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Dans le nid d’aiglons, la colombe/09

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Texte établi par Fides (p. 63-74).

Sous l’aile de la congrégation

La réclusion, telle qu’elle exista au Moyen-Âge, est parfois d’une sévérité intraitable. Jeanne n’en remplit pas toutes les exigences. Son reclusoir n’est pas dans l’isolement. C’est l’avis des Sulpiciens. Un peu auparavant, le bienheureux Paul Giustianini en avait fixé les conditions : « Une seule chose est dure : dompter l’esprit, le contraindre à abandonner le monde, si l’on peut dire, effectivement ou affectivement ; ne se soucier plus de voir ni parents, ni amis, n’entendre aucune nouvelle du monde : être séparé réellement du monde comme un nouveau Melchisédech, sans père, sans mère, sans frères, sans amis, sans patrie, sans attache à aucune chose du monde ; quitter le monde et vivre pour le Créateur, pour Lui tout seul ». En même temps, il dépouillait la vie érémétique de bien des coutumes anciennes et lui donnait un aspect moderne.

Par les livres ou par M. Séguenot, Jeanne paraît renseignée sur ces points. Elle aspire à un réclusage plus parfait. C’est elle qui prendra l’initiative d’un changement. Marguerite Bourgeoys lui en fournit l’occasion. Le couvent qu’elle a édifié brûle en 1683. Avec son dévouement, celui de ses compagnes, elle le rebâtit. En 1693, elle donne sa démission. Ce sont les jeunes Canadiennes, les compagnes d’enfance de Jeanne, qui saisissent la direction de la Congrégation de Notre-Dame. La nouvelle supérieure, Marie Barbier, reste très sensible à son influence. Marguerite veut qu’une chapelle complète l’ensemble des bâtiments. Sans fonds d’aucun genre, elle entreprend la construction. Une charpente s’érige ; elle a une cinquantaine de pieds de longueur et vingt-six pieds de largeur.

À ce moment, Jeanne Le Ber apprend le projet. Aussitôt, un dessein à elle s’enlace, comme un lierre, autour de celui de la sainte. Elle amorce des négociations avec les Religieuses séculières. Bientôt se met en œuvre un plan qui serait non seulement un chef-d’œuvre de réclusion sévère, mais un chef-d’œuvre de grâce, de charme, même d’harmonie. On n’en trouve pas facilement dans l’histoire qui puisse s’y comparer. La recluse devient comme une espèce de plante hybride : d’un côté, elle demeurera la Marie de l’Évangile qui, immuablement aux pieds du Maître, écoute, interprète les regards, adore, mange et travaille, sommeille un peu la nuit. D’un autre côté, elle veut entrer dans les sentiments, les pensées, les adorations de l’autre Marie, la mère celle-là, qui a nourri son Fils, l’a vêtu, l’a veillé, a suivi ses faits et gestes. Ici, deux fleuves mélangent peu à peu leurs eaux et coulent avec impétuosité. Du spectacle, se dégage une grandeur de poésie catholique.

Jeanne n’est-elle pas toujours, malgré elle, la riche héritière ? Alors, elle peut acquitter le coût de l’aile nouvelle. Si la Congrégation y consent, elle l’allongera d’un appentis qui abritera son reclusoir. Rien qui ne soit conforme à la tradition dans cette conception. On a vu des logettes agriffées aux églises, aux abbatiales. Quelques-unes, en petit nombre, avaient même une fenestrelle, un « hagioscope », comme on disait en ce temps-là, donnant vue sur l’autel même ; sur les messes qui s’y célébraient, par laquelle on recevait la communion, on déposait les offrandes. À Saint-Pierre de Rome, la maisonnette avait même pénétré dans l’église.

Monsieur Dollier de Casson, Supérieur de Saint-Sulpice, préside à la réclusion perpétuelle de Jeanne Le Ber, le 5 août 1695. Peinture de Bottoni (1908) inspirée de la gravure de Millin pour la Vie de la Sœur Bourgeoys par Faillon.

Jeanne Le Ber brodant le parement d’autel conservé encore en 1963 au Musée de l’église Notre-Dame de Montréal. Fusain d’un artiste inconnu. Porte du guichet par lequel le prêtre donnait la Sainte Communion à Jeanne Le Ber. Cette porte est conservée au Musée de la Congrégation de Notre-Dame, Maison Saint-Gabriel, Pointe Saint-Charles.

