Dans la terre promise/10

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Journal Le Soleil (p. 108-115).


DEUXIÈME PARTIE
(PAR JEAN FÉRON)
Les Amants du sol.

I


Si, en quittant Winnipeg par le convoi du Canadien National, vers les neuf heures de matinée, vous vous dirigez vers le Nord et l’Ouest par Swan River, après 24 heures de marche sur un parcours de 540 milles vous atteindrez, le matin suivant, la petite ville de Prince Albert coquettement sise sur la berge haute et verdoyante de la rivière Saskatchewan. Prince Albert, depuis de nombreuses années, est un point de colonisation important de la Saskatchewan nord.

Ce fut à Prince Albert qu’à la fin de mars 1910 un agent-colonisateur conduisait un fort parti de colons canadiens-français de la Province de Québec et des États-Unis. Plusieurs de ces colons avaient amené leurs familles, femmes et enfants, tant ils avaient, ceux-là la ferme détermination de s’établir dans l’Ouest. D’autre étaient venus simplement pour examiner le pays et juger par eux-mêmes de ses possibilités, de son climat et de la richesse de son sol avant de s’y fixer.

Parmi les premiers se trouvait un jeune homme arrivé à la trentaine et marié depuis quelques mois seulement. Il avait épousé une jeune fille, de dix ans moins âgés que lui, de son pays… le comté de l’Islet dans Québec. Placide Bernier (c’était son nom) avait amené sa jeune femme avec lui ; il était l’un de ceux qui avaient résolu de se choisir un « homestead » dans la Saskatchewan. quoi qu’il dût en coûter de labeurs et de peines.

Comme bien d’autres de ses compatriotes et compagnons de voyage Placide Bernier n’était pas fort « argenté » ; mais il avait une petite fortune en santé, en courage, en énergie. Avec cela il possédait l’instruction classique. On dira bien que l’instruction classique n’est pas nécessaire pour prendre en mains la hache du colon… c’est peut-être vrai. Ce qui est non moins vrai, néanmoins, c’est que cette instruction est et peut devenir fort utile, en plus de l’agrément qu’elle apporte à celui qui la tient en portefeuille. L’instruction, classique ou autre, est toujours un capital qui, s’il ne comporte pas d’intérêts comme une rente, a du moins cet avantage d’être à l’abri des coups de bourse fatals ou des voleurs ; et il a encore cet avantage de se porter avec soi sans embarras.

Mais, avec cette instruction classique, pourquoi venir en si lointain pays de colonisation pour se soumettre aux plus rudes travaux manuels et s’exposer aux pires sacrifices comme aux pires misères ? quand, dans les grandes cités, un homme instruit peut se faire une remarquable position et vivre aisément et comme un « monsieur »… ?

Placide Bernier aurait répondu ceci :

— Je suis venu en ce pays de colonisation pour m’y créer un domaine et pour y vivre comme mon maître et avec autant d’indépendance et de liberté qu’il est possible d’acquérir sur notre planète, où les quatre cinquièmes des hommes qui l’habitent ne sont qu’esclaves ou forçats !

Ah ! l’air de la liberté… à coup sûr ce n’est pas dans les fourmilières qu’on la respire !

Placide le savait.

Au sortir du collège, notre ami, au lieu de suivre la voie de ses camarades qui, pour la plupart, choisissaient les professions libérales et le clergé, s’en alla philosophiquement chez son père. Celui-ci était un cultivateur assez à l’aise ; il eût été presque riche sans une grosse famille qu’il avait à faire vivre et à faire instruire. Il aurait désiré que son fils ainé fit un avocat ou, tout au moins, un médecin, croyant qu’il y a là non seulement fortune, mais honneurs et gloire aussi. (c’est un peu partout chez nous, le maladif caprice de nos cultivateurs.)

De ce côté le fils n’était pas précisément du même goût de son père et n’en partageait pas tout à fait les mêmes opinions : toutefois, il avait lui aussi, comme son père, le goût de « la terre ».

Sur la ferme du père il y avait assurément place pour le fils ainé ; mais sur cette ferme un frère cadet donnait déjà son aide. Le cadet devait-il disparaître pour faire place à l’ainé qui avait été absent durant neuf années consécutives ? C’était à voir. Placide (frais émoulu du collège) se jugeait un homme d’importance : il possédait l’instruction. Il croyait encore que son titre de « fils aîné », sans compter ses vingt-deux ans révolus, lui octroyait un droit indiscutable. C’est pourquoi il voulut être le premier après le père.

Oui, mais le frère cadet, âgé de dix-huit ans seulement, mais qui après l’école primaire et depuis l’âge de treize ans, avait toujours secondé son père dans les travaux de la ferme, n’entendait pas voir place prise par « un jeune monsieur » qui sortait du collège, et dont les mains trop fines et trop blanches ne pouvaient qu’être malhabiles aux travaux des champs. C’est pourquoi le cadet regimba… c’est pourquoi il en vint jusqu’à menacer son père de le quitter pour toujours, si Placide osait prendre sa place et le mener par « le bout du nez ».

La réflexion avait aussitôt dominé les prétentions de Placide. Il s’étais mis à rire. Puis, pour ne pas prendre la place de personne et encore moins se trouver à charge de ses parents, il s’en était allé à Québec.

Le commerce… s’était-il dit un jour… voilà « ma branche ».

En effet, le commerce et l’industrie peuvent ouvrir de larges portes à la jeunesse canadienne-française… On ne semble avoir aperçu cette carrière, pour l’homme instruit, que depuis quelques années seulement en notre pays du Canada. Avant, on entassait dans les professions libérales, dans les couvents et dans le clergé. Outre bien d’autres carrières propres à l’homme d’instruction, on oubliait encore, et on l’oublie toujours, l’Agriculture qui, plus que jamais, demande et exige des hommes instruits, lesquels, seuls, pourront relever la classe de cultivateurs à un même niveau social où se tiennent les hommes des autres carrières.

