Dans la maison/30

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 233-246).
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Il passa bien près, cette nuit. Le bout de son ombre toucha le seuil de la maison.


À la suite d’événements insignifiants en apparence, les relations entre la France et l’Allemagne s’étaient brusquement aigries ; et, en deux ou trois jours, on en était venu des rapports habituels de courtoisie banale et de bon voisinage au ton provocant qui précède la guerre. Cela ne pouvait surprendre que ceux qui vivaient dans l’illusion que la raison gouverne le monde. Mais ils étaient nombreux en France ; et ce fut chez beaucoup une stupeur de voir, du jour au lendemain, se déchaîner avec la quasi-unanimité ordinaire la violence gallophobe de la presse d’outre-Rhin. Certains de ces journaux, qui, dans les deux pays, s’arrogent le monopole du patriotisme, parlent au nom de la nation, et dictent à l’État, parfois avec la complicité secrète de l’État, la politique qu’il doit suivre, lançaient à la France des ultimatum outrageants. Un conflit s’était élevé entre l’Allemagne et l’Angleterre ; et l’Allemagne n’accordait même pas à la France le droit de n’y pas prendre parti ; ses insolents journaux la sommaient de se déclarer pour l’Allemagne, ou sinon menaçaient de lui faire payer les premiers frais de la guerre ; ils prétendaient arracher son alliance par la peur, et la traitaient d’avance en vassale battue et contente, — pour tout dire, en Autriche. On reconnaissait là la démence orgueilleuse de l’impérialisme allemand, soûl de sa victoire, et l’incapacité totale de ses hommes d’État à comprendre les autres races, en leur appliquant à toutes la même commune mesure qui faisait loi pour eux : la force, raison suprême. Naturellement, sur une vieille nation, riche de siècles de gloire et de suprématie sur l’Europe, que l’Allemagne n’avait jamais connus, cette brutale sommation avait eu l’effet contraire à celui que l’Allemagne en attendait. Elle avait fait cabrer son orgueil assoupi ; la France frémissait, de la base à la cime ; et les plus indifférents en criaient de colère.

La masse de la nation allemande n’était pour rien dans ces provocations, qui la choquaient elle-même : les braves gens de tous pays ne demandent qu’à vivre en paix ; et ceux d’Allemagne sont particulièrement pacifiques, affectueux, désireux d’être bien avec tous, et plus portés à admirer les autres et à les imiter qu’à les combattre. Mais on ne demande pas leur avis aux braves gens ; et ils ne sont pas assez hardis pour le donner. Ceux qui n’ont pas pris la virile habitude de l’action publique sont fatalement condamnés à en être les jouets. Ils sont l’écho magnifique et stupide, qui répercute les cris hargneux de la presse et les défis des chefs, et qui en fait la Marseillaise ou la Wacht am Rhein.

C’était un coup terrible pour Christophe et Olivier. Ils étaient tellement habitués à s’aimer qu’ils ne concevaient plus pourquoi leurs pays ne faisaient pas de même. Les raisons de cette hostilité persistante, brusquement réveillée, leur échappaient à tous deux, et surtout à Christophe, qui, en sa qualité d’Allemand, n’avait aucun motif d’en vouloir à un peuple, que son peuple avait vaincu. Tout en étant choqué lui-même de l’insupportable orgueil de quelques-uns de ses compatriotes, et en s’associant, dans une certaine mesure, à l’indignation des Français contre cette sommation à la Brunswick, il ne comprenait pas bien pourquoi la France ne se prêtait pas, après tout, à devenir l’alliée de l’Allemagne. Les deux pays lui semblaient avoir tant de raisons profondes d’être unis, tant de pensées communes, et de si grandes tâches à accomplir ensemble, qu’il se fâchait de les voir s’obstiner à ces rancunes stériles. Ainsi que tous les Allemands, il regardait la France comme la principale coupable du malentendu : car, s’il consentait à admettre qu’il fût pénible pour elle de rester sur le souvenir d’une défaite, il ne voyait pourtant là qu’une question d’amour-propre, qui devait s’effacer devant les intérêts plus hauts de la civilisation et de la France elle-même. Jamais il ne s’était donné la peine de réfléchir au problème de l’Alsace-Lorraine. À l’école, il avait appris à considérer l’annexion de ces pays comme un acte de justice, qui avait fait rentrer, après des siècles de sujétion étrangère, une terre allemande dans la patrie allemande. Aussi, tomba-t-il de son haut, quand il découvrit que son ami la regardait comme un crime. Il n’avait pas encore causé de ces choses avec lui, tant il était convaincu qu’ils étaient d’accord ; et maintenant, il voyait Olivier, dont il savait la bonne foi et la liberté d’intelligence, lui dire, sans passion, sans colère, avec une tristesse profonde, qu’un grand peuple pouvait bien renoncer à se venger d’un tel crime, mais qu’il ne pouvait y souscrire sans se déshonorer.

