Dans la maison/3

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 14-16).
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Il descendit l’escalier, le cœur rayonnant. Il croisa deux morveux très laids, qui montaient l’un un pain, l’autre une bouteille d’huile. Il leur pinça les joues amicalement. Il sourit au concierge renfrogné. Dans la rue, il marchait en chantant à mi-voix. Il se trouva au Luxembourg. Il s’étendit sur un banc à l’ombre, et ferma les yeux. L’air était immobile et lourd ; il y avait peu de promeneurs. On entendait, très affaibli, le bruit inégal du jet d’eau, et parfois le grésillement du sable sous un pas. Christophe se sentait une fainéantise irrésistible, il s’engourdissait comme un lézard au soleil ; l’ombre était depuis longtemps partie de dessus son visage ; mais il ne se décidait pas à faire un mouvement. Ses pensées tournaient en rond ; il n’essayait pas de les fixer ; elles étaient toutes baignées dans une lumière heureuse. L’horloge du Luxembourg sonna ; il ne l’écouta pas ; mais, un instant après, il lui sembla qu’elle avait sonné midi. Il se releva d’un bond, constata qu’il avait flâné deux heures, manqué un rendez-vous chez Hecht, perdu sa matinée. Il rit, et regagna sa maison en sifflant. Il fit un Rondo en canon sur le cri d’un marchand. Même les mélodies tristes prenaient en lui une allure réjouie. En passant devant la blanchisserie de sa rue, il jeta, comme d’habitude, un coup d’œil dans la boutique, et vit la petite roussotte, au teint mat, rosé par la chaleur, qui repassait, ses bras grêles nus presque jusqu’à l’épaule, son corsage ouvert ; elle lui lança, comme d’habitude, une œillade effrontée ; pour la première fois, ce regard glissa sur le sien, sans l’irriter. Il rit encore. Dans sa chambre, il ne retrouva aucune des préoccupations qu’il y avait laissées. Il jeta à droite et à gauche chapeau, veste et gilet ; et il se mit au travail, avec un entrain à conquérir le monde. Il reprit les brouillons musicaux, éparpillés de tous côtés. Sa pensée n’y était pas ; il les lisait des yeux seulement ; au bout de quelques minutes, il retombait dans la somnolence heureuse du Luxembourg, la tête ivre, étourdie. Il s’en aperçut deux ou trois fois, essaya de se secouer ; mais en vain. Il jura gaiement, et, se levant, il se plongea la tête dans sa cuvette d’eau froide. Cela le dégrisa un peu. Il revint s’asseoir à sa table, silencieux, avec un vague sourire. Il songeait :

— Quelle différence y a-t-il entre cela et l’amour ?

Instinctivement, il s’était mis à penser bas, comme s’il avait eu honte. Il haussa les épaules :

— Il n’y a pas deux façons d’aimer… Ou plutôt, si, il y en a deux : il y a la façon de ceux qui aiment avec tout eux-mêmes, et la façon de ceux qui ne donnent à l’amour qu’une part de leur superflu. Dieu me préserve de cette ladrerie de cœur !

Il s’arrêta de penser, par une sorte de pudeur à poursuivre plus avant. Longtemps, il resta à sourire à son rêve intérieur. Son cœur chantait dans le silence :

Du bist mein, und nun ist das Meine meiner als jemals

(« Tu es à moi, et maintenant je suis à moi, comme je ne l’ai jamais été… »)

Il prit une feuille, et, tranquille, écrivit ce que son cœur chantait.