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Dans les Camps de représailles/01

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Dans les Camps de représailles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 145-173).
DANS
LES
CAMPS DE REPRÉSAILLES

I

Nous donnons ici la relation de la dure captivité subie par un soldat français dans les camps de représailles. Le ton même du récit, sa simplicité et sa sobriété, sont les meilleures preuves de sa parfaite véracité. On jugera par là, et de la manière dont les Allemands traitent nos prisonniers, et de l’inlassable force de résistance que les nôtres opposent aux pires traitemens.

Blessé et fait prisonnier le 25 août 1914, en tentant de ramener dans nos lignes son sergent et un de ses camarades, tous deux grièvement blessés, l’auteur des pages qu’on va lire est acheminé en Allemagne par Luxembourg, Trêves, Coblentz, Cassel, Eisenach, Gotha, jusqu’au camp d’O... D’abord logés sous des tentes, les prisonniers sont astreints à un pénible labeur : transporter d’une forêt la coupe des troncs de sapins, pousser des wagonnets chargés de pierres. Décembre arrive : les souffrances du froid s’ajoutent à celles du dénuement et de la faim. En 1915, les prisonniers sont parqués dans un nouveau camp formé de douze immenses baraques, longues de plus de cent mètres, à toits plats, d’une contenance de mille hommes chacune. Ils couchent dans des bas-flancs à deux étages, véritable columbarium où, le soir, après le travail, ils viennent s’entasser pour la nuit. En avril-mai, X... tombe dangereusement malade, par l’effet des privations et du surmenage. Après un séjour au lazaret, et guéri tant bien que mal, grâce à sa forte constitution, il revient au camp et constate que beaucoup de ses camarades ont été expédiés dans les villages pour les travaux agricoles ; d’autres dans des mines de sel d’où ils reviennent rongés de furonculose. Les Allemands ont voulu faire travailler des mécaniciens français dans des usines de guerre et se sont heurtés à un refus catégorique. Passés pour cette cause en conseil de guerre, « les réfractaires » ont été condamnés à des peines variant de six mois à un an de cellule.


Juin 1915. — Des rumeurs courent le camp annonçant des « représailles. » Depuis quelques jours les journaux d’Allemagne fulminent contre la barbarie des Français. Ils leur reprochent de ne pas amener sous le doux ciel de France les Allemands capturés au Cameroun et qui restent internés au Dahomey. Alors le peuple allemand crie vengeance. Il faut, par des représailles terribles, épouvanter nos familles qui, affolées, affoleront à son tour notre gouvernement...

Toute sorte de renseignemens, d’ailleurs contradictoires, enserrent le camp d’une trame de mystère : on sent un inconnu gros de menaces. Dans les bureaux, on a vu des listes avec des signes cabalistiques devant certains noms. Le principe est de choisir ceux qui, par leur situation, par leurs parentés, peuvent faire pression sur l’opinion française. A cet effet, les bureaux de la censure postale ont fouillé dans leurs fiches de renseignemens, puisé dans nos correspondances, et fourni des noms. Les haines particulières vont avoir beau jeu.

C’est fait : les listes ont été établies, les « représaillés » sont désignés. Tout mon groupe en est, avec moi. A leur grande stupéfaction, les Allemands constatent qu’il y a des volontaires pour ce départ. Des camarades, des popotes ne veulent pas se séparer.

Alors une communication officielle nous est adressée. « Le gouvernement allemand ne peut tolérer plus longtemps les traitemens infligés à ses nationaux prisonniers en Afrique. Il use de « représailles. » Comme il ne peut nous expédier outre-mer, il va nous utiliser dans des contrées malsaines et marécageuses. Travail et régime seront proportionnés au résultat à obtenir. Dès à présent, nous pouvons écrire à nos familles, à nos amis influens, afin que, pour le bien de tous, les Allemands ne soient plus internés en Afrique. Ces lettres ne compteront pas dans le nombre réglementaire : nous pourrons y exposer les mesures qui nous sont appliquées et en donner les raisons : pourvu que ce soit en termes corrects, la censure laissera tout passer. »

Le départ est fixé au dimanche 13 : nous ignorons totalement la direction que nous devons prendre. Nous hésitons entre les diverses régions de marécages marquées sur nos cartes. Aussi bien, nous avons pris notre parti de la situation ; ce qui nous chagrine, c’est l’inquiétude de nos familles, lorsqu’elles sauront... Mais quoi ! Nous serons en bande, nous allons voir du pays, la monotonie de cette vie de camp est rompue. Nous sommes presque gais !


LE TRAVAIL DANS LES MARAIS

Dimanche, 13 juin. — Nous avons été rassemblés, comptés et recomptés dans chaque compagnie. Les officiers nous ont passés en revue, curieux de nos figures. Nous mettons notre coquetterie à garder un calme parfait, nous avons le sourire. Comme nous sommes des « représailles, » les sentinelles ne nous ménagent pas les brutalités. Maintenant, les groupes s’ébranlent et de tout le camp montent les cris affectueux, les « au revoir » de tous ceux qui restent, auxquels nous répondons à notre tour : un même cri de « Vive la France ! » se répercute à travers toutes les baraques.

Nous sommes 2 000 environ. La colonne serpente sur la route qui borde le camp. Tous nos camarades sont aux grillages, et leurs cris nous accompagnent longuement. Nous traversons le camp d’instruction allemand, tout grouillant de nouvelles recrues, la plupart encore en civil avec le petit calot rond sur la tête. Comme c’est dimanche, des femmes, des enfans, tout un peuple de badauds est venu en famille assister à notre départ. Le long de la voie principale, des deux côtés, une haie compacte attend notre passage. Alors devant cette basse curiosité, ceux des nôtres qui sont en tête de la colonne se redressent tout suans sous les bagages et, d’une seule voix, entonnent le Chant du Départ. De proche en proche, la volonté de défi se propage : c’est comme une traînée de poudre ; de toutes les poitrines, rythmant nos pas, le chant français monte, éclatant à la face des Boches. Leurs ricanemens d’insolence en son, arrêtés net : ils ne comprennent rien à notre attitude ; c’est quelque chose qui les dépasse. Les sentinelles s’agitent, inquiètes. Nous chantons toujours. Alors un officier se précipite, vocifère. Non, nos chants ne font pas partie du programme. A grands cris, à coups de crosse, les sentinelles chargent dans nos rangs.

A la gare, un nouveau service de garde prend livraison de nous, et nous sommes empilés dans des wagons à bestiaux.

Quarante-huit heures de voyage. Nous voici à S... dans le H... C’est, au milieu des sables, un camp immense, entouré d’une forêt de sapins : avec ses innombrables poteaux électriques et ses hautes cheminées, on dirait une usine géante. Sur un effectif d’environ 25 000 prisonniers, c’est à peine si 4 000 à 5 000 sont présens. Car c’est ici un vaste réservoir, qui alimente de travailleurs forcés tous les marais de la région. Depuis des mois, ce régime fonctionne. On puise sans fin parmi les Français, et quand, au bout d’un certain temps, les malheureux, épuisés par le travail malsain, tout le jour dans l’eau croupissante, reviennent affaiblis, impotens, les jambes enflées, déformés par les rhumatismes ou abattus par la pneumonie, de nouvelles fournées les remplacent, jusqu’à nouvel épuisement.

Ils nous décrivent la terrible vie qu’on mène ici : des souffrances inouïes, une discipline de bagne, une nourriture misérable ; l’hiver, aucune défense contre le froid, et maintenant, avec les chaleurs, ce sont les rondes infernales de moustiques qui, dans la puanteur des vases, les harcèlent.

17 juin. — Nous avons laissé le chemin de fer à la lisière des marécages. Puis vingt-deux kilomètres dans les sables, courbés sous le poids de nos bagages. La colonne s’est allongée, distendue, égrenant de nombreux traînards. Malheur à qui fait mine de s’arrêter ! Une arrière-garde de sentinelles se démène, aboyant, frappant sans cesse. Celui qui tombe, ou qui, exténué, tente de se reposer, est aussitôt relevé à grands coups de crosse. Une fois, de la colonne excédée a jailli une même protestation, et d’un même mouvement nous nous sommes affalés à terre. Alors le sous-officier allemand qui conduit le détachement court dans nos rangs, hurlant en français : « Vous, mourir ici. Allemands mangés dans Africa. » Les sentinelles répètent : « Africa ! Africa ! » Les baïonnettes dans les reins, nous repartons. Depuis plus d’une heure, nous apercevons les toits de nos baraquemens : on dirait qu’à mesure ils reculent devant nous.

