Dans le puits/Texte entier

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Mercvre de France (p. 5-263).


I


J’en eus la première vision par un jour bas et louche du dernier automne qui exhalait une haleine pourrie, un air passant sur des feuilles mortes, des bêtes en décomposition, des tas de choses immondes formant peu à peu le bon terreau d’où sortira le nouveau germe du printemps, tout frais paré, en habit vert. C’était un demi-jour préparant les yeux fatigués par tant de larmes, ou de pluie, aux crudités de l’époque à venir, et l’on voyait l’eau de la rivière presque stagnante laissant transparaître, à contre-lumière, des poissons, caressant de leur ventre d’argent des tessons de bouteilles dans la vase, des chiffons sans couleur imitant des formes de noyés. On pouvait, à la rigueur, supporter les façons décourageantes de la nature, parce que ceci représentait le protéisme nécessaire à sa vie courante, et puis ceci s’était déjà vu, mais l’hypocrisie de cette période angoissante où chacun tâchait de persuader à l’autre que tout était pour le mieux, non, cela ne pouvait plus se supporter et l’on se sentait descendre… descendre… jusqu’à toucher, justement, cette vase où dormait tout ce qu’on avait jeté par-dessus bord, mais qui restait stagnant, comme ironiquement indiqué sous une vitrine.

Je devinais bien que je me trouvais toute seule à descendre si bas.

Personne, vraiment, n’avait envie de me suivre… et j’allais m’enfonçant davantage, les bras levés, les cheveux dressés par ce vent de pourriture qui m’arrivait peut-être de lointains charniers, sinon du fumier bienfaisant répandu pour les semailles.

La balustrade fleurie de mon balcon avait pris l’apparence et toute la largeur d’une margelle. L’avais-je donc enjambée ? Ou me penchant sur le paysage désert…

J’aurais dû me retenir à cette branche de ronces, à cette aspérité du roc et je n’aurais pas pris pied complètement dans cette glu !

Quand je voulus remonter il était trop tard : elle me tenait. Je ne parle pas de la boue. Je veux signifier sa présence réelle, de la possibilité de la femme qui demeurait là, elle aussi, comme l’objet rare, sous la vitrine bien cadenassée. Je la découvrais, je la sentais, car je n’oserais pas affirmer que je l’aie jamais vue, regardée face à face, mais je sais que je l’ai touchée, entendez-moi, je l’ai palpée… ce qui est autre chose que la voir. C’est, en quelque sorte, l’avoir. Il y a même une autre affaire encore plus grave : je sais, à n’en pas douter, qu’elle n’est pas belle ! Je crois qu’elle ne sera jamais belle. Vous m’avez déjà tous compris : elle n’est pas belle. C’est, naturellement, une pauvre créature condamnée à la prison perpétuelle et qui ne reçoit de visite que du bourreau ou de ses trop violents adorateurs, une bande d’énergumènes dont je me flatte de faire partie.

Elle tournait, tournait, dans un cercle vicieux (tous les cercles sont ainsi), elle formait son alvéole dans la boue comme une abeille noire dans de la cire noire et cependant, blanche et rousse, par éclair, elle semblait luire sous une épaisseur de cendres remplie de papiers brûlés : rien n’est plus noir que la cendre de papier brûlé ! Ses pieds se détachant de la sombre argile qu’ils foulaient claquaient à la manière des ventouses. Ah ! Elle fait là un rude métier, jour et nuit, pour rompre le cercle, et elle piétine, de temps en temps, du verre cassé, probablement des tessons de bouteilles que la rivière, si proche, lui a repassés par lente infiltration, peut-être les débris d’un vieux, d’un très vieux miroir. Vous figurez-vous l’existence d’un aveugle qui foulerait aux pieds ses propres cristallins ?

Dans ce cachot obscur, demi-prison, demi-tombe, je ne cherchais pas à m’asseoir ou à me coucher. Pour excuser ma chute, je voulus me tenir cérémonieusement debout et je m’effaçais le plus possible, dos au mur, pour la laisser libre de tous ses mouvements, mais nous n’étions pas plus à l’aise l’une que l’autre, manquant toutes les deux d’espace ou d’air pur.

— Oh ! dit-elle dans un soupir qui me parut de sa part un peu naïf, vous avez de la chance, vous, d’être habillée quand il pleut.

Sa voix était maussade, étouffée comme le bâillement d’un animal agressif quoique paresseux.

De nouveau, je tombais de mon haut, cette fois-ci, moralement. Moi qui me disposais à lui demander ce qu’elle pensait du pessimisme, en général !

Je ne pus m’empêcher de sourire.

— Habillée, murmurai-je, vous voulez dire vêtue… car je ne m’habille pas.

— Vous voulez prétendre que vous ne vous habillez plus ?

Alors, ce fut là le début de cette sensation étrange qui me poursuivra tout le long de ce récit et qui vous le fera trouver plus étrange encore. Je reçus un choc derrière la tête, un très petit choc incapable de fêler, lequel donna tout de même son étonnant maximum de souffrance. J’eus l’impression que je n’étais plus moi, ni vis-à-vis d’elle, ni vis-à-vis de moi, que j’étais, ou devenais, un personnage d’une comédie quelconque récitant, jouant un rôle. L’air me sembla épaissir d’un nuage de boue et l’eau, tout au contraire, s’éclaircir, diminuer de sa vase, car elle recommençait à tourner et des colonnes de cendres, fouettées de pluie, s’enroulaient autour de mon front. Chaque fois qu’elle passait près de moi, ses cheveux, comme des algues balancées par un mystérieux courant, me frôlaient et m’enfonçaient, si j’ose dire, la sensation bizarre par tout le corps. Ce n’était plus le cerveau qui vibrait, c’était toute ma personne, et si sa présence était réelle, ma souffrance devait l’être au même degré. Réalité ou cauchemar, je savais que je souffrais.

— Madame, lui dis-je, en grande confusion, nous ne sommes guère ici que deux épaves, vous et moi, et il me paraîtrait un peu ridicule de vouloir vous imposer les phrases en usage dans les salons bien parisiens. Oui, je me suis habillée comme nous toutes, parce que la politesse française veut que certaine folie soit contagieuse.

Elle eut un petit rire humide. (L’endroit où nous nous débattions l’était sinistrement !)

— Je me demande ce que vous venez faire chez moi, vous et… vos costumes de jadis ? gronda-t-elle.

— C’est justement ces costumes de jadis que je voudrais abandonner tout à fait, s’il vous plaît de m’aider, Madame.

— Ah ! vous désirez dépouiller… la vieille femme ? fit-elle en hésitant sur le trait pour mieux l’enfoncer.

Ce fut à mon tour de rire et je ris en toute franchise, sans me soucier du trémolo d’aucune averse.

— Je ne cache pas mon âge, Madame. J’en suis assez fière, car, depuis que je vieillis, j’apprends à rajeunir mon esprit chagrin et c’est pour qu’il fasse peau neuve que je cherche à le frotter aux déités de… pierre. La vieillesse bien conçue, c’est l’antichambre de l’éternel…

— Oui, les grands serpents changent d’écailles en se frottant, là-bas, aux ruines des anciens temples de l’Inde, mais leurs yeux restent des fascinateurs… d’oiseaux-mouches.

Nous goûtâmes en silence la souple ondulation de sa phrase où il y avait le meilleur et le pire. Elle ajouta, pour chasser toute contrainte :

— Avouez-moi le nombre et la nuance de vos costumes. Je verrai ce que je peux faire à votre sujet. Vous riez très bien. Il y a si longtemps que je n’entends plus rire dans mon trou.

Nous nous adossâmes chacune contre notre paroi de muraille, et notre commun frisson tournait en cercle, nous procurant je ne sais quelle merveilleuse fièvre. Cependant la frivole technicité de sa question me plongeait dans l’étonnement.

— Vous y tenez tant que cela ?

Son masque pâle et brouillé par les rides de l’eau s’illumina d’une lueur singulière.

— N’avez-vous donc point remarqué que toutes les religions sont ornées, pour ne pas dire affublées, de symboles et de gestes puérils ? Du sauvage qui fait tam-tam à la barbe d’une idole de bois pour conjurer l’orage, jusqu’au prêtre catholique réduisant Dieu à l’état de cachet comprimé, tous ceux qui s’efforcent vers une croyance possible s’entourent de précautions extraordinairement vulgaires. On dirait qu’ils veulent empêcher leurs doigts ou leurs prunelles de devenir fixes, de s’appuyer sur quelque chose. Il faut bien leurrer le patient. Je vous demande le nombre et la couleur de vos robes d’il y a trois ans, parce que si je vous obligeais à réciter un chapelet vous ne le feriez pas. D’ailleurs, si cela vous contrarie : remontez. Je ne suis pas allée vous chercher, ma chère.

Cette dernière parole m’amusa. Je m’attendais si peu à la trouver drôle que je me mis aussitôt à débiter ma leçon, comptant sur elle pour me ramener aux justes proportions, si je m’avisais de me payer… son diadème.

— J’avais, il y a trois ans, sept robes, tout autant que de péchés capitaux, Madame et cher Maître. Il y en avait trois pour l’intimité ou les réceptions à domicile et quatre pour les sorties, dîners, soirées, théâtre, etc., etc. Elles étaient presque toutes pareilles, car je n’aime qu’une couleur, pourtant je crois bien me rappeler qu’il y en avait une rouge, une jaune et une verte, plus une noire, que j’allais oublier, pour suivre les enterrements…

— Sur sept robes pareilles, interrompit-elle, j’en vois déjà quatre qui ne sont pas de la même couleur…

— En effet, et c’est aussi surprenant pour moi que pour vous. J’ai presque passé ma vie en demi-deuil, tellement j’aime le violet, cette pourpre du deuil, seulement, il fallait mener ce que nous appelons le train (un train d’enfer ?) et ne pas envenimer les regards si las de mes voisines… J’ai sacrifié aux goûts de leur jour.

— Vous avez consenti à cesser d’être vous ?

— Je me suis oubliée.

— Les concessions ne sont jamais des oublis, ce sont toujours des crimes de lèse-absolu.

— Dans cette si petite chose : la nuance d’une robe ?

— Comme dans les plus vastes. Ne cédez jamais un pouce de votre volonté, sinon vous la perdrez bientôt tout entière. La rognure de votre ongle qui tombe et qui jamais plus ne fera corps avec l’ongle entier, c’est déjà de la mort qui arrive… et c’est du suicide quand vous l’avez coupée.

— Oh ! la mort… à quoi bon la craindre ? Ça n’existe pas, puisque justement c’est en dehors de notre volonté.

— Est-ce que vous entendez le canon, là-haut ?

Un instant nous écoutâmes. Elle s’amusait à tresser, de ses mains pâles, ses cheveux, algues fluides, les assemblant du côté gauche.

— Tenez, dit-elle, d’un ton plus bas, en cueillant, comme une fleurette blanche, une espèce de légère esquille qui emmêlait ses mèches rousses, voici ce qui reste du fémur d’un enfant qu’on a jeté dans cette bourbe, il y a un siècle peut-être. De la mère ou du père criminel il ne reste plus rien, parce qu’ils furent convenablement enterrés dans un cimetière où tout le monde pouvait aller les exhumer, mais ce petit morceau de leur petit enfant a résisté à la décomposition parce qu’il y a une eau ici que je peux qualifier de fatale. On raconte que certains ossements se changent en turquoises dans des terrains riches de phosphates d’alumine… De sorte qu’on pourrait porter une bague faite de la substance de sa victime… Tout arrive et je suis au fond des plus incroyables aventures. Comprenez-vous ?

— Certainement. Dois-je passer au chapitre des chapeaux ?

— Je ne vous en dispenserai pas.

— Je n’ai plus de chapeau. Quand j’ai atteint la cinquantaine, j’ai pris le bonnet, sans plume ni cocarde, des paysannes de mon pays, le bonnet de dentelles ou de velours qui est le serre-tête des matrones sérieuses et aussi le béguin des pauvres orphelines.

— Oui, oui, je sais. Là-dessous on n’a jamais pu examiner si la paysanne ou la pauvre orpheline savait se coiffer. Ses cheveux blancs (ou sa paresse) y trouvent un asile inviolable. Et vous avez combien de bonnets ?

— Treize, fort exactement. Ils sont assortis aux costumes, et puisque vous êtes au courant des choses de la mode, vous devez savoir que l’on assortit la coiffure tantôt à la garniture de la robe, tantôt à la robe même, et qu’il en faut donc plusieurs pour un seul costume.

— Je suis dans le courant… de la rivière, un peu plus profond que le courant. Je puise aux sources quand j’ai besoin d’un bon renseignement. L’eau, c’est le berceau du monde. Par l’eau on peut tout apprendre, tout entendre, y compris le canon.

Dans le moment de calme qui suivit sa réponse, nous perçûmes un petit frisson de la nappe transparente au-dessus de la vase argileuse et nous reçûmes une commotion de la maçonnerie derrière nous.

— De quel côté ? murmurai-je, anxieuse.

— Du côté de l’imitation, laissa-t-elle tomber méprisante, comme si elle avait craché pour faire un rond. Ils sont en train d’essayer des poudres à F. Vous n’avez pas peur de la mort, mais si vous étiez consciente vous devriez avoir une horrible crainte de ces essais-là qui éterniseront la boucherie. On apprend à tuer. De génération en génération, maintenant, on aura le goût du sang.

— Et vous désapprouvez ?

— Que voulez-vous donc que cela me fasse ? dit-elle froidement, avec l’accent que Verlaine aurait pris pour dire :

« Pourquoi veux-tu qu’il m’en souvienne ? »

Elle jouait du bout du pied dans la vase, troublant l’eau qui se ridait, tantôt reproduisant son masque ironique, tantôt mon visage de tourments inavoués. Je sentais que nous allions nous éloigner l’une de l’autre ou nous lier par de plus lourdes chaînes que celle qui pendait sur nos têtes, en balançant un trapèze de fer ayant servi à descendre, autrefois, le seau qu’on emplissait là quand la boisson de ce liquide n’en était pas fatale, pour employer son terme.

— Résumons-nous, murmura-t-elle. Vous avez eu sept robes et treize bonnets. Vous êtes une femme simple, vous ne craignez ni Dieu ni la Mort, et vous êtes venue chez moi. J’use les gens, mais, si dure que puisse être mon école, vous serez bien obligée de la suivre, malgré vous, malgré moi. Je suis toujours ici à marée basse. Alors, vous connaissez le chemin ? Vous prenez la chaîne et sa tringle de fer. Pour remonter, ça dépendra probablement de ce que nous aurons dit. Il y aura des jours où ce sera difficile, car, à votre propre poids, il faudra nécessairement ajouter celui de certaines réflexions. Je ne suis ni tendre ni très gaie…

— Vous êtes belle, Madame ! lui affirmai-je sans aucune conviction,

Elle me lança un regard clair comme l’eau qui reflète le ciel dans les ornières des chemins de la pleine campagne par les grands jours d’été, l’eau qui trace comme des rails d’acier bleu à la rapidité de la lumière.

— Non, dit-elle d’une voix sourde. Je ne suis pas belle, j’aurais pu l’être sans les sept robes et les treize bonnets de votre pays. Je ne suis ni jeune ni jolie, mais je possède la formidable puissance d’exister depuis le commencement des siècles, en supposant qu’il y en ait eu un. Je vis cachée, mais je n’ai pas besoin de me montrer pour qu’on ait envie de me voir. Si je n’existais pas, il faudrait me fabriquer comme Dieu, mon petit cousin, qui qui est venu longtemps après moi. Je ne suis ni une divinité ni un démon, encore moins une femme. Je suis une forme, la première forme, le moule, et tout le reste n’est que mon apparence ou ma déformation. Je ne suis nulle part et cependant on me retrouve en tout. Honneur à ceux qui me cherchent sans se soucier des usages reçus. On me rencontre à l’improviste. Pour ne pas perdre mes traces quand on croit enfin m’avoir découverte, il faut conserver un esprit simple, car on me voit disparaître au milieu des complications sentimentales. (Comme je suis nue, j’ai horreur de certains guêpiers.) Mes plus proches voisins sont les enfants, les fous, les poètes et surtout ceux qui sont capables, ne souriez pas, d’exagération… parce que l’exagération ou l’exaltation est une fermentation de ma puissance. Dans mon glacial royaume il faut que l’eau s’agite et se corrompe d’abord pour pouvoir ensuite se résoudre en pluie fécondant les terres. Il n’est tel qu’un bon orage pour tout tonifier… À propos : que veniez-vous me demander en vous précipitant dans ma maison, puisque votre visite n’était décidément pas un suicide ?

— Il est bien tard pour vous le dire, Madame, surtout si vous ne l’avez pas déjà deviné.

— Moi, je ne creuse pas les situations. Je me déclare au-dessous de tous les niveaux et j’attends, n’ayant rien de mieux à faire qu’à enregistrer les vibrations souterraines produites par le canon… ou la patte de la taupe forant des racines.

— Je voulais vous demander ce que vous pensiez du pessimiste.

— Ah ! Vous donnez dans la manie des enquêtes, à présent ? Faut-il, ma pauvre amie, que vous ayez du temps à perdre ! Le pessimiste, c’est un homme qui a tort d’avoir raison. Il y a des jours où il faut savoir faire des grimaces avec les singes et vous connaissez le proverbe : souvent la peur d’un mal nous conduit… jusqu’à moi. Je ne suis pas souvent bonne à exhiber.

— Comment se fait-il alors qu’on ne puisse pas vivre sans vous ?

— On ne peut pas vivre sans moi quand on est malheureux. Si on était très amoureux, très riche ou très ivre, on n’aurait aucun besoin de ma présence. Les joies du monde sont des choses factices qui aident à se passer de ma solidité. D’ailleurs, je suis un luxe qu’on ne peut pas payer, sinon avec tant de larmes que beaucoup de mes fervents y renoncent. Vous avez besoin de moi parce que vous commencez à vous ennuyer ou à connaître la peur.

— Si je pouvais seulement croire à d’immortels principes : le droit, la justice, la liberté, l’égalité… ou la mort !

— Des principes ? C’est une invention humaine et, par conséquent, leur immortalité est contestable. Ce qui demeure immortel, c’est le génie, la légende, parce que c’est mon voile. Ce qui brille le plus, malgré la distance, c’est une étoile dans la nuit ; sans l’obscurité, vous ne la verriez pas ! Des principes ? Pourquoi pas la morale ? Tenez, je préfère encore les sept robes de votre condescendance et leurs treize bonnets assortis. Au moins, c’est franchement absurde… Songez que la légende nous apprend l’histoire ancienne falsifiée par les grands historiens. Allons, laissez-moi tranquille avec vos enquêtes ! Vous ne me trouverez jamais là-dedans, cette bouteille à l’encre, puisque tout le monde y puise à la fois. Je n’aime pas le bruit, si j’estime la colère.

— Que faut-il entreprendre quand on a tout essayé pour se rendre utile, Madame, et qu’on se sent impuissant à se consoler soi-même ?

— Il faut atteindre les sources en se penchant sur les miroirs.

— Je ne saisis pas, Madame.

— Il faut examiner sa conscience. Dépouillez de plus en plus la vieille femme. Faites peau neuve. Au lieu de m’inventer à tâtons en de mauvaise littérature, photographiez-moi quand vous me rencontrez à l’improviste en n’importe laquelle de mes postures. Ne racontez plus d’histoires qui ne puissent pas être l’Histoire, c’est-à-dire la légende entre toutes les autres. Mais soyez humble, ne choisissez pas vos modèles parce qu’ils vous plairont. Vivez plutôt la tête basse, à jamais lourde du souvenir de vos treize bonnets ! (Bonnet vient de bonne.) De qui étiez-vous la servante ? Libérez-vous. Il ne faut servir que la nature qui, seule, a des droits sur nous et le plus mince brin d’herbe que vous saurez étudier à la loupe vaudra bien la poutre que vous gardiez dans l’œil. Allez et revenez-moi guérie. L’heure du mystère arrive… Empoignez-moi cette barre de fer, vite, remontez chez vous pour y nettoyer votre intérieur. Les araignées filent aux angles de votre imagination, déliez-vous, pauvre mouche, avant qu’il soit trop tard. N’entendez-vous pas les cris de la vie qui vous hèlent ? Les chats miaulent autour de la maison. Les chiens donnent de la voix sur l’intrus. Les poules attendent le bon grain durant que leurs poussins boivent les dernières gouttes du soir, car le soleil couchant se reflète tout entier dans leur petite tasse et voici que le pinson familier porte une miette du pain que sa femelle prend pour une galette des rois… Remontez !

Sur ce, je saisis la chaîne, l’obscurité de sa prison, ronde comme l’alvéole de cire noire d’une abeille noire, finissant par me donner le vertige. Il me sembla bien que j’aurais pu descendre plus bas, creuser la situation, malgré sa défense ; mais par politesse j’obéis et je remontai en me balançant, tel un poids d’horloge réduit à faire des excentricités… Mes quatre chattes m’appelaient là-haut, furieuses, la queue droite, réclamant leur soupe avec des hurlements de louves.


II


Seule, je suis seule. Je n’attends rien. Je n’espère pas. Je ne vois personne et je ne parle presque plus. Quand le bon compagnon vient, nous ne parlons pas davantage, ayant trop pris l’habitude de penser aux mêmes choses. Quand il m’écrit, nos lettres se croisent, parce que je lui écrivais ce qu’il m’écrit. De temps en temps nous nous disputons avec la subite véhémence que mettent le dogue et la chatte pleine à s’expliquer sur un os de poulet. Mais il ne s’agit pas de nos affaires. Il (le dogue) trouve que tout marche à souhait. Moi (la chatte pleine) je constate que ça va mal et je cherche à lui cacher le mieux possible les petits de mon imagination pour qu’il n’essaie pas de les réduire à néant. Quand je mesure le chemin parcouru des sommets d’il y a deux ans au… trou dans lequel je suis tombée, je m’étonne que tout aille si bien,… et puis il y a ceux qui n’en reviendront pas, eux, du trou ! Je ne peux plus rentrer à Paris parce que j’ai eu le soin de me lier ici par un collier terriblement fort : celui des responsabilités, et je tire dessus par dépit, pour faire acte de sauvagerie sinon d’indépendance, sachant à n’en pas douter que le collier ne cédera point, puisque je l’ai rivé moi-même. J’ai voulu vivre cette vie, j’ai librement choisi mon emprisonnement dehors, en dehors de toutes les complications mondaines et il en résulte un inextricable nœud d’obligations rurales, agrémentées de touffes d’orties. Si loin du pays des sept robes et des treize bonnets, comment, du reste, y retournerais-je, en mes haillons couleur de poussière ou de boue ? Mon imagination est vraiment grosse d’une portée de toutes les espèces de monstres. Il vaut mieux les mettre bas… près d’une rivière.

Je m’évertue à me limiter aux besoins du pain quotidien, pourvu qu’il soit complet, franc de goût, du pain de guerre. Oh ! le bon pain ! La France, ayant mangé son pain blanc le premier, on a fini par nous vendre de la miche grise qui est tellement supérieure à cette pâte d’amidon trop travaillée dont la capitale viennoise eut le monopole. Tendre ou sèche, on semblait avoir sous la dent une houppe à poudre de riz. Enfin on mange la tourte de ménage. Était-ce bien la peine de se moquer des autres qui mangeaient d’abord leur pain noir ? Ce sera un pas vers Elle, la dame du puits ! Pour parler son propre langage, ici, je m’évertue à l’inventer, parce que je sens qu’elle se dérobe de plus en plus et je conforme, tant que je le peux sans crainte de blesser le voisin, — je n’en ai pas, — mon existence à son invention. (Je m’imagine que le créateur de l’aviation devait frémir au vent de l’hélice rien qu’en tournant sa cuiller dans son potage.)

Ce pain, hélas ! il arrive trop tard pour mes réfugiés belges qui le réclamaient et qui sont partis de chez moi sans y avoir goûté. Dans leur saine petite patrie de jadis, on le mangeait déjà et cela n’empêchait point, au contraire, l’abondance des gâteaux. Ils vivaient chez eux économiquement quoique largement. Le lait était à trois sous le litre, la bière à discrétion dans leurs restaurants et on offrait le bol de café à tout venant. On faisait, aux enfants, des tartines qui se coupaient normalement sans des excavations de plusieurs centimètres où on ne peut pas plaquer le beurre et d’où la confiture coule entre les doigts. Mes amis belges me donnaient l’impression de demeurer encore dans une des cinq parties du monde. À présent, je me figure être en ballon ou dans la cage des mineurs, tantôt montant aux nuages, tantôt descendant en plein vertige. Je manque de point d’appui. Ils me gardaient bien plus que je ne les gardais. Ils sont partis et je me demande souvent comment ils ont pu tenir. Ils ont tenu près de dix-huit mois, dans un logement de la dimension d’un mouchoir, mal meublé de meubles datant de quelques siècles dont aucun tiroir et aucun battant ne ferme, avec des vents aussi coulis que contraires, des chaises de paille hérissée, une vaisselle écornée, nulles commodités vraiment commodes, des lits détestables. Ils conservaient le sourire, s’efforçaient, de leur côté, de me prouver que tout marchait le mieux possible et que, si je ne pouvais plus écrire, c’était à cause de leurs enfants qui poussaient leurs cris… Et puis ces gens-là croyaient à des vérités qu’ils ne cherchaient pas, pendant que moi je ne crois même plus à la vérité que je trouve. Ils étaient raisonnables, sages, remplis de l’idée qu’il faut une ligne de conduite à la vie ordinaire comme il faut laisser le corps du blé, qui est le son, dans le pain qu’on mange et surtout qu’il faut fuir les exagérations, les quintessences, en général tout ce qui n’est pas la manière naturelle de vivre…

Ils sont partis, las d’attendre le retour de la Belgique ! Le Seigneur (celui que j’appelle : le saigneur) me les avait donnés, il me les a repris… et nous, nous ne reprenons pas la Belgique…

Je continue à entendre le canon de F…, les essais de mort plus sinistres, selon elle, que la véritable tuerie, parce qu’ils doivent l’éterniser. De temps en temps la vibration arrête ma montre, puis une autre vibration la remet en route, de sorte que je ne sais jamais bien l’heure. Savoir l’heure ? Encore une science vaine. On nous vieillira de soixante mortelles minutes et nous n’en serons guère plus… avancés.

La guerre ! C’est la guerre ! Il faut tenir. Hier, j’ai passé mon après-midi à faire mon examen de conscience en sa présence sacrée. Je retombe dans le doute. Ce qui importe le plus, c’est de tenir, selon le mot des journalistes ; malheureusement ce verbe indique un appui matériel, un bâton, un fusil, une rampe, un livre, quelque chose enfin à quoi l’on tienne. Or, personnellement, je ne tiens rien du tout et je ne tiens pas qu’on tienne à moi. L’idée de simple cohésion m’horripile. Non, je ne veux pas retourner à la ville-lumière parce qu’elle me semble tenir… dans la plus profonde obscurité et ensuite parce que je n’ai aucune lueur à lui apporter. Les lettres qu’on m’adresse de là-bas sont exaspérantes de tranquillité, sinon de parfaite inconscience. Elles dépassent les journaux en utopies et en incohérences. C’est un devoir, me dit-on, de se montrer plein d’espoir, de faire aller le commerce, de recevoir, de s’habiller, d’aller au théâtre, de marcher, pour se servir d’une expression comique lorsqu’elle est employée à l’arrière. Je ne saisis pas du tout le devoir des femmes qui marchent en montrant leurs mollets sous des jupes de danseuses d’Opéra et qui papotent aux thés de circonstances où le bon goût veut qu’on ajoute quelques parfums d’iodoforme.

Les rares esprits chagrins qui se communiquent à moi dissimulent de leur mieux leurs angoisses. Il en est de même qui préfèrent ne pas mentir et, avant d’écrire, laissent tomber la conversation, tellement ils ont peur de ce que je n’ai même pas envie de répondre. Une amie me déclare que mon ex-frivolité lui manque : « Vous étiez la plus gaie, malgré votre âge dont vous avez la douce manie de vous encombrer pour nous rappeler sans doute le nôtre ! » Là-bas, en effet, les femmes sont amusantes ou elles ne sont pas ; peu s’occupent de connaître leur extrait de naissance. J’ai entendu qualifiée de vieille une charmante artiste de trente ans et je connais telle célébrité de soixante ans qui possède un mari jaloux et un amant complaisant (à moins que ce ne soit le contraire) ! La foudre est tombée là-dessus en dispersant les hommes. Il y a tout lieu de croire que les femmes se consolent, certaines veuves joyeuses, avec les embusqués, d’ailleurs pas dangereux. En est-il une seule qui voudrait de ma vie sans contrainte mondaine, pour cela, justement, tolérable ? Je ne peux revenir à leur bercail… il est trop tard pour pouvoir revenir sur ce que j’ai cru deviner ! Elles et moi nous vivons dans le mensonge, mais, moi, en fuyant la société qui tient… à le propager, je respire.

Un puits, c’est une tour à l’envers. En descendant, je me suis montée… Je ne comprends plus la vie intellectuelle et lui préfère ma vie inférieure : « Vous êtes, me disait un jour le sieur Catulle Mendès qui n’aimait pas du tout la vérité, une personne maussade qui ne sait rire que du bout des cils. » Je fus maussade en riant du bout des cils, car les histoires fin du fin m’exaspèrent toujours. Le vrai rire et les vraies larmes ne peuvent me surprendre qu’en vivant ou la vie ou mes livres, qui sont la vérité que je m’invente. Et maintenant rire du bout des… dents me ferait mal ou troublerait les autres.

Ma vie inférieure, au fond, se borne à une série de gestes, tous pareils, gestes de machine qui distribue en tâchant de trier ce qui convient à celle-ci, à celui-là. Je me lève quand le jour me tend sa patte blanche et je me couche quand la nuit me bat de son aile noire. Cela simplifie beaucoup, à mon humble avis, la crise du pétrole. Ma petite maison est si loin de toute civilisation permise en temps de guerre que je suis obligée quelquefois d’acheter mon fameux pain huit jours d’avance. Il faut encore de bonnes dents pour manger ça… le samedi. J’ai, depuis deux ans, deux robes en doublure fort solide, parce que nos dessous sont généralement plus résistants que nos dessus : la femme française double les soies légères avec des tissus meilleurs que les liberty bon marché qu’elle n’arbore que pour l’amour de leur souplesse. Quand l’une de mes robes est sale on prend l’autre, même nuance, qui est propre… mais on remet la sale, le matin, pour économiser la propreté de l’autre et très souvent, sans s’expliquer pourquoi, on porte la sale encore le soir, à cause de la pluie… J’ai appris à marcher avec des sabots, ce qui m’est très pénible, parce que j’ai dû aller à pied faire les provisions aux halles de C. pendant tout un hiver et que je suis redevenue boiteuse. (Comme je la sens derrière mon épaule, je suis bien obligée d’avouer que je suis née boiteuse : un accident de forceps lors des couches de ma mère.) J’ai boité toute ma petite enfance, qui fut la plus pitoyable des enfances à cause de cette infirmité et de beaucoup d’autres choses. (Ne vous donnez pas la peine, ô lecteurs, de murmurer : dégénérescence, névrose, prédominance du cerveau sur la faiblesse de constitution. Le sieur Lombroso est un fataliste dangereux, il est même dangereux comme le serin est jaune… c’est-à-dire que ce n’est pas de sa faute !) J’ai donc boité. Aimant la marche, je ne puis marcher longtemps sans traîner la jambe droite et j’aime à aller vite malgré tout… Il était défendu, dans ma famille, de parler de ce défaut physique qui devait m’empêcher de me marier, d’avoir des enfants ou d’arriver à quoi que ce fût de normal dans la vie des femmes. Ai-je assez pâti de ce reproche latent que je sentais dans toutes les réflexions qu’on émettait, d’une voix contenue, sur mon compte ! Mon père, la plus magnifique des brutes, ne me pardonnait pas d’être une petite fille et encore moins d’être infirme. Quant à ma mère, sa manie des grandeurs ne lui laissait pas admettre que cela fût une tare, simplement, accidentelle ; c’était, en outre, l’aboutissement d’une série de malédictions devant nous poursuivre jusqu’à la cinquième génération, que je représente bien malgré moi, car si on m’avait demandé de choisir ma famille, j’aurais voulu tomber, surtout en me cassant la jambe, ailleurs que chez des gens aussi distingués… par le sort. Je me suis promis, je lui ai promis de dire, de la dire toute, et je ne poserai point à l’héroïne de douceur et de tendresse que je ne suis pas, que je n’ai jamais été. J’ai donc fini par marcher droit du seul effort de ma volonté, dès l’âge de douze ans ; ma coquetterie me servit de canne ; il est souvent précieux d’avoir un défaut quand on apprend à le perfectionner. Aussi entêtée que sauvage, je mis une patience d’ange à protéger mon vice d’organisation. Un des muscles de ma jambe ayant été gravement lésé par le fer, une constante application de l’extension de ce muscle, demeuré inerte, pouvait lui rendre, en effet, son élasticité ; mais, en ce temps-là, les rééducations musculaires étaient peu connues au fond de la province. On ne voyait jamais le médecin pour moi et je me cachais lorsqu’on en annonçait un pour ma mère, toujours vaguement souffrante de migraines, de vapeurs…, etc., etc. À part cette disgrâce de ma part, je me portais très bien, même en courant de travers, ce qui me permit d’échapper aux lugubres histoires d’appareils, de bandages, d’opérations de Damoclès perpétuellement suspendues sur la tête des infirmes de ma trempe. Bref, j’ai appris à marcher droit toute seule. Je tire de cette guérison, nullement surnaturelle, le plus inconcevable orgueil qui puisse hanter un cerveau humain ; j’y ai gagné une autre infirmité morale, en dépit d’une totale absence de toute ambition : je ne crois pas à la mort ou, si l’on préfère, je n’en possède pas plus la notion qu’un animal et, comme il faut de l’ordre dans nos conceptions philosophiques, je me range modestement sur l’échelle animale, au premier ou au dernier échelon, comme vous voudrez. Chaque fois que j’ai pu converser librement avec des notabilités de la science, je leur ai détaillé mon phénomène cérébral et si les uns ont cru à une pose… littéraire, les autres m’ont déclaré sans ambage qu’ils me prenaient surtout pour un monstre qui finirait mal. (L’essentiel ne serait-ce pas, justement, de ne pas se douter de sa fin ?)