Ici, une seconde ligne de pensée intervient. À Ville-Marie existait une dévotion générale à la Sainte Famille. Elle peut avoir sa source dans celle du fondateur, Monsieur de la Dauversière. Durant les années terribles, on a créé une association pour la promouvoir. Le Gouverneur a voulu que ce soient des milices de la Sainte Famille qui protègent les colons au travail. Sur les genoux de sa mère, Jeanne a appris cette piété. Elle l’a si peu oubliée que nous en voyons maintenant l’éclosion. Elle souhaite que la chapelle assume la forme de la maison de la Sainte Famille enclose dans la cathédrale de Lorette, et que là où elle devient la sainte Canine, avec un autel, une porte de chaque côté, elle ait son reclusoir. Elle s’y verrouillerait à jamais. C’est une ambiance qu’elle veut créer à son âme.

Elle est aussi instruite de la spiritualité de Marguerite Bourgeoys et de ses compagnes. L’a-t-elle apprise entre 1677 et 1680, alors qu’elle cherchait sa propre voie ? De la Fondatrice elle-même ? De Marie Charly, son amie ? De ses cousines ? On ne sait pas. Les historiens n’ont pas été assez explicites. Mais un fait est indubitable : elle connaissait tout l’enseignement de Marguerite et lui attribuait une grande valeur. Elle aspirait à se réfugier sous la protection de la Congrégation qui s’était donné pour supérieure la Sainte Vierge, qui portait le nom de Notre-Dame et avait à cœur d’imiter les dispositions essentielles de la Mère du Verbe, Elle l’a répété à maintes reprises. Si on voulait bien l’y accepter, elle considérait comme un honneur d’entrer dans cette habitation, à condition, naturellement, que l’on respectât l’intégrité de son charisme.

Le rêve prend corps dans la fièvre de son âme. Elle le communique à son père et à M. Séguenot. Les pourparlers se continuent durant l’hiver 1694-95. Il se trouve une personne qui a visité la maison de Lorette et peut diriger les constructeurs. Toutes les parties sont consentantes. Alors s’ajoute à l’arrière de l’édifice, en hors-d’œuvre, comme on le précise bien, un appentis qui contiendra le reclusoir. Au rez-de-chaussée, la sacristie, l’entrée de Jeanne proprement dite, et dans la porte, du côté de l’évangile, une fenestrelle par laquelle la recluse recevra la communion, se confessera, recevra les instructions de son directeur ; une porte extérieure aussi par laquelle on lui apportera ses repas et autres choses dont elle aura besoin. Le premier étage sera la cellule proprement dite ; elle aura environ dix pieds carrés, soit la dimension que l’on mentionne parfois pour les loges des reclus ; une fenêtre ouvre ici sur le dehors ; le chevet du lit reposera à quelques pouces des Saintes Espèces, de l’autre côté d’un mince lambris. Quand on pensera à cet arrangement, on ne pourra s’empêcher d’évoquer un autre des patrons de Jeanne : saint Jean l’Évangéliste qui, le soir de la Cène, repose sur le sein du Sauveur. Qui ne tremble devant la hardiesse qui voulut une proximité pareille ? C’est ici que Jeanne devient l’aiglonne de l’amour de Dieu. La colombe n’a pas de ces audaces. Ni l’ampleur de ces ailes. Non loin de là, chez les Hospitalières, Judith Moreau de Brésolles, saint Eymard, plus tard, voudront avoir vue, la nuit, un peu tout le temps, sur l’habitacle du Verbe. Nous avons là des mysticismes gonflés de force. Enfin, dans une chambre du troisième étage, la recluse accomplirait son travail manuel ; elle y renfermerait son rouet, son métier, les matériaux et les objets dont elle se servirait. Ce serait le « laboratoire ».

Jeanne pourrait posséder la retraite hermétique qui peut se comparer à celles du Moyen-Âge et des siècles de l’intensité de la foi. Le silence, la solitude, la paix régneraient autour d’elle.

Avec le temps, l’exécution commence et s’achève. Fait à noter : les Sulpiciens se conduisent comme si Jeanne Le Ber entrait maintenant dans une réclusion régulière ; comme s’ils considéraient la précédente, pourtant sévère, comme une claustration mitigée. En sa qualité de représentant de l’Évêque, M. Dollier de Casson la soumet à un nouvel examen. Comme le dit M. Faillon, il s’agissait probablement d’une formalité. Il élabore une cérémonie, publique celle-là, à laquelle la paroisse assistera. Car les ermites, soit du milieu de la nature, soit des reclusoirs, forment un ordre malgré la variété et la diversité des circonstances qui les entourent.

