Dans la maison/27

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 212-221).
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Mais le plus difficile n’était pas encore tant de les amener à agir, que de les amener à agir ensemble. Là-dessus, ils étaient intraitables. Ils se boudaient les uns les autres. Les meilleurs étaient les plus obstinés. Christophe en avait un exemple dans sa propre maison : M. Félix Weil, l’ingénieur Elsberger, et le commandant Chabran vivaient entre eux sur un pied d’hostilité muette et courtoise. Et pourtant, si peu que Christophe les connût, il lui était facile de voir que, sous des étiquettes différentes de partis ou de races, ils voulaient tous la même chose.

M. Weil et le commandant auraient eu, en particulier, beaucoup de raisons pour s’entendre. Par un de ces contrastes fréquents chez les hommes de pensée, M. Weil, qui ne sortait pas de ses livres et vivait uniquement de la vie de l’esprit, était passionné de choses militaires. « Nous sommes tous de lopins », disait le demi-Juif Montaigne, appliquant à tous les hommes ce qui est vrai de certaines races d’esprits, comme celle à laquelle appartenait M. Weil. Ce vieil intellectuel avait le culte de Napoléon. Il s’entourait des écrits et des souvenirs où revivait le rêve formidable de l’épopée impériale. Comme beaucoup de Français de son époque crépusculaire, il était ébloui par les lointains rayons de ce soleil de gloire. Il refaisait les campagnes, il livrait les batailles, il discutait les opérations ; il était de ces stratèges en chambre, pullulant dans les Académies et dans les Universités, qui expliquent Austerlitz et corrigent Waterloo. Il était le premier à railler cette « Napoléonite » ; son ironie s’en égayait ; mais il n’en continuait pas moins à se griser de ces belles histoires, comme un enfant qui joue ; à certains épisodes, il avait la larme à l’œil : quand il remarquait cette faiblesse, il se tordait de rire, en s’appelant vieille bête. À vrai dire, c’était moins le patriotisme que l’intérêt romanesque et l’amour platonique de l’action, qui le rendaient Napoléonien. Pourtant, il était excellent patriote, plus attaché à la France que beaucoup de Français autochtones. Les antisémites français font une mauvaise action et une sottise, en décourageant par leurs soupçons injurieux les sentiments français des Juifs établis en France. En dehors des raisons qui font que toute famille s’est nécessairement attachée, au bout d’une ou deux générations, au sol où elle s’est fixée, et que le sang de la terre est devenu son sang, les Juifs ont des raisons spéciales d’aimer le peuple qui représente dans l’Occident les idées les plus avancées de liberté intellectuelle et morale. Ils l’aiment d’autant plus qu’ils ont contribué à le faire ainsi, depuis cent ans, et que cette liberté est en partie leur œuvre. Comment donc ne la défendraient-ils pas contre les menaces de toute réaction féodale ? C’est faire le jeu de cette réaction, que tâcher — comme le voudraient une poignée de politiciens criminels et un troupeau de stupides honnêtes gens, — de briser les liens qui rattachent à la France ces Français d’adoption.

Le commandant Chabran était de ces vieux Français malavisés, que leurs journaux affolent, en leur représentant tout immigré en France comme un ennemi caché, et qui, avec un esprit naturellement accueillant et humain, s’obligent à suspecter, haïr, se recroqueviller chez eux, renier les destinées généreuses de la race, qui est le confluent des races. Il se croyait donc tenu d’ignorer le locataire du premier, quoiqu’il eût été bien aise de le connaître. De son côté, M. Weil aurait eu plaisir à causer avec l’officier ; mais il connaissait son nationalisme, et il le méprisait doucement.

Christophe avait beaucoup moins de raisons que le commandant de s’intéresser à M. Weil. Mais il ne pouvait souffrir d’entendre dire du mal de quelqu’un, injustement. Aussi rompait-il des lances pour M. Weil, quand on l’attaquait devant lui.

Un jour que le commandant déblatérait, ainsi qu’à l’ordinaire, contre l’état des choses, Christophe lui dit :

— C’est votre faute. Vous vous retirez tous. Quand les choses ne vont pas en France, selon votre fantaisie, vous démissionnez avec éclat. On dirait que vous mettez votre point d’honneur à vous déclarer vaincus. On n’a jamais vu perdre sa cause avec autant d’entrain. Voyons, commandant, vous qui avez fait la guerre, est-ce que c’est une façon de se battre, cela ?