Trois des nôtres, à bout, sont tombés sans connaissance, la tète la première, dans le marais qui borde le chemin. On les traîne comme on peut : ce sont des loques humaines.

Nous voici au camp de « représailles, » îlot de sable émergeant des marais. Tout alentour, à perte de vue, l’eau, la vase, un sol élastique, spongieux, où poussent seulement quelques bruyères. A une trentaine de kilomètres, c’est la mer. Parfois nous arrivent du large de grands coups de vent. A l’horizon, deux hangars doubles de zeppelins. Le camp a été construit récemment ; des Russes qui y ont travaillé sont encore là, empilés comme du bétail derrière des fils de fer. Pauvres êtres faméliques, leurs yeux brillent de fièvre : ils vont, furetant partout, se jetant comme des loups sur les têtes de harengs, les fonds de gamelle, tous les détritus de nourriture : ils nous font comprendre que depuis longtemps la faim les martyrise.

Nous nous sommes tous mis au travail, sous-officiers et soldats. Onze heures de présence sur le terrain. Des corvées creusent des tranchées d’assèchement où, dès quelques centimètres, l’eau arrive ; alors, on enfonce dans la vase jusqu’aux genoux. D’autres groupes tracent des chemins, défrichent le sol et, avec une houe, déracinent les bruyères. Tant de mètres doivent être faits, par équipes et par heures. On est maintenu au travail, jusqu’à achèvement de la tâche fixée ; les coups de crosse pleuvent en conséquence : c’est l’argument décisif et constant. D’autres encore remuent la vase noirâtre et l’étaient : c’est une puanteur étouffante. Et les moustiques dansent autour de nous et nous piquent sans trêve. Vers le soir, quand le soleil se couche, ils sont pris d’une sorte de furie. Chacun alors s’entortille la tête de linges, de papier...

Deux surveillans, un civil et un militaire, rivalisent de zèle. Armés de jumelles, ils arpentent le terrain, épiant les équipes de travailleurs, les sentinelles, et s’épiant aussi mutuellement, aux quatre coins du vaste marais. Ce régime de mouchardage réciproque aggrave encore notre situation. Les sentinelles, par crainte, nous harcèlent sans arrêt, et toute nonchalance est aussitôt punie. Les heures sont atrocement lentes. Une sensation de déchéance, comme une animalisation aux mains de ces brutes hurlantes, nous envahit peu à peu, nous écrase comme une chape de plomb. Nous essayons de nous engourdir, d’aller toujours, du même geste machinal, la pensée annihilée. Mais bientôt la faim, la fatigue nous rendent conscience de notre état. Malgré soi, à chaque minute, on vérifie l’heure, chaque fois amèrement déçu par la cruelle lenteur du temps.

Un régime de famine : le plus souvent de l’agouma, bouillie de farine très claire, dont il faut se distendre l’estomac ; une heure après, la faim est là de nouveau. Particulièrement répugnante la soupe de marrons et de vieilles poires cuites à l’eau, où surnage une croûte d’asticots. Chaque semaine, on attend avec impatience les trois seuls repas mangeables : le hareng, la soupe aux peaux et aux œufs de morue, et les pommes de terre. Mais alors la quantité diminue et les portions sont absolument insuffisantes.

Dans les baraques où nous rentrons le soir, nous sommes entassés à raison de deux cents hommes. Une seule paroi de planches disjointes, qui laisse passer la bise nocturne. Les systèmes de bas-flancs sont à trois étages, — en bas, à même le plancher, puis 1er et 2e étages, où il faut grimper comme un singe le long de poutrelles branlantes. Les places sont si exiguës qu’on se trouve flanc à flanc, et le plafond est si bas qu’on ne peut même s’asseoir. Peu de fenêtres, aucun système d’éclairage, une obscurité complète. Le sable, la vase séchée filtrent de toutes parts ; on vit dans une poussière rousse et malsaine qui vous déchire la poitrine : nous toussons sans répit.

14 juillet 1915. — Aujourd’hui, 14 juillet, nous avions demandé à ne pas travailler. Notre demande a été purement et simplement écartée. Ce matin, pour partir au travail, chacun avait arboré une petite cocarde aux trois couleurs. Accès de fureur chez toutes nos sentinelles qui ont voulu arracher ces insignes, remplacés aussitôt que disparus. Lutte, cris et coups. Le soir, nous sommes revenus avec des brassées de bruyères et de feuillages dont nous avons enguirlandé nos bas-flancs. Puis, après le jus, dans l’obscurité, on a dit des monologues, chanté des chants patriotiques. Les sentinelles, plusieurs fois, ont fait irruption en force ; chacun s’est aplati sur sa paillasse. Mais, vers onze heures, de toutes les baraques, nos douze cents voix ont entonné une splendide Marseillaise. La France était avec nous, ce soir-là, et nous étions avec elle... Toutes nos âmes, tous nos cœurs, exilés et mortifiés, se fondaient, s’unissaient en songeant à nos familles, à nos villages. Un même amour de la patrie nous embrasait, une même haine de la race maudite nous étreignait ; des voix ont chuchoté longtemps dans la nuit... Ainsi s’est passé ce 14 juillet en terre allemande !

Beaucoup de vipères. Des hérons en bandes ; nous en avons adopté un, blessé, qui reste maintenant près de notre baraque.

Le temps devient très mauvais : vent aigre, pluie. Une buée lourde, humide. Les moustiques tourbillonnent par myriades. On craint une épidémie de diphtérie. Plusieurs cas suspects ont été constatés. Mais ni le temps ni la maladie ne mettent d’interruption dans le travail...

Il nous est arrivé un vieux chien de quartier prussien, mi-adjudant, mi-lieutenant, à voix tonitruante. Il exige, aux rassemblemens, les commandemens en allemand. Par tous les moyens, nous protestons et renâclons. Mais il sait se dissimuler derrière les baraques, il épie les groupes, et tout à coup bondit derrière nous, hurlant, son grand sabre dans les jambes, saisit l’un de nous au collet et le bourre de coups de poing ; les sentinelles s’en mêlent, et, chaque soir, une dizaine d’entre nous couchent en prison.

La proximité de la mer et surtout de la frontière hollandaise, hante les esprits. Des plans d’évasion s’élaborent en secret. C’est merveille de voir quelles mystérieuses ressources nous transportons dans nos bagages, en dépit de toutes les surveillances et de toutes les fouilles. On a su se procurer cartes, boussoles, lampes ; des réserves de vivres ont été constituées, que la faim a toujours respectées. Deux méthodes : évasion par chemin de fer, évasion à pied. Ceux qui parlent allemand utilisent la première. Ils s’habillent en civils : on voit alors surgir comme par enchantement des complets, des costumes de touristes qu’on a pu sauver des larges badigeonnages de peinture à l’huile, que les Allemands appliquent sur tous les vêtemens non militaires que nous recevons de France. De petites sommes d’argent en monnaie allemande ont été réservées, malgré les investigations, malgré l’échange obligatoire, à notre arrivée, de cette monnaie contre du papier en forme de timbres-poste, qui n’a cours que dans le camp.

Celui qui tente la chance à pied part en paysan ou en ouvrier, avec des provisions de bouche. Il ne devra marcher que la nuit : la grande difficulté, pour atteindre la Hollande, est la traversée de la W... qui est fort large. Les départs s’effectuent des lieux de travail. Par groupes de deux, chaque semaine, six ou huit camarades s’évadent ! Hélas ! il en est qui se sont fait prendre à la frontière danoise, d’autres près de la Hollande ; on dit que l’un d’eux s’est noyé, d’autres se sont embourbés, perdus dans les marécages... Aucun n’a réussi !

Nos paquets nous arrivent enfin. Les chaleurs, la pluie, les ont avariés ; le pain est complètement moisi, le chocolat, les viandes aussi. Seules les conserves bien fermées sont utilisables. Quel crève-cœur de jeter tant de choses, quand la faim vous tenaille !

Les événemens de Russie nous angoissent. Tous les soirs, en rentrant du travail, sur un grand tableau noir, dans le camp allemand, nous lisons la chute de quelque place forte polonaise, le nombre des prisonniers, le butin. On veut rester incrédule, soupçonnant le mensonge, et pourtant !... Hier, le bulletin annonçait la prise de quarante canons. En passant, nous ajoutons à la craie deux zéros : en voilà 4 000... Après la soupe, de l’autre côté du grillage, des groupes de sentinelles devant le tableau commentent la merveilleuse nouvelle. Mais le soir, pour nous, contre-appel général. L’officier arrive, furieux. Il réclame le coupable de ce crime de lèse-respect. Ordre de le livrer. Silence. L’Allemand ne comprend pas. Pourquoi ne pas dénoncer la brebis galeuse ? C’est si simple !... Nous faisons répondre que les Français, entre eux, ne se vendent jamais. Incrédulité... Dix par compagnie, pris au hasard, seront punis très sévèrement. Pas de résultat. Nos Boches sont dans la stupéfaction, car la délation, entre eux, est chose admise et parfaitement louable...