Ils eurent beaucoup de peine à se comprendre. Les raisons historiques qu’Olivier alléguait des droits de la France à revendiquer l’Alsace comme une terre latine, ne firent aucune impression sur Christophe ; il y en avait d’aussi fortes pour prouver le contraire : l’histoire fournit à la politique tous les arguments dont elle a besoin, pour la cause qu’il lui plaît. Christophe fut beaucoup plus touché par le côté, non plus seulement français, mais humain, du problème. Les Alsaciens étaient-ils ou non, Allemands, — là n’était pas la question. Ils ne voulaient pas l’être ; et cela seul comptait. Qui donc a le droit de dire : « Ce peuple est à moi : car il est mon frère » ? Si son frère le renie, quand ce serait à tort mille fois, les torts retombent tous sur celui qui ne sut pas se faire aimer, et qui n’a aucun droit à prétendre l’attacher à son sort. Après quarante ans de violences, de vexations brutales ou déguisées, et même de services réels, rendus par l’exacte et intelligente administration allemande, les Alsaciens persistaient à ne pas vouloir être Allemands ; et, quand leur volonté lassée eût fini par céder, rien ne pouvait effacer les souffrances des générations contraintes à s’exiler de la terre natale, ou, plus douloureusement encore, ne pouvant en partir et contraintes à y subir un joug qui leur était odieux, le vol de leur pays et l’asservissement de leur peuple.

Christophe avouait naïvement qu’il n’avait jamais envisagé cet aspect de la question ; et il ne laissait pas d’en être troublé. Un honnête Allemand apporte à la discussion une bonne foi, que n’a pas toujours l’amour-propre passionné d’un Latin, si sincère qu’il soit. Christophe ne pensait pas à s’autoriser de l’exemple des crimes semblables qui avaient été accomplis, à toutes les époques de l’histoire, par toutes les nations. Il avait trop d’orgueil pour chercher ces excuses humiliantes ; il savait qu’à mesure que l’humanité s’élève, ses crimes sont plus odieux, car ils sont entourés de plus de lumière. Mais il savait aussi que si la France était victorieuse à son tour, elle ne serait pas plus modérée dans la victoire que ne l’avait été l’Allemagne, et qu’à la chaîne des crimes s’ajouterait un anneau. Ainsi s’éterniserait le conflit tragique, où le meilleur de la civilisation européenne menaçait de se perdre.

Si angoissante que fût la question pour Christophe, elle l’était plus encore pour Olivier. Ce n’était pas assez de la tristesse d’une lutte fratricide entre les deux nations les mieux faites pour s’associer. En France même, une partie de la nation s’apprêtait à lutter contre l’autre partie. Depuis des années, les doctrines pacifistes et antimilitaristes se répandaient, propagées à la fois par les éléments les plus nobles et les plus vils de la nation. L’État les avait longtemps laissé faire, avec le dilettantisme énervé qu’il apportait à tout ce qui ne touchait point à l’intérêt immédiat des politiciens ; et il ne pensait point qu’il y aurait eu moins de danger à soutenir franchement la doctrine la plus dangereuse, qu’à la laisser cheminer dans les veines de la nation et y ruiner la guerre, tandis qu’on la préparait. Cette doctrine parlait aux libres intelligences, qui rêvaient de fonder une Europe fraternelle, unissant ses efforts, en vue d’un monde plus juste et plus humain. Et elle parlait aussi au lâche égoïsme de la racaille, qui ne voulait point risquer sa peau, pour qui que ce fût, pour quoi que ce fût. — Ces pensées avaient atteint Olivier et beaucoup de ses amis. Une ou deux fois, Christophe avait assisté, dans sa maison, à des entretiens qui l’avaient stupéfié. Le bon Mooch, qui était farci d’illusions humanitaires, disait, les yeux brillants, avec une grande douceur, qu’il fallait empêcher la guerre, et que le meilleur moyen pour cela était d’exciter les soldats à la révolte, au besoin à tirer sur leurs chefs : il se faisait fort d’y réussir. L’ingénieur Élie Elsberger lui répondait, avec une froide violence, que si la guerre éclatait, lui et ses amis ne partiraient pas pour la frontière, avant d’avoir réglé leur compte aux ennemis intérieurs. André Elsberger prenait le parti de Mooch. Christophe tomba, un jour, dans une scène terrible entre les deux frères. Ils se menaçaient l’un l’autre de se faire fusiller. Malgré le ton de plaisanterie qui faisait passer ces paroles meurtrières, on avait le sentiment qu’ils ne disaient rien tous deux, qu’ils ne fussent décidés à accomplir. Christophe considérait avec étonnement cette absurde nation, qui est toujours prête à se suicider pour des idées… Des fous. Des fous logiques. Ce sont les bons. Chacun ne voit que son idée, et veut aller jusqu’au bout, sans se déranger d’un pas. Et cela ne sert à rien : car ils s’annihilent l’un l’autre. Les humanitaristes font la guerre aux patriotes. Les patriotes font la guerre aux humanitaristes. Pendant ce temps, l’ennemi vient, et écrase à la fois la patrie et l’humanité.