Pour le moment, je recommence à boiter quand je suis fatiguée, mais je remarcherai droit quand je pourrai faire, à mon aise, la chatte pleine me roulant en grosse boule dans l’herbe ou dans mon lit. Je ne connais qu’un remède : le sommeil. « Quand je mourrai, ce sera qu’ayant résolu de me reposer, j’aurai tellement pris de précautions pour demeurer tranquille que je resterai enfermée pour toujours en un lieu inaccessible. »

Cependant, si les maladies ordinaires, à part l’accident de ma naissance, m’ont épargnée, je me suis inventé ou j’ai subi de redoutables supplices d’imagination, quoique point imaginaires, et ma stupeur est d’être encore à peu près saine d’esprit ! Fille de folle, je suis presque une femme raisonnable, ce qui est ahurissant pour moi après ce que j’ai dû endurer ou que j’endure quotidiennement sans qu’aucun geste de réel égarement me trahisse. Je tourne toujours dans un cercle qui non seulement doit être vicieux, selon la loi commune, mais qui me semble s’être arrondi autour de ma seule personne. Je vois les autres graviter au dehors sans paraître se soucier de leur cercle personnel ; alors il est clair que je fais partie d’un où l’on vous reçoit sans les parrains accoutumés.

Que l’on juge de ce que peut être pour moi la sensation de la guerre, avec ou sans le bruit du canon ! Je n’ai pas peur, vous n’avez pas peur, personne n’a peur. Seulement je pense, moi, et j’ose le dire, que nous avons tous la terreur d’avoir, un jour, à avoir peur. Étourdie d’abord par la nouvelle qu’il fallait s’en aller sans un motif déterminé, aller devant soi parce qu’ils étaient derrière nous, je suis tombée en une sorte de paralysie de quarante-huit heures, car, certainement, c’est tout ce que je peux fournir en imitation de la mort. Je ne peux pas mourir (ah ! il fallait bien que cela fût impossible !) Puis je me suis reprise à tourner dans un tourbillon d’idées enflammées, de projectiles mentaux qui font de moi un être désemparé, exaspéré, une sorte de bête enragée, muette, que le bâillon des bienséances a rendue aphone depuis longtemps, mais qui guette l’occasion de mordre. Née à la vie de la pensée en 1870, c’est-à-dire quand j’avais dix ans, je me retrouve contemplant l’océan rouge de la guerre, attachée au rivage des convenances sociales comme jadis, quand j’étais petite, on me liait par le souvenir de mon père en me répétant qu’une fille d’officier ne doit jamais pleurer.

Oui, j’ai mal au front de la France, comme Mme de Sévigné avait mal au ventre de son enfant, mais je ne suis pas une femme de lettres, j’ai pris l’horreur d’écrire… des lettres pour me consoler en épanchant ma rage en phrases élégantes. Je ne sais plus écrire.

La fiction, en présence de la réalité, me paraît un crime qui permet à l’autre crime de s’étaler plus monstrueux, plus terriblement invraisemblable. Quiconque ose écrire un roman me fait l’effet d’une main inopportune agitant un éventail, un écran, en face d’un incendie. Je n’ai jamais admis, en temps de paix, qu’on eût le droit de regarder un incendie de loin, en curieux. Nous n’y pouvons rien ou si peu de chose ?… Oui… mais notre conscience a le droit de… faire la chaîne. Du front à l’arrière, ce devrait être une chaîne de consciences vives, de cœurs fondus en anneaux rouges et brûlants et chacun, chacune, nous devrions souffrir en rêve durant qu’ils meurent là-bas, en réalité ! Les rêves ?… J’entends, la nuit, des cris désespérés que je n’entends pas, et ce silence, ce calme autour de moi, cette paix profonde, j’allais dire inexorable, de la nature, me les rendent physiquement sensibles. Ils me touchent, me réveillent et j’en suis réduite à chercher le nom de celui qui m’appelle et ne songe certainement pas plus à ma personnalité qu’à n’importe qui ! Je vais m’expliquer à fond pour qu’on éloigne de moi ce calice qui serait de m’accuser d’une exagération de la sensibilité littéraire. Je possède aussi la singulière infirmité d’entendre trop. Je n’entends pas ce qui ne saurait exister. J’ai le don néfaste de percevoir le moindre bruit réel comme savent les entendre certains animaux : le chien, le chat, le rat. Je sais que sur le toit, plus haut que le plafond de ma chambre, plus haut que la charpente du grenier, marche, en ce moment de nocturne tranquillité, le hibou qui demeure dans nos rochers, derrière la maison. Ce hibou ne sautille pas comme les autres oiseaux, il marche d’un pas lent, frôleur, très préhensile. Sa patte lourde, phalangée, onglée, festonnée de plumes ou de duvet épais se pose comme une ventouse. Si élastique ou si humide que puissent être la mousse et la tuile, son pas claque à la façon d’un petit sabot de velours. J’ai reconnu le hibou, mon frère. Celui-là pense la nuit, c’est-à-dire qu’il chasse, qu’il rôde sur le sentier de la guerre. Attendez que je vous explique mieux, car les exemples ou leçons de choses valent toutes les psychologies : j’ai entendu distinctement une mouche crier au secours.

Maintenant que j’ai noyé dans les larmes du fou rire ce que vous pouviez avoir d’attendrissement poli sur mon cas pathologique, daignez m’écouter jusqu’au bout. J’étais dans une pièce assez obscure, occupée à ranger des chiffons dans un tiroir et je ne vous peindrai pas le tableau plus pittoresque qu’il ne se montrait à moi. Comme je me penchais sur ces vieilles étoffes, j’entendis un bourdonnement très faible, qui, peu à peu, en l’écoutant attentivement, prit l’ampleur de cris entendus à une grande distance. Cela ressemblait aux paroles confuses d’un être se débattant contre un agresseur qui, lui, ne disait rien, accomplissait sans doute un métier sournois en la plus absolue des sécurités. Et plus j’écoutais, plus les sons prenaient la grandiloquence d’une imploration désespérée : « On tue quelqu’un ! Mais où ? » me dis-je ; puis me défiant de ma propre manie d’outrer, que je contrôle minute par minute de peur de laisser mon cerveau s’affaiblir en de vaines transes, je finis par démêler que ce qui venait de très loin devait être tout près, qu’une créature minuscule, un insecte devait être là, à la portée de ma main, prisonnier d’un ennemi qui lui laissait pourtant la permission de bourdonner son chant de mort… Et c’était vrai. Après avoir fait plusieurs fois le tour de la chambre, je découvris, dans un angle, une toile d’araignée (ce n’est pas ce qui manque chez moi) où l’araignée ligotait une mouche. Celle-ci, bien vivante, ne remuait déjà plus, mais elle appelait au secours d’une façon lamentable où il entrait un accent humain… parce que les hommes et les mouches sont capables de vibrer de la même façon devant les mêmes menaces, quand ils ont enfin bien compris qu’il leur faut abandonner tout espoir… Encore tout près de cette mouche, en fermant les yeux, je m’imaginais saisir les derniers mots d’une agonie lointaine, là-bas, dans la forêt d’en face, le dernier soupir, le frisson hoquetant de celui qui sait que personne ne viendra et que la mort sera lente à le délivrer de la douleur. (Les araignées ne tuent pas les mouches tout de suite. Elles préfèrent en conserver le sang frais le plus longtemps possible.) Il me fallut délier la mouche avec des précautions infinies, à l’aide d’une épingle à cheveux. Elle sortit de son linceul de soie grise comme toute neuve, luisante, je pense, d’une intime satisfaction. Elle fit sa toilette, se brossant les ailes, se frottant les pattes, tâchant de se débrouiller à nouveau dans cette chienne d’existence, puis elle s’envola vers la fenêtre. Je ne l’ai jamais revue. Peut-être l’ai-je écrasée quelques jours plus tard en époussetant des livres… parce que c’est la vie…

Si vous avez compris mon état d’âme, ça me dispensera désormais de faire de la psychologie pour lecteur têtu, chose dont j’ai la nausée. Quand il s’agit de débrouiller des questions d’ordre purement — ou impurement — moral, je raconte une histoire, n’importe quelle histoire, pourvu qu’elle représente l’essentiel de ma pensée. Je remplace le rôti par un hors d’œuvre qui trompe la faim, cette étrange boulimie que vous avez tous et toutes, ce que j’appellerai : l’appétit de la fable !… parce que si on vous disait qu’il vaut mieux se taire en présence des aventures incompréhensibles, vous diriez : « Peut-être qu’elle nous juge incapables de comprendre. » D’ailleurs si mes convives ne sont pas contents… de mon pain de guerre, la grise miche d’au jour le jour, ils n’ont qu’à ne pas s’asseoir à ma table. Ce ne sont pas les buffets de gare qui manquent, ni les cantines, à défauts de buffets de bals. Je ne suis que le pauvre volontaire, le plus récalcitrant de tous, le nouveau pauvre, celui qui juge l’argent au-dessous de sa valeur.

Oui, j’entends le bruit de la guerre, tous les bruits les plus sourds et toutes les clameurs les plus lointaines, car ici je vis dans le silence. Je suis toute seule absolument. Je n’ai plus d’amis, plus de réfugiés, plus de gardiens, plus de domestiques. Tout cela est tombé de moi comme tombent les feuilles quand l’arbre a froid. Il n’y a plus chez moi qu’un fantôme de servante dans le pavillon où vécurent jadis des jardiniers, une créature enceinte, la femme d’un poilu reparti sur le front lui ayant laissé quatre enfants, dont un encore dans l’œuf, mouche ligotée entre les pattes visqueuses de la vie, de celles qui ne permettent, heureusement, ou malheureusement, pas de crier au secours.

Je n’ai pas de vision, ni d’hallucination, hélas ! (ça m’amuserait, moi, d’entendre des voix !) J’ai simplement, prosaïquement la conscience de ce qui est, mais une conscience à l’état d’images et c’est là une de ces fabriques de photographies (agrandissement sans retouche), une de ces chambres obscures où il ne fait pas bon être l’insecte qu’on saisit à la loupe et qui, par respect humain, ne veut en appeler à aucun témoignage. Je ne conseille à personne d’y pénétrer, pour voir…

Moi, je vois les grands navires qui sombrent et le détail des poissons qui entrent dans la gueule des canons en se trompant de hublot. Je vois celui qui tient encore la manette réglant un important mécanisme à jamais immobile, celui dont les doigts flottent, allongés démesurément par l’eau qui a dilué la chair. Et c’est l’entonnoir où l’on a versé le vin pourpre de la coûteuse victoire, le tapis vert où la défaite furieuse du joueur a jeté les mauvaises cartes avec les bonnes, pêle-mêle, princes, valets ou as, tous ces numéros, ces unités rouges ou noires placés dans le désordre du dernier tirage au sort. Je vois… ce qui reste de la famille au coin du foyer dans lequel brûle ce qu’on appelait autrefois : un petit feu de veuve, deux bûchettes en croix qui se rongent l’une l’autre sans aucune chaleur, s’entrant inutilement leurs crocs de braise dans l’écorce et pleurant de dépit. La mère, paysanne, la possible veuve, regarde se consumer ses espérances. L’enfant joue plus bas, car il a entendu dire que son père était perdu, avait disparu comme une chose, un objet qu’on égare, qu’on sème quand on déménage ou emménage trop vite.

Ça peut donc se perdre, un homme, tel un chien qui ne répondra plus à l’appel… parce qu’il sera mort, tel un chien pourrissant dans le coin d’un bois auprès de la borne d’une route ? Mais la femme n’a pas reçu le coup définitif, elle, et elle espère. C’est la loi. Il faut espérer ou mourir. Et qui voudrait se suicider pour grossir l’hécatombe ? On tient… à ne pas mourir. On ne croit pas à la mort. En effet, mourir c’est disparaître… s’en aller à l’anglaise pendant que les autres continuent à dire du mal de vous.

Après la nuit de ces films à la fois tragiques ou trop flous, macabres, rayés d’éclairs d’où semblent sortir un crépitement de balles, des éclatements de fusées livides, je cours à la fenêtre pour chasser les ombres en renouvelant l’air. Je vois… je vois alors poindre le jour, ce miracle quotidien que personne ne regarde plus. Que ce soit l’hiver ou l’été, il fleurit le paysage. Et là-bas, s’évadant de l’aurore, un vol de pigeons blancs s’éparpille mollement sur la campagne comme les morceaux d’une lettre d’amour.

Ô jour, notre unique bien, le plus réel trésor du riche et du pauvre, je te prends dans mes bras, je t’embrasse, ô mon petit matin qui vient de naître ! Je suis seule, comme toi, dans un triste horizon, je serai troublée de ton indécision ou j’aurai chaud de ta lumière… mais je vivrai puisque tu le permets. Quel que soit notre âge, est-ce que nous ne renaissons pas tous les matins où le jour nous est donné encore une fois ? Jour qui dissipe le mystère de l’ombre avec des glaives d’argent, qui combat pour la seule victoire certaine et apporte cependant l’inconnu, jour nouveau, x merveilleux, faucilles accouplées en un métal brillant d’une pureté farouche, l’une menaçant l’avenir, l’autre ayant fauché toutes les fleurs dans la rosée trop froide, lames aiguës vous encerclant les tempes pour en faire jaillir des yeux neufs, des larmes de douleur ou de reconnaissance… Ô jour, que puis-je demander de plus à la terre quand je te vois ? Qu’oserai-je désirer en dehors de ce présent inestimable… qui est le présent ? Mais pourquoi est-ce que je vis, pourquoi ai-je le droit de regarder le jour en face alors que sont fermés les yeux des jeunes morts qui sont encore dans la nuit, qui seront éternellement dans la nuit ?… Tant de jeunes morts !… Dois-je tolérer cela d’un cœur léger, dois-je l’admettre et m’habiller, sans m’apercevoir que je suis, lâchement, celui qui continue à agrafer ses haillons avec du soleil ?…


III


On raconte des histoires de guerre. De la part de ceux qui ne la font pas, c’est seulement naïf et ça n’a pas plus d’inconvénient que les cris des gamins l’imitant à la sortie de l’école. Mais de la part de ceux qui l’ont faite, c’est beaucoup plus dangereux, car ils nous montrent leur guerre, celle qu’ils ont vue à travers leur tempérament et il y a ainsi plusieurs fléaux : la guerre bon enfant, la guerre à la papa, la guerre sombre, la guerre lumineuse, la guerre pour les principes, la guerre pour les panaches, la guerre pour la terre, la guerre pour le ciel, celle d’origine divine, et même la guerre telle qu’elle est avec des flots de sang, des torrents de boue, y compris des vagues d’assaut.

C’est beaucoup trop de guerres. Les meilleures ne valent rien. Une chose trop vaste ne peut pas, ne doit pas, être embrassée avec cette frénésie. Je crois que la censure est une demi-mesure maladroite : il fallait tout couper, surtout les informations à côté, le pittoresque. Les journaux ont des révélations qui sentent les ordres reçus ou… le dégoût d’obéir et les écrivains battent la campagne pour leur propre compte. Ah ! pourquoi ne s’est-on borné à un communiqué officiel sincère, tout nu, la conscience de toutes nos consciences ? Après le miracle de la Marne, combien de temps a-t-on mis à nous l’expliquer, à nous faire lire l’admirable proclamation du général Joffre ? Et pourquoi, chaque fois qu’un glorieux fait d’armes est annoncé, semble-t-il anonyme ?

Je dis ces choses comme je les pense, je les pense comme une femme, instinctivement, sans me demander d’abord s’il est bon de les écrire et ce qu’elles rapporteront à mon patriotisme. S’il y a des mots d’ordre, je ne les connais pas et ne veux point les connaître. Je ne crois pas à la beauté d’une fiction lorsqu’il s’agit d’égarer les masses. Quoi qu’il arrive, mentir, même dans la meilleure intention, c’est trahir et mentir en temps de guerre, c’est trahir deux fois.

Jamais Paris ne s’est mieux tenu que dans les premières heures du danger, de l’avis de tous les écrivains, de tous les témoins. Il était enfin débarrassé de son attirail de polémique et de politique. Il vivait dans le silence, n’écoutant plus que l’écho du canon ennemi, comptant les coups des canons de la défense et ne se mêlant à la mêlée que par ses angoisses muettes, commencement de la suprême sagesse, répercussions sourdes qui frappent les poitrines de terribles mea culpa. Il y eut le frisson pour la Belgique, l’émerveillement pour ce petit peuple intrépide se retournant contre l’envahisseur comme le lionceau, de race vraiment royale, mordant, griffant, jurant, sous la lourde masse de l’éléphant qui l’écrase. Puis ce fut, après la Marne, la période des espions. On en mettait partout, surtout où il n’y en avait pas. La gangrène de l’état anormal entamait déjà les gens de l’arrière. Se soupçonnant les uns les autres, ils se pourrissaient les uns les autres. La vie reprenait son cours. On remâchait de vieilles histoires, des vengeances ou des projets. — J’ai vu la loutre, prise au col dans une pince d’acier et destinée à mourir par l’étranglement progressif (pour ne pas abîmer sa fourrure), mâcher encore, avec un reste de satisfaction rageuse, un morceau de poisson gâté ! Quand on avait dit une énorme bêtise, on ajoutait : « Ne pas s’en faire ! », mot dont il faudra instruire longuement le procès ! L’enthousiasme, les grands frissons de la vie supérieure, ça ne dure pas. La vie inférieure remonte et submerge tout, marée où surnagent beaucoup plus d’épluchures de cuisine que de panaches tricolores.

Des histoires de guerre ? N’attendez pas que je vous en invente ici ou que je vous en traduise en un langage de style soutenu. Il ne m’est rien arrivé, sinon le drame intérieur de tous les jours, parce que, pour celui qui écoute en mettant son oreille contre terre, il n’arrive rien que par le détail sauvage et on a tort de négliger ce détail. Il contient souvent l’image du monde. Si elle est à l’envers, on peut redresser le miroir… dût-on, soi-même, y perdre la face.

Je n’ai pas entendu le tocsin, ni la Marseillaise, je n’ai assisté à aucune des manifestations grandioses du début… Cependant si vous désirez savoir comment j’ai fui, je peux vous le dire. Et je vous amènerai, d’étape en étape, à la conception saine qu’il faudrait avoir de l’infiniment grande horreur de la guerre par l’infiniment petite désagrégation moléculaire du pauvre corps social. Je viderai mon sac de campagne comme les camarades, seulement ce sera pour vous montrer le trou qu’il y a au fond par où s’est en allé l’orgueil. Moi aussi, j’ai crié, parce que j’ai eu peur tout de suite et j’ai pris le parti, plus courageux que vous ne le pensez, d’avoir peur pour tout le monde puisque tout le monde était brave. Ne souriez pas. Je sais où je vais. Ce n’est pas à la gloire certainement. J’ai fait la guerre en temps de paix. J’ai l’impression de m’être toujours battue et d’avoir toujours été battue sans jamais lâcher pied dans le domaine de l’idéal. Mon père, le guerrier par excellence, un héros de 70 (ce qui date un peu) n’a pas lâché pied non plus dans l’autre domaine, la terre de France, et nous nous battions déjà tous les deux en la personne des ancêtres ! Quand est venue cette guerre-ci, la vraie, la grande, la plus grande, celle qui doit tuer toutes les guerres, nous étions tous déjà morts de blessures reçues ou rêvées, tous tellement fatigués par les maux et les mots que nous avons eu, les fantômes et moi, la frayeur sacrée d’une calamité possédant la puissance de l’absurde.

Ce qui m’apparaît, m’est apparu immédiatement en dehors de tous les malheurs prévus ou imprévus, c’est sa bêtise, sa bêtise éternelle. On sait bien que l’attaqué doit se défendre, surtout quand il l’est injustement, mais ce qu’on ne sait pas, ce qu’on ignorera peut-être toujours, c’est pourquoi cette injustice sera permise et… perfectionnée par la loi du progrès des civilisations. La même loi qui « aseptise les couteaux de guillotine » ou fabrique les gaz asphyxiants.

Ma première stupeur c’est d’avoir compris que les gens, dans ce désert où il passe rarement de l’humanité, encore moins de la société, imitaient l’accent de la guerre, de la grande vedette, dès son entrée en scène. De très petits soldats, en pantalon de treillis, la figure féroce, gardaient le tunnel de là-bas et le pont du village, des petits soldats belliqueux sautés d’une botte, équipés à la diable et on les entendait dire ; « Victor, vous savez, le Totor ? Eh bien, il a reçu l’ordre de tirer sur celui qui viendrait lui causer ! » — « C’est Julien, de chez Planchot, qui fera la relève cette nuit. » Chose singulière, tout le monde prenait, en un jour, une habitude vieille de quelque mille ans, malgré toutes les raisons qu’on avait de ne pas la connaître, l’endurer. Il faut donc croire que la guerre est une catastrophe naturelle, issue des éléments et indépendante de l’humanité, une sorte d’épidémie, se propageant d’autant plus rapidement qu’on prétend l’enrayer, c’est-à-dire se gagnant au fur et à mesure que le peuple sur lequel ce mal s’abat n’en a pas peur. Pour gagner le choléra il suffit de le craindre. Pour gagner la guerre… il suffit d’être brave. La peste, la famine, l’inondation sont de vilains masques semant l’épouvante dès leur intrusion. La guerre, elle, se déclare à visage découvert. C’est une personne comme il faut. Elle rassemble de paisibles citoyens qui la discutent avec joie, et il est clair qu’elle n’indispose pas immédiatement ces citoyens.

Plus tard, s’ils ont la colique, ils le dissimulent de leur mieux ! Le peuple français voit certainement la guerre sous la forme d’une partie de campagne. Cette phrase : faire campagne a un attrait irrésistible. On apercevra du nouveau. On aura de l’appétit : l’air, ça vous creuse. Et de crier si fort, ça vous donne soif : on boira. On fait la guerre… qui vous refait.

Je n’ai pas manqué l’occasion de chercher du nouveau ni de le trouver. J’ai tenu mon journal de bord comme tout le monde. Cependant je n’ai pas éprouvé l’enthousiasme général. Une émotion m’a secouée d’abord au souvenir de ma première aventure… de guerre, qui remonte à l’époque où j’avais dix ans. Les Prussiens tirèrent sur le train nous emportant, ma mère et moi, de Joigny vers le pays natal. Cela claquait contre les vitres des wagons où il faisait chaud comme au milieu d’un orage, chaud comme en août 1914. La bonne, mon ancienne nourrice, demeurée chez nous par un inexplicable amour pour le nourrisson boitillant qu’elle admirait tant en mon humble personne, me saisit à pleins bras et me serra contre son ample poitrine, ayant encore l’idée naïve de m’offrir son sein. « C’est de la grêle ? » dit ma mère en s’éventant. « Non, madame, ça sort des fusils », murmura quelqu’un. « Lou gorets ! » souffla ma nourrice dont les troubles mentaux se traduisaient toujours dans son patois périgourdin. Et puis la rafale passa, le train aussi… et on pensa à autre chose.

Ils sont toujours : « lou gorets ». Ils tirent toujours sur les enfants et les femmes. Je crois qu’il aurait fallu des inventions plus nouvelles que la guerre pour réduire ces animaux-là. « Ils nous en voudront du mal qu’ils nous auront fait ! » répétait souvent mon père, qui, d’ailleurs, ne s’expliquait pas plus avant : « Mais, ajoutait-il sans daigner sourire pour s’adresser à sa fille, lorsqu’on a un mur derrière soi, une épée à la main et qu’on connaît bien l’escrime, l’ennemi doit reculer, serait-il une douzaine. Un mur, ma chère enfant, un bon mur que tu sens derrière tes épaules ! Voilà tout le secret d’une bonne défense ! On a le temps de voir venir. » Ah ! la théorie de la muraille ! Ce que je l’ai apprise par cœur ! Et ce qu’elle m’a servi d’oreiller, le long des nuits de réflexions philosophiques. Le malheur, c’est qu’ils ne sont pas douze, les gorets.

Au 3 août 1914, en face de chez moi, sur l’autre rive de la Seine, j’ai vu errer un vieux, très vieux paysan, les bras pendants, le corps penché, la tête virant comme une bête qui écoute ou qui flaire. Il comptait ses gerbes non rentrées, son grain encore par terre, le premier mort de ce premier champ de bataille. Ses trois fils, d’âge mur, étaient partis, ses deux petits-fils jeunes étaient partis, ses domestiques, ses valets de charrue, ses conducteurs de machines agricoles étaient partis. Il lui restait des femmes qui pleuraient dans leur tablier. Il ne devait rien dire.

Il ne pensait peut-être pas davantage et il levait, de temps en temps, ses deux poings fermés vers le ciel… d’un joli bleu indifférent.

Dans la gorge de verdure, sur ma droite, le tunnel, caché par un massif d’ormes, vomissait, de demi-heure en demi-heure, des trains remplis, bondés à crever, d’hommes hurlant et de matériel sonnant la ferraille. Des locomotives s’en allaient par trois ou cinq, tirant lourdement et avec d’étranges précautions d’animaux hésitant sur le chemin par peur de fondrières. Il y avait des chevaux, des bœufs entassés à la suite des grappes humaines gesticulant. Les locomotives étaient brillantes d’un cambouis nouveau. Elles avaient l’aspect bourdonnant et inquiétant de grosses mouches à viandes. Il en repassait une, seule, avant ou après le train, qui prenait l’apparence de celle du coche, inspectant la voie d’un air affairé. Ces trains, c’était la plus belle organisation du monde au milieu du désordre inévitable. Sans se monter les uns sur les autres, ils défilaient, défilaient ornés de drapeaux et de feuillage. Comme je suis assez loin d’eux, de mon balcon, je n’entendais pas les clameurs : je les voyais. Dans ma jumelle je distinguais les bouches ouvertes, les sourcils froncés par l’effort et j’avais le dessin de leurs cris : « Patrie ! France ! République ! À Berlin ! » Ces convois étaient ornés de verdures piquées de fleurs rouges, roses, blanches. Cela rappelait ces guirlandes bien régulières que les bouchers font à l’étal de leurs chairs primées.

Sur le fleuve, qui coule majestueux et lent devant mes fenêtres, et dont je ne suis séparée que par le chemin de halage, il n’y avait plus de trains de bateaux. (Dans ce désert, je suis cependant au point où toutes les tractions se rencontrent : remorqueurs aux gueules à la Moriss, locomotives à panse ubuesque, plus là-haut, les oiseaux de toile peinte, dragons chinois vrombissant.) Les péniches, dispersées au hasard du départ de leur pilote, s’étaient amarrées où elles avaient pu. J’ai vu la dernière du bief cherchant son port d’attache près de chez moi. L’homme, aidé de sa femme, lançait des coups de gaffe sans précipitation, selon l’antique prudence de ceux qui vont sur un élément traître. Quand il eut ancré sa péniche, il descendit, tenant un petit paquet noué dans on mouchoir. Sa femme l’accompagnait, parlant vite, le front bas. Lorsqu’ils furent au bout de la grille de mon jardin, j’entendis deux mots s’envolant d’une phrase, deux mots qui réduisirent à la beauté d’une devise toute leur conversation ; « Mon devoir… et la France ! » Peut-être n’avait-il pas lu les journaux, peut-être ne comprenait-il pas pourquoi la femme s’imaginait tant de choses… C’était si simple.

La vie, dès la déclaration de guerre, fut un moment suspendue. Elle eut ce brusque recul de la bête, flairant le piège, parce que la vie est, en dehors de nous qui la maltraitons, comme un être à part dès que nous essayons de la nier ou de ne pas la respecter selon ses vœux. Il n’y eut, subitement, plus de facteur, plus de journaux, plus de nouvelles dans ce coin de province, et des gens furent séparés par l’inaction des trains de voyageurs civils. Le peuple souverain devint du jour au lendemain un esclave, le volontaire et glorieux esclave. Sous un gouvernement socialiste, on débuta par l’assassinat d’un socialiste dont le meurtrier ne devait pas être jugé. La guerre, cette histoires d’illettrés, fut entamée par un lettré, M. Viviani, celui-là même que j’avais vu complimenter Sarah Bernhardt au milieu des orchidées et des oies blanches des Annales. Je me souviens de cette fleur de rhétorique bien parisienne : « Je serai donc, Madame, le ministre qui a décoré la plus grandes des tragédiennes », et il fut aussi celui de la revanche, tout en ayant ignoré, quarante-huit heures, la mobilisation de nos amis les Russes ! Personne, au fond, ne s’y attendait. La plus terrible lutte engagée entre deux humanités : celle de la Kultur et celle de la déesse Raison, n’a pas eu de préambule, sinon que, selon l’usage antique, quelques crimes ont précédé le Crime, l’affaire Caillaux de 1914 remplaçant l’affaire Tropmann de 1870.

Je suis un trop petit individu pour m’occuper de politique et je n’aime pas les tessons de bouteilles qui ornent le mur derrière lequel il se passe des choses. Au lieu de grimper dessus, je préfère m’y adosser selon la formule paternelle. Je me rappelle, dans mon désert, tout en cueillant de l’herbe pour mes lapins, que chaque fois que j’ai eu l’occasion de parler de la guerre à des hommes compétents, ils m’ont regardée comme on doit regarder le portrait d’un insecte fossile. Pour eux, la guerre était devenue la réalité des temps préhistoriques ou la fumisterie de quelque savant maniaque habile à déterrer des médailles. Un mépris souriant retroussait leurs lèvres pour ce gêneur qui songeait rudimentairement et ne faisait aucun cas des statistiques, des récentes découvertes, lesquelles devaient anéantir la guerre en la rendant trop funeste. Comme si l’humanité, n’importe quelle humanité, s’est jamais arrêtée devant l’horreur des conséquences ! J’ai reçu à ma table un homme de la race des chefs, qui me dit d’un ton péremptoire : « Ce socialisme que vous détestez nous l’évitera. Rien n’est simple en politique et une guerre peut être diplomatiquement ajournée par un problème économique dont on ne trouvera pas la solution. Réfléchissez à ceci qu’une mobilisation générale entraînerait la ruine immédiate des commerçants. » Et M. Rosny aîné disait, pensant tout haut : « Mais… mais… »

En effet, deux jours après la mobilisation, le boulanger ne passait plus, n’ayant plus ni cheval ni voiture, et on eut la surprise de voir un commerçant loucher sur un billet de banque parfaitement authentique.

À Paris, en province, un vent de folie, ou de sagesse, précipitait les gens bien informés, les citoyens aisés, chez le changeur. (Plus ça change, plus c’est la même chose !) On accaparait le sucre par centaines de livres et les conserves par milliers de boîtes. Le peuple, souverain ou esclave, se gouvernait lui-même, puisque son gouvernement ne prévoyait pas. À C… on m’offrit un sac de lentilles pour une somme qu’on trouverait dérisoire aujourd’hui. J’aime les lentilles… cependant pas au point de vendre mon droit d’aînesse pour elles. « Mais… mais…, murmurai-je de mauvaise humeur, si tous ces gens achètent tout… que restera-t-il pour ceux qui ne sont pas assez riches pour entasser et pas assez pauvres pour tendre la main ? » On se mit à rire de l’individu qui osait songer à la possibilité d’une guerre longue, d’une guerre kolossale, alors que la bonne société n’y songeait pas, au moins pour les autres sociétés…

Séparée du bon compagnon par à peine une heure d’automobile, je me sentais pourtant hors de tous les mondes habités et je recevais des lettres de lui d’une admirable logique optimiste. Je les ai conservées parce qu’il n’a pas de mémoire et que leur lecture me représente un état d’esprit tout à fait curieux : celui du citoyen conscient, sinon désorganisé, qui croit fermement, noblement, à la puissance invincible du droit, de la justice, aussi sans doute des immortels principes : « Tout allait bien !… » « C’était le moment !… » « Qu’on n’avait pas choisi, mais dont il fallait profiter ! » « Union sacrée. » « Chant de la Marseillaise, lequel, enfin, devenait le chant national… même pour ceux qui n’aimaient pas les manifestations. » « Admirable et simple tenue de Robert. » (Il admirait son gendre ! Ça, pour un moment… oui… c’en était un !)

Moi, je répondais par mes ordinaires idées subversives, car je n’ai pas confiance dans les choses normales dans un désordre, même organisé. Je songeais aux suites, aux mauvais utopistes de l’idée trop libre[1]. Il paraît qu’il n’y en avait plus. Étrange contradiction ! Le pessimiste devenait optimiste et moi… j’étais de fort mauvaise humeur à cause des hommes saouls qui zigzaguaient sur le halage en poursuivant mes chattes à coups de pierres. Le citoyen trop imbu de l’esprit militaire se fait généralement la main en maltraitant ses frères, les soldats inférieurs, dont il a tant besoin.