— Il n’est pas question de se battre, répondit le commandant, on ne se bat pas contre la France. Dans des luttes comme celles-ci, il faut parler, discuter, voter, subir des contacts déplaisants avec des tas de fripouilles : cela ne me va pas.

— Vous êtes bien dégoûté ! En Afrique, vous en avez vu d’autres !

— Parole d’honneur, cela me dégoûtait moins. Et puis, on pouvait toujours leur casser la gueule ! D’ailleurs, pour se battre, il faut des soldats. J’avais mes tirailleurs là-bas. Ici, je suis tout seul.

— Ce ne sont pourtant pas les braves gens qui manquent.

— Où sont-ils ?

— Partout autour de vous.

— Eh bien, qu’est-ce qu’ils font alors ?

— Ils font comme vous, ils ne font rien, ils disent qu’il n’y a rien à faire.

— Citez-m’en un, seulement.

— Trois, si vous voulez, et dans votre propre maison.

Christophe lui nomma M. Weil, — (le commandant s’exclama), — et les Elsberger, — (il sursauta) :

— Ce Juif, ces Dreyfusards ?

— Dreyfusards ? dit Christophe, eh bien, qu’est-ce que cela fait ?

— Ce sont eux qui ont perdu la France.

— Ils l’aiment autant que vous.

— Alors, ce sont des toqués, des toqués malfaisants.

— Ne peut-on rendre justice à ses adversaires ?

— Je m’entends parfaitement avec des adversaires loyaux, qui combattent à armes égales. La preuve, c’est que je cause avec vous, monsieur l’Allemand. J’estime les Allemands, tout en souhaitant de leur rendre un jour, avec usure, la raclée que nous en avons reçue. Mais les autres, les ennemis du dedans, ce n’est pas la même chose : ils usent d’armes malhonnêtes, de sophismes, d’idéologies malsaines, d’humanitarisme empoisonné…

— Oui, vous êtes dans l’état d’esprit des chevaliers du moyen âge, qui se sont trouvés, pour la première fois, en présence de la poudre à canon. Que voulez-vous ? La guerre évolue.

— Soit. Mais alors, soyons francs, et disons que c’est la guerre.

— Supposez qu’un ennemi commun menace la civilisation de l’Europe, est-ce que vous ne vous allieriez pas aux Allemands ?

— Nous l’avons fait, en Chine.

— Regardez donc autour de vous. Est-ce que votre pays, est-ce que tous nos pays d’Europe ne sont pas actuellement menacés dans l’idéalisme héroïque de leurs races ? Est-ce qu’ils ne sont pas tous, plus ou moins, en proie aux aventuriers de toute caste ? Contre cet ennemi commun, ne devriez-vous pas donner la main à ceux de vos adversaires qui ont quelque valeur et quelque vigueur morale ? Comment un homme comme vous peut-il tenir si peu de compte des réalités ? Voilà des gens qui soutiennent contre vous un idéal différent du vôtre ! Un idéal est une force, vous ne pouvez la nier ; dans la lutte que vous avez récemment engagée, c’est l’idéal de vos adversaires qui vous a battus. Au lieu de vous user contre lui, que ne l’employez-vous avec le vôtre, côte à côte, contre les ennemis de tout idéal, contre les exploiteurs de la patrie, de la pensée, les pourrisseurs de la civilisation européenne ?

— Pour qui ? Il faudrait s’entendre d’abord. Pour faire triompher nos adversaires ?

— Quand vous étiez en Afrique, vous ne vous inquiétiez pas de savoir si c’était pour le Roi, ou pour la République, que vous vous battiez. J’imagine que beaucoup d’entre vous ne pensaient guère à la République.

— Ils s’en foutaient.

— Bon ! Et la France y trouvait son avantage. Vous conquériez pour elle, et aussi pour vous, pour l’honneur, pour la joie. Eh bien, que ne faites-vous de même, ici ! Élargissez le combat. Ne vous chicanez pas pour des futilités de politique ou de religion. Ce sont des niaiseries. Que votre race soit la fille aînée de l’Église, ou celle de la Raison, cela n’importe guère. Mais qu’elle vive ! Tout est bien, qui exalte la vie. Il n’y a qu’un ennemi, c’est l’égoïsme jouisseur, qui tarit et souille les sources de la vie. Exaltez la force, exaltez la lumière, exaltez l’amour fécond, la joie du sacrifice, l’action. Et ne déléguez jamais à d’autres le soin d’agir pour vous. Agissez, agissez, unissez-vous ! Allons !…

Et il se mit, en riant, à taper sur le piano les premières mesures de la marche en si bémol de la Symphonie avec chœurs.

