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Dans le puits/04

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Mercvre de France (p. 81-93).
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IV


Et le jour gris, tout suintant de larmes, ramène les petits devoirs boueux, vous forçant à patauger dans l’humidité, car les bêtes ont faim. Mais, par n’importe quel temps, est-il plus douce corvée ? Donner à manger ! Donner leur pain quotidien à ceux qui vous prennent certainement pour leur Dieu…, à ceux qui n’ont que vous comme ciel, à ceux dont la confiance absolue demeure la preuve de l’innocence absolue ! (Où sont-ils, maintenant, les sauvages ayant encore l’appétit de nos civilisations ? Et quel conquérant peut-il tenir encore à devenir le fétiche d’un nègre ?) Eux, les pauvres inférieurs, ne possédant ni ambition, ni trésors, ils sont les captifs éternellement ravis de vous voir disposer de la noblesse de leurs attitudes ou de la bonté de leur chair.

Ils vivent en Patiente de votre geste qui offrira la manne ou la mort… en faisant déborder ou leur joie ou leur sang.

Les quatre chattes miaulent derrière la fenêtre de la cuisine, blotties entre les branches du cyprès. S’ouvrant sur l’ombre de la colline, qui monte et barre le ciel d’une épaisse frondaison, cette fenêtre c’est leur étoile. La menue boussole de leur entendement tourne la pointe de leurs oreilles de ce côté sans que rien puisse les en distraire. Pauvres chattes de campagne ne vivant que pour l’heure de la soupe depuis qu’elles savent qu’il y a une soupe ! Ah ! la bonne soupe tiède quand il fait si froid la nuit ! Elles grimpent comme des singes, s’approchent le plus qu’elles peuvent des carreaux éclairés et elles font courber les branches, tant et si bien qu’un jour Puçon tombera parterre. Attends ! Puçon, attends…

Les chiens, Mina, la louve allemande, et Rip, le bas rouge de Beauce, font le guet sur le perron, crevant de jalousie lorsqu’ils éventent l’odeur d’un repas qui n’est pas encore le leur. Mina, tête pointue, oreille fauve, Rip, crâne large, oreille noire, exécutent une série de cercles cabalistiques, en manège, sur une piste qu’ils ont usée de leurs ongles de fer. Ce sont les seigneurs de la cour. On leur en abandonne la plus belle moitié, celle de devant, avec la jouissance du perron. Ils y ont niches d’été, niches d’hiver et la vue du chemin de halage pour pouvoir donner de la voix sur tout venant. Du côté du poulailler, les perspectives s’embellissent, à leurs yeux ardents, de l’apparition des poules, d’un coq d’une blancheur éclatante, un coq de la paix, auquel Mina, d’un sournois coup de gueule, déclare la guerre chaque fois qu’il s’approche du grillage. Il y a aussi, dans ce poulailler, des lapins, prisonniers paisibles dans leurs étables trop étroites, les bons lapins, dont les oreilles sont toujours basses n’ayant jamais la permission de s’orienter.

Ça va très bien, cette ménagerie autour de la maison. Ils sont convenablement rangés dans des boîtes, des tiroirs, des coffrets. Je veux qu’on puisse être libre chez moi… de ne pas s’entre-dévorer. J’ai offert l’hospitalité à ces petits frères, mais je ne me reconnais pas le droit de donner aux plus forts celui d’opprimer le plus faible. Si je lâchais tout ce joli monde, si j’abattais une seule cloison, ils s’en iraient en un tourbillon de plumes et de poils… peut-être ne resterait-il que la louve allemande se léchant discrètement les ongles…

