Dans la maison/18

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 112-124).
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La situation était rude. Leurs ressources étaient presque nulles. Christophe avait tout juste les travaux de copies et de transcriptions musicales, commandés par Hecht. Olivier avait imprudemment donné sa démission de l’Université, dans la période de découragement qui avait suivi la mort de sa sœur et qu’avait encore accru une expérience douloureuse d’amour dans le monde de Mme Nathan : — (il n’en avait jamais parlé à Christophe, car il avait la pudeur de ses peines ; un de ses charmes était qu’il conservait toujours un peu de mystère intime, même avec son ami, à qui il ne cherchait pourtant à rien cacher). — Dans cet état d’affaissement moral où il avait faim de silence, sa tâche de professeur lui était devenue intolérable. Il n’avait jamais eu de goût pour ce métier, où il faut s’étaler, dire tout haut sa pensée, où l’on n’est jamais seul. Le professorat de lycées exige, pour avoir quelque noblesse, une vocation d’apostolat, qu’Olivier ne possédait point ; et le professorat de Facultés impose un contact perpétuel avec le public, qui est douloureux aux âmes éprises de solitude, comme l’était celle d’Olivier. Deux ou trois fois, il avait dû parler en public ; il en avait éprouvé une humiliation singulière. D’abord, cette exhibition sur une estrade lui était odieuse. Il voyait le public, il le sentait, comme avec des antennes, il savait qu’il était composé, en majorité, de désœuvrés qui cherchaient uniquement à se désennuyer ; et le rôle d’amuseur officiel n’était pas de son goût. Mais surtout, cette parole du haut de la chaire déforme presque fatalement la pensée ; si l’on n’y prend garde, elle risque d’entraîner peu à peu à un certain cabotinisme dans les gestes, la diction, l’attitude, la façon de présenter les idées, — dans la mentalité même. La conférence est un genre qui oscille entre deux écueils : la comédie ennuyeuse et le pédantisme mondain. Cette forme de monologue à haute voix, en présence de quelques centaines de personnes inconnues et muettes, ce vêtement tout fait, qui doit aller à tous, et qui ne va à personne, est, pour un cœur d’artiste un peu sauvage et fier, quelque chose d’intolérablement faux. Olivier, qui sentait de plus en plus le besoin de se concentrer et de ne rien dire qui ne fût l’expression intégrale de sa pensée, laissa donc le professorat, où il avait eu tant de peine à entrer ; et, n’ayant plus sa sœur pour le retenir sur le penchant de ses songeries, il se mit à écrire. Il avait la naïve croyance qu’ayant une valeur artistique, cette valeur ne pouvait manquer d’être reconnue, sans qu’il fît rien pour cela.

Il fut bien détrompé. Impossible de rien publier. Il avait un amour jaloux de la liberté, qui lui inspirait l’horreur de tout ce qui y porte atteinte, et qui le faisait vivre à part, comme une plante étouffée, entre les blocs des églises politiques dont les associations ennemies se partageaient le pays et la presse. Il n’était pas moins à l’écart de toutes les coteries littéraires et rejeté par elles. Il n’y avait, il ne pouvait y avoir aucun ami. Il était rebuté par la dureté, la sécheresse, l’égoïsme de ces âmes d’intellectuels — (à part le très petit nombre qu’entraîne une vocation réelle, ou qu’absorbe une recherche scientifique passionnée). C’est une triste chose qu’un homme, qui a atrophié son cœur, au profit de son cerveau, — quand il a un petit cerveau. Nulle bonté, et une intelligence comme un poignard dans un fourreau : on ne sait jamais si elle ne vous égorgera pas un jour. Il faut rester perpétuellement armé. Il n’y a d’amitié possible qu’avec les bonnes gens, qui aiment les belles choses, sans y chercher leur profit, — ceux qui vivent en dehors de l’art. Le souffle de l’art est irrespirable pour la plupart des hommes. Seuls, les très grands y peuvent vivre, sans perdre l’amour, qui est la source de la vie.