Chute de Varsovie. Les Allemands exultent. Les Russes anéantis, dans deux mois ils écraseront la France et l’Angleterre et feront la paix à l’automne. Succès garanti, infaillible. La joie les rend communicatifs ; ils se déclarent tous social-démocrates, font risette aux « camarades français, » car pour eux, tous les Français sont « socialistes, » sauf quelques détestables « capitalistes. » Pour accentuer leurs protestations de bons sentimens, ils sifflotent l’air de notre Marseillaise, qu’ils ont adapté à un chant révolutionnaire. Après la guerre, Allemands et Français seront» camarades. » On fera une grande alliance... Ces lourdes grâces de brutes, cette hypocrite et cynique bonhomie nous lèvent le cœur.

La nuit, il arrive fréquemment que nous soyons éveillés par de violens bombardemens. Quelquefois, de lourds panaches de fumée se traînent à l’horizon du côté de la mer... Une bataille navale ? Qui sait ? Sur ce pays plat, les ciels, maintenant, sont tragiques. Souvent, à l’horizon se dresse tout droit un gigantesque rideau de nuages, qui nous enserre, comme une muraille derrière nos fils de fer ; ou bien une buée s’aplatit sur nous, à perte de vue, nous écrase, nous oppresse. Elle aussi, la nature fait de nous des prisonniers. La mélancolie de l’automne nous étreint, une âpre tristesse nous pénètre. Passerons-nous l’hiver ici ? Il fait très froid maintenant ; le travail est devenu de plus en plus douloureux ; on tousse ; l’infirmerie est pleine de bronchiteux, de pleurétiques, qu’on n’évacue pas et qui traînent leur fièvre...

Le ministre de l’agriculture allemand est venu visiter les travaux en grande pompe : nombreux états-majors civils et militaires. Il n’est pas content de nous, parait-il. En visitant une baraque, il constate que coucher par terre, c’est bien bon pour des Français. Il recommande une discipline plus stricte. Alors, les sentinelles vont s’en donner !

Cette nuit, un des hommes de garde à l’extérieur de l’enceinte du camp, apercevant une lueur à la fenêtre d’une baraque, a tiré, — pour éteindre la lumière, a-t-il dit. La balle a pénétré dans la baraque et atteint un dormeur, lui broyant le genou et le coude droits. Le blessé n’a été pansé que le lendemain.

6 septembre. — Grande nouvelle ! Nous partons tous demain pour nos camps d’origine, la France, au dire des Allemands, ayant accordé satisfaction.


RETOUR AU CAMP D’O...

10 septembre. — Nous sommes revenus à O... Nous arrivons chauves, glabres, comme des bagnards, nos vêtemens dégouttant encore de vase, harassés et amaigris. Les camarades que nous rejoignons nous considèrent avec pitié. Eux nous semblent bien vêtus, pareils à des civilisés... Nous réintégrons nos compagnies, nos perchoirs. Réinstallation. C’est une détente. Nous retrouvons des visages familiers, un cadre connu, où nous avons déjà vécu : nous sommes « de retour ! »

Octobre et novembre — La vie du camp a repris son cours. elle continue morne et plate. C’est toujours le même roulement de corvées qui vont aux carrières, poussent des wagonnets, cassent des cailloux.

Ce matin, nous avons trouvé, partout placardée, une image de Jeanne d’Arc sur son bûcher. Les Allemands en ont mis dans nos chambrées, dans les couloirs, dans leurs bureaux de compagnies... Encadrant l’image, un long poème filandreux en mauvais français exalte la douceur, la naïveté de Jeanne, stigmatise la perfidie et la cruauté des Anglais, et s’achève sur la compassion que provoque la pauvre France qui, aveuglément, a repoussé l’alliance avec l’Allemagne, pour mieux se livrer, elle et son territoire, à ses ennemis héréditaires ! Conclusion : l’annonce de la perte, pour nous, de Calais, ville anglaise à laquelle nous devons renoncer à jamais... Les Allemands déploient une grande activité dans cette propagande de perfidie. Des albums, des livraisons hebdomadaires de photographies soigneusement choisies, sont édités depuis le début de la guerre, commentés en onze langues. Notre camp en est abondamment pourvu. Après les protestations universelles soulevées par leurs sanguinaires sacrilèges de Reims, d’Arras, de Louvain, de tant de villes assassinées, les Boches tentent de se laver de l’accusation de « barbarie » à l’aide de photos prises antérieurement ou truquées, d’explications équivoques, de sophismes nébuleux, ou encore en découpant dans nos communiqués telles petites phrases : « Action de notre artillerie contre la position de X..., » ou « Nos 75 ont bombardé Z... » Ils forgent ainsi des preuves mensongères et les donnent comme légende à des photos de villes et de villages, sauvagement anéantis dans leur avance de 1914 ou broyés par les batailles qui ont suivi. Mais leur plus répugnante manœuvre de faussaires est la création de la Gazette des Ardennes, éditée à Charleville, à l’usage des populations des pays envahis.

Or, nous avons flairé le piège : ils ne nous y prendront pas. Ce n’est pas leur infâme Gazette qui nous donnera le cafard. Notre moral tiendra bon. En Belgique, il paraît un journal similaire : Le Petit Bruxellois, et un autre, en Pologne occupée, publié en polonais et en russe. Le camp est littéralement submergé de ces odieuses feuilles.

Janvier 1916. — L’effectif encore présent au camp est à peu près de un sur trois. Les deux tiers sont donc aux bagnes ! ... Le travail aux cultures est considéré comme un privilège relatif. Mais les mines de sel ou de charbon, les usines et les grands chantiers de travaux publics sont des enfers ; aussi les malheureux qui y sont condamnés tentent-ils, par tous les moyens, d’échapper à leur horrible sort : maladies simulées, plaies maquillées, refus de travail, — ou évasion. Le nombre des réfractaires augmente dans de telles proportions, que, les prisons ne suffisant plus, on crée pour eux une « compagnie de discipline » bientôt au complet. C’est là qu’on puise maintenant pour fournir de travailleurs les plus redoutables des kommandos, — ceux des mines. Enfermés dans les bâtimens qui entourent le puits, les condamnés aux mines n’en sortent jamais. Sous une surveillance continuelle, ils travaillent par équipes en compagnie de civils. Ces derniers sont impitoyables, touchant une prime sur le rendement de leurs prisonniers. Tous sont armés de courtes matraques de caoutchouc durci. Pour toute résistance ou défaillance signalée, le malheureux est séparé de ses compagnons, coincé dans une galerie par trois ou quatre Boches et à moitié assommé. Les cas de rébellions collectives, nombreux au début, ont été durement réprimés, à coups de revolver tirés dans le tas. Il arrive bien qu’une de ces brutes soit surprise un beau jour et reçoive un mauvais coup, mais c’est rare et cela coûte cher. Il y a équipe de jour et de nuit, avec dix heures de présence au fond. Le travail consiste à faire sauter les quartiers de minerai à la dynamite. Les accidens sont fréquens, car les Allemands ne prennent aucune précaution. Qu’importe ! les manquans sont vite remplacés. Puis il faut charger à bras les berlines, en nombre déterminé et toujours croissant : labeur excédant pour des hommes affaiblis par le manque de nourriture. Dans les mines de sel, à 1 200, 1 800 mètres, la chaleur est effrayante ; les hommes sont nus, sous les ventilateurs glacés ; ils sont inondés d’eau, enduits de croûtes de sel et de salpêtre qui leur rongent la peau. Couverts de plaies, ils n’ont plus que la force, en remontant, de se laver, manger et tomber sur leur paillasse comme de pauvres bêtes, assommées par un sommeil écrasant... que la sirène interrompra brutalement pour les rejeter dans le trou infernal.