Placide Bernier, pour l’instant et sans expérience de la vie et sans guide, entra dans le service d’un grand magasin à rayons de la rue Saint-Joseph, à Québec. Or lui, qui n’aimait pas à servir, se voyait bien forcé de servir une clientèle. Lui, qui ne se sentait pas fait pour vivre sous la loi d’un maître, était bien contraint de servir cent maîtres, mille… dix mille maîtres au lieu d’un seul. Certainement le commerce n’avait rien de désagréable en soi pour Placide : au contraire, il trouvait le commerce bon, même excellent, pourvu qu’on y fût le propriétaire et le maître. Non moins certainement, Placide Bernier, ne se sentait pas fait pour vivre » commis de magasin » tout ce que l’avenir pouvait lui réserver de jours à vivre. Si encore les appointements eussent été en proportion des services rendus et du travail accompli : mais le salaire était plutôt mince : de quoi subsister. Il est vrai qu’il entrait dans une carrière où il manquait totalement d’expérience, et pour la première année on ne pouvait pas lui payer un salaire, « de prince ». Néanmoins, au cours de la deuxième année — si toutefois les patrons étaient satisfaits de lui — le salaire de Placide serait sensiblement augmenté.

Disons, pour abréger, que notre ami demeura près de huit années dans le service de ce magasin à rayons. Garçon « ménager », mais aussi garçon à tenir tête à des amis à l’occasion. Placide Bernier, au cours de ces années-là mit à la banque deux mille et quelques cents dollars économisés peu à peu sur un salaire hebdomadaire et moyen de dix-huit dollars durant ces nuit années.

On pourra dire que c’est peu et, sans doute, on le dira même. Seulement, on aura oublié qu’il en coûte bien, à un jeune homme qui n’est ni pingre ni prodigue, six cents dollars, ou pas loin, pour vivre dans une ville comme Québec et y tenir convenablement son rang.

À ce compte-là, d’ailleurs, Placide lui-même trouvait que la conquête de la fortune n’était pas encore à « une portée de main », et qu’il lui faudrait bien cent années de vie, de travail et surtout de servage pour s’acquérir une certaine indépendance financière. Et encore pourrait-il jamais l’acquérir cette indépendance, s’il prenait femme et fondait foyer en famille ?…

Il valait mieux tout lâcher de suite. Il lâcha au retour d’une promenade chez ses parents dans le comté de l’Islet. Il était allé passer là, un dimanche d’automne. Après l’office du jour, un agent-colonisateur avait fait une conférence sur l’Ouest ; il engageait tous les jeunes hommes, ceux qui ne disposaient pas d’un capital quelconque, d’aller dans l’Ouest pour s’y choisir — et pour « Dix dollars » seulement — une belle et splendide terre de cent soixante-acres !!!

Sans doute, Placide Bernier n’avait pas avalé la belle histoire de l’agent-colonisateur particulièrement payé pour faire et conter de belles histoires ; mais par le discernement qu’il avait acquis avec l’instruction il pouvait saisir, à travers les peintures et tableaux rutilants qu’on se plaisait à ébaucher, les inconvénients et les déconvenues que ne pouvait manquer d’offrir le grand pays du blé. Qu’il y eût là beaucoup de bon, c’était possible mais il devait nécessairement y avoir du mauvais aussi. Seulement, à qui savait ou saurait s’y prendre, le bon pouvait surpasser le mauvais. Et Placide se l’était dit à peu près en ces termes :

Ce n’est pas le Pérou, ni le Yukon et moins encore l’Éden de la Genèse ; mais, à tout prendre, le pays a sa valeur particulière et il promet à un jeune homme actif une vie indépendante et aisée pour les jours à venir.

Sa décision fut prise quasi sur-le-champ.

Le lendemain, avant de quitter son père pour rentrer à Québec et reprendre sa place au magasin à rayons de la rue Saint-Joseph, il disait sur un ton décidé :

— Je partirai pour l’Ouest au printemps prochain…

Il tint parole.

Mais aller dans l’Ouest, seul sans ami, sans parent ?…

Sujet qui porte à méditer chez certains esprits.

— Si je me prenais une compagne ! se dit Placide

L’idée valait déjà une résolution inébranlable.

Le jour même, il donnait à ses patrons son avis de départ. Il ferait son quinze jours, puis courrait à la paroisse voisine de celle qu’habitait son père pour y quérir une jolie fleur qui portait à merveille le nom de « Flore ».

Ainsi fut fait.

Il avait dit à la jeune fille :

— Je n’ai pas de fortune, je suis plutôt pauvre. Ce pays de l’Ouest où je t’emmènerai est un pays de misères pour les pionniers. Mais comme moi tu y trouveras l’espace, l’air libre et le bonheur que je veux te procurer pourvu que tu veuilles bien m’y aider un peu.

Elle tendit une main belle — main de pensionnaire, fine, diaphane, si l’on veut, mais tout autant énergique que celle que lui offrait Placide — et serra avec une force insoupçonnée, presque prodigieuse, la main de l’homme qui lui promettait la vie future.

Un mois et demi après, les deux fiancés s’épousaient.

Cinq mois plus tard, les jeunes époux, pleins d’audace et assoiffés d’avenir, montaient dans le convoi de colons formé par cet agent-colonisateur dont nous taisons le nom, bien que la mort l’ait cueilli depuis plusieurs années déjà.

On partait avec toute l’espérance et tous l’enthousiasme du jeune âge.