Dans la terre promise/17

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Journal Le Soleil (p. 148-153).

VIII


Ce furent, fin septembre, les battages. Nouvelle déception : le blé rendit à une moyenne de 15 minots à l’acre. L’employé avait vu juste, la batteuse marqua un total de 2 000  minots. N’eût été le labour d’été qui rapporta 38 minots de l’acre, Placide Bernier tout compte fait, aurait été bien peu rémunéré de ses premiers labeurs de la ferme.

Sur les deux mille cinq cents minots de blé il fallait déduire la folle avoine qui entrait en compte avec un pourcentage de 15 minots par cent, c’est-à-dire environ 375 minots. À 55 sous du minot, et en déduisant la perte causée par la folle avoine, le blé rapportait environ onze cents dollars. Placide avait payé tous ses frais, y compris le salaire de son employé, avec l’argent qui lui restait en banque. Par bonheur l’avoine avait rendu mieux qu’on ne l’avait espéré : 2 500 minots sur 50 acres. En évaluant l’avoine à 30 sous, prix du marché cet automne-là, Placide Bernier ne retirait en argent de sa récolte qu’une somme d’environ 1 500 dollars, si l’on tient compte qu’il devait garder pour son usage au moins 1000 à 1 200 minots d’avoine.

Notre ami était loin de la fortune pour son premier essai. Qu’allait-il faire de son billet de 3,000 dollars en faveur de M. Moore ? Et comment allait-il vivre en attendant la récolte de l’année suivante ? Comment pourrait-il rencontrer tous les frais d’exploitation ? Et s’il venait à perdre des chevaux ?… S’il était nécessaire de renouveler quelques instruments aratoires toujours si coûteux ? Et les imprévus au cours d’une longue année… car les années sont longues à tirer pour après jour le diable par la queue. Ah ! Placide sentait bien qu’il avait le diable par la queue cette fois !

Il importait de réfléchir sérieusement.

La réflexion commanda la plus stricte économie, et la première économie était de congédier son engagé.

— Et maintenant, Flore, avait-il dit un soir de novembre, le 15 et jour même où il devait payer son billet à M. Moore qui était venu le relancer, qu’est-ce qu’on va faire ma pauvre amie ?

Il était soucieux. Sa femme en était si impressionnée qu’elle devenait mal à l’aise, et malaise d’autant plus compréhensible qu’elle allait dans un mois donner le jour à un petit. La naissance d’un enfant devait nécessairement entraîner à d’autres dépenses : le médecin notamment, une garde-malade et autres petits frais.

Si Placide était courageux, ainsi que nous l’avons dit déjà, sa femme ne l’était pas moins. Et elle dit en essayant de sourire à la mine plutôt grise de son mari :

— D’abord, il va falloir prendre notre courage à deux mains !

C’était une parole de réconfort pour le mari, qui avait redouté que sa jeune femme n’eût nourri en son tréfonds un sombre découragement. La parole pouvait valoir de l’or. Le courage est l’antidote contre le désespoir, il est un des meilleurs lénitifs qu’on puisse opposer aux affections morales. Les plus dures traverses ne rebutent point l’homme courageux, et quand surviennent les calamités son courage est toujours sa sauvegarde. Mais ce courage n’est pas celui qui se revêt publiquement d’une fausse hardiesse ou de folle audace ; il doit être une forme de volonté non accidentelle, mais innée et permanente. Ce courage comporte avec lui bien des vertus, notamment celle de l’abnégation qui commande de s’imposer les sacrifices nécessaires pour franchir une impasse, et cette vertu doit être renforcée par l’amour du travail et la persévérance. Et encore cette persévérance ne doit-elle pas être une rétive opiniâtreté : la persévérance, sait voir et prévenir, elle sent et flaire et n’agit qu’à bon escient : tandis que l’opiniâtreté le plus souvent est aveugle, impatiente et sans retenue, et le plus souvent aussi elle se jette contre les obstacles et s’y brise risiblement.

Placide possédait le vrai courage et la bonne persévérance, mais, peut-être était-il aussi opiniâtre. Sans doute, l’opiniâtreté peut être utile et bonne à un certain degré et en certaines circonstances, mais elle est toujours sujette à l’emportement et peut entraîner à une fausse manœuvre.

Quant à Flore, elle avait aussi le vrai courage et elle était d’un tempérament plus calme que son mari. Elle entretenait une paisible et douce persévérance dans tout ce qu’elle entreprenait, et à cette vertu s’ajoutait une confiance bien équilibrée en elle-même et en son mari.