On nous annonce que demain soir, dans la tente qui tient lieu de chapelle, nous pourrons nous réunir pour entendre une conférence qu’un neutre, paraît-il, fera à notre intention. Il va ainsi de camp en camp dans une pensée philanthropique. Nous nous y rendons, pour voir. Au premier rang, trônent les autorités allemandes. Disséminés dans la salle, à l’affût dans les coins, des employés de la censure postale. Ceux-là ne perdront rien de ce qui se dira autour d’eux. Voici l’orateur ; dès ses premiers mots, nous sommes fixés ; son français tudesque nous écorche les oreilles. Il se lance dans une étude comparative du tempérament dès différens peuples engagés dans la grande guerre. Les races slaves et latines sont assez malmenées ; les Anglo-saxons sérieusement dépréciés ; par un habile contraste, les Français, légèrement critiqués, se voient décerner des louanges et, surtout, il leur est prédit les plus brillantes destinées, s’ils savent plier leur esprit, naturellement léger et insoumis, à une discipline rigoureuse et raisonnée. D’où vient en effet la puissance invincible des Empires centraux, et particulièrement de la grande Allemagne, de ces Germains, race prédestinée et élue entre toutes, si ce n’est de la force volontaire et inflexible ? Nous y voilà ! Ce soi-disant neutre, ce pur Boche, n’y va pas par quatre chemins : la malice est subtile !... Soudain, une bordée de sifflets stridens lui coupe la parole. Les officiers, debout, hurlent des ordres. Les quelques Allemands qui tentent de barrer la porte, sont débordés ; les nôtres sont déjà dehors, et ce sont des huées sans fin. Des sentinelles font irruption, baïonnette au canon ou sabre au clair ; mais alors, nous nous envolons par les fenêtres... Une dizaine des nôtres seulement sont encerclés... et doivent subir la conférence jusqu’au bout. Cependant, T’orateur ne s’est pas ému, pour si peu, — il doit être habitué à ce genre d’ovations, — et il continue de réciter son discours à la gloire de la plus grande Allemagne. Que lui importe ! Il est payé, il fait sa besogne...

Punition générale à tout le camp, pour avoir fait preuve de mauvais esprit.

Février. — Beaucoup de malades. La plupart reviennent des kommandos, et c’est pour mourir. Il y a force accidens du travail, bras et jambes cassés ou broyés, — même aux corvées du camp, aux wagonnets où des blessés, un membre estropié, sont employés. Aux malheureux, ainsi estropiés, l’officier enquêteur démontre qu’ils sont victimes de leur seule imprudence, et il leur refuse le certificat d’accident...

Trois cents prisonniers civils viennent d’arriver : ce sont des Français des régions du Nord. Ils crèvent de faim. Isolés dans de doubles enceintes de fil de fer, nous avons toutes les peines du monde à les ravitailler. L’autorité voudrait trouver parmi eux des volontaires pour les divers travaux. Ils refusent : on les trimballe de camps en camps, espérant que la faim et les vexations les feront réfléchir. Trois vieillards, maigres comme des squelettes, viennent de mourir. Il en est ainsi à chaque déplacement. Il y a des gamins de dix, douze ans, grelottans de froid, pitoyables dans de vieux vêtemens, autrefois jaquettes ou vestons...

Une inquiétude nous prend. Les journaux allemands, depuis quelques jours, sont tout ronflans et joyeux d’une formidable attaque dirigée sur Verdun. Ils n’ont aucun doute sur l’issue de leur offensive : la chute de la place leur livrant la route de Paris, ce sera la victoire, la paix dans deux mois. De longs articles démontrent que Verdun est l’enjeu suprême et décisif. La bataille décidera du sort de la guerre, du sort des peuples.

Samedi 26 février. — Quelle triste semaine nous passons, le cœur serré ! Nous vivons tous dans la même angoisse, le drame épique où la France peut sombrer. Douaumont est tombé. Vaux serait pris aussi...

Mars. — Patatras ! Sans crier gare, les listes noires ont fonctionné : 300 des nôtres désignés sur l’heure partent demain soir pour destination inconnue. « Représailles. » Encore !... Le bruit court qu’il s’agit d’une mesure disciplinaire. Ceux qui sont frappés auraient écrit ou reçu des lettres dont le texte photographié et envoyé à Berlin aurait été mal vu : d’où ordre de sévir. Ils portent cousue au bras une grande étiquette à lettres noires F. R. K. On cherche vainement à interpréter ces mystérieuses initiales. Ils seraient dirigés sur M..., grand centre de mines de charbon qui manque d’ouvriers. Les pauvres diables partent à la tombée de la nuit après distribution d’un complet neuf de prisonnier : pantalon et veste noirs, à larges bandes de toile jaune, petit calot rond et une paire de sabots. Quelle misère !

Une commission de médecins est arrivée. Tous, nous passons cette visite médicale, qui ressemble absolument à un conseil de révision ultra-rapide. Chacun de nous est classé sous un numéro : 1 ou 3. Que signifie cela ? Les Allemands restent muets.

Travail. Travail. Kommandos ! C’est une obsession. Les départs ont repris, sans arrêt, et en corrélation, semble-t-il, avec les numéros que les médecins allemands nous ont attribués. C’est donc l’organisation générale et méthodique du travail de tous les prisonniers. Les numéros 1 partent pour les mines, les numéros 3 aux cultures et autres besognes.

Tous les jours, ceux qui sont désignés pour la culture sont rassemblés sur la route, hors du camp, avec tous leurs bagages, puis les employeurs arrivent : généralement de vieux paysans avec leurs filles, ou des fermières dont l’homme est aux armées, et qui viennent chercher des bras.

Les groupes pour mines ou usines s’en vont, encadrés de sentinelles : c’est le « Marché aux esclaves. »

Avril. — Les listes, les fameuses listes, fonctionnent à nouveau. Sous-officiers et professions libérales sont versés à la compagnie de discipline. Tous les matins, rassemblemens interminables. Arrivée de l’officier accompagné de ses scribes, porteurs des listes de proscriptions ! On appelle des noms par série, on forme des groupes, no 1, n* 2, no 2 bis, etc. Chacun a pris son parti de la situation : « représaillé » pour « représaillé, » il n’est que de faire bonne contenance.

Ce matin, au réveil, la baraque était cernée par les sentinelles. Cette fois, les « représailles » sont désignés définitivement. La plupart d’entre nous étaient aux marais l’an dernier : on se retrouve entre camarades. Nous sommes 500. Discours d’usage souligné de nos murmures : « Le gouvernement allemand ne peut pas souffrir plus longtemps les traitemens indignes infligés à ses nationaux prisonniers, particulièrement aux « intellectuels » qui sont envoyés au Maroc, travaillent comme des forçats et souffrent les pires tortures. A la barbarie les Allemands regrettent d’être obligés de répondre par la barbarie, bien qu’ils aient tout fait jusqu’ici pour l’éviter. Mais le gouvernement français, gouvernement républicain, proclame l’égalité de tous les simples soldats devant le travail, et refuse de favoriser le sort des « intellectuels. » Prenez-vous-en donc de ce qui vous arrive à vos « principes » démocratiques. Les traitemens que vous allez subir vous donneront à réfléchir. Le travail sera tel que le soir vous serez épuisés. Mais vous pourrez écrire cela en toute liberté, et dès maintenant, à vos familles, à vos députés surtout... Les « représailles » cesseront si nous obtenons ce que nous voulons. Nous ne savons pas où vous allez ; mais abandonnez tous vos bagages inutiles. Vous devez être peu chargés : on ne tolère que 15 kilogrammes. »

Nous avons, nous aussi, notre grande étiquette blanche, F. R. K., à coudre sur la veste et le manteau, comme nos camarades déjà partis en mars, dont on est toujours sans nouvelles. Nous allons peut-être les rejoindre. Où cela ? probablement en Russie. Les Allemands distribuent des vêtemens : chacun doit posséder une paire de souliers et de bottes en bon état, manteau, pantalon et veste, pas de couvertures. Ça sent le grand voyage.


DANS UNE FORÊT DE RUSSIE

18 avril. — Nous sommes rassemblés depuis la soupe du matin, sac au dos. Ils n’en finissent pas de nous compter, de nous aligner, de nous recompter.

Nous croisons plusieurs officiers, qui se plaisent à nous dire : « Ce n’est pas drôle où vous allez. » Narquois, un autre ajoute : « Bon courage ! » A quoi nous ripostons en chœur : « Vous aussi ! » Quelques-uns nous saluent, pour un peu marqueraient des regrets, par un « C’est la guerre !... » souligné d’un sourire hypocrite.

Dans les rues de la petite ville il commence à pleuvoir. A la gare tout l’état-major du camp est présent : les faces compassées ont de furtifs éclairs de joie à reconnaître tels ou tels d’entre nous, Des haines instinctives d’homme à homme se trouvent ainsi assouvies. Tranquillement, résignés à tout, nous nous entassons dans nos wagons à bestiaux. On part. Il est cinq heures du soir. Nous ne reviendrons jamais plus ici...

Depuis vingt-quatre heures, nous roulons, cadenassés. Sommes passés à Leipzig. Ignorance absolue de notre destination.