— Mais enfin, demandait Christophe à André Elsberger, vous êtes-vous entendus avec les prolétaires des autres peuples ?

— Il faut bien que quelqu’un commence. Ce quelqu’un, ce doit être nous. Nous avons toujours été les premiers. À nous de donner le signal !

— Et si les autres ne marchent pas ?

— Ils marcheront.

— Avez-vous des traités, un plan tracé d’avance ?

— Qu’est-il besoin de traités ? Notre force est supérieure à toutes les diplomaties.

— Ce n’est pas une question d’idéologie, mais de stratégie Si vous voulez tuer la guerre, prenez à la guerre ses méthodes. Dressez votre plan d’opérations dans les deux pays. Convenez qu’à telle date, en France et en Allemagne, vos troupes alliées feront telle et telle opération. Mais si vous vous en remettez au hasard, que voulez-vous qu’il en advienne de bon ? Le hasard d’un côté, d’énormes forces organisées de l’autre, — le résultat est certain : vous serez écrasés.

André Elsberger n’écoutait pas. Il haussait les épaules et se contentait de menaces vagues : il suffisait, disait-il, d’une poignée de sable au bon endroit, dans l’engrenage, pour briser la machine entière.

Mais autre chose est de discuter à loisir, d’une façon théorique, ou d’avoir à mettre ses pensées en pratique, surtout quand il faut prendre parti sur-le-champ… Heure poignante, où passe la grande houle au fond des cœurs humains ! On croyait être libre, maître de sa pensée ! Et voici qu’on se sent entraîné, malgré soi. Une obscure volonté veut contre votre volonté. Et l’on découvre alors que ce qui existe réellement, ce n’est pas vous, c’est cette Force inconnue, dont les lois gouvernent tout l’Océan humain…

Les intelligences les plus fermes, les plus sûres de leur foi, la voyaient se dissoudre, au souffle de la réalité, vacillaient, tremblaient de se décider, et souvent, à leur grande surprise, se décidaient dans un autre sens que celui qu’elles avaient prévu. Certains des plus ardents à combattre la guerre sentaient se réveiller, avec une violence inattendue, le vigoureux orgueil et la passion de la patrie. Christophe voyait des socialistes, et jusqu’à des syndicalistes révolutionnaires, qui étaient écartelés entre ces passions et ces devoirs ennemis. Dans les premières heures du conflit, où il ne croyait pas encore au sérieux de l’affaire, il dit à André Elsberger, avec la maladresse allemande, que c’était le moment d’appliquer ses théories, s’il ne voulait pas que l’Allemagne prît la France. L’autre bondit, et répondit, avec colère :

— Essayez un peu !… Bougres, qui n’êtes même pas foutus de museler votre empereur et de secouer le joug, malgré votre sacro-saint Parti socialiste, avec ses quatre cent mille adhérents, et ses trois millions d’électeurs !… Nous nous en chargeons, nous autres ! Prenez-nous. Nous vous prendrons…

À mesure que l’attente se prolongeait, la fièvre couvait chez tous. André était torturé. Savoir qu’une foi est vraie, et qu’on ne peut la défendre ! Et puis, se sentir atteint par cette épidémie morale, qui propage dans les peuples la puissante folie des pensées collectives, le souffle de la guerre ! Elle travaillait tous ces gens qui entouraient Christophe, et Christophe lui-même. Ils ne se parlaient plus. Ils se tenaient à l’écart les uns des autres.