Olivier ne pouvait compter que sur lui seul. C’était un appui bien précaire. Toute démarche lui était pénible. Il n’était pas disposé à s’humilier, dans l’intérêt de ses œuvres. Il rougissait de voir la cour obséquieuse et basse, à laquelle s’obligeaient les jeunes auteurs, vis-à-vis de tel directeur de théâtre, bien connu, qui abusait de leur lâcheté pour les traiter comme il n’eût pas osé traiter ses domestiques. Olivier ne l’aurait pu, quand il se serait agi de la vie. Il se contentait d’envoyer ses manuscrits par la poste, ou de les déposer au bureau du théâtre ou de la revue : ils y restaient des mois sans qu’on les lût. Le hasard fit pourtant qu’un jour il rencontra un de ses anciens camarades de lycée, un aimable paresseux, qui lui avait gardé une reconnaissance admirative, pour la complaisance et la facilité avec laquelle Olivier lui faisait ses devoirs d’école ; il ne connaissait rien à la littérature ; mais il connaissait les littérateurs, ce qui valait beaucoup mieux ; et même, riche et mondain, il se laissait, par snobisme, discrètement, exploiter par eux. Il dit un mot pour Olivier au secrétaire d’une grande revue, dont il était actionnaire : aussitôt on déterra et lut un des manuscrits ensevelis ; et, après bien des tergiversations — (car si l’œuvre semblait avoir quelque valeur, le nom de l’auteur n’en avait aucune, étant celui d’un inconnu), — on se décida à l’accepter. Quand il apprit cette bonne nouvelle, Olivier se crut au bout de ses peines. Il ne faisait que commencer.

Il est relativement facile de faire recevoir une œuvre, à Paris ; mais c’est une autre affaire pour qu’elle soit publiée. Il faut attendre, attendre pendant des mois, au besoin toute la vie, si l’on n’a pas appris le talent de courtiser les gens, ou de les assommer, de se faire voir de temps en temps aux petits-levers de ces petits monarques, de leur rappeler qu’on existe et qu’on est résolu à les ennuyer, tout le temps qu’il faudra. Olivier ne savait que rester chez lui ; et il s’épuisait, dans l’attente. Tout au plus, écrivait-il des lettres, auxquelles on ne répondait pas. D’énervement, il ne pouvait plus travailler. C’était une chose absurde ; mais cela ne se raisonne point. Il attendait de poste en poste, assis devant sa table, l’esprit noyé dans des souffrances indistinctes ; il ne sortait que pour jeter un regard d’espoir, vite déçu, dans son casier à lettres, en bas, chez le concierge ; il se promenait sans rien voir, et il n’avait d’autre pensée que de revenir pour tenter une épreuve semblable ; et quand l’heure de la dernière poste était passée, quand le silence de sa chambre n’était plus troublé que par les pas brutaux de ses voisins au-dessus de sa tête, il se sentait étouffer dans cette indifférence. Un mot de réponse, un mot ! Se pouvait-il qu’on lui refusât cette aumône ? Cependant, celui qui la lui refusait ne se doutait pas du mal qu’il lui faisait. Chacun voit le monde à son image. Ceux dont le cœur est sans vie voient l’univers desséché ; et ils ne songent guère aux frémissements d’attente, d’espoir, et de souffrance, qui gonflent les jeunes poitrines ; ou, s’ils y pensent, ils les jugent froidement, avec la lasse et lourde ironie d’un corps éteint et rassasié.

Enfin, l’œuvre parut. Olivier avait tant attendu, que cela ne lui fit plus aucun plaisir : c’était une chose morte pour lui. Toutefois, il espérait qu’elle serait encore vivante pour les autres. Il y avait là des éclairs de poésie et d’intelligence, qui ne pouvaient rester inaperçus. Elle tomba dans le silence absolu. — Il fit encore un ou deux essais, par la suite. Étant libre de tout clan, il trouva toujours le même silence, ou de l’hostilité. Il n’y comprenait rien. Il avait cru bonnement que le sentiment naturel de chacun devait être la bienveillance, à l’égard de toute œuvre nouvelle, même si elle n’était pas très bonne. Cela représente tant de travail, toujours ! et l’on doit être reconnaissant à celui qui a voulu apporter aux autres un peu de beauté, un peu de force, un peu de joie. Or, il ne rencontrait qu’indifférence ou dénigrement. Il savait pourtant qu’il n’était pas le seul à sentir ce qu’il avait écrit, qu’il y avait d’autres braves gens qui le pensaient. Mais il ne savait pas que ces braves gens ne le lisaient pas, et qu’ils n’avaient aucune part à l’opinion littéraire, ni à rien, ni à rien. S’il s’en trouvait deux ou trois, de-ci, de-là, sous les yeux desquels ses lignes étaient parvenues, et qui sympathisaient avec lui, jamais ils ne le lui diraient ; ils restaient guindés dans leur silence, aplatis. De même qu’ils ne votaient pas, ils s’abstenaient de prendre parti en art ; ils ne lisaient pas les livres, qui les choquaient ; ils n’allaient pas au théâtre, qui les dégoûtait ; mais ils laissaient leurs ennemis voter, élire leurs ennemis, faire un succès scandaleux et une bruyante réclame à des œuvres et à des idées, qui ne représentaient en France qu’une minorité impudente.

