Dans la maison/8

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 39-44).
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Christophe découvrit l’énorme puissance d’idéalisme qui animait les poètes, les musiciens, les savants français de son temps. Tandis que les maîtres du jour couvraient du fracas de leur sensualisme grossier la voix de la pensée française, celle-ci, trop aristocratique pour lutter de violences avec les cris outrecuidants de la racaille, continuait pour elle-même et pour son Dieu son chant ardent et concentré. Il semblait même que, désireuse de fuir le bruit répugnant du dehors, elle se fût retirée jusque dans ses retraites les plus profondes, au cœur de son donjon.

Les poètes, — les seuls qui méritassent ce beau nom, prodigué par la presse et les Académies à des bavards affamés de vanité et d’argent, — les poètes, méprisants de la rhétorique impudente et du réalisme servile qui rongent l’écorce des choses sans pouvoir l’entamer, s’étaient retranchés au centre même de l’âme, dans une vision mystique où l’univers des formes et des pensées était aspiré, comme un torrent qui tombe dans un lac, et se colorait de la teinte de la vie intérieure. L’intensité de cet idéalisme, qui s’enfermait en soi pour recréer l’univers, le rendait inaccessible à la foule. Christophe lui-même ne le comprit pas d’abord. Le heurt était trop brusque, après la Foire sur la Place. C’était comme si, au sortir d’une mêlée furieuse et de la lumière crue, il entrait dans le silence et la nuit. Ses oreilles bourdonnaient. Il ne voyait plus rien. Sur le premier moment, avec son ardent amour de la vie, il fut choqué du contraste. Dehors, mugissaient des torrents de passion, qui bouleversaient la France, qui remuaient l’humanité. Et rien, au premier regard, n’en paraissait dans l’art. Christophe demandait à Olivier :

— Vous avez été soulevés jusqu’aux étoiles et précipités jusqu’aux abîmes par votre Affaire Dreyfus. Où est le poète en qui a passé la tourmente ? Il se livre, en ce moment, dans les âmes religieuses, le plus beau combat qu’il y ait eu, depuis des siècles, entre l’autorité de l’Église et les droits de la conscience. Où est le poète en qui se reflète cette angoisse sacrée ? Le peuple des ouvriers se prépare à la guerre, des nations meurent, des nations ressuscitent, les Arméniens sont massacrés, l’Asie qui se réveille de son sommeil millénaire renverse le colosse moscovite, garde-clefs de l’Europe ; la Turquie, comme Adam, ouvre les yeux au jour ; l’air est conquis par l’homme ; la vieille terre craque sous nos pas, et s’ouvre ; elle dévore tout un peuple… Tous ces prodiges, accomplis en vingt ans, et où il y avait de quoi alimenter vingt Iliades, où sont-ils, où est leur trace de feu dans les livres de vos poètes ? Sont-ils les seuls à ne pas voir la poésie du monde ?

— Patience, mon ami, patience ! lui répondait Olivier. Tais-toi, ne parle pas, écoute…

Peu à peu s’effaçait le grincement de l’essieu du monde, et le grondement sur les pavés du char lourd de l’action, qui se perdait dans le lointain. Et s’élevait le chant divin du silence,

Le bruit d’abeilles, le parfum de tilleul…
Le vent,
Avec ses lèvres d’or frôlant le sol des plaines…
Le doux bruit de la pluie avec l’odeur des roses.

On entendait sonner le marteau des poètes, sculptant aux flancs du vase

La fine majesté des plus naïves choses,
la vie grave et joyeuse,
Avec ses flûtes d’or et ses flûtes d’ébène,
la religieuse joie, la foi qui sourd comme une fontaine des âmes
Pour qui toute ombre est claire,…
et la bonne douleur, qui vous berce et sourit,

De son visage austère, d’où descend
Une clarté surnaturelle,…

et
La mort sereine aux grands yeux doux.

C’était une symphonie de voix harmonieuses et pures. Pas une n’avait l’ampleur sonore de ces trompettes de peuples que furent les Corneille et les Hugo ; mais combien leur concert était plus profond et plus nuancé ! La plus riche musique de l’Europe d’aujourd’hui.

Olivier dit à Christophe, devenu silencieux :

— Comprends-tu maintenant ?

Christophe, à son tour, lui fit signe de se taire. En dépit qu’il en eût, et bien qu’il préférât des musiques plus viriles, il buvait le murmure des bois et des fontaines de l’âme, qu’il entendait bruire. Ils chantaient, parmi les luttes éphémères des peuples, l’éternelle jeunesse du monde, la

Bonté douce de la Beauté.
Tandis que l’humanité,

Avec des aboiements d’épouvante et des plaintes,
Tourne en rond dans un champ aride et ténébreux,

tandis que des millions d’êtres s’épuisent à s’arracher les uns aux autres des lambeaux sanglants de liberté, les sources et les bois répétaient :

« Libre !… Libre !… Sanctus, Sanctus… »

Ils ne s’endormaient pourtant pas en un rêve de sérénité égoïste. Dans le chœur des poètes, les voix tragiques ne manquaient point : voix d’orgueil, voix d’amour, voix d’angoisses.

C’était l’ouragan ivre,

Avec sa force rude ou sa douceur profonde,
les forces tumultueuses, les épopées hallucinées de ceux qui chantent la fièvre des foules, les luttes entre les dieux humains, les travailleurs haletants,

Visages d’encre et d’or trouant l’ombre et la brume,
Dos musculeux tendus ou ramassés, soudain,
Autour de grands brasiers et d’énormes enclumes…

forgeant la Cité future.

C’était, dans la lumière éclatante et obscure qui tombe sur les glaciers de l’intelligence, l’héroïque amertume des âmes solitaires, qui se rongent elles-mêmes, avec une allégresse désespérée.


Bien des traits de ces idéalistes semblaient à un Allemand plus allemands que français. Mais tous avaient l’amour du « fin parler de France », et la sève des mythes de la Grèce coulait en leurs poèmes. Les paysages de France et la vie quotidienne, par une magie secrète, se muaient dans leurs prunelles en des visions de l’Attique. On eût dit qu’en ces Français du xxe siècle survécussent des âmes antiques, et qu’elles eussent besoin de rejeter leur défroque moderne, pour se retrouver dans leur belle nudité.

De l’ensemble de cette poésie se dégageait un parfum de riche civilisation mûrie pendant des siècles, qu’on ne pouvait trouver nulle part ailleurs en Europe. On ne pouvait plus l’oublier, après l’avoir respiré. Il attirait de tous les pays du monde des artistes étrangers. Ils devenaient des poètes français, français jusqu’à l’intransigeance ; et l’art classique français n’avait pas de disciples plus fervents que ces Anglo-Saxons, ces Flamands et ces Grecs.

Christophe, guidé par Olivier, se laissait pénétrer par la beauté pensive de la Muse de France, tout en préférant, au fond, à cette aristocratique personne, un peu trop intellectuelle pour son goût, une belle fille du peuple, simple, saine, robuste, qui ne raisonne point tant, mais qui aime.