Seconde nuit. Au petit jour, nous entrons en Prusse : Posen.

Au matin du troisième jour, arrivée à la gare frontière russe. Tout est bouleversé, anéanti : des ruines calcinées, noircies par les flammes. Mais les Allemands ont reconstruit, en bois, et des équipes de prisonniers russes travaillent encore aux voies.

Le pays à travers lequel nous roulons est affreusement ravagé. Çà et là apparaissent des fantômes de villages, quelques maisons russes en troncs de sapins assemblés. Les Allemands ont exécuté des travaux énormes sur la ligne de chemin de fer. Les ponts sautés sont construits en fer, en bois, élargis, les voies décomblées, des lignes nouvelles créées. Et il leur a fallu adapter la voie russe existant à l’écartement de la voie allemande.

Maintenant, assez souvent, perpendiculairement à la voie, des morceaux de tranchées s’amorcent, le réseau de fils de fer subsiste encore ; parfois aussi on se rend compte qu’il a été retourné par les Allemands et terriblement renforcé. L’aspect du terrain dénote les phases de la retraite russe, résistant et attaquant tour à tour, ne cédant la voie ferrée que peu à peu. La cavalerie, surtout, a dû combattre par ici. Le sol est jalonné de tombes.

La région devient très accidentée ; des tranchées, des tombes, de grands trous d’obus, pleins d’eau. La ligne traverse successivement plusieurs cirques de falaises, qui tombent k pic du côté de la Prusse ; des rafales d’obus les ont écorchées, ont produit de nombreux éclatemens. Sur le versant russe les pentes gazonnées sont ravinées de tranchées et d’abris souterrains. Nous roulons, nous roulons. Un large fleuve. Puis nous avons devant nous une ville qui nous donne l’impression d’être immense : de belles maisons de pierre, des monumens, des palais dorés,. des coupoles byzantines, des églises russes brillant dans le soleil : c’est Kowno. Le fleuve est le Niémen où circulent de petits bateaux. Des corvées allemandes s’affairent sur les quais. Nous songeons aux mauvais bruits qui ont couru au camp : Kowno, la grande citadelle rendue en trois jours !

La quatrième nuit arrive. Nous avons laissé la grande ligne. Maintenant, sur voie unique, depuis des heures, nous roulons dans le steppe. De grandes plaques de neige traînent encore au creux des bas-fonds. Des deux côtés, à perte de vue, la plaine marécageuse couverte de broussailles : de temps en temps, surgissent des îlots avec des boqueteaux de tristes arbres. Quelques fermes s’isolent, perdues : murs de bois, toits de bois ; tout, le ciel, la terre est de couleur grisâtre, d’aspect lamentable. La forêt, parfois, pendant des heures, nous enserre, grands sapins noirs, aux branches pendantes couvertes de lichens qui baignent dans une eau verdâtre. Et régulièrement, à gauche, une petite maison russe de garde-voie, toujours pareille, dresse ses murs de bois incendiés.

Notre fatigue est extrême, depuis quatre nuits et trois jours que nous roulons sans arrêt, tellement serrés que nous ne pouvons nous coucher. Debout, assis, impossible de délasser nos membres engourdis. Avec le jour, le pays a changé. Nous avons déjà passé plusieurs agglomérations militaires créées de toutes pièces, au bord du chemin de fer. Quais immenses, vastes baraquemens, multitudes de soldats. Des amoncellemens de matériel, puis des parcs à munitions, enfouis sous terre, dont les portes d’accès, cachées par un tumulus, sont dissimulées sous des branchages. Partout une activité fébrile : on décharge, on entasse, on construit ; des convois de fourgons disparaissent au loin dans la poussière. Des scieries qui ronflent, au bord de la forêt, débitent les hauts sapins fauchés par milliers. De longues théories de prisonniers russes, déguenillés, sont là qui travaillent. Ils nous saluent de la main. Voilà donc quelle sera notre vie !

Il y a exactement quatre-vingt-seize heures que nous roulons. Des maisons, une grande gare militaire. De la troupe, des entrepôts, encore des entassemens de toute sorte. Parcs d’artillerie, de génie…

Nous descendons, dans les hurlemens et les bourrades des sentinelles qui, à coups de crosse, sous l’œil des officiers, vident les wagons, aux gros rires des brutes qui assistent à notre arrivée. Ça commence bien.

De nouvelles sentinelles, en casque recouvert du manchon gris, tenue de campagne, zone des armées, nous encadrent de près. Sur un cheval blanc du pays, courtaud et gonflé, un grand diable de Feldwebel leutnant laisse pendre ses jambes. C’est le presque officier qui, désormais, nous commandera. Raide en selle, il n’ose pas remuer sur son cheval, et le garde toujours au pas. Mais parfois de grands frissons semblent lui zébrer le dos, lui secouent les épaules. La face jaune et blafarde est parfaitement plate et carrée ; on n’y voit, rasée à la largeur du nez, qu’une moustache noire, coupée court, et, sous des arcades sans sourcils, deux gros yeux ronds, énormes, qui roulent désordonnés, en tous sens, puis tout à coup se fixent et regardent dans le vide. Mais il a vu ce qu’il voulait voir ; il s’agite et hurle des ordres d’une voix saccadée qui s’étrangle dans la gorge : les sentinelles s’effarent, les coups de crosse peuvent. Une brute à l’air de fou. Désormais, pour nous, il sera : l’Hystérique.

Marche interminable, pour traverser la ville de R..., entièrement construite des deux côtés de la route boueuse. Nous pataugeons dans de véritables cloaques, et, à la nuit tombante, nous arrivons devant un baraquement en planches. C’est là que nous allons être parqués. Nous devons laisser nos sacs et bagages dehors, puis la porte s’ouvre et, comme un troupeau, nous sommes poussés à l’intérieur. Pas de fenêtres, pas de lumières. On se sent enfoncer dans le fumier, c’est une infection. Défense absolue de sortir ; les sentinelles ont ordre de tirer. Nous sommes cinq cents entassés les uns sur les autres, essayant de nous accroupir sur les talons, tellement brisés de fatigue que nous n’avons plus qu’une pensée : dormir.

23 avril 1916. — Pâques. — Au petit jour, des aboiemens frénétiques nous tirent de notre torpeur : ils partent d’un caporal boche, que nous apercevons dans l’encadrement de la porte. Petit et maigrelet, la figure travaillée de tics nerveux, les yeux luisans, la barbiche noire en pointe, on dirait un diablotin exaspéré. Derrière lui, un lourd colosse, les mains aux genoux, se dandine comme un chimpanzé, la face barrée d’un long nez rouge, derrière lequel s’embusquent deux petits yeux bridés. Lui aussi est caporal ; lui aussi aboie contre nous ; les sentinelles font le cercle : ce réveil n’est pas engageant. Ordre de sortir en vitesse. Le maudit diablotin se met en devoir de distribuer à droite et à gauche des coups de bottes dans les jambes de ceux qui se trouvent près de la porte. Des cris s’élèvent parmi nous. Les Boches ont dégainé, les sentinelles mettent baïonnette au canon : il est sage de faire vite. On nous compte ; on nous forme en corvées de nettoyage, corvées de bois, etc.

Nous partons pour la forêt.

De la neige fondue, des nappes d’eau partout. Des sapins de quatre à cinq mètres ont été abattus. Nous voulons les emporter par corvées de deux. Algarade. Chacun doit se charger d’un tronc d’arbre. C’est terriblement lourd à l’épaule... L’Hystérique arrive., Rassemblement. Nous lui présentons une réclamation, au sujet des coups de ce matin. La voix étranglée de colère, il dicte les ordres à l’interprète : « Qu’est-ce que c’est ? Nous osons réclamer ! Pensons-nous être les maîtres ici ? Que nous sachions bien, une fois pour toutes, que nous sommes dans la zone des armées, régis par la loi martiale allemande. Aucune réclamation n’est acceptée. D’ailleurs, tout ce que fait un soldat, un gradé allemand, est bien fait, sans réclamation possible. Des ordres spéciaux nous concernent, de la dernière sévérité, et lui, officier commandant, se charge de les appliquer à la lettre. Nous devons obéir de la façon la plus absolue à tous les ordres de tous les Allemands sans murmurer. Il y aura, par cinq prisonniers, une sentinelle pour la surveillance : toute tentative d’insubordination sera réprimée par tous les moyens, et sans pitié. La discipline, il s’en charge, il connaît ça : nous ne serons pas les premiers Français qu’il matera ! Pour le travail, nous sommes à la disposition du génie, qui usera de nous à son gré. Le départ pour le travail se fera chaque matin à cinq heures, après le jus. À midi, une heure de repos, et la soupe sur place. Le soir, on quittera le chantier à six heures. Interdiction de fumer, de rire, de chanter, de jouer aux cartes, de lire, sous peine de punition sévère. Aucun rapport avec la population ne sera toléré. Défense de nous raser et de nous laver : il est bon que nous ayons des poux ! »

