Aller au contenu

Dans la fournaise/L’Enfant

La bibliothèque libre.
Dans la fournaiseBibliothèque-Charpentier (p. 1-4).


DANS LA FOURNAISE




L’ENFANT


C’était au Luxembourg, par un matin brûlant
De Juillet, où le clair soleil étincelant
Versait partout les feux de ses apothéoses,
Jetait des taches d’or parmi les lauriers-roses
Et baignant de rayons leurs cœurs incendiés,
Embrasait, furieux, les fleurs des grenadiers.
De beaux enfants jouaient, montrant leurs jambes nues,
Gais, sérieux, ouvrant leurs bouches ingénues,
Et la course faisait voler dans l’air vermeil
Leurs cheveux frémissants, blonds comme le soleil.
Les beaux petits garçons et les petites filles
Jouaient à la madame, à la toupie, aux billes.

Ceux-ci, vite, emplissaient à la pelle des seaux
De sable, ou bien faisaient voltiger les cerceaux,
Ou se disputaient, fous et prompts à la riposte.
D’autres couraient ensemble et jouaient à la poste,
Faisant voler au vent leur petit cotillon.
L’un était le cheval, l’autre le postillon,
Et leurs petits amis avaient grand’peine à suivre
Les claquements du fouet et les grelots de cuivre.
Tous, douces fleurs, charmante aurore du présent,
Allaient se bousculant, se battant, se baisant,
Et leurs grands yeux emplis d’espoir et de chimères
Faisaient s’épanouir les sourires des mères,
Et tout n’était que joie infinie à l’entour.
Mais, ô rêve ! ô sinistre enchantement du jour !
Comme s’il eût caché d’invisibles désastres,
Il sembla que l’azur, où sommeillent les astres,
S’allumait, et dans l’air fluide et paresseux,
Les spectres de midi, plus effrayants que ceux
De la nuit, au milieu des rayons apparurent,
Foules qui lentement s’enflèrent et s’accrurent,
Flottant dans la lumière et l’éblouissement ;
Et dans le lointain clair s’ébauchaient vaguement
Ces fantômes gardant leur sinistre posture,
Teints des couleurs du prisme et de la pourriture.

C’était le Meurtre ayant dans la main son couteau,
Le Vol, cachant des sacs pleins d’or sous un manteau,
L’Usure avec des mains faites comme des serres,
La Débauche riante au sein rongé d’ulcères,
L’Avarice veillant auprès d’un coffre ouvert,
L’Ivresse avec son verre empli du poison vert,
La Colère acharnée à de hideux sévices,
Et toute la cohorte innombrable des Vices
Et des vils Appétits repus et triomphants.
Et tous, en regardant les beaux petits enfants,
Disaient : Vous serez les acteurs des sombres drames,
Les vivants. Vous serez des hommes et des femmes,
Nés de la fange, par le désir entraînés,
Abjects, vains ; c’est pourquoi vous nous appartenez.
Ivres et furieux, vous chercherez vos joies
Dans la chair pantelante, et vous êtes nos proies.
Mais un frisson d’horreur dans leur foule courut
Et tranquille, parmi les enfants apparut,
Avec une douceur amie et reposée,
Pareil au chaste lys que baigne la rosée,
Un enfant couronné d’épines, que ceignait
Une blanche auréole, et dont le front saignait.
Devant son clair regard, aussi doux que les baumes,
S’enfuirent, éperdus, les livides fantômes,

Les Vices, les Fureurs, les sanglants Appétits,
Et lui, le chaste Enfant, tandis que les petits
Le regardaient sans peur de leurs yeux téméraires,
Il leur disait : Jouez en paix, mes petits frères.


Mercredi, 5 janvier 1887