Mon gendre, le gosse de vingt-deux ans qu’on avait eu quelque peine à adopter, se révélait un homme ; il partait, dans son costume hurlant de bleu et de rouge, comme un sage, sans crier, sans chanter, mais tout à coup pressé d’en finir. La petite pleurait, se mouchait et étirait la dentelle de son minuscule mouchoir moderne en formulant des réflexions à l’antique : « Il n’arrive que ce qui doit arriver. J’ai confiance… Je le donne pour qu’il revienne vainqueur ! Il reviendra. » Il est revenu vainqueur, puisqu’il n’y a laissé que son bras droit, et la France est à présent pareille à l’idole hindoue, formidablement hérissée de tous les bras arrachés à ses fils. Qui sait si les bras morts ne sont pas les plus menaçants ?…

J’ai assisté, en fait d’histoire de guerre, à la réquisition des bâtes de trait sur le marché de G… Entourés d’une ficelle pour maintenir l’ordre, un officier militaire et des officiers civils examinaient les cas. Il en venait de tous les côtés : chevaux de labour, ânes fourbus, l’air ahuri de se rencontrer sur le célèbre sentier. Un cheval bai brun, le front orné d’une étoile blanche, véritable monture de général, d’une valeur de deux mille francs, fut pris à cinq cents francs, et un mulet, dont je connaissais le nom de baptême, un vieux mulet, eut l’honneur d’être acheté trois cent cinquante francs, ne valant pas, hélas ! pour le service qu’on réclamait de lui, la botte de carottes que son maître, désolé, avait apportée pour son dernier repas. La créature de luxe, même fort valide, doit subir, en temps héroïque, une dépréciation en rapport avec son inutilité.

Résumant, ce jour-là, les réflexions de mes meilleurs camarades, les chevaux (je fus élevée à leur dure école, celle de Saumur dont mon père était premier écuyer), je me dis : « Il ne s’agit plus d’encenser. La bride en soie et le mors d’argent ne sont plus de saison. Quel genre de tombereau vais-je tirer ? » Aucune corvée ne me répugne, à la condition qu’on me rende la main et qu’on ne s’avise point de se la faire sur moi administrativement. Ça, jamais ! ou je flanque tout le monde dans le fossé selon les principes encore plus élémentaires que ceux déclarés immortels. Être utile ? Ah ! si chaque individu, sans se soucier de l’opinion du voisin, sans se demander le nom du ministre de l’intérieur, savait s’utiliser lui-même et se contenter du département qu’il connaît bien, quelle société on réaliserait, sans meneurs, sans bavards, sans députés vinicoles, ayant pour président de république l’unique direction de la conscience. Qui donc, chez nous, fait son métier, rien que son métier ?

Rentrée chez moi, j’allai contempler la voiture, la sans chevaux abandonnée sous le hangar, l’auto grise, ce lourd pachyderme qui n’a pas à lui tout le seul le sentiment de la direction et qui, le recevant de l’homme, en devient, souvent, le plus dangereux des animaux, car il lui manque l’instinct, ce qui peut tout remplacer, y compris le génie. « Voilà. Plus de mari ! Plus de chauffeur ! Je suis en panne. Si j’avais su, au lieu de me faire traîner, j’aurais appris… et je pourrais aller tout de suite jusqu’à cette ambulance de M… offrir mes services. » — « Et tes jambes ? » me souffla ma conscience.

Dans l’après-midi, par un soleil décidément implacable, je pris mon courage et une ombrelle. Huit kilomètres, une promenade, j’arrivai à la tombée de la nuit. J’entrai, je vis une cour encombrée de caisses et de lits de fer à peine déballés, une personne encore agréable, drapée de voiles blancs croisés de pourpre qui me bouscula rondement : « Vos services ? On n’a besoin de personne. » — « J’ai un certificat de grand médecin, Madame. » — « Ah ! oui, on les connaît, les certificats de nos grands médecins… et il date de quand, le vôtre ? » Je fus intimidée. Je ne pouvais pas lui expliquer mon cas spécial, une si vieille histoire de cholérique, ni lui montrer ledit papier demeuré dans les tiroirs de Paris. (Il faut huit jours pour chercher un papier là-bas !…) La dame s’actionnait. « Vous ne me portez pas de papier, vous n’avez pas de recommandation et moi je n’ai pas le temps. Nous n’avons pas même de blessé. En aurons-nous, seulement ? Je comprends très bien. C’est un bon mouvement, mais vous le regretteriez. Et puis les femmes du monde ! Moi qui vous parle, je suis grainetière. Je m’y connais dans tous les achats. Nous aurons trop de femmes du monde et tellement de jeunes filles ! Ce qui nous manque… ah ! ça, ça manque toujours, c’est de l’or. » Elle ajouta, plus doucement, en dépouillant méthodiquement le fer d’un lit d’une torsade de paille : « Il n’y a plus d’or, nulle part. » Et celui de la paille jonchait la cour, piétiné par tous les déménageurs. Alors, je vidai mon porte-monnaie, contenant tout juste cinquante-deux francs soixante-cinq centimes, dans la poche large de son tablier à bavette, une poche kanguroo, et saluant sans demander de reçu, car la réception me suffisait, je partis sous le crépuscule, d’un pied léger, respirant une petite brise libre qui me paraissait rigoler autour de moi.

La disparition de l’or, surtout, fut la plus étonnante des merveilles, signe des temps extraordinaires d’union sacrée. Vivant l’été, dans une maison isolée visitée deux fois par les cambrioleurs, je n’y recèle jamais de fortes sommes. Pourtant il fallait manger ! On ne voulait pas du papier et les pièces de vingt francs semblaient attirées par un aimant. Heureusement que, non carnivore, je peux me contenter d’eau fraîche et de mon amour, vraiment exagéré, pour le pain sec.

Cette fuite d’un métal trop rutilant me remémore l’histoire, si lointaine, des rideaux de soie jaune. La nuit qui suivit la déclaration de la première défaite de 70, les propriétaires de l’appartement que nous habitions, dans la garnison du 13e chasseurs, arrivèrent en trombe pour… décrocher leurs rideaux de damas jaune, les rideaux du salon. Ma mère, très offensée, prétendait qu’elle avait droit à la jouissance de ces draperies jusqu’au bout de sa location. Les propriétaires discutaient, soulevés par une passion violente pour ce damas somptueux qu’ils voulaient soustraire aux invasions prochaines : « Je suis aussi bonne Française que vous, déclarait ma mère absolument outrée, s’ils viennent, j’y mettrai le feu ! » Ils arrachèrent littéralement cette soie de la tringle, coupant avec des ciseaux quand l’anneau ne cédait pas et, aux lueurs tremblantes des chandelles, ils allèrent enterrer leurs fameux rideaux dans le jardin. Oui, je l’ai vu, de mes yeux vu ; on les mit à même la terre comme de grands cadavres flasques dont la chair faisait des plis ! Cachée derrière le tablier de ma bonne, je regardais ça, pétrifiée d’une horreur superstitieuse. Pourquoi ce crime contre une étoffe, contre le luxe innocent ? Il y a donc des soieries qu’on brandit au bout d’un bâton et d’autres qu’on descend de leur bâton pour les tuer ? Je devais avoir l’œil désorbité du pauvre mulet cité plus haut. Déjà l’entêtement de la contemplation, ce vertige photographique, s’emparait de mon cerveau.

De nos jours, on est plus pratique : on dissimule d’abord la couleur jaune sous la forme de l’or en pièces, on l’enterre sous des monceaux de paperasses. Puisse-t-il y pourrir sans retour possible à la lumière, à la circulation ! L’unique ennemi de tous les hommes, c’est celui-là.

Maintenant je rêve à tout ce qu’il faudrait dire pour empêcher le peuple de gaspiller. Ah ! qu’importe nos rideaux… de théâtre ! Si on pouvait intervenir dans tous les gâchages, les bombances de ceux qui ne veulent pas s’en faire ? L’ignoble phrase d’où découlent tant de sottises ruineuses. Toutes les pâtes alimentaires que j’avais achetées pour l’hiver de mes gardiens, ils les ont mangées, plaçant un plat de riz au lait à côté d’un macaroni au gratin, des haricots aux lards le jour des lentilles à l’huile… C’était en surplus, pourquoi l’aurait-on ménagé ? Et lorsque je promène mon inquiétude… de conservateur le long du halage, je rencontre des couples ivres qui sortent des cantines. Boire, manger, ne pas s’en faire. « Et la guerre ? » — « Allons donc, ma bonne dame ! Nous sommes un peu là pour vous défendre ! » Je sais comment on m’a défendue, jadis. Tous les soirs, je vérifie le cran de mon revolver. Il paraît qu’il faut rendre les armes. Je n’entends rien à ces nouvelles ordonnances. J’ai reçu moi-même les cambrioleurs du dernier numéro de cette comédie. Ils sont partis, sans grand dommage et très vite. Si je dois recevoir un espion, je l’exécuterai, mais après l’avoir entendu, toutefois. Des espions ? Est-ce qu’ils ne connaissent pas tout d’avance ? Et nos plans, et nos armements et surtout nos manques de prévisions. Grâce à M. Charles Humbert, l’homme aux impressionnantes statistiques, ils ont connu l’histoire inouïe de nos soldats qui devaient partir avec un soulier — celui du pied ferme. — Quand je pense que j’ai injurié ce pauvre grand homme dans une revue, m’imaginant qu’il avait tort de dire tout haut ce qui se répétait tout bas. Il a joliment réparé sa gaffe, si c’en était une, le Monsieur aux canons et aux munitions ! Je l’ai humblement prié de me pardonner et il m’a répondu avec une très charmante jovialité ! Pourquoi ai-je fait cela, voix dans le désert[2] ? Est-ce pour cette singulière contagion du frisson de l’anormal qui jette toute la France hors de ses usages ? La blague du temps de paix doit-elle s’expier en temps de guerre… ou perd-on la notion, l’instinct du réel ?

L’entrée en guerre est « une entrée en religion ». C’est une prise de voile. Mais c’est encore trop léger à porter, un voile. Il est facile de renoncer au monde, à ce à quoi on tient le moins. Ce qui m’est le plus cher, ici, c’est le silence, ce bain de silence que je viens prendre tous les étés après l’enfer de l’hiver parisien. Est-ce que je ne devrais pas sacrifier aussi la tranquillité de ma retraite avec celle de ma vie d’animal ? Ces enfants de mes réfugiés n’ont pas encore assez remué cette nappe d’eau lustrale. Germaine, Paul, qui gazouillaient furieusement, n’étaient que des oiseaux. C’est encore trop gentil des fureurs d’oiseaux ! Il me faudrait, pour mon purgatoire, des bêtes féroces à apprivoiser, des créatures de proie, une lutte perpétuelle contre mes goûts, une emprise sur toute ma volonté et moi cédant toujours de plus en plus liée, sinon vaincue, par la conscience. Sans religion, sans Dieu ni maître, il convient que je devienne ici l’esclave de l’inflexible logique, de toute ma raison dressée contre le désordre que je sens venir…

« Je ferai, de la nature, le décor de ma volonté. »

Cela s’écrit dans un roman où il arrive ce que vous décidez. Mais dans la vie, la vie même inférieure, il faut s’en remettre à la volonté d’une loi.


IV


Et le jour gris, tout suintant de larmes, ramène les petits devoirs boueux, vous forçant à patauger dans l’humidité, car les bêtes ont faim. Mais, par n’importe quel temps, est-il plus douce corvée ? Donner à manger ! Donner leur pain quotidien à ceux qui vous prennent certainement pour leur Dieu…, à ceux qui n’ont que vous comme ciel, à ceux dont la confiance absolue demeure la preuve de l’innocence absolue ! (Où sont-ils, maintenant, les sauvages ayant encore l’appétit de nos civilisations ? Et quel conquérant peut-il tenir encore à devenir le fétiche d’un nègre ?) Eux, les pauvres inférieurs, ne possédant ni ambition, ni trésors, ils sont les captifs éternellement ravis de vous voir disposer de la noblesse de leurs attitudes ou de la bonté de leur chair.

Ils vivent en Patiente de votre geste qui offrira la manne ou la mort… en faisant déborder ou leur joie ou leur sang.

Les quatre chattes miaulent derrière la fenêtre de la cuisine, blotties entre les branches du cyprès. S’ouvrant sur l’ombre de la colline, qui monte et barre le ciel d’une épaisse frondaison, cette fenêtre c’est leur étoile. La menue boussole de leur entendement tourne la pointe de leurs oreilles de ce côté sans que rien puisse les en distraire. Pauvres chattes de campagne ne vivant que pour l’heure de la soupe depuis qu’elles savent qu’il y a une soupe ! Ah ! la bonne soupe tiède quand il fait si froid la nuit ! Elles grimpent comme des singes, s’approchent le plus qu’elles peuvent des carreaux éclairés et elles font courber les branches, tant et si bien qu’un jour Puçon tombera parterre. Attends ! Puçon, attends…

Les chiens, Mina, la louve allemande, et Rip, le bas rouge de Beauce, font le guet sur le perron, crevant de jalousie lorsqu’ils éventent l’odeur d’un repas qui n’est pas encore le leur. Mina, tête pointue, oreille fauve, Rip, crâne large, oreille noire, exécutent une série de cercles cabalistiques, en manège, sur une piste qu’ils ont usée de leurs ongles de fer. Ce sont les seigneurs de la cour. On leur en abandonne la plus belle moitié, celle de devant, avec la jouissance du perron. Ils y ont niches d’été, niches d’hiver et la vue du chemin de halage pour pouvoir donner de la voix sur tout venant. Du côté du poulailler, les perspectives s’embellissent, à leurs yeux ardents, de l’apparition des poules, d’un coq d’une blancheur éclatante, un coq de la paix, auquel Mina, d’un sournois coup de gueule, déclare la guerre chaque fois qu’il s’approche du grillage. Il y a aussi, dans ce poulailler, des lapins, prisonniers paisibles dans leurs étables trop étroites, les bons lapins, dont les oreilles sont toujours basses n’ayant jamais la permission de s’orienter.

Ça va très bien, cette ménagerie autour de la maison. Ils sont convenablement rangés dans des boîtes, des tiroirs, des coffrets. Je veux qu’on puisse être libre chez moi… de ne pas s’entre-dévorer. J’ai offert l’hospitalité à ces petits frères, mais je ne me reconnais pas le droit de donner aux plus forts celui d’opprimer le plus faible. Si je lâchais tout ce joli monde, si j’abattais une seule cloison, ils s’en iraient en un tourbillon de plumes et de poils… peut-être ne resterait-il que la louve allemande se léchant discrètement les ongles…

Plus loin, les chèvres bêlent tristement, en dehors de mon cercle familier. Je ne sais pourquoi ma vieille Pierrette m’appelle, puisque c’est la femme du poilu qui la nourrit, ayant besoin de son lait pour les enfants. Je n’ose pas aller la voir… non, je n’ose plus… Il me semble que mes visites seraient comme un contrôle, un espionnage de bourgeoise se méfiant de l’intruse. Et cette femme fantôme pourtant m’inquiète. Je me forge des chimères à son sujet. Je ne la comprends pas. Depuis un an qu’elle est ici, elle porte en elle un mystère que je ne pénètre pas et ma réfugiée belge en avait une sorte de répulsion. Ce que ma réfugiée ne trouvait pas clair, elle dont les yeux avaient la lumière d’un jour bleu, n’était vraiment pas rassurant… ça devient de moins en moins simple depuis que nous avons deviné que la femme fantôme est double. Elle ne parle jamais : c’est bien. Elle ne travaille pas : c’est mal. À son sujet je me rappelle cet article du Bonnet rouge, un article un peu fort en épices, intitulé : « Pas plus fainéante que vous, Madame ! » en réponse à je ne sais plus quelle réflexion de ma part, dans La Vie, sur la paresse de certaines créatures de la guerre (je devrais dire : créations). N’en déplaise à la brave féministe, je me tourmente à propos des paresseux sans jamais exiger d’eux la même somme de travail que je peux fournir. Non, personne, dans le peuple, n’est capable d’abattre du travail comme moi, simplement parce que pendant les travaux manuels les plus durs je peux y penser. Je n’exige pas l’intelligence. Je ne crois pas à la ferveur. Je n’estime que la conscience. Je nettoie une étable avec conscience et je pense à ce que je dois faire pour la nettoyer en oubliant tous mes romans au point que si on m’appelait à ce moment-là par mon nom de romancier, je ne comprendrais plus l’autre ouvrage et je n’entendrais pas. À qui, à quoi songe cette créature nonchalante ? Et vivant à cent mètres l’une de l’autre, elle dans le pavillon, en retrait du bois, moi dans la maison, au découvert du fleuve, nous ne nous connaissons pas plus qu’au premier jour de notre rencontre ! Est-ce que le drame serait là ?…,

(Dieu, que Puçon est agaçante de miauler comme ça en élevant de plus en plus le ton ! Comme on devine bien qu’elle est née chez un marchand de vin, celle-là !)

Allons… les soupes ! Et distribuons avec justice les petits morceaux de viande aux carnassiers. Puçon ! Souris ! Puçonneau ! Souriceau ! Allons, les mères chattes et leurs petites filles, voici le grand plat… au bas de l’escalier, sous la voûte, garantissant de la pluie pour que la sauce n’augmente pas ! Voyons, Puçon, ne mangez pas toujours sous le nez des trois autres ! Quelle goulue !

Puçon est noire avec du blanc en dessous, tel un manchon de civette ; Souris est tricolore, c’est-à-dire blanche, rousse et noire. Puçonneau a l’air d’un ramoneur effronté et Souriceau d’une limace angora, tellement elle est insaisissable. Mangez bien aujourd’hui. Demain… on ne sait pas ! C’est la guerre… »

Après, je nettoierai ma basse-cour, les mains sans gants, les pieds dans les sabots, déclarés légers, qui sont si lourds, avec ma robe déjà ourlée de boue. Rien ne m’est plus pénible que le brossage perpétuel des vêtements, toujours garnis de terre en grelots ! Ah ! le pays des sept costumes et des treize bonnets… quand le reverrai-je ? Et quand retrouverai-je mon Alice, fringante et mince, soubrette de Molière, allante et vive comme une mésange (dont elle possède la petite tête coiffée de brun lisse), têtue, d’ailleurs, mais spirituelle comme un gamin de Paris, aux réflexions si drôles quand on éteint les rampes de gaz du mardi ! Où sont les mardis du Mercure de France ? Alice mettant le couvert du thé, pendant que l’extra la regarde, soixante ou quatre-vingts tasses, dressant les petits fours jolis comme des fleurs, sur les compotiers, et les fleurs, d’odeurs savoureuses, des jacinthes charnues comme des bonbons dans les cornets de cristal ! Alice disant gravement : « Madame n’a pas pensé que c’était le jour de la nappe jaune ? Le service Louis-Philippe va mieux avec le jaune… parce qu’il est doré. D’ailleurs ce que j’en dis… c’est à cause du style ! » Le style ? O mes lapins, pourquoi froncez-vous le nez ? Il fut un temps où, en France, nous avions du style… peut-être pas précisément dans nos livres, mais dans nos meubles, dans nos costumes et même dans nos gens ! Oui, mes chers lapins, humilité faite fourrure, je vous le déclare en vous offrant ces côtes de choux absolument comme je leur offrais des petits fours.

Et j’ai fui ma maison de là-bas, qui a du style depuis Henri IV. J’ai abandonné ce musée où l’on pouvait cataloguer un échantillon de tout ce qui fut les grâces puériles de la France à travers plusieurs siècles d’élégances et d’idées biscornues !

Qu’est-ce qui est idiot, au fond : la guerre ou la beauté ? Il y a certainement un point à ne pas dépasser dans le puéril. Et dans l’horreur tout est déjà bien au delà du cauchemar.

Nous eûmes le tango, d’odieuse mémoire.

Maintenant il y a un tank. Et on raconte, de ce monstre tout neuf, des merveilles d’équilibre, dans une assurance redoutable de mouvements inédits. (La gravure de l’Illustration empêche de dormir !) Nous ne sommes pas méchants, les gens du monde, nous avons seulement l’amour inexplicable de nos ridicules… Mangez, mes petits lapins, car l’océan de l’herbe c’est l’infini et la danse des papillons du printemps ne la foule pas. Un tapis de haute laine que la providence des lapins renouvelle pour les récompenser de leur humilité paisible.

Mes animaux ? Ils sont à moi, si on veut, car je ne les achète jamais. Je les recueille. Et je ne les fais pas mourir à mon usage. J’ai mes poules pour les œufs, mon coq pour mes poules. Les lapins… ce n’est pas moi qui les mange quand ils ont mangé l’herbe que je leur trie.

Puçon m’a été apportée par une amie (la femme aux chats, une héroïne dont je dois parler un jour et pour lequel portrait il me faudra tout un volume, tant sa grâce bizarre, son étrange beauté moyenâgeuse me fourniront des documents psychologiques). La dame à la ferronnière l’avait tirée des mains d’un vivisecteur amateur et elle me l’a confiée : dépôt sacré, ô Puçon, malgré ton accent de comparse de réunion publique. Souris, c’est la chatte des anciens gardiens ; on se la repasse comme une consigne. Puçonneau et Souriceau, leurs filles, me sont restées pour compte… parce qu’on devait en faire un civet, paraît-il. J’ai dit que je n’invente rien. Je ne cherche pas le détail sauvage, qui souligne certains degrés de nos civilisations, je ne le répudie pas non plus quand il se présente…

Dans le pays que j’habite l’été, il y a des restaurants qui ont l’habitude de vendre des chats (écorchés, je suppose) aux mariniers pour leur cuisine ambulante… On avait commandé à mes anciens gardiens deux chattes bien tendres. J’ai eu vent de cette histoire, et je les ai sauvées de la casserole… fluviale.

Ah ! elles m’en ont fait des misères, celles-là, sous prétexte de leur tendresse et de leur rage à suivre le bord de ma robe ! Elles m’ont suivi sournoisement un soir jusqu’au barrage et elles se sont perdues dans les environs des… ogres. Un soir de décembre ! Il m’a fallu courir tout le pays avec une lampe électrique, sonder chaque touffe de roseaux, franchir la ligne du chemin de fer, sous le tunnel, aux risques de me faire fusiller par Totor, le garde-voie, et j’ai fini par les apercevoir, boutées dans la gelée blanche, blotties l’une contre l’autre, usant peu à peu leur chaleur naturelle, miaulant faiblement, si pitoyablement avec leurs yeux ronds pleins d’eau… « Vite, vite, dans les poches de mon manteau, coureuses, évaltonnées, sans jugeote, gibiers de casserole ! » Et toutes deux se mirent immédiatement à ronronner, car l’animal n’est jamais récriminant, même s’il y a crime ; il remercie d’abord.

Quant à Mina et à Rip, cadeau superbe, ils me furent livrés, par leur propre maître, pattes et museaux liés. (Un éprouvé de la guerre ayant vu saccager sa propriété du côté de Lille.) Il vint me les amener et leur parla comme à des personnes, d’un ton grave bien ému : « Je vous laisse à la dame. Obéissez-lui et gardez-la convenablement. Faites votre métier pour gagner votre soupe. » Les chiens se couchèrent sagement. Ils eurent un sanglot de grands enfants qui n’osent pas pleurer en présence de celui qui dicte la leçon à apprendre. Dès qu’il fut parti, ce fut un terrible concert. J’avais beau leur expliquer qu’en guerre on ne peut pas choisir son… ennemi, on les entendait hurler à tous les échos de la falaise : « C’est pas des chiens, c’est des remorqueurs ! » me déclara un mendiant qui passait. Leur chagrin s’en alla, jour à jour, au fil de l’eau. Mina, laissée trop libre, rapporta même un lapin de garenne dont elle m’offrit le train de derrière, et Rip faillit dévorer un facteur. Ah ! mes chiens ! Ne viendra-t-il pas un temps où, en effet, le facteur sera votre unique ressource ?… De même qu’il m’apporte, à moi, le seul aliment complet dont je veuille nourrir mon esprit aux dépens de mon corps, puisque je lis toujours mes lettres juste au moment où le rôti commence à brûler, de même, un beau matin, le cuir de sa vieille boîte graisseuse, les journaux, si peu substantiels, seront peut être tout ce que nous aurons à nous mettre sous la dent.

Mes chiens, mes dieuxdonnés, ne hurlez pas à la mort, ne l’attirez pas par ici. N’ayez pas peur de la lune et ne faites pas de scènes aux plus petits que vous. Nous sommes, ici, des tas de frères inférieurs obligés à la vie en commun. Tâchons de démontrer à l’homme que nous pouvons, nous, les bêtes, avoir l’esprit de savoir nous borner… sans écrire !


V


Sans écrire ? Je n’appelle pas écrire penser tout haut, sur ce papier, dont je ne ferai rien, ni pour moi ni pour les autres et qui ne servira pas la cause littéraire, en honneur, en ce moment, dans la vie parisienne.

Au lendemain de la mobilisation je me suis juré de ne plus recevoir, de fermer rigoureusement mon salon où l’on a tant ri et où l’on eut l’entière liberté de la conversation, le dernier salon où l’on ne jouait pas la comédie, car je n’ai jamais imposé, aux gens qui me venaient voir, tel ou tel sujet, en vers ou en prose, alors qu’ils ne me priaient point de choisir.

Ah ! le cabotinage constant des salons dits de lettres ! Je crois qu’il nuisait terriblement à la littérature avant, en temps de paix ; en temps de guerre, il peut devenir odieux. S’il ressemble aux exagérations que, par métier, je, suis obligée de lire, comment m’aurait-il été possible d’en entendre les échos, d’en recueillir et accueillir les auteurs chez moi ? On a la phrase de guerre, le ton de guerre, comme on a la jupe courte ou le chapeau pointu. Personne n’a l’air de vouloir consentir à un retour sur soi-même, sinon à la nature !… Ou continue à se jouer.

Je veux ici m’expliquer une fois pour toutes. Recevoir, ce n’est pas lever un rideau, c’est ouvrir une porte. Or, depuis une quinzaine d’années, les réceptions, même les plus intimes, ont perdu leur caractère amical de réunions pour prendre celui d’exhibition. Je ne comprends rien et n’ai jamais rien compris à la façon d’évoluer en décor de mes consœurs de lettres. Il m’a semblé qu’elles oubliaient d’entretenir le foyer de l’esprit pour tout sacrifier au foyer du théâtre. Elles ont la manie des lectures, des récitations et des conférences. Se mettant sans cesse en avant, elles ont condamné au silence des gens spirituels qui viennent souvent pour causer, vous offrir un avis, des bourgeois fort intelligents, des profanes, qu’il est bon de consulter et n’ont pas le loisir d’une réplique dans la scène à faire que la maîtresse de la maison fait toujours toute seule. Peu à peu, l’habitude d’écouter, sans avoir à formuler une contradiction, a rendu ces gens-là presque muets, paresseux, d’une mentalité docile et incolore ; ils sont la matière grise, les snobs, ils admirent de confiance ou raillent à voix basse sans qu’on puisse obtenir d’eux la moindre partie instrumentale dans le concert, le cas échéant. C’est, pour qui regarde attentivement les spectateurs, sinon le spectacle, horriblement triste. Et ils reviennent volontiers pour des raisons n’ayant aucun rapport avec l’intérêt moral d’une réunion. Les uns pour l’excellence des vins fins, les autres parce que la petite Mme X… leur a promis ce rendez-vous…

De la liaison, très dangereuse, des femmes de lettres avec les actrices, il résulte un oubli complet de la tenue littéraire, de l’ancienne désinvolture française. Si les femmes de lettres avaient laissé les actrices traduire leurs vers ou leurs proses, il n’y aurait eu que demi-mal, car, généralement, n’importe quelle cabotine parlera mieux qu’une personne sans l’expérience des planches. Mais, les femmes de lettres se sont mises à vouloir surpasser les diseuses au cachet, au moins pour l’abondance des auditions qu’elles nous imposaient pour rien. Elles furent toujours prêtes à s’adosser à la cheminée, improvisèrent même, vous forçant à assister à l’éclosion de leurs œuvres, débordant de leur cœur à leurs lèvres, absolument comme, autrefois, sur certains champs de foire, on voyait, en des baraques pauvres dont c’était l’unique attraction, des poules qui pondaient debout !…

Tous les salons ont maintenant leur estrade. On y frappe les trois coups, il y a un régisseur qui n’est pas toujours le mari. Vous alliez, en entrant, demander des nouvelles de votre amie, lui répondre que vous vous portez bien, lorsqu’elle vous apparaît soudain, les bras en guirlande, distante, préoccupée, les yeux révulsés, cherchant l’inspiration, soucieuse seulement d’établir un silence, de reformer le cercle que vous avez failli rompre autour d’elle. Et la voilà qui fiche le camp dans une gondole, sur le grand canal de Venise, ou qui se promène le long du bois en attendant le loup ! Jusqu’à la fin de ses pérégrinations, elle ne sera que l’incarnation de sa copie, je veux dire une copie très mauvaise de l’actrice qu’elle aura étudiée pour son genre d’écriture. Lorsqu’elle va se rasseoir, elle aura probablement oublié que vous étiez là, dans le bruit des applaudissements, et ne cherchera que le moyen de produire un nouvel effet sur un auditoire capable d’avaler n’importe quel autre petit four littéraire. Il est à remarquer que la femme de lettres-diseuse a souvent un défaut de prononciation, un tic nerveux ou une voix désagréable. À la longue, ça se tasse, pour les anciens auditeurs. Pour les nouveaux, c’est un sujet de joie malicieuse qui se change en supplice lorsqu’on est au premier rang. Combien de mortelles ennemies me suis-je créées pour un fou rire intempestif, parce que, moi, au théâtre, je réagis. Je ris ou je me fâche quand l’occasion s’en présente… Si je me sentais vraiment dans un salon, c’est-à-dire entre femmes du monde, je serais peut-être polie et, au besoin, remplie d’admiration. On m’a dit souvent : « Vous devriez vous laisser entraîner par le courant. La sincère politesse est encore de faire comme les voisins. »

Non ! je suis le pommier qui porte sa pomme. Si elle tombe sur le sol, dans l’indifférence générale, et y pourrit, je préfère la voir se désagréger, revenir au fumier universel, molécule alors utile à la terre, ma mère, que de m’évertuer à la tendre au passant, à la lui faire manger de force, très louche rappel d’un paradis… où les serpents avaient gardé le droit de siffler. En outre, je ne possède aucun défaut de prononciation.

Aujourd’hui, si la littérature est un luxe, elle doit se plier dans l’armoire comme la robe de soirée qu’on ne peut plus arborer ; si elle demeure un état d’âme, elle doit se réduire à la philosophie, à une étude plus sérieuse de ce qui nous semble convenable de penser, mais, par-dessus tout, elle doit nous conduire à la réalité. Les histoires que nous racontons sont bonnes pour endormir les peines, mais elles sont mauvaises quand elles endorment aussi les consciences.

La femme de lettres d’aujourd’hui, sorte de mannequin de magasine, vêtue d’un travesti qu’elle ne choisit pas toujours, hélas, et qu’elle n’arrive pas plus à dépouiller qu’une tunique de Nessus, est en train de se confectionner un manteau sortie de bal tricolore… parce qu’elle n’a plus rien à se mettre, terme consacré ; seulement les dessous sont encore, pour beaucoup, des maillots de cabotines. Le feu de la rampe, le feu le moins sacré que l’on sache, continue à faire flamber leurs bonnes intentions : « Il nous faut tenir, m’écrit l’une d’elles, en rouvrant nos salons pour bien montrer que nous n’avons pas peur de l’avenir. On ne ferme pas devant l’ennemi. » La jeune personne qui m’écrit cela n’a perdu encore ni son mari, ni son fils, ni son frère, et elle n’est pas encore devant l’ennemi. Moi, je n’ai pas l’héroïsme voyant, et, fourmi inquiète, je désire fermer, de bonne volonté, en signe de raison, non pas encore en signe de deuil, parce que j’ai horreur d’exécuter certain geste sous la pression d’un pouvoir jusqu’à un certain point régulier.