Puis, comme ces gens sont d’origine normande, que Jacques Le Ber est un homme d’affaires, il faut se présenter devant les notaires du roi et exprimer correctement toutes les stipulations. Nous sommes au 4 août 1695. Sont présents M. François Dollier de Casson agissant pour les autorités ecclésiastiques, Marie Barbier, supérieure de la Congrégation, Catherine Charly, son assistante, l’une des sœurs de Marie Charly et la dépositaire, Marguerite Gariépy ; enfin Jeanne Le Ber elle-même et les notaires Mague et Basset dressent ainsi le document :

« Demoiselle Jeanne Le Ber, fille usante et jouissante de ses droits, demeurant audit Ville-Marie, laquelle désirant vivre en retraite tant qu’il plaira à Dieu lui en donner la persévérance », s’est adressée « aux filles séculières de la Congrégation de Notre-Dame » qui ont agréé son projet. Elle a fourni la somme de quatre mille livres « pour la plus grande partye » de la construction d’une chapelle appartenant à ces dernières ; et, en plus, « d’un petit appartement derrière ladite chapelle pour servir de retraite et de demeure ». En retour, les religieuses s’engagent à lui fournir « sa subsistance et son entretien, avec le bois nécessaire pour son chauffage et ses autres besoins, tant en santé que maladie » ; et aussi longtemps qu’elle le voudra. Tout lui sera porté dans son logis sans que l’on puisse jamais l’obliger à vivre avec les sœurs. Celles-ci devront aussi loger et nourrir dans leur couvent, Anne Barroy, sa cousine, fille de François Le Ber, aussi longtemps qu’elle le souhaitera. C’est cette dernière qui servira la recluse, « prendra soin de la faire entretenir de ses habillements », lui portera ses repas ; et si elle s’absente, une religieuse la remplacera.
Jeanne Le Ber donne en conséquence les quatre mille livres mentionnées plus haut ; et, « ensemble, ce qu’elle pourra y mettre pour la décoration » de la chapelle. De plus, elle la fournira en ornements, linge, tableaux, vases sacrés. Les articles ne sont pas autrement énumérés, mais la recluse remplirait généreusement sa promesse et peu à peu elle comblerait l’église de tous les accessoires qu’il faudrait, en argent, et finement ouvragés. « … Et, en outre, elle leur cède et transporte la jouissance (à commencer aujourd’huy en Aoust) de cinq cents livres de rente, monnaye et prix de France ». Ce transfert d’une pension constituée pour elle-même demeurera en vigueur tant que les conditions seront exécutées. Sur cette somme, Jeanne se réserve « la liberté de faire venir et acheter pour chacun an, soixante-quinze livres de france, de layne, soye et autres choses dont elle aura besoin » ; elle s’en servira pour ses travaux manuels. Et la Congrégation promet de « prier Dieu pour le repos de son âme et de sa famille ».

Ajoutons que Pierre Le Ber, le jeune frère de Jeanne, avait acquitté le coût d’un mur de pierre qui enveloppait la chapelle. Le père avait fourni la lampe de sanctuaire. Un poêle réchaufferait la cellule.

Pour assister à la rédaction de ce contrat où l’on mesurait soigneusement les dons et les obligations, Jeanne avait quitté sa retraite et était venue à la Congrégation. Elle avait signé en même temps que les jeunes Canadiennes, ses contemporaines, qui dirigeaient maintenant l’Institut. Elle s’intégrait à leur communauté, mais en préservant toute son indépendance vis-à-vis d’elles. En effet, elle n’était pas la supercontemplative solitaire issue d’un ordre cénobitique et contemplatif, comme ce fut le cas d’un nombre considérable de recluses ; elle n’était pas non plus une laïque se greffant sur un ordre de contemplatives. Les Filles séculières de Marguerite Bourgeoys ne voulaient pas du cloître ; elles souhaitaient voyager partout dans le monde, pour aller satisfaire aux besoins d’enseignement ; elles s’avançaient dans un mouvement d’avant-garde qui sollicitait cette innovation nécessaire dans l’Église. Il n’y avait pas entre elles et Jeanne, une similitude de vocation, de charisme et de fin. Leur supérieure ne pouvait être sa supérieure et ainsi elle ne pouvait lui prêter le vœu d’obéissance et recueillir les fruits de l’obéissance. Son directeur, M. Séguenot, restera le maître de sa destinée. Toutefois, il ne faudrait pas pousser cette distinction plus loin. Une femme comme Marguerite Bourgeoys, comme les supérieures qui lui succéderaient, comme les jeunes filles qui répondront à leur appel, auront les aptitudes de bien des contemplatives, sauront les comprendre à fond, estimer celles qui se consacrent à la vie solitaire. Et c’est bien pourquoi nous les voyons se prêter aux desseins de Jeanne Le Ber.