Mais il était impossible de rester longtemps dans cet état d’incertitude. Le vent de l’action rejetait, bon gré, mal gré, les irrésolus dans l’un ou l’autre parti. Et un jour, où l’on se crut à la veille de l’ultimatum, — où, dans les deux pays, tous les ressorts de l’action se tenaient bandés, prêts au meurtre, Christophe s’aperçut que tous avaient choisi, au dehors de la maison, comme au dedans. Tous les partis ennemis, d’instinct, se rangeaient autour de ce pouvoir haï, ou méprisé, qui représentait la France. Non seulement les braves gens. Les esthètes, les maîtres de l’art dépravé, intercalaient dans leurs nouvelles polissonnes des professions de foi patriotiques. Les Juifs parlaient de défendre le sol sacré des ancêtres. Au seul nom du drapeau, Hamilton avait la larme à l’œil. Et tous étaient sincères, tous étaient pris par la contagion. André Elsberger et ses amis syndicalistes, aussi bien que les autres, — plus que les autres : écrasés par la nécessité des choses, obligés à un parti qu’ils détestaient, ils s’y déterminaient avec une fureur sombre, une rage pessimiste, qui faisait d’eux des instruments forcenés pour l’action. L’ouvrier Aubert, tiraillé entre son humanitarisme appris et son chauvinisme instinctif, avait failli en perdre la tête. Après plusieurs nuits blanches, il avait fini par trouver une formule qui arrangeait tout : c’était que la France était synonyme d’humanité. Depuis, il ne causait plus avec Christophe. Presque tous, dans la maison, lui avaient fermé leur porte. Même les excellents Arnaud ne l’invitaient plus. Ils continuaient à faire de la musique, à s’entourer d’art ; ils tâchaient d’oublier la préoccupation commune. Mais ils y pensaient toujours. Chacun d’eux, isolément, quand il rencontrait Christophe, lui serrait affectueusement la main, mais avec hâte, en se cachant. Et, dans la même journée, si Christophe les revoyait ensemble, ils passaient sans s’arrêter, en le saluant, gênés. En revanche, des gens qui ne se parlaient plus depuis des années, se rapprochaient brusquement. Un soir, Olivier fit signe à Christophe de venir près de la fenêtre, et, sans un mot, lui montra, dans le jardin d’en bas, les Elsberger qui causaient avec le commandant Chabran.

Christophe ne songeait pas à se surprendre de cette révolution dans les esprits. Il était assez occupé du sien. Il s’y faisait un bouleversement qu’il ne parvenait pas à maîtriser. Olivier, qui aurait eu plus de raisons de s’agiter, était plus calme que lui. De tous ceux que voyait Christophe, il était le seul qui semblât être resté à l’abri de la contagion. Si oppressé qu’il fût par l’attente de la guerre prochaine et la crainte des déchirements intérieurs, qu’il prévoyait malgré tout, il savait la grandeur des deux fois ennemies, qui tôt ou tard allaient se livrer bataille ; il savait aussi que c’est le rôle de la France d’être le champ d’expériences pour le progrès humain, et que toutes les idées nouvelles ont besoin, pour fleurir, d’être arrosées de son sang. Pour lui, il se refusait à prendre parti dans la mêlée. Dans cet entrégorgement de la civilisation, il eut redit volontiers la devise d’Antigone : « Je suis fait pour l’amour, et non pas pour la haine. » — Pour l’amour, et pour l’intelligence, qui est une autre forme de l’amour. Sa tendresse pour Christophe eût suffi à lui éclairer son devoir. À cette heure où des millions d’êtres s’apprêtaient à se haïr, il sentait que le devoir, ainsi que le bonheur, de deux âmes comme la sienne et celle de Christophe, était de s’aimer et de garder leur raison intacte, dans la tourmente. Il se souvenait de Goethe, refusant de s’associer au mouvement de haine libératrice, qui lançait en 1813 l’Allemagne contre la France.

Christophe sentait tout cela ; et pourtant, il n’était point tranquille. Lui qui avait en quelque sorte déserté d’Allemagne, qui n’y pouvait rentrer, lui qui était nourri de la pensée Européenne des grands Allemands du xviiie siècle, chers à son vieil ami Schulz, et qui détestait l’esprit de l’Allemagne nouvelle, militariste et mercantile, il entendait se lever en lui une bourrasque de passions ; et il ne savait pas de quel côté elle allait l’entraîner. Il ne le disait pas à Olivier ; mais il passait ses journées dans l’angoisse, à l’affût des nouvelles. Secrètement, il rassemblait ses affaires, préparait sa valise. Il ne raisonnait pas. C’était plus fort que lui. Olivier l’observait avec inquiétude, devinant le combat qui se livrait en son ami ; et il n’osait l’interroger. Ils éprouvaient le besoin de se rapprocher plus encore que d’habitude, ils s’aimaient plus que jamais ; mais ils craignaient de se parler ; ils tremblaient de découvrir entre eux une différence de pensée, qui les eût divisés de nouveau, ainsi qu’ils venaient de l’être par un malentendu. Souvent, leurs yeux se rencontraient, avec une expression de tendresse inquiète, comme s’ils étaient à la veille d’une séparation éternelle. Et ils se taisaient, oppressés.


Cependant, sur le toit de la maison en construction, de l’autre côté de la cour, pendant ces tristes jours, sous des rafales de pluie, les ouvriers donnaient les derniers coups de marteau ; et l’ami de Christophe, le couvreur bavard, lui criait de loin, en riant :

— V’là toujours ma maison finie !