Dans la terre promise/03

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Journal Le Soleil (p. 13-21).

Les imprévus du voyage


« Mais comme on ne doit jamais se laisser conduire par les lubies de son imagination, je m’empressai de chasser ces idées spleenétiques que j’imputai à la « Folle du logis ». (Et puis, à trente ans, on a encore tant d’heureuses illusions qu’on ne peut accepter d’emblée la gravité réelle de l’existence.) D’ailleurs, un autre sujet de préoccupation m’était venu : nous entrions en pleine mer et comme la Manche est toujours agitée, il fallait parer au fameux « mal de mer » dont j’avais par avance la terreur.

« Je ne sais quelle idée n’avait pris depuis une couple d’années, sous prétexte de vagues picotements dans la région cardiaque, que j’étais atteint d’une maladie de cœur aussi. Comme le mal de mer est mauvais pour cette affection, m’étais-je prémuni d’une recette pour l’éviter.

« Le moyen le plus efficace, m’avait-on dit, est de rester sur le pont ; on le complète en réglant sa respiration sur le mouvement du navire : aspirant l’air quand il s’élève sur la vague, l’expirant quand il s’abaisse. »

« Aussi, lorsque je jugeai que les vagues commençaient à grossir, sans attendre qu’elles devinssent des montagnes — ce qui ne tarda pas, du reste — me voilà-t-il pas installé sur le milieu du pont, ouvrant et fermant mécaniquement la bouche, à la façon d’un automate, au grand amusement, naturellement, du beau monde qui l’occupait !

« Mais je n’en avais cure, affairé que j’étais « lutter pour la vie », autrement dit à prévenir la rupture d’un anévrisme… inexistant. À la fin, fatigué du jeu, et ne sentant rien venir, je me hasardai à jeter les yeux autour de moi.

« La plupart des passagers, effrayés par la mer démontée, avaient cherché refuge dans les cabines où le fameux mal les prit immédiatement — y compris la pauvre Lucile. Quant aux rares demeurants, ils étaient tous jaunes comme citrons, et regardaient l’horizon avec un air de gravité amère qui me parut encore plus cocasse par son imprévu que mes précédentes simagrées.

« Je pense que dans cette traversée, je fus le seul du bord à rester bien portant. J’excepte, cela va sans dire, les matelots, lesquels toutefois aux moments critiques avaient soin de s’enfiler de larges rasades de cognac : peut-être bien est-ce encore là le meilleur préventif connu !…

« Débarqués à New Haven, tout trempés d’eau de mer, laquelle sécha sur nous — mais l’eau de mer ne donne pas de rhumatismes — nous montâmes de suite dans le train pour Londres où, pendant notre arrêt de trois heures, je remarquai que les policemen acceptent des pourboires comme de vulgaires commissionnaires. Repartis à 11 h. et voyageant selon la rapidité particulière aux chemins de fer anglais, nous touchions Liverpool vers 6 hrs et demie du matin.

« De cette ville je ne dirai rien, sauf qu’elle nous parut noire, embrumée, triste, enfin de ces enfers ouvriers comme certaines villes du Nord de la France, ou Saint-Denis près Paris. Là, nous devions commencer à sentir la différence de notre civilisation avec celle des autres peuples, et surtout notre isolement. Dans un restaurant d’assez bonne apparence pourtant, on nous servit un repas détestable composé de viandes mal cuites, de beurre rance et de thé nauséeux ; pas de café. Dans toutes les épiceries où nous entrâmes, impossible de trouver du chocolat français genre Menier ou Lombard, rien que quelques barres de chocolat à la crème. Enfin, nous ignorions la langue du pays (sérieux inconvénient en pays saxon) et nous eûmes de grandes difficultés à trouver le chemin du port. Ces graves mais orgueilleux insulaires ne riaient certes pas de notre baragouin, mais ils ne daignaient pas non plus chercher à le comprendre : la plupart continuaient imperturbablement leur route soit par dédain du « foreigner », soit pour ne pas perdre de temps. « Time is money »

« À neuf heures embarquement sur le « Dominion » après avoir passé l’inspection des yeux. Cette inspection, qui n’a lieu que pour les émigrants, était faite ce jour-là par un rustre décoré du nom d’Inspecteur (car si l’Angleterre a ses gentlemen, elle a aussi ses boors) qui vous retournait brutalement les paupières avec une pince en fer, sans y mettre aucune des façons nécessaires ; un garçonnet français de 4 ans, que son père portait, ayant été traité par lui de cette manière, lui envoya dans sa vivacité — bien française aussi — une gifle retentissante qui amusa tout le monde, notre brute daigna ne pas trop s’en fâcher.