Ces paroles atroces font monter en nous un flot de dégoût et de haine. Mais il faut se cuirasser de patience. Pour ces brutes, nous ne sommes plus des hommes, mais des êtres indéterminés, des « représailles » envers qui tout est permis. »

Au loin, une grande église que nous apercevons dans son revêtement de briques roses, nous envoie quelques volées de cloches qui nous arrivent assourdies, comme pour ne pas réveiller trop brusquement tant de souvenirs assoupis en nous. Il y a là-bas des chrétiens, qui prient : nous sommes sur les confins de la Lithuanie et de la Pologne, pays catholique. Que de soupirs et que de larmes ! Nous ne voulons pas nous abandonner à la tristesse, mais tout de même, c’est Pâques aujourd’hui…

Au travail. — Pendant toute la journée, pendant douze heures pleines, nous avons transporté de la forêt à la gare d’énormes troncs de sapins : trois voyages le matin, quatre le soir. Ces arbres mesurent de 12 à 15 mètres de long et pèsent de 600 à 800 kilogs. A huit hommes seulement par arbre, c’est un labeur écrasant ; il faut marcher trois ou quatre kilomètres dans les prés et les marécages. A de certains momens on se sent vraiment effondré sous le poids. A la moindre défaillance, les coups de crosse. A la gare, ces arbres servent à faire des plans inclinés, de grands quais pour le débarquement de l’artillerie. Une équipe de soldats russes est occupée à décharger des obus, qui demain éclateront sur leurs propres tranchées ! Un train complet, chargé de rails à voies étroites pour chemin de fer de campagne, vient d’arriver. On garde la moitié des nôtres cette nuit pour le déchargement.

Le soir, en faisant route pour rentrer au camp, nous décidons de refuser demain le travail. Construire des quais militaires, décharger des rails, c’est travailler pour la guerre. Après-demain, ils nous feront décharger des obus, creuser des tranchées, comme les Russes ; ils n’ont pas le droit : ne nous laissons pas faire !

Donc, ce matin, aussitôt arrivés à la forêt, refus de travail. Stupeur boche et coups de crosse. Immobiles, les dents serrées, nous opposons le même refus catégorique. Toutes décontenancées, les brutes palabrent, et l’une d’elles s’en va là-bas rendre compte. Un jeune médecin allemand, à la figure poupine, et une infirmière qui batifolent sur la route, viennent s’informer de nous, puis, l’un contre l’autre, s’installent pour voir ce qui va se passer...

Cependant apparaît au loin le cheval blanc de l’Hystérique. Le voilà, les yeux ronds, hagards, le corps secoué de spasmes. Littéralement il écume, la bave aux lèvres : « Pourquoi ne travaillez-vous pas ? Sentinelles, pourquoi ne faites-vous pas travailler ces « maudits chiens ? » Abattez-les, comme de « maudits cochons ! » Ordre de tirer. La rébellion punie de mort. » Déjà sonnent sur les échines de grands coups de crosse. Les interprètes tentent d’expliquer nos raisons : « Ah ! Ah ! ils sont comiques ! Raisonner ? Non, non : travailler ! Tout de suite ! Tout le temps jusqu’à crever ! Trois, prenez-en trois, ceux-là, ces « crapules. » Vous ferez un exemple. » Il désigne au hasard trois de nos camarades, qui sont liés à un arbre comme à un pilori. Poussant son cheval au milieu de nous, il nous cingle à grands coups de cravache. Les sentinelles manœuvrent la culasse de leurs fusils. D’autres nous chargent. tenant leur fusil par le canon, comme une massue. Plusieurs des nôtres sont tombés, étourdis... Que faire ? Nous avons la sensation de notre impuissance absolue. Et c’est le plus douloureux. Impossible de lutter, désarmés. Désormais une seule ressource : opposer à la force brutale la force d’inertie...

Quand nous ressortons de la forêt, plies sous les sapins, la rage au cœur, l’Hystérique, le jeune médecin et l’infirmière nous suivent quelque temps du regard et plaisantent à nos dépens ; puis on entend de grands rires de femme chatouillée qui s’éloignent sous bois.

A la gare, la corvée de rails a été, comme nous, contrainte au travail par les coups. Même spectacle d’enfer : cris, insultes, menaces. Nous travaillerons jusqu’à la nuit, sans manger.

Depuis une semaine, nous allons travailler, à une douzaine de kilomètres de notre baraquement, sur une route, véritable fondrière qui chemine dans la plaine sablonneuse et marécageuse. Sans arrêt, d’un bois voisin nous transportons des fascines de branches de sapins, des troncs d’arbres ; puis, dans la boue jusqu’à mi-jambes, nous les entassons dans le cloaque qui les engloutit. Le soir nous sommes fourbus, les jointures enflées et douloureuses.

Nous essayons de nous adapter à la situation. La révolte ouverte, la rébellion collective sont impossibles. Aussi avons-nous pris le parti de ne plus nous étonner de rien. Dès le réveil, le jus avalé, nous savons trouver, au rassemblement, le sang-froid, l’insensibilité, l’espèce d’engourdissement qui, de la journée, ne nous quittera pas, nous préservera, nous isolera de leurs cris, de leurs violences : et nous resterons devant eux des êtres vivans d’apparence passive, mais l’esprit tendu vers un seul but : résister, les lasser, les décourager. Aussi, comme il leur faut veiller à l’exécution du travail ! Les yeux constamment fixés sur eux, nous suspendons tous mouvemens, dès qu’ils tournent la tête ou s’éloignent, pour nous y remettre lentement, dès que leurs regards retombent sur nous.

Le soir, au retour, il fait complètement noir, et nous nous affalons, aussitôt le jus pris. Nous couchons sur les planches, sans couvertures. Tout ce qui pourrait ressembler à une paillasse, à un « sac à viande, » à un oreiller, nous a été enlevé. Jamais plus nous ne nous déshabillons, et nous n’avons que notre capote ou un manteau pour nous couvrir. Il fait encore atrocement froid la nuit. Et lorsqu’il a plu, tout mouillés, nous nous endormons anéantis de fatigue, pour nous réveiller, quelques heures après, mordus par le froid, les pieds gelés, le ventre vide.

Nous commençons à être terriblement crasseux, car il nous est impossible de nous laver : pas d’eau. Quand nous rentrons le soir, on ne permet à une corvée d’aller en chercher à une mare voisine que la valeur d’un tonneau. A peine une centaine d’entre nous peuvent-ils y trouver un litre d’eau boueuse. Puis, en se vidant, la mare a laissé au sec deux charognes de chevaux qui y pourrissent. Il en est de même en plusieurs endroits, autour de notre baraquement. C’est une pestilence dont il faut reprendre l’habitude à chaque retour...

Pendant des kilomètres, depuis la gare, vers S..., nous avons déchargé et mis bout à bout des centaines, des milliers de tronçons de rails du chemin de fer à voie étroite qui longera la route. Des équipes du génie les assemblent. Les Allemands prétendent que ce chemin de fer est destiné au ravitaillement des populations civiles. Mais ce sont des travaux de campagne. Quoi que nous fassions ici, tout est utilisé pour la guerre.

Nous travaillons à présent à extraire du sable pour le ballast de cette voie ferrée. La carrière a été ouverte au milieu de la ville, sur une place bordée de maisons de bois. Ce n’est qu’à deux kilomètres de notre baraquement. Aussi travaillons-nous quatre heures de plus par jour. Chaque matin, une fois comptés, les sentinelles nous encadrent et nous répartissent en groupes. Ceux-ci prendront les brouettes, ceux-là les pelles et les pioches. Le plus grand nombre est aux brouettes ; pour ceux-là le pire supplice : ces atroces instrumens sont tout en fer, fabriqués à l’emporte-pièce, mal assemblés, des bouts de fer dépassant de partout, coupans et d’un maniement dangereux. Tout le jour il faudra avoir au bout des bras cette lourde chose, mal agencée et grinçante.

Et on part... En avant toute la cohorte des brouettes qui raclent et ferraillent sur les pavés. Puis, les hommes-pelles, les hommes-pioches. Et il faut aller par rangs de quatre, bien alignés, en dépit des mares d’eau, des fondrières de boue, dans lesquelles les brouettes s’enlizent et où l’on patauge : car on croise des « officiers. » Alors les sentinelles crient : « Achtung, » se raidissent, et tous nous devons tourner la tête.