Je crois (j’avoue même que j’ai tort de le croire) que nous pouvons laisser éteindre un jour le feu, celui de la rampe comme celui des cuisines… faute de combustible. Quant à l’ennemi… hum !… ce n’est pas nous qui dansons devant le buffet plein de munitions ! Que l’on ne m’imagine pas une humeur chagrine de vieille dame. J’ai bien plus la crainte d’avoir envie de rire en présence de celle qui ne ferme pas que d’avoir envie de lui reprocher ses pas de circonstances. Je me défie surtout de mon premier mouvement. Je m’amuse toujours beaucoup dans le monde des lettres. Mes compagnes m’intéressent et sont, pour moi, des distractions merveilleuses. Il en est que j’aime plus qu’elles ne peuvent le concevoir. Nous ne différons que sur le point d’examen de l’état littéraire. Chez moi, il n’y a pas d’art d’écrire. La littérature fut mon infirmité dès mon plus bas âge. Je m’en suis cachée, dès son début, comme j’ai essayé de dissimuler que j’avais une jambe plus courte que l’autre. Je n’ai jamais rien trouvé à louer dans cette fonction d’un cerveau sans cesse obsédé d’images, et j’en fus fatiguée, malade, jusqu’à en vouloir mourir. Plus tard, ma manière farouche, inégale, touchant souvent à l’excentricité, fut encore plus condamnée qu’approuvée. J’ai toujours compris, sans qu’on dût m’y forcer, que je restais en marge et je l’ai mieux apprécié que compris. Élevée dans la phalange des maudits, j’ai dû apprendre, à leur obscure école, que l’on ne décerne pas le prix à celui qui fait le plus de grâces dans l’arène, mais bien à celui qui fait preuve de la meilleure endurance. J’ai tout enduré : la faim, le froid, ce qu’on appelle, de nos jours, le manque à gagner et aussi le mépris de mes contemporains. Je ne l’ai pas cherché, mais l’ayant subi je n’ai jamais rien fait pour reconquérir leur estime. Au fond, qu’est-ce que l’estime des voisins ? On nous tolère, simplement : « La femme de lettres la plus honorable dans ses mœurs et la plus pure d’intentions n’est jamais qu’une courtisane, m’écrivait un homme de lettres qui est, aujourd’hui, académicien. Qu’importe vos faits et gestes, la retenue de vos manières et cette ingénuité du masque ? Seul compte l’effroyable dévergondage du cerveau qui est, dans une femme de lettres, comme le salon de certaine maison close. Plus les persiennes sont strictement baissées, plus on voit luire, là-dessous, les lueurs défendues. » Ce style, peut-être bien dogmatique, me paraît déjà désuet. Cependant j’y trouve le complément de ma pensée sur certaines jeunes créatures cherchant à entretenir la lampe derrière la persienne de leur salon. Si je ne suis pas digne de l’Académie, je suis au moins en communion d’idées sur la morale avec un Monsieur fort estimable et qui d’ailleurs m’amuse aussi, parce que je lui découvre des façons de femme de lettres, dans l’ingénuité du masque. Est-ce que lui aussi ne tient pas à danser devant le buffet ?… Moi, j’ai envie de m’asseoir ! On reconnaît la femme de lettres, dans un salon, à ce qu’elle demeure généralement debout. Pédante ou naïve, jeune ou vieille, elle se lève de sa place pour parler. Je trouve que, bien installée dans un bon fauteuil ou assise timidement au rebord de sa chaise, il est inutile de se mettre debout pour dire quelque chose. Ah ! la phrase fatidique : « Mme X… va nous dire quelque chose. » Ce qu’elle aura perdu de pauvres femmes, point faites, d’ailleurs, pour jouer le rôle néfaste de courtisane cérébrale ! Elles attendent toutes le moment de dire quelque chose. Si elles ne font rien de bien répréhensible, elles ont tout de même le tort d’exiger l’attention, ce qui est une grave impolitesse. Elles mangent leur potage (celles qui en ont !), elles s’habillent, elles sortent, elles entrent, ôtent leur manteau, saluent, sourient, en attendant l’heure de dire quelque chose. Elles sont, dans l’unique but de se voir demander de dire quelque chose. Actrice doublée par la seconde nature, on ne connaît jamais leur première nature, puisqu’elle n’abandonne jamais la pose. L’actrice, la vraie comédienne, sait ne plus poser. Elle connaît à merveille l’art de se reposer. Mais la femme de lettres ne se repose pas, elle fait l’amour et mouche ses enfants dans l’attitude que lui ont donnée ses livres… ou le magazine qui l’aide à vendre.

(Permettez-moi cette parenthèse : les hommes, qui ont les défauts de leur qualité, n’aiment pas les femmes de lettres, parce qu’ils ont un goût prononcé pour le naturel grossier de la femme tout court. Or, il y a des femmes de lettres assez filles pour dire, aussi, quelque chose de grossier…, je cite ici un poète mort : « Quand je songe qu’elle disait M… avec une rare élégance ! » Donc, elles ne cessent même pas de poser pour dire M… ?)

Tout le mal de ce cabotinage intégral vient de l’abus de la photographie. La femme de lettres est une éternelle victime de la mode qu’elle ne fait pas toujours et qui la défait. On l’a cristallisée dans un stupide : ne bougeons plus. Les journaux, les revues ont reproduit sa figure, ses allures, son écriture, tant et si bien que la personnalité a disparu sous les différentes attitudes. Elles n’étaient pas toutes jolies. Elles devinrent toutes originales. Il y en eut qui tinrent perpétuellement des lis à la main, qui dégustèrent un thé pâle avec l’aspect de la bacchante ivre, qui prirent le geste de tuer ou de bénir comme on brandirait un plumeau. Quelques-unes conservèrent la tenue de combat dans la plus stricte intimité, quelques autres oublièrent, en endossant un vulgaire tailleur, d’enlever la couronne d’or ou le diadème de perles ! Oh ! les photographies des lauréates, des candidates et des autodidactes…, ce qu’elles sont gênantes, parfois ! Jadis, quand je faisais la guerre, j’ai essayé de lutter contre ce ridicule et, comme j’aime la logique, même en guerre, j’ai interdit à mes éditeurs de me servir sur le plat de la couverture de mes livres…, et il en est résulté des interprétations de peintre, à défaut de photographie, interprétations assez fâcheuses contre lesquelles je n’ai même pas voulu protester. Je me souviendrai longtemps d’un cri, sorti du cœur, d’un jeune homme de lettres que l’on me présentait un soir dans un salon : « Ah ! mon Dieu, Madame, vous n’êtes donc pas laide ! » Jamais compliment hyperbolique ne me fit plus de plaisir, car il soulignait, dans cette phrase naïve, pas mondaine et surtout d’une franchise si française, tous les inconvénients qu’il y a pour les femmes trop coquettes à se publier uniquement à leur avantage.

Maintenant, c’est la vraie guerre, la grande guerre. Elles sont, devant l’objectif, comme des citations à l’ordre du jour, naturellement, tous des voiles blancs d’infirmières, et beaucoup ont encore plus de courage, certes, que de coquetterie. Pourvu que ça dure !… Si elles ont besoin de ce stimulant, peut-être ne faut-il pas le leur refuser ; mais le patriotisme, qui a besoin d’un éther pour se battre, me fait peur.

… En ce moment, mon thé de cinq heures consiste à essayer de faire boire mes lapins… « Les lapins ne boivent jamais », prétend le peuple de la banlieue parisienne, qui, lui, aime assez à se désaltérer même quand il n’a pas soif. Voilà un abus, ou plutôt une abstention très regrettable, non seulement pour les lapins, mais encore pour ceux qui les mangent, c’est-à-dire pour tout le monde. Ma chèvre, Pierrette, fut vendue deux fois par des gardiens peu délicats. Une fois au boucher, et j’eus le temps d’intervenir… en la rachetant, une autre fois, à un voisin qui me la rendit ; mais, si j’ai pu lutter contre de mauvaises actions, je ne peux plus rien contre le préjugé : « Les lapins ne boivent pas. » Voilà cinq ou six ans que je m’efforce de prouver, par le don d’ouvrages techniques ou par la lecture des articles de journaux, que l’élevage du lapin est une chose plus compliquée qu’on ne le pense à la campagne. Moi, je ne tiens pas à garder mes moutons à cheval, pourtant, je voudrais faire boire mes lapins, vers cinq heures !

Petit nez rose, toujours froncé, une oreille en avant, une autre en arrière, ô Jeannot, comme c’est bon l’eau du ciel, ce miracle qui tombe, se glisse le long des barreaux de votre prison ! Dès qu’il pleut, on les voit, les mires surtout, se dresser contre la porte de leur cage pour y lécher les gouttes qui parviennent jusqu’à eux… Oui, je sais. Il y a le fourrage vert, dont l’abondance, en été, leur donne des coliques, mais ils le dévorent ainsi, sans mesure, parce qu’ils aiment son humidité intérieure. En hiver, le son, le fourrage sec (et le froid qui altère tout autant que la chaleur) leur communiquent une sorte de fièvre contractant leur gosier, faisant fermenter des tumeurs, les rendant impropres au genre de service qu’on leur demande : la gibelotte !

Ma grosse lapine blanche, que j’ai élevée, a bu et ne boit plus. Quelle torture ! Ses beaux petits enfants ne boiront pas davantage… Elle s’arrache les poils du ventre, cependant, pour en faire de délicieux berceaux qui sont comme parés d’une mousseline vaporeuse où il ne manque, vraiment, que des nœuds de faveurs bleues. Et quels soins de propreté ! Quels nettoyages perpétuels dans un espace si restreint ! Car elle sait, elle, et redoute les émanations de son urine échauffée pour les tout petits qu’elle allaite encore ! Jeannote, me voici revenue à de meilleurs sentiments. Au lieu de me fâcher avec la femme-fantôme, je te ferai boire mystérieusement ; oui, tu boiras, nous aurons, nous aussi, notre thé de cinq heures, et « tu ne diras pas quelque chose », tu ne diras rien.


VI


« La chèvre, elle a crévé. »

C’est peut-être la première fois que la femme fantôme s’adresse à moi, directement. Elle se tient, bien droite, sur les marches du petit escalier tout blanc de neige, lève ses yeux, aux iris dilatés, ses yeux glauques, vers la fenêtre de la cuisine, comme une autre chatte au miaulement sinistre. Elle a dû faire un effort pour crier ça, parce que sa voix retombe en une chute gutturale.

Il est sept heures du matin. Le bon compagnon va repartir pour Paris, il s’habille, il est pressé ; l’auto l’attend dans la cour, et il va falloir lui expliquer des choses tristes… Cette nouvelle annoncée, sans aucun préambule, me stupéfie. Pierrette était donc si malade ?

Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue !

Quel froid, ce matin de mars ! La neige, qu’on n’avait pas eue de tout l’hiver, se met à tourbillonner en flocons épais, nous replongeant dans l’horreur des jours prisonniers du temps juste à l’époque des naturelles délivrances… C’est toujours la même chose : en avançant on recule ! On croyait au printemps, c’est l’hiver, l’hiver qui tue.

« Pierrette ! Notre Pierrette est morte ! » Je tremble. J’ai l’onglée. Une bise cruelle me prend à la gorge, telle une agression du remords. Je voudrais avoir au moins des détails, savoir de quelle façon ce mal s’est emparé d’une bête jusque-là robuste, notre nourrice ! Mais la femme fantôme trouve, sans doute, qu’elle en a déjà trop dit, car elle monte, s’efface dans les plis de la neige, rentre en un linceul mouvant, sans ajouter un mot. La femme fantôme va au pain pour elle et pour moi, c’est même le seul service qu’elle consente à me rendre. Je ne saurai rien de plus. La chèvre est morte. Pourquoi se tourmenter de cet incident ? Tous les animaux sont nés pour mourir. (Et les hommes, donc ?) Si quelqu’un lui expliquait que c’est cela, précisément, qui nous confère l’égalité devant la nature, elle rirait, de son rire muet, négatif.

Pendant que la femme monte les soixante-dix marches, au tapis encore immaculé, nous reliant au sentier du village de là-haut, je me précipite vers le pavillon. Les enfants, à cette heure, dorment dans leur chambre fermée à clé, la mère étrange ne laissant jamais la porte ouverte, perpétuelle défiance de créature sournoise ou craintive. Heureusement que l’étable demeure béante, grand trou noir, dans ce blanc du dehors, où règne, ce matin, un silence lugubre. Pierrette ne bêlera plus ; Pierrinette, sa fille, se tait, effrayée par le mystère qui rôde autour d’un corps immobile. Pauvre mère-chèvre ! Elle ne passera plus sa bonne tête, au sourire ironique et barbu, par le croisillon de la cabane pour quémander un morceau de pain, la pesée, qu’on lui abandonnait, jadis. Ma brave Pierrette a fini de bêler, de pousser sa plainte chevrotante, hoquetante, incompréhensible… Oh ! je comprends, maintenant. Elle souffrait et beaucoup, elle était malade sérieusement et le petit qu’elle portait lui semblait trop lourd. (Ah ! les petits… les petits, imposés, qui semblent trop lourds !…) Il fait à peine jour, là-dedans. Pierrinette, la jeune, toute seule debout, est collée contre sa mangeoire, y souffle de terreur sans manger. Tout au fond, sur une litière infecte, point renouvelée depuis au moins un mois, j’aperçois un gros tas d’où s’échappent les mèches jaunies d’une chevelure de vieille pauvre. C’est la morte. C’est là Pierrette, ma première joie de propriétaire, celle qui vint dans cette maison, à peine mienne, pour y apporter le rayon de son lait…, la voilà, par terre, dans ce fumier, et elle…

… Ah ! mon Dieu, elle n’est pas tout à fait morte, elle a tourné sa malheureuse tête, coiffée de ses oreilles rabattues en bonnet d’hôpital, et elle m’a regardée d’un affreux regard vitreux.

« Pierrette ! C’est moi, je te demande pardon ! »

Je me mets à genoux sur la litière pourrie, plus désolée par son inconcevable résurrection que par l’annonce de sa mort. Certaines races de paysannes sont décidément insensibles ! Que leur importe la mort ou l’agonie ! Puisque ça doit finir, un peu plus tôt, un peu plus tard… Ma Pierrette, dans cette boue, dans ce froid, dans ce courant d’air meurtrier, n’ayant ni une poignée de paille fraîche, ni un lambeau de couverture, et crevant, en effet, accomplissant son obscur destin de bonne bête qui a nourri, cependant, tant d’enfants chez moi, source de blancheur vivante qu’on laisse tarir, lâchement !… (C’est la guerre, n’est-ce pas ? Et, puisqu’elle meurt, ne vaut-il pas mieux que le froid l’achève !)

Comment vais-je l’emporter, la tirer de là ? Alors, je sens gronder la fureur extraordinaire qui soulève ma nature animale et la jetterait, les ongles et les dents en avant, sur quiconque se mettrait en travers de mon chemin pour essayer de me raisonner.

C’est ici que je dois confesser la folie originelle, la marque de la bête : dès que la souffrance d’un animal, injustement martyrisé, me touche, ma seconde nature est abolie. Tout ce qui peut représenter mon humanité est brusquement remplacé par une sorte de férocité instinctive, un retour violent à une autre espèce, pire que les races paysannes, pire que les races du bas âge de la terre où l’homme prenait la peau du loup après lui avoir laissé souvent un lambeau de la sienne en échange. Je redeviens quelqu’un de la grande forêt ; une rafale m’emporte, me rapporte, plus exactement, à la caverne primitive. On m’a volé mon petit et j’arrive, les yeux en feu, pour le redemander à l’homme, l’ennemi à jamais exécrable et exécré. En temps normal, je suis, j’ai l’air d’une femme du meilleur monde, d’une bonne bourgeoise très intéressée par l’ordre à mettre dans son intérieur ; en temps anormal, je ne connais plus rien de mondain ou de bourgeois, il n’y a plus ni lois ni coutumes, encore moins de sentiments, de respect humain, de tenue… tout s’abîme dans une colère qui ressemble assez à la soif du meurtre qu’on attribue à certains fauves, et une force factice jaillit de ce chaos, comme un geyser de flammes rouges, embrasant ma cervelle. Ah ! que l’expression commune : y voir rouge est juste pour moi, à ce tournant dangereux de mon histoire ! Je ne songe même pas aux armes possibles. Rompue à tous les sports par un père qui m’a élevée en garçon, sachant tirer l’épée et conduire un cheval de chasse, sauter des barrières et des fossés, l’idée ne me vient pas de me servir tout de suite d’un outil bon pour tuer ou de requérir un appui. Mes ongles, mes dents, mes poings ! Ça suffit. Incapable de manier des objets lourds en faisant un effort calculé, méthodiquement, mesuré à la taille de mon entreprise, c’est immédiatement l’impossible qui me tente. Je suis convaincue que j’ai tous les droits et toutes les puissances. Malheureusement ou heureusement, ce n’est pas tout à fait une illusion. Dans cet état, je brise facilement l’obstacle si je ne peux pas le franchir d’un bond. Or ce n’est pas de la colère, car la colère est aveugle (c’est une erreur d’homme raisonnable). Moi, je vois rouge, mais j’y vois clair, et je sais comment je vais agir pour abattre mon ennemi ; je flanquerai le Monsieur par la fenêtre, je pincerai le nez de la Dame avec deux griffes de fer, et, quant au sergent de ville, avant qu’il puisse me mettre la main sur l’épaule, il aura l’impression bien nette qu’un chat enragé ne s’arrête pas ! Frapper d’abord et passer ensuite pour atteindre mon but. Si j’avais employé ces moyens dans ce qu’il est convenu d’appeler le métier littéraire, j’aurais probablement fait un arriviste de premier ordre. Chose étrange : ce n’est pas à mon profit que ces… capacités s’exercent. Je ne défends qu’une cause qui, en apparence, n’est pas du tout la mienne. Je ne cherche pas à légitimer mes violences par un droit moral. Je ne reconnais, en cessant de me connaître, que les liens mystérieux me rattachant, corps et cerveau, à l’animalité. Cette sorte d’inconscience est-elle saine ? Je crois que oui. Ma parfaite santé est une morale qui en vaut une autre et qui n’est pas, hélas, à la portée de tout le monde… C’est pour ces différents motifs que j’ai intrigué des savants, curieux de névroses inédites, et que j’eus l’occasion de transpercer l’oreille droite d’un médecin vivisecteur avec une épingle à chapeau, histoire de réfuter ses arguments sur la sensibilité animale. Je dois ajouter que oc Monsieur-là vit toujours… Seulement, l’ayant rencontré dans un salon, j’ai eu la douloureuse surprise de constater qu’il ne me saluait plus. Les savants sont si mal élevés !…

« Pierrette ! Je suis près de toi, je ne te quitterai pas, je te soignerai bien, grand’mère ! »

Pourquoi l’ai-je appelée grand’mère ? C’est que, cette bête de huit ans, ce qui n’est pas vieux pour une chèvre, ressemble à une aïeule avec le bonnet de ses oreilles rabattues sur ses joues maigres. Elle se plaint doucement, à peine un râle, vraiment humain, à bouche close.

Et puis je pleure de rage, de fureur, je pleure de ne pouvoir tuer quelqu’un. (Moi, je ne pleure jamais d’attendrissement !) Mais je sais, je sens, que je resterai calme, que j’étudierai mon sujet, je saurai ce qu’il faudra penser de ma victime et j’inventerai un de ces supplices inédits… oui, on verra comment je vengerai ma race

Pour le moment, il faut sauver Pierrette.

Mon mari n’est pas encore parti. L’auto est toujours là, pleine des roses blanches de la neige. On dirait un char d’enterrement. Je cours à la maison. Je vais lui expliquer. Le bon compagnon possède la crainte (un commencement de la sagesse) des complications animales. Généralement, il ferme les yeux et il s’éloigne… Mais, cette fois, il partagera mon indignation, je le veux : « Voilà, il faut m’aider. Pierrette était morte, elle ne l’est plus… cette femme a menti. Il faut reprendre Pierrette ici, comme les chiens, comme les chats, comme les lapins ! Il faudrait peut-être lui reprendre aussi les enfants. Nous la porterons dans la cuisine du rez-de-chaussée et avec des couvertures… »

Il m’écoute. Il a fini de s’habiller. Il range, très soigneusement, des lames de rasoir dans un petit écrin et ses doigts forts de mécanicien expert ont l’air de tâtonner, mais ne se trompent ni sur une vis ni sur un écrou. Il saisit, plus difficilement, qu’une chèvre morte puisse être en vie : « En bas, sur le carreau, elle aura bien plus froid que dans son étable. Un vétérinaire ? » murmure-t-il essayant d’endiguer le flot de mon débit : « Non, il n’y a même plus de médecin pour les gens… Et quand je pense que je voulais faire prévenir l’équarrisseur de C… ! On me l’aurait jetée dans un trou, peut-être écorchée vive. J’arracherai la peau du ventre à cette femme. »

« Il faudra certainement lui demander une explication. »

Il commence à trouver qu’une explication est nécessaire ! Les hommes ont tous, même les meilleurs, de ces naïvetés.

Nous allons chercher Pierrette. Nous la traînons sur une couverture qui roule des ourlets de neige, et la femme fantôme revient.

« Elle a encore le respir, cette bête. Ça vous a la vie dure, les biques. Je ne sais pas ce qui lui a pris… elle a enflé, enflé. Elles auront dû se battre, la mère et la fille, rapport au petit. »

C’est une idée. Le bon compagnon s’y accroche désespérément et il récapitule : étable trop étroite, mauvaise disposition des mangeoires, états intéressants des deux bêtes et, conclusion

si on n’avait pas d’animaux, ça n’arriverait

pas. Tranquillement la femme déclare : « Pour l’ennui que ça vous rapporte », et elle rentre chez elle avec son aspect éternel de princesse lointaine.

« Tu vas faire du feu. On gèle ici. Tu ne vas pas rester ici sans feu, je pense. »

Je hausse les épaules. Il ignore que, dès qu’il a le dos tourné, j’éteins le feu. Je ne veux pas me chauffer en temps de guerre, parce que c’est ridicule. On peut apprendre à ne pas souffrir du froid quand on se porte bien. Je tiens à gagner cette partie avec moi-même : « Je vais la couvrir de laine et lui donner du café. Si elle doit mourir, elle aura contenté toutes ses gourmandises avant… elle mourra ici, de sa belle mort. »

Et le bon compagnon, résigné aux aventures inexplicables, s’en va emportant la triste vision d’une Pierrette à la fois morte et en vie. Le bruit du moteur s’éloigne : on dirait que les flocons de neige sont des mouches, d’énormes abeilles, qui bourdonnent sur le miel blanc du paysage.

J’ai entassé des couvertures autour de Pierrette, j’ai fait tiédir du café ; elle le boit entre deux plaintes sourdes, mais ses yeux sont remplis d’une extase ingénue : du café chaud comme pour ses relevailles, elle se souvient ! On lui en donnait en récompense de sa peine pour avoir mis bas de jolis chevreaux. Maintenant, elle n’est plus bonne à rien, il est juste qu’on ne la retienne pas… Encore ? Elle en veut encore et elle avale tout doucement par petites gorgées comme quelqu’un qui savoure… Oh ! Pierrette, c’est le mauvais café, celui-là, il est sombre et amer pour l’éternité malgré le régal présent, mais, tu ne sais pas, toi, tu as l’unique possibilité de te rappeler un goût, une saveur, une odeur et avec cela tu te soutiendras jusqu’à la grande crevasse de la terre où tu glisseras des quatre pieds…

Je rêve, assise à son chevet, d’une résurrection miraculeuse. J’ai souvent rêvé de ces prodiges et toujours j’ai constaté la déception. La montre s’arrête, le grand ressort est cassé ou ce n’est qu’un grain de poussière, la voilà qui remarche. Seulement pour les animaux, pour nous, c’est souvent le grain de poussière qui casse le grand ressort. Je suis venue trop tard, tous les empressements de la dernière heure sont vains.

C’est de ma faute. À quoi peut servir la psychologie, cette science dont nous sommes si fiers, nous les littérateurs, si nous ne devinons même pas les mobiles du drame de tous les jours, de ces faits divers d’apparence tellement ordinaire qu’ils n’ont même pas les honneurs de notre attention ? Voici une bête qui m’appelait, me faisait signe tous les jours et qui parlait par la logique de sa voix désespérée. Je ne peux pas nier ce désespoir, car mon instinct lui répondait. Quelque chose ou quelqu’un la tuait lentement. Il suffisait d’ouvrir les yeux du bon côté. À présent, y voir rouge ne sauvera pas ma chèvre. Pierrette, en outre, harassée par ses nombreuses parturitions (mon Dieu, comme les hommes exigent des tours de force des animaux alors qu’il serait si simple de les ménager pour en obtenir de meilleurs produits), a fini par faiblir devant la mauvaise nourriture, le manque de soins, mon oubli, mon oubli volontaire…

Non, il y a une secousse dans mon raisonnement, ce raisonnement-là sursaute devant un obstacle : je ne crois pas, je n’ai jamais cru aux accidents sans cause précise. Il y a des gens qui portent en eux les accidents qui arrivent aux voisins. La première victime c’est souvent le criminel…

Pierrette veut se lever. Elle est sauvée, elle est guérie ! C’est vers le soir. Elle tâche de se mettre debout. Ah ! je devine. Tous, ils sont ainsi, très propres devant la grande peur. On dirait qu’ils ont une pudeur dernière qui rachètera toutes leurs impudeurs de pauvres inconscients dans la libre vie animale. Alors que l’espèce humaine, en s’acheminant vers sa fin, se souille sans en avoir conscience, eux, dans un suprême élan vers la netteté, ont l’horreur de ce qui va leur tordre les entrailles. Surtout les animaux qui meurent en pleine possession de leur instinct, qui meurent de force, parce que la maladie n’a pas eu le temps de les avilir.

Et Pierrette sort péniblement avec moi qui la traîne jusqu’au jardin. Quand elle revient, c’est bien une revenante ! Son pauvre ventre vidé il ne reste d’elle qu’un squelette et, en elle, un autre tout petit squelette mou qu’elle a gardé tout de même et qu’elle emportera, avec elle, dans la crevasse… Qu’a-t-elle pu manger ou boire depuis un mois pour être ainsi ! Là-bas, au pavillon, l’autre Pierrette bêle, semble me crier : « Ce n’est pas moi qui l’ai tuée. Nous ne nous sommes pas battues. Nous nous aimions bien, car nous nous tenions chaud. »

Je la recouche. Je la borde. Je pose près de son long nez aux si grande narines une poignée de foin, une tranche de pain, un morceau de sucre. Elle me lèche les mains, elle est heureuse, mais elle ne mangera rien ; elle se contentera de l’odeur, cette âme des choses qui va toucher si profondément l’âme des bêtes.

Il faut que j’aille me coucher aussi. Je l’enferme à double tour. Je n’ai pas faim non plus. Pourtant il y a tous les autres. Les chattes sont comme folles. Elles ont faim, elles, et m’attendent en grattant à la porte. Devinent-elles que la fontaine du lait ne leur fournira plus une goutte de bonheur ?…

Les distributions de soupe terminées, je vais dormir. Il fait un froid noir. Sur tout ce blanc de la campagne, l’eau coule, séparant les deux rives d’hermine d’une barre d’encre bien appuyée. Je contemple un instant le bateau de pèche. On dirait qu’un géant a posé là une de ses pantoufles avant de pénétrer dans le lit du fleuve, une pantoufle usée.

Je dormirai profondément. Je ne m’épuiserai point à penser, la nuit, parce qu’il me faudra, le jour, agir, aller chercher un vétérinaire pour ma chèvre, si je peux en découvrir un. Je voudrais tant savoir… et je dors.

Je ne saurai rien. Pierrette est morte, réellement morte, cette nuit, en flairant, sans doute, le morceau de sucré, la tranche de pain et les herbes sèches des printemps passés. Cette fois, elle est vraiment crevée, la chèvre !

C’est maintenant, oui, que le drame commence ! Il nous faut l’enterrer. J’ai envoyé la femme fantôme chercher l’équarrisseur. Il a refusé de venir pour une chèvre. J’ai fait offrir cinq francs et on a répondu que ça ne valait pas la peine de déranger un cheval, un homme pour si peu, même y compris la peau, la belle peau blanche, la fourrure au longs poils qui ferait une solide couverture pour un pauvre diable de soldat, dans la tranchée. Je ne comprends pas. Je suis persuadée qu’il vaudrait la peine de se déranger pour moins que ça, pour précisément cette seule peau. La France n’est pas assez riche, aujourd’hui, pour laisser perdre la moindre parcelle d’animalité utilisable.

Alors ?… je dois donc bénir le froid qui me permettra de conserver Pierrette entourée de glaçon, étendue sur la neige et devenue rigide comme une statue de sel. J’attendrai que nous trouvions un homme, ouvrier, chemineau ou mendiant, qui puisse creuser une fosse assez profonde… J’ai essayé, je n’ai pas pu entamer la terre, tellement elle est dure.

Il ne passe pas d’homme. Il ne passe rien, parce qu’il neige toujours. Il n’y a plus d’homme dans le pays. Ils sont là-bas

La femme et moi, nous nous regardons avec une inquiétude grandissante. Si le froid persiste encore trois jours, ce sera possible, mais… si ça dégèle, oh ! alors, que ferons-nous de cette pauvre loque s’affaissant peu à peu jusqu’à la pourriture ?… Les enfants rodent autour avec des curiosités malsaines. J’ai dû en repousser un qui essayait d’écarter les grandes paupières aux franges d’argent avec un couteau. Ils sont singulièrement élevés, ces petits-là. La mère les bat toute la journée, mais ça ne les rend pas plus tendres ! Je tremble pour les chattes que j’emprisonne au grenier à présent, parce que je les vois fuir devant eux. Je suis tourmentée depuis que j’ai entendu la mère leur crier des choses bizarres. Elle parle peu et ne dit que des choses révoltantes. Un jour elle a déclaré au facteur : « Il n’écrit plus, c’est qu’il est mort. Ah ! il y resterait que je ne regretterais rien ! » Il s’agissait du mari, le poilu. Son état, si problématique, car elle semble tenir à la finesse de sa taille, n’excuse pas ses allures singulières. Elle a des envies de vin pur et quand je lui en offre, elle répond qu’elle aimerait mieux « se périr » que de se contenter. Les énigmes du peuple sont encore plus indéchiffrables que celles des jolis sphinx de lettres. Il me serait plus facile d’étudier une romancière incomprise que ce phénomène certainement né de l’alcoolisme de la lointaine Bourgogne, Le bon vin engendre de bien mauvais esprits. Et puis, je suis fatiguée, agacée. Je me sens dans la disposition cérébrale de celui qui lit un roman écrit en charabia ou mal traduit d’une langue inconnue dont toutes les intentions lui échappent. Peut-être qu’il y a des choses intéressantes, peut-être que ces excentricités enveloppent le profond néant.

Continuons… jusqu’au bout ! On prendra sa revanche dans le compte rendu.

Je suis pétrifiée de dégoût, de froid et de stupeur ! Qui a osé faire cela, sous ma fenêtre, et comment n’ai-je rien entendu cette nuit ? Le dégel ? Non ! La neige persiste. L’eau des poules formait un bloc de glace dans leur abreuvoir, ce matin, et le vent souffle toujours du nord, embrouillant la laine des flocons avec les écheveaux du fil de la pluie. C’est une bourrasque qui vous coupe la respiration…

Certes, je m’attendais à tout, mais pas à ça. Ce ne sont pas les chattes, elle sont prisonnières au grenier. Ce ne sont pas les chiens qui ne sortent jamais de leur cour… Je me trouve en présence d’un cadavre qu’on a retué, quoi ! C’est monstrueux, mais c’est réel : Pierrette a le ventre ouvert. On l’a fouillée, retournée comme un sac et elle paraît plus grande, plus énorme que jamais. Elle s’étale comme un tapis de neige boueuse et rougie de sang. Ce n’est plus intérieurement qu’une bouillie. À l’endroit des mamelles, du lait s’écoule encore qui a la couleur du pus des blessures gangrenées.

Je cours au pavillon.

« Vous avez-vu ? » — « Oui, j’ai passé contre… c’est les rats. » — « Vous croyez ? Mais il n’y a ici que mes rats[3]. Les autres sont détruits depuis longtemps. Et le campagnol, le loir, le mulot ne mangent pas de viande. Nous ne sommes pas dans les égouts de Paris. »

Autour de nous les enfants pleurnichent.

« Qu’est-ce qu’ils ont encore, ceux-là ? » — « Ils ont, ils ont… qu’ils voulaient tripoter cette saloperie et que je les ai fouettés, bien sûr. »

Ceci est un mensonge flagrant. Les enfants ne sont pas sortis, dès l’aube, par cette neige, encore sans une trace de pas sous les miens.

Il n’y a plus à hésiter. Il faut se débarrasser du corps du délit. (Pauvre Pierrette, ton sort fut si étrange !) D’autant plus vite que si un rayon de soleil tombait là-dessus, ce ne serait pas tenable. Il nous reste la Seine, le grand égout collecteur, et c’est d’ailleurs bien défendu. Pourtant, je n’ai pas d’autre ressource. En guerre, tout ce qui est défendu est permis et le contraire, également…

« Je vais écoper le bateau », propose la femme fantôme qui, pour se montrer sous un jour nouveau, consent à un travail relativement pénible.

« Écoutez-moi attentivement, ma petite. Je désire que vous demeuriez chez vous, portes closes et rideaux tirés. Dans votre état, vous n’avez rien à faire, rien à voir, sinon ce sera le malheureux être que vous devez mettre au monde qui en subira les conséquences. Vous ne vous inquiétez pas des taches de vin sur un visage et vous avez peut-être raison, mais il y a d’autres taches dans les cœurs qui proviennent d’autres causes. Je ne vous donne jamais d’ordre. Cette fois je vous défends, vous m’entendez, je vous défends de toucher à ça. Je suffirai à la corvée, parce que, moi, je ne suis pas une femme… comme vous. »

Elle a compris que je ne plaisante plus. Elle rentre chez elle avec au coin de la bouche un sourire ambigu, faux. Après tout, si c’est un caprice de dame qui écrit, pourquoi se mettre en travers ? Il est clair qu’on devient deux folles ensemble. C’est la guerre !…

Le bateau est percé. Un coup de gaffe d’un marinier, descendant sa péniche, lui a pratiqué une voie d’eau, mais au-dessus de la ligne de flottaison. Ça ira bien jusqu’au milieu de la rivière en ramant lentement. La Seine coule à plein bord. Son eau noire, la nuit, est jaune cuivre sous cette neige qui pleut en tourbillons de papillons valsant. Le vent fouette ses minuscules bestioles et leur donne une apparence de vie.

