son front. Si ces peuples avaient connu les pouvoirs nouveaux qui nous sont dévolus, ils auraient exprimé la relation de ces merveilles avec les mystères de l’âme, ils auraient compris que les lois de la matière ne sont que la figure sensible des lois morales. Mais le sens du divin s’est oblitéré dans nos faces ; nous croyons suffire à tout avec des formules chimiques ; elles ne trompent pas la souffrance ; et le grand secret de la vie, c’est de tromper la souffrance. Voyez l’aspect extérieur de nos ateliers, de nos villes même, telles que l’industrie les façonne à son image ; j’aperçois bien les lieux de plaisir ; où est la fantaisie gracieuse, qui distrait un instant l’ouvrier des réalités trop dures ? Où est le symbole qui lui parle de sa destinée future, tout au moins de l’œuvre supérieure qu’il accomplit en ce monde ? Où est surtout l’endroit pour les larmes ?
Puisque je voyage cette nuit, puisque tout disperse et rien n’arrête les idées vagabondes sur ces horizons fuyans, voyageons loin d’ici, revenons là où l’esprit laissé à sa pente revient de lui-même, au pays. Je revois le spectacle que nous aimons tous, notre Paris contemplé d’un de ses ponts, dans la gloire du couchant. Nulle part les choses visibles ne trahissent d’une façon plus saisissante la rupture entre deux mondes, celui du passé et celui du présent. Regardez la ville du passé, là-bas, en amont de la rivière : des églises, des dômes, des flèches, des palais, des musées ; tout parle de Dieu, de rois, de justice, d’arts et d’idées symbolisées dans les pierres ; bonne ou mauvaise, cette cité a une âme, une charpente sociale, une raison d’être. — Retournez-vous ; au-dessous de vous s’étend la ville neuve, faite apparemment pour nos besoins ; un pêle-mêle confus de maisons semblables, des fabriques, de grands entrepôts industriels, un caravansérail exotique pour les plaisirs de l’univers ; et, seule chose qui monte, des cheminées d’usines, haletantes sur tout le pourtour du ciel. Elles tiennent la même place que les clochers dans l’ancienne cité ; elles sont aussi nombreuses, aussi dominatrices ; elles disent aussi clairement : « Nous sommes les temples, les lieux de sacrifice et de prière au dieu nouveau. » Voilà les deux villes, hier et aujourd’hui. On peut admirer celle d’hier, elle est à jamais désertée. L’esprit humain ne rétrograde pas plus que l’eau de ce fleuve, le flot ne rapportera rien de ces choses belles, mais mortes. Insensé qui s’y attarderait ! Malheureux aussi qui se contenterait de la ville d’aujourd’hui ! S’il en est un seul qui s’y sente à l’aise, que celui-là le dise. Elle est maussade et sans charme, parce qu’elle n’a pas su dégager son âme dans sa forme extérieure.
Comme notre ville, nous souffrons de notre impuissance morale, nous n’avons pas su dégager l’âme du monde nouveau. Elle s’agite en nous et nous travaille, elle ne se satisfait pas de notre labeur gigantesque, tout matériel, de nos machines et des richesses qui en découlent. Rien n’adoucit ceux qui calculent ces machines, rien ne console ceux qu’elles broient, Faire de l’argent, c’est déjà bien peu pour remplir la vie ; mais en faire pour les autres ! Pensez-vous que beaucoup s’y résignent, si vous ne leur donnez pas au moins l’allégement de l’espérance ? N’est-ce pas le cas de s’écrier avec Bossuet : « Cette âme d’une vigueur immortelle n’est-elle pas capable de quelque opération plus divine et qui ressente mieux le lieu d’où elle est sortie ? » — Pour que la ville d’aujourd’hui soit celle de demain, pour qu’elle ne s’écroule pas en nous ensevelissant sous ses ruines, il faut que son âme opprimée reprenne ses droits sur la matière, qu’elle trouve jour à son mouvement naturel, qui est de s’élever ; dôme, flèche ou croix, je ne sais sous quelle forme, je ne sais vers quel point du ciel, mais il faut qu’elle monte !
Le jour renaît, le train s’arrête, j’ai rêvé. Je m’étais pourtant bien juré de parler à fond de la houille, et uniquement d’elle. On peut m’en croire, voilà mon carnet couvert de notes et de chiffres ; je sais le prix de revient du poud de charbon au sortir de la mine et le prix de vente à Odessa ; l’un est à l’autre comme 6 est à 20 ; je sais pourquoi le charbon anglais prime le russe et peut être donné à 12 ou 13 kopeks au lieu de 20 ; je sais l’épaisseur et la hauteur du filon d’anthracite ; si l’on me pressait, je pourrais reproduire l’analyse des parties composantes du minerai, d’après le travail de M. Tchirikof. Il est trop tard, j’ai perdu le filon. Je réserve mes documens pour en faire hommage à une société d’économie politique, le jour où tous les bons esprits seront d’accord sur la réalité de cette science, où les sceptiques auront cessé de voir en elle l’alchimie du XIXe siècle. Une fois de plus, j’ai fait comme ce bonhomme dont nous avons tant ri, à la dernière station : c’était un de ces pieux oisifs qui vont en pèlerinage, sans se presser, sachant que Dieu et ses saints attendront toujours ; comme le train ralentissait, nous vîmes ce piéton qui cheminait dans un sentier, tout contre la voie ; à la station, il s’arrêta avec nous, s’assit, bourra sa pipe, et fuma durant les cinq minutes d’arrêt ; dès que le sifflet retentit, il boucla son sac et reprit gravement sa marche, côte à côte avec les wagons qui s’ébranlaient. — On riait de lui autour de moi, et j’étais un peu confus ; je me disais que c’était un frère, ce voyageur attardé qui faisait mine d’être du siècle, qui suivait le train sans y monter et se laissait distancer par lui. Qui sait ? Les chemins de fer russes vont si lentement ! Peut-être que le bonhomme arrivera avant nous là où se font les miracles.
EUGENE MELCHIOR DE VOGUE.