— Savez-vous, fit-il, en s’interrompant, si j’étais un de vos musiciens, Charpentier ou Bruneau (que le Diable emporte !), je vous mettrais ensemble, dans une symphonie chorale, Aux armes, citoyens !, l’Internationale, Vive Henri IV !, Dieu protège la France !, — toutes les herbes de la Saint-Jean, — (tenez, dans le genre de ceci…), — je vous ferais une de ces bouillabaisses, à vous emporter la bouche ! Ça serait rudement mauvais, — (pas plus mauvais, en tout cas, que ce qu’ils font) ; — mais je vous réponds que ça vous flanquerait le feu au ventre, et qu’il faudrait bien que vous marchiez !

Il riait de tout son cœur.

Le commandant riait, comme lui :

— Vous êtes un gaillard, monsieur Krafft. Dommage que vous ne soyez pas des nôtres !

— Mais je suis des vôtres ! C’est le même combat, partout. Serrons les rangs !

Le commandant approuvait ; mais les choses en restaient là. Alors, Christophe s’obstinait, remettant l’entretien sur M. Weil et sur les Elsberger. Et l’officier, qui n’était pas moins obstiné, reprenait ses éternels arguments contre les Juifs et contre les Dreyfusards, sans que tout ce que disait Christophe parût avoir le moindre effet sur lui.

Christophe s’en attristait. Olivier lui dit :

— Ne t’afflige pas. Un homme ne peut pas changer, d’un coup, tout un état d’esprit de toute une société. Ce serait trop beau ! Mais tu fais déjà beaucoup, sans t’en douter.

— Qu’est-ce que je fais ? dit Christophe.

— Tu es Christophe.

— Quel bien en résulte-t-il pour les autres ?

— Un très grand. Sois seulement ce que tu es, mon cher Christophe. Ne t’inquiète pas de nous.

Mais Christophe ne s’y résignait point. Il continuait de discuter avec le commandant Chabran, et parfois avec violence. Céline s’en amusait. Elle assistait à leurs entretiens, travaillant en silence. Elle ne se mêlait pas à la discussion ; mais elle paraissait plus gaie ; son regard avait un tout autre éclat : il semblait qu’il y eût plus d’espace, plus d’air respirable autour d’elle. Elle se mit à lire ; elle sortit un peu plus ; elle s’intéressait à plus de choses. Et un jour que Christophe bataillait contre son père à propos des Elsberger, le commandant la vit sourire ; il lui demanda ce qu’elle pensait ; elle répondit tranquillement :

— Je pense que M. Krafft a raison.

Le commandant, interloqué, dit :

— C’est un peu fort !… Enfin, raison ou tort, nous sommes bien comme nous sommes. Nous n’avons pas besoin de voir ces gens-là. N’est-ce pas, fillette ?

— Mais si, papa, répondit-elle, cela me ferait plaisir.

Le commandant se tut, et feignit de n’avoir pas entendu. Il était lui-même beaucoup moins insensible à l’influence de Christophe qu’il ne voulait en avoir l’air. Son étroitesse de jugement et sa violence ne l’empêchaient point d’avoir un sens très droit et de la générosité de cœur. Il aimait Christophe, il aimait sa franchise et sa santé morale, il avait souvent le regret cuisant que Christophe fût un Allemand. Il avait beau s’emporter, dans les discussions avec lui : il cherchait ces discussions ; et les arguments de Christophe ne laissaient pas de le travailler. Il se fût bien gardé de le reconnaître jamais. Mais un jour, Christophe le trouva lisant attentivement un livre qu’il refusa de lui laisser voir. En reconduisant Christophe, Céline, seule avec lui, dit :

— Savez-vous ce qu’il lisait ? Un livre de M. Weil.

Christophe fut tout heureux.

— Et qu’est-ce qu’il en dit ?

— Il dit : « Cet animal !… » Mais il ne peut s’en détacher.

Christophe ne fit aucune allusion au fait, avec le commandant. Ce fut celui-ci qui lui demanda :

— D’où vient que vous ne me rasez plus avec votre Juif ?

— Parce que ce n’est plus la peine, dit Christophe.

— Pourquoi ? demanda le commandant, agressif.

Christophe ne répondit pas, et s’en alla, en riant.