Olivier, ne pouvant compter sur ceux qui étaient de sa race d’esprit, puisqu’ils ne le lisaient pas, se trouva donc livré à la horde ennemie : à des littérateurs, pour la plupart, hostiles à sa pensée, et aux critiques qui étaient à leurs ordres.

Ces premiers contacts le firent saigner. Il était aussi sensible à la critique que le vieux Bruckner, qui n’osait plus faire jouer une œuvre, tant il avait souffert de la méchanceté de la presse. Il n’était même pas soutenu par ses anciens collègues, les universitaires, qui, grâce à leur profession, conservaient un certain sens de la tradition intellectuelle française, et qui auraient pu le comprendre. Mais, en général, ces excellentes gens, pliés à la discipline, absorbés dans leur tâche, un peu aigris souvent par un métier ingrat, ne pardonnaient pas à Olivier de vouloir faire autrement qu’eux. En bons fonctionnaires, beaucoup avaient une tendance à n’admettre la supériorité du talent que quand elle se conciliait avec la supériorité hiérarchique.

Dans un tel état de choses, trois partis étaient possibles : briser les résistances par la force ; se plier à des compromis humiliants ; ou se résigner à n’écrire que pour soi. Olivier était incapable du premier, comme du second parti : il s’abandonna au dernier. Il donnait péniblement des répétitions pour vivre, et il écrivait des œuvres, qui n’ayant aucune possibilité de s’épanouir en plein air, devenaient de plus en plus étiolées, chimériques, irréelles.

Christophe tomba comme un orage, au milieu de cette vie crépusculaire. Il était hors de lui de voir la vilenie des gens et la patience d’Olivier :

— Mais tu n’as donc pas de sang ? disait-il. Comment peux-tu supporter une telle vie ? Toi qui te sais supérieur à ce bétail, tu te laisses écraser par lui, sans résistance !

— Que veux-tu ? disait Olivier, je ne sais pas me défendre, j’ai le dégoût de lutter avec des gens que je méprise ; je sais qu’ils peuvent employer toutes les armes contre moi ; et moi, je ne le puis pas. Non seulement je répugnerais à me servir de leurs moyens injurieux, mais j’aurais peur de leur faire du mal. Quand j’étais petit, je me laissais battre bêtement par mes camarades. On me croyait lâche, on croyait que j’avais peur des coups. J’avais beaucoup plus peur d’en donner que d’en recevoir. Je me souviens que quelqu’un me dit, un jour qu’un de mes bourreaux me persécutait : « Finis-en donc, une bonne fois, flanque-lui un coup de pied au ventre ! « Cela m’a fait horreur. J’aimais mieux être battu.

— Tu n’as pas de sang, répétait Christophe. Avec cela, tes diables d’idées chrétiennes !… Votre éducation religieuse, en France, réduite au catéchisme ; l’Évangile châtré, le Nouveau Testament affadi, désossé… Une bondieuserie humanitaire, toujours la larme à l’œil… Et la Révolution, Jean-Jacques, Robespierre, 48, et les Juifs par là-dessus !… Prends donc une bonne tranche de vieille Bible, bien saignante, chaque matin.

Olivier protestait. Il avait pour l’Ancien Testament une antipathie native. Ce sentiment remontait à son enfance, quand il feuilletait en cachette la Bible illustrée, qui était dans la bibliothèque de province, et qu’on ne lisait jamais, qu’il était même défendu aux enfants de lire. Défense bien inutile ! Olivier ne pouvait garder le livre longtemps. Il le fermait vite, irrité, attristé ; et c’était un soulagement pour lui de se plonger, après, dans l’Iliade ou l’Odyssée, ou dans les Mille et Une Nuits.

— Les dieux de l’Iliade sont des hommes beaux, puissants, vicieux : je les comprends, dit Olivier, je les aime, ou je ne les aime pas ; même quand je ne les aime pas, je les aime encore ; je suis amoureux d’eux. J’ai baisé plus d’une fois, avec Patrocle, les beaux pieds d’Achille sanglant. Mais le Dieu de la Bible est un vieux Juif, maniaque et monomane, un fou furieux, qui passe son temps à gronder, menacer, hurler comme un loup enragé, délirer tout seul, enfermé dans son nuage. Je ne le comprends pas, je ne l’aime pas, ses imprécations éternelles me cassent la tête, et sa férocité me fait horreur :


Sentence contre Moab…
Sentence contre Damas…
Sentence contre Babylone…
Sentence contre l’Égypte…
Sentence contre le désert de la mer…
Sentence contre la vallée de la vision…


C’est un fou, qui se croit juge, accusateur public, et bourreau à lui tout seul, et qui prononce des arrêts de mort, dans la cour de sa prison, contre les fleurs et les cailloux. On est stupéfié de la ténacité de haine, qui remplit ce livre de ses cris de carnage… — « le cri de la ruine,… le cri enveloppe la contrée de Moab ; son hurlement va jusqu’en Églazion ; son hurlement va jusqu’en Béer… »