Il faut retourner un peu en arrière. Au mois de février 1695, les Hospitalières, déjà durement éprouvées par une pauvreté tenace, avaient subi une épreuve terrible : l’Hôtel-Dieu, tel que reconstruit en 1654, avait brûlé en quelques heures. De sa fenêtre, Jeanne Le Ber avait assisté à l’incendie. Peut-être lui fallut-il même se préparer à quitter les lieux : la maison de son père était rapprochée de l’hôpital. Les religieuses durent se réfugier à la Congrégation. Tout de suite, on entreprit la reconstruction d’un édifice aussi indispensable. On dressa une liste de souscriptions. Jacques Le Ber s’inscrivit l’un des premiers avec 4.000 livres, somme qui dépassa de beaucoup tous les autres dons. Il s’occupa activement de l’abattage et du transport des pièces de charpente. Cet ouvrage prendrait plusieurs mois, et, en attendant, les Hospitalières habitaient à la Congrégation. On hâtait le parachèvement de la chapelle dans le même temps.

C’est dans ces conditions que Jeanne Le Ber abandonna son premier reclusoir pour le second qui remplissait mieux les conditions requises. Un événement pareil s’accompagnait d’une cérémonie. Là, les Sulpiciens durent adapter, arranger. Tout d’abord, Jeanne avait déjà prêté des vœux. Il ne fut pas question, semble-t-il, de les modifier ou de les prononcer de nouveau. C’était une première simplification. Puis, aucune prise d’habit.

M. Dollier de Casson fixa la date de l’événement au 5 août, un vendredi, fête bien appropriée de Notre-Dame des Neiges. Il convoqua le peuple. Après les Vêpres, croix en tête, le clergé se présenta à la maison de Jacques Le Ber. La recluse apparut, mince, de constitution assez fréle, comme les historiens le dirent souvent. Elle portait une robe gris blanc, une ceinture de cuir noir, une coiffe blanche qui lui retombait sur les épaules. Elle était au bras de son père. Elle marcha à la suite des prêtres. Une procession se forma. On chantait des cantiques. Des scènes pareilles se relèvent dans l’histoire. Le trajet n’était pas long. À la porte du sanctuaire, le père ému n’y peut tenir ; il quitte le cortège ; il ne pourrait, sans sangloter, voir sa fille s’emprisonner loin de lui, à jamais. Les autres parents persévèrent.

Qui entre ainsi dans le sanctuaire ? Qui passe entre les filles de la Congrégation et les Hospitalières ? Qui va s’agenouiller devant l’autel ? Jeanne Le Ber, une recluse ? Sans doute. Mais aussi la contemplative, la solitaire, la silencieuse, celle qui vit l’état le plus saint et le plus élevé dans l’Église ; celle qui s’est vouée à la vie érémitique pure. Voici la reine qui porte un diadème sur la tête et un sceptre à la main. Les dissertations des théologiens lui tissent une dalmatique d’or. Bien peu de personnes pénètrent le sens profond de l’événement.

Et moins que les autres peut-être, la recluse elle-même qui, humble, attend, agenouillée. M. Dollier de Casson s’acquitte de ses fonctions comme il l’écrira dans un acte officiel :

« Je bénis une petite chambre avec son entrée et son petit grenier… le tout derrière l’autel de la chapelle… ». Il revient au chœur. « Je fis une briève Exhortation quelle Ecouta à deux genous ». Il rappelle sans doute les illustres exemples que Jeanne suit et lui souhaite la même persévérance. « Après laquelle je la conduisis à son susdit apartement dans lequel elle se renferma dabord et y persévéra vivante ». L’assistance chantait les litanies de la Sainte Vierge.

