Dans le nid d’aiglons, la colombe/15

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Texte établi par Fides (p. 99-106).

La bienfaitrice

Même en sa solitude exacte, Jeanne Le Ber sut trouver le moyen de manifester un amour du prochain qui se tissa sur son amour pour Dieu et qui se développa en même temps que lui.

Les pauvres furent toujours présents à sa pensée. Elle s’imposa des privations pour eux. M. de Belmont, son contemporain, nous donne des détails précis.

« Je ne sçay sy lon peut dire quelle fut chaussée, car ses bas quelle se faisoit des restes de Laines et de filasse piquantes, après en avoir oté le meilleur pour les pauvres, n’étoient qeu pièces et trous ; et ses souliers étoient faits de paille de Bled dinde quelle revêtoit de quelque morceau de cuir, tant pour faire moins de bruit devant le St-Sacrement que pour les faire durer davantage ».
Il faut continuer cette citation qui nous rapproche de Jeanne Le Ber, nous introduit dans son intimité : « Quand ses pauvres habits estoient assez usés pour s’éfiler, elle en otoit tuot ce quelle pouvoit, pour le travailler en bas ou Etoffes pour ses chers pauvres ; elle paroissoit faire ces choses avec desi grand transport de joye quil étoit aisé de juger quelle navoit point deplus grand plaisir que de les soulager, et que de bon cœur elle se fut dépouillée pour les revêtir ».


Voilà une scène d’autrefois qui ne se comprend plus guère aujourd’hui. Elle enseigne que la recluse savait ouvrer le lin, la filasse, la toile, aussi bien que la laine ; que les tissus étaient rares en Nouvelle-France ; quand ils étaient trop usés, raccommodés, on les effilochait afin de pouvoir les filer et les utiliser de nouveau. Enfin, dans cette opération, Jeanne gardait le meilleur pour vêtir les pauvres, se privant ainsi du nécessaire. Sans doute qu’elle aurait voulu aller nu pieds et nu jambes comme les ermites d’autrefois, mais les froids sibériens ne le permettaient pas. Alors, elle avait eu cette invention, devenue légende, de se servir de feuilles de maïs, — on ne sait si ce sont les feuilles de la tige ou celles de l’épi — pour s’en fabriquer des bas et des souliers, feuilles que retenaient des morceaux de cuir.

Cet incident marque bien que Jeanne s’occupa des pauvres. Malheureusement, les biographes n’ont pas laissé d’autres détails. Ils suffisent. Car, on sait en plus, qu’à sa mort, la riche héritière n’était qu’une déguenillée. On la trouva dans une robe gris blanc, tel que convenu, mais si usée, si rapiécée, si élimée, que les religieuses de la Congrégation ne crurent pas décent de l’ensevelir et de l’exposer publiquement dans un pareil vêtement ; son linge intime n’était pas en meilleur état. Elles se mirent au travail pour l’habiller de neuf. Quelle leçon, mais quelle leçon, dirait Bossuet, pour toutes nos vaniteuses d’aujourd’hui ! Aussi tout un peuple a conservé le souvenir de la femme chaussée de feuilles de maïs et priant dans la maison de Nazareth.

Elle manifesta son amour pour le prochain sur un plus ample théâtre. Sa générosité et celle des siens en faveur de la Congrégation de Notre-Dame contribuèrent à faciliter l’épanouissement de cette communauté. Elles favorisaient l’éducation et l’instruction des jeunes filles et aussi, des jeunes femmes, au besoin. Au Canada français, ces dernières, même en ces temps lointains, profitèrent des écoles qui s’ouvraient partout ; elles comptèrent parmi les mieux instruites du monde.

On sait déjà les efforts de Jeanne Le Ber pour consolider l’œuvre de Marguerite Bourgeoys, l’épauler : chapelle particulière garnie de vases sacrés, de vêtements, de linges sacerdotaux, d’ornements, de tableaux et même d’une cloche. Fondation de l’Adoration perpétuelle et d’une messe tous les matins. En 1698, alors que Jeanne était recluse en arrière de la chapelle, elle put assister à la prestation publique des vœux des religieuses, cérémonie présidée par l’Évêque. La règle était enfin adoptée, confirmée. L’œuvre de la fondatrice était terminée après au-delà de quarante ans de traverses continuelles.