« Prendre notre courage à deux mains… » avait-elle dit ? C’est donc qu’elle le possédait véritablement ce courage et elle le prouva de suite en ajoutant :

— Placide, il va falloir économiser, nous priver, faire tous les sacrifices possibles. Je reconnais bien que notre première tentative sur la ferme est loin d’être encourageante et bien d’autres à notre place se laisseraient aller à un dangereux découragement. Mais pour tous il importe de résister fermement au mauvais sort et d’espérer que la récolte de l’an prochain viendra nous compenser largement.

— J’aime à t’entendre parler ainsi, ma chère et courageuse amie. Ton courage réconforte le mien. Je suis prêt à tous les sacrifices ; mais que j’aurais de chagrin à te voir souffrir !

— Ah ! mon ami, je ne saurais souffrir si toi-même tu ne souffres pas ; sois heureux et je le serai tout autant, et il est assez facile d’être heureux quand on sait le vouloir. Il nous appartient à nous seuls de faire notre bonheur. Et dans les mauvais jours nous possédons un appui qui manque à bien d’autres : notre amour. Bientôt pour ranimer la joie et l’espérance dans nos cœurs un petit nous viendra. Il faut comprendre que c’est moins que jamais le temps de nous décourager.

— Sois tranquille, ma chère Flore, je tiens toujours tout mon courage, et de plus tu m’es comme une cuirasse qui me protègera contre les défaillances et les rudes heurts des déceptions. Notre mutuel amour et ce petit amour qui nous viendra et que tu portes si gaiement, aussi notre amour de la terre, tout cela ne peut que nous être une garantie de bonheur. Seulement si dans l’ensemble de notre vie morale tout va bien, il y a des détails de vie matérielle qui exigent une attention particulière. Il y a nos obligations financières dont il faut tenir bon compte et qui ne peuvent pas être négligés. Ainsi M. Moore veut être payé du billet de trois mille dollars que j’ai signé en sa faveur, et nous ne possédons que 1,400 dollars. Sans doute, je pourrai un peu plus tard vendre les douze ou quatorze cents minots d’avoine que j’ai de surplus, mais ce ne sera que trois cents dollars à peu près en supposant que le prix du marché demeure à trente sous le minot.

M. Moore a-t-il insisté pour être payé de suite ?

— Oui. Il veut partir pour l’Angleterre dans quinze jours et désire se trouver là-bas au plus tard pour Noël.

— Il faudrait absolument trouver le moyen de faire un arrangement avec lui, car je ne saurais croire qu’il ne soit pas possible de nous arranger. M. Moore doit bien comprendre que la récolte n’a pas réussi, et il sait qu’après lui avoir payé mille dollars à l’achat de la terre il ne nous restait presque plus rien. Il me semble qu’il devrait nous donner « une petite chance », comme on dit. N’est-il pas d’ailleurs assez riche pour nous attendre un peu ? Notre engagé ne nous a-t-il pas dit que M. Moore passait pour avoir quinze mille dollars en banque ?

— C’est vrai. Comme toi, Flore, je pense qu’il peut nous attendre sans se voir à la gène. Sais-tu, chère amie, que j’aurais bien du chagrin de perdre cette ferme, car j’ai confiance qu’elle nous apportera dans quelques années une belle aisance. Vois les fermiers du voisinage, ne sont-ils pas tous à l’aise ? Et M. Moore, en comptant le prix que nous lui payons pour sa terre, ne se trouve-t-il pas à la tête d’un capital de trente mille dollars ? Il a tout ce qu’il faut pour se faire de fort belles rentes pour le reste de ses jours.

— Oui, ce sont autant de raison pour qu’il nous soit possible de faire un arrangement avec lui.

J’ai déjà une idée. Je vais lui offrir de suite mille dollars. Puis je demanderai un délai jusqu’au printemps pour le deuxième mille, et pour le troisième mille un autre délai jusqu’à l’automne prochain. Il nous restera assez d’argent pour nous mener à notre deuxième récolte, si nous n’avons pas de malchance.

— Mais comment pourras-tu payer mile dollars au printemps ?

— J’emprunterai de la banque.

— Oui, mais nous aurons à payer l’automne prochain trois mille dollars au lieu de mille sans compter les intérêts.

— C’est vrai, mais n’oublie pas que notre deuxième récolte pourrait bien nous rapporter cinq mille dollars. Ce ne sera pour nous qu’une mauvaise année à traverser. En tous cas je ne vois pas d’autre moyen. En vois-tu un, toi ?

— Non, Placide, et je pense comme toi que nous n’avons rien de mieux à tenter. Tâche donc d’arranger les choses comme tu dis, et je serai contente.

L’affaire, en effet, pouvait bien s’arranger comme le désiraient nos amis ; mais M. Moore l’entendrait-il ainsi ?…