Plus loin, les chèvres bêlent tristement, en dehors de mon cercle familier. Je ne sais pourquoi ma vieille Pierrette m’appelle, puisque c’est la femme du poilu qui la nourrit, ayant besoin de son lait pour les enfants. Je n’ose pas aller la voir… non, je n’ose plus… Il me semble que mes visites seraient comme un contrôle, un espionnage de bourgeoise se méfiant de l’intruse. Et cette femme fantôme pourtant m’inquiète. Je me forge des chimères à son sujet. Je ne la comprends pas. Depuis un an qu’elle est ici, elle porte en elle un mystère que je ne pénètre pas et ma réfugiée belge en avait une sorte de répulsion. Ce que ma réfugiée ne trouvait pas clair, elle dont les yeux avaient la lumière d’un jour bleu, n’était vraiment pas rassurant… ça devient de moins en moins simple depuis que nous avons deviné que la femme fantôme est double. Elle ne parle jamais : c’est bien. Elle ne travaille pas : c’est mal. À son sujet je me rappelle cet article du Bonnet rouge, un article un peu fort en épices, intitulé : « Pas plus fainéante que vous, Madame ! » en réponse à je ne sais plus quelle réflexion de ma part, dans La Vie, sur la paresse de certaines créatures de la guerre (je devrais dire : créations). N’en déplaise à la brave féministe, je me tourmente à propos des paresseux sans jamais exiger d’eux la même somme de travail que je peux fournir. Non, personne, dans le peuple, n’est capable d’abattre du travail comme moi, simplement parce que pendant les travaux manuels les plus durs je peux y penser. Je n’exige pas l’intelligence. Je ne crois pas à la ferveur. Je n’estime que la conscience. Je nettoie une étable avec conscience et je pense à ce que je dois faire pour la nettoyer en oubliant tous mes romans au point que si on m’appelait à ce moment-là par mon nom de romancier, je ne comprendrais plus l’autre ouvrage et je n’entendrais pas. À qui, à quoi songe cette créature nonchalante ? Et vivant à cent mètres l’une de l’autre, elle dans le pavillon, en retrait du bois, moi dans la maison, au découvert du fleuve, nous ne nous connaissons pas plus qu’au premier jour de notre rencontre ! Est-ce que le drame serait là ?…,

(Dieu, que Puçon est agaçante de miauler comme ça en élevant de plus en plus le ton ! Comme on devine bien qu’elle est née chez un marchand de vin, celle-là !)

Allons… les soupes ! Et distribuons avec justice les petits morceaux de viande aux carnassiers. Puçon ! Souris ! Puçonneau ! Souriceau ! Allons, les mères chattes et leurs petites filles, voici le grand plat… au bas de l’escalier, sous la voûte, garantissant de la pluie pour que la sauce n’augmente pas ! Voyons, Puçon, ne mangez pas toujours sous le nez des trois autres ! Quelle goulue !

Puçon est noire avec du blanc en dessous, tel un manchon de civette ; Souris est tricolore, c’est-à-dire blanche, rousse et noire. Puçonneau a l’air d’un ramoneur effronté et Souriceau d’une limace angora, tellement elle est insaisissable. Mangez bien aujourd’hui. Demain… on ne sait pas ! C’est la guerre… »

Après, je nettoierai ma basse-cour, les mains sans gants, les pieds dans les sabots, déclarés légers, qui sont si lourds, avec ma robe déjà ourlée de boue. Rien ne m’est plus pénible que le brossage perpétuel des vêtements, toujours garnis de terre en grelots ! Ah ! le pays des sept costumes et des treize bonnets… quand le reverrai-je ? Et quand retrouverai-je mon Alice, fringante et mince, soubrette de Molière, allante et vive comme une mésange (dont elle possède la petite tête coiffée de brun lisse), têtue, d’ailleurs, mais spirituelle comme un gamin de Paris, aux réflexions si drôles quand on éteint les rampes de gaz du mardi ! Où sont les mardis du Mercure de France ? Alice mettant le couvert du thé, pendant que l’extra la regarde, soixante ou quatre-vingts tasses, dressant les petits fours jolis comme des fleurs, sur les compotiers, et les fleurs, d’odeurs savoureuses, des jacinthes charnues comme des bonbons dans les cornets de cristal ! Alice disant gravement : « Madame n’a pas pensé que c’était le jour de la nappe jaune ? Le service Louis-Philippe va mieux avec le jaune… parce qu’il est doré. D’ailleurs ce que j’en dis… c’est à cause du style ! » Le style ? O mes lapins, pourquoi froncez-vous le nez ? Il fut un temps où, en France, nous avions du style… peut-être pas précisément dans nos livres, mais dans nos meubles, dans nos costumes et même dans nos gens ! Oui, mes chers lapins, humilité faite fourrure, je vous le déclare en vous offrant ces côtes de choux absolument comme je leur offrais des petits fours.

Et j’ai fui ma maison de là-bas, qui a du style depuis Henri IV. J’ai abandonné ce musée où l’on pouvait cataloguer un échantillon de tout ce qui fut les grâces puériles de la France à travers plusieurs siècles d’élégances et d’idées biscornues !

Qu’est-ce qui est idiot, au fond : la guerre ou la beauté ? Il y a certainement un point à ne pas dépasser dans le puéril. Et dans l’horreur tout est déjà bien au delà du cauchemar.

Nous eûmes le tango, d’odieuse mémoire.

Maintenant il y a un tank. Et on raconte, de ce monstre tout neuf, des merveilles d’équilibre, dans une assurance redoutable de mouvements inédits. (La gravure de l’Illustration empêche de dormir !) Nous ne sommes pas méchants, les gens du monde, nous avons seulement l’amour inexplicable de nos ridicules… Mangez, mes petits lapins, car l’océan de l’herbe c’est l’infini et la danse des papillons du printemps ne la foule pas. Un tapis de haute laine que la providence des lapins renouvelle pour les récompenser de leur humilité paisible.