Et l’an suivant, en « mil six cent quatre-vingt dix-neuf, le vingt septième septembre avant midy », Jeanne Le Ber donna encore la somme de dix mille livres pour promouvoir l’entreprise de l’enseignement aux jeunes filles. « Habitante en sa cellule », comme dit le contrat, elle comparait devant notaire, en compagnie de « sœur Marguerite Le moyne du St-Esprit », sa cousine, qui dirige maintenant la Congrégation, le fera plusieurs fois et longtemps, deviendra même l’une des grandes supérieures de l’institution ; elle est assistée de Marie Barbier qui la seconde, dont la jeune sainteté rayonne ; et aussi de sœur Louise Richard de St-Bernard, dépositaire. La donation est assez compliquée. En somme c’est « Dix mil livres argent de France en principal qui luy sont bien et Justement dues suivant deux déclarations faites », que Jeanne offre à la communauté ; sa vie durant, elle s’en réserve la jouissance « à titre de précaire ». Toutefois, les sœurs ne pourront utiliser cette somme « que pour leur Communauté establie en cette ville ». Les notaires Rimbauld et Adhémard paraphent cet acte.

Toutes les branches de la famille Le Moyne n’avaient pas également réussi dans l’entreprise de s’établir au Canada. Charles est maintenant anobli, il possède de vastes biens fonciers, tout comme Jacques Le Ber, mais il compte une nombreuse famille et ce n’est pas du jour au lendemain que l’on met en valeur des terres couvertes d’arbres énormes, de haute futaie. Mais ses frères et sœurs n’ont pas tous atteint l’aisance. Alors Jeanne se charge de l’éducation de neveux et nièces. Eux, ils ne la connaissent même pas, ils n’ont jamais vu cette tante recluse. On rapporte qu’ils viennent à la chapelle de la Congrégation et que, se plaçant en lieu favorable, ils tâchent de distinguer sa figure lorsqu’elle vient à sa fenestrelle pour communier.

Cette charité se manifeste jusqu’à la fin de sa vie. Marguerite Bourgeoys avait rêvé d’un pensionnat s’ajoutant au couvent qu’elle avait construit. Elle avait incité Marie Barbier et Marguerite Le Moyne, qui lui avaient succédé, à entreprendre cette œuvre. Les ressources manquaient et le temps passait. Jeanne est au courant. Elle est maintenant recluse ici depuis dix-neuf ans. Sent-elle sa fin prochaine ? On ne sait. Mais elle porte la supérieure du moment, sœur Marguerite Trottier, à entreprendre la construction toujours retardée. Elle la prie de ne pas surseoir plus longtemps. Elle l’encourage, l’assure que tout ira bien. Elle l’épaule enfin de telle sorte que la bâtisse s’entreprend, se poursuit rapidement, dans l’optimisme et l’ardeur. Rien ne vient troubler les travaux. Et le 9 septembre 1714, elle apporte une aide substantielle. Cette fois-là encore, grande réunion dans la cellule de la recluse « en Retraite depuis nombre d’années dans la Maison et Communauté des filles séculières de la Congrégation de notre dame », Elle déclare aux notaires royaux « résidants à Ville Marie », qu’elle projette depuis longtemps « d’Employer En œuvres de piété et de charité Le peu de biens qu’il a plu à Dieu Luy départir » ; elle croit que le meilleur usage qu’elle peut en faire à la gloire de Dieu est de constituer « un fonds desdits biens dont le Revenu soit appliqué au Soulagement d’un nombre de pauvres filles ». Non pas en leur donnant de l’argent, mais en leur procurant « toutes les instructions et Éducations nécessaires », tant pour les choses Spirituelles que temporelles ». Après avoir réfléchi et demandé conseil, elle a pensé que personne ne pourrait mieux remplir ce rôle d’éducatrices que les sœurs de la Congrégation « dont la conduite édifiante et les grands travaux lui sont connus », de même que leur amour pour les pauvres. Alors, elle établit « un fonds de la somme de treize mil trois cents une livres monoye de France » ; les notaires énumèrent ici les sources d’où viendra le montant : et l’on voit de quelle façon précise Jacques Le Ber avait voulu protéger sa fille contre les aléas de l’existence. Cette fois, Jeanne Le Ber ramasse les reliquats de sa fortune pour les offrir en suprême don ; demain, il ne lui restera plus rien. Demain, elle pourra mourir dans la pauvreté réelle et effective qu’elle avait toujours rêvée sans qu’on lui donne permission d’en venir là. Dans ce « Contrat portant Fondation… aux sœurs de la Congrégation de Montréal », elle peut enfin se dépouiller.