« Les émigrants anglais étaient dispensés de cette formalité. Admirez ici, Messieurs, la stupidité de l’orgueil britannique qui a décidé, en principe que tout fils d’Albion était, de par sa naissance, exempt des tares qui affligent le reste de l’humanité — infirmité ridicule du peuple peut-être le plus sensé de la terre !

« Cet invraisemblable orgueil anglais nous devions le retrouver d’abord sur le bateau car tous, depuis le « Captain » jusqu’au plus bas « waiter », se regardaient comme d’une humanité supérieure au reste des mortels — se traitant d’ailleurs mutuellement comme tels — puis aux alentours de notre « homestead » (le fameux domaine) situé en plein pays de colonisation anglo-protestante. Mais laissons

« Nous n’eûmes pas trop à nous plaindre de l’installation sur le « Dominion », ayant une demi-cabine malgré notre 3e classe ; mais la cuisine purement anglaise ne tarda pas à nous être insupportable par sa monotonie : rosbif trop cuit ou « corned-beef », pommes de terre ou macaroni, éternelles confitures d’écorces d’oranges (le célèbre « jam » ) et sempiternel thé. Voilà la ration uniforme pendant onze jours de traversée. Celui qui a dit que les Anglais sont dénués d’esprit d’invention ne s’est pas trompé.

« Heureusement que sur les grands paquebots le mal de mer n’est pas à craindre sauf durant les fortes tempêtes ; nous profitâmes donc de notre « captivité sur les pontons britanniques » comme disait plaisamment Lucile, pour lier connaissance avec une demi-douzaine de compatriotes perdus comme nous dans la foule des Anglais, Allemands, Scandinaves, Galiciens, Hongrois, Polonais, etc. De nos jours les Français n’émigrent guère, aussi les voit-on s’accrocher les uns aux autres quand ils se rencontrent à l’étranger.

« C’est ainsi que nous fîmes connaissance avec la famille A… qui se rendait à Duck Lake (Saskatchewan) où elle avait des parents établis, et qui nous engagea à la suivre. C’est à ces braves gens que nous dûmes ensuite d’avoir la meilleure terre de Spring Lake, laquelle avait été réservée pour je ne sais quel protégé…

« Il y avait aussi un cultivateur nommé C… qui avait quitté l’Algérie pour tenter la chance en Amérique ; un robuste gaillard se moquant in petto des prétention agricoles du Parisien gringalet et m’invitant ironiquement parfois à me spécialiser dans le dressage des bœufs d’attelage — un assez brave homme malgré cela — je le mentionne, parce que, sans le vouloir, je fus la cause de son mauvais début au Canada.

« Le navire nous avait déposés à Halifax le 25 vers midi ; après nous être restaurés, nous nous rendîmes à la gare où le train pour Montréal était déjà formé ; nous y retrouvâmes tous les Français du bateau.

« Au moment de monter en voiture, je remarquai que notre wagon était très près de la locomotive, dont il n’était séparé que par deux fourgons à bagages, je ne pus m’empêcher de le déplorer à haute voix :

— Je n’aime pas monter soit en tête soit en queue d’un train, on y est plus exposé qu’au milieu !

La dessus, C… de s’esclaffer et de se payer ma tête, disant :

— Si tout le monde était comme vous alors, les dits wagons resteraient toujours vides !

— Non, répondis-je, car on les mettrait à la place de ces wagons de marchandises qui, je ne sais pourquoi, forment le milieu de notre train, tandis que ceux de voyageurs sont aux extrémités !

— Que diable voulez-vous que ça fasse ! Et il haussa les épaules en clignant des yeux aux autres.