Nous nous engloutirons dans la carrière. Les brouetteurs se forment en longues théories ininterrompues, et aussitôt la ronde infernale commence : du trou où l’on décharge à la route où l’on vide, puis retour au point de départ. Et tout le jour il en sera ainsi. Le moindre arrêt, le moindre ralentissement est impossible : la crosse intervient aussitôt.

Peter, Saxon d’origine, caporal, grande brute simiesque, surveille le travail. Une canne de bambou lacée au poing par une lanière, à grandes enjambées, il parcourt sans cesse le chantier, braillant injures sur injures, hurlant, d’une voix rageuse : « Pelletez ! Piochez ! Schweinhunt ! (Chiens de cochons) ! » A-t-il aperçu quelques-uns d’entre nous en train de causer, il fonce dessus, la trique haute. Au fond du trou il se démène comme un enragé. La façon dont nous manions pelles et pioches nous vaut son particulier mépris. Parfois, il nous arrache l’outil des mains et nous donne une leçon, à toute volée : comme un forcené, pendant deux minutes, il travaille ! « Voilà, voilà, comment fait un Allemand ! Et vous, cochons de Français, pensez-vous travailler comme des demoiselles ? » Sa face empestée d’alcool nous pue au nez, le bâton s’agite... Ah ! rester calmes, rester calmes !...

Le chargement d’une brouette est devenu un art. Quelques pelletées étalées à la surface doivent donner l’illusion d’un gros tas ; même ainsi, c’est déjà un supplice que de la rouler des centaines et des centaines de fois au cours d’une journée. Mais Peter a découvert la ruse : du bout de son bâton, fouillant le sable, il a vite rencontré le fond de la brouette, et, après de grands cris, demi-tour à la carrière ; lui-même charge, tant qu’il peut, par-dessus bord. Avec ce poids on ne ferait pas deux voyages, au degré d’affaiblissement où nous sommes. Et ce sont des « Los, los. Allez, allez ! » Si un malheureux laisse verser son chargement, la trique. Aucune conversation n’est tolérée : des cinq cents que nous sommes là, on n’entend que le souffle dans le crissement du sable sur les outils, et le grincement perpétuel des brouettes qui geignent en cadence, sans arrêt, il flotte sur cette scène une atmosphère de lourde détresse que la voix de Peter et de ses sentinelles rend de plus en plus irritante...

Parfois, du lointain, nous arrive une lente et douce mélopée ; puis des voix mâles de basses ponctuent les répliques. Un cortège apparaît : sur la petite voiture russe, un cercueil sous de grands arceaux de feuillage et de fleurs noués de longs rubans qui flottent au vent. Assises contre le cercueil, une ou deux femmes pleurent sous leur fichu noir. Devant, marchent des jeunes filles en fichu blanc, qui chantent ; puis, les hommes, au visage qu’encadrent de longs cheveux. D’autres suivent la voiture… Nous saluons toujours d’un geste de compassion ces pauvres morts qui s’en vont dans la solitude de leurs campagnes dévastées : les Allemands s’étonnent ; mais les affligés comprennent, d’un regard nous remercient.

Nous ne nous habituons pas à la faim. Notre misère physique s’aggrave. À midi, la cuisine roulante, « le goulache canon » nous est chaque fois une déception : depuis plusieurs jours, c’est toujours de la « flotte. » Deux fois par semaine, notre ordinaire reçoit d’infâmes quartiers de cheval, dont la puanteur, toute la nuit, nous poursuivra dans notre sommeil. Le lendemain cependant, après qu’elle a bouilli dans la soupe, avec beaucoup de volonté, nous nous imposons de manger cette chose innommable, de couleurs étranges, mordorée, verdâtre, bleue, avec des rouges inquiétans. On coupe en tout petits morceaux, afin de pouvoir avaler vite, sans mâcher, tant le goût et l’odeur sont écœurans. Mais nous ne voulons rien perdre, qui puisse nous remplir le ventre et calmer un peu notre faim.

Jamais on ne nettoie sa gamelle, afin que, dans le jus du soir, les parois nous restituent les bribes de nourriture et de graisse qui y restent collées. Et nos imaginations se complaisent dans l’évocation de plats fins, de ces savoureuses cuisines de France ! Depuis que nous ne touchons plus d’épluchures de pommes de terre, la ration de 300 grammes de pain a été portée à 400 grammes ; mais il est souvent moisi. Et ce pain, que l’on touche au rassemblement du soir, par minces lamelles, tout en est aussitôt dévoré.

Mai et juin. — Au début de mai, brusquement, il a fait terriblement froid ; pendant trois jours, il a neigé. Nous avons souffert atrocement dans cette carrière où tous les vents se précipitent, tourbillonnans, nous collant la neige sur la face, dans le cou.

Aussi brusquement, le froid a cessé ; aussitôt la grosse chaleur est revenue sans transition. Tout verdit d’un jour à l’autre et, avec une vitesse stupéfiante, les blés sortent de terre et grandissent. Le long des chemins, des lilas fleurissent : ils jettent un parfum violent et se fanent dans les vingt-quatre heures. Cette nature qui se hâte de vivre, de s’épanouir avec une sorte de frénésie, spectacle étrange de volupté et de tristesse !

Toutes les routes de ce pays, après la fonte des neiges et les pluies, sont de véritables rubans de boue profonde. Sur l’une d’elles, fort loin de notre baraquement, nous recommençons à empiler les fascines et à curer les fossés. À certaines heures il passe d’interminables convois de ravitaillement dans les deux sens, roulant presque toujours dans les champs en bordure. Les attelages de deux et quatre chevaux sont minables : les bêtes ont perdu tous leurs poils, d’énormes plaies sanguinolentes zèbrent leur maigre carcasse ; ils sont galeux, suintans, et laissent un sillage de puanteur. Si l’un d’eux tombe, on arrache les traits, et c’est fini. Ainsi en usent-ils avec nous. Jusqu’à épuisement de la bête, ils nous feront travailler. Mais attention : nous ne voulons pas tomber, nous ne voulons pas crever !

Nos camarades du baraquement voisin viennent travailler aussi sur cette route. Comme nous, ils sont cinq cents. Deux ecclésiastiques, — l’un d’eux est un vieillard, la soutane en loques relevée à mi-jambes, — poussent des brouettes. La plupart des autres sont des civils du Nord de la France envahie : à côté de très vieilles gens on y voit de très jeunes hommes de seize à dix-huit ans et de tout nouveaux prisonniers dont plusieurs sont croix de guerre. Nous avons pu en passant échanger quelques mots. Ils ont quitté leurs différens camps d’Allemagne vers février, lors du premier départ des nôtres. Ils ont travaillé longtemps aux environs de Mitau à des chemins de fer. Puis ils sont venus à pied jusqu’ici, soit près de 200 kilomètres, à la fonte des neiges, par étapes de 30 et 40 kilomètres. On leur a confisqué là-bas tous leurs bagages. Ils n’ont absolument rien, que ce qu’ils portent sur le dos : c’est le dernier mot du dénuement. Comme nous, ils ont là-bas refusé de travailler, sans succès ; comme nous, ils crèvent de faim et sont couverts de poux ; comme nous, ils ont en haine leurs bourreaux. ; Nous faisons partie du même Kommando, mais notre numéro de compagnie dans le Kommando est différent. Ils nous apprennent qu’à Schaulen, près Mitau, se trouve le centre du Kommando. On compte cinq compagnies de cinq cents hommes par Kommando : soit 2 500 hommes. Ils sont certains de l’existence de 8 Kommandos semblables, et des sentinelles nous ont dit qu’il en existait 8 répartis sur le front russe. Ainsi nous sommes 20 000 Français, pour qui cet affreux régime a été inventé ! Nous sommes 20 000 hommes employés depuis février, avril ou mai à construire des chemins de fer ! Voilà donc la vérité. La belle saison venant, il leur fallait des bras, des milliers de bras pour établir des kilomètres et des kilomètres de routes et de voies ferrées. Pour cela, nul besoin de spécialistes : tout le monde est bon pour manier une pelle ou une brouette. Et c’est si simple de décréter « Mesures disciplinaires, » « Représailles ! » Et alors, travail ! travail ! S’il en est dont la santé s’effondre, si, dans quelques mois, vidés, claqués comme les chevaux fourbus, ils tombent, qu’importe ! le travail sera fini. Sinon, on comblera les vides par de nouveaux venus, de nouvelles victimes.