De temps en temps, il se repose au milieu des massacres, des petits enfants écrasés, des femmes violées et éventrées ; et il rit, du rire d’un sous-officier de l’armée de Josué, à table, après le sac d’une ville :


« Et le Seigneur des armées fait à ses peuples un banquet de viandes grasses, un banquet de vins vieux, de graisse moelleuse, de vins vieux bien purifiés… L’épée du Seigneur est pleine de sang. Elle s’est rassasiée de la graisse des rognons de moutons… »


Mais le pire, c’est la perfidie avec laquelle ce dieu envoie son prophète pour aveugler les hommes, afin d’avoir une raison après, pour les faire souffrir :


« Va, endurcis le cœur de ce peuple, bouche ses yeux et ses oreilles, de peur qu’il ne comprenne, qu’il ne se convertisse et ne recouvre la santé. — Jusques à quand, Seigneur ? — Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’habitants dans les maisons, et que la terre soit plongée dans la désolation… »


Non, de ma vie, je n’ai vu un aussi méchant homme !…

Je ne suis pas assez sot pour méconnaître la puissance du langage. Mais je ne puis séparer la pensée de la forme ; et si j’admire parfois ce dieu juif, c’est à la façon dont j’admire un tigre, ou un… (Je cherche en vain un monstre de Shakespeare à nommer ; je n’en trouve pas : Shakespeare lui-même n’a jamais réussi à enfanter un tel héros de la Haine, — de la Haine sainte et vertueuse.) Un tel livre est effrayant. Toute folie est contagieuse. Et il y a dans celle-ci un péril d’autant plus grand que son orgueil meurtrier a des prétentions purificatrices. L’Angleterre me fait trembler, quand je pense que, depuis des siècles, elle en fait sa pâture. J’aime à sentir entre elle et moi le fossé de la Manche. Je ne croirai jamais un peuple tout à fait civilisé, tant qu’il se nourrira de la Bible.

— Tu feras bien, en ce cas, d’avoir aussi peur de moi, dit Christophe, car je m’en enivre. C’est la pure moelle des lions. Les cœurs robustes sont ceux qui s’en repaissent. L’Évangile, sans l’antidote de l’Ancien Testament, est un plat fade et malsain. La Bible est l’ossature des peuples qui veulent vivre. Il faut lutter, il faut haïr.

— J’ai la haine de la haine, dit Olivier.

— Si seulement tu l’avais ! dit Christophe,

— Tu dis vrai, je n’en ai même pas la force. Que veux-tu ? Je ne puis pas ne pas voir les raisons de mes ennemis. Je me répète le mot de Chardin : « De la douceur ! De la douceur !… »

— Diable de mouton ! dit Christophe. Mais tu auras beau faire, je te ferai sauter le fossé qui t’arrête, je te mènerai tambour battant.


En effet, il prit en main la cause d’Olivier, et se mit en campagne pour lui. Ses débuts ne furent pas très heureux. Il s’irritait au premier mot, et il faisait du tort à son ami, en le défendant ; il s’en rendait compte, après, et se désolait de ses maladresses.

Olivier n’était pas en reste. Il bataillait pour Christophe. Il avait beau redouter la lutte, il avait beau être d’une intelligence lucide et ironique, qui raillait les paroles et les actes excessifs : quand il s’agissait de défendre Christophe, il dépassait en violence tous les autres et Christophe lui-même. Il perdait la tête. En amour, il faut savoir déraisonner. Olivier ne s’en faisait pas faute. — Toutefois, il était plus habile que Christophe. Ce garçon, intransigeant et maladroit pour lui-même, était capable de politique et presque de rouerie pour le succès de son ami ; il dépensait une énergie et une ingéniosité admirables à lui gagner des partisans ; il réussissait à intéresser à lui des critiques musicaux et des Mécènes, qu’il eût rougi de solliciter pour lui-même.

En dépit de tout, ils avaient bien du mal à améliorer leur sort. Leur amour l’un pour l’autre leur faisait commettre beaucoup de sottises. Christophe s’endettait pour faire éditer en cachette un volume de poésies d’Olivier, dont on ne vendit pas un exemplaire. Olivier décidait Christophe à donner un concert, où il ne vint presque personne. Christophe, devant la salle vide, se consolait bravement avec le mot de Haendel : « Parfait ! Ma musique en sonnera mieux… » Mais cette forfanterie ne leur rendait pas l’argent qu’ils avaient dépensé ; et ils rentraient au logis, le cœur gros de l’indifférence des gens.