C’est tout un long trajet à tenter sur des rouleaux de bois que ce transport d’une chèvre en loque, ligotée comme une momie dans un suaire de toile d’emballage. Je n’ai mis de gants que pour saisir les rames qui sont visqueuses de leurs glaçons et me glissent dans les doigts. Le plus dur a été de poser la chèvre sur l’avant du bateau. Sa pauvre tête, laissée libre, est encore comme douée de mouvements et ses oreilles, collées en bonnet d’aïeule, s’agitent sous la neige qui les poudre à frimas. Va… ma pauvre vieille, tu seras aussi bien au fond de l’eau qu’au fond de la terre !… Je n’ai pas le choix des éléments, mais j’ai juré de te venger, grand’mère, j’aurai la peau du ventre de cette femme ! Je sens que je l’aurai… et comment !

Je rame. J’ai froid. Ça me réchauffe. Je suis assise dans un coussin de neige. J’ai tout juste ma chemise et ma robe de chambre. J’ai oublié d’aller prendre un jupon et j’ai les pieds nus dans mes pantoufles. Ah ! si le bon compagnon me voyait en cette posture ! Tout est au mieux dans la pire des situations, parce que tout sera propre quand il reviendra samedi, drame terminé, Pierrette immergée, l’eau coulera sous le pont de ma colère nettoyant les traces de ces pourritures physiques et morales. La colère, en effet, me soulève au-dessus de cette rivière, furieuse aussi. Voilà que je vais trop vite. Je dérive. Quand il faudra remonter, ce sera une autre histoire. Allons tout de même bien au milieu… Là… Pierrette, le grand voyage commence pour toi. Je te redemande pardon, il faut se séparer : tu n’avais que ta peau… tu t’en vas avec elle… c’est plus beau pour une chèvre. Un effort, le bateau penche…, et Pierrette plonge, puis revient dans un virage d’écume. Sa tête, au ras du flot, agile ses oreilles qui se dressent en croissant de lune pâle. Adieu, Pierrette… J’ai lâché les rames et je regarde, les yeux secs ; il n’y a même plus que mes yeux qui restent secs. Je suis transpercée d’eau, de neige fondue et mes pieds se paralysent dans des chaussures qui se raidissent. Elle a disparu ? non… encore ses oreilles, là-bas, elle ne veut pas se noyer après tant de morts subies… puis un remous la saisit au tournant, des voiles de neige s’épaississent… tout est fini.

Mon bateau fait de l’eau ! Il ne dit rien mais il boit tout doucement avec un petit, glou-glou de satisfaction. Ce bandit de bateau va s’emplir et devenir le bateau ivre. Il titubera et moi j’aurai mal au cœur. Cette aventure est à un mauvais tournant, telle une chèvre sacrifiée. Allons, nous devons nous mesurer avec ce fleuve. Je ne crains pas la fluxion de poitrine, cependant je ne veux pas me baigner aujourd’hui.

Je rame désespérément et je n’avance pas. Je me tiens au milieu de la rivière et le chemin qui marche passe sous moi sans m’emporter. Malheureusement, quand on n’avance pas, on recule et je me rends compte de l’émoi d’une silhouette noire, là-bas. La femme fantôme est sortie pour voir, par manière de bravade, et elle me croit en péril. Nous sommes seules dans l’immensité des rives. Ah ! la sacrée femelle ! Comme elle arrive à point pour me rendre du courage ! Deux femmes et de la haine, c’est plus qu’il n’en faut pour dompter tous les éléments. Je ne vais pas crever là pour lui donner une émotion qui rendra son gosse épileptique.

Elle crie, elle appelle. Il n’y a ni un pêcheur ni un marinier dans ce paysage d’hiver implacable. On n’a plus un bateau dehors par ce temps de réquisitions des barques disponibles. Moi, la mienne, elle est trouée, elle n’est pas bonne pour le service.

Ça claque, ça fait glou-glou. On jurerait que je rame à l’envers. Ce cochon de bateau boit comme un trou qu’il est… Je n’arriverai pas. Il me semble que je pousse le courant avec mes bras, que je nage, moi qui n’ai jamais pu nager autrement qu’en périssoire.

Enfin, ça se décolle à l’endroit. La rive, en face, vient sur moi et je gagne un peu… de vagues, de très vague terrain. J’arrive au bord. Il est temps. Le vieux bateau enfonce. Je jette la corde à la femme fantôme, elle tire, tire, et me voilà sur le plancher des chèvres. J’ai envie de sauter d’abord à la gorge de cette créature qui ose m’aider. Elle paraît émerveillée de mon exploit.

Nous rentrons à la maison silencieusement. Elle monte, me suit.

« Tenez ! Prenez ces cent sous. Vous les avez bien mérités en tirant la corde !… C’est les cent sous de l’équarrisseur, le prix du sang… Moi, je vais me recoucher, j’en ai assez. »


VII


Comme c’est lent, comme c’est long d’attendre que cette guerre, accroupie sur le monde, achève de dévorer son tas de cadavres, et ils disent, là-bas, dans la capitale qui ne souffre pas encore du vent des pestilences, qu’il faut, pour honorer nos morts, sacrifier d’autres existences, de plus en plus jeunes ! Ceux qui poussent à mourir ont-ils le droit de vivre ? C’est le macabre enchaînement de la tuerie. Est ce qu’un jour on ne tuera pas par habitude du muscle, par goût, en temps de paix ? Tout est à craindre des peuples qui ont flairé le sang.

J’ai appris qu’un brave homme, jadis raisonnable, était revenu du front tout exprès pour cribler sa femme de coups de baïonnette, non parce qu’elle l’avait trompé, mais parce qu’elle ne tenait pas bien ses comptes de commerçante. Ainsi cet homme simple, pénétré du doit et de l’avoir, mêlait tout de suite une répression de guerre à son métier de bureaucrate. Je suis allée voir la femme qui me murmura, d’une voix faible mais pas bien convaincue : « Ce n’est pas un méchant garçon, seulement, quand il pense à l’avenir, il perd la carte. » Cette façon de perdre la carte est inquiétante. Combien d’épouses l’admettront ? Pour un oui, pour un non, le permissionnaire redevient le nettoyeur de tranchées.

J’ai vu passer un couple charmant : une jeune fille en robe courte, en bottes à l’écuyère selon la mode actuelle qui allonge les étoffes de laine, devenues rares, avec du cuir, beaucoup plus rare, et un jeune héros, tout hérissé de palmes. Ils s’embrassaient. Cela faisait plaisir à sentir, ce bouquet de jeunesse bravant les conventions qui interdisent de pavoiser. De son bras gauche, il entourait la taille de la demoiselle, de son bras droit il brandissait un objet que je ne pouvais pas distinguer facilement.

Quand ils furent sous mon balcon, je m’aperçus que l’objet qui s’agitait dans la main droite du héros de l’idylle était… une perdrix. Ils avaient trouvé une perdrix blessée sur leur chemin et ils l’avaient ramassée, lui ou elle, mais sans aucune pitié, sans même la conscience de ce qu’il faisait, cet imbécile serrait l’oiseau sous les deux ailes, l’étouffant et le secouant pour mieux rythmer son discours amoureux. On voyait la petite bête, si jolie, ouvrant et refermant son bec rose et crispant ses pattes de corail dans le vide quand l’air lui manquait. L’autre bête, la fille en bottes à l’écuyère, laquelle, ma foi, chaussait au moins du trente-huit, riait niaisement et ne s’apercevait pas de cette menue souffrance à côté de son immense bonheur… en bottes de sept lieues ! « Monsieur, m’écriai-je en me penchant, cette perdrix est encore vivante. Que désirez-vous en faire ? » Le couple s’arrêta net à la sombre apparition de la dame vêtue de velours brun comme un gros oiseau de nuit. Est-ce qu’elle allait fondre et leur ravir leur perdrix ? « Nous voulons… nous voulons la faire cuire. Nous l’avons trouvée, elle est à nous, je pense ! » « Je ne conteste pas ce droit, seulement il serait plus simple de l’achever parce qu’elle souffre… » Alors, la fille se mit à rire, à rire de bon cœur, si ce n’était que ça, et, lui, tout en secouant la perdrix comme avant, rythmant sa marche de grands gestes de défi, il continua la promenade entraînant martialement son amour dans l’agonie d’un oiseau.

Je ne comprends pas. Je ne comprendrai jamais. Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de la sensibilité et ce n’est peut-être pas la guerre qui nous apporte toutes les pourritures. (La guerre ? Ne serait-ce pas, par hasard, un gros abcès qui crève ? Est-ce que le globe n’aurait pas enfin besoin d’évacuer toutes ses humeurs noires ?)

Depuis fort longtemps je devine que personne n’a plus la notion de la justice, celle qui découle des idées générales et non celle qui procède uniquement de notre droit individuel, celle qui est le sentiment qui ne se règle pas sur la peur de la police, mais qui devrait s’inspirer d’une politesse des mœurs. Les femmes n’ont plus la pudeur d’arrêter certains gestes, elles ont perdu le jugement du dernier ressort et ce sont elles, je crois, qui ont rendu l’homme si lourd d’incompréhension. Les mères, surtout, ne savent plus que l’enfant n’est pas au monde uniquement pour frapper. Autrefois on lui apprenait à faire la guerre, mais il savait qu’il ne devait pas casser la vaisselle !

Dans la rue, dans le monde, au salon, au café, vous rencontrez des créatures qui ne sont pas gracieuses (j’entends : distribuant la grâce). Et pourtant, combien seraient très laides si elles n’avaient emprunté toute la beauté animale à toute la vie inférieure, afin de rehausser leurs petites misères physiques ! Est-ce que bientôt elles boiront du sang, le sang du faible, pour se donner du ton, le bon ton ?

En faut-il de ces aigrettes, de ces plumes, de ces poils, de ces peaux, pour fabriquer une de ces poupées faisandées, tellement inondées de parfums qu’on se demande quelle puanteur elle veut dissimuler. La violence des parfums est l’indice d’une décadence de la sensualité.

Quand je pense qu’on a coupé les ailes aux hirondelles vivantes afin d’en mieux conserver le beau lustre sur de très vilains chapeaux !

Qu’on a failli détruire tous les oiseaux de certaines îles fortunées : les aigrettes merveilleuses, les paradisiers, les porte-lyre, pour entasser des flèches, des arcs de plumes sur des têtes déjà couvertes de perruques. (Si la sage Amérique n’était intervenue, on aurait dévasté jusqu’à l’avenir même de ce commerce des oiseaux des îles en détruisant leurs nids, en prenant les mères sur les œufs parce que cela se faisait sans risques.)

Qu’on a tué, dans le ventre de leur mère, des petits (astrakan) pour que le mort né garde toute la douceur annelée de sa fourrure !

Qu’on a risqué aussi la vie des trappeurs dans les glaces ou les chaleurs torrides pour avoir des renards qui n’étaient bleus que de nom et du pelage oscellé des panthères destiné à des modistes peu tigresses, comme la déclaré le poète !

Qu’on a inventé, falsifié, déshonoré une nature de fleurs monstres ressemblant à des fruits et de fruits ressemblant à des fleurs pour contenter des désirs biscornus ne se rencontrant, d’habitude, que dans les maisons d’aliénés !…

Je n’exagère pas. J’ai là tout un dossier sur les modes et les caprices de l’espèce féminine depuis vingt ans. Je l’ai réuni avec la patience que je mets à venger ma race, et c’est à faire dresser sur le front de la moins tendre de ces écervelées les cheveux faux de sa coiffure. Si je disais tout, preuves à l’appui, il me faudrait dix volumes. Toute une vie d’écrivain n’y suffirait pas. Vous m’objectez : nous avons, présentement, bien d’autres devoirs très supérieurs à cet ordre de choses.

Oui, mais moi je vous ai prévenus que je m’occupais de la vie inférieure. Je vous abandonne lâchement à toutes vos supériorités. Moi, j’ai choisi mon lot. Tout le monde ne peut pas gagner des batailles par la stratégie en chambre ! Moi, je trie des chiffons, où il y a, également dosés, les vieilles écharpes de Madame et les nouveaux pansements de Monsieur, celles-ci ayant peut-être fourni ceux-là.

Or, ce sont les hommes que l’on tue.

Et ce sont ces femmes qui ne veulent plus faire d’enfants, alors que, tout bien examiné, leurs qualités, leurs défauts, elles ne seraient bonnes qu’à ce métier, car il faut pas mal d’inconscience aussi pour mener convenablement une gestation à son terme.

Les femmes du peuple ? Pourquoi voulez-vous donc faite tirer le char d’État par toujours les mêmes bêtes de somme ? Est-ce que nos mondaines, entières ou demies, ne seraient pas régénérées par de multiples parturitions ? Je ne vois pas un grand inconvénient à leur commander une nouvelle race de singes ! L’espèce humaine a débuté par là, qu’elle y revienne. Un peu plus, un peu moins de grimaces…

… Puisque je suis dans le cercle noir, voici le moment de raconter comment j’ai fui. J’ai promis de remonter pas à pas ce calvaire pour ma propre édification. J’ai crié : Malheur à Jérusalem ! et je tiens à crier : Malheur à moi-même ! parce que je ne veux pas être une héroïne. Ce fut mon luxe de jadis de ne consentir à la mode qu’autant qu’elle me plaisait. J’ai fait vœu de ne jamais porter ni fourrures ni plumes achetées pour moi et j’ai distribué les plumes et les fourrures qui me venaient des héritages. Autant que possible je me refuse à ce qu’on tue en mon honneur. C’est une besogne dont on doit se charger soi-même. Être complice est plus lâche à mon avis qu’être bourreau. Ce sera donc mon luxe d’aujourd’hui d’être pourvue de bravoure facile… Je n’ai jamais aimé que l’impossible, mais en français. Opposons donc aux altitudes romanesques de l’arrière les autres altitudes qui en furent la préface.

J’étais à la petite maison d’ici, sans nouvelle, écoutant, étonnée, la pulsation profonde du canon. Quel canon ? Le nôtre ? Le leur ? On ne savait plus rien. Et des tauben, très haut, rayaient le ciel comme des martinets de tempête, fin d’août 1914.

Le bon compagnon arriva, en voiture, pour me ramener à Paris. Ma fille, son mari parti, était venue chez nous avec un jeune chat qu’elle avait ramassé dans la rue, sa mascotte ! Je sentis tout de suite que ce petit chat, de la race de ceux dont les Agnès disent, en faisant sonner la liaison : le petit chat est mort ! perturbait l’intérieur de là-bas. Partir ? Pourquoi ? Était-ce pour revenir tous au bord de l’eau ? « Je ne sais pas où nous allons. » La voiture nous emporta dans une chaleur extraordinaire. Tout brûlait de l’air, de la lumière et du vent. Le bleu inaltérable du ciel avait la netteté aveuglante de l’acier dans la forge. Je ne pus m’empêcher de remarquer que s’il avait été question d’une vraie partie de campagne il n’aurait jamais fait un pareil beau temps. Où était donc la guerre et ses désastres ? Sur la route, déserte absolument, des soldats gardaient les ponts et vous demandaient vos papiers. L’un d’eux vérifiant nos sauf-conduits nous les rendit avec le sourire : « Valable pour trois mois ? Dans trois mois la guerre sera finie et nous passerons sous l’Arc de Triomphe », dit-il d’un fort accent méridional. « Ils sont ainsi ! murmura le bon compagnon qui a horreur des phrases, ils ne savent pas non plus où ils vont, mais ils sont les seuls à avoir le droit d’être ainsi ! »

Puis en approchant de Paris je vis une chose qui me heurta la tempe d’un doigt glacé, malgré l’atroce chaleur ; c’était un bœuf couché en travers d’un fossé, un énorme tas jaune cuivre sous le soleil et déjà tout plein de mouches vertes. Ça rutilait, ça flambait et ça vivait encore ! Fourbu par la course qu’avait dû courir le grand troupeau du camp retranché rabattu sur les pâturages intérieurs de Paris, il était tombé, assommé de coups, crevant de soif et de faim, il agonisait. Personne pour l’achever, le voler ou le relever, et ses flancs soufflaient comme le soufflet même de l’universelle forge, exhalant la plainte de toute une terre piétinée, convulsée. Je dis, étourdiment, encore demeurée sur l’autre rive de la vie à laquelle on m’arrachait : « Si tu voulais me laisser lui mettre au moins mon mouchoir sur les yeux ? » Mais le compagnon songeant à une affaire plus importante ne ralentit point, car il ne m’avait point entendue.

Quand on arriva, la petite surgit avec son chat trouvé. Une bestiole minuscule d’un aspect extrêmement grave. J’eus la force d’âme de lui dire : « Ce n’est pas le moment de ramasser les chats perdus. Tu en as déjà deux ! » Elle répondit : « On l’a rencontré le soir du départ de Robert. Des enfants le martyrisaient. On voulait le jeter par-dessus un mur. Nous l’avons pris… pour qu’il nous porte bonheur ! » Je comprenais… mais j’étais d’une humeur massacrante, tout d’un coup.

Le surlendemain, on sut que le Gouvernement partait. Je me rappelle ma scène furieusement ridicule chez un de mes meilleurs camarades de lettres, l’auteur, un peu prophète, des : Lauriers salis. Ayant l’occasion d’accabler des gens auxquels j’ai la manie de reprocher la pluie quand elle tombe sur mes projets les plus futiles, je ne manquai point de dauber sur le Gouvernement. Stoïque, l’ami qui on fait un des ornements les plus spirituels m’écoutait, ne pouvant placer un mot, tâtant dans sa poche de gilet son billet délivré pour Bordeaux et rageant lui-même sous l’averse des consignes inviolables tout autant que sous la dégelée de ma diatribe. Il avait un grand air de dignité pour plaider la cause nationale. Je le quittai complètement exaspérée. Non, mais ?… est-ce qu’on allait devenir bête, chez les gens de lettres, parce que c’était la guerre ?

Au fond, personne n’a besoin du Gouvernement ; cependant, quand il s’en va, c’est un peu comme si on décrochait la panoplie du bureau. Vous savez, ces armes brillantes, damasquinées, toujours bien fourbies qu’on met à l’ombre des paisibles bibliothèques. Ça ne sert pas souvent, mais ça fait riche, ça y a toujours été, du reste, ce sont des échantillons d’une force qu’on a éventaillée là, derrière un buste de femme, en auréole, c’est une réunion de symboles barbares, protégeant une jolie personne déjà mûre… et si mal coiffée !

La vie de bureau n’y puise rien d’autre que le besoin d’un nombreux domestique pour nettoyer, décrocher, raccrocher, en ajoutant, les jours solennels, des palmes, beaucoup de palmes. (Ah ! le mystère impressionnant d’une épée d’académicien qui n’a jamais servi !) La panoplie une fois décrochée, ce fut une amère désillusion pour certains bourgeois méthodiques, amateurs de l’ordre, et les badauds, amateurs du désordre, s’en donnèrent à cœur joie : « Je leur avais dit de s’en aller, oui ! a prétendu plus tard un grand général. Mais je ne leur avais pas dit de f… le camp ! »

Il est certain qu’ils emportaient… le café de la France !

Donc, il fallait s’en aller, nous aussi. « On ne peut pas rester ici avec une jeune femme. Une étourdie qui ramasse les chats perdus ! Ta fille aura des nouvelles de son mari un peu plus tard. » Imiter un gouvernement ! C’était bien à contre-cœur que ça m’arrivait !

Je n’ai eu peur, dans mon existence tourmentée, semée des plus cruelles aventures, ni d’un chien enragé, ni d’un cheval emballé, ni d’une femme hystérique. J’ai pu maintenir le premier jusqu’à l’empêcher de mordre, j’ai sauté sur le second, du fond de la voiture que je conduisais seule, pour le monter en poste et l’arrêter juste au passage de la barrière ; quant à la troisième, qui tirait sur moi les balles d’un revolver en mauvais état, elle me rata, naturellement, après avoir étoilé la glace du salon, derrière moi, et cela me permit de lui faire courtoisement remarquer : que les miroirs brisés portent malheur à ceux qui les cassent[4]. Mais lorsqu’il fallut commencer à emplir des valises où serait contenu le strict nécessaire pour un voyage d’une durée indéterminée, cela, réellement, me causa la possible sensation physique de la peur. Cela venait comme la goutte d’amère ironie faisant enfin déborder le vase. Le strict, le plus strict nécessaire… en trois valises, sans bagages à main ! J’en appelle à toutes les Parisiennes !… Et pour un temps indéterminé, c’est-à-dire tout prévoir : costume d’été, costume d’hiver, les chapeaux de la petite, mes treize bonnets, du linge, des habits d’homme, des couvertures lourdes, des manteaux… et pourquoi pus des parapluies, les trois chats, les trois rats, et peut-être des choses à sauver, des objets précieux… tout ça dans la voiture avec nous-mêmes ? « La voiture ? Notre devoir est de la laisser aux éventuelles réquisitions. On ne part pas pour son plaisir. Quand on s’en va comme ça, on s’en va n’importe comment. » Là-dessus je tombai toute raide. C’était encore bien plus simple… Fuir ? En emportant le strict nécessaire ? Pas plus, pas moins ! C’était, à mes yeux, tellement ridicule, que j’en préférais la paralysie…

Et j’entendais tout ça dans un rêve confus. Mon corps qui est un animal très intelligent jouait ce tour de passe-passe à mon esprit qui est celui d’une bête. Il me flanquait par terre comme le bœuf de la route sous la chaleur de raisonnements que je trouvais insensés.

Sourde, muette, marchant à peine, je ne conservais que l’usage de mes yeux qui distinguent déjà mal ce que l’on trame dans l’ombre des bibliothèques, sous les sinistres rutilances des panoplies et qui sont incapables de pleurer dans les grandes occasions.

Ça dura quarante-huit heures… hélas ! Quelques heures de plus et on reculait le voyage, ce n’était pas la peine de fuir. Le miracle de la Marne se préparait.

Eux, le père et la fille, ne se souciant pas d’enfermer un strict nécessaire dans si peu de valises, se tenaient sagement sur la réserve. Ça serait le miracle ou la débâcle pour la maison comme pour la France. Quand l’océan monte sur vous, on n’a pas l’idée d’une résistance : on tâche de garder sa respiration. C’était une chose si vraiment inattendue de me voir malade… De temps en temps un chat minuscule, un chat qui était tout près de moi et que je pensais voir par le petit bout d’une lorgnette, m’effleurait du pinceau de sa queue, allant et venant sur mon lit, un chat gravement heureux de contempler une grosse bête de l’espèce humaine réduite à la plus lamentable des impuissances.

Un matin, je vis fort clairement que je désertais à l’envers. Fuite en avant, fuite en arrière, peu importe comment on se dérobe. Le devoir de la femme est toujours plus ordinaire que les grandes circonstances. Il était urgent de revenir à… au strict nécessaire de la vie. Brusquement, mes membres se délièrent, de nouveau je me sentis soulever par ma bonne santé comme par une eau tiède. Je me levai. Je fis les valises. Alice répétait : « Mais Madame ne tient pas debout… elle ne supportera pas le voyage ! » « Quel voyage ?… Moi, je retourne à la petite maison du bord de la Seine. C’est là qu’on aura la liberté de ses mouvements. Quand je serai dans un bois avec des rochers derrière mon dos… »

Il paraît qu’on avait même voulu mettre des mitrailleuses dans les rochers, des soldats dans le jardin. Oui, ça valait le voyage. Et l’on partit, machinalement, sans phrase et sans une émotion analysable. On se disait : au revoir. Alice et Charles avaient les regards brillants, seulement personne ne pleurait, parce que rien de la vie de tous les jours ne s’était interrompu. Le petit chat miaulait et jurait avec les gros qui ne lui parlaient pas. On pensait à peine.

… Cela se détachait par morceaux et l’on apercevrait, plus tard, les places blanches, les trous clairs, sur le mur sombre, laissés par la panoplie dans la bibliothèque, au milieu des livres, de tous les livres demeurés en tas, ceux qu’on avait lus, les tomes bien reliés de l’ancienne vie confortable.

À la petite maison, tout se remontrait si paisible que je me crus délivrée du cauchemar. Mes ratons dansaient dans leur cage comme si je leur apportais des noisettes, et les chats, hors du panier, faisaient des bonds en flairant les herbes folles. Le gardien, belliqueux, déclarait qu’on tiendrait, avec le fusil de chasse : puisqu’on décidait de mettre cinquante hommes de troupe en nos murs, il représenterait la cinquante et unième cartouche. Toutes les hirondelles poussaient des cris d’enthousiasme, ayant, depuis longtemps, effacé le lointain avion ennemi. Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais beaucoup d’hirondelles font un ciel joyeux, même en temps de guerre.

Pourtant le facteur ne vint pas, le lendemain, et on apprit qu’on venait d’obstruer le chemin du village par un poteau télégraphique renversé : « On pourrait peut-être aller rechercher l’auto ! » pensait tout haut le bon compagnon qui regrettait son coffre à outils, contenant certainement plus que le strict nécessaire : « Restons ici ! » pensais-je tout bas. La petite songeait à réemballer ses chats, parce que du moment qu’on ne voyait plus le facteur elle préférait un autre horizon.

Et l’on repartit. Il faisait toujours beau, un soleil implacablement ironique. Sur le marché aux chevaux il y avait des artilleurs. Leurs uniformes étaient blancs de poussière. Assis sur les caissons et les canons, ils ne proféraient ni un mot, ni un chant. Tout semblait figé dans une anxiété grise en eux du plus bel ordre militaire. Il n’y avait que leurs yeux qui disaient des choses terribles, reflétant on ne savait quelle lueur. Prêts à se diriger sur une nouvelle étape, ils regardaient, sans les voir, ces gens qui passaient, dont ils protégeaient la fuite comme des statues enseignent le bétail humain par leur redoutable immobilité.

Dans la gare de C… le spectacle s’offrait moins correct et plus inquiétant. Une interminable rangée de malles, de colis, de sacs, de paquets formaient une barrière infranchissable aux voyageurs qui, tous, selon le rite, emportaient leur strict nécessaire.

On tint le dernier conseil… de la retraite : avions-nous l’une et l’autre l’adresse de l’hôtel où l’on descendrait ? (prudente précaution !) Maintenant on se dépêcherait de prendre la place qui se présenterait. Il ne fallait pas espérer être ensemble. Les trains se succédant d’heure en heure, la première place fut pour la petite et ses deux chats. Avec son léger sac brodé, son panier de vannerie, très lourd, car Lissou et Laurette pesaient leur poids d’animaux bien nourris, elle eut l’air de grimper à l’assaut d’un train de plaisir pour aller préparer une collation sur l’herbe. Elle montait dans un wagon de dames seules où l’on apercevait des fumeurs ! On attendit une heure le train suivant, au milieu du concert d’imprécations de voyageurs de plus en plus nombreux. Ce fut alors qu’il me vint une mauvaise pensée. Le bon compagnon me poussait vers un compartiment ; au lieu de lui tendre mes paquets, je glissai dans la foule, me laissai entraîner et je filai, je filai comme une épave, serrant ma cassette à bijoux, mon sac et le petit chat, la mascotte dont je m’étais chargée parce que les gros l’étouffaient. Puisqu’ils étaient sauvés, le père et la fille, si je revenais tranquillement chez moi ? Mon insurmontable horreur de la cohue me reprenait aux entrailles. Je ne pouvais plus voir ça, ni en faire partie ! Le long du quai, tiraillée, bousculée, j’abandonnai tous les compartiments possibles, premières, deuxièmes, troisièmes classes.

Ah ! qu’importe donc de quel enterrement on sera… c’est la fosse commune au bout ! Moi, je veux rester ici où il y a de l’eau, de l’air, de l’espace et… des artilleurs. Que craindre à l’abri de tant de canons ?

Le train sifflait, démarrait. C’était fini du cauchemar, lorsque je me trouvai en face d’une bande qui chantait je ne sais quelle scie à la mode : « En voiture ! » me cria durement le chef de gare dont la figure ressemblait à une tomate fendue. Et deux de la classe 1914, ceux du plus bel enterrement, me prirent sous les bras : « En avant donc, ma petite mère, c’est pour la France ! »

Ce fut ainsi que je fus mise de force dans un wagon bondé de gens qui fuyaient l’invasion.


VIII


On éprouvait la sensation d’être en vase clos, sous la tôle d’une rôtissoire à gaz et on ne pouvait ni bouger, ni descendre aux arrêts ni surtout boire de l’eau, de l’eau pure qui paraissait complètement inconnue des naturels de l’endroit. Durant les premières heures du supplice je n’eus pas trop soif, mais la vision de ces fruits, défilant le long de la voie, comme un étalage aux multiples tentations, me donna l’envie de boire, à moi qui n’ai jamais envie de rien. Ils passaient presque à notre portée, lentement, le train ne marchant pas vite, hélas ! et il y en avait pour tous les goûts. Oh ! ces pruniers, ces pêchers, ces abricotiers, ces poiriers, ces pommiers, dont les branches ployaient, cassaient, sous la plus belle récolte qu’on aura pu voir et qu’on n’aura pas pu cueillir. Tous ces arbres nous tendaient leurs branches, semblables aux guirlandes de Rubens, voulaient nous garder dans leurs bras chargés de présents. Doux fruits de France aux parfums subtils, aux âmes naïves !…

On buvait ferme dans le wagon et ce n’était vraiment pas les boissons qui manquaient à la politesse chaleureuse des offres : « Allons, madame, sans façon ! De la menthe verte ? Pas meilleur pour l’estomac. Un peu de vin cuit ? Ça vient des caves du château ! Que diriez-vous d’une larme d’absinthe… je n’ai plus que ça. Moi, j’ai une fiole de fine, de la supérieure. Ça vous remet le cœur en place. De la chartreuse, du cassis ? C’est une liqueur de dame… ou bien de l’anisette ? » Je me confondais en remerciements ; il me fallait, en effet, avoir le cœur en place pour supporter l’odeur bizarre que dégageaient tous ces élixirs mêlés, au moins dans mes narines. Si ces gens-là ne se connaissaient pas, ils se rencontraient tous dans la même opinion sur les alcools : « Oui, un jour pareil, il faut être à la hauteur. On doit se remonter le moral et ne pas trop s’en faire. Les Prussiens ne boufferont pas Paris sans se casser les dents. En attendant, buvons à la revanche ! Nous sommes un peu là. »

Quand je me permis une timide interrogation au sujet de l’eau potable qu’on peut découvrir dans les gares, on se tordit. De l’eau, pour se donner des coliques ? Les classe 1914 se considéraient comme offensés. Ils voulaient qu’on leur en rendît raison, le quart à la main. Ça se gâtait. Il y avait déjà cinq heures que nous roulions sous l’incendie du ciel.

Mes petites bêtes étouffaient !…

Dans la cassette aux bijoux, solidement construite mais relativement légère, ouvragée de mystérieux entrelacs, je pouvais contempler, par des fentes ménagées du côté opposé aux voyageurs, l’agonie de Chonchon, de Blanc d’Argent et de Trotinette. Mes précieux bijoux, que je m’étais bien gardée d’emporter, s’y trouvaient remplacés par trois rats, un blanc et noir : Chonchon, un tout blanc… d’Argent et une femelle, jolie comme une hermine, séparée des mâles, bien entendu.

Je n’aime pas les bijoux. J’en ai et je n’en mets jamais. Je ne porte même pas d’alliance… que voulez-vous que je fasse d’un anneau de chaîne ? Je suis un animal librement attaché. Pourquoi n’aurais-je pas emmené avec moi mes petits amis si drôles… mes bibelots vivants qui eurent les honneurs de défrayer la chronique parisienne et que silhouetta un poète de talent, l’auteur de (ô Monsieur Rosny, vous en souvenez-vous ?) Lucile dans la forêt.

Il y avait aussi, dans mon sac de voyage, le chat minuscule, la fameuse mascotte. Il ne miaulait pas, il lirait la langue, telle une chimère brodée.

Si je demandais de l’eau pour eux, est-ce qu’ils ne deviendraient pas le point de mire de cette société irritable ? Je pris une résolution qui n’engageait que moi, puisque la dignité du bon compagnon serait sauve étant donné son absence de ce wagon où l’on aimait tant les liqueurs : « Messieurs, dis-je d’une voix persuasive, je voudrais un verre d’eau pour mes bêtes : des rats savants et un jeune chat que j’élève avec eux. S’ils meurent, j’y perdrai mon gagne-pain. C’est un numéro de café-concert, vous savez. Moi, je boirai bien n’importe quoi, mais eux, vos mixtures leur feraient mal ! » En un tour de phrase, tout le wagon fut transformé. Des rats, un chat, des animaux savants, comme au cirque ! Une montreuse de quelque chose, le music hall, même en voyage !… Tout le peuple qui s’entassait là, gens de maison partis après les maîtres, petits cultivateurs, boutiquiers éparpillés au vent de la panique, jeunes, trop jeunes soldats conviés au champ d’honneur, tout ce petit coin de France errante fut soulevé de curiosité par la promesse du numéro. Pour ce qui est de se faire casser la figure on a toujours le temps d’y penser, mais une aventure bien parisienne, un brin de spectacle qui se promène et qu’on peut s’offrir gratis… ça vous aguiche toutes les mentalités. On courut me chercher de l’eau fraîche, on me tendit du pain, des gâteaux, des fruits. Ma troupe et moi, nous aurions eu la plus effroyable indigestion si nous avions tout accepté.