Cet écrit indique que la réclusion avait dépouillé quelques-uns de ses caractères macabres. Des maçons ne viennent pas murer la porte. M. Dollier n’apposera pas un sceau sur la serrure. Jeanne ne sera pas une « empierrée », comme on disait en Belgique. Des secours pourront l’atteindre en cas de maladie ou de détresse extrême. Elle ne mourra pas dans une solitude totale. On ne lui donne pas l’Extrême-Onction d’avance. On ne chante pas le Libera sur elle comme sur une morte. Pas de prise d’habit solennelle. Sous l’influence de maîtres de la vie érémitique, de saint Rodolphe, par exemple, et du bienheureux Paul Giustianini, on a, en partie, abandonné ces coutumes et ces rites anciens qui révélaient un excès. Une tradition adoucissante a prévalu. La substance demeure dans toute son austérité. Et l’on constate une survivance du cérémonial d’autrefois dans l’inscription que Jeanne inscrivit sur sa porte et qui n’était qu’une traduction des derniers mots que l’on psalmodiait sur la recluse disparaissant au monde : « Haec requies mea in seculum séculi, hic habitabo quoniam elegi eam ».

Bref, ce confinement de Jeanne Le Ber ressemblera plus aux claustrations rares d’aujourd’hui, celles des Camaldules, qu’à celles des reclus et recluses des premiers temps du christianisme et du Moyen-Âge. Toutes modernes qu’elles sont, elles demeurent d’une difficulté inouïe. Toujours la solitude dans sa crudité. La continuité du silence. C’est une vocation d’exception. Jeanne Le Ber a maintenant trente-trois ans et son emprisonnement volontaire dure depuis quinze ans.

Le lendemain, 6 août, fête de la Transfiguration, M. Dollier de Casson bénit la chapelle elle-même. Après, « on célébra la grande Messe, ce qu’on accompagne de toute la simphonie dont le Canada pouvoit être capable ou il y eust grand Monde ». Cette fois, Jacques Le Ber assistait ; il peut deviner la présence de sa fille derrière les murs.

Puis, le jour d’après, exposition du Saint-Sacrement suivie des Quarante Heures. Par son « hagioscope », Jeanne peut maintenant assister aux nombreux offices.

C’est dans un livre comme La vie solitaire de Thomas Merton que l’on peut constater la ressemblance étrange entre la réclusion des Camaldules, par exemple, telle qu’elle existe toujours, et celle de Jeanne Le Ber. Pour eux tous, « la vie solitaire est l’essence même de (la) vocation » ; et encore : « … Le fond même de leur vocation, qui est avant tout solitude et contemplation », les tient profondément. Même surveillance d’un directeur averti, mêmes occupations dans la cellule ; prières, méditation, lecture, récitation des psaumes, même travail manuel sous des formes différentes. Pour elle comme pour eux, « la meilleure manière d’établir un vrai silence intérieur, est de garder un complet silence extérieur, et que, pour avoir la solitude intérieure, il ne faut pas être seul au milieu de la foule, mais seul purement et simplement, loin de la vue et du bruit des hommes ». Il serait possible d’accumuler les citations et même d’en trouver d’autres en quantité dans un autre livre d’aujourd’hui : La vie érémitique, pour lequel le même Thomas Merton a voulu écrire une préface. Nous trouverions dans ces livres les riches assises de cette vocation. Ils projetteraient un faisceau de lumière sur la recluse du Canada. Contentons-nous de la phrase suivante : « La tradition chrétienne a toujours affirmé que la parfaite vie de contemplation, dans sa forme la plus haute, demande à être vécue dans une cellule d’ermite ».

Il n’est pas facile d’écrire la vie chronologique d’une solitaire qui n’a pas fait de confidences et dont le directeur s’est montré d’une discrétion éprouvée. Jour après jour, c’est la même existence sans événements, sinon dans l’âme et la conscience. Monotonie extérieure rarement brisée par quelques actes extérieurs qui ont de l’importance. Nous n’avons qu’une série d’observations, de notations qui ne sont pas datées, mais s’appliquent le plus souvent à toute la période de claustration. Il ne reste qu’un parti : diviser cette matière en chapitres appropriés. Quand on exécute ce travail pour Jeanne Le Ber, on fait tout de suite une constatation stupéfiante : ces chapitres peuvent porter les titres mêmes que l’on trouve dans La vie érémitique de Dom Leclercq, par exemple. Quand un ascète des années mil cinq cent présente le véritable ermite, il décrit Jeanne Le Ber telle que l’ont peinte nos historiens. La même surprise éclate si l’on étudie la préface de Thomas Merton. Voilà une rencontre révélatrice et qui nous dit toute la grandeur mystique de la recluse de la Congrégation. Femme perdue dans la sauvagerie des forêts du Nouveau-Monde, elle offre une existence conforme à celle que préconisaient les maîtres de l’ascèse.