Le soir, au rassemblement, l’Hystérique, qui parle quelque peu français, nous jette de sa voix convulsée : « J’ai « entendu » que vous travaillez mal. Les adjudans, les sergens-majors, sortez des rangs. Pourquoi vous ne faites pas travailler « ces « gens ? » — Nous ne sommes pas ici pour faire travailler. — Ah ! Ah ! vraiment ! eh bien ! allez en prison, tout de suite ! » Cependant nous nous plaignons que, souvent, la viande distribuée est pourrie et que la soupe, depuis longtemps, est si claire que nous sommes très affaiblis et que nos forces vont s’épuisant. « Ah ! Ah ! très bien. Nous regrettons beaucoup, mais dites ça à votre amie l’Angleterre. C’est sa faute, c’est la faute au blocus. Et vous, continuez à travailler. » A cette réponse, des murmures partent de nos rangs. Aussitôt, son acolyte, le petit caporal diablotin, surnommé « Méphisto, » glapit et fonce sur nous à coups de bottes. Nous sommes à la merci de ces deux névrosés. Les coups semblent exciter en eux une joie sadique. L’Hystérique, ses gros yeux ronds pâmés, agite faiblement la main, et d’une voix mourante : « Unter officier, cessez, cessez... » Peter s’agite et voudrait bien prendre part à la fête. Le cordon de sentinelles, dans notre dos, nous serre de près. Le petit caporal, la barbiche en danse, revient auprès de l’officier, en claquant les talons, frétillant comme un chien en quête de caresses. Oh ! ces séances, ces rassemblemens, où ils nous tiennent comme des bêtes traquées à leur merci, et où collectivement il faut abdiquer tout sentiment personnel, la mort dans l’âme, pour épargner à l’un ou à l’autre de nous l’irréparable !

La chaleur devient terrible ; notre débilité s’en augmente d’autant. La carrière surchauffée est une fournaise. Plusieurs d’entre nous tombent de faiblesse, restent longtemps sans connaissance. Les infirmiers n’ont que de l’eau, pour les faire revenir à eux : le lendemain, renvoyés au travail.

Encore une scène de brutalité sauvage. Hier, Peter s’est acharné sur l’un de nous et, d’un coup de bambou, particulièrement violent, lui a zébré la figure. Sous la douleur, dominé par la rage, l’autre a riposté, et, d’un crochet au menton, a fait osciller Peter chancelant jusqu’au bord du trou... Stupeur. Des sentinelles se précipitent. Peter se relève. C’est la chasse à l’homme ; notre camarade s’esquive parmi nos groupes. Une sentinelle l’atteint, le perce à la cuisse de sa baïonnette qu’il retire ensuite de la plaie et essuie tranquillement dans le sable. « Gut, » dit Pettr. Un grand cri : « A moi, les amis ! » Nous restons figés, une sueur froide aux tempes. Autour de nous, sur les bords du trou, les sentinelles goguenardes, le fusil en arrêt, ont le doigt sur la détente... Notre camarade perd abondamment le sang de sa cuisse transpercée. Nos infirmiers le transportent au baraquement, sur une brouette a fumier. Le travail recommence. Peter, les sentinelles, hurlent, frappent à tort et à travers. Les brouettes grinçantes gémissent lugubrement dans cette géhenne. La rage, le désespoir nous étreignent.

Le camarade qui a reçu le coup de baïonnette a été pansé, et depuis il git dans le sombre réduit de son bas-flanc. Une instruction est ouverte contre lui, il passera en conseil de guerre, et ce soir, quand nous sommes rentrés, les Allemands l’ont fait transporter dans une des niches de la prison. Le malheureux, qui ne peut se tenir debout, aura à peine la place de rester allongé par terre, tant c’est exigu, en longueur et en largeur. Pain et eau, une soupe tous les quatre jours. C’est le régime...

Naturellement, se trouver à 30 kilomètres de lignes de chemin de fer a fait naitre chez plusieurs une violente tentation de s’évader. Une trentaine, deux par deux, ont déjà essayé depuis notre arrivée ici. Tous ont été repris et cruellement punis. La plupart, sans cartes, ni renseignemens suffisans sur la région, se sont perdus dans les forêts inextricables, dans les marécages. Deux sont revenus après d’extraordinaires difficultés dans les lignes de tranchées allemandes, et, une nuit, sous le feu des troupes, ont été capturés dans la dernière tranchée avancée. Deux autres, partis après un intense bombardement entendu vers Dunabourg (Dvinsk en russe) sont restés trois semaines dehors, espérant une avance russe. Cachés à la lisière d’une impénétrable forêt de hauts sapins, ils ont vécu en sauvages. Dans des tranchées russes abandonnées ils ont péché la grenouille. Puis leur provision d’allumettes s’est épuisée, la pluie est venue, ils ont perdu espoir, le cafard les a ramenés vers nous et, un beau soir, ils sont rentrés, au nez des sentinelles.

Pour tous, c’est le poteau et la prison pendant vingt et un jours. Le poteau, ici, est un affreux supplice. Les bras sont ramenés derrière le dos, puis, avec une corde, attachés plus haut que la tête au sommet du poteau. Le corps, penché en avant, pèse ainsi de tout son poids sur les bras retournés ; les pieds, liés aussi, touchent à peine terre. Généralement, le malheureux, au bout d’une heure et demie à deux heures de cette véritable mise en croix, s’évanouit.

Pendant la période des pluies diluviennes, deux d’entre nous, ainsi martyrisés, n’ont repris connaissance qu’au bout de deux heures... pour aller en prison.

Pour ces occasions, nous sommes tous enfermés dans le baraquement. Par les fentes des planches nous suivons le drame, et il faut rester muets, car les sentinelles veillent.

Deux de nos camarades sont devenus fous. Le premier est tombé dans l’insensibilité et l’inconscience absolues ; rien ne peut le tirer de sa léthargie : il est à l’hôpital. L’autre, un homme de quarante ans, voit sombrer sa raison de jour en jour, et, ce qui est le plus douloureux, suit les progrès du mal. Il est avocat ; par momens, il cause et discute en homme instruit et bien disant, puis il saute dans les plus folles extravagances, se répand en longs discours de démence. Je le revois, grand et maigre, avec son binocle au bout du nez : les sentinelles se font de lui un jouet et le harcèlent sans cesse : « Advokate, advokate ! » Il est atteint du délire de la persécution, et hanté par le désir de posséder une paillasse. Puis il a des crises de larmes lamentables. Ce matin enfin il a pu être envoyé à la visite et a été évacué.

Enfin, on vient de nous distribuer des couvertures, une par homme : elles sont si petites, qu’une fois pliées, on dirait une serviette de toilette ; si minces, qu’en s’y retournant, on passe au travers !

Nous travaillons maintenant, près de la gare, à un grand embranchement de chemin de fer, à doubles voies normales. Nos équipes sont directement commandées et surveillées par les officiers du génie eux-mêmes. Il faut piocher, charger et pousser des wagonnets, sans qu’il soit matériellement possible de souffler un instant. L’estomac vide, le cœur lourd, nous allons trébuchans, comme des spectres, au milieu des cris furieux et des coups. Tous les jours, maintenant que la chaleur est revenue écrasante, des syncopes se produisent parmi nous. Les officiers ont cru à des simulations, sont venus voir. Alors, c’est bien simple : puisque, trop affaiblis, nous ne pouvons travailler assez vite, nous arriverons au travail une heure plus tôt le matin, et le soir rentrerons une heure plus tard.

Le baraquement étant à cinq kilomètres, nous avons réveil avant trois heures, afin d’arriver à quatre heures au chantier, que nous quittons le soir à sept heures pour rentrer, morts, vers neuf heures, pour le jus ; cinq heures de sommeil et treize heures de travail effectif ! Combien de temps supporterons-nous ce régime ?

27 juin. — Des paquets sont arrivés ; quelle joie ! et aussitôt quelle désillusion ! Chacun assiste au pillage de ses colis. Tout le linge de corps et les vêtemens, le tabac, le sucre, le chocolat nous sont enlevés sous nos yeux. Le pain est moisi et toutes les boites de conserves, sans exception, éventrées à Munster, lors d’une première visite, sont gâtées. Avoir tant espéré manger et trouver cette pourriture infecte ! Cette fois, il y a de silencieuses larmes de rage. Quelques-uns pourtant ne se sont pas laissé rebuter : une faim sans pitié les a poussés à manger quand même ; tous ont été horriblement malades...

Nous devons nous interdire de penser : l’essentiel est de vivre, de tirer sa journée, de tenir, puis de recommencer le lendemain, sans songer à rien. Tout cela finira bien un jour, mais quand cela finira-t-il ?...


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