Et le spectacle commença, un peu incertain, troublé par ma propre inexpérience de ces sortes de scènes, bientôt tout à fait amusant, parce que mes acteurs y mettaient leur amour-propre. (Ils avaient tellement soif qu’ils auraient accompli n’importe quel prodige d’équilibre pour se désaltérer !) Dès que Chonchon eut bu, il inventa de faire sa toilette dans le quart en aluminium qu’on lui présentait. Assis sur ses pattes de derrière, il se frotta le museau et se passa vivement le peigne de ses ongles fins sur la tête en simulant une raie : « Ne riez pas trop fort, Mesdames et Messieurs, parce qu’ils n’ont pas l’habitude d’être aussi près du spectateur, dis-je effrayée encore plus que les rats par les éclats de gaîté. Vous allez voir, maintenant que M. Chonchon s’est fait beau, comment Mlle Trotinette va le recevoir quand il voudra l’embrasser. » Je devinais que si Chonchon, touchait le moins du monde à Trotinette, celle-ci le gratifierait immédiatement d’une copieuse raclée. Et cela fut… On vit successivement M. Chonchon bouder, le nez entre les mains (des mains comme celles d’un chacun Messieurs), et l’on put contempler celles de Trotinette (des mains de marquise, Mesdames) avec lesquelles, sans aucun égard pour Blanc d’Argent, qui s’interposait, elle tira les oreilles du second mâle.

J’appris, ce jour-là, que l’on peut montrer des animaux savants en ne sachant pas trop ce qu’ils vont faire, et qu’il suffit de se laisser montrer… par eux.

La bonne grosse cuisinière, à chaîne d’huissier en or, ma plus proche voisine, d’abord effarée nerveusement, poussait des gloussements de joie, la femme de chambre d’en face roulait des prunelles mouillées, les jeunes 1914, redevenus des gosses en rupture de classes, se penchaient tête contre tête, et un bon père noble de l’épicerie, l’homme à la menthe verte, déclara : « Pour un numéro, oui, c’est un numéro ! Moi qui ai si peur des rats pour mes denrées ! Je n’aurais jamais cru ça, si je ne l’avais pas vu ! Il vous en a fallu de la patience pour élever cette vermine ! » La représentation se termina par, naturellement, un coup de théâtre. Le chat, trop petit pour flairer l’odeur du gibier autrement qu’en amateur, vint manger un biscuit sur le dos de Chonchon, pendant que l’irascible Trotinette lui disputait sa part. Songez donc ! quel succès ! Un chat minuscule, quoique affamé, au milieu de trois gros rats qui le battent ! Et mes acteurs, copieusement lestés, bien rafraîchis, rentrèrent dans les coulisses de la cassette à bijoux. « Ni vu ni connu, Messieurs, Mesdames. C’est pour avoir l’honneur de vous remercier. » Je crois, ma parole, que si j’avais fait la quête, ils auraient marché !…

Le reste de ce voyage ne fut plus qu’une longue dissertation sur l’intelligence des animaux, particulièrement de ceux déclarés nuisibles. On m’instruisit de choses que, vraiment, j’ignorais : les chats avaient un ver dans la queue qu’il fallait couper, au bout, pour en éloigner la maladie ; les serins prenaient le bouton en mangeant du millet jaune ; les chiens qu’on plaçait en sentinelle devant un berceau apportaient le biberon à l’enfant qui le réclamait ; et les chevaux, et les ânes… ils en avaient de la mémoire, ils s’arrêtaient d’eux-mêmes devant tous les cabarets ! Chacun avançait la sienne, tout le monde parlait à la fois… C’était la guerre… c’est-à-dire, on y échappait.

« Dites donc, me demanda l’homme à la menthe verte, ça vous rapporte gros ce machin-là ? » — « Euh ! Euh ! pas énormément ! Des fois plus, des fois moins. J’imagine que je ne ferai pas de bien bonne recette en province. À Paris, ça me suffisait. » — « Il n’y a que Pantruche pour la liberté de la bourse et de tout… », murmura un jeune soldat avec une sorte de religieux respect pour ce Pantruche qu’il allait défendre et ne reverrait peut-être jamais.

La guerre ! Personne n’y pensait quand on était entre soi. C’était une étrangère dont on ne saisissait pas encore l’accent, mais la nuit la fit rentrer par la portière ; on rencontra des canons montant, en sens inverse, sur ce Pantruche de toutes les libertés. Alors on ne dit plus rien, les liqueurs apparurent, de nouveau, et malheureusement des las de charcuterie qui semblèrent replonger les pauvres errants dans la plus morne des torpeurs.

Lorsqu’on arriva au but de ce voyage sans but, il était dix heures du soir et l’on descendit dans une gare encombrée de soldats. Pour se retrouver, mon mari et moi, ce fut toute une affaire, mais la petite, elle, nous attendait à l’hôtel. Cela nous rassurait. On ne rencontra pas plus de voitures que de tramways et personne pour porter nos paquets. La ville me fit tout de suite l’effet d’avoir les côtes en long ! Les boulevards n’en finissaient pas, et comme on comptait sur la lune pour les éclairer, on ne lisait pas facilement les plaques d’indication. (À remarquer que ces plaques sont toujours bien au-dessus de la vision des humains.) Les rues dégorgeaient un flot furieux de troupes, d’évacués, et il traînait une odeur d’étable qui indiquait que tous les animaux de la création avaient dû s’enfuir par là.

Au bout d’une heure de marche, de contre-marche, de démarches inutiles, je m’assis sur le perron d’une maison de belle apparence, selon la phrase des feuilletons ; entourée de nos bagages, des trois rats et du chat mascotte heureux de gratter la terre, de tâter le terrain solide, en un coin calme, j’attendis que le bon compagnon eût découvert enfin l’hôtel où la petite s’était réfugiée.

J’ai parlé d’une phrase de feuilleton. Je suis obligée de reconnaître que les histoires romanesques contiennent plus de vérités, au moins en temps de bouleversement général, que les romans bien psychologiques. À la rigoureuse condition de ne pas être relié par le fil, trop blanc, d’une volontaire intrigue, on peut vraiment s’écrier que : tout arrive.

Assise donc, sur le perron d’une maison de belle apparence, j’attendais, jouant avec le chaton et épluchant des amandes pour les rats. Je dois faire la description de mon costume ici simplement pour démontrer aux lecteurs qu’il n’était nullement couleur de muraille. On avait dû partir avec ses vêtements d’auto, quoique sans auto, et ce n’était pas par cette chaleur torride qu’on pouvait passer inaperçue en des nuances relativement obscures. J’avais un cache-poussière de tussor blanc à revers grenat et une capote de paille soie rose vif. Une étole de velours du Nord pour la fraîcheur inespérée, du soir. Je formais, ainsi, sur ce perron, la créature la plus scandaleusement voyante qu’on pût découvrir à l’œil nu. Je ne pouvais pas choisir une tenue plus éclatante pour essayer… de me dissimuler. Mais on ne choisit pas sa toilette de fuite, malheureusement.

Je sentis que dans mon dos une porte s’ouvrait ; je levai mes yeux, forts de leur innocence, et j’aperçus un groupe de domestiques dont un à gilet rayé de jaune dénotant une bonne livrée provinciale. « Qu’est ce que vous faites là ? » Ces individus me paraissaient en proie à la plus violente terreur derrière leur porte en solide bronze tarabiscoté : « Moi, mais je me repose, je suis horriblement fatiguée par neuf heures de chemin de fer et comme je ne connais pas votre ville, j’attends que mon mari me ramène une voiture de l’hôtel. » Je parlais d’une voix calme, détachant toutes les syllabes avec mon habituelle netteté de diction. Je venais de montrer des rats savants, j’étais prête à tout événement insolite, pourtant je n’aurais pas rêvé celui-là. « Vous allez vous en aller, nous ne tolérons pas d’espionne ici. » Et ils refermèrent la porte qui sonna contre le mur comme un gong. Je fus prise d’un fou rire muet qui peu à peu se transmua en une colère, plus folle. Ça, par exemple, c’était trop raide. En quoi, pourquoi, ces valets de province voyaient-ils une espionne dans cette Parisienne, à talons Louis XV, fatiguée de marcher pour ne trouver ni un renseignement ni une voiture ? C’était idiot, infernalement stupide. Ils étaient singuliers, les habitants de cette ville médiatrice entre les troupes qui gagnaient Paris et les pauvres civils qui le perdaient ! Et puis, je ne pouvais pas m’éloigner, parce que le bon compagnon m’avait bien recommandé de ne pas bouger sous peine de lui égarer son point de repère… Je remis le chat dans ma poche et glissai la dernière amande à Chonchon. Je descendis un peu plus bas et j’avisai un groupe de soldats à qui, sans aucune hésitation, je racontais mon histoire : « Si vous pouviez me faire arrêter, ajoutai-je philosophiquement, ce serait une excellente opération, parce que je saurai au moins où aller pour m’asseoir. » Les soldats pouffèrent : « Ah ! les s… ils en voient partout ! Ils crèvent de peur dans ce patelin-là ! Nous autres, on n’est pas d’ici, mais on ne rencontre pas un habitant sans qu’il nous dégoise son boniment sur l’espionne ! » Aux soldats se joignaient des indigènes, du bon peuple qui se mit à rire aussi. « Si on cognait sur leur porte », proposa un loustic. Cela tournait mal, car les soldats avaient une fière envie de se montrer galants : « On va vous porter vos paquets ! » Justement, il aurait fallu savoir où. D’explication en explication, un civil déclara qu’il était prêt à nous hospitaliser, moi, mon mari et le chat : « Seulement, faudra pas être trop difficile, nous n’avons que la chambre du petit… une mansarde. Nous l’avons fait filer, ce gosse, parce qu’on prétend que les Prussiens coupent les mains de tous les garçons ! Le nôtre a quinze ans. » Une désespérance bizarre s’empara de moi. Je n’avais pas dîné. J’étais très fatiguée, ayant oublié l’usage du train, la boîte où l’on est entassé sans l’arrêt du bon plaisir et, de plus, le bon compagnon ne revenait pas ! Cette idée d’une mutilation atroce, énoncée brutalement comme une chose naturelle, me suffoqua et je me mis à pleurer. Je le dis parce que c’est vrai et parce que j’ai dit aussi que je ne pleure jamais.

Enfin, voici le bon compagnon qui, me retrouvant entourée d’un grand concours de peuple, pense immédiatement que les animaux font les frais d’une émeute. On se réexplique. C’est bien pis : la petite n’est pas à l’hôtel. On ne l’a pas vue… pour une excellente raison, c’est qu’on y est renvoyé dès le seuil : il est plein et on met dehors tous les voyageurs qui s’y présentent. On se bal à coups de cannes devant les auberges combles.

Où est la petite… qui n’avait que cette adresse-là dans une ville inconnue ? Elle est le chat perdu… elle erre de porte en porte, avec les deux autres, étouffant dans leur panier !…

On ne songe plus ni à dîner, ni à chercher un autre hôtel ; l’homme qui a un gosse dont on veut couper les mains nous emmène d’autorité : « Monsieur, Madame, vous n’allez pas rester là. Demain, y fera jour. Il est près de minuit. Ça ne peut pas durer… » Nous allons. Je ne dis rien. Il n’y a rien à dire. C’est l’effondrement dans les promiscuités de la panique. Il aurait peut être fallu ne pas laisser la voiture au gouvernement… parce que, d’ailleurs, il n’y a plus aucun gouvernement. C’est la guerre qui gouverne !

Une petite mansarde proprette, où l’on est sans doute bien à quinze ans… mais… Je touche, de la main, la tabatière du toit d’où descend toute la chaleur emmagasinée par l’incendie du jour. Rien que cette fenêtre, d’un seul carreau, que nous avons peur de casser en l’ouvrant et… pas d’eau, sinon un très petit pot sur le lavabo, comme en province, un petit pot, de jolie tournure enfantine, pour jouer à se laver !

Quelle nuit ! le petit chat était malade. Il avait faim. Je ne possédais que des amandes. Il but de l’eau de savon et rendit tout sur le lit pendant que le bon compagnon s’endormait, accablé de fatigue, ayant faim aussi. Je nettoyai les draps avec des mouchoirs et la dernière goutte d’eau. Puis, pour tout repasser, je me couchai dessus. Une tache sur cette hospitalité si généreusement offerte au premier venu rencontré dans l’ombre ? Ça, jamais ! J’avais la fièvre et tout fut sec avant l’aube. Les rats grignotaient leur cage, de nouveau, étouffaient…

Le père repartit à la recherche de l’enfant. J’attendais dans un coin, arrangeant cette petite chambre, cette mansarde provinciale, et y découvrant une petite âme ; des gravures de la première communion et un mignon reposoir en verre filé avec tout ce qu’il faut pour dire la messe.

Puis, tout à coup, la voix de Gaby : « Papa m’envoie te chercher ! Je suis revenue quatre fois à l’hôtel et on s’est rencontré, forcément. Tu n’as pas idée, toi qui écris des romans… c’est encore bien plus drôle ! Non, tu ne peux pas te figurer… »

On s’embrasse, on rit, tout est, de nouveau, splendidement illuminé par la lumière d’un matin radieux. La petite raconte. Elle donne le détail, comme son père, avant d’exposer la situation. Elle paraît à la fois ravie et de très mauvaise humeur, parce que, sans doute, elle ne recevra pas de lettre ici. Ce qu’elle raconte est idéal. Son ton tranquille, un peu moqueur de jeune femme que rien ne peut plus émouvoir après le départ de son époux, fait un contraste étrange avec son aventure… le feuilleton continue : « Et puis voilà… il a été chercher un verre, une coupe de cristal taillé, dans laquelle personne n’avait encore bu, et me l’a offerte pleine d’eau fraîche, d’une eau si limpide… » Il faut être moi, elle, nous, les buveuses d’eau, pour comprendre le ravissement.

Cette aventure, quand j’y pense, me ferme les yeux comme si j’étais en présence d’un gouffre cependant tout recouvert de fleurs puérilement montées en couronnes… et j’ai l’angoisse de déranger ces fleurs, d’introduire de l’art faux dans une chose merveilleusement ouvrée par la nature. On peut être tour à tour une montreuse d’animaux savants, une espionne et la femme de chambre d’un gosse de quinze ans, mais ça c’est de l’ouvrage facile, parce que c’est paradoxal… ça me ressemble, tandis que l’histoire en question, c’est le roman, pas moderne, ça s’écrivait en 1830 où peut-être ça n’arrivait pas ! Et puis les guirlandes, les fleurs sur le gouffre sont des couronnes mortuaires…

La petite en errant… comme plusieurs chats perdus, de la gare à l’hôtel et de l’hôtel à la gare, avait rencontré un jeune homme : « Mademoiselle, vous paraissez bien inquiète ? » — « Je suis séparée de mes parents, Monsieur, et je n’espère plus les retrouver. » — « Vous ne pouvez pas rester dans la rue, Mademoiselle. Il n’y a pas une place libre dans les hôtels et les habitants sont envahis par les évacués. Avez-vous faim ? » — « Pas moi, seulement il y a les chats… » Sourire probable du jeune homme. Il ne voit pas l’alliance d’or à la main de la petite personne qui a l’air, depuis bientôt douze ans, d’en avoir quinze et il se demande ce qu’on peut faire dans un désordre pareil, pour une fillette aussi mince, chargée de raminagrobis aussi débordant de leur panier. Il offre sa maison, la clé de sa maison où demeure une vieille dame de sa famille, une tante respectable. Installation. Les chats font toutes les blagues possibles. C’est l’invasion d’un milieu paisible par les fauves. Puis le jeune homme s’éclipse, laissant Gabrielle souveraine et ahurie de sa chance : « Où sont mes parents ? Ah ! les précautions, les adresses prises ! À quoi cela peut-il servir ? Tiens, une bougie, des allumettes ! En attendant, cadenassons la porte à double tour et écrivons à Robert. »

Le jeune homme, ingénieur, envoyé à M… pour l’édification d’un passage souterrain dans la gare, était Breton. Je revois toujours, en fermant les yeux, ce type de Celte aux regards bleus très clair, aux traits réguliers avec on ne sait quel air à la fois ascétique et gai. Grand, bien pris, souple et dansant sur les marches de l’escalier de sa petite villa parce qu’il venait de recevoir sa feuille de route. Réformé pour une blessure au genou dans le service des manœuvres, il avait, en attendant mieux, organisé une cantine à la gare de M… et découvert sa véritable vocation, celle de saint Vincent de Paul : « Vous voyez bien, Madame, que je suis guéri… Je danse ! » Oh ! le pauvre garçon, si joyeux dans le soleil de son jardin, parce qu’il recevait ta permission de se faire tuer ! Et il était cependant la providence de la gare de M…, courant d’un wagon à l’autre, prenant des commandes de tous les rescapés, donnant son chocolat, lui qui l’aimait tant, distribuant jusqu’au dîner préparé pour lui et soulevant les blessés à bras tendus. « Il me fera mourir de chagrin, disait la vieille tante furieuse. Il ne mange plus, il ne boit plus et, quand j’ai mis trois ou quatre fois mon dîner à réchauffer, il survient, vers minuit, me réclamant du lait pour les enfants qu’il ramasse dans tous les coins ! » Il avait même ramassé le mien et lui avait offert une coupe d’eau pure dans laquelle coupe on n’avait pas encore bu. (Si j’inventais ça, moi, l’auteur de la Tour d’amour, on se moquerait certainement de mon imagination !)

Après avoir remercié nos protecteurs d’une nuit, à qui on ne pouvait rien faire accepter et qui regardaient avec stupeur, au plein jour du matin, ce monsieur décoré et cette dame en talons Louis XV qu’ils avaient, eux aussi, ramassés dans le coin des enfants perdus, nous allâmes donc échouer de l’autre côté de la ville où perchait Gabrielle : « En attendant mieux, vous êtes ici chez vous ! » déclarait le Celte aux regards bleus, et il nous communiquait sa joie, un entraînement d’apôtre. Il semblait ruisseler déjà d’une lumière de paradis : « Je crois que je vous ai toujours connus, me disait-il. Je vous dis des choses que je ne dirais jamais à ma tante, ni à personne. Après la guerre, oh ! oui, j’irai vous voir à Paris. Je n’aurai plus peur de Paris, on sera des amis depuis si longtemps ! » (Il y avait quatre jours qu’on s’était rencontré !) Nous l’invitions à dîner dans un restaurant dont il avait fini par nous forcer la porte, près de la gare, et là il mangeait en courant, guettant les trains, tout à son affaire de la cantine, venant reprendre son café à la terrasse de cette auberge d’où nous regardions, épouvantés, ivres du bruit de ces caravanes et surtout de l’odeur d’étable qui s’en dégageait, les convois de ceux qui fuyaient en voiture ou à pied. Charrettes cahotantes sur le sommet desquelles le dernier né se cramponnait aux jupes de l’aïeule poussant des cris aigus, auto de maître portant des familles, vraies roulottes de saltimbanques encombrées de matelas, d’oreillers, de cages de perroquets et de chiens de salons, jusqu’aux ânes éreintés butant sous le faix des hardes, des casseroles et de la vaisselle ; il y avait là, en un lamentable défilé, tous les échantillons de locomotion animale ou… machinale. On ne s’étonnait plus. On en était.

Des gens, très bien vêtus, suppliaient pour un verre de bière, un verre d’eau… n’avions-nous pas nous-mêmes à nous reprocher d’exploiter la charité publique ? C’est en guerre que l’on sent le mieux la loi de l’égalité, parce que l’argent ne compte plus. (Oh ! quand l’argent ne comptera plus, on sera tous très serviables !…) Le bon compagnon finit par dénicher, dans une petite ville très loin de la grande, une auberge qui consentait, sur les indications du Celte, à nous recevoir.

On repartait pour l’inconnu, après un repos miraculeux dans une maison délicieuse, bleue et blanche, un jouet, une arche de Noé en miniature peuplée de poules, de chats, de lapins, sans oublier les rats qui n’avaient même pas scandalisé notre nouvel ami à leur apparition : « Je reçois des magiciennes, disait-il, qui font vivre en bonne intelligence des animaux ennemis ! »

Sur la route de la gare, dès le matin, je me heurtai à un couple, ayant passé la nuit couché sous un banc. La femme, en cheveux, avait l’aspect de quelqu’un qui a brûlé… elle était comme noire de suie. Je demeurai un instant en arrière : « Voilà ! Et avec ça, je vais vous recommander à un saint. Attendez-moi. » J’appelai le saint. « Mais oui, fit-il, sans un geste d’hésitation, ils vont prendre votre place… » Cela fut organisé tout de suite. Trois partaient, trois rentraient, car il y avait un petit garçon dans les jupes de la femme. Ces gens-là avaient vu flamber leur maison ; ils ne dirent même pas merci pour aller tomber dans les draps que nous venions de quitter, où ils dormirent la journée entière. Le saint nous mit en wagon, nous passa nos bagages. Debout, sur le marchepied, très ému, il ouvrait des yeux fixes comme s’il apprenait à mourir. Moi, je contemplais sa main crispée sur la portière et balafrée d’un terrible coup de griffe de ce cruel Lissou qu’il avait rattrapé lors d’une fugue. Et déjà une foule lui hurlait ses désirs de pain tendre, de café chaud, de fruits désaltérants… Il souriait si tristement… « Au revoir… non… pas adieu, ça porte malheur, Madame, Monsieur, Mademoiselle… ah ! oui, c’est vrai, vous êtes une dame aussi… Au revoir. »

Nous ne l’avons jamais revu. On s’écrivit jusqu’au jour où nous sûmes qu’il était mort, pulvérisé par la mitraille. La marque de Lissou n’avait pas eu, j’en suis sûre, le temps de s’effacer…


IX


Encore une installation ! Est-ce que ce sera la dernière ? C’est dans un village, à côté d’une petite ville, dont la gare se trouve tellement loin qu’on peut ne plus y croire au chemin de fer.

Nous sommes vraiment à l’auberge, cette fois, un ancien relais de poste, et l’aubergiste, au front, c’est la patronne qui nous reçoit. Elle possède une poitrine énorme sur laquelle on pourrait servir les clients, mais son visage de grosse brune est le plus beau du monde. Ses yeux francs ont un regard humide, très honnête et très doux. Elle parle lentement, se remue lentement, la vie coule en elle comme les flots d’une rivière paresseuse qui aura toujours le temps d’arriver. Elle est triste, stupéfaite, pour le reste de son existence, car ce qui l’a surprise en pleine prospérité ne s’explique pas : on gagnait bien, on ne faisait de mal à personne et voilà que tout s’arrête, que tout casse, le commerce et le fil social. Les hommes s’en vont : « Ils chantaient, Madame et Monsieur, que ça faisait peur ! » Puis, plus rien. On ne reçoit pas beaucoup de lettres et on ne comprend pas ce que racontent les journaux, « puisqu’on escamote les noms des pays et des gens ».

Ce village est un morceau de grand’route avec des maisons des deux côtés. Il se serre dans un corridor plein de courant d’air, entre deux collines où s’étagent des vignes. Notre chambre, il n’y en a qu’une, est si vaste que, séparée par un abondant rideau à fleurs, elle nous fera l’effet d’un petit appartement. On déballe, on range et on tâche de se persuader qu’on sera bien parce qu’il y a de l’air, de la lumière, qu’on verra un facteur avant déjeuner. Je suis prise d’un accès d’organisation, une fièvre violente qui me sépare du monde et ne me laisse pas le loisir de me plaindre. Je penserai plus tard. Je ne suis pas venue ici pour écrire des romans !… Il faut faire une penderie pour nos vêtements — il n’y a pas de placards — là, entre deux portes condamnées. La table de milieu est affreuse. Je vais découdre un peignoir en voile des Indes, qui n’est pas de mise ici, parce que bien trop voyant, et nous aurons un joyeux tapis de table. Le lavabo ? Mon Dieu, qu’il est petit ! La cuvette ressemble à une assiette à soupe… Ah !… dis donc, Gabrielle, où sont les… ? Gabrielle hoche la tête : « Ce n’est pas encore le rêve, maman ! Ils sont au diable, dans la cour… il faut passer devant un tas de fumier ! » Ô Touring-Club de France !… tu n’es pas venu, dans ce coin… et c’est dommage. « Voyons…, voyons…, tu exagères ! Tiens, tu m’impatientes ! Va te promener ! Tu mettras ta lettre à la poste. » J’ai besoin d’être calme pour tirer mes plans d’organisation.

Les chats gambadent sur le carreau vieux-rouge de la chambre. Les rats, juchés tout en haut d’une armoire immense, une lingère d’autrefois, font leur toilette, me guettant de leurs petits yeux de perles, noires ou rubis, en se fichant un peu de moi : « Va ! Va ! Démène-toi ! Elle a raison, ta fille, ce n’est pas le rêve ! Nous avions, là-bas, une ratière pour nous trois aussi vaste que cette chambre d’auberge en rideaux de cotonnade et tu nous laissais ronger des rideaux du Daghestan… oui ! oui… on les rongeait, sous les franges ! Si tu crois que l’on va rester sur le haut de l’armoire… tu ne nous as pas bien regardés ! » Chonchon voudrait bien descendre sur mon épaulé. Je le prends, en grimpant sur une chaise, et je continue mon remue-ménage pendant qu’il me lèche délicatement le lobe de l’oreille. Il me souffle des choses très affectueuses, car c’est un bon rat. « Ch ! Ch ! Pff ! Pff ! » — « Certainement, Chonchon, tu auras du sucre ! »

Les serrures ne ferment pas. Il faudra en référer au bon compagnon, mécanicien, quoique sans outil. En revanche, les lits sont excellents et d’une propreté irréprochable. C’est ahurissant comme il sort des choses de ces valises, du strict nécessaire ! J’ai même emporté de quoi écrire et je n’ai pas le souvenir des gestes que j’ai eus dans ce dernier jour du condamné à l’exil. L’ordre et la méthode sont, au fond de l’individu, comme l’instinct de conservation au fond de l’animal. Mes rats m’ont appris à faire des provisions et à entasser sans perte de temps ni de denrées… Chonchon ? Tu es inquiet ? Il y a quelqu’un derrière la porte ?… En effet, voici une petite bonne : « Madame, je viens pour vous aider !… » Chonchon saute en l’air et retombe sur la table. La petite, elle, tombe assise sur la chaise, les jambes coupées par la peur du rat et son fou rire nerveux : « Est-ce qu’il va me sauter à la figure ? » Chonchon, qui a encore plus peur, fait face, bravement, assis sur son derrière, ses petits poings fermés en avant. « Oui et non. Oui, si vous essayez de le prendre… Non, si vous lui offrez un morceau de sucre. » « Oh. ! qu’il est beau ! Qu’il est drôle ! Ce n’est pas un rat, quelle bête que c’est ? J’en ai jamais vu de noir et blanc ! Et les chats qui n’y font même pas attention ! » La glace est rompue « Il me faudra des serviettes, de l’eau, beaucoup plus d’eau que ça !… Vous n’aurez aucun ménage à faire, mais vous serez payée comme si vous le faisiez, souvenez-vous-en. Vous servirez ici les repas, c’est-à-dire vous les apporterez, et ma fille et moi mettrons le couvert… Comprenez-vous ? C’est à cause des animaux, nous ne voulons pas qu’on puisse en être ennuyés. » La petite au visage clair et frais, un peu poupin, s’épanouit. Je lui donne un ruban, des bonbons et à son tour elle donne un bonbon à Chonchon, toujours sur la défensive : il l’accepte, me regarde, la regarde et le lui lance dédaigneusement sur son tablier.

La petite se tord. Chonchon remonte à la tour de l’armoire offensé dans sa dignité de favori : quand ce n’est pas moi qui offre la friandise, ça n’est pas bon, ce n’est pas du sucre. Est-ce qu’on le prend pour une bête ! Lui qui a sur le dos le grand écusson noir des rats de qualité !…

La petite bonne bavarde tout en brossant un manteau : « C’est-y si grand qu’on raconte, Paris ? » Ah ! elle voudrait tant y aller ! Est-ce que c’est vrai qu’on y gagne ce qu’on veut ? Elle est la petite bonne et la nièce, en même temps. Sa tante ?… « Vous y fiez pas, Madame, elle a l’air doux, mais elle a sa tête, allez, une rude au travail qui ne permet pas de flâner ; je suis partout à la fois, ici, à la cuisine, au marché, au jardin, à l’étable… et puis, vous ne savez pas, ma tante… elle est bouchère… oui… depuis que l’oncle est parti aux armées, c’est elle qui tue… » À mon tour, d’être étonnée : « Une femme ? Et elle en a la… force ? » — « Oui, Madame, aussi vrai que le jour nous éclaire. Elle est douce, pas colère, pour ça, non, elle ne crie pas, mais elle abat l’ouvrage comme un homme… et un veau avec. »

Ou a beau dire ! la vie n’est pas simple en temps de guerre. Puis on me raconte l’histoire des boches. C’est mon éternelle chance… ou ma particulière persécution. Toutes les femmes, après cinq minutes d’entretien, me confient un secret de la plus haute importance. Je démêle, tout en ouvrant les tiroirs d’une commode, qu’un espion boche demeure au village, dans la maison aux voleta ripolinés. C’est le mari d’une Allemande qui est donc boche, par sa femme, comme de juste, et, un soir, on est allé lui faire la police, taper des casseroles contre ses murs et envoyer des pierres dans les vitres. La petite bonne en était… et voilà qu’ils ont porté plainte et qu’elle s’imagine qu’ils ont dû la reconnaître. Alors, elle vit dans les transes… des fois que sa tante le saurait. (Si je pouvais remonter dans ma tour, moi aussi !) Enfin, je risque des conseils. Je promets le silence sur cette dramatique affaire. Chonchon lui envoie ses épluchures sur les cheveux¬

Le bon compagnon revient, rapportant le communiqué. La petite bonne se sauve avec les marques du plus profond respect pour le ruban du Monsieur de Paris. Elle a l’air d’aimer les rubans, particulièrement ceux qu’on se met au corsage « Alors ? » — « Nous serons très bien ! C’est simple, c’est frais, c’est naïf, tout semble naturel. » Je me garde : bien de lui dire que la grosse brune tue elle-même et que la petite blonde casse les vitres… Je ne tiens pas à souligner la vie qui exagère plus que moi. Et les prix sont ridicules, étant donné l’excellence de la nourriture. On met de la crème et du beurre frais dans tout, on vous sert du poulet à l’ancienne, qu’aucun des grands restaurants de là-bas ne pourrait établir à des prix pareils. Gabrielle s’entendra très vite avec la petite bonne et les confidences iront leur train d’une nature plus tendre, naturellement, entre jeunesses.

Au soir, nous ouvrons nos fenêtres sur la gloire paisible des campagnes. Elle est dominée, en face de nous, par la croix menaçante d’un cimetière qu’on devine sous d’épaisses frondaisons.

La boucherie est en bas, le cimetière est en haut… C’est la vie.

Un accident, un incident tout au plus, m’est arrivé, ma première nuit d’auberge de grand’ route. Je me suis rappelé le mot de Gabrielle et je suis allée… au diable, en marchant tout doucement pour ne réveiller personne. En ouvrant la porte de la cour avec précaution (heureusement), j’ai entendu un grognement de vieil homme de caractère difficile, puis, par l’entrebâillement, des crocs se sont plantés dans ma cuisse. J’ai pu repousser le battant de toutes mes forces et le reverrouiller ; je suis remontée rapidement, n’ayant plus du tout envie d’aller au diable. J’ai tenu, tout le reste de la nuit, une éponge imbibée d’eau de toilette sur ma cuisse, car, je ne le connaissais pas, moi, ce chien. Il ne grognait pas quand je l’ai vu. Au jour, il n’est pas terrible, car on ne l’attache pas. « Est-ce qu’il t’a mordue ? » demande le bon compagnon. « Il a eu l’intention, je crois. » Son intention n’a d’ailleurs aucune vilaine apparence. La plaie est déjà cicatrisée et je n’ai pas besoin d’exhiber cette blessure… C’est le métier de l’exil qui entre, comme dirait un humoriste.

Ta queue ! est un très bon chien de garde. Il est absolument fou, mais sans malice. La nuit, il ne veut rien savoir des intrus qui pénètrent dans sa cour, voilà tout. Le jour, il tourne après sa queue. C’est son sport, c’est son triomphe. N’importe qui lui donne l’ordre de tourner : il tourne. Pour actionner ce prodigieux moteur, on n’a qu’à lui dire, de plus en plus rapidement : « Ta queue ! Ta queue ! Tac… tac… tac…,. » Un enfant de quatre ans le fera tourner à mort, jusqu’à ce qu’il s’effondre, langue pendante et pattes raides. L’innocent, que tout village qui se respecte doit présenter aux voyageurs, n’a pas de meilleure récréation et Dieu sait s’il en abuse. Paralysé des jambes, restant assis toute la journée sur une chaise basse en bois brut qu’il traîne sous lui quand il veut éviter le soleil, je l’entends crier : Ta queue ! Tac… Tac…, tac…, toute la journée et le chien tourne, tourne… pour se reposer, la nuit, en veillant, immobile, à l’entrée de la cour.