Sitôt montés, je voulus lui démontrer l’exactitude de mon dire par l’expérience connue : alignant sur la banquette trois pièces de monnaie, serrées entre elles, et simulant notre train, je frappai la première avec une quatrième envoyée d’un coup brusque ; sous le choc, et par répercussion, la pièce de queue partit en arrière, tandis que celle du milieu ne bougeait pas d’une ligne. La démonstration, quoique fruste, était péremptoire, mais notre homme qui avait envie de s’amuser se mit à blaguer et à en rire (il est vrai qu’il ne devait plus rire de longtemps). Alors, je n’insistai pas davantage.

« Le wagon de l’Intercolonial dans lequel nous étions montés était, comme d’ailleurs tous les wagons canadiens, de type moderne, c’est-à-dire avec couloir central et plate-formes extérieures. Habitués à voyager en France enfermés dans de petits compartiments incommodes et étroits, voilà tous nos gens à déambuler d’abord dans cette maison roulante pour finalement s’installer sur la plateforme d’avant d’où l’on pouvait admirer le paysage acadien.

« Le temps était clair et doux ; nous restâmes bien deux heures à voir défiler les sites pittoresques de la Nouvelle-Écosse ; puis le vent s’étant levé et l’air rafraichi, force nous fut de quitter l’agréable observatoire pour réintégrer frileusement nos places assez confortables d’ailleurs.

« Il y avait environ une demi-heure que nous étions assis, ma femme et moi, nous entretenant avec délices de ce pays de Cocagne où tout semblait agréable à la vue quand, subitement, notre train alors à grande vitesse, quittant son tranquille balancement oscillatoire, se mit à donner des secousses si désordonnées accompagnées d’un tel bruit sinistre de ferraille, qu’un vent de catastrophe nous souffla aux tempes. Poussé par l’instinct de conservation, je me levai d’un bond, cherchant à fuir.

« Au même instant, un choc terrible me renversait de toute ma hauteur tandis que notre wagon était violemment jeté sur le flanc ; ses vitres sautant en éclats.

« La locomotive venait de dérailler, et tout le train se butant sur elle avait mis en pièces les deux fourgons à bagages, renversant de plus notre wagon et son voisin. Quant à la fameuse plateforme que nous venions de quitter, elle avait été aplatie du coup, comme une vieille boîte de conserves !

« Après un premier moment de stupeur, les voyageurs se mirent en devoir de se relever — quelques-uns légèrement blessés par les vitres — et de chercher une sortie par les portières, car la porte était obstruée. Alors s’entendirent des gémissements : c’était ce pauvre C… dont j’avais, sans m’en douter, défoncé l’épaule lors de ma chute : le malheureux en était verdâtre de douleur ; on finit par le transporter au dehors.

« Mais dehors il y avait deux pieds de neige, et nous piétinions sur place ne sachant où aller, car les deux wagons de passagers restés debout avaient été envahis de suite par les voyageurs de celui qui nous suivait ; cependant on finit par obtenir une place pour C…

« Avant de s’y acheminer, soutenu par deux compagnons, il tourna vers moi ses yeux dolents et me dit à voix haute :

— Ah ! monsieur Déry, combien je regrette de m’être moqué de vous tout à l’heure, et combien vous aviez raison ! »

Comme épilogue, disons que ce pauvre diable perdit son procès contre l’Intercolonial, sous prétexte qu’il voyageait à prix réduit comme émigrant (ce qui semblerait conférer à cette puissante Compagnie des droits sur la peau d’une partie de ses passagers). Quant à nous dont les malles avaient été éventrées dans le désastre des fourgons à bagages, on daigna nous les rendre un mois après, mais allégées d’une partie de leur contenu, étant restées ouvertes tout ce temps à la portée des voleurs très nombreux en Amérique. (premier effet de la Puissance hostile dont j’avais eu vision à Dieppe !)

« Après que nous fûmes restés debout dans la neige pendant quatre heures (car dans notre ancienne demeure, comme dans la cage de fer de La Balue, on ne pouvait se tenir ni debout, ni assis, ni couché) un train de secours vint nous prendre et nous conduisit directement à Montréal, d’où nous partîmes le lendemain pour la grande traversée du Canada. »