Les actes spécifient que le revenu de ce fonds doit « estre Employé à entretenir autant de pauvres filles que le montant… pourra Suffire, sur le pied de vingt livres par an à chacune ». C’est dire que, pour chaque vingt livres de revenu, les religieuses devront garder et instruire une fille pauvre. Le nombre des bénéficiaires diminuera si les intérêts baissent. Sur ce point la Congrégation s’entendra avec son exécuteur, M. de Longueuil, son cousin. Et comme la recluse est toujours réfléchie, elle marque bien son intention que ces filles pauvres soient nourries, « entretenues » ; qu’il faudra « leur apprendre ce qui est nécessaire pour être bonnes et véritables chrétiennes, et pour cela on leur apprendra à lire et à travailler aux ouvrages qui leur sont propres, de faire leur linge, leurs hardes, et les raccommoder, filer, tricoter, laver leur linge ». Comme ces adolescentes ont souvent « L’esprit tardif », on ne les prendra pas avant l’âge de douze ans « afin qu’elles soient plus en état de profiter des instructions qu’on leur donnera, pour l’âme et pour le corps, et aussi qu’elles puissent gagner leur Entretien », c’est-à-dire exécuter de petites besognes qui seront utiles aux religieuses, ce qui joindra la pratique à la théorie. Puis « elles ne sortiront que pour aller à la paroisse », c’est-à-dire à l’église paroissiale. Il importerait de choisir ces adolescentes dans les localités où les Filles séculières n’ont pas encore d’écoles et à qui tout enseignement fait défaut. S’il s’en trouve parmi elles qui ont la vocation, il faudra leur donner l’éducation nécessaire pour devenir religieuses.

Après délibération, et Monsieur de Belmont ayant donné son agrément, les religieuses acceptent l’offre « de ladite Demoiselle Le Ber ». Elles transcriront l’acte dans leur « régistre de fondations ». Jeanne se dessaisit immédiatement des sommes énumérées. Le tout a été passé « en l’une des salles qui a communication à la cellule » de la recluse, tous s’étant assemblés « au son de Cloche en la manière accoutumée ».

Sœur Marguerite Le Moyne, dite du Saint-Esprit est encore supérieure à ce moment-là. Catherine Charly, la sœur de Marie, est son assistante ; Marguerite Trottier de Saint-Joseph est la dépositaire. Le contrat sera insinué et enregistré le 23 octobre 1714 selon les ordres de Jacques Alexis de Fleury Déchambault, conseiller du Roi et Lieutenant Général pour la juridiction de Montréal.

Ce document repose en premier lieu sur une expérience amère : les colons ne réussissaient pas tous dans la tâche écrasante de défricher la forêt. S’ils échouaient, leurs enfants, comme le signalent plusieurs écrits, retournaient vite à la vie sauvage ou à la vie indienne. C’est pour parer un peu à ce mal que Jeanne Le Ber intervient. Et, assez curieusement, sur ce point particulier, elle continue une initiative de Marguerite Bourgeoys. Celle-ci avait fondé la Providence, pour recueillir et éduquer ces petites malheureuses. Quand elle donna sa démission de supérieure, les Canadiennes étudièrent la question : elles devaient se limiter uniquement à l’éducation sous peine d’échouer sur toute la ligne. Alors, elles abandonnèrent la Providence, œuvre de charité. Les ressources leur manquaient totalement ; elles subsistaient du travail de leurs mains. La fondatrice fut désolée de cette amputation, ne s’en consola guère. Et maintenant, c’est Jeanne Le Ber qui, avec les reliquats de sa fortune et avec la collaboration de la même Congrégation, reprend l’ouvrage sous un autre angle. Aux filles pauvres, elle veut donner l’apprentissage pour se mettre en service et de solides connaissances religieuses. Elle apparaît ainsi comme l’une des continuatrices de Marguerite Bourgeoys.

Sous cet aspect et sous celui de bienfaitrice de la Communauté qui l’héberge, Jeanne se révèle ainsi travaillée par nos préoccupations modernes. La haute civilisation que des mystiques avaient transplantée en Nouvelle-France ne se maintiendrait pas sans une instruction générale et poussée de la femme. Elle la veut, elle aussi, animée de part en part par le ferment du catholicisme : voilà l’axe d’une formation qui préservera de la sauvagerie, de la grossièreté, de la barbarie. Dans une certaine mesure, la recluse contribua ainsi à l’enseignement féminin qui prendrait, avec le temps, de si amples proportions.