On a visité ce village, innocent lui-même comme l’idiot et comme le chien. Devant, c’est une grande rue fort moderne : le boucher, l’épicier, la mercière. Les rouliers passent, montent la côte, s’arrêtent, chez nous, à l’auberge pour boire un coup au point culminant, redescendent ensuite allègrement la route. Derrière, en contre-bas, il y a une ruelle extraordinaire, un souvenir de jadis, demeuré tout entier comme un décor de pastorale… On n’y a rien changé depuis des siècles, ni la maison en torchis dont les vieux pans de bois, cirés par le temps, luisent d’un brillant de meuble, ni la vieille coupole du four banal, ni les perrons à balustres tout fleuris de plantes grimpantes se resemant de leur propre autorité. À une échoppe, où l’on ne vend plus rien, est pendu un vieux cep de vigne avec sa grappe à grelots de fer. Des ménagères, en bonnet de linge, écartent leurs rideaux, à croisillons rouges déteints, pour nous lancer un regard pointu comme le pignon de leur demeure. Elles ont l’air de se dire l’une à l’autre, en échangeant une moue. : « C’est ça les gens de Paris, la dame aux rats ?… Qué vouriots ! Si qu’elle pouvait tant seulement nous débarrasser de nos souris !… J’en avons un plein grenier à lui vendre ! »

La vie coule, ralentie après la cascade du départ. On ne s’aperçoit pas de la longueur des jours, parce qu’on a l’impression de rester en suspens. Du matin au soir les gamins font du bruit et vous empêchent de penser. Du soir au matin on entend miauler des chats… la coutume étant de ne pas les nourrir pour qu’ils cherchent leur subsistance dans les tas d’ordures et il s’en suit des batailles, des jurons, d’horribles cris qui font frémir Lissou, Laurette et ta Mascotte couchés, bien repus, sur mes pieds.

L’opinion générale, au sujet de la guerre, a été donnée par le curé qui a déclaré, dans l’église de la petite ville proche : « que c’était pour nos péchés qu’on avait l’ennemi chez soi » — « Ça n’a pas fait plaisir ! » murmure la grosse mère Lépervier qui répond à ce terrible nom d’oiseau.

Un vieux vigneron prend mon mari à part pour lui confier : « Le vin, Monsieur, sera bon et abondant, cette année. Ce serait une pitié de les voir venir jusqu’ici. On les a déjà vus en 70. Des soldats, n’est-ce pas, on sait ce que c’est : faut que ça boive. Seulement, eux, ils laisseront pisser le robinet, y gâcheront tout ! »

Le paysan a l’ordre des saisons dans le sang, surtout le paysan du centre. On engrange, on vendange. C’est pas pour saboter la récolte. La vraie guerre, c’est le sabotage.

Quant aux journaux, ils sont mystérieux. Le fameux ordre du jour de Joffre nous y fit l’effet d’un fait divers… parce qu’on ne comprend jamais tout de suite les choses importantes.

On s’est mis dans la tête de broder le linge de table de la mère Lépervier, qui devient toute tendresse pour nous et nous conte sa peine roucoulante de bouchère-tueuse par nécessité. Son mari lui manque, ses trois gosses l’exaspèrent et sa nièce n’a pas pour deux décimes de cervelle : « Vous la gâtez, cette petite, qu’elle ne fera plus rien ici. » Alors, on lui fabrique un chiffre qui est un peu là sur ses nappes et serviettes. Gabrielle se rappelle son couvent, étant presque étonnée qu’on ne chante pas le cantique à l’Ouvroir. Elle va d’une aiguille sûre, chevauchant des lettres immenses en coton rouge. Malgré moi, je songe que si le mari est tué, il faudra bien un autre boucher dans la maison à cette belle brune avenante et alors on maudira les brodeuses qui n’auront pas prévu cette circonstance.

Robert écrit par paquet ou pas du tout.

Un mois déjà. Les jours sont un peu moins chauds. Il a plu.

On se demande ce qu’on attend. La fin de la bataille de l’Aisne ? (Elle durera trois ans.) Gabrielle se reproche l’excellente nourriture qu’elle mange sans appétit, en songeant que son mari, plus gourmand qu’elle, crève peut-être de faim le long des grands chemins de la guerre. Et je me demande ce que deviennent nos maisons, celle de Paris, celle du bord de la Seine, alors qu’ici nous avons bien l’aspect de bohémiens campant au bord du fossé… Les rats grignotent au grenier où je les ai installés dans un vieux garde-manger restauré par mes soins ; je les ai mis là parce que les souris de la grande lingère les ennuyaient. Le rat et la souris ne font pas bon ménage. Chonchon en a jeté une au milieu de la chambre, du haut de sa tour, et Lissou, Laurette, la Mascotte, intrigués par un animal qu’ils n’avaient jamais aperçu, se sont mis à suivre cette souris gravement, à la flairer sans y toucher ; mais, la nuit, les trois, là-haut, faisaient un sabbat infernal. Ils auraient démoli leur prison plutôt que de n’en pas sortir pour aller se battre. La souris, c’est l’ennemi héréditaire. Au grenier, mes enfants ! Et vous aurez tôt fait de débarrasser le plancher de la vermine !… Il n’y a pas d’autres chats que les nôtres ici, qui sont, du reste, incapables de chasser quoi que ce soit. Ah ! les chats !…

J’ai brisé une barrière pour un chalet voici un événement dont tout le pays est à la fois scandalisé et amusé. Dame ! Les distractions sont rares, en dehors des services funèbres : « Y a ren à dire, déclare le bonhomme vigneron, votre dame, elle a cassé la barrière, mais elle l’a payée son prix. » — « C’est du monde un peu vif, explique de son côté notre hôtelière, mais c’est du bon monde, le cœur à la main ! » Et la bourse, donc !…

Une nuit, le miaulement d’un petit chat, sûrement encore plus petit que notre Mascotte, me réveille. Rien ne l’agite plus qu’un cri de bête dans la nuit. C’est même une manie, chez moi, d’écouter le silence pour essayer de deviner s’il n’y a pas une plainte qui s’y étouffe. J’entends toujours trop. Cette nuit, c’est d’un toit que me vient la plainte, faible, continue, lancinante. J’ai beau me répéter que la mort est partout, que les cris d’agonie montent de tous les coins du monde. Je ne peux pas me rendormir. Allons ! Je dois me rendormir. Je ne suis pas chez moi, ici.

Au matin, Gabrielle et moi, nous allons voir. En face, il y a une vieille grange abandonnée, une maison déserte, close, à toit bas en chapeau paillote ; une barrière cadenassée ferme son étroit jardinet. Nous entendons toujours la plainte ; elle diminue, plus timide. Nous finissons par entrevoir, près d’une cheminée, un morceau de charbon, à côté d’un tuyau où il n’y a pas eu de fumée depuis dix ans ! C’est lui, c’est le petit chat. Pauvret ! Comment a-t-il pu grimper là ? Il n’est pas venu de la cheminée, c’est impossible. Alors, j’oublie ma situation d’exilée, situation suspecte par excellence. La maison est inhabitée, rien à demander à personne : c’est tout résolu, je casse la barrière, un coup de genou, deux torsions et ça s’effondre ; ce n’était pas solide. Gabrielle saute dans l’enclos, fait des mains et des pieds, monte sur le toit. Elle appelle… Le petit chat hésite, commence à descendre, mais la rue se remue, on forme des conciliabules, la laitière et la marchande de journaux sont pénétrées d’un saint effroi à voir courir une Parisienne à talons hauts sur un toit bas. Le petit chat a peur. Il retourne vers sa cheminée. Le coup du sauvetage est manqué : « Si papa nous avait vues ! murmure Gabrielle. Où est-il ? » — « Il a loué une bicyclette pour aller prendre des heures de train à la gare… sans ça ! »

Les gens nous disent : « La propriétaire est à l’hospice…, elle est si vieille…, ce n’était pas pour la voler, cependant… » Le peuple murmure. Je n’aime pas à entendre murmurer le peuple. Je vais chez le charron. On établit de solides calculs et, à quarante sous le bout de bois, comme il y a trois barreaux…« C’est convenu, Madame, demain on s’y mettra, dès l’aube ! »

La nuit suivante, je ne dors pas. La petite plainte s’élève, aiguë, désespérée. Non seulement il n’est pas mort, encore ne veut-il pas mourir ! Et voilà qu’à l’heure des crimes, un autre cri retentit, affreux, celui-là, le hurlement de l’oiseau de proie attiré par cette misère, dont il y a un bon souper à obtenir. Oh ! il ne se défendra point, le petit nègre, il n’a ni griffes ni dents pour cette lutte contre les ailes sombres qui planent au-dessus de ses lamentations. Ils ne dit plus rien, résigné, fasciné. Sale chouette ! Tu n’es bonne qu’à manger des souris… Elle semble me répondre en ricanant : « Je mets de l’ordre, moi, il n’est pas convenable de laisser pourrir ce poupon sur une toiture. Ça vous empestera tous. »

Je saute hors du lit. Mon peignoir, mes souliers. C’est comme une poigne qui m’enlève et me jette à la rue. Je n’ai réveillé personne… pas même le chien de la cour. Heureusement que la barrière ne sera restaurée qu’à l’aube. Sinon, j’aurais brisé la neuve… Il n’y a rien à faire contre la force qui me porte. Ni le ridicule, ni le fusil d’un garde champêtre, ne retarderaient l’effraction. La nuit, sur ce sentier-là, je suis aussi à mon aise que dans un salon durant qu’un poète me baise la main, la main qui tord les barrières neuves ou inutiles. Et, allez donc, les poêles, vous n’êtes pas mes maîtres ! J’ai oublié vos noms et le mien. Laissez-moi tranquille ! Je suis une grande chatte, une énorme chatte sauvage qui va chercher son petit. Je n’aurai même pas besoin de tuer l’oiseau, la chouette, elle est aussi de ma race, comme l’autre. Nous nous entendrons entre nous, loin de l’humanité, et ce sera beaucoup plus correct que dans l’humanité.

Je suis, à mon tour, sur le toit, je ne sais pas de quelle manière, et je m’aplatis ; un goût de mousse écrasée me remplit les narines… Un peu plus haut, cela seul le musc… et un peu plus haut encore, une odeur de duvet chaud, le ventre de l’oiseau, qui, pour ainsi dire, couve ma tête.

Je ne dis rien, rien. Je les sens et ils me sentent. La chouette plane en spirale avant de se poser. Elle ne s’abattra pas. Un petit diable plus noir que la nuit a jailli d’entre deux tuiles ; c’est à peine un brin de mousse qui se détache et, en un bond désespéré, il est venu se blottir sur ma poitrine !… Il m’attendait, lui, il avait tout vu et tout compris ; Seulement, la première fois, c’était deux dames, un tas de gens !… Cette nuit, c’est sa mère qui rampe vers lui, sa mère à la tête toute blanche, angora, sur un corps noir, d’un noir de velours…

Au matin, le bon compagnon demande, avec résignation :

« Est-ce que la Mascotte aurait fait un petit ? » Ils sont tous là sur le lit. Le petit de Mascotte boit du lait ; il boit, il boit en tétant, car on a dû le donner avant de l’avoir sevré.

« Non ! rassure toi, quand il aura mangé et dormi, j’irai le rendre à ses parents. »

Je m’informe. L’histoire de la barrière a fait du bruit. Une bourgeoise est venue dire à la mère Lépervier : « Ce n’est pas pour le réclamer, bien sûr, mais tout de même, c’était notre chat…, des fois qu’elle voudrait aussi l’acheter, il n’est pas à vendre !… » Je cours avec le petit diable bien restauré, encore endormi. « Voici, madame, nous ne volons pas les chats. Il faut que je vous explique : à Paris, laisser se perdre un chat noir porte malheur. » — « Entrez donc, madame, vous n’allez pas nous refuser un petit verre de vin cuit ! » Je fais la connaissance d’une grande et forte fille qui a son fiancé sur le front, comme de juste, dirait la petite bonne. Et on me débite la sotte histoire : « Vous comprenez ! Il nous griffait, il ne s’habituait pas… alors, on l’a jeté sur le toit dans un mouvement de colère. Il est méchant aussi dans ce qu’il est, ce petit-là, vous savez. » — « Mademoiselle, aimez-vous votre fiancé ? » — « Cette question ? J’ai trempé mon mouchoir quand il est parti. » — « Si on peut demander ça, dit la mère, levant les bras au ciel, à une pauvre gosse pleurant toute la sainte journée ! » — « Alors, mademoiselle, j’ai fait un rêve, cette nuit. Un avion boche tournait autour de lui. Prenez garde que le petit chat ne puisse être enlevé par une chouette. Les chats noirs portent bonheur… prenez garde ! »

J’ai revu le petit chat. On le soigne.

Je m’en irai volontiers de ce pays.

Il y a un moulin sans eau dans une vallée proche du village, un moulin mélancolique et tout ruiné. Un jour, l’eau de son ruisseau a disparu brusquement. Des naturels m’ont déclaré n’y avoir rien compris. Peut-être ce n’est qu’une légende : un industriel captant une source parce que le possesseur du moulin ne voulait pas le vendre. On ne se rappelle plus bien. L’humanité n’est pas seulement en guerre avec elle-même, elle se bat aussi avec la nature.

Il y a, également abandonnée, une chapelle où il n’entre jamais personne, désaffectée, fermée à clé. Par la fente de sa porte disloquée, j’ai regardé son autel de vieux bois vermoulu : il ressemblait à un cercueil grand comme pour plusieurs morts, sans croix, sans couronne, un cercueil qui aurait, dans l’ombre de cette voûte humide, fait fermenter une effroyable résurrection. (Est-ce qu’un jour les dieux de la terre ne chasseront pas les saints par la puissance de leur logique ?) Et on ne m’a pas dit pourquoi te porte ne s’ouvrait plus, mais je sais qu’elle est gardée par un lézard vert, de l’espèce des dragons. Il sort, de dessous la marche brisée de l’autel, avec une hostile fierté quand on glisse un œil. Il m’a fait signe de passer mon chemin à cause de certaines choses qui ne concernaient que l’ai, le petit dragon… et le grand Pan.

Robert est blessé. Un de ses amis l’écrit à Gabrielle. Il est blessé légèrement au bras : « C’est la délivrance, pour lui, pour nous. » On entoure la jeune femme dont le mari n’est pas mort ; on la félicite, les veuves pleurent, car, dans ce village, il existe une veuve par maison. Mme Lépervier, qui n’a plus aucune nouvelle, est veuve aussi, sans s’en douter.

Le père et la fille partent pour Paris.

Moi, je reste ici, avec les animaux, pour ne pas gêner les voyageurs dans la rapidité de leur départ. On nous ramènera plus tard, je l’espère, bientôt. Le temps d’exil est fini, mais je ne retournerai pas à Paris, j’irai vivre à la petite villa du bord de l’eau.

Pauvre Robert ! Pourvu qu’on ne mente pas, par compassion, en disant : légèrement ? Tout est si lourd quant la guerre s’en mêle…


X


… Une lettre anonyme ne devient vraiment dangereuse que lorsqu’on l’a brûlée. Le feu purifie ce qui est matériel : la laideur du papier, la grossièreté des mots, mais il permet sa palingénésie, il reconstitue la chose détruite en son essence même et nous remet en présence de son danger ou de la vérité qui peut transpirer sous les perfidies traditionnelles. J’ai reçu, par métier, beaucoup de lettres anonymes. Je les ai toujours brûlées pour me conformer au geste qui distingue le philosophe des autres gens… de lettres. Je n’y avais pas grand mérite. Je ne suis pas curieuse et les intrigues m’ennuient, aussi bien dans la vie que dans les romans. Cependant j’ai remarqué qu’elles renaissaient fort bien de leurs cendres et qu’elles projetaient, sur le mur d’en face, les mots essentiels, la vérité sortant de sa gaîne de mensonges.

Vais-je donc m’hypnotiser sur cette phrase en domino, jouant à cache-cache derrière un loup de papier noir : « Vous ne vous doutez pas qu’on fait l’ange avec votre argent ? » Ô braves anonymes, rien ne m’étonne plus. Je sais que lorsqu’on s’efforce de leur faire du bien, ils font, de leur côté, de très mauvaises actions en affectant des airs candides ou un mutisme de martyre. Je ne veux pas tourner dans ce nouveau cercle vicieux. Domestiques renvoyés, gardiens évincés, ivrognes ayant mal aux cheveux et s’étudiant à polir une missive dans le style de feuilleton lu la veille, laissons ces amis inconnus à leur obscurité. Cette phrase ne signifie rien. En voilà décidément assez. Pensons à autre chose et confions-nous à l’étoile du fatalisme pour percer cette ombre mystérieuse. Si c’est la femme fantôme qu’ils appellent « un ange », ils abusent de la précaution oratoire. Merci de l’avertissement en ces termes flatteurs et espérons que cet ange s’envolera le plus tôt possible, de son plein gré car, moi, je ne dois pas la mettre à la porte. Examinons son cas. Tâchons de nous y retrouver par la seule déduction logique…

… Mais pourquoi diable ça peut-il embêter les voisins qu’elle fasse l’ange, la sainte-n’y-touche ?

Un jour, il y a de cela plus d’un an, nous étions assises, ma réfugiée belge et moi, sur la berge du fleuve. Il faisait beau, il faisait doux, les enfants dormaient, les chèvres broutaient, nous venions de ramasser de l’herbe pour nos lapins, un grand tas d’herbes odorantes dans lequel expiraient les petites fleurs sauvages exhalant leurs derniers parfums, les reproches un peu amers de les avoir sacrifiées. Étendue sur le dos, je regardais courir un nuage qui semblait pressé d’aller porter une bonne nouvelle. Les beaux jours nous étaient comptés parcimonieusement et nous les regardions comme des récompenses. Songez donc ! On marchait à pieds secs, on avait chaud, les corvées rurales semblaient des parties de plaisir et on se sentait l’âme plus libre. Nous étions seules… tous les gardiens partis, moi, n’ayant pas eu la patience de supporter qu’on me vienne dire, sous le nez : « Choisissez, madame ! moi ou les Belges ! »

Jamais nous n’avions si largement respiré.

Elle disait des choses paisibles, ma réfugiée, cette douce victime de la guerre, et elle ne se plaignait pas, ayant tout perdu : sa maison qu’on devinait jolie, bien tenue, ses vieux parents, doux et tendrement comme il faut, jusqu’à l’aisance de sa vie de jeune mariée, puisque le mari était obligé de chercher une situation en France, pays compliqué de jalouses incursions dans le domaine des paperasses. Non, elle ne se plaignait pas. Je n’ai jamais connu de femme plus intelligente et plus simplement résignée, parce que, justement, les agitations sont vaines autour du devoir qu’on a besoin de remplir sans phrases. Son devoir rempli, elle ne cherchait, en effet, d’autre récompense qu’en la permission de contempler le jour, exactement du même bleu que ses yeux. « Voyez-vous, tout cela s’arrangera ! Quand on songe au courage de notre roi qui vit aussi dans une petite maison isolée… Les méchants sont tellement plus malheureux que les bons dans le même malheur ! » C’était bien ce qui me tourmentait, car, moi, je suis une méchante-née, la violence et la discussion me sont naturelles et je n’ai pas la possibilité du repos d’esprit quand je trouve que ça ne va pas. N’avait-elle pas eu cette admirable réplique à une indiscrétion de l’amie inconnue qui devait, sans doute, m’écrire plus tard la fameuse lettre anonyme :

« Si Dieu venait me dire cela lui-même, je lui répondrais : ce n’est pas vrai car vous ne pouvez pas l’avoir permis ! » Ses enfants, son mari, elle emportait tout avec elle, aucune fortune ne pouvant remplacer ceux qu’elle aimait.

Je crois sincèrement qu’il y a des femmes honnêtes, mais jusqu’à la rencontre de celle-ci j’avais toujours constaté que l’honnêteté foncière nuit à l’intelligence, parce que l’intelligence est de la malice épurée. Le peuple dit d’un enfant très intelligent : qu’il a du vice ! Or, ma réfugiée était une preuve du contraire ; elle savait conserver son intelligence à l’abri de la tentation malicieuse. Combien de fois j’ai eu recours à son jugement pour connaître une page littéraire à sa juste valeur ! Elle tombait sur le défaut, le vice de l’argument et mettait sûrement l’index de sa critique à l’endroit sensible et ne critiquait pas !…

Elle dit, ce jour-là : « Il nous arrivera quelque chose de bon. Il est impossible qu’il n’arrive pas du bien après tant de mal. »

« Ce serait logique, mais, pensais-je, il n’y a que les choses logiques, hélas, qui n’arrivent pas dans la vie de la guerre. Quand nous faisons un pont de bateaux, la rivière déborde et emporte le pont. Or, les rivières n’ont pas le droit de déborder en été. »

Et du temps coula sur nos fronts comme une eau tiède…

Un homme passa, un soldat, à bicyclette, rapidement, revint sur ses pieds, conduisant sa machine d’un air de quelqu’un qui cherche un renseignement, puis s’adressant à ma réfugiée, la mieux mise de nous deux parce qu’elle avait le plus grand ordre dans ses vêtements et se coiffait toujours bien : « N’auriez-vous pas ici, Madame, une chambre ou un coin de grange à louer ? » — « Je crois, lui répondit-elle, comme si elle attendait cet homme, qu’il y a ici des choses pour vous, mais je ne suis pas la maîtresse de la maison ! » Je lui fis signe de le retenir sans me déranger. L’homme parlait d’une voix basse et précipitée : « C’est que… voilà, je suis un réformé temporaire. J’ai une femme et trois enfants. Personne ne veut me recevoir dans ce pays où je ne suis pas connu. J’ai un peu d’argent. Il me faudrait si peu de place… je voudrais surtout de la terre à gratter, je suis cultivateur. » Et ma réfugiée me regardait en souriant, trouvant cela très naturel parce qu’elle venait de le prédire.

D’un bond je fus debout et décidée : « J’ai, en effet, quelque chose pour vous, dis-je au bonhomme, seulement, ce sera peut-être cher. » On lui montra le joli pavillon clos, ses étables, ses poulaillers et toute la terre à gratter, autour. Il hochait la tête, les yeux brillants de convoitise. À ce moment, je remarquai que ces yeux-là étaient relevés et bridés du coin. Ils étaient presque divergeants. On l’amena dans la salle à manger de ma réfugiée pour débattre la grave question du prix devant une bouteille de bière fraîche. Je sentais que sa salive se faisait rare. Il parlait, parlait, pour nous étourdir ou s’étourdir, d’une mitrailleuse, la sienne, ayant arrêté un régiment, de sa blessure, en se trompant de jambes et de beaucoup d’autres histoires débordant sur la question principale comme un liquide bouillonne en débordant d’une chaudière et il avait certainement peur de se brûler lui-même à son propre discours : « Enfin, voilà, finit-il par déclarer, je ne peux donner que huit francs par mois, mais j’ai des meubles et c’est une caution, des meubles. Ah ! pour nous, c’est le rêve, ce petit pavillon… et la terre… » — « La terre n’est pas bonne, interrompis-je, froidement, jamais on ne l’a voulu travailler sérieusement, et nous avons toujours cm qu’elle ne valait rien. J’adore les orties et les ronces. Mais plus haut il y a un champ où tout peut venir à souhait moyennant le fumier des étables. « Un champ… Un grand champ ? » fit-il, en extase. — « Vous avez des enfants… sages ? » — « Oh j’aime autant vous dire qu’ils sont jeunes ; personne ici n’en veut rapport à ça. Si c’était à refaire… bien sûr… mais ils sont là, faut bien que je les garde… Un champ ? et vous me le loueriez à part ? » Ma réfugiée me regardait avec une sorte de compassion, ne doutant pas une minute de ce qui allait venir… Alors parce qu’elle me regardait, justement, et qu’au fond cela ne regardait qu’elle, je finis par dire à l’homme, pour ne pas faire durer cette bonne plaisanterie : « Puisque cela semble vous convenir, vous entrerez donc chez moi avec la femme et les trois enfants, vous gratterez la terre, vous vous servirez des animaux, pourvu que vous ne les maltraitiez pas, et vous agirez au mieux de vos intérêts. Je n’y mets qu’une condition, c’est que vous ne paierez pas. Vous avez fait un rêve en sortant de l’ambulance : qu’il se réalise entièrement. Je ne vous demande qu’une chose : tâchez d’être bon… Nous devons vivre tous en bonne amitié et il faut surtout que les enfants, nos petits Belges, nos petits Français ne se disputent pas. » Il y eut un silence ému… absolument comme dans les histoires de la bibliothèque rose, et l’homme se moucha.

Il remonta sur sa bicyclette, s’envola littéralement. « Nous ne le reverrons sans doute jamais ! » dis-je ironiquement à ma réfugiée dont les yeux bleus resplendissaient : « Il faut croire ! il faut croire ! Oh ! comme dans mon pays on aurait aimé ça ! Vous n’êtes pas raisonnable… vous allez trop vite… enfin, il faut croire. Tout le monde n’est pas méchant. Ce sera une joie pour les enfants qui vont jouer avec des enfants et vous crieront terriblement dans les oreilles… »

Ces gens s’installèrent dès le lendemain soir. La femme souriait sans parler, les enfants paraissaient muets aussi. Une petite avait l’air d’une frêle sainte du moyen-âge, maigre, effilée, avec des yeux bridés du coin. Celle-là était même trop sage, car elle en faisait peur. Ces gens paraissaient des égarés. Ils allaient de fondrière en fondrière, arrachés à leur pays par l’invasion, se cramponnant aux voitures d’ambulances, tombant, se relevant, exaspérant les parents lointains quand ils tombaient chez eux, bien vite repoussés par le propriétaire quand ils essayaient de se relever en payant une unique chambre sale le prix d’un appartement meublé. Et le cauchemar devenait le conte de fées… Durant six mois il n’y eut pas un nuage, malgré la pluie d’automne. On grattait la terre, on semait et on labourait. Je soldais toutes les notes, parce que je ne voulais pas qu’on pût me dire ce que m’avait dit un honorable magistral de la contrée : « Nous ne pouvons pas lui donner de certificat, parce qu’il n’est pas d’ici. » Il serait d’ici, bon gré mal gré Puis il fut menacé, de nouveau, par les tentacules de la pieuvre. Puisqu’il était guéri, il devait resservir. Guéri ? On ne guérit pas de la guerre quand on l’a faite. Si le physique y échappe, nul moral ne peut s’en retirer intact. À partir du moment où il sut que cela recommençait, l’homme se détraqua, telle une mécanique dont la force de propulsion demeure sans règlement. Sachant un peu tout faire, il quittait un travail pour un autre et sautait brusquement d’une entreprise possible à une idée peu réalisable. Il fit un pressoir à cidre qui perdit la moitié de sa récolte, au lieu de l’aller porter à presser chez le voisin, et on but, en une semaine, cinquante litres de pur jus gâté, pas nous, lui, car nous, nous ne buvions que de l’eau. À tout instant il montait chez moi me demander une petite somme que je ne lui refusais certes pas, mais il me mit à sec et m’obligea, parce que je ne voulais pas que l’on sût, à me défaire de deux jeunes Chonchons. Après avoir montré des rats, j’en vendis. (En temps de paix, la race curieuse que j’avais créée sans le vouloir valait son poids de curiosité, en or.) Oui, j’ai vendu deux rats, petit couple drôlet, parce que je n’aurais jamais pu dire comment disparaissait mon budget. J’avais fait venir le fond de mes coffres ; les flanelles blanches, les lainages de couleur pour les enfants. Je m’aperçus, que, de son côté, la femme vendait ces étoffes, précieuses en temps de guerre, aux marchands de chiffons, au lieu de s’en servir. De son côté, ma réfugiée remarquait aussi des actes bizarres ; mais d’un commun accord nous ne nous en parlions pas : nous désirions que ce fût bien le rêve, au moins pour nous. J’avais dis : « Il faut que l’on s’aime ici. C’est tout ce que je vous demande. » Et l’inimitié vint un jour pour les enfants. Le petit Paul nous arriva le nez griffé. Germaine eut sa robe salie, déchirée. La maman aux yeux bleus finit par leur défendre d’aller jouer. Scènes et disputes. L’homme, naturellement, se plaignit, se sentant dans son tort : « Après tout… les Belges… ils ne sont pas plus que moi ici ! » — « Pas plus que vous ! Mais, criai-je involontairement, sans eux, ni vous ni moi, nous n’existerions. » Je risquai une allusion à ces disputes enfantines : « Il ne faut pas vous tourmenter, disait la maman aux yeux bleus… parce que… si je n’étais pas ici, eh bien cela, n’arriverait pas. » Est-ce qu’elle allait prendre ma manie de voir les choses en noir ?

Et le bon compagnon gardait également pour lui les détails qui lui déplaisaient. C’était le système des concessions mentales. Chacun dissimulait en songeant que l’autre n’y voyait goutte.

L’humanité n’est jamais foncièrement bonne. La plus dangereuse manière de la rendre exécrable, c’est, je crois, de chercher à s’illusionner sur elle. Il y a des chevaux auxquels il ne faut jamais rendre la main quand ils s’emballent… Les artistes et les gens enthousiastes n’entendent d’ailleurs rien à l’humanité, parce qu’ils l’inventent au fur et à mesure de leurs besoins de croire en elle…

À la Noël, je faillis faire un esclandre. Je ne pouvais plus réunir les enfants, comme je l’avait désiré, autour d’une humble branche de sapin enguirlandée, parce que les enfants ne devaient plus jouer ensemble ; je devais me contenter de distribuer des joujoux aussi pareils que possible, afin d’éviter les convoitises ; mais le héros installa un arbre mystérieux, tous ses volets clos, chez lui. Il y eut donc une fête de famille pour les enfants français et il n’y en eut pas pour les enfants belges. Au premier janvier, ce fut encore mieux : le bonhomme et la bonne femme ne leur souhaitèrent pas la bonne année en passant pour aller au pain… Ce vœu puéril, qui est l’aumône de tous à tous en temps de misère générale, ne fut même pas offert. Au fond, avais-je le droit d’exiger une manifestation de simple politesse ? Mais quel crève-cœur de constater que mon peuple était absolument inférieur au peuple belge sous le rapport du cœur…

Je sais tout ce qu’on m’objectera, tout ce que j’ai déjà entendu insinuer sur nos réfugiés par les Français, très malins. Or, je connais depuis longtemps des Belges. Il y a là haut, très au-dessus de ma petite villa, une propriété vaste et jolie comme le palais des mille et une nuits rurales, habitée par des amies à moi que j’appelle mes sœurs, qui en descendent souvent les mains pleines de fleurs et de fruits. Flore et Pomone aux gestes de grâce, à la beauté sculpturale, amies absentes pour le moment, dont le réconfort affectueux me manque, et ces amies françaises, de la plus fine espèce, entourent de leur amour et de leurs soins une des gloires de la Jeune Belgique, l’auteur de La Route d’émeraude. Chez elles, depuis plus de trente ans, un couple belge, sorti du peuple, les garde. Je l’ai vu à l’œuvre, ce couple : il est logiquement humain, en ce sens qu’il rend le bien pour le bien, sans écouter les mauvais propos du pays. Fidèle, sensible, on ne fait jamais appel à son cœur sans le sentir battre à la hauteur du vôtre. Élise est la ménagère par excellence. Nestor est le jardinier expert qui fabrique des roses naturelles. La femme, c’est le visage blond et pâle un peu effacé d’où ne rayonne plus que le sourire, d’après pluie, de la résignation. L’homme, c’est le grand gars solide et bien planté qui nous déclarait : « Ils n’entreront pas ici… non ! Ils n’entreront pas ! » J’entends encore Élise qui murmure : « Allons ! Allons ! Ne vous faites pas de mauvais sang. Voici des poires que je vous apporte… c’est le baiser du jardin, la bonne poire, vous savez ! »

Trente ans, ils ont vécu là-haut, et c’est pour cela que mes sœurs du palais enchanté ne se sont pas trop réveillées de leur enchantement : elles peuvent croire à la tendresse domestique. Ô sage Nestor expert en l’art de doubler les volants de la jupe des roses ! Ô sage Élise qui connaissez la recette des gelées à la royale, n’êtes-vous pas la preuve même de la fidélité, de la loyauté, de la simplicité d’un peuple ?

La Belgique est vibrante, querelleuse, et justement possède toutes les qualités de ses défauts. (Cela vaut peut-être mieux que d’avoir les défauts de ses qualités !) Elle est une bonne vivante, un peu trop vivante même, c’est pour cela qu’elle a voulu résister jusqu’à la mort. Je ne crois guère aux résistances forcenées de ceux qui calculent, qui laissent entre eux et l’ennemi une neutralité stratégique. Malheur à celui dont la stratégie n’est pas l’immédiat bond à la gorge et qui n’a pas pour lui la défense irréfléchie de son instinct !…

Notre poilu est sûrement un commotionné. Je lui dis : « Il y a un chien de chasse qui est entré dans notre bois. Le chasseur le siffle et l’animal ne peut pas ressortir, parce qu’il ne trouve plus le trou du grillage. » — « C’est bien, j’y vais, le temps de prendre mon fusil ! » Et il tuerait le chien égaré le plus naturellement du monde. Je lui parle d’économie, de réserve et il me répond : « Moi, je peux sans me déranger me faire des journées de quarante francs en vendant des bagues de crin cent sous pièce. » Sa vie d’ambulance lui a tellement perverti l’entendement qu’il ne sait plus distinguer le réel du factice. Et il faut l’entendre raconter les histoires sur les dames de la Croix Rouge ! Cela se tassera peut-être. Tout s’arrange… oui… mais cela dépend de l’époque où l’on vit. En guerre, on n’arrange que par le coup de force. Je me faisais une joie de revenir enfin à Paris après le départ de nos réfugiés belges et je devine que le départ du poilu pour une nouvelle période militaire est une impossibilité à mon retour. Si je n’ai plus de gardien, c’est moi qui dois garder la femme fantôme, l’inquiétante muette.