Mes animaux ? Ils sont à moi, si on veut, car je ne les achète jamais. Je les recueille. Et je ne les fais pas mourir à mon usage. J’ai mes poules pour les œufs, mon coq pour mes poules. Les lapins… ce n’est pas moi qui les mange quand ils ont mangé l’herbe que je leur trie.

Puçon m’a été apportée par une amie (la femme aux chats, une héroïne dont je dois parler un jour et pour lequel portrait il me faudra tout un volume, tant sa grâce bizarre, son étrange beauté moyenâgeuse me fourniront des documents psychologiques). La dame à la ferronnière l’avait tirée des mains d’un vivisecteur amateur et elle me l’a confiée : dépôt sacré, ô Puçon, malgré ton accent de comparse de réunion publique. Souris, c’est la chatte des anciens gardiens ; on se la repasse comme une consigne. Puçonneau et Souriceau, leurs filles, me sont restées pour compte… parce qu’on devait en faire un civet, paraît-il. J’ai dit que je n’invente rien. Je ne cherche pas le détail sauvage, qui souligne certains degrés de nos civilisations, je ne le répudie pas non plus quand il se présente…

Dans le pays que j’habite l’été, il y a des restaurants qui ont l’habitude de vendre des chats (écorchés, je suppose) aux mariniers pour leur cuisine ambulante… On avait commandé à mes anciens gardiens deux chattes bien tendres. J’ai eu vent de cette histoire, et je les ai sauvées de la casserole… fluviale.

Ah ! elles m’en ont fait des misères, celles-là, sous prétexte de leur tendresse et de leur rage à suivre le bord de ma robe ! Elles m’ont suivi sournoisement un soir jusqu’au barrage et elles se sont perdues dans les environs des… ogres. Un soir de décembre ! Il m’a fallu courir tout le pays avec une lampe électrique, sonder chaque touffe de roseaux, franchir la ligne du chemin de fer, sous le tunnel, aux risques de me faire fusiller par Totor, le garde-voie, et j’ai fini par les apercevoir, boutées dans la gelée blanche, blotties l’une contre l’autre, usant peu à peu leur chaleur naturelle, miaulant faiblement, si pitoyablement avec leurs yeux ronds pleins d’eau… « Vite, vite, dans les poches de mon manteau, coureuses, évaltonnées, sans jugeote, gibiers de casserole ! » Et toutes deux se mirent immédiatement à ronronner, car l’animal n’est jamais récriminant, même s’il y a crime ; il remercie d’abord.

Quant à Mina et à Rip, cadeau superbe, ils me furent livrés, par leur propre maître, pattes et museaux liés. (Un éprouvé de la guerre ayant vu saccager sa propriété du côté de Lille.) Il vint me les amener et leur parla comme à des personnes, d’un ton grave bien ému : « Je vous laisse à la dame. Obéissez-lui et gardez-la convenablement. Faites votre métier pour gagner votre soupe. » Les chiens se couchèrent sagement. Ils eurent un sanglot de grands enfants qui n’osent pas pleurer en présence de celui qui dicte la leçon à apprendre. Dès qu’il fut parti, ce fut un terrible concert. J’avais beau leur expliquer qu’en guerre on ne peut pas choisir son… ennemi, on les entendait hurler à tous les échos de la falaise : « C’est pas des chiens, c’est des remorqueurs ! » me déclara un mendiant qui passait. Leur chagrin s’en alla, jour à jour, au fil de l’eau. Mina, laissée trop libre, rapporta même un lapin de garenne dont elle m’offrit le train de derrière, et Rip faillit dévorer un facteur. Ah ! mes chiens ! Ne viendra-t-il pas un temps où, en effet, le facteur sera votre unique ressource ?… De même qu’il m’apporte, à moi, le seul aliment complet dont je veuille nourrir mon esprit aux dépens de mon corps, puisque je lis toujours mes lettres juste au moment où le rôti commence à brûler, de même, un beau matin, le cuir de sa vieille boîte graisseuse, les journaux, si peu substantiels, seront peut être tout ce que nous aurons à nous mettre sous la dent.

Mes chiens, mes dieuxdonnés, ne hurlez pas à la mort, ne l’attirez pas par ici. N’ayez pas peur de la lune et ne faites pas de scènes aux plus petits que vous. Nous sommes, ici, des tas de frères inférieurs obligés à la vie en commun. Tâchons de démontrer à l’homme que nous pouvons, nous, les bêtes, avoir l’esprit de savoir nous borner… sans écrire !