Maintenant qu’elle est dans cet état, déclaré intéressant, je ne peux pas me soustraire à l’obligation de suivre, sinon les transformation de sa taille, au moins celles de son esprit. Est-ce qu’elle est aussi commotionnée ?

Je réfléchis, devant ces journaux traînant sur ma table. Le vent souffle et ma lampe éclaire mal, parce qu’elle reçoit, de la porte-fenêtre du balcon, un perfide courant d’air. J’entends le bruit des vagues comme si j’habitais au bord de la mer. Il pleut, il fait froid, de nouveau, c’est l’automne et l’hiver cogne à la vitre… Retourner à Paris… revoir des figures de gens de lettres, échanger des idées… oui… c’est un piège que me tend ma lassitude.

Il fait chaud, là-bas, et les meubles de style attendent les exercices de style, une existence domestique un peu mieux stylée. Mes bibelots, mes meubles ! Je me souviens de l’antiquaire jovial qui en fit une estimation pour une assurance. « Madame, dit-il avec un drôle de rictus, pour posséder un mobilier comme celui-là, il faut être princesse… ou juive ! » — « Je ne suis pas juive ! » lui répondis-je modestement. Ici, non, vraiment, je ne suis plus rien…

Les heures sont lentes, n’amènent aucune solution et la solitude insiste désagréablement sur les petits incidents. Ma réfugiée est partie à temps pour éviter des drames que je soupçonne encore plus sombres que la mort de ma pauvre chèvre… Elle est partie pour la Provence où son mari a découvert une situation convenable. Elle aura chaud, elle aussi… Ils sont heureux ceux qui peuvent se chauffer. Est-ce qu’à Paris je ne verrais pas toutes ces histoires-là sous l’angle comique ! Des drames ? Je suis prisonnière de ma volonté, c’est ça le drame !

Je reçois ici trois journaux : l’Œuvre, l’Action française et j’ai abonné nos gardiens au Petit Parisien, parce que le Petit Parisien ne bourre le crâne à personne ; mais ce que je lis ne me distrait pas. J’aime la franchise élégante de Gustave Téry, ces accès de scepticisme toujours mesuré par son bon sens, et la folie furieuse de Léon Daudet flatte ma manie d’accuser le gouvernement de faire tomber la pluie sur mes projets de promenade ; pourtant je comprends moins parce que les blancs augmentent, les endroits où l’on sent que les armes de notre panoplie nationale ont été décrochées pour servir à on ne sait quel ténébreux complot contre la sûreté… de nos cerveaux. Le lecteur est un peu commotionné quand il a passé par cette ambulance spirituelle où l’on panse des maux avec des mots.

Il faut se décider, Revenir c’est encore déserter. C’est mettre dehors cette femme, et n’importe quelle somme d’argent sera mesquine en face de la situation intéressante… ou intéressée. Que faire ?…

Ma lampe s’éteignit ce soir-là ; j’aurais pu aller me coucher sans la rallumer ! Je me souviens, d’une façon précise, de tous mes menus gestes qui me conduisirent doucement à une étonnante découverte… Je l’ai rallumée. Sa lueur se projette discrètement sur les papiers comme celle d’une lanterne sourde, car ma lampe a besoin d’être garnie ; elle agonise. À cette heure de la nuit, mes yeux fatigués n’assemblent plus les paragraphes, ils surprennent, de ci, de là, des titres, des noms, une phrase. Ce sont des jalons sur une route où j’erre en tâtonnant depuis un mois. La lettre anonyme est toujours là, en spectre sur le mur, projetant, de son côté, le côté noir de la lanterne sourde, sa ligne squelette, cette idiotie qui m’a donné tant de fil à tordre : « Vous ne vous doutez pas qu’on fait l’ange avec votre argent. »

La femme fantôme est une mystérieuse personne, neurasthénique à cause de son état, mais pourquoi ne veut-elle pas avouer ? Elle n’espère pas le cacher éternellement, son gosse. Il pousse et poussera très en avant. Son mari lui aurait-il ordonné de me le dissimuler, parce qu’il a peur de… sa propriétaire ? « Moi, s’il fallait mettre au monde ma douzaine, je le ferais joyeusement », lui déclarait ma réfugiée, espérant une confidence. Je prends la lampe. Elle cligne, tel un gros œil de mauvaise humeur, un œil fatigué de voir ce qui n’arrive pas à m’aveugler, une énorme vérité qui étoile la muraille avec la configuration répugnante d’une grosse araignée noire…

… Et je l’écris avec la stupeur que je ressentis brusquement d’être, en effet, aveuglée par un titre de fait divers du journal le plus proche de moi : « Encore une faiseuse d’ange ». « Vous ne vous doutez pas qu’on fait l’ange chez vous ! »

Ah ! stupide littérateur qui songeait à la métaphore au lieu d’appliquer la lettre, sans l’esprit… J’ai compris. Pourvu que je n’aie pas compris trop tard…


XI


Pas à pas, marche à marche, je la suis, en lui dissimulant le motif de mon intervention pour qu’elle ne puisse pas m’accuser d’une surveillance intempestive.

C’est elle, la coupable, certainement, mais c’est bien moi qui semble tourmentée d’un remords. Non, elle ne m’échappera plus et ce que j’ai crié, un matin, à la mort de ma chèvre, se réalisera : Je lui arracherai la peau du ventre ! Je l’aurai vivant, ce petit dont elle ne veut pas. Il faut qu’il naisse et c’est à moi de le porter dans mon cerveau. On fait ce qu’on peut. Ce n’est pas un guerrier de plus que j’offrirai à mon pays, mais un futur travailleur de sa terre, un bêcheur, un piocheur, un être qui fera repousser des fleurs et du blé, des cheveux, une mèche de la luxuriante chevelure du renouveau, sur une des places blanches de la calvitie de la pauvre tête du globe. S’il n’est pas trop tard ?… Comme la passion intérieure aiguise toujours le tranchant de mes propos, je ne lui parle pas, j’aurais trop peur de lui tenir des discours inutiles. Cette ignorante a imité les savants : elle a essayé des poisons sur des animaux… Est-elle, du reste, vraiment coupable ?

Ô vous, les grands humanitaires qui demandez des enfants aux femmes alors que leurs maris, absents, sur le front, elles sont exposées dans leur isolement à toutes les tentations, vous feriez mieux de mettre une sourdine à vos discours : la parole n’a été donnée aux conférenciers que pour envenimer les plaies. L’homme, cet animal inconscient de son état d’animal et par conséquent désorganisé sous le rapport de la grâce d’état, n’a plus la possibilité des puretés d’intention, ni de l’ingénuité du sacrifice charnel. Il a des calculs d’intérêt qui, justement, ne sont plus l’état intéressant, l’état de grâce, et sa compagne se révolte, cherche à se dérober à l’impôt, à la contrainte par corps. Cette créature bornée fut, comme ma chèvre, obligée à la parturition forcée, puisque le quatrième enfant libérait l’homme de la corvée de tuerie et par sa naissance le sauvait de la mort. Il faut cependant que Messieurs les illustres réparateurs de l’ordre social sachent bien, ou veuillent se souvenir, qu’il n’y a pas d’ordre social sans l’appât d’un bénéfice quelconque. Seule, la nature, dans son apparent désordre, a le génie nécessaire pour tirer un profit des catastrophes qu’elle vous impose ou des cataclysme dont elle connaît le mobile secret. L’homme a la vue courte et la vie encore plus courte. Il ne confère qu’avec lui-même et ses projets sont toujours mesquins.

Trois enfants ! « Ah ! si c’était à refaire ! » Ces trois-là, derrière les jupes de la mère, désormais seule pour les élever, pèsent déjà terriblement lourd. Qui donc a offert à la femme du peuple un catéchisme de la maternité, alors qu’on lui a retiré l’autre catéchisme qui lui mettait des œillères ? C’est très beau d’enlever les œillères aux bêtes de somme. Encore faudrait-il leur apprendre à se diriger plus librement et vers quel but. Les droits ne vont jamais sans devoir et on a appris à la femme surtout les droits de l’homme ! Faire des enfants est moins nécessaire que savoir les élever. Qui montrera à la mère la meilleure manière de nourrir, de dresser et de mener normalement à la saine existence du citoyen ces petits animaux anormaux qui ne savent plus ce qu’ils ont à faire pour éviter tous les dangers qu’ils courent. Les enfants de mes rats ne jouent pas avec les allumettes et ne mangent que ce que leur mère leur donne. Si je leur offrais la meilleure chose du monde, ils refuseraient, en tournant leurs yeux en perle sur les deux perles des yeux de la mère, car ils ne reconnaissent pas mes lois, les lois de la fantaisie, avant celles de la bête qui les a mis bas.

Le principe de l’élevage populaire est de gagner le plus d’argent possible pour avoir à économiser le moins possible, permettre le gaspillage alors qu’il faudrait peut-être, dans le temps où nous vivons, empêcher les inconscients de gâcher. Ces trois-là n’aiment réellement ni les œufs, ni le lait ; ils ont l’appétit de la charcuterie, de l’abominable charcuterie qu’on fabrique en banlieue parisienne, substance à la fois fade et faisandée, sans goût défini, parce que saturée d’aseptisants destinés à la rendre avalable, sinon digestive, et ils préfèrent, au fruit naturel, tous les produits de l’épicerie grossière déclarée fine, les chocolats, les nougats, les bonbons acidulés, qui n’ont d’anglais que les angles, toutes sortes de mixtures amères à force d’être frelatées par on ne sait quel chimiste ennemi de l’enfance. S’ils mangent une pomme, elle est non pas verte, mais encore en bouton, et s’ils désirent frénétiquement une tartine, c’est avec un peu de moutarde sous le beurre. (D’où, sans doute, le nom de moutard !) Et il n’est pas besoin d’ajouter qu’ils boivent du vin pur, aromatisé de bois de Campêche, dans le fond du verre de papa ou de maman, quelquefois même une goutte de sirop se composant d’un sucre fondu dans de l’eau de vie. « Ils ont le diable au corps ! » En effet, il serait très difficile d’y avoir un ange à ces conditions-là, car les anges savent, j’imagine, que le feu de l’enfer fut le premier bol de punch infligé à ceux qui méconnurent les lois de l’alimentation divine : manger peu en chantant des cantiques.

Un quatrième enfant !… Aura-t-on du pain, du vin, de la moutarde aussi, dans sept mois ?

Je n’excuse pas, je constate, dans mon petit coin de globe désertique, qu’à côté des droits de l’homme il y a les caprices de la femme et que souvent ces caprices ont une parenté naturelle avec les phénomènes de la terre, notre première mère, une qui protège les oiseaux et les serpents avec une égale sollicitude. Les volcans n’ont pas toujours envoyé des barriques de Lachryma Christi au lieu de scories sur les coteaux ensoleillés. Or, certaines zones effroyablement empestées de soufre ont pourtant fourni, plus tard, les nectars les plus réputés pour la qualité de leur bouquet, la douceur veloutée de leur saveur. À cultiver d’une façon patiente et habile les caprices féminins, on aurait peut-être pu leur faire donner du miel à la place de leur troublante absinthe ? Enfin il est trop tard pour leur parler de Dieu et il n’est pas encore temps de leur montrer la vérité éparse dans la nature, dans laquelle nature il faut apprendre à savoir lire. Peut-on faire comprendre aux femmes éclairées que l’amour est un moyen et non pas une fin ?

Paresseuse née, celle-ci invente, cependant, les pires travaux d’Hercule pour y gagner l’occasion, le tour de reins nécessaire à sa… disgrâce d’état. Elle a compté sans moi. Je suis toujours là pour lui éviter ou lui interdire un travail pénible. Elle ne se baisserait pas pour soulever un des châssis du jardin où poussent, à en casser les vitres, des plantes qui cherchent l’air du printemps fondant la neige et le verglas, mais elle s’attelle à des charges de fumier qui feraient reculer un cheval. Ce qui l’intéresse, c’est de se donner un effort.

Et ce n’est pas pour me complaire, puisque je ne lui demande rien, ni un service, ni une aide où la fatigue ne serait pas proportionnée à son état. Elle est tellement ombrageuse que je ne sais plus comment m’y prendre pour que la rupture ne vienne pas d’elle.

Il est clair que je ne la retiendrai pas de force… et alors elle ira où l’entraîne sa morbide passion. Elle est acharnée à la destruction sournoise, comme la guerre s’acharne à la destruction publique. On n’épargne pas plus l’humanité venue que celle à venir. C’est l’épidémie gagnant toutes les classes, militaires ou non. Les gynécologues ont étudié, depuis longtemps, toutes les formes des obsessions physiques et mentales qui assaillent la femme à ce moment de l’obscurité de sa création. Elle n’est pas responsable !

Peut-être fût-ce un tort de l’oser déclarer. Un être n’est pas fou parce qu’il est malade. Il y a des femmes enceintes qui ne déroberont jamais une pièce de dentelles dans un grand magasin, si leur instinct ne les porte pas, dès leur naissance, à voler. Certaines ont le besoin de faire souffrir comme on aurait du goût pour l’odeur de la tubéreuse et j’ai connu une belle dame, des plus respectables, qui ne pouvait pas voir, étant grosse, un animal à sa portée sans essayes de le piquer. Elle finit par tuer son mari à coups d’épingles, moralement parlant, bien entendu. En ce moment douloureux de l’histoire du monde entier, des influences mauvaises courent les rues et les champs, elles passent les haleines empestées, qu’exhalent les lointains charniers des batailles et elles empoisonnent aussi bien les consciences que les airs. Il faut tolérer, pardonner. Seulement, si ça dure, je crains beaucoup de m’empoisonner moi-même. Je tourne dans un cercle vicieux dont je ne sors plus et qui ne s’élargira… qu’avec la ceinture de la femme en question.

Aime-t-elle son mari ? Est-ce que les femmes enceintes aiment leurs maris et, au sens ingénu du mot, pardonnent-elles à leur bourreau ?…

… J’ai failli tuer quelqu’un cette nuit. Je suis très contente de moi, car je n’ai pas tiré le coup de revolver que je devais tirer.

Ça va compliquer un peu les choses, parce que j’ai probablement épargné le malfaiteur qu’il aurait fallu abattre pour posséder la clé du mystère. Ici, deux femmes seules, dans ce désert, sont à la merci du premier bandit venu et, en temps de paix, j’ai déjà dû me défendre contre le cambrioleur un peu trop assuré de tous les droits de l’homme, au moins quant à la propriété, qui est le vol, comme chacun sait. Chose curieuse, c’est en temps de guerre que je répugne à me servir d’une arme à feu !

Il était une heure du matin et il y avait du brouillard. Je me suis levée, entendant gronder les chiens, de leur particulier ton sourd qui m’indique le danger tout proche. J’ai ouvert très doucement mes volets pour consulter Mina et Rip. Ils étaient tous les deux plantés devant leur porte, la tête basse, flairant le dessous, en grognant avec de brefs petits abois rauques, et nous nous interrogions de temps en temps du regard. Leurs yeux devenaient presque rouges dans l’ombre et le murmure du fleuve, coulant si près, avait l’air d’enfler au fond de leur gorge. « Quoi donc ? » Mina perçut la question tout de suite, malgré mon ton confidentiel, parce qu’elle est la plus craintive, et elle fit un tour sur elle-même, pendant que Ripp se contentait de remuer la queue en signe d’assentiment : « Alors ? il y a quelque chose ? » — « Non… quelqu’un ! » fit Mina essayant de soulever la barrière de sa robuste patte.

Je sais qu’ils ne cherchent jamais à sortir de leur cour sans permission. « Attendez, j’y vais. » Mon idée était que la bonne femme était en train de s’évader du pavillon pour quelques courses nocturnes qu’elle ne pouvait pas remettre. Il fallait savoir.

Je ne pris pas les précautions de la première alerte et, tout en glissant mon revolver derrière mon dos, je résolus de sortir pour me rendre compte de l’événement. Dehors, on verrait s’il s’agissait d’un caprice de femme ou d’une intrusion d’homme.

Ce que je connais de plus désagréable, c’est d’ouvrir des portes en ayant soin de ne pas les faire grincer. Il y a là une mise en scène

15. dramatique extrêmement énervante, mystérieuse, et cela double la crainte que l’on peut éprouver pour ce qu’il y a derrière. Derrière la dernière porte il y avait du brouillard, des arbres point encore très en feuilles qui me tendaient leurs bras noirs pour m’empêcher d’entrer dans leur ombre, et puis rien de bien distinct. Les chiens, ne me voyant plus, donnaient de la voix férocement. Je m’approchai du mur en terrasse qui flanque la maison du côté de la colline comme un rempart de tranchée. Cachée là, je pouvais attendre et habituer mes yeux au brouillard. Tout là-haut, se détachant sur la blancheur du mur du réservoir, entre le bosquet de noisetier et ce chêne qui, pour prospérer, quand il était jeune, a fendu peu à peu une énorme roche, on apercevait une vague silhouette. C’était celle d’un homme. Il ne s’agissait pas du tout du caprice d’une femme enceinte courant l’aventure du pied tourné dans un éboulis, mais bien d’un personnage indésirable, visiteur de poulaillers ou simplement enjôleur de poule. Quelle cible ! Cette silhouette noire ondulant à peine sur le crépi clair d’un mur de ciment. « Toi, mon vieux, lui déclarai-je tout bas, tu vas payer pour l’autre, celui que j’ai raté d’une fenêtre… surtout si tu es le même, ce que je croirais volontiers. » Un plaisir vif, que connaissent, hélas, tous les chasseurs, me soulevait à l’assurance de la pièce au tableau… « Et si c’était… le père de l’enfant ? » me souffla une petite voix vipérine. Abasourdie par ma réflexion, je laissai retomber mon bras. « Tirer sur l’amour, ça n’est pas à faire par ces temps de haine générale… et de quoi irais-je me mêler ? Certes, j’ai horreur de la farce adultère, mais en y introduisant l’élément tragique, ce serait encore plus odieux. » J’allai, sur la pointe des pieds, chez les chiens. Ils m’attendaient, se taisant, prêts à se précipiter : « Je puis lâcher ces deux amis sur l’ennemi et ce sera beaucoup plus drôle, car il y aura des explications pénibles. »

Je les tenais au collier, tous les deux trépidants, tremblant de la joie du malheur à faire, absolument comme leur maître. À leur tour, ils me soulevaient, me secouaient dans leur terrible impatience d’une curée certaine. Je sais, à n’en pas douter, de quelle manière ils peuvent casser les reins à un être innocent, simplement, par hasard. Lancés sur le coupable qui en a très peur, là-haut, car il hésite à poursuivre le chemin du pavillon, qu’est-ce qu’ils ne vont pas risquer ? Ils en bavent… Je vois luire les dents du bas-rouge comme les pointes d’une scie d’acier neuf, et la douce Mina, fidèle à son atavisme boche, commence à incurver ses flancs de façon à m’indiquer qu’il y aurait place là pour plusieurs tranches de pâtée d’homme, amoureux ou voleur. « Non ! Assez ! Tout beau, là, les bons chiens… à plus tard le souper. Et là-bas, l’homme, est-ce que vous venez pour ma poule couveuse ? » Je crie et je referme les chiens sur moi. L’homme, d’un bond, franchit l’espace blanc du réservoir et je l’entends qui escalade les grilles de clôture en faisant choir des cailloux… pas dangereux, le pauvre diable !

… Bien m’en a pris de ne pas tirer sur cet homme. Je pense, maintenant, que c’était le mari, en permission défendue ou en tournée d’inspection à cause d’une lettre anonyme, une lettre anonyme dans le style de celle que j’ai reçue…

Non, ce n’était pas le mari, encore moins l’amant. Mon visiteur nocturne est, paraît-il, un déserteur, qui couche depuis une semaine chez la voisine de droite, une vieille sorcière, fort intelligente, dont le menton rejoint le nez, et dont l’esprit d’indépendance égale vraiment l’habileté à vivre hors la loi.

Ce triste personnage mène là une existence de hibou ; caché le jour, il sort la nuit pour se procurer du gibier en braconnant et, en revenant d’une expédition de ce genre, il s’est trompé de porte, ou mieux de clôture, il a escaladé des fils de fer barbelés qui n’étaient pas ceux de sa tranchée particulière. Quand on songe que cet idiot a fui pour éviter les balles ennemies et qu’il a failli se faire occire par une femme de très mauvaise humeur ! Il est toujours inutile d’avoir peur, même en temps de guerre.

Les gendarmes sont venus ce matin me demander le bateau afin d’aller cueillir le déserteur sur l’autre rive, dans les joncs, tel un canard blessé. Le brigadier avait un superbe pantalon de coutil blanc. Mon bateau était sale, naturellement, puisque je ne veux pas qu’on l’écope et qu’on le nettoie. « Oh ! là ! là ! s’est exclamé le bon gendarme, qu’est-ce que je vais prendre pour mon fond de culotte ? Chien de métier ! Dites donc, Madame, si que vous me prêtiez les vôtres ? Ils ont l’air d’être de police, ces toutous ! » J’ai fait la moue et j’ai soigneusement verrouillé la barrière. « Non, Monsieur le gendarme, je ne vous prête point mes chiens avec le bateau, parce que si vous avez des inquiétudes pour votre pantalon… elles seraient justifiées en la compagnie de Rip et de Mina. Ils ne font aucune différence entre un gendarme et un malfaiteur. » J’ai vu, au regard de coin du représentant de l’autorité, qu’il n’était pas plus fier que ça du rapprochement.

Eh bien ! elle a ri ! Pour la première fois, son rictus maladif s’est élargi jusqu’au sourire franc, puis jusqu’au fou rire. J’ai ri, non moins. C’était à cause du gendarme qui revenait orné d’une énorme lune noire sur son fameux fond de culotte blanche. Il revenait bredouille. Le canard s’était envolé : « Je vous le disais bien, moi, qu’il aurait fallu des chiens de police ! » Le gendarme était furieux ; il parlait d’arrêter tout le monde. S’il savait que j’ai tenu le déserteur dans mon champ de tir…

Quand il est parti, j’ai regardé la femme attentivement : « Vous ne connaissez pas cet homme, au moins ? » — « Qui ça ? Le déserteur ? » — « Oui… parce qu’il était chez nous l’autre nuit. » — « Ah ! bien, par exemple, voilà une histoire qui ne m’aurait pas donné envie de rigoler. » — « Qu’auriez-vous fait, si vous l’aviez vu comme je l’ai vu contre le mur du réservoir ? » Elle cesse de rire. Son rictus maladif revient, détruisant toute l’harmonie de sa gaîté : « Je l’aurais démoli à coups de pioche, je lui aurais crevé les yeux… Ce n’est pas pour que ces vermines-là se passent du bon temps que nos hommes doivent se faire casser la g… à leur place. » A-t-elle raison ? A-t-elle tort ? Ma mansuétude est-elle plus ridicule en temps de guerre que son accès de fureur ? Qui oserait me répondre ? Je sais bien que le discours chauvin fait toujours de l’effet, mais je n’ai le courage, moi, d’aucun discours. J’aime encore mieux donner la vie… que donner de la voix, ainsi que font mes chiens… Je n’aime ni la police, ni la justice de guerre.

… L’eau tiède et ramollissante de la certitude nous a plongées toutes les deux dans un calme relatif. On va, on vient et on se dit bonjour, ou on échange des remarques banales sur le temps. Elle n’est plus coquette et élargit ses corsages avec résignation. Elle sera délivrée dans un mois. Nous serons délivrés dans un mois… Il a fallu, tout de même, avouer : « Ce ne sera pas commode d’accoucher ici. J’aurais le temps de crever avant qu’arrive la tire monde. » — « Aussi bien, vous n’accoucherez pas ici. Je réglerai toute la question dans un hôpital où vous aurez les meilleurs soins, soyez tranquille ! » — « Ah ! bon sang de bon sang… Ça sera encore une fille ! » — « Pourquoi ? lui ai-je répondu. Non, ce sera un garçon, parce que je vous le souhaite. » Elle a haussé les épaules : « Les hommes ne valent pas mieux que les femmes, allez ! Et pour ce qu’ils font de leur force… » C’est peut-être la morale de l’histoire, de mes histoires, de toutes les histoires !…


XII


Elle est assise sur la margelle de son puits. Elle est nue et luisante comme la nacre qui vient de la mer. Je suis allée la trouver au long d’une somnolence étrange qui s’est emparée de moi depuis ces quinze jours d’absolue solitude. En me penchant sur mon balcon, j’ai eu le vertige, parce que les roses sentaient trop fort après une pluie d’orage ou parce que je pensais au néant de toutes les joies promises. Je ne suis pas plus certaine aujourd’hui qu’hier de sa présence réelle, mais il me plaît de lui dire que je la conçois mieux hors de son empire habituel qui est l’ombre, l’ombre du doute.

Une terre nous entoure à perte de vue, ondulée sous une couche de nuages bas, un plafond prêt à crouler dans la foudre ou la poudre, et cette terre semble un océan figé au moment de la houle, chaque vague chevauchant l’autre et cherchant à se fondre, à se résorber en elle. C’est le désert, mais c’est aussi un nouveau monde, encore insensible, en puissance dans un néant qui n’est qu’une monstrueuse apparence :

— Oui, me dit-elle, continuant une conversation que je n’ai pas osé entamer. Ce sont leurs tombes, leurs corps immobiles sont là-dessous, attendant la résurrection naturelle. Ceci nous représente la seule réalité de la guerre, mais parce que la souffrance fut noblement supportée, parce que les cris furent étouffés dans l’orgueil de bien mourir, on espère qu’ils sont morts pour leur plus grand bonheur.

— Ils sont morts pour que nous vivions, pour que la patrie puisse continuer à être la patrie, Madame !

— Les meilleurs sont donc partis pour laisser la place aux… autres ? Le héros digne de ce nom est toujours celui qui ne revient pas. Que fera-t-on de ceux qui n’ont pas été des héros ?

Elle balance son pied ruisselant d’une eau étincelante comme une lumière, ses cheveux se tordent autour d’elle pareils au serpent d’écailles d’or que l’on montre entourant l’arbre de la science du bien et du mal dans les vieilles enluminures des bibles. Elle est à la fois indifférente et triste, ironique et sur le point de pleurer, mais elle regarde en haut très loin et elle n’a pas honte de sa nudité. Elle vous glace, parce qu’elle a froid. Peut-être souffre-t-elle, maintenant, de toutes ces souffrances noblement supportées, de ces orgueils si purs qu’ils sont retombés sur elle comme une couche de neige où transparaît à peine son corps d’immortelle déesse.

— Vous disiez que vous avez le respect de la vie, murmure-t-elle en jouant avec un éclat de verre qu’elle tient entre le pouce et l’index, alors si vous la voulez belle ne brisez pas les miroirs, jouez avec tous les rayons, lampe voilée du travail ou beau jour de soleil sur les campagnes ; vous auriez tort de vous priver des multiplications du mensonge, car ceux qui tiennent au triomphe de la vérité font toujours œuvre de mort. D’ailleurs, je suis plus décevante que n’importe quelle utopie.

— D’où vient donc, Madame, que lorsqu’on vous a entr’aperçue on ne peut plus se passer de votre présence… réelle ou fictive ?

— C’est parce que je luis. Tous les hommes aiment ce qui brille et ils me cherchent dans la lumière. J’y vois à peine moi-même, tant je m’éblouis quand je sors de mon antre.

— Madame, si vous êtes sortie, c’est que vous attendez sans doute ce que nous attendons, la fin de nos maux : la victoire ?

— Je croyais que vous attendiez… un petit garçon.

Elle a eu un sourire singulier, moqueur et peut-être tendre :

— Allons ! C’est bien un garçon. Vous l’annonciez et c’était, cela, une vérité, une chose inventée par vous dans des nuitées de fièvre que vous avez vu se réaliser sous vos propres yeux. Maintenant, vous exigez aussi la victoire ? Vous me demandez trop. Demain, le monde sera-t-il changé parce que les hommes auront un autre gouvernement ou une autre patrie ? Vous aimez bien férocement vos maisons, vos jardins, vos villages ou vos villes. Pensez-vous que vous devrez un jour quitter tout cela pour… cet immense cimetière dans lequel nous sommes ?… La vie de vos patries est faite, depuis toujours, de l’habitude que l’on a de mourir pour elles ou plus simplement sur elles. Il faut bien mourir quelque part, et cela seul est terrible, cela seul est malheureux. Vous n’avez que la vie, entendez-vous. Elle est courte.

— Nous ne sommes pas malheureux en France, Madame, et si vous vouliez seulement nous aider un peu de vos conseils, nous serions certainement les plus forts, nous vivrions… éternellement.

— Il ne faut pas être les plus forts, mais seulement les meilleurs, pour pouvoir vivre et faire vivre les voisins quelques jours !

— Je comprends, Madame, par la peine, l’angoisse qui m’étreint chaque fois qu’on m’annonce la mort d’un être jeune, intelligent, doué de la suprême puissance de l’illusion, ce qu’il y a d’irrémédiable dans la fin de ceux qui étaient destinés à nous continuer : c’est qu’ils nous diminuent en s’en allant de nous, ils nous volent notre égoïste droit à nous survivre en eux. Comme je n’ai pas de fils, j’ai perdu mon fils dans tous les jeunes hommes qui sont morts, et chaque fois qu’on m’a tué quelqu’un que j’avais rêvé grand, on m’a dérobé une gloire. C’est mon orgueil à moi d’être dépouillée de tous mes orgueils par cette guerre, qui est vraiment trop effroyable pour qu’on puisse en comprendre la signification… Mais je voudrais tout de même vaincre, parce que c’est une vieille habitude, en France, une habitude qui date des Gaulois dont l’unique peur était de voir le ciel crouler.

— Vous verrez le ciel crouler et vous aurez peur.

— Ce n’est pas sûr.

— Vivre, c’est être passif et ne s’intéresser qu’à sa tâche quotidienne. Demain, aurez-vous seulement votre pain blanc quotidien ?

— Je mangerai le pain que j’aurai. Je l’aimerai tel qu’il sera… Comment cela finira-t-il, Madame ? Qui nous ment ? Il n’y a donc pas un moyen de devenir les plus forts quand on a raison et qu’on fut attaqué injustement ? Est-ce que l’indignation universelle ne peut pas suffire à réduire un ennemi décidément fou furieux ?

— Ils meurent, eux aussi, pour leurs maisons, leurs jardins et leurs villes. Ils passent à côté de moi, enfouie sous la terre ou visible au plein jour, et aucun ne peut me reconnaître ni me deviner. C’est la tradition, l’une des grandes traditions humaines, de me dédaigner, d’abord parce que je ne suis pas toujours d’un avis humain et ensuite parce que l’homme a le don précieux de nier l’évidence, s’il aime la lumière.

— Pourquoi dites-vous précieux, Madame ?

— Ah ! qui voudrait vivre s’il savait d’avance tout ce qu’il aurait à souffrir de moi ? Votre petit nouveau-né que sa mère endort en ce moment sur son sein en lui chantant une douce chanson, voudrait-il de la lumière, s’il lui était permis de deviner ce que le sein maternel avait conçu contre sa propre conception ?

— Madame, laissons cela, c’est du passé, une maladie, un accès de fièvre. Est-on responsable d’un mouvement de colère ?

— Mais oui, quand il aboutit à la mort des gens.

— Vous êtes impitoyable, Madame.

— Mais non… puisque je vous absous d’avoir voulu (et d’y être arrivée) lui arracher la peau du ventre. Souvenez-vous !

Elle jette l’éclat de verre qu’elle tient et c’est comme un éclat de son rire, de son rire unique, à elle, fait d’un rayon frappant l’ombre et en tirant des étincelles.

Je vais prendre congé, car il me semble que le jour baisse et que je vois onduler autour de moi cet immense océan, ces vagues figées d’une terre toute bosselée par une houle de cadavres.

— Encore une question, Madame ? Ce petit inconnu que j’ai porté dans mon cerveau et que je souhaite, d’ailleurs, ne jamais revoir : est-ce qu’il se battra plus tard ?

— Mais tous ceux-là sont partis dans l’espoir que cet avorton aurait la paix éternelle, alors que c’est eux qui l’ont obtenue. Il ne faut pas trop exiger. Il dort, ce petit, dont les yeux sont à peine ouverts. Laissons-le dormir… en paix momentanée. C’est toujours cela de pris sur l’ennemi !

Elle me désigne toutes les tombes qui se chevauchent, vagues de la mort sur les anciennes vagues de l’assaut, et je suis mal à l’aise, frappée de l’immensité de l’effort pour le minuscule résultat. Est-ce qu’en réalité, la vie serait une piètre chose ? Et ne faudrait-il pas la mépriser ?…

La voici qui saisit un anneau lourd et rouillé, son moyen de transport, d’accès à la surface, son chemin pour apparaître ou se dissimuler au gré de son caprice et qui est, en même temps, la preuve de son manque de liberté, puisque c’est le commencement ou la fin d’une chaîne…

… Elle s’enfonce peu à peu dans l’obscurité du puits. Je l’entends bourdonner, comme une abeille d’or tout à coup devenue noire, emportant un miel amer : « Laissons dormir l’enfant, tous les enfants… La victoire, c’est la paix, c’est le sommeil sans rêve : Requiescat in pace… »

1915-1917.

  1. La débâcle russe prédite !
  2. J’ai écrit cela en 1916. Je n’en veux rien retrancher.
  3. Des rats blancs, apprivoisés, en cage.
  4. Cette femme est